Fiche du tome : Obscurités

Tome 9, Obscurités, Cycle de Shaedra —version du 23/05/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra

Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.

Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).

Titre original : Oscuridades (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.

Projet commencé en 2012.

Tomes du Cycle de Shaedra

  1. La flamme d’Ato
  2. L’éclair de la rage
  3. La musique du feu
  4. La porte des démons
  5. L’histoire de la dragonne orpheline
  6. Comme le vent
  7. L’esprit Sans Nom
  8. Nuages de glace
  9. Obscurités
  10. au prochain numéro…

Lueurs aveugles

La brise agitait doucement la cime des arbres. Un arôme de vieil été flottait dans l’air chaud. Et l’on entendait les lointains aboiements de chiens mêlés aux coups de faux. Sous les rayons brûlants du soleil, je continuais à travailler auprès de mes trois frères et, tout en fauchant, nous chantions en chœur la longue ballade du Chevalier de Léthanan. À un moment, la voix d’Umthal partit dans les aigus et nous nous esclaffâmes tous.

— La prochaine fois que le barde passera dans le village, il va t’engager comme soprano ! —m’écriai-je, très amusé.

— J’aimerais bien, tiens —répliqua Umthal, en donnant un nouveau coup de faux au blé. La sueur brillait sur son jeune front.

— Bah ! —intervint Sarkménos, en ôtant un instant son chapeau pour essuyer son front trempé—. Moi, je n’aimerais pas du tout voyager de village en village. Ribok, tu me passes ton outre ? Il ne reste plus d’eau dans la mienne.

Je la détachai de ma ceinture et je la lui lançai en disant :

— Ne bois pas tout, hein ? Il nous reste bien encore deux heures de soleil.

— Ne t’inquiète pas —répondit Sarkménos.

Je roulai les yeux lorsque je le vis boire deux longues gorgées et, voyant qu’il était sur le point d’en prendre une troisième, je lâchai ma faux et je me précipitai sur lui.

— Espèce de gredin !

Nous roulâmes à terre, nous chamaillant comme deux joyeux chiots.

— Je n’ai pas tout bu ! —se défendit mon frère, en riant.

— Ben, voyons ! —répliquai-je. Des rires résonnèrent. Et alors je sentis un élancement dans mon ventre et le monde s’effondra autour de moi. Le soleil et le chant des oiseaux disparurent, remplacés par un cri et une lumière trouble.

Non, me dis-je, atterré. Je sombrais de nouveau dans le même cauchemar. Tout oscillait. Le bois craquait. Et mon corps s’engourdissait, presque comme s’il n’existait pas et, brusquement, un éclair lancinant le traversait. Je ne savais pas combien duraient ces instants, mais je me sentais toujours soulagé lorsqu’une douleur plus aiguë venait me réveiller de nouveau.

En rêve, j’ouvris grand les yeux et je m’éveillai à la maison. Les oiseaux chantaient et l’été était de retour. Je souris en pensant que ce jour-là Leeresia reviendrait de la ville.

— Debout tout le monde ! —m’écriai-je, en me levant d’un bond.

Aussitôt, on entendit des grognements et des bâillements. Sarkménos se redressa et s’étira avant de s’habiller. Yloy plongea énergiquement la tête dans un seau d’eau. Une fois vêtus, Sarkménos et moi, nous prîmes Umthal chacun par un pied et nous commençâmes à le tirer en entonnant :

Allez, sors de ton sommeil,
Car déjà point le soleil !

Notre petit frère gronda et se redressa sur le lit :

— J’arrive !

Nous déjeunâmes avec notre père et, comme tous les jours, nous sortîmes alors que le soleil se levait à l’horizon.

J’avançais avec la faux et un sac sur le dos lorsque mon esprit sombra de nouveau. Que m’arrivait-il ?, me demandais-je, confus, tout en sentant qu’un corps à la fois lointain et mien se convulsait. Ces sauts entre la réalité et le cauchemar n’étaient pas logiques. Je ne parvenais même pas à savoir si toutes mes pensées étaient miennes. Et si certaines ne l’étaient pas, à qui pouvaient-elles bien appartenir ?

— Elle est réveillée —disait une voix—. Mais… elle divague.

— Tu as saisi quelque mot ? —demandait une autre voix, tandis qu’une main froide se posait sur mon front.

— Eh bien… je crois qu’elle a parlé de blé. Mais elle a dit des mots que je n’ai pas compris. Je crois… qu’elle parle en caeldrique.

Le silence retomba et je sentis une énergie m’examiner attentivement. C’était le sryho. Et celui qui m’examinait était Kwayat. Mais qui était Kwayat ?, demanda une voix agitée dans un coin de mon esprit.

— En caeldrique ? —Le contact froid sur mon front disparut et j’entendis un soupir—. Au moins, on dirait qu’elle ne perd pas le contrôle de la Sréda. Va te reposer, Spaw. Et avant, dis à son frère et à sa sœur qu’elle va mieux.

— Kwayat… —hésita l’autre voix— elle va vraiment mieux ?

Un autre silence. Et un long soupir.

— Espérons que nous arriverons rapidement à Mirléria —décréta Spaw. Je perçus une pointe de préoccupation dans sa voix.

On entendit des pas s’approcher. Quelqu’un me prit la main un bref instant comme pour me saluer, avant de s’en aller d’un pas fatigué.

— Shaedra.

Lorsque j’entendis mon nom, une cascade d’images inonda mon esprit. Shaedra, me répétai-je mentalement. Je déviai légèrement la tête pour poser les yeux sur le regard bleu de mon instructeur. Celui-ci, en remarquant mon mouvement, se précipita auprès du lit.

— Shaedra ? Comment te sens-tu ?

Je clignai des paupières. Le visage de Kwayat reflétait une agitation inhabituelle.

— Le trait d’arbalète —murmurai-je en me souvenant. Ceci avait été réel. Ce n’avait pas été un cauchemar. Je n’étais pas Ribok. Je soupirai, soulagée, en comprenant enfin la clé de toute ma confusion. Et alors, une vague d’espoir m’envahit—. Je suis vivante —dis-je d’une voix tremblante.

J’entendis des pas précipités et je vis apparaître Spaw dans la cabine. Ses cheveux violets tombaient, lisses et droits, autour de son visage.

— Elle est consciente ? —demanda-t-il, tout en s’approchant. Ses yeux noirs brillaient, inquiets.

— Bonjour… Spaw —répondis-je dans un murmure épuisé.

J’entendis leurs soupirs de soulagement.

— Repose-toi, petite démone —murmura Spaw. Son visage sombre s’illumina d’un franc sourire—. Que la Cinquième Sphère veille sur toi…

1 Liens et flammes

1 Lilirays

C’est à peine si je me rendis compte que nous avions débarqué à Mirléria. Dans un coin de ma tête, je me demandais ce qui s’était passé à l’Île Boiteuse. Et j’aurais aimé connaître la réponse, mais, les rares fois où je me réveillais et où j’avais la force de poser une question, Kwayat ou Spaw me répondaient invariablement : “Ne te préoccupe pas, tout s’est bien terminé et nous sommes tous sains et saufs.” De toute façon, vu mon état, je n’aurais pas été capable de prêter attention à une plus longue explication.

Par contre, lorsque je demandai des nouvelles de Syu et de Frundis, ils se consultèrent du regard et, après un bref conciliabule, ils laissèrent entrer Syu dans la cabine. Le singe gawalt se précipita sur mon lit.

« Shaedra ! », s’exclama-t-il.

« Syu », dis-je, émue de le voir.

Arrivé à quelques centimètres de distance, le gawalt s’approcha avec précaution comme s’il craignait qu’une soudaine crise de douleur ne me fasse m’évanouir.

« C’est curieux, mais, lorsque tu es morte, j’ai ressenti la même chose que lorsque j’ai changé de vie la première fois. », m’informa-t-il, mal à l’aise, en faisant sûrement référence au jour où il avait traversé le monolithe pour se retrouver à Dathrun.

Je souris.

« Je ne suis pas encore morte, Syu », répliquai-je. « Je suis une terniane coriace. »

« Et une gawalt », approuva Syu. « J’avais bien dit à Frundis que nous ne te perdrions pas. Et, en général, j’ai de bonnes intuitions. »

J’arquai un sourcil, moqueuse. Mais je repris aussitôt une expression plus sérieuse.

« Syu, que s’est-il passé exactement sur l’île ? », demandai-je. « Aléria et Akyn, Murry et Laygra… » J’avalai avec difficulté. « J’espère qu’ils vont tous bien. Et je me demande ce qui est arrivé à Driikasinwat. C’était un véritable carnage », murmurai-je. Je me rappelais avec clarté les mineurs massacrant les occupants de la tour. J’essayai d’écarter ces images trop vives et j’ajoutai : « Combien de temps s’est écoulé depuis que cet orc… ? »

Je ne terminai pas la phrase, suffoquant sous une avalanche de sentiments.

« Le temps, je n’en ai aucune idée », reconnut le singe, méditatif. « Un certain nombre de jours. Nous sommes restés quelque temps sur l’île, puis nous sommes tous partis. Aléria et Akyn et notre famille sont sur le bateau. Aucun ne parle beaucoup. Ils viennent souvent te voir, mais normalement tu dors toujours. Comme un ours lébrin », plaisanta-t-il. « Quant à Driikasinwat… » Le singe se gratta la tête et haussa les épaules, laissant comprendre qu’il n’en savait rien.

« Je ne sais pas comment tout a bien pu s’arranger », méditai-je, en fermant les yeux. « Mais, pour le moment, cela me suffit de savoir que nous sommes tous sains et saufs. »

Syu se blottit près de moi. Il sentait le sel de la mer et je devinai qu’il s’était promené sur le pont.

À moitié endormie, je sentais la présence réconfortante de Kwayat, assis sur une chaise près de moi. Peu de temps s’écoula, je crois, avant que Spaw ne revienne avec Frundis. Le jeune templier sourit.

— Et voici le compositeur —déclara-t-il.

— Merci, Spaw —réussis-je à prononcer, profondément reconnaissante.

La bienvenue du bâton ne fut pas moins chaleureuse que celle du gawalt. Avec Frundis et Syu, il me serait plus facile d’empêcher les souvenirs de Jaïxel de venir obnubiler mon esprit, pensai-je avec espoir. Se pouvait-il que le phylactère se soit effiloché et soit sorti de sa cage ? Cependant… même si j’avais du mal à le reconnaître, j’étais presque sûre que c’était moi-même qui m’étais réfugiée instinctivement dans ces souvenirs joyeux pour fuir la réalité. Je frémis en comprenant que j’avais bien failli oublier ma véritable identité. Je finirais par être obligée de me rendre à Neermat pour que les Hullinrots réparent ma tête.

Peu à peu, la fatigue me vainquit et, bercée par la musique paisible de Frundis, je m’endormis.

Lorsque nous arrivâmes à Mirléria, ils me déplacèrent de telle sorte que toutes les douleurs se réveillèrent et c’est à peine si je remarquai que l’on m’emmenait sur un brancard. Le trajet fut long ou, du moins, il me le sembla. La ville résonnait de voix, cela sentait le sel, le poisson et une infinité de parfums étranges. La carriole cahotait et une voix féminine se plaignait, en grommelant, que ce n’était pas des conditions pour transporter une malade. Allongée sur le banc de la carriole, je m’efforçai d’ouvrir les yeux. Assis sur le banc opposé, se trouvaient Spaw et… Je sentis une bouffée de joie en voyant Aléria. Ce n’était pas la première fois que j’entendais sa voix pendant le voyage, m’aperçus-je, tandis que de frêles souvenirs ressurgissaient dans mon esprit.

L’elfe noire avait changé. Son visage s’était assombri et allongé, et ses yeux rouges, entourés de cernes, exprimaient une douleur sourde et profonde. Un instant, elle me rappela Kwayat.

— Shaedra ? —souffla l’elfe noire. Elle s’empressa de s’incliner vers moi—. Comment te sens-tu ?

Je souris légèrement.

— Comme un dragon —lui assurai-je faiblement.

Aléria roula les yeux, sans me croire, mais son expression se détendit.

— Où est Akyn ? —demandai-je, en essayant de garder les yeux ouverts.

Le visage de mon amie se rembrunit.

— Il est… dans l’autre carriole.

Je fronçai les sourcils.

— Il ne s’est pas remis —conclus-je tristement—. N’est-ce pas ?

L’elfe noire soupira.

— Je crois que personne ne s’est encore remis —répondit-elle après un bref silence.

Je la regardai un instant. Elle était perdue dans ses pensées. Quels terribles moments avait-elle pu vivre, emprisonnée sur l’Île Boiteuse ?, me demandai-je. Je frissonnai rien que de l’imaginer.

— Merci… de m’avoir guérie, Aléria —dis-je alors.

Je levai une main et, lentement, je la portai sur ma poitrine pour la remercier à la façon d’Ato. Une expression d’étonnement passa sur son visage. Puis elle fit une moue, en souriant.

— Ta sœur m’a aidée.

J’agrandis les yeux et je souris ouvertement.

— Je dois être sa première patiente saïjit… —présumai-je. La carriole fit une embardée et une vague de nausées, mélange de douleur et de fatigue, m’envahit. Je réussis juste à prononcer quelque mot sur les chevaux avant de me taire, oscillant entre l’inconscience et la réalité.

Plus tard, on me sortit de la carriole en essayant de bouger le moins possible mon torse. C’est alors seulement que je me rendis compte que j’avais oublié de demander où nous allions. Mais dès que je vis depuis mon brancard le palais bleu et ses tours scintillantes, je demeurai émerveillée et j’en oubliai presque que j’étais blessée.

Tandis que nous approchions de la porte du palais, je pus voir clairement mes compagnons. Murry et Spaw me portaient. Chayl, un bras bandé, avançait auprès de son cousin. Askaldo, le visage voilé, boitait de façon accusée, s’appuyant sur une béquille. Visiblement, je n’étais par la seule à avoir subi des blessures. Maoleth et Kwayat, par contre, semblaient indemnes. Quant à Akyn…

Je dus tourner légèrement la tête pour détailler l’elfe noir. Derrière sa longue chevelure noire et emmêlée, ses yeux rouges étaient éteints, indifférents à ce qui l’entourait. Malgré tout, il se tenait debout, pensai-je avec optimisme. Peut-être, comme moi, n’avait-il besoin que d’un peu plus de temps pour se rétablir.

Je cherchai alors du regard le corbeau, me demandant s’il avait pu suivre Akyn jusqu’à Mirléria… Et mes yeux tombèrent alors sur un petit humain aux yeux bleus. Il n’avait plus les cheveux argentés ; de fait, il était totalement chauve, mais je le reconnus : c’était Seyrum.

Skoyena le soutenait d’un bras pour l’aider à avancer. Malgré son état, l’alchimiste avait l’air tout à fait lucide. Il dut se rendre compte que je l’observais, car à cet instant il me regarda et il fronça légèrement les sourcils, avant qu’une soudaine conversation attire son attention : Kwayat et Askaldo parlaient avec un elfe noir aux cheveux gris qui venait de sortir pour nous recevoir.

À ce moment, des personnes vêtues élégamment se présentèrent et se chargèrent de nous guider à l’intérieur. Lorsque Spaw et Murry les suivirent, je luttai contre la nausée et je m’appliquai à admirer les hauts plafonds. Ils étaient magnifiques. Allongée comme je l’étais, j’avais une vue sans pareille. Les carreaux de faïence étincelaient doucement comme des miroirs marins, entourés de filigranes d’or et de figures qui représentaient des sirènes, des nymphes, des poissons, des héros mythologiques…

— Démons —souffla Murry, fasciné.

Spaw, qui était en tête du brancard, jeta un coup d’œil en arrière et sourit.

— Impressionnant, hein ?

— Tu étais déjà venu ici ? —demanda mon frère tandis qu’ils avançaient.

— Non —avoua le templier—. Mais j’avais déjà entendu parler de ce palais. Une véritable œuvre d’art.

— Il a plus de deux mille ans —intervint soudain une voix sereine—. Et c’est à peine si l’on a dû le restaurer.

Je tournai la tête. Près d’un balcon interne à environ deux mètres du sol, venait de surgir l’élégante silhouette d’un jeune faïngal. Ses cheveux blonds tombaient en cascade sur ses petites épaules. Il sauta avec agilité sur le rebord du balcon et se laissa glisser jusqu’au sol le long d’une fine corde transparente comme la pluie.

— Bonjour —dit-il, en s’inclinant devant notre cortège—. Je suis Akshil Lilirays —ajouta-t-il, en souriant—. Bienvenus au Palais de l’Eau.

Tous les démons répondirent à son salut comme ils purent : Chayl et Askaldo levèrent leurs mains libres vers leurs épaules, esquissant une révérence élégante tout en prononçant des mots de remerciement ; Spaw se contenta d’un geste de la tête ; Skoyena, en tant que démone de l’Eau, s’inclina profondément devant le Démon Majeur, mais proposa de nouveau rapidement son appui à un Seyrum vacillant.

— C’est un honneur de vous avoir parmi nous —disait Lilirays—. J’espère que vous resterez dans ma demeure tout le temps nécessaire pour soigner vos blessures. S’il vous plaît, que ceux qui veulent prendre le kawsari me suivent. Je sais qu’au Nord cette boisson n’est pas habituelle, mais par ici on en boit cinq fois par jour et je vous assure qu’il n’y a rien de meilleur que le kawsari après un long voyage. Vous amenez des blessés graves, à ce que je vois. Ma sœur les conduira aux chambres et nous nous occuperons d’eux. S’il vous plaît —répéta-t-il. Tandis que Maoleth, Kwayat, Askaldo et Chayl s’enfonçaient dans un couloir, le faïngal s’inclina de nouveau respectueusement vers nous. Son regard se posa sur Skoyena et il sourit.

— Skoyena Rifster —prononça-t-il—. C’est un honneur de vous recevoir chez moi. Cela fait longtemps que vous ne veniez pas sur le continent.

La felrin esquissa un sourire.

— Les temps changent —répliqua-t-elle simplement.

Le jeune Démon Majeur acquiesça, il se tourna et nos regards se croisèrent.

— Les temps changent, c’est certain —approuva-t-il, l’air méditatif—. Reposez-vous. J’espère que, dans quelques jours, la jeune terniane pourra s’unir à nous pour prendre le kawsari.

Je lui rendis un faible sourire et je répondis :

— Ce sera avec plaisir.

Lilirays inclina de nouveau la tête et partit. J’entendis alors une voix féminine douce et mélodieuse qui me rappela celle qu’avait employée Frundis à Sladeyr pour imiter la Fée Orpheline de la Mer.

— Suivez-moi, je vous prie —disait-elle—. Nous éviterons les étages supérieurs pour ne pas monter d’escaliers. Par ici.

Spaw et Murry se mirent en marche, ainsi que Laygra, Aléria, Akyn, Skoyena et Seyrum. Ce n’est que lorsque nous changeâmes de couloir que je réussis à voir la petite silhouette qui nous guidait. Même de dos, sa parenté avec Lilirays ne faisait pas de doute : sa longue chevelure blonde brillait comme un soleil chaque fois qu’elle passait près d’une fenêtre vitrée.

Fatiguée de faire des efforts pour observer ce qui se passait autour de moi, je refermai les yeux. Je sentais encore une douleur aiguë dans le dos. Je commençais presque à m’habituer. Comment Aléria avait-elle fait pour me retirer ce carreau d’arbalète ? Je blêmis. Il valait mieux ne jamais le lui demander.

En chemin, nous passâmes près d’une source d’où émanait le doux gazouillement d’une tresse d’eau cristalline. Frundis, attaché sur le dos de Murry, aurait certainement fait quelque commentaire élogieux, pensai-je, tandis que le murmure de l’eau s’éloignait. Nous parvînmes à une galerie et la sœur de Lilirays nous installa dans les chambres. Elle s’occupa d’abord de moi, et Spaw et Murry me déposèrent avec le plus grand soin sur un large lit aux draps très blancs. Malgré tout, le soudain mouvement réveilla la douleur de ma blessure et la chambre ensoleillée se transforma en une image trouble peuplée d’ombres. Avant de sombrer dans un profond sommeil, je sentis que Syu se blottissait contre moi pour me veiller.

Je ne sais pas combien de jours je continuai à délirer et à confondre les rêves et la réalité. Parfois, je dialoguais avec Aryès, parfois, avec Lénissu, d’autres fois, avec Dol et, tout en sachant dans un coin de mon esprit qu’il était impossible qu’ils soient à Mirléria, je demandais à Kwayat, à Aléria, à Spaw et à tous ceux qui venaient à mon chevet si mes rêves étaient réels. Un jour, je sentis en me réveillant que mon corps était en voie de guérison et reprenait de la vigueur. Frundis me chantait de longues ballades et, entre Syu, lui et moi, nous maintenions d’interminables conversations sur la musique, la vie et mille autres sujets. Mais ils ne pouvaient pas toujours me prêter attention, aussi, lorsque Frundis composait et que Syu partait se promener aux alentours, je passais mon temps à lire. Arfa, la sœur de Lilirays, avait à peine un an de plus que moi et, en voyant que je me remettais de ma blessure, elle me proposa toute une série de livres de la bibliothèque personnelle du Palais de l’Eau. De sorte que je me mis à dévorer des pages jusqu’à ce que mes paupières se ferment toutes seules.

Ainsi, j’appris toute l’histoire des Démons Majeurs de l’Eau. Je lus un livre sur la Guerre de la Perdition, dénomination que donnaient les démons au plus grand conflit qui ait jamais existé entre eux et les saïjits. Et je découvris l’existence d’un certain Aethlinris, le Roi Démon, qui avait été massacré par son peuple, une fois sa nature dévoilée. Lorsque je demandai à Arfa si elle avait des livres sur l’histoire récente des démons, elle m’apporta un volume.

— C’est le seul livre que nous avons —me dit-elle en s’approchant de mon lit. Ses yeux rosés brillèrent étrangement lorsqu’elle ajouta— : C’est mon père qui l’a écrit.

J’ouvris grand les yeux tandis qu’elle me le tendait. La couverture était en carton de damane, lisse et dure comme le métal. Gravées sur le dos, on pouvait lire des lettres dorées.

— Les esclaves de l’ombre —dit Arfa, en acquiesçant de la tête avec gravité—. C’est ainsi que se dénomment nombre d’entre nous qui sommes à présent obligés de cacher notre véritable nature. —Elle se mordit la lèvre, indécise, et ajouta— : Après des siècles de traque, mon père pensait que l’heure était venue d’en finir avec notre vie dans l’ombre. —Elle haussa les épaules et sourit, mais son sourire semblait forcé—. J’espère que la lecture te plaira. Mon père disait qu’il avait une plume de corbeau mouillé, mais… —elle secoua la tête, amusée— moi, j’ai toujours aimé ce livre.

— Alors je le lirai avec encore plus d’attention et de respect —lui assurai-je avec sincérité. Un instant, je pensai lui demander ce qui était arrivé à son père… mais je n’osai pas.

Arfa pencha la tête, l’air songeuse.

— Je peux te poser une question ? —me dit-elle.

Je haussai un sourcil ; allongée sur mon lit, je posai le livre à côté de moi et j’acquiesçai.

— Bien sûr.

La faïngal sembla méditer quelques instants, les mains jointes, puis elle demanda d’une voix timide et curieuse :

— Qu’as-tu ressenti lorsque tu t’es transformée en démon pour la première fois ?

Sa question me laissa sans voix. Arfa s’empourpra.

— Pardon, je ne voulais pas…

— Non —la coupai-je, en me reprenant rapidement—. La vérité, c’est que personne ne m’avait jamais demandé ça. Je suppose… —je haussai les épaules— je suppose que tu veux le savoir parce que, toi, tu as toujours été un démon, n’est-ce pas ? —Arfa acquiesça, en s’asseyant au bord du lit et je pris une mine pensive—. Je me souviens à peine de cette nuit-là —avouai-je.

Par contre, je me souvenais très bien de la honte que j’avais éprouvée d’avoir fait confiance à Zoria et Zalen… J’inspirai, mal à l’aise, en remarquant le regard inquisiteur d’Arfa, qui semblait détailler mon visage à la recherche de quelque réponse cachée.

— Ce que j’ai ressenti —dis-je— c’est une douleur aiguë, partout. Comme si mon jaïpu se cassait en mille morceaux. —La faïngal acquiesçait, très intéressée, et je me raclai la gorge—. Euh… Ensuite, j’ai senti comme si mon corps me brûlait de l’intérieur. Enfin, rien de très agréable —conclus-je.

Devinant sûrement que ces souvenirs m’étaient pénibles, Arfa se leva de nouveau.

— Je ne voulais pas être trop curieuse —m’assura-t-elle—. Seulement, c’est un sujet qui me fascine. La conversion des saïjits en démons alors qu’ils sont adultes ou presque —expliqua-t-elle—. Mais… bien sûr, jamais de la vie je ne ferais d’expériences comme celles que faisait Driikasinwat.

Ses paroles me stupéfièrent.

— Driikasinwat ? Tu veux dire… qu’il voulait transformer les saïjits en démons ? —Je soufflai, incrédule—. C’est pour ça qu’il capturait des alchimistes ?

Le visage d’Arfa s’était assombri.

— C’était une des raisons —acquiesça-t-elle, mal à l’aise—. Mais ses tentatives ont échoué. Pardon. Je ne voulais pas parler de ça. Je sais que tu as encore besoin de te reposer et le guérisseur m’a demandé de ne pas trop te parler.

— Attends une seconde —dis-je précipitamment en la voyant ouvrir la porte pour sortir—. S’il te plaît. Personne ne m’a encore rien expliqué sur ce qu’il s’est passé sur l’Île Boiteuse. Qu’est-il arrivé à Driikasinwat ? Où est-il ?

La faïngal ouvrit la bouche, puis la referma. Son expression me suffit pour connaître la vérité, mais la réponse ne m’en étonna pas moins :

— D’après Askaldo Ashbinkhaï, le Démon de l’Oracle s’est jeté par une des fenêtres de sa tour.

Je me souvenais encore de la haute tour noire de l’Île Boiteuse. Et il me fut facile d’imaginer le démon renégat se précipitant par une fenêtre… Je blêmis.

— Diantre. Mais il s’est suicidé ? —demandai-je, incrédule.

Arfa détourna le regard et soupira, comme pour me rappeler qu’elle n’était pas censée me parler de cela alors que j’étais encore en pleine convalescence. Elle haussa les épaules.

— Bon, ça, c’est la version d’Askaldo.

Ce qu’insinuait sa réplique me laissa pensive et, lorsqu’elle partit, je ne la retins pas, résolue cependant à demander à mes compagnons de me raconter toute l’histoire sans plus tergiverser. Je savais que les agents d’Ashbinkhaï avaient encouragé la rébellion de nombreux mineurs réduits en esclavage. Je me rappelais encore les cris d’Askaldo leur demandant de ne pas tuer tous les complices de Driikasinwat et Adorateurs de Numren. Alors, le sourire de cet horrible ternian qui sortait son poignard pour assassiner le fils d’Ashbinkhaï me revint à l’esprit… Je tressaillis et je posai mon regard sur Les esclaves de l’ombre.

Je saisis le livre et je l’ouvris avec précaution, en essayant de ne pas trop bouger. Je commençai à lire… et l’histoire me fascina aussitôt. Le début, écrit en vers d’une façon simple et rigoureuse, retranscrivait une curieuse conversation entre des arbres vivants qui poussaient, splendides, cherchant la lumière. Des siècles de paix s’écoulèrent jusqu’au jour où arrivèrent des « rafales d’acier » qui, bourreaux d’une paix millénaire, commencèrent à couper les arbres avec furie. Des arbres tombaient, d’autres s’enfonçaient dans la terre, terrifiés. Ils se transformèrent en arbustes, en ronces, en herbe puis en mousse, et, finalement, ils disparurent sous terre, fuyant les fils tranchants qui les menaçaient.

Adieu, monde heureux, monde de lumière !
Un monstre, le vent déchaîna sur ces terres
et désormais le ciel m’est interdit,
rien qu’ombre et racine, esclave je suis.

Le père de Lilirays expliquait ensuite les évènements du siècle dernier et du début des années 5600. Il imputait clairement les malheurs des communautés des démons à la médiocrité et à l’ignorance saïjit, mais aussi à la tendance infâme de nombreux démons à la haine et à la cruauté. Les histoires contées semblaient si vivantes que je pus me les représenter avec une netteté absolue. Et je vis presque de mes propres yeux la débandade des démons de Glace face à une attaque des chasseurs de démons des Hautes-Terres, en plein hiver, fuite durant laquelle beaucoup moururent de froid ; je contemplai l’assassinat par un démon de l’Obscurité de la plus grande chasseuse de démons de l’histoire, Miashi Ermakil ; et j’assistai à la réunion d’urgence de cinq des sept Démons Majeurs à Aefna, réunis après la terrible trahison d’un démon du Feu qui avait converti en kandak son Démon Majeur… Sans prétendre être objectif, l’ancien Démon Majeur de l’Eau racontait les scènes comme il les avait vécues : tel messager l’avait averti de tel évènement, il partait en urgence à cheval vers tel endroit pour une affaire importante… Ça, c’était vraiment raconter l’histoire, me dis-je, impressionnée.

Je lus durant toute l’après-midi. À un moment, je vis même que Zaïx était mentionné et je n’en croyais pas mes yeux lorsque j’appris que le Démon Enchaîné avait été un jour un grand ami d’Ashbinkhaï. L’auteur, cependant, faisait à peine allusion aux Chaînes d’Azbhel, se préoccupant davantage, en toute logique, de certains démons pirates de la Mer des Aiguilles. Surnommés les Passeurs de la Lumière, ces pirates n’attaquaient pas seulement des bateaux et des villages côtiers : ils utilisaient aussi leur Sréda pour se transformer et causer ainsi plus de terreur. “Ces assassins”, disait l’auteur , “massacrèrent le village d’Ildia près de la Sylve et, encore aujourd’hui, ils justifient leurs actes ignobles alléguant les maux causés par les saïjits à leurs aïeux. Pourvu que ces derniers n’apprennent jamais les atrocités que leurs descendants commettent en leur nom !”

La chambre commença à se peupler d’ombres et les rayons de feu du soleil couchant s’empourprèrent avant de s’éteindre peu à peu. Je laissai le livre près de moi avec mille noms et dates en tête et je tendis l’oreille vers les bruits du crépuscule. On entendait le chant des cigales et le murmure de l’eau d’une fontaine non loin de ma fenêtre. Une paix absolue régnait dans le Palais de l’Eau.

J’étais sur le point de m’endormir lorsque j’entendis le bruit de pas et de rires dans le couloir. Quelqu’un poussa la porte et Spaw, Chayl et Maoleth apparurent.

— Comment va la princesse blessée ? —fit Maoleth, en s’approchant du lit, un plateau entre les mains. L’odeur de soupe et de pain tout juste sorti du four me parvint et j’ouvris de grands yeux avides.

— Je serais capable de manger des vers de terre —répondis-je, en souriant. Je fis une grimace en me redressant sur le lit. Avant d’avaler ma première cuillerée, je demandai— : Comment s’est passée la journée ?

— Assez tranquillement —répondit Spaw, en s’asseyant sur une chaise et en jouant avec le bord de sa cape verte—. Lilirays nous a invités à une réunion de sa communauté et nous avons rencontré des gens des alentours. Ensuite je suis allé faire une promenade dans les magnifiques jardins du palais. Personnellement, ils me plaisent beaucoup plus que ces affreux buissons de la demeure d’Ashbinkhaï —observa-t-il, un sourire en coin.

— Pff —souffla Chayl, en roulant les yeux—. Ce n’est pas comparable. Les jardins de l’Eau sont plus délicats et somptueux, et ceux de l’Esprit montrent l’essence des choses.

Spaw lui jeta un regard éloquent pour lui faire comprendre qu’il n’était pas convaincu par ses explications.

— Pour changer de sujet —intervins-je—, j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est exactement passé sur l’Île Boiteuse. Comment tout s’est terminé ?

Je les observai avec curiosité en les voyant hésiter un instant. Spaw fut le premier à acquiescer résolument.

— Bon d’accord… —Et en voyant que l’elfe noir fronçait les sourcils, il ajouta— : Dire qu’elle est encore faible ne vaut plus comme excuse, Maoleth. Regarde-la : elle mange comme un nadre rouge —plaisanta-t-il et il insista plus sérieusement— : Racontons-lui ce qui s’est passé.

Maoleth arqua un sourcil et, finalement, il alla fermer la porte en silence, il approcha un banc du lit pour s’asseoir près de Chayl et il commença à parler.

— Bon, toi, continue à manger. Je ne sais pas pourquoi, ceci me rappelle le jour où nous nous sommes connus au Mausolée d’Akras —il sourit et se frotta le menton—. L’histoire est relativement courte. Comme tu le sais, je suis entré dans les tunnels avec Kwayat et Askaldo et celui-ci nous a alors expliqué son intention d’inciter les mineurs à se rebeller. Tout s’est bien passé et nous avons commencé à libérer les prisonniers, jusqu’au moment où nous avons perdu le contrôle sur les mineurs. Ils se sont mis à s’entretuer entre plusieurs bandes pour s’emparer de la mine et des pierres précieuses. Nous n’avons rien pu faire pour les raisonner —soupira-t-il.

Tandis qu’il relatait les faits, je l’écoutai avec attention. Une fois libérés, de nombreux mineurs avaient fui en débandade, en volant les bateaux de Driikasinwat. Maoleth évoqua à peine la mort du Démon de l’Oracle, arguant qu’il n’avait pas été témoin de la scène, mais qu’il avait entendu le dernier cri terrifiant du renégat lorsqu’il s’était précipité dans le vide.

— Avec Kwayat, je me suis occupé de libérer les prisonniers —dit-il—. Beaucoup venaient des Souterrains. La plupart étaient des ternians et des humains. —Face à mon expression surprise, il ajouta— : Apparemment, Driikasinwat avait de bonnes relations avec certains esclavagistes des Souterrains. D’après ce que j’ai compris, il trafiquait avec une importante tribu du nom de Mandelkinia. Driikasinwat recevait des esclaves et des faveurs en échange de pierres précieuses travaillées par des magaristes.

— Driikasinwat avait des celmistes sur l’île ? —m’étonnai-je.

— Trois —acquiesça Maoleth—. Deux étaient prisonniers et l’autre était la main droite de Driikasinwat. Ce n’était même pas un démon, c’était le chef d’un groupe sharbi qui se fait appeler les Adorateurs de Numren. Je parle de lui au passé, mais, en réalité, j’ignore s’il est mort pendant le massacre —commenta-t-il sombrement—. Driikasinwat et lui avaient un objectif commun, en plus de celui de s’enrichir : trouver un moyen pour réveiller la Sréda des saïjits.

Ce que me disait Arfa était donc vrai, me dis-je en écarquillant les yeux. Driikasinwat voulait convertir les saïjits en démons…

— Un fou —grogna Chayl.

— Sans aucun doute —approuva Maoleth—. Il a essayé de transformer les saïjits par tous les moyens possibles, avec des rituels de toutes sortes, des potions, des sortilèges… Selon Seyrum, il a d’abord essayé de transformer directement ses sbires, mais comme plusieurs d’entre eux sont morts, il a décidé de faire des expériences sur des prisonniers.

— Des prisonniers —répétai-je. Une idée me frappa alors avec la force d’une flèche—. Akyn… ?

Maoleth acquiesça.

— Et Aléria, entre autres.

Je posai la cuillère dans l’assiette, la main tremblante. Je comprenais maintenant pourquoi ils n’avaient pas voulu me raconter tout cela jusqu’alors. Penser qu’Akyn ou Aléria avaient été soumis aux expériences de ce dément m’horrifiait. Alors, je blêmis et je m’exclamai :

— Non ! —Je les observai tous les trois tour à tour, effarée—. Mais… Driikasinwat n’y est pas parvenu, n’est-ce pas ? Akyn n’est pas un démon… n’est-ce pas ?

Tous trois soufflèrent, déconcertés par une telle question, et firent non de la tête.

— Bien sûr que non —répondit Spaw—. Ce n’est pas du tout facile de convertir délibérément quelqu’un en démon. Et si Driikasinwat avait trouvé une formule qui fonctionne, je t’assure qu’Askaldo ne l’aurait pas défenest… Euh… Hum —il se racla la gorge, embarrassé en remarquant le regard foudroyant de Chayl—. Enfin tu sais. Il faisait simplement des expériences à l’aveuglette sans obtenir aucun résultat. Un amateur, comme dit Seyrum —fit-il, en souriant. Alors il fronça les sourcils—. Mais je suis sûr que tes amis d’Ato se remettront avec le temps. Aujourd’hui, je suis passé dans la chambre d’Akyn et il m’a semblé qu’il était plus éveillé. Il m’a même répondu quand je lui ai souhaité bonjour. Ça a l’air d’être quelqu’un de bien.

— C’est quelqu’un de bien —acquiesçai-je en me mordant la lèvre, tandis que je me souvenais avec nostalgie des années de snori.

— Bon ! —fit Maoleth en se redressant pour prendre le plateau—. Il faut penser que tout s’est bien terminé et que toutes les blessures guérissent avec le temps. Je voulais juste ajouter quelque chose, Shaedra… —L’elfe noir me regarda fixement pour s’assurer que je l’écoutais attentivement. Ses yeux rouges brillaient dans son visage presque noir—. Promets-moi que, même si Aléria et Akyn sont tes amis, tu ne leur révèleras jamais ce que tu es. Et à ton frère et ta sœur non plus. Je crois qu’ils ont gardé une très mauvaise impression des démons sur cette île. En particulier ton amie Aléria. Elle a un sacré caractère. Dès les premiers jours, elle a réussi à se faufiler dans la bibliothèque de Lilirays et, depuis, elle est convaincue que nous sommes des chasseurs de démons. Je ne te dis pas de lui faire croire cela… Mais, en tout cas, ne lui raconte surtout pas la vérité si tu ne veux pas lui attirer de problèmes.

J’écarquillai les yeux.

— Repose-toi —ajouta-t-il doucement. Et sans attendre de réponse, il me tourna le dos et sortit avec le plateau.

Le dédrin se leva.

— Comment va ton bras, Chayl ? —lui demandai-je, tandis que celui-ci remettait le banc à sa place d’une seule main.

Le jeune démon jeta un coup d’œil sur son bras tenu en écharpe et soupira.

— D’après le guérisseur, il enlèvera ton bandage bien avant mon attelle —répondit-il—. Et tout ça parce que je suis tombé sur un orc.

Je souris.

— Comme moi.

Lorsque le dédrin fut parti, le silence tomba. Spaw semblait plongé dans ses pensées et je le laissai méditer pour m’allonger de nouveau prudemment sur le lit. Au bout d’un moment, l’humain dit sur un ton grave :

— Tu sais, Shaedra, je crois que cette fois, sur l’Île Boiteuse… j’ai failli à ma tâche. —Il secoua la tête, les sourcils froncés—. Et j’ai failli à la promesse que j’ai faite à Zaïx. Je suis horrible, comme protecteur —conclut-il, en se levant.

— Ridicule —affirmai-je—. Tu ne peux pas sauver quelqu’un qui cherche toujours les ennuis et qui a la malchance de tomber sur des orcs furibonds —plaisantai-je.

Mais le démon ne semblait pas m’écouter.

— J’ai failli à ma tâche, parce que je me suis fait capturer comme un lapin. Et je jure que cela n’arrivera plus —déclara-t-il.

Après ces paroles, le templier me sourit légèrement, il effectua une salutation cordiale et il sortit de la chambre. Surprise, je restai les yeux fixés sur la porte fermée quelques instants. Je n’arrivais pas encore à très bien comprendre la culture des démons et leurs promesses, soupirai-je. Soudain, je sentis la fatigue tomber sur moi comme un coup de gourdin et, posant de nouveau ma tête sur l’oreiller, je sombrai dans un profond sommeil.

2 La course de quadriges

Une semaine de plus s’écoula avant que je ne sorte enfin du lit ; j’en avais plus qu’assez de ma blessure. J’avais l’impression d’avoir lu toute la bibliothèque de l’Eau et d’avoir dormi autant qu’un ours lébrin. Lorsque je commençai à me promener dans les galeries et les jardins, je fus de nouveau émerveillée par le palais. Il n’était pas très grand ; en fait, au loin, on voyait des demeures et des palais beaucoup plus imposants, mais tout, ici, s’insérait avec harmonie et il régnait une paix presque irréelle.

Pendant mes courtes promenades, parfois Spaw m’accompagnait, d’autres fois c’était Laygra, ou Murry, ou encore Aléria et Akyn. Nous nous asseyions souvent sur un banc à l’ombre d’un arbre et nous parlions longuement ou nous nous reposions dans cet havre de paix. À Mirléria, l’hiver semblait s’être achevé et le printemps envahissait les jardins d’arômes et de couleurs. Même les oiseaux chantaient avec une joie renouvelée.

Un après-midi, Aléria me raconta tout ce qui lui était arrivé après son départ d’Ato avec Stalius et Akyn. Elle parla de ses raisons et de ses doutes et elle raconta comment ils avaient été attaqués par une peuplade d’orcs dans le Massif des Extrades. À ce qu’elle dit, j’en déduisis qu’ils étaient passés non loin du Donjon du Savoir, lieu extrêmement dangereux selon Lénissu. Après avoir franchi les Extrades, ils avaient suivi la côte, au nord de l’Archipel des Anarfes, et ils avaient traversé de nombreux villages côtiers de nurons et de bélarques qui se consacraient à la pêche. Finalement, ils avaient réussi à convaincre un nuron de les conduire à l’Île Boiteuse. Une fois là, son plan pour sauver Daïan avait échoué en quelques heures et ils avaient été capturés par les Adorateurs de Numren. Arrivée à ce point de son récit, Aléria éluda beaucoup de détails. Elle parla de son travail comme guérisseuse dans la mine, mais c’est à peine si elle mentionna les expériences de Driikasinwat qu’elle avait subies. Son visage se changea en un masque froid et, chaque fois qu’elle prononçait le mot « démon », elle le faisait avec un tel dédain et une telle haine que je tremblais instinctivement. Pour changer de sujet, je lui demandai des nouvelles de Stalius et je le regrettai : son expression s’assombrit encore davantage lorsqu’elle répondit qu’elle n’avait rien su de lui depuis qu’ils avaient été emprisonnés. Il était clair qu’elle ne pensait jamais le revoir.

Avec ces longues conversations, je commençai à me rendre compte combien mon amie avait changé. Ce n’était plus la lectrice snori innocente et rêveuse d’autrefois. Certes, avec le temps, la douleur qui brillait dans ses yeux s’atténuait peu à peu et elle riait plus souvent ; cependant, je voyais clairement que sa blessure était beaucoup plus profonde que la mienne. L’unique nouvelle capable d’alléger son mal avait été celle de sa mère. Lorsqu’elle avait appris que Daïan avait réussi à s’échapper de l’Île Boiteuse et que celle-ci avait cherché des mercenaires pour la libérer, elle était restée un moment muette de surprise et je m’étais réjouie de voir surgir une lueur d’espoir dans son regard. Je me demandai combien de temps elle mettrait à quitter en cachette le palais avec Akyn pour poursuivre son éternelle recherche…

Akyn semblait se remettre chaque jour un peu plus. Parfois, il se distrayait et demeurait le regard fixe sur quelque objet, l’air perdu ; et d’autres fois, lorsqu’il parlait, ses idées prenaient totalement la tangente des marais ; mais, globalement, il était de nouveau le même Akyn qu’avant et son moral paraissait même moins affecté que celui d’Aléria par tout ce qui s’était passé sur l’île. Malgré tout, lorsque nous l’interrogeâmes sur son emprisonnement, l’elfe noir devint comme fou et tout signe de lucidité disparut de son visage. Il passa ensuite plusieurs heures à secouer négativement la tête et à murmurer des mots inintelligibles. Atterrés par sa réaction, aucun de nous ne mentionna de nouveau le sujet. Je n’osai même pas lui poser de questions sur ce mystérieux corbeau qui m’avait sauvé la vie en attaquant Draven. Peut-être avait-il trouvé une issue et s’était-il envolé, oubliant son compagnon de cellule. Qui sait.

Bientôt, je mangeai avec tous les autres et, bien que, parfois, je sois encore prise de vertiges, le guérisseur m’enleva la bande en affirmant que la blessure était déjà refermée. Pendant les repas, Lilirays et Arfa nous accompagnaient toujours avec quelques parents proches et, habitués à éviter de parler de démons, ils animaient la table avec leurs conversations sur Mirléria, comme n’importe quel saïjit préoccupé par le prix du poisson, par les pirates, par le temps ou les invasions d’énarposias. Ainsi, j’appris, scandalisée, qu’à Mirléria, on faisait de véritables massacres d’énarposias chaque fois que celles-ci migraient de l’ouest vers la côte. Ces énormes et rondouillardes créatures ailées, pacifiques quoique gloutonnes et ennemies des agriculteurs, avaient toujours été des animaux sacrés en Ajensoldra et, Akyn comme moi, nous trouvions que c’était un crime horrible que de les tuer. Aléria, par contre, haussa les épaules.

— Les saïjits aussi doivent vivre —raisonna-t-elle—. Et si les énarposias ravagent leurs champs, cela se comprend qu’elles ne soient pas très aimées par ici. Par contre, je crois me rappeler avoir lu dans quelque livre qu’à Mirléria, les chevaux sont sacrés, n’est-ce pas ?

— Plus ou moins —acquiesça Lilirays, souriant—. De fait, si vous avez fait un tour en ville, vous devez avoir vu que les chevaux sont traités comme des rois. On dit qu’à Mirléria, seuls les bambins ne savent pas chevaucher.

— Permettez-moi d’en douter —répliqua Maoleth avec une moue—. Ce matin, un jeune homme nous a presque écrasés avec son cheval.

— Il y a des sauvages partout —sourit le Démon Majeur.

— Malheureusement oui. Et l’on dirait que les chiens aussi sont sacrés par ici —ajouta Maoleth. En entendant le miaulement grognon de Lieta, confortablement installée sur ses genoux, nous sourîmes tous.

Encouragée par le Démon majeur de l’Eau, j’avais pris l’habitude de leur raconter et de leur chanter des histoires durant le dîner. Arfa montra un vif intérêt pour tous les vieux contes que m’avait appris Frundis et, peut-être parce que c’était une passionnée de tout ce qui était ancien, elle s’enthousiasmait chaque fois qu’elle reconnaissait les paroles d’une chanson ou qu’elle écoutait une strophe inconnue au milieu d’une ballade célèbre. Elle me demanda même plusieurs fois de l’aider à retranscrire quelques œuvres musicales et je l’aidais toujours avec plaisir, ravie d’écouter les longues histoires pas toujours vraies qu’elle aussi me racontait sur les peuples démons, sur la Sylve ou les Villes Jumelles de Ied et Mayg.

La faïngale, plus posée que sa cousine Asbi, en apparence, était en réalité toujours occupée à mille tâches : comme son père, elle était une historienne consciencieuse, aimait la musique et jouait de plusieurs instruments avec une adresse impressionnante. En tant que bonne Mirlérienne, elle adorait monter son petit cheval alezan et elle sortait presque tous les matins en ville avec lui. À ce qu’elle dit, elle se rendait à une sorte de salon-parloir dénommé Le Carafon pour rencontrer ses amis saïjits. Parfois, je me demandais pourquoi tant de démons prenaient tant de risques à vivre au milieu de saïjits. Mais bien sûr, comme Zilacam Darys l’avait bien dit à Ombay, tous n’aimaient pas vivre dans des cavernes comme de perpétuels fugitifs.

Les jours passaient, je me rétablissais et, chaque matin, je sortais de ma chambre un peu plus fortifiée. Askaldo, qui s’était complètement remis et ne boitait plus, passait des heures dans les jardins, assis sur un banc face au laboratoire où s’était finalement enfermé Seyrum pour fabriquer la potion qui nous guérirait tous deux. D’après l’alchimiste, cette potion réclamait au moins deux semaines de labeur continu et il nous avait fait promettre à tous de ne le déranger sous aucun prétexte. Cette attente, cependant, semblait être une véritable torture pour l’elfocane. Après tout, cela faisait des années qu’il cherchait un moyen de se défaire de son masque cauchemardesque, et Seyrum était son dernier espoir. Et le mien.

De fait, ma mutation était toujours inchangée. Mes moments de cécité avaient disparu et ma Sréda semblait avoir récupéré un peu de stabilité d’après Kwayat et Maoleth, mais, à l’évidence, ma peau était toujours aussi attrape-couleurs qu’avant. De même que mon frère et ma sœur, Aléria et Akyn ne furent pas tout à fait satisfaits ni convaincus par mes explications sur le sujet, mais, même s’ils savaient maintenant avec une complète certitude que les démons existaient réellement sur la Terre Baie, ils étaient loin d’imaginer leur vieille amie se transformant en l’un de ces monstres aux yeux rouges et aux marques noires qui les avaient tant tourmentés sur l’île. Enfin, c’est ce que j’espérais, parce que, vu la haine viscérale que les démons inspiraient maintenant à Aléria, mieux valait pour moi qu’elle ne sache rien. J’en vins même à regretter de ne pas lui avoir raconté la vérité à Ato avant qu’elle ne parte à la recherche de sa mère ; peut-être alors aurait-elle compris qu’être un démon ne signifiait pas être un monstre comme Driikasinwat. Cependant, ce qui était fait était fait.

Le premier Javelot du printemps, je me réveillai en sursaut en entendant un vacarme inhabituel. Je me levai et j’enfilai rapidement une longue tunique blanche. La lumière de l’aube illuminait déjà toute la pièce.

« Grmml… », marmonna Syu, à moitié endormi. « Que se passe-t-il ? »

Je tendis l’oreille et j’arquai un sourcil, curieuse, en percevant plusieurs voix qui chantaient de façon cacophonique. Je saisis Frundis et je me précipitai hors de ma chambre, suivie de Syu.

« Shaedra, ne m’approche pas de ce chant infernal », protesta le bâton tandis que je me penchais à l’une des fenêtres de la galerie. « C’est destructeur pour l’inspiration. Bouah », grogna-t-il. « Toute la journée gâchée ! Je ne vais même pas être capable de composer une sonate. »

Je roulai les yeux et je souris. En bas, près de la chaussée qui bordait le palais, j’aperçus plusieurs jeunes, montant des chevaux. L’un jouait de la guitare pendant que les autres entonnaient des chansons paillardes sur le printemps et l’amour, interrompues par des éclats de rire et des commentaires burlesques. Ils n’avaient pas l’air d’être très sobres.

« Allons, Frundis », lui dis-je, railleuse. « Après tout, comme tu le dis souvent, la musique est libre. »

Frundis souffla.

« Ça, pour être libre, elle est libre. Ah ! On dirait qu’ils s’éloignent. »

Effectivement, les cavaliers s’éloignaient, sûrement à la recherche d’un autre palais pour continuer à chanter et à réveiller tout le monde. À ce moment, une porte s’ouvrit et un Spaw aux cheveux violets emmêlés et au visage ensommeillé apparut dans le couloir.

— C’est quoi toute cette folie ? —demanda-t-il, en clignant des paupières.

Je le contemplai avec un sourire amusé, tandis qu’il se frottait les joues pour se réveiller.

— C’est le printemps —répondis-je.

Le démon arqua un sourcil.

— Le printemps a une guitare et une voix aussi scandaleuse ?

J’éclatai de rire.

— On dirait Frundis ! —m’écriai-je.

Bientôt nos compagnons sortirent dans la galerie, en s’étirant. Je leur souhaitai à tous bonjour avec entrain, sentant que l’air printanier tonifiait mon enthousiasme. Au loin, on entendait des aboiements et de la musique : on aurait dit que tout Mirléria était déjà réveillée. Alors, par-dessus le bruissement de l’eau du palais, un rire résonna. C’était Arfa, qui apparut dans le couloir, vêtue d’une tunique colorée et d’une couronne de fleurs. Derrière elle, venait Lilirays, paré de vêtements non moins extravagants.

— Bonjour ! —nous dit celui-ci, le visage souriant et serein—. Comme vous savez, aujourd’hui est le Jour du Printemps et, puisque vous semblez tous rétablis, j’ai pensé que vous aimeriez venir avec nous en ville. Ce serait un plaisir et un honneur pour moi que vous m’accompagniez pendant les festivités.

Reprenant pour l’occasion un air solennel, Askaldo s’inclina dûment pour le remercier de son invitation et son horrible visage s’illumina d’un large sourire.

— Ce sera avec plaisir.

* * *

Deux heures plus tard, vêtus d’amples tuniques colorées et de couronnes de fleurs, nous descendîmes du grand carrosse de Lilirays et je contemplai, ébahie, l’énorme Place de Sil. Tout n’était que musique et agitation. Ici, se trouvaient des étales artisanaux, là, on vendait des boissons fraîches et, plus loin, un groupe de musiciens jouait une mélodie entraînante avec des trompettes, des guitares et des accordéons. Devant mes yeux, tournoyaient les couleurs, les rires et les chansons, les cris et les odeurs s’entremêlant confusément.

— Tu te sens bien ? —me demanda Spaw.

Je lui adressai une moue moqueuse pour toute réponse.

Essayant de ne pas nous perdre, Lilirays nous conduisit jusqu’à la porte d’un grand établissement qui portait le nom de La Camandreda. L’édifice, d’une couleur rougeâtre, était étrange ; en réalité, comme beaucoup de maisons à Mirléria. Plusieurs aiguilles dénivelées se dressaient sur des murs rebondis en forme de dômes qui se rejoignaient au sommet. Les terrasses étaient remplies de tables et de monde.

De tous mes compagnons, seuls Kwayat et Maoleth avaient décliné l’invitation de Lilirays pour l’accompagner en ville. Mon instructeur, toujours strict dans ses principes, m’avait clairement fait remarquer que fêter le printemps avec les saïjits lui semblait une action inutilement téméraire et même blâmable. Heureusement, il ne le dit pas devant Lilirays, sinon nous aurions tous rougi de honte. Quant à Maoleth, je supposai que son opinion, quoique plus modérée que celle de Kwayat, ne différait pas de beaucoup.

Ayant conscience que ses coutumes tolérantes étaient très différentes de celles d’autres démons, Lilirays avait opté pour la sage décision de passer outre et il s’était contenté de leur souhaiter à tous deux de passer une heureuse Journée de Printemps au Palais de l’Eau. Aussitôt, il s’était chargé de nous faire traverser la ville dans son grand carrosse jusqu’au centre des festivités.

Il faisait chaud à La Camandreda. D’après Lilirays, il s’agissait d’un salon-parloir connu dans toutes les Républiques du Feu, car il accaparait toujours les meilleurs musiciens et artistes de toutes les contrées environnantes. Tandis que nous avancions dans les salons à la recherche d’un endroit où nous asseoir, Syu s’éloigna pour fouiner et sa petite tête de singe disparut entre les poutres et les voilages.

« Ne te perds pas », lui recommandai-je.

« Ah ! Un gawalt ne se perd jamais », répliqua-t-il, moqueur.

Si certains comme Akyn, Laygra, Aléria et Chayl paraissaient enthousiastes et captivés par l’ambiance festive, Skoyena, Askaldo et Murry s’agitaient, nerveux. Avec un sourire, je pensai que la navigatrice devait être davantage habituée à parcourir le pont d’un bateau au milieu d’un équipage discipliné qu’à s’ouvrir un chemin dans une taverne où régnait un chaos d’habits luxueux et de bijoux chatoyants. Quant à Askaldo, il commençait à en avoir plus qu’assez de son épais voile, mais au moins cela lui permettait de passer inaperçu, puisqu’à Mirléria il était courant de porter des foulards de tout genre. Moi, je me réjouissais d’avoir pu m’en passer cette fois. En fait, Arfa m’avait proposé de m’enduire le visage de pigments blancs, étant donné que beaucoup de jeunes mirlériennes avaient coutume de le faire durant les jours de fête. Mais Askaldo, avec ses furoncles boursouflés, aurait attiré l’attention, et, de plus, comme l’avait bien fait remarquer Chayl en s’esclaffant, son cousin pouvait difficilement se faire passer pour une jeune fille.

— Oh, Manider Karskil ! —s’écria soudain Lilirays avec un grand sourire.

Un caïte rondouillard éclata d’un grand rire en le voyant.

— Bonjour, Lilirays, quelle joie de te voir ! Je me doutais que tu viendrais, mais, avec tout ce monde, ce n’est pas facile de distinguer le visage des amis, surtout avec ma vue déplorable —remarqua-t-il en riant. Vêtu d’une tunique d’un vert clair qui lui arrivait jusqu’aux talons, il appuyait ses deux grosses mains sur une ceinture qui avait tout l’air de valoir une fortune. Mon regard se posa un moment sur les nombreux colliers qui entouraient son large cou et je me surpris à essayer de les compter, tandis que les deux amis de stature si dissemblable se serraient la main et échangeaient de brefs commentaires.

— Je vais vous chercher une table ! —s’écria Manider—. Je crois que par là certaines sont encore inoccupées. Si vous étiez arrivés un peu plus tard, vous n’auriez pas trouvé de place —assura-t-il, tout en nous guidant—. Je ne sais pas si vous le savez, mais, aujourd’hui, Tilon Gelih en personne est parmi nous !

J’écarquillai les yeux et je ne pus l’éviter : je laissai échapper un gros rire, qui fut rapidement étouffé par le vacarme assourdissant qui régnait à La Camandreda.

« Frundis !, tu as entendu ? » Je secouai la tête, abasourdie. « Tilon Gelih est là ! »

« Si tu crois que j’ai oublié l’affront de ce rustre », soupira le bâton.

De fait, un an plus tôt, après l’avoir entendu jouer de la guitare à Aefna lors de l’inauguration du Tournoi, nous avions tenté de parler au célèbre musicien et je me rappelai encore comment ses serviteurs nous avaient éconduits sans égard.

« Nous ne le connaissons pas personnellement », observai-je. « Peut-être que si tu l’entends de nouveau jouer de la guitare, tu changeras d’avis. »

Le bâton souffla, dubitatif.

« C’était un bon musicien », reconnut-il. « Mais, moi, je n’oublie pas. »

Je roulai les yeux, amusée. Parfois, Frundis était aussi têtu que Wiguy.

— Ah ! —s’exclama Manider, tandis qu’il nous installait sur une terrasse—. Ici vous serez aux premières loges ! Vous avez une vue incroyable sur la place. On pourrait croire que je vous avais réservé la table. Comme ça, vous pourrez suivre la course de quadriges mieux que quiconque.

Tandis que Lilirays le remerciait, je me rendis compte que Manider Karskil n’était autre que le propriétaire de La Camandreda.

— Il va y avoir une course de quadriges ? —s’enquit Laygra, lorsque le caïte se fut éloigné pour accueillir d’autres clients prestigieux.

— Tous les ans, au printemps, pendant une semaine entière on organise des courses de chars —expliqua Arfa, émue—. L’année dernière, ça a été particulièrement palpitant. Il y a même eu des bagarres entre ceux qui avaient parié pour un candidat ou un autre. Finalement, c’est un ami à moi qui a gagné. Nandru Jelgon. C’était spectaculaire —affirma-t-elle.

Je haussai un sourcil, en l’écoutant narrer en détail la dernière course qui avait donné la victoire à ce fameux Nandru. Lorsqu’elle désigna les chevaux gagnants par leurs noms, je demeurai stupéfaite, et ma surprise augmenta lorsque je compris qu’à l’évidence Arfa connaissait tous les chevaux et candidats des courses. Finalement, lorsque Lilirays vit que sa sœur poursuivait son discours technique sans presque s’arrêter pour reprendre sa respiration, il intervint en levant l’index :

— Arfa, ma sœur, les courses commenceront seulement après manger. Nous aurons tout le temps de parler des chars et des chevaux plus tard —fit-il, en souriant—. Maintenant, dites-moi, que voulez-vous manger ?

Rarement je mangeai autant que ce midi. Entre les poissons, les bouillons et autres plats, je terminai si repue que Syu, revenant de ses explorations, se moqua ouvertement de moi. Lorsque je le surpris en train de voler un pain aux céréales sur la table, il m’adressa un sourire espiègle et me montra discrètement des friandises dissimulées sous sa cape verte. Avant de s’éloigner, il commenta :

« Ne dis rien à Laygra, hein ? »

« Ne t’inquiète pas », répondis-je en riant.

Peu après, je commençai à entendre une musique de guitare à l’intérieur de l’établissement. Pas de doute : c’était Tilon Gelih. Avec le brouhaha des voix sur la terrasse, il était difficile de l’entendre, mais j’observai, amusée, que Frundis s’efforçait discrètement d’écouter la musique. Lorsque la première chanson se termina, le bâton souffla.

« Bah, je dois reconnaître qu’il a du talent », commenta-t-il. On entendit des grelots tintinnabuler et il ajouta avec un petit rire : « Mais pas autant que moi ! »

Et il se mit à jouer de la guitare à une vitesse époustouflante et enivrante. Je levai les yeux au ciel, réprimant un éclat de rire. Ceci était plus que de la fierté gawalt !

Lorsque la course de quadriges commença, nous en étions encore au dessert et Arfa l’abandonna pour se précipiter vers la balustrade de la terrasse. Lilirays esquissa un sourire en voyant sa sœur si enthousiaste.

— Je vous recommande de vous rapprocher ou vous ne verrez rien —nous dit-il, tandis que les gens s’amassaient devant la balustrade des terrasses dans un tumulte de voix.

Nous suivîmes son conseil et je contemplai alors la Place de Sil. Les étales avaient disparu et maintenant on voyait clairement le parcours, ainsi que les deux dizaines de participants, chacun monté sur son char de quatre chevaux.

La course fut, de fait, impressionnante. La Place se remplit brusquement d’un tonnerre de sabots et de poussière.

— Ils doivent avoir de bons guérisseurs d’animaux —médita ma sœur, près de moi.

Je devinai facilement la suite de ses pensées : elle se demandait s’il lui serait possible de trouver du travail comme guérisseuse à Mirléria. Et vu la quantité de chevaux et de chiens qui cohabitaient avec les saïjits dans cette ville, la réponse était assez évidente.

La première course se termina et on annonça une pause d’une demi-heure pour compter les points et relancer les paris.

— Ouah ! —s’exclama Arfa, en revenant près de nous—. Qu’est-ce que vous en dites ? —Tandis que nous haussions les épaules sans savoir quoi répondre, elle rajusta sa couronne de fleurs et annonça— : J’aimerais vous montrer Le Carafon et vous présenter des amis à moi. Est-ce que je peux emmener un moment tes invités, Akshil ? —demanda-t-elle à Lilirays, qui s’était rassis à table et causait tranquillement avec Askaldo.

Le faïngal sourit.

— Ce sont aussi tes invités, Arfa, bien sûr que tu peux les emmener s’ils sont d’accord. Mais ne les perds pas en chemin —ajouta-t-il, moqueur.

— J’essaierai —répliqua-t-elle et elle posa un baiser fugitif sur la joue de son frère avant de nous faire signe de la suivre.

Elle nous guida mon frère, ma sœur, Aléria, Akyn, Spaw et moi vers la sortie. Sa première intention était celle de nous faire visiter la ville, aussi, avant de nous rendre au salon-parloir du Carafon, nous passâmes par diverses rues, nous traversâmes plusieurs jardins et Arfa nous montra même le célèbre Palais du Vent, qui se dressait au centre de la ville, étrangement macabre et lugubre au milieu de tant de vie.

— On dit que c’est un palais ensorcelé —murmura Arfa, en regardant à travers la grille du jardin sinistre et abandonné—. Apparemment, la famille qui jadis vivait là a disparu du jour au lendemain et personne ne sait ce qui s’est passé. Et pas plus tard que l’année dernière, un garçon y est entré après avoir perdu un pari et il n’est jamais revenu.

Je sentis un frisson et Syu frémit. Les vieux murs grisâtres du mystérieux palais me parurent soudain plus sombres encore.

« Ta note macabre irait à merveille pour cet endroit, Frundis », observai-je. Le bâton, cependant, semblait plongé dans ses pensées.

Murry passa une main sur sa longue chevelure noire, pensif.

— Si c’est si dangereux, pourquoi personne ne l’a détruit ? —demanda-t-il.

— Hum, à l’évidence… —Le visage de la faïngal s’illumina d’un large sourire—. À l’évidence parce que ces mystères attirent les gens —répondit-elle—. Tu ne trouveras pas une ville sans un endroit lugubre. La Palais du Vent est célèbre et les gens viennent de loin pour le voir. Bon ! Je vous ai fait faire un détour, j’espère que vous ne ferez pas de cauchemars après cela. Venez, c’est par là que se trouve Le Carafon. C’est un salon-parloir de jeunes… —Elle hésita—. Je vous avertis, plusieurs de mes amis ne supportent pas les courses de quadriges et ils préfèrent pratiquer le lin-say, même le Jour du Printemps. C’est une sorte de combat corps à corps —expliqua-t-elle—. Ils sont un peu bizarres —avoua-t-elle—, mais ils sont sympathiques.

Spaw passa une main sur son menton pour cacher un sourire.

— Nous nous entendrons sûrement très bien —assura-t-il.

Je roulai les yeux, amusée, et nous nous éloignâmes. La faïngale ouvrait la marche laissant voltiger sa longue chevelure blonde, légère et vaporeuse sous la brise printanière.

Lorsque nous arrivâmes au Carafon, la première chose que je vis, c’est que l’édifice avait davantage l’aspect d’un entrepôt que d’un salon-parloir. Devant, je vis un groupe de cinq saïjits, vêtus d’amples tuniques, qui se concentraient à réaliser des mouvements réguliers et cadencés. Et finalement, lorsque je m’approchai, je vis un bélarque d’âge mûr, avec une longue tunique noire, qui guidait ses élèves avec calme et discipline.

Je sentis le temps s’arrêter d’un coup.

— Maître ! —m’exclamai-je, le souffle coupé.

Dinyu Fen Arbaldi se retourna, surpris… et, pendant un instant, il me regarda stupéfait. Puis il m’adressa un sourire blanc et sincère.

3 Le lin-say

— Dieux, Shaedra ! —s’exclama-t-il en souriant, s’approchant aussitôt—. C’est bien le dernier endroit où j’aurais pensé te rencontrer. Je croyais que tu étais revenue à Ato.

— C’est une joie de vous revoir —dis-je, émue, et je le saluai à la façon d’Ato, en joignant les mains devant moi—. Et, oui… je suis effectivement revenue à Ato. Mais pour ainsi dire je n’ai fait que passer parce que… Bon, j’ai dû… Vous comprenez. La vie et ses surprises.

Le maître Dinyu fit une moue, en souriant.

— Je comprends. —Il fronça alors les sourcils—. Mais… est-il possible que vous soyez vous aussi d’Ato ? —demanda-t-il, en s’adressant à Aléria et Akyn.

Même s’il ne les avait jamais eus comme élèves, il était impossible qu’il ne les ait vus de nombreuses fois. Mes amis s’inclinèrent respectueusement.

— Effectivement, maître. Je suis Aléria Miréglia, fille de Daïan Miréglia.

— Et moi, Akyn, fils de Tzirun Eiben —prononça le jeune elfe noir avec un sourire—. Tous deux, nous étions pagodistes à Ato. C’est un plaisir de vous revoir, maître Dinyu.

— Nous étions ? —répéta le maître Dinyu. Et alors son visage s’assombrit—. Je crois me souvenir de vos noms. C’est vous qui avez disparu d’Ato sans laisser de trace, n’est-ce pas ?

Aléria et Akyn s’agitèrent, mal à l’aise.

— C’est cela —acquiesça Akyn—. Nous sommes partis à la recherche de la mère d’Aléria, qui avait été capturée par les Adorateurs de…

— C’est incroyable ! —l’interrompit Arfa. Intentionnellement, soupçonnai-je—. Incroyable —répéta-t-elle—. Quelle coïncidence ! Alors, comme ça, vous avez été maître à Ato aussi et vous avez donné des leçons à Shaedra ?

L’interruption quelque peu forcée parut surprendre Dinyu, qui baissa son regard sur la faïngal, pensif.

— Eh bien, de fait, j’ai donné des leçons de har-kar à la Pagode Bleue, pendant un an.

J’observai la stupéfaction sur les visages de ses cinq élèves.

— Maître ! —dit l’un d’eux, un tiyan blond avec des mèches noires—. Vous ne nous l’aviez jamais dit.

— Non ? Eh bien, peut-être que non —admit-il tranquillement—. Mais, peut-être avais-je une bonne raison pour ne pas le dire —ajouta-t-il, en jetant un regard insistant à son élève. Celui-ci s’empourpra, mais soutint son regard.

— Vous ne croyez pas que le lin-say soit supérieur au har-kar ? —s’enquit-il.

Ses compagnons se redressèrent, comme s’ils défiaient le maître de dire du mal du lin-say. Moi, j’avais déjà entendu parler des querelles existantes entre les deux styles de combat, mais il m’avait toujours paru inconcevable que quelqu’un puisse donner de l’importance à quelque chose d’aussi absurde.

Les mains dans le dos, le maître Dinyu observa ses élèves durant quelques secondes et souffla, amusé.

— Ni le lin-say ni le har-kar ne sont supérieurs à l’autre, Namilissu —répondit-il en s’approchant de lui—. Dans un combat, la concentration est plus importante que le style.

Le maître Dinyu vit clairement l’expression sceptique du tiyan, mais il se contenta de lui donner quelques tapes sur l’épaule et il lui tourna le dos.

— Shaedra —dit-il—. Tout de suite, je n’ai pas beaucoup le temps de parler, je travaille, mais je serais ravi que tu viennes prendre le kawsari chez moi cet après-midi ou un de ces jours, à moins que tu ne sois pressée.

J’acquiesçai de la tête, souriante.

— Ce sera avec plaisir, maître Dinyu…

— Ne vous dérangez pas —fit Namilissu, crispé—. Je répèterai vos paroles à mon père. Et tant que vous n’admettrez pas que le lin-say, l’insigne de notre ville, est le meilleur style de combat corps à corps, ne me comptez plus parmi vos élèves et vous n’aurez plus l’appui du conseil —décréta-t-il.

Sur ce, il se retourna et s’engagea dans une rue, s’éloignant d’un pas ferme. Après avoir douté un instant, deux autres élèves se mirent à courir derrière lui, peut-être parce qu’ils partageaient son opinion ou parce qu’ils prétendaient le raisonner. Je secouai la tête, hallucinée par le comportement irrespectueux du tiyan.

— Par Ruyalé, quelle mouche les a piqués ? —demanda Akyn.

— Je ne savais pas qu’il y avait tant d’hostilité entre har-karistes et lin-says —commenta Laygra, surprise.

— Dieux —murmura Arfa.

Je soufflai, me rendant compte que nous avions gaffé.

— Maître Dinyu, nous ne prétendions vraiment pas discuter du har-kar…

Le bélarque roula les yeux.

— Cela n’a pas d’importance —assura-t-il—. De toutes façons, tous ne sont pas aussi catégoriques que Namilissu. Quoique ce soit un bon garçon. Ne vous tracassez pas —affirma-t-il, et il se tourna vers les deux élèves qui lui restaient et qui le regardaient sans savoir quoi faire—. Niurkol, Fargalde. La leçon est terminée pour aujourd’hui. Profitez des festivités et revenez demain.

Les deux élèves effectuèrent un salut.

— À demain, maître —dirent-ils, pour bien laisser comprendre qu’ils reviendraient.

Ils saluèrent Arfa, mais, avant qu’elle n’essaie de les retenir pour nous les présenter, ils partirent hâtivement, en murmurant entre eux.

— Euh… —dis-je, en les observant s’éloigner. Je me raclai la gorge—. Bon ! Maître Dinyu, je ne vous ai pas encore présenté mes compagnons. Voici Spaw ; elle, c’est Arfa…

— Nous nous connaissons —souligna la faïngal tandis que le maître Dinyu acquiesçait de la tête.

— Et voici mon frère, Murry, et ma sœur, Laygra —fis-je pour terminer.

— Ah, oui ! Vous venez de l’académie de Dathrun, n’est-ce pas ? —demanda Dinyu, intéressé.

Murry et Laygra sourirent jusqu’aux oreilles et acquiescèrent.

— Nous sommes diplômés —répondit mon frère.

Mon ancien maître se montra sincèrement impressionné et il se mit à leur poser des questions sur l’académie. Nous allâmes nous asseoir sur des bancs situés devant le salon-parloir tout en écoutant mon frère et ma sœur parler d’énergies asdroniques, de chevaux blessés et d’interminables devoirs qu’on infligeait constamment aux élèves de l’académie celmiste.

C’était curieux, mais j’étais vraiment heureuse de revoir le maître Dinyu, toujours aussi serein, avec son habituel sourire blanc. À un moment, il se mit à nous raconter ses premiers jours à Mirléria et ses impressions. Arfa ne put s’empêcher de rire lorsque le bélarque avoua qu’il avait été frappé par le nombre de palais… et de chevaux.

— Mon fils Relé n’a que quatre ans, mais il a déjà décidé qu’il serait cavalier quand il serait grand —dit le maître en souriant—. D’ailleurs, ma femme et lui sont en train d’assister aux courses. Je croyais, Arfa, que tu étais une grande amatrice.

— Amatrice ? —s’écria la faïngal, sur un ton offusqué—. Je suis plus qu’une amatrice, je suis une fanatique des courses. Mais je préfère y participer. De toutes façons, j’avais rendez-vous ici avec mes amis, mais je crois qu’ils doivent encore être à l’intérieur du Carafon. Eux, par contre, ils sont vraiment fous, à philosopher toute la journée. Je ne sais pas comment j’ai réussi à avoir autant d’amis qui n’aiment pas les chevaux —fit-elle avec un soupir théâtral—. Je vais voir ce qu’ils font. Venez si vous voulez. Comme ça, vu de l’extérieur, on dirait un entrepôt, mais vous verrez que, dedans, c’est un paysage de rêve. C’est Hijwira qui s’est chargée de le décorer.

Tous se levèrent pour la suivre et je décidai de m’attarder avec le maître Dinyu.

— Maître —dis-je, une fois seule avec lui—. À vrai dire, je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. Pourtant, je me rappelle maintenant que, le printemps dernier, vous m’aviez dit que vous vous rendriez à Mirléria.

— Tout à fait. Et, toi, tu m’avais dit que tu allais à Kaendra rejoindre Aryès et ton oncle.

J’acquiesçai de la tête, percevant son ton interrogatif.

— Et je les ai rejoints. Mais ensuite nous nous sommes séparés de nouveau —expliquai-je, pour simplifier.

Le maître Dinyu arqua un sourcil.

— Ton oncle persiste à vouloir récupérer son épée, n’est-ce pas ?

Je grimaçai.

— Oui —admis-je—. Et, cette fois, elle est aux mains des Ashar.

Il haussa les épaules, comme pour dire que Lénissu avait tout le droit de faire ce que bon lui semblait.

— Je me demande quelle est la nature exacte de cette relique —observa-t-il—. Mais tu peux être sûre que je n’ai pas l’intention de la lui voler —ajouta-t-il, amusé.

Je secouai la tête, en souriant.

— Alors, comme ça, vous enseignez le lin-say aux jeunes mirlériens ? —m’enquis-je, en changeant de sujet.

— Ah, oui. Il faut bien gagner sa vie d’une façon ou d’une autre. Mais j’avoue que contrairement à Ajensoldra où l’humilité est une vertu, ici, les jeunes ne l’apprécient pas autant. On dirait des paons. Pas tous, bien sûr. En tout cas, la discipline de fer des Pagodes est totalement absente.

Assurément, Namilissu n’était pas spécialement respectueux, pensai-je.

— Quelle est cette histoire de conseil ? —demandai-je enfin—. Vous croyez que Namilissu peut nuire à votre travail ? Il a l’air d’être le fils de quelqu’un d’important.

Le maître Dinyu sourit.

— Comme je le dis, ici, tous les jeunes semblent appartenir à une famille importante. Namilissu est le fils d’un des cinquante-deux conseillers de la Chambre de Commerce de Mirléria. Et Mirléria possède autant de Conseils que de palais. Ne te tracasse pas, dès que Namilissu se rendra compte qu’il n’y a pas de meilleur maître de lin-say dans toute la ville, il reviendra.

J’écoutai son ton faussement arrogant et je m’esclaffai.

— Vous ne seriez pas, vous aussi, en train d’oublier l’humilité, maître Dinyu ?

— Pas du tout —répliqua-t-il, amusé—. Mais plus sérieusement, je me demandais… puisque tu es passée par Ato, as-tu des nouvelles de tes compagnons har-karistes ?

— Bien sûr. Ils vont tous bien —répondis-je—. Sotkins et Zahg sont déjà cékals. Yeysa aussi… Et Laya, Galgarrios, Révis et Ozwil doivent être maintenant avec le maître Ew. Je ne l’ai jamais vu, mais on dit que c’est un très bon maître.

Dinyu avait soufflé.

— Le maître Ew ? —répéta-t-il—. Navon Ew Skalpaï ?

J’arquai les sourcils, curieuse.

— Vous le connaissez ?

— Bien sûr. Nous avons tous deux appris le har-kar à Kolria. Lui venait d’Ajensoldra, mais c’était le fils d’un représentant de Neiram en Iskamangra. Cela fait bien vingt ans que je ne l’ai pas vu. Mais j’ai entendu parler de ses exploits. Je crois que ce doit être le meilleur chasseur de vampires de toute la Terre Baie.

Je pâlis légèrement, espérant avec ferveur que Drakvian ne croise jamais le chemin de ce fameux Ew. À cet instant, des rires se firent entendre. Je tournai la tête pour voir les autres sortir du Carafon avec cinq amis d’Arfa.

— Bon —fit Dinyu, en se levant—. Puisque j’ai du temps libre, je vais revenir avec ma famille. Je vous souhaite à tous une bonne journée.

— Bonne journée, maître ! —lança l’une des amies d’Arfa.

Les autres lui firent écho. Je saluai Dinyu comme une bonne pagodiste et j’acceptai lorsqu’il m’invita à me rendre chez lui le prochain Griffe. En silence, je l’observai s’éloigner dans sa tunique noire en direction de la Place de Sil.

— On dirait un bon maître —me dit Murry.

— Il l’est —approuvai-je.

* * *

Le Jour du Printemps se termina par des feux artificiels absolument spectaculaires. Les pyrotechniciens avaient même utilisé des bateaux pour que les gens puissent assister confortablement au spectacle depuis le port et les plages alentour. Avec une telle mise en scène, l’un des bateaux finit par prendre feu et, quoique personne ne soit blessé, la petite embarcation fut réduite en cendres au milieu de la mer, distrayant l’attention de tous les spectateurs.

Lorsque nous revînmes au Palais de l’Eau, je commençais à être vraiment fatiguée et je me rendis compte que, si ma blessure s’était bien refermée, je n’avais pas encore récupéré toute ma vitalité. Aussi, je passai presque toute la journée suivante à dormir. Syu apparaissait à peine dans ma chambre, occupé comme il l’était à explorer le palais et à fouiner dans la cuisine. Frundis était étrangement silencieux et je supposai qu’il devait composer quelque chose.

Cette même nuit, sans grande surprise, je rêvai de Draven et de l’orc à l’arbalète. Une douleur assez ridicule comparée à celle que j’avais ressentie un mois auparavant me parcourut tout le corps lorsque l’orc lança le carreau. Mais je me retournais et je me précipitais sur lui, sautant comme une experte har-kariste… J’entendis un bruit étrange et je me réveillai, en sursaut. Je me redressai, sur le qui-vive, mais la chambre, doucement illuminée par la Gemme, était aussi silencieuse que d’habitude. Je secouai la tête. Je commençais à devenir paranoïaque, croyant qu’il y avait des orcs arbalétriers partout, pensai-je, en me moquant de moi. Alors, j’aperçus une ombre derrière la fenêtre. Je me laissai glisser au bas du lit, en essayant de ne pas écraser Syu, et je m’approchai prudemment, attrapant au passage le voile pour me couvrir le visage. Pouvait-il s’agir de quelque oiseau nocturne ?

J’entendis des coups frappés contre la vitre. Ce bruit était celui qui m’avait réveillée, compris-je. J’écartai les rideaux et je grimaçai de surprise. Ce tiyan blond aux mèches noires… Que diables faisait l’élève de Dinyu derrière ma fenêtre ?

Le tiyan me fit signe d’ouvrir et, considérant que je ne courais aucun risque, je réajustai mon voile, je tournai la poignée et j’ouvris la fenêtre.

— Que veux-tu ? —demandai-je, curieuse, tandis que celui-ci redressait la tête, en me regardant d’un air hautain.

— Je suis Namilissu Beyni —annonça-t-il.

— Enchantée —répondis-je, hésitante—. Euh… Oh. Moi, c’est Shaedra Ucrinalm Hareldyn, d’Ato.

— Un honneur. Je viens te parler… Shaedra. D’après ce que j’ai compris, tu étais élève de har-kar du maître Dinyu, n’est-ce pas ?

— Eh bien… Oui. C’est cela —affirmai-je, embarrassée par la situation insolite—. Que cherches-tu exactement, Namilissu Beyni ?

— Un duel —dit-il sur un ton catégorique et tranchant—. Un duel de lin-say contre har-kar. Je vous prouverai à toi et au maître Dinyu que le lin-say n’a pas d’égal. Le lin-say forme l’esprit, il enseigne ce qu’est l’honneur et le Bien. Le har-kar est un art vide en comparaison : il n’a pas d’idéaux. Je veux faire un duel —répéta-t-il.

Je le contemplais, abasourdie, tandis qu’il parlait. Un duel ? Je laissai échapper un bref éclat de rire.

— Mais… Tu n’as pas besoin de me prouver quoi que ce soit —lui assurai-je—. C’est ridicule. Moi, je suis har-kariste. Toi, tu es un lin-say. Et cela me semble parfait. Le maître Dinyu dit souvent que la variété est une bonne chose. Je suis sûre qu’il t’a aussi enseigné ses idées.

Le tiyan secoua la tête.

— Aucun maître de lin-say n’enseigne des idées : moi, j’ai déjà mes idéaux. Comme mon père en a et comme mes aïeux en avaient. Vous, les Ajensoldranais, vous avez toujours besoin qu’un maître vous enseigne à penser. Ça, oui, c’est vraiment ridicule —affirma-t-il. Il se mordit la lèvre et se racla la gorge, impatient— : Bon, alors, tu acceptes le duel ?

De toute ma vie, je ne m’étais jamais vue dans une situation aussi invraisemblable que celle-ci. Un lin-say venant me trouver dans ma chambre pour me provoquer en duel, juste pour démontrer qu’il défendait son art de combat…

— Tu es une lâche —fit Namilissu après un bref silence—. Les har-karistes sont des lâches. Parce qu’ils ont tout simplement peur de lutter contre les lin-says. Je dirai au maître Dinyu que ses élèves ajensoldranais ne savent pas défendre son honneur. Et je dirai aussi à tous mes amis de ne plus parler avec ton maître. J’avoue que je le respectais beaucoup. Mais je ne peux pas continuer à apprendre avec quelqu’un qui a été capable d’enseigner à des lâches…

Je sifflai entre mes dents, pour l’interrompre.

— Ça suffit. J’accepte le défi —déclarai-je.

Immédiatement, le visage du tiyan s’illumina d’un large sourire.

— Mais à une condition —ajoutai-je—. Si je gagne, tu reviendras avec le maître Dinyu et tu feras tout pour que ton maître vive dignement et soit respecté de tous.

Namilissu pencha la tête, surpris, mais il sourit aussitôt et approuva.

— D’accord. Moi, je ne pose pas de conditions, vu que je vais gagner, et je ne voudrais pas t’humilier davantage.

Je roulai les yeux et j’effectuai un geste de salutation.

— Le duel aura lieu demain —informa le lin-say, en répondant à mon salut—. À minuit, au Palais du Vent. Bonne nuit.

Il me tourna le dos et s’éloigna rapidement dans le jardin.

— Le Palais du Vent ? —murmurai-je, appréhensive. L’image de ce sinistre endroit me revint à l’esprit… Une légère brise entra dans la chambre. Je soupirai et je refermai la fenêtre. Pourquoi diables avais-je accepté ? Je marmonnai tout bas. Si le maître Dinyu apprenait que j’essayais de l’aider en faisant de stupides duels…

4 Les sorciers de brume

Je me réveillai lorsque les premiers rayons de soleil illuminaient la chambre. Pour la première fois, je me sentais prête à faire des pirouettes comme autrefois. Syu était parti se promener dans les jardins et, comme tous les matins, j’allais déjeuner avec les autres dans le vaste salon du palais. Nous plaisantions et bavardions tranquillement quand, soudain, des bruits de pas précipités se firent entendre et Askaldo apparut dans l’encadrure de la porte. Son visage abominable reflétait une profonde émotion.

— Seyrum a terminé la potion —annonça-t-il d’une voix tremblante—. Il l’a terminée —répéta-t-il—. Pourvu qu’elle fonctionne.

Nous demeurâmes tous interdits en le voyant aussi ému : jamais Askaldo n’avait montré aussi clairement qu’à cet instant à quel point il fondait tout son espoir sur l’alchimiste. Je souris largement, me rappelant soudain que cette potion allait aussi guérir ma mutation.

— Seyrum est efficace —approuva calmement Maoleth—. Quand pourrez-vous la boire ?

— Tout de suite —répondit-il, en fourrant les mains dans ses poches pour que l’on ne voie pas qu’elles tremblaient—. Seyrum veut que nous la prenions en même temps, Shaedra et moi…

À peine sa phrase terminée, l’elfocane nous tourna le dos pour sortir précipitamment dans le couloir. Je vis que Chayl esquissait un sourire moqueur, mais il s’abstint de tout commentaire mordant : après tout, il savait combien il était important pour son cousin de récupérer enfin sa physionomie d’autrefois. La potion… Si je cessais d’être une attrape-couleurs… Je me levai d’un bond. J’allais pouvoir retourner à Ato et reprendre ma vie habituelle ! Être cékal, travailler pour un maître et pour les citoyens d’Ato… Agitée, je me pressai de suivre l’elfocane dans le couloir.

— Laissez-les tranquilles —entendis-je Lilirays dire à l’intérieur de la pièce—. Ils n’ont pas besoin de spectateurs. Seyrum s’occupera d’eux.

Lorsque j’arrivai à l’angle du couloir, je compris que le Démon Majeur de l’Eau prétendait seulement éloigner mon frère et ma sœur et Aléria et Akyn au cas où nous nous transformerions en démon sans le vouloir durant le processus de guérison. Et si cela ne fonctionnait pas ?, me demandai-je, inquiète.

Je rattrapai Askaldo et nous arrivâmes ensemble devant la porte du laboratoire. Nous échangeâmes un rapide regard, appréhensifs. Il me semblait même entendre les battements accélérés de son cœur. Alors, l’elfocane inspira profondément et poussa le battant.

Nous trouvâmes l’alchimiste chauve assis devant une petite table avec deux flacons. Lorsque nous entrâmes, il laissa l’énorme volume qu’il lisait, il nous jeta un bref coup d’œil et se leva.

— Venez —dit-il.

Nous sortîmes du laboratoire vers une pièce contiguë fermée par une porte en bois massif. À l’intérieur, il n’y avait que deux fauteuils, situés au centre.

— Asseyez-vous. Je suppose que vous devez savoir que ces transformations sont parfois très brutales ; aussi, je vais vous attacher avec une corde pour que vous ne bougiez pas —expliqua-t-il—. Par précaution —ajouta-t-il en voyant que je le regardais, alarmée.

Nous nous assîmes et Seyrum s’employa à nous attacher promptement jusqu’à ce que nous ne puissions bouger ni bras ni jambes.

— Attendez ici —déclara-t-il—. Je reviens tout de suite.

Je roulai les yeux. Comment aurions-nous pu nous en aller, attachés comme nous l’étions ? Je tournai la tête vers Askaldo. L’elfocane, plongé dans ses pensées, ne tremblait plus, mais on voyait qu’il était profondément inquiet.

— Tu crois que c’est vraiment nécessaire de nous attacher ? —marmottai-je.

Il grimaça.

— Ce n’est pas exagéré —assura-t-il—. Peut-être qu’il ne se passera rien —admit-il—. Mais j’ai connu le cas d’une personne qui est devenue folle pendant le traitement de sa mutation. Et ses accès de folie ont duré des jours. Ces potions curatives sont réellement violentes.

Seyrum entra de nouveau dans la pièce avec deux grands verres remplis d’une substance blanche. On aurait dit du lait.

— Vu le contenu, cela doit avoir un goût de pur poison —commenta-t-il—. Mais, normalement, cela guérira la mutation.

— Les deux verres contiennent la même chose ? —demandai-je.

— Pas exactement. Mais les ingrédients principaux sont les mêmes —expliqua l’alchimiste.

— Ne te trompe pas de verre, hein ? —fit Askaldo, préoccupé.

Seyrum roula les yeux et s’approcha de lui.

— Bois d’un trait.

Il approcha le verre de ses lèvres et Askaldo avala tout. Un filet blanc coula sur son menton et tomba sur sa tunique verte.

— Bouah. Dégoûtant ! —marmonna-t-il.

Je fis une grimace de répulsion, m’imaginant le goût et, lorsque Seyrum s’approcha de moi, je paniquai. Et si tout tournait mal ? Cette question me martelait la tête sans répit.

— Courage —grogna l’alchimiste, en voyant mon agitation.

Je bus une gorgée. Je ne me souvenais pas d’avoir jamais bu un tel breuvage. Le liquide était franchement répugnant.

— Beurk… —grommelai-je après avoir vidé le verre jusqu’à la dernière goutte. Un violent frisson me parcourut, mais c’est à peine si je pus bouger avec les cordes qui m’immobilisaient.

— Exquis, n’est-ce pas ? —fit Askaldo.

— Diables ! La potion de Lu était sacrément meilleure —répliquai-je—. Sans parler de celle qui m’a transformée en démon.

L’alchimiste se contenta de froncer les sourcils, se souvenant sans doute de la scène à Dathrun avec un certain mécontentement. J’entendis soudain une lamentation gutturale.

— Oh… —Askaldo s’était tendu sur son siège, les yeux écarquillés. Il souffla—. Je commence déjà à sentir l’effet. Aaah…

Je le contemplai, atterrée.

— Maintenant, tout dépend de vous et de la potion —murmura Seyrum—. Bonne chance.

Il s’éloigna avec ses deux verres et, avant de fermer la porte épaisse, il nous jeta un dernier regard scrutateur. J’entendis ses pas s’éloigner dans le laboratoire. Immobile sur mon fauteuil, j’attendais les effets, un peu angoissée.

À peine quelques secondes plus tard, je sentis une vague de nausées s’emparer de moi. Elle se transforma rapidement en une bataille de flammes flamboyantes qui sillonnaient mon corps à la vitesse de l’éclair.

— Ma Sréda —hoquetai-je.

— Aaaarg…

Comme un écho, le gémissement de mon compagnon de tortures me répondit. Je fus parcourue de haut en bas par un éclair lancinant qui m’aurait propulsée hors de mon siège si je n’avais pas été aussi bien attachée.

— Il nous a empoisonnés ! —m’écriai-je, sentant la panique m’envahir.

— Non… non —bredouilla Askaldo, en fixant le mur d’en face, les yeux vitreux—. C’est… tout à fait normal.

Normal ?, me répétai-je, incrédule. La Sréda était totalement affolée. Seyrum savait-il vraiment ce que pouvait provoquer sa maudite potion ? Si j’en sortais vivante, même si c’était avec des furoncles, ce serait un miracle, me dis-je. Je me promis énergiquement que je ne toucherais plus une potion de ma vie. Spaw pouvait bien dire que mes connaissances sur les plantes me prédisposaient à l’alchimie, je ne toucherais plus jamais un seul flacon, décidai-je. Ma vue explosa brusquement et tout ne fut plus qu’une kyrielle de lumières de toutes les couleurs. C’était encore plus impressionnant que les feux d’artifice, pensai-je, tandis que je m’agrippai aux accoudoirs du fauteuil.

J’ignore combien de temps je restai assise là, à lutter pour que la Sréda ne me submerge pas. Je suivis comme je pus les conseils que m’avaient donnés Kwayat et Maoleth, mais je ne pouvais m’empêcher de me décourager en voyant que ces terribles secousses semblaient ne jamais vouloir cesser. Parfois la Sréda se calmait, puis elle ressurgissait du néant, sauvage et furieuse, avant de reprendre un état lisse qu’elle n’avait plus adopté depuis ma mutation. Chaque fois que survenait l’une de ces pauses, je soufflais exténuée, avec l’horrible sensation que ce supplice ne se terminerait jamais.

Après une longue crise, je rouvris les yeux, convaincue que, si la Sréda m’attaquait une nouvelle fois, j’allais commencer à perdre la raison. Je secouai la tête pour essayer d’éclaircir mon esprit et je m’arrêtai net en voyant mes mains blanches aux griffes sorties. Mon cœur se mit à battre la chamade. Mes mains !, pensai-je avec joie. Elles n’avaient plus la couleur de bois du fauteuil. J’entendis un souffle et je tournai la tête sur ma droite. Askaldo contemplait ses mains, encore plus blanches que les miennes. Les furoncles s’étaient effrités et les derniers résidus de son visage se désagrégeaient. Je le contemplai, moitié incrédule moitié émerveillée. Pour la première fois depuis que je le connaissais, le fils d’Ashbinkhaï avait retrouvé son aspect d’authentique elfocane.

Askaldo détourna son regard de ses mains régénérées et sourit, heureux. Sans doute parce que nous avions passé tant de temps assis sur ces sièges à souffrir ensemble, nous sentîmes soudain disparaître toute la tension et nous éclatâmes de rire.

— Mawer ! —s’écria l’elfocane, la voix tremblante—. C’est incroyable. Seyrum ! —rugit-il—. Je n’arrive pas encore à le croire —murmura-t-il—. Seyrum !

L’alchimiste ne tarda pas à réapparaître. Il nous observa prudemment depuis la porte. Askaldo grogna.

— Seyrum, détache-nous, s’il te plaît. Nous sommes guéris… Je suis guéri ! —s’écria-t-il soudain, euphorique.

Il s’esclaffa et je souris de le voir si content.

— Cela a marché —murmura l’alchimiste. On le voyait soulagé et, à son expression, je devinai qu’il n’avait pas été si sûr de l’effet de ses potions.

Tandis qu’il nous libérait de nos cordes, il nous avertit :

— Soyez à l’écoute de votre Sréda. Vous pourriez avoir une rechute. Pas au point de provoquer une mutation, je pense, mais soyez prudents —insista-t-il—. Et demandez immédiatement aux instructeurs qui vous accompagnent de vérifier la stabilité de la Sréda…

Askaldo lui donna une tape sur l’épaule, l’interrompant.

— Ne t’inquiète pas, Seyrum, je sens que ma Sréda se porte à merveille.

Il m’adressa un sourire radieux et il sortit par la porte qui donnait sur le laboratoire, en sifflotant. Je roulai les yeux et je m’empressai de le suivre. L’alchimiste fronçait les sourcils, se demandant sûrement si l’un de nous avait écouté attentivement ses paroles.

Lorsque nous sortîmes du laboratoire, nous rencontrâmes d’abord Chayl, Spaw, mon frère et ma sœur. Apparemment, le templier avait dû intervenir pour calmer Laygra et Murry. Askaldo leur adressa à tous un grand sourire avec son élégant visage lisse et sans défaut.

— Shaedra ! —s’exclama mon frère—. Je croyais que tu ne sortirais jamais !

Tandis que Murry me contemplait et constatait que ma peau avait retrouvé sa couleur normale, Laygra se précipita vers moi et me prit les mains. Ses yeux verts brillaient d’émotion, de même que les miens sans aucun doute. Je lui serrai les mains avec force.

— Tout est arrangé —déclarai-je, heureuse.

— Eh bien —commenta Spaw, en nous regardant tour à tour Askaldo et moi—. Intéressante transformation. Quoique… Sincèrement, je vais regretter l’Attrape-couleurs.

— Et le Furonculeux —ajouta Chayl, moqueur—. Maintenant, il va cesser de parcourir la Terre Baie à la recherche de remèdes. Mais je parie qu’Ademantina Darys dirait que tu n’as pas du tout changé depuis la dernière fois qu’elle t’a vu —ajouta-t-il, en adressant à son cousin un sourire goguenard.

L’elfocane blond souffla.

— Cousin, tu es capable de gâcher la joie de n’importe qui. Venez tous ! —fit-il, en donnant une légère bourrade à son cousin—. À ce que je vois, le soleil est encore au zénith et j’ai une faim de loup. Je vous invite à manger en ville !

Laygra et Murry échangèrent un sourire en voyant l’elfocane aussi enthousiaste. Dans la galerie, on entendait déjà les pas des autres qui s’approchaient rapidement, anxieux sans doute de voir si la potion avait fait effet. Un Syu empressé arriva près de moi, passant par l’une des fenêtres ouvertes. Il grimpa sur mon épaule, me toucha la joue avec un doigt comme pour vérifier qu’effectivement tout était arrangé, et alors il me demanda :

« Devine ce que j’ai fait ce matin ? »

J’arquai un sourcil en remarquant son agitation.

« Qu’as-tu fait ? »

« Je suis grimpé sur un palais rouge. Sur un de ses toits pentus. Et tu sais ce que j’ai vu ? »

Je haussai les épaules. Le gawalt tremblait d’émotion.

« Un cactus ? », fis-je, moqueuse.

Syu fit non de la tête.

« Un gawalt. »

Je restai interdite un instant, puis je soufflai.

« Ça alors. Et… il t’a parlé ? »

Syu me montra la typique grimace qu’il faisait lorsqu’il allait avouer une bêtise.

« Oui… Je crois qu’il m’a dit « Bonjour », mais… », fit-il en se raclant la gorge mentalement. « Je ne lui ai pas répondu. Je suis parti. C’est qu’il m’a pris par surprise ! », se défendit-il, et il soupira. « J’aurais dû être plus fin. En plus, d’après ce que tu m’as dit, à Mirléria, tout le monde est très poli. »

Il avait l’air honteux. Je secouai la tête, amusée, et je lui caressai affectueusement la tête.

« Allez, ne te tracasse pas. Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne s’inquiète pas de ce qu’il ne peut pas faire », citai-je. « Tu vas sûrement le retrouver. Et cette fois, tu le salueras à la manière d’Ato. Je suis sûre qu’il te pardonnera. »

Le singe gawalt roula les yeux.

« Ne te moque pas. » Il avança la lèvre inférieure, songeur, et déclara : « Je vais tout de suite le chercher pour m’excuser. »

Il sauta de mon épaule jusqu’au bord d’une fenêtre et disparut dans les jardins du palais. À cet instant, Aléria et Akyn me rejoignirent.

— Nous retrouvons enfin notre Shaedra de toujours ! —plaisanta Akyn. Ses yeux rouges souriaient, joyeux.

Nous nous mîmes en marche vers l’entrée du palais. Apparemment, Lilirays avait dû sortir pour régler quelque affaire ; Askaldo demanda donc à Arfa quelle taverne elle nous recommandait pour aller manger. Euphorique avec sa nouvelle apparence, l’elfocane cheminait à présent avec plus de prestance et plus d’assurance.

— Arfa —dis-je, alors que nous nous dirigions vers la ville, à pied—. Y a-t-il beaucoup de singes gawalts dans la zone ?

La faïngal rit.

— Il y en a plein ! Par ici, nous les appelons les singes voleurs. Ils ne sont pas sacrés, mais tout le monde les traitent comme s’ils étaient de petits rois, même s’ils n’arrêtent pas de chaparder. Il y a quelque mois, l’un d’eux m’a volé un collier de perles. Je crois même que certains voleurs les dressent pour cela. Bien sûr, dans mon cas, ce collier n’avait presque pas de valeur. Il devait s’agir d’un singe voleur amateur, probablement. Laisse-moi deviner, ton compagnon gawalt a rencontré l’un de ses congénères, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai et les yeux de Laygra s’illuminèrent.

— Il va sûrement enfin trouver son foyer dans cette ville —prononça-t-elle—. Ce n’est pas bon pour un singe de suivre les coutumes des saïjits.

D’habitude, j’aurais répliqué que Syu était différent, mais, à cet instant, je me demandais, un peu appréhensive, si ma sœur n’avait pas raison. En fin de compte, Syu aimait vivre tranquillement et plus d’une fois il m’avait avoué que le temps que nous avions passé au Sanctuaire avec la Fille-Dieu avait été la période la plus agréable de sa vie. La vie d’une terniane était-elle si incompatible avec celle d’un gawalt ?, me demandai-je, en me mordant la lèvre. Et si Syu décidait de fonder une nouvelle famille ? Je haussai les épaules. Alors, comme le disait souvent le maître Aynorin : “Que chacun fasse sa vie”.

La taverne où nous emmena Arfa était particulièrement bruyante, et j’étais sûre que, si Askaldo n’avait pas été aussi enthousiaste, il aurait considéré cet endroit comme tout à fait inconvenant. Le fils d’Ashbinkhaï nous étonna tous par sa bonne humeur : il commanda le menu en plaisantant avec le tavernier, il se mit à parler avec nos voisins de table sur les importations de sel des Villes Jumelles de Ied et Mayg, il loua le repas et donna même un pourboire de pas moins de trois kétales au serveur. Chayl hallucinait.

— Cousin, es-tu sûr que cette potion ne t’a pas troublé l’esprit ?

— Bah —répliqua celui-ci, en se levant—. Il faut vivre avec allégresse. Allez, venez, bientôt les courses de chevaux vont commencer.

Il s’éloigna, suivi d’Arfa et de Chayl. Spaw et moi, nous échangeâmes un regard railleur.

— Ces cousins… —plaisanta le templier.

— Moi, les courses de chevaux ne m’attirent pas beaucoup —commenta Murry—. Je crois que je vais retourner au palais.

— Tu ne sais pas ce que tu rates —sourit Laygra—. Shaedra, tu viens ?

— J’ai promis au maître Dinyu que je passerais le voir à trois heures —répondis-je—. Apparemment, c’est l’heure de prendre le kawsari.

Quant à Aléria et Akyn, ils n’avaient pas l’air non plus très enthousiastes à l’idée d’aller voir les courses de quadriges. Ma sœur soupira.

— Bah, tant pis pour vous !

Pendant qu’elle s’empressait de sortir de la taverne à la recherche d’Askaldo, de Chayl et Arfa, les autres, nous prîmes le chemin du retour vers le Palais de l’Eau. Plus nous nous éloignions de la Place de Sil et ses abords, plus les rues devenaient tranquilles et les musiques distantes. Nos pas résonnaient dans l’avenue pavée.

— Quand je pense que j’ai cru ne plus jamais écouter de musique de ma vie —murmura Akyn.

Le soleil illuminait son visage sombre d’elfe. Je souris légèrement et je le pris par le bras.

— La vie nous réserve des tas de surprises —fis-je—. Qui aurait dit, quand nous étions nérus, que nous serions un jour accueillis dans un magnifique palais de Mirléria par un élégant amphitryon ?

Aléria secoua la tête.

— Justement c’est une des choses qui m’étonnent le plus —avoua-t-elle. Ses yeux se portèrent tour à tour sur Murry et Spaw avant de se fixer dans les miens—. Jusqu’à présent, je n’ai presque pas posé de questions, parce que je me préoccupais davantage de savoir si Akyn et toi vous guérissiez. Mais cela me dérange de ne pas savoir qui est cet élégant amphitryon et ce n’est pas la seule chose qui me dérange. Qui est Lilirays ? Je sais que ce sont toutes des personnes bienveillantes qui nous ont sauvés de l’Île des Droskyns. Mais ne me prends pas pour une ingénue, Shaedra. Je crois que tu nous dois une explication à Akyn et à moi…

J’observai que le visage de Spaw s’était assombri. Toute la sérénité de ce bel après-midi venait de s’envoler. Je soupirai.

— Aléria… —prononçai-je avec difficulté—. Je… Tu sais bien que je ne suis pas douée pour les mensonges.

Mon amie souffla et secoua la tête.

— Je sais. Laisse tomber, ne me réponds pas si tu crois que nous ne méritons pas ta confiance, contrairement à Spaw et à ton frère.

J’écarquillai les yeux. C’était une attaque cruelle, me dis-je.

— Il ne s’agit pas de confiance —répliquai-je—. Tu sais très bien, Aléria, que j’ai pleinement confiance en toi. Et en Akyn.

— Qu’il soit clair que moi non plus je ne suis pas au courant de grand-chose —intervint Murry—. Mais la théorie d’Aléria selon laquelle Lilirays serait une sorte de chef de confrérie me paraît plausible. Tant que ce n’est pas une confrérie d’assassins…

— Non, ce n’est pas une confrérie d’assassins —lui assurai-je.

— Ah ! —s’exclama Akyn—. Alors, il s’agit bien d’une confrérie.

— Eh bien… Pas exactement.

— Un Ordre de quelque chose ? —insista Murry.

Je grognai. Et Aléria secoua lentement la tête.

— Cela a à voir avec ton oncle Lénissu, n’est-ce pas ?

Tendue comme je l’étais, la question me sembla si ridicule que je m’esclaffai.

— Lénissu ? Penses-tu.

Aléria et Akyn échangèrent un regard peu convaincu et je compris que, depuis que je leur avais raconté toute l’histoire de Lénissu dans les Souterrains, ils avaient pensé que Spaw, Lilirays et les autres démons étaient des Ombreux et des compagnons de mon oncle. Après tout, on disait que les kaprads des Ombreux étaient très riches et il n’était pas étonnant que le Nohistra de Mirléria ait un palais comme celui de Lilirays…

— Dans un livre, j’ai lu qu’autrefois beaucoup d’Ombreux étaient des chasseurs de démons —insinua Aléria—. Et sur l’Île Boiteuse, il y avait des démons, ou des Droskyns, comme on les appelle là-bas.

Je remarquai que Spaw fermait brièvement les yeux, l’air tourmenté.

— Par Nagray, Aléria, tous ceux qui tuent des démons ne sont pas des chasseurs de démons de profession —fis-je—. De toutes façons, je ne crois pas qu’il y ait suffisamment de démons dans la Terre Baie pour que quelqu’un puisse vivre comme chasseur de démons. Ils sont un peu comme les dragons, ils se cachent dans les montagnes ou dans les îles perdues dans les mers. Je ne sais pas, moi, mais cela ne vaut même pas la peine d’aller les chercher, à moins qu’ils capturent des gens innocents —observai-je, un sourire en coin—. Je connais Lilirays autant que vous. C’est un homme d’affaires. Ne vous inventez pas des histoires juste parce qu’il y a quelques détails que je ne peux pas vous expliquer —conclus-je.

Assez satisfaite de mon discours, je me sentis malgré tout un peu honteuse de tout ce chapelet de mensonges que je venais de proférer.

— Alors comme ça, Lilirays n’a rien à voir avec Lénissu —dit Akyn, sur un ton légèrement interrogatif.

Je fis non de la tête et je souris avec espièglerie.

— Pas que je sache —répondis-je—. Mais connaissant mon oncle, va savoir. On dirait qu’il connaît toute la Terre Baie.

On entendit soudain des cloches sonner et j’écarquillai les yeux.

— Trois heures ! —m’exclamai-je, atterrée. Je ne pensais pas qu’il était si tard…

Aléria, retrouvant sa bonne humeur, sourit, moqueuse.

— Je ne sais pas pourquoi, cela me rappelle quand nous étions snoris et que tu arrivais en retard en classe…

— Comme si j’arrivais tous les jours en retard ! —répliquai-je avec une moue—. Cela m’est arrivé une ou deux fois à peine. Bon, j’y vais, sinon je serai en retard.

— Tu es déjà en retard ! —me lança Murry, amusé, tandis que je m’élançai en courant vers une ruelle.

J’espérais ne pas me tromper de direction. Mais le fait est que je me perdis et je mis au moins vingt minutes à trouver la demeure du maître Dinyu. Lorsque j’arrivai, je trouvai le bélarque, Saylen et Relé assis à une table dans la cour de la maison. La femme de Dinyu, en me voyant, se leva d’un bond, posant ses mains sur les hanches.

— Impardonnable, ce retard —décréta-t-elle—. Tu as raté le moment de l’infusion de kawsari.

Me sentant coupable de mon comportement irrespectueux, j’effectuai une salutation plus profonde que d’habitude.

— Pardon, Saylen. Je ne voulais pas…

Un éclat de rire m’interrompit et elle me prit par le bras pour me guider jusqu’à la table.

— Franchement, les habitants d’Ato, vous êtes très spéciaux —fit-elle en riant—. Ici, à Mirléria, les gens arrivent en retard partout. Chaque fois que nous invitons un ami, il apparaît avec une heure de retard. Par ici on appelle cela l’heure de politesse. Tu vois combien les coutumes changent.

— Bonjour ! —fit Relé, en me souriant, lorsque je m’assis à côté de lui. Deux de ses dents de devant étaient tombées déjà.

— Eh bien ! —dis-je, amusée—. Tu as grandi comme une katipalka ! Bientôt tu vas être aussi grand que moi —plaisantai-je—. Je croyais que tu serais en train de voir courir les chevaux.

En entendant le mot « chevaux », l’enfant s’enflamma aussitôt et il se mit à raconter la course de la veille comme s’il s’était agi de quelque scène magique avec des chevaux ailés qui traversaient la place sans toucher le sol.

Le maître Dinyu, souriant, me servait une tasse de kawsari. Cette infusion de plantes si typique de Mirléria était un peu amère mais revitalisante ; même le guérisseur m’avait conseillé de boire du kawsari pendant ma convalescence.

— C’est un plaisir de te revoir, Shaedra. —Saylen me regardait avec une joie sincère—. Mon époux était un peu inquiet de ce qui avait pu t’arriver.

— Bah —relativisa Dinyu—. Un bon maître se préoccupe toujours un tant soit peu pour ses élèves.

— Comment vont les leçons de lin-say ? —demandai-je.

Saylen parut s’assombrir, mais le maître Dinyu découvrit ses dents blanches.

— Parfaitement. Mes élèves apprennent plus lentement que les pagodistes, parce qu’ils n’ont jamais appris aucun art de combat étant plus jeunes. Je dois leur enseigner les bases. C’est une expérience nouvelle. Et, comme je te le dis, tout un défi. Il y a beaucoup de jeunes convaincus qu’ils seront de grands lin-says s’ils s’entraînent deux heures par jour.

— Beaucoup de jeunes ? —répéta son épouse—. Tu as à peine sept élèves. Et il y en a trois qui sont partis…

Je grimaçai, comprenant que Namilissu, fidèle à ses paroles, n’était pas retourné aux leçons du maître Dinyu. Il était vraiment têtu… Et que se passerait-il si, cette nuit, je perdais pendant le duel ?, me demandai-je. Saylen, visiblement, semblait s’inquiéter du peu de succès de Dinyu pour attirer les jeunes désireux d’apprendre le lin-say…

— Je croyais qu’à Mirléria il y avait un grand engouement pour le lin-say —commentai-je—. Vous trouverez sûrement d’autres élèves, maître.

Le maître Dinyu acquiesçait et allait répondre quand Saylen grogna.

— Cela fait presque un an qu’il me dit la même chose. Mais, évidemment, même s’il est le meilleur maître de toute la ville, personne ne veut l’engager parce qu’ils croient que l’École Officielle de lin-say est meilleure et, comme il ne veut pas entrer dans cette École…

— Saylen —soupira Dinyu—. Ce n’est pas la peine de parler de ça maintenant. Parlons du printemps. Ou des chevaux. Ce sera beaucoup plus édifiant. Comment trouves-tu le kawsari, Shaedra ? Je suppose que ce n’est pas la première fois que tu y goûtes.

À partir de ce moment, nous commençâmes à parler de choses banales, nous plaisantâmes et rîmes et, finalement, je leur racontai un peu tout ce qui m’était arrivé dans les Souterrains. L’histoire de Kyissé intéressa vivement le maître Dinyu.

— Comme c’est étrange —dit-il—. J’ai entendu parler de cette légende. On dit que le château de Klanez est impossible à atteindre. J’ai aussi entendu des rumeurs qui assurent que les Klanez existent toujours.

J’ouvris grand les yeux.

— Vous voulez dire que vous avez entendu des rumeurs sur les grands-parents de Kyissé ?

— Bon, pas exactement —admit-il—. L’histoire remonte à un certain temps. Lorsque j’avais à peine une vingtaine d’années. Je me souviens que dans le village où je vivais, un jour, une vieille femme barde est venue ; elle disait qu’elle avait croisé en chemin deux Esprits Blancs. Au début tout le monde s’est moqué d’elle. Les Esprits Blancs, comme tu dois t’en douter, sont de simples inventions pour faire peur aux enfants. En Iskamangra, ils jouent un rôle semblable à celui du Masque à Ato —expliqua-t-il—. Enfin, je ne me rappelle pas très bien comment s’était répandue la rumeur selon laquelle un clan de sorciers de brume vivait dans la forêt de Pang.

— Des sorciers de brume ? —demandai-je, sans comprendre.

— Eh bien, en Iskamangra, ou du moins dans le royaume de Kolria, les sorciers de brume sont des aventuriers harmoniques qui profitent de leurs illusions pour voler ou tromper, selon les croyances. Ne m’as-tu pas dit que Kyissé a un don pour les harmonies ?

J’acquiesçai, méditative, quoiqu’un peu incrédule.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que ces sorciers de brume sont en réalité Nawmiria Klanez et Sib Euselys ?

Le maître Dinyu haussa les épaules.

— Selon la rumeur qui s’est alors propagée, ces sorciers de brumes étaient en réalité deux anges qui venaient des Souterrains —répondit-il—. Je me rappelle encore que toutes ces histoires avaient créé des polémiques dans le village. Et, plus tard, lorsque je suis parti à Alrevid étudier avec mon maître de har-kar, je me souviens que ma plus jeune sœur m’avait parlé de l’histoire du château de Klanez dans une de ses lettres, en faisant référence à ces sorciers de brume. —J’écarquillai les yeux, surprise. J’ignorais pourquoi, cela me surprenait que le maître Dinyu ait une ou plusieurs sœurs. Je mis quelques secondes à comprendre le véritable sens de ses paroles.

— Démons —soufflai-je—. S’il est vrai que les grands-parents de Kyissé vivent dans la forêt de Pang… —Je secouai la tête, sans pouvoir le croire—. Ce serait trop facile.

— Ce n’est probablement pas si facile —rétorqua-t-il—. Tout cela remonte à plus de vingt ans. Peut-être ces descendants de Klanez sont-ils partis ailleurs. Ou peut-être qu’ils sont morts.

Je soupirai.

— Vous avez raison. Mais, tout de même, je devrais rapidement quitter Mirléria pour avertir le capitaine Calbaderca…

— C’est une bonne décision —approuva Saylen—. Il ne faudrait pas que le pauvre dumblorien continue à errer en Ajensoldra. Au fait, Dinyu, tu ne m’avais jamais raconté cette histoire des sorciers de brume de Pang.

— C’est que je ne lui avais jamais accordé beaucoup d’importance —s’excusa Dinyu—. Les légendes des Souterrains ne m’ont jamais beaucoup passionné. Mais, visiblement, la légende de Klanez renferme plus de vérités que je ne pensais. Et j’ignorais totalement qu’elle était aussi connue dans les villes des Souterrains.

Le ciel commençait à s’obscurcir et une brise fraîche s’était levée. Relé frissonna et je ramassai sa cape qui était tombée pour lui couvrir les épaules. Mais l’enfant se leva brusquement en poussant un cri qui me laissa un moment stupéfaite. Il cria de nouveau, en signalant quelque chose et, alors, je compris.

— Syu ! —disait le petit garçon.

Le singe sauta d’un palmier de la cour et atterrit sur la table avec prestance. Je m’esclaffai.

— Ça alors, tu te souviens du gawalt —constatai-je. Et il avait été capable de le reconnaître, pensai-je, très étonnée.

« Bonjour, petit saïjit », le salua Syu.

— Bonjour —dit tranquillement Relé.

Tandis que l’enfant tendait la main vers le singe, un terrible soupçon m’assaillit. Se pouvait-il que… ? Non. C’était impensable. Pourtant, je n’avais perçu aucun flux énergétique de bréjique. Peut-être n’avais-je pas été suffisamment attentive. Peut-être était-ce une coïncidence. Ou peut-être que non. Mais j’avais l’étrange impression que Relé utilisait le kershi pour écouter le singe.

Après quelques commentaires sur Syu, Saylen se leva.

— Il se fait tard et bientôt la fête des masques va commencer sur la Place de Sil. C’est la première fois que je vais la voir et je n’ai pas l’intention de la rater —affirma-t-elle, souriante—. Si tu veux, tu peux nous accompagner.

Je fis non de la tête.

— Merci, mais je vais retourner chez Arfa. J’ai eu une matinée mouvementée et je suis un peu fatiguée.

C’était vrai, de même qu’il était vrai que je commençais à sentir ma Sréda un peu inquiète, comme si la fatigue l’altérait légèrement. Alors que je les saluais à la manière d’Ato, Dinyu demanda :

— Par curiosité, comment as-tu connu Arfa Lilirays ? Je la vois souvent au Carafon et je la connais un peu. C’est une amie à toi ?

— En fait, je la connais depuis très peu de temps, mais, assurément, si je ne devais pas quitter Mirléria si vite, je suis certaine que nous deviendrions de bonnes amies —méditai-je—. En réalité, ce sont des compagnons de voyage qui nous ont conduits à son palais.

Le maître Dinyu sembla remarquer une légère indécision dans ma voix, car il n’insista pas et il leva deux doigts de la main, comme le faisaient les maîtres d’Ato pour saluer leurs disciples.

— Bonne chance, Shaedra. J’espère qu’avant de partir, tu passeras par ici pour nous dire au revoir.

Je souris.

— Bien sûr.

Je pris congé de Relé en l’embrassant sur la tête, Syu agita la main en signe de salutation et je sortis de la cour, sous la lumière ténue des étoiles qui commençaient à apparaître dans le ciel crépusculaire. Il restait encore plusieurs heures avant minuit, mais l’appréhension m’envahissait déjà. Namilissu… Maudit tiyan.

« Il ne sert à rien de se repentir de quelque chose que tu n’as pas encore fait », intervint Syu. « Si tu ne veux pas faire le duel, ne le fais pas. »

Je secouai la tête tout en cheminant vers le Palais de l’Eau.

« J’ai déjà accepté. » Les dieux savaient pourquoi, ajoutai-je mentalement. Namilissu aiderait-il vraiment Dinyu à trouver plus d’élèves si je l’emportais ? Il parlait beaucoup d’honneur, mais peut-être qu’il ne tiendrait pas sa promesse… « Enfin. Parlons de choses plus urgentes. Comment s’est passée ta rencontre gawalt ? », demandai-je. « Tu l’as trouvé ? »

Syu laissa échapper un petit rire.

« Je l’ai trouvé. Il était avec toute une bande de gawalts. Je leur ai parlé à tous. Ils devaient être une quinzaine. Incroyable. » Puis il grimaça. « Ils ne se sont pas beaucoup intéressés à moi, à dire vrai. Ce ne sont pas des gawalts très ouverts, du moins c’est ce qu’il m’a semblé. Par contre, ma cape les a beaucoup intéressés », grommela-t-il, les sourcils froncés. « J’ai dû la défendre des mains d’un gawalt particulièrement effronté et indiscret. Mais certains étaient plus aimables. En particulier, le compagnon que j’ai rencontré la première fois. Il s’appelle Shobur. C’est un bon singe », affirma-t-il avec sincérité. « Mais il y en a de moins sympathiques. Certains se sont même moqués de moi quand je leur ai dit que j’essayai de convertir une saïjit en gawalt. »

Je réprimai un éclat de rire, amusée.

« Tu n’as pas fait qu’essayer », lui assurai-je. « Tu y es arrivé. Peut-être que maintenant tu dois convertir les gawalts en gawalts », me moquai-je.

« Mmpf. En principe, ils devraient l’être, déjà », se lamenta Syu. « Mais visiblement ces singes ne sont pas les mêmes que ceux que j’ai connus dans mon autre vie. »

Nous demeurâmes silencieux un moment. Lorsque je vis apparaître derrière une maison le Palais de l’Eau, scintillant et bleu dans la nuit sombre, je me mordis la lèvre, sentant que j’allais dire une bêtise.

« Syu… Es-tu sûr que tu ne voudrais pas vivre de nouveau avec les gawalts ? Parfois, j’ai l’impression que tu serais plus heureux si… »

Une vague de stupéfaction passa par le kershi et m’atteignit de plein fouet.

« Je vis déjà avec une gawalt, moi », dit-il patiemment. « Ne commence pas à trop réfléchir, Shaedra. Tu sais bien que cela n’est pas ton fort. »

Je ne pus éviter de sourire face à sa réplique mordante et, quelques minutes plus tard, j’entrai dans le Palais de l’Eau.

« Tu as tout à fait raison », lui dis-je.

5 La musique du passé

Avec Syu sur l’épaule et Frundis dans le dos, je traversai les rues encore envahies de monde célébrant les fêtes. Je croisai plusieurs enfants montés sur des poulains et je vis même une fillette dangereusement campée sur un énorme cheval. Pendant peut-être dix minutes, je fus suivie par deux chiens poilus qui visiblement s’ennuyaient de tant de liesse. Toutes les places étaient bondées, remplies de tables et de chaises encore occupées. Décidément, la culture mirlérienne était très différente de celle d’Ato, pensai-je, tandis que je contournais la Place de Sil et prenais la direction du Palais du Vent.

Je n’avais commenté à personne ma rencontre intempestive avec Namilissu et sa proposition de duel. J’étais convaincue que Spaw aurait tenté de m’en dissuader. Et avec le peu d’envie que j’avais d’affronter Namilissu, peut-être y serait-il parvenu. D’ailleurs, lorsque j’arrivai devant le portail du palais, un frisson de crainte me parcourut et ma détermination vacilla. Plongé dans les ténèbres, l’édifice semblait encore plus lugubre que lorsqu’Arfa nous l’avait montré. Les arbres faisaient osciller leurs branches comme des araignées squelettiques dans l’air nocturne. Et si l’histoire de ce garçon perdu dans ce lieu était vraie… ?

J’entendis des rires dans la rue. Deux familles qui rentraient joyeusement chez elles apparurent. Je m’écartai du portail et j’attendis qu’elles s’éloignent pour revenir à contrecœur. Le paysage était réellement sinistre.

Syu s’agitait sur mon épaule, mal à l’aise. Il m’avait déjà communiqué son opinion sur le sujet : entrer là n’était pas prudent. Par contre, Frundis était plus silencieux que d’habitude et, en ce moment, il était plongé dans un profond mutisme. Mais, malgré nos questions, le bâton refusa de nous dire ce qu’il lui arrivait.

J’attendis quelques minutes devant le portail, jusqu’à ce que les douze coups de cloches retentissent. Au bout d’un moment, je commençai à m’agiter, inquiète. Et si Namilissu m’attendait à l’intérieur ? Et s’il ne venait pas ? Après tout, il voulait peut-être juste me faire une plaisanterie. Peut-être souhaitait-il seulement que je me perde dans ce mystérieux Palais du Vent…

« Allons-nous-en d’ici », dit Frundis avec un sifflement de violons. L’aspect funeste du palais semblait vraiment perturber son humeur, me rendis-je compte, quelque peu inquiète. J’allais acquiescer, fatiguée d’attendre, lorsque je vis apparaître dans une rue tout un cortège guidé par Namilissu.

Je les observai approcher, perplexe. Ils étaient bien dix personnes. Et parmi elles, se trouvaient les quatre autres élèves de Dinyu… et Arfa.

— Shaedra ! —s’écria la faïngal. Ses joues étaient rougies et ses yeux rosâtres et un peu enivrés brillaient d’excitation—. Je ne savais pas que tu allais te battre en duel avec Nam. —Elle s’approcha, légère comme une fée, et je remarquai son inquiétude avant qu’elle n’ajoute tout bas— : Mais tu es sûre que tu es en condition… ?

Je me raclai la gorge, sans savoir si elle faisait allusion à ma blessure ou à ma Sréda tout récemment stabilisée.

— C’est lui qui a eu cette idée —répliquai-je.

— Enchanté de te revoir —intervint Namilissu, souriant. Il écarta sa chevelure blonde de son visage et l’attacha avec un ruban, tout en disant— : Entrons. Mes amis, vous allez voir le lin-say et le har-kar en action. Excuse-nous pour le retard, Shaedra. La ponctualité n’est pas une vertu mirlérienne.

Je roulai les yeux et je le suivis à l’intérieur, avec les autres.

— C’était vraiment nécessaire de choisir cet endroit pour le duel ? —demandai-je.

— C’est notre lieu de rencontres —expliqua Arfa, en me rejoignant—. À part le Carafon, bien sûr, mais il ferme à partir de neuf heures. En réalité, malgré les rumeurs, ce palais est abandonné depuis longtemps. Je continue à penser qu’il est plus prudent de ne pas essayer d’y entrer, mais le jardin est totalement inoffensif. Je n’ai jamais vu le moindre troll… Ou peut-être que si, pas vrai, Niurkol ? —plaisanta-t-elle, en donnant un coup de coude à un elfe noir grand et robuste.

Je fis une moue, pas très convaincue. Dans l’air flottait une énergie étrange et hybride qui me rappelait beaucoup la Tour du Sorcier de Dathrun.

— Au fait, Shaedra, l’Ordre de la Nuit te donne la bienvenue —prononça Arfa, lorsque nous nous arrêtâmes non loin de l’énorme porte principale—. Je te présente Hijwira, Niurkol, Fargalde…

Tandis que la jeune démone nommait chaque membre de cet « Ordre de la Nuit », je les examinai rapidement. Hijwira était une petite elfe au visage rond et placide que j’avais déjà vue le premier Jour du Printemps. Dans l’ensemble, ils avaient l’air assez sympathiques. Ils me saluèrent aimablement et sourirent, amusés, lorsque je leur répondis à chacun en joignant les mains. Les Mirlériens étaient plus portés à employer des formules pompeuses qu’à la gestualité, me rappelai-je. En bavardant tranquillement, tous prirent place sur des pierres, des tonneaux et des souches d’arbres, se préparant sans doute à assister au spectacle. Ils suspendirent leurs lanternes sur deux branches de part et d’autre du terrain qu’ils avaient choisi pour le duel. Je remarquai que l’herbe poussait à peine sur ce sol, comme s’il était très fréquenté.

— Vous entraînez le lin-say ici normalement ? —demandai-je, tandis que je laissais Frundis près d’Arfa.

Namilissu, qui avait ôté sa cape et réalisait à présent des mouvements de bras pour s’échauffer, acquiesça.

— Nous ne faisons pas de duels d’habitude, mais nous nous entraînons toujours ici avant les leçons du maître Dinyu… Du moins, c’est ce que nous faisions avant —rectifia-t-il avec un demi-sourire—. Aujourd’hui, l’issue du combat déterminera si le maître Dinyu a raison ou non de considérer le har-kar supérieur au lin-say —déclara-t-il.

Je soufflai, exaspérée.

— Le maître Dinyu n’a pas dit cela. Il a seulement dit que les deux façons de combattre peuvent être bonnes, mais que l’élément vraiment décisif est la concentration.

— C’est ce qu’on verra —répliqua-t-il, en arrêtant ses exercices et en remontant soigneusement les manches de sa chemise.

Je soupirai. Il était clair que tous étaient venus assister au duel. Le lin-say leur importait moins que le spectacle, à l’exception peut-être de Namilissu…

— Bon. Quelles sont les règles ? —m’enquis-je.

Le tiyan sourit.

— Elles sont simples : ne pas se tuer. Celui qui réussit à maintenir son adversaire plus de dix secondes au sol l’emporte.

J’esquissai un sourire, en me souvenant de mes nombreux duels pendant les leçons d’Ato.

— Et j’ajoute —dit-il— les conditions du duel. Si je perds, je m’engage à aider le maître Dinyu en quoi que ce soit pour qu’il soit considéré comme le meilleur maître d’arts martiaux de toute la ville. —Il sourit, l’air de penser que ceci n’arriverait pas—. Par contre, si je gagne, tout l’Ordre de la Nuit, ses amis et finalement tout Mirléria saura que le har-kar est un art de combat démodé.

Toujours à répéter que le har-kar était démodé, grognai-je pour moi-même.

— Parfait —affirmai-je—. Quand commençons-nous ?

— Quand tu voudras —répondit-il, en prenant aussitôt la position de lin-say.

— Allez, que le duel commence ! —s’écria Hijwira, enthousiaste, appuyée par le chœur de ses compagnons.

« Ne te casse rien », me conseilla le singe, en s’éloignant et sautant sur la branche d’un arbre.

« J’essaierai. », promis-je.

Je réalisai un salut.

— On dit que le lin-say possède plus de techniques d’attaque que le har-kar… —Je fis une pause théâtrale—. Est-ce vrai ?

Pour toute réponse, Namilissu se précipita sur moi. Je l’attendis avec calme et j’évitai son offensive en lui adressant un coup de pied et en faisant un bond élégant de deux mètres sur ma droite. Des sifflements impressionnés se firent entendre dans le public. Namilissu fronça les sourcils.

— C’est du har-kar, ça ? —demanda-t-il.

Je souris largement.

— Tu devrais le savoir si tu le critiques tant.

Je levai une main dans l’attente de la prochaine attaque. Je ne connaissais pas suffisamment bien le lin-say pour savoir ce qui m’attendait et, surtout, je ne voulais pas tomber dans le piège de sous-estimer les capacités de Namilissu. Nous nous évaluâmes du regard, en faisant des pas de danse à plusieurs mètres de distance. Le public commentait le combat, mais je fis abstraction de ce qui m’entourait et je me concentrai sur chacun des mouvements du tiyan. Il attaqua. Il venait à peine de prendre son élan quand je me ruai sur lui, je lui assénai deux coups sur les bras et j’esquivai un coup de poing… à demi. Je sentis une douleur à l’épaule et je sifflai. Ce tiyan têtu était rapide.

Les attaques et les positions défensives alternèrent. Namilissu se rendit compte au bout d’un moment que jusqu’alors je n’avais fait que l’évaluer et il soupira, irrité.

— Tous les har-karistes luttent-ils comme s’ils jouaient à cache-cache ? —me provoqua-t-il.

Je roulai les yeux.

— C’est bon. Tu l’as cherché.

Je pensais avoir une idée suffisante de ce dont était capable le tiyan pour me permettre d’être téméraire. Aussi, je me lançai.

Je ne lui laissai pas de répit. J’attaquais de tous les côtés, parant les grands coups et me déplaçant rapidement pour le désorienter. Lorsque je vis venir un coup de poing, je me souvins de mon accident avec Yeysa avant de m’écarter brusquement. Je frappai le sol avec mes bottes twyms et atterris avec agilité, je bondis de nouveau et me jetai sur le dos du tiyan, qui perdit l’équilibre et tomba lourdement sur le sol. Les spectateurs retenaient leur souffle. Pour ainsi dire, j’avais déjà gagné, me dis-je, soulagée. À cet instant précis, cependant, Namilissu émit un gémissement de douleur.

— Aaah ! Y a quelque chose de pointu… ça fait mal —haleta-t-il.

Surprise, je m’écartai et le tiyan recula précipitamment, les mains sur sa poitrine. Sa respiration était saccadée.

— Tu vas bien ? —demandai-je.

— Nam, n’essaie pas de tricher ! —s’indigna Fargalde, depuis son siège. Les autres protestaient, déçus par le comportement de leur ami.

— Je ne voulais pas tricher ! —se défendit celui-ci, serrant les mains contre sa poitrine—. Il y a quelque chose de dur par terre. Ce n’est pas ma faute.

Il n’avait pas l’air d’être très blessé, devinai-je, en le voyant jeter à Fargalde un regard assassin. Je m’agenouillai pour examiner le sol. Je tâtonnai avec la main… et je tombai sur un morceau de métal. On aurait dit le bord d’un disque ou d’une boîte, supposai-je.

Je sentis soudain une sorte de décharge électrique comme celles de Jirio et je fis un bond en arrière, alarmée.

— C’est une magara ! —laissai-je échapper.

Je fronçai alors les sourcils, sans être réellement sûre de ce que je venais d’affirmer. Peut-être était-ce seulement de l’énergie à l’état pur, concentrée sur ce morceau de métal… Les autres s’empressèrent de traverser le terrain, curieux.

— Une magara, tu as dit ? —fit l’un d’eux—. Un objet magique, tu veux dire ?

— Peut-être —acquiesçai-je—. Je n’en suis pas sûre. C’est plein d’énergie, il n’y a pas de doute.

L’elfe noir, Niurkol, lui donna un coup de pied et fronça les sourcils.

— Ça sonne creux.

— Apportez une lanterne ! —fit Hijwira. Moi, qui étais sur le point de lancer un sortilège harmonique de lumière, j’y réfléchis à deux fois et je décidai d’attendre la lanterne : comment savoir l’opinion que ces jeunes pouvaient avoir des « mages ».

— C’est une boîte ! —s’écria une humaine, excitée.

— Comment a-t-on fait pour ne pas la voir avant ? —se demanda un autre jeune à voix haute.

— Elle est en dehors du terrain —expliqua Fargalde.

Arfa arriva avec la fameuse lanterne et nous illuminâmes mieux le sol. Dissimulée dans l’herbe, on discernait une arête couleur terre qui effectivement ressemblait à une boîte. Nous l’observâmes pendant quelques secondes. Alors Fargalde déclara :

— Je vais chercher une branche.

Tandis qu’il s’éloignait, les autres se mirent à parler du combat avec entrain, se déclarant impressionnés par mes dons de har-kariste.

— Et cette façon d’attaquer de tous les côtés ! —s’exclamait Hijwira, absolument enthousiasmée—. Incroyable !

Je me raclai la gorge, rougissante, en entendant les autres l’appuyer.

— Bon, Namilissu lutte bien aussi —intervins-je—. Je suis sûre que, demain, je me lèverai avec pas mal de bleus.

Je perçus alors le bref assentiment du tiyan.

— Le har-kar l’a emporté —déclara-t-il.

Je m’esclaffai.

— Je l’ai emporté —rectifiai-je—. Un style de combat ne peut pas vaincre seul. Aujourd’hui, j’ai appris que le har-kar et le lin-say sont différents, mais que tous deux sont des arts de combat respectables et efficaces —ajoutai-je en souriant—. Je crois que l’affaire est close. Alors… —je me mordis la lèvre— tu aideras le maître Dinyu ? Je ne le dis pas simplement à cause du combat, mais parce que je crois qu’il mérite notre considération et tout notre respect. Franchement, je crois… que c’est le meilleur maître que j’aie eu de toute ma vie —dis-je avec sincérité.

Namilissu esquissa un sourire affable.

— Je présenterai mes excuses au maître Dinyu. Mais promets-moi que dans quelques années nous jouerons la revanche —me défia-t-il, en souriant.

Je soufflai, amusée.

— Quand tu passeras par Ato —répliquai-je.

Fargalde était revenu avec sa branche et il se mit à creuser autour de l’objet pour le sortir sans le toucher. Pendant qu’il déterrait l’objet, je partis chercher Frundis : je n’aimais pas le laisser seul dans cet endroit étrange.

Lorsque je saisis le bâton, je fus envahie par une rafale de bruits grinçants qui m’estomaqua.

« Frundis ? »

Son agitation était évidente. Il tremblait même matériellement, comme secoué par des frissons. Syu grimpa sur mon épaule, inquiet.

« Qu’est-ce qui lui arrive ? », demanda-t-il.

Je haussai les épaules. Je n’en avais aucune idée. Tous deux, nous essayâmes de communiquer avec le bâton, nous lui frottâmes le pétale rouge et le bleu, nous lui adressâmes des paroles réconfortantes et, quand sa musique s’adoucit enfin, quelqu’un du groupe poussa une exclamation :

— C’est un saxophone !

Un profond soupir parvint à mon esprit. Frundis semblait affligé.

« Je peux te demander une faveur, Shaedra ? »

« Ce que tu veux », affirmai-je vivement.

« Sortons d’ici tout de suite », fit-il.

Son ton pressant m’affecta tant que je sortis en courant vers le portail. Que les autres disent ce qu’ils voudraient, Frundis voulait sortir de là et je ne pouvais le lui refuser. C’était seulement la deuxième véritable faveur qu’il me demandait depuis qu’il m’accompagnait. Arrivée de l’autre côté du portail, je m’enquis en soufflant :

— Mais pourquoi ?

Frundis, choisissant la flûte traversière parmi tous les instruments, joua quelques notes paisibles pour calmer sa tension avant de répondre avec difficulté :

« Parce que j’ai vécu ici, dans ce palais. Je ne voulais pas le dire, mais les souvenirs sont trop forts. »

Syu et moi, nous demeurâmes pétrifiés par cette annonce inattendue.

6 Une réponse dans le vent

« Pourquoi ne l’as-tu pas dit avant ? », réussis-je à demander au bâton.

Pour toute réponse, Frundis soupira. Je compris, qu’au fond de lui, il avait souhaité entrer de nouveau dans son vieux foyer…

« Je croyais que tu étais d’Ajensoldra », fis-je.

« Je suis né à Aefna. Mais j’ai vécu mes dernières années à Mirléria », expliqua-t-il, un peu tendu. « Je n’aime pas en parler. »

J’acquiesçai.

« Alors nous n’en parlerons pas », lui promis-je.

J’entendis des pas s’approcher en courant du portail à l’instant où je sentais une vague de fatigue m’envahir. La Sréda, pensai-je, atterrée. Elle s’agitait, inquiète, demandant du repos. Après le dîner, Kwayat avait insisté pour vérifier l’état de ma Sréda et il m’avait conseillé de ne pas sortir les jours suivants… Et moi, je sortais comme une imprudente la nuit même, soupirai-je, tout en m’appuyant sur Frundis. Au moins, mes mouvements brusques pendant le duel n’avaient réveillé aucune douleur dans ma récente blessure.

— Shaedra ! Pourquoi t’en vas-tu si vite ?

C’était la voix d’Arfa. Je sentis une embardée de ma Sréda et je reculai précipitamment, horrifiée. Et si je me transformais en démon à cet instant et que tous les amis de la faïngal me voyaient ?

Je heurtai le mur de la maison d’en face. Arfa passa le portail et se précipita vers moi.

— La Sréda ? —se contenta-t-elle de murmurer, inquiète.

J’acquiesçai.

— Je suis… trop fatiguée.

Elle prit une mine mécontente.

— Je t’avais bien dit que ce duel n’était pas une bonne idée. Tu aurais dû me le dire avant. J’aurais convaincu Namilissu pour qu’il arrête avec ses duels.

— Mais alors il ne serait pas revenu avec le maître Dinyu —répliquai-je. Et je soufflai—. Tu crois que je pourrais me transformer sans le vouloir ?

Un éclat de panique brilla dans ses yeux.

— Je vais leur dire que je t’emmène à la maison parce que tu ne te sens pas bien —décida-t-elle.

— Je peux rentrer toute seule —assurai-je.

Mais Arfa se montra inflexible et j’attendis patiemment qu’elle revienne. Entretemps, la Sréda se calma, mais elle me laissa un mauvais pressentiment. La potion de Seyrum avait-elle réellement tout arrangé ou s’agissait-il seulement d’un remède temporel ?

— Rentrons à la maison —déclara la Mirlérienne dès qu’elle revint auprès de moi. Elle s’arrêta pour me contempler et elle hésita—. Évitons la Place de Sil. Au cas où.

* * *

À aucun moment, Arfa ne mentionna aux autres l’épisode du duel, mais elle s’assura que le matin suivant je ne sorte de ma chambre que pour manger et que je me repose le plus possible. Et comme Frundis était encore un peu silencieux, probablement plongé dans des souvenirs vieux de plusieurs siècles, et que Syu passait la plupart de son temps sur les toits des maisons et des palais, à parler avec Shobur ou quelque autre singe gawalt, je passai mon temps à relire Les esclaves de l’ombre, et, cela, pendant les trois jours où mon instructeur, Maoleth et Seyrum estimèrent que je devais me reposer pour que la Sréda, enfin « normale », finisse de se stabiliser.

Askaldo ne les écouta pas autant : il sortait tous les jours en ville et il ne lui arriva rien. Mais, dans mon cas, ayant un instructeur comme Kwayat, il était difficile de le convaincre de me laisser en paix. À la fin de ma deuxième, quoique plus courte, convalescence, Arfa vint me dire qu’elle s’était informée plus en détail sur l’histoire du Palais du Vent.

— Ce saxophone paraissait enterré là depuis des siècles —me dit-elle, sur un ton expert d’historienne—. Avant-hier, nous avons cherché d’autres instruments enfouis, la nuit, pour que personne ne nous voie, et nous avons trouvé un harmonica et une patte de métal qui ressemblait à celle de ces grands pianos à queue. Et comme je suis très curieuse, je suis allée à la Bibliothèque de la ville chercher des informations sur le Palais du Vent. —Elle sourit et je devinai que sa recherche n’avait pas été vaine. Je réprimai l’envie de jeter un coup d’œil à Frundis, debout contre le mur.

— Qu’as-tu appris ?

— Une infinité de choses —exagéra-t-elle—. Apparemment, il y a des siècles, le palais était habité par un célèbre compositeur du nom de Frilder Unen Disarren. La vérité, c’est que je n’avais jamais entendu parler de lui —admit-elle—. Mais il paraît que les amoureux de la musique venaient de toute la Terre Baie pour écouter ses concerts. L’histoire de ce musicien est fascinante. On disait que c’était un magariste de la musique. Il créait des instruments de toutes sortes. Il semblerait que ce soit lui qui ait fabriqué la première guitare à six cordes. Et c’est aussi lui qui a eu l’idée d’imprimer de l’énergie harmonique à ses instruments pour moduler les sons. Enfin, on expliquait quelque chose comme ça dans le livre que j’ai lu, je n’ai pas tout très bien compris.

Je l’écoutais, en essayant de ne pas paraître trop affectée pas ses paroles. Frilder Unen Disarren. Le nom m’avait frappée comme une boule de feu. Frilder Unen Disarren, me répétai-je, troublée. Visiblement, Frundis ne s’était pas beaucoup compliqué pour chercher un nouveau nom…

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? —demanda Arfa, préoccupée par mon air absent.

— Hum ? Oh, non —mentis-je. Si Frundis voulait que personne ne sache qu’autrefois il avait été ce fameux Frilder, je n’allais pas le trahir—. Tout ce que tu me dis est très intéressant —affirmai-je—. Et… qu’est-il arrivé à ce musicien ?

J’hésitai, en regardant Frundis du coin de l’œil. Peut-être qu’il aurait été préférable de parler de tout cela sans qu’il nous entende. Pour Arfa, tout cela était une histoire lointaine, mais, pour Frundis, à l’évidence, cela ne l’était pas.

— Bon —fit Arfa, se demandant peut-être si son interlocutrice s’intéressait réellement à ce qu’elle disait—. Frilder Unen Disarren est mort relativement jeune, vers soixante ans et quelques. D’après le livre, il a été emporté par une pneumonie. Et apparemment, durant ses derniers jours, il a refusé l’entrée du palais à ses amis et aux guérisseurs et à tout le monde, excepté à son frère, Pastrat Unen Disarren —prononça-t-elle. Je perçus une légère vibration désespérée des pétales de Frundis et je me sentis bouillir, en devinant le supplice que souffrait le bâton en entendant narrer sa propre histoire… et sa propre mort. Arfa poursuivait, inconsciente de son agitation— : C’est Pastrat qui a enterré le musicien dans le jardin du Palais du Vent, je ne sais pas très bien où. Quand je l’ai dit à mes compagnons, ils ont tout de suite arrêté de déterrer des instruments par peur de trouver son cadavre ! —elle rit—. Je savais bien que ce palais avait une histoire sombre, mais, étrangement, je n’avais jamais pensé à faire des recherches sur lui.

Je réprimai une moue embarrassée.

— Je crois que je ne remettrai plus les pieds dans le jardin de ce palais —fis-je, en essayant de parler sur un ton léger—. Au fait, sais-tu si Namilissu a repris ses leçons avec le maître Dinyu ? —demandai-je, désireuse de changer de sujet.

— Bien sûr qu’il les a reprises —acquiesça-t-elle—. Dans le fond, il voulait revenir. Mais il est si orgueilleux qu’il avait besoin que tu lui flanques une raclée pour réfléchir un peu —plaisanta-t-elle.

J’arquai un sourcil en voyant son expression adoucie. Je me levai du lit d’un bond.

— Je crois qu’à présent, je suis complètement guérie —déclarai-je—. Et puis tout le monde doit en avoir assez de venir jusque dans ma chambre pour me voir —argumentai-je en agitant la main, pour apaiser sa moue mécontente.

Je ramassai ma cape et j’allais saisir Frundis quand je pensai soudain qu’il souhaitait sûrement rester seul à seul avec ses pensées. Je me dirigeai vers la porte.

— Shaedra.

Je me retournai.

— Quoi ?

La faïngal hésita.

— Ne parle à personne de l’Ordre de la Nuit, d’accord ? Je sais que c’est une bêtise, mais… cela ne plairait pas à Lilirays.

Je souris.

— L’Ordre de quoi ? —répliquai-je.

Elle roula les yeux et nous sortîmes ensemble de la chambre.

Les journées s’écoulèrent, sereines et distrayantes, à partir de ce jour. Frundis se remit de son humeur mélancolique, Syu se fâcha avec Shobur parce que celui-ci lui avait volé sa cape verte et il déclara, l’air désappointé, que les gawalts de cette ville avaient encore beaucoup à apprendre. Lorsqu’il prétendit aller récupérer sa cape, je le retins.

« Ce n’est pas la peine, Syu, j’avais pensé te faire une nouvelle cape. L’autre était déjà très élimée. »

Les yeux du gawalt s’illuminèrent.

« Si seulement tous étaient gawalt comme toi », prononça-t-il, reconnaissant.

En apprenant que je ne partirais pas avant plusieurs jours, le maître Dinyu me proposa de participer à ses leçons de lin-say et, tous les matins, je m’unissais au petit groupe d’élèves qui bientôt ne compta pas moins de quinze personnes. Dinyu, sans très bien savoir ce qui s’était passé, se doutait que Namilissu et moi avions quelque chose à voir dans tout cela, mais lorsqu’il nous le demanda, nous fîmes les innocents.

— Un bon maître finit toujours par avoir des élèves —répondit Namilissu.

Le maître Dinyu avait souri de toutes ses dents très blanches et il avait légèrement incliné la tête, en disant :

— Merci.

Plus les jours passaient, plus je sentais le désir de tous mes compagnons de rentrer chez eux. Seule Aléria devait penser à continuer à rechercher sa mère. Les premiers à s’en aller furent Seyrum et Skoyena, la navigatrice, à qui Lilirays offrit un nouveau bateau contre la promesse qu’elle travaillerait pour lui comme commerçante et émissaire. Nous prîmes tous congé et je vis partir l’alchimiste avec l’impression qu’il ne m’avait pas encore pardonné l’incident du jus mildique à Dathrun. Il me laissa le souvenir d’une personne un peu lunatique et peu loquace, mais qui sait, peut-être que son séjour sur l’Île Boiteuse avait transformé son caractère : je ne l’avais à aucun moment entendu parler de son emprisonnement. D’après les autres, il avait gardé un silence sépulcral chaque fois qu’ils l’avaient interrogé sur le sujet, ce qui me laissait supposer que Driikasinwat avait fait tout son possible pour « l’encourager » à créer la potion qu’il cherchait à obtenir. En fin de compte, Seyrum était l’une des rares personnes depuis des siècles à avoir réussi à transformer une saïjit en démon… En voyant le carrosse s’éloigner en direction du port, je pensai qu’au moins Adémantina Darys reverrait bientôt son neveu égaré. Quant à la felrin, elle s’en fut, heureuse d’être de nouveau capitaine.

Le jour arriva enfin où Askaldo annonça qu’il partirait pour Ajensoldra. En privé, dans sa chambre, il me demanda si je souhaitais voyager avec eux ou avec mon frère et ma sœur et Aléria et Akyn ; Je compris que, bien qu’il soit un « progressiste », comme l’avait appelé Spaw une fois, Askaldo ne pensait pas se compliquer la vie en voyageant avec des saïjits… de même que Maoleth et Kwayat. Quand je leur répondis que je ne pouvais laisser ma famille et mes amis, le visage de mon instructeur s’assombrit considérablement.

— Non —trancha-t-il—. Ou tu voyages avec nous, ou j’arrête ton instruction.

Je levai les yeux au ciel. Voilà qu’il ressortait ses menaces habituelles. Spaw, assis sur un fauteuil, dissimula à peine un léger sourire.

— Kwayat —soupirai-je—. Une chose est d’être un démon. Et une autre d’être une personne asociale. Je ne peux pas abandonner ma famille et mes amis.

— Tu crois peut-être qu’ils ont besoin de toi ? —rétorqua l’humain. Son ton moqueur me blessa, mais je compris qu’il essayait seulement de me persuader.

— Ce n’est pas une question de besoin ou pas —expliquai-je—. C’est ma famille.

Spaw se racla la gorge et se leva.

— Je l’accompagnerai —déclara-t-il—. Ne vous tracassez pas. De toutes façons, Shaedra en sait déjà plus sur le sryho que d’autres démons, Kwayat. Ne crois pas que tous soient des génies comme toi. Tu lui apprendras une autre fois, quand… elle se décidera à vivre de manière plus paisible —conclut-il, amusé. Je le regardai, les yeux plissés—. Quoi ? Je dis simplement la vérité. Les saïjits ont toujours compliqué la vie des démons.

— Et vice-versa —intervint Askaldo, un sourire en coin—. C’est bon. Alors, nos chemins se séparent à Mirléria. Demain, Maoleth, Kwayat et moi, nous partirons à cheval. Et vous autres, vous attendrez quelques jours. Lilirays vous paiera des places pour la diligence.

On entendit un soupir.

— Cousin, tu m’oublies toujours… —se plaignit Chayl, allongé sur le lit d’Askaldo.

L’elfocane laissa échapper un bref éclat de rire.

— Je le fais exprès, Chayl. Rassure-toi, c’est impossible de t’oublier. —Il nous jeta un regard à Spaw et à moi et conclut plus sérieusement— : Alors, c’est décidé.

J’approuvai de la tête et je sortis de la chambre d’Askaldo peu après. Je désirais déjà être de retour à Ato et revoir Aryès, et Dol, Déria, Kirlens et Wiguy… Ce qui ne m’empêcherait pas d’éprouver de la peine de laisser Mirléria en arrière, avec Lilirays, Arfa, le maître Dinyu, Namilissu et tout ce sympathique Ordre de la Nuit. Et ce magnifique palais, ajoutai-je pour moi-même, en jetant un regard fasciné sur les tracés raffinés du plafond de la galerie. Je parcourus le couloir et je m’arrêtai pour contempler les jardins à travers une baie vitrée. Les arbres étaient déjà couverts de feuilles. À Ato, comme tous les printemps, les soredrips devaient sûrement former une coupole de fleurs blanches.

— C’est étrange —dit Spaw, derrière moi.

Je tournai la tête et j’arquai un sourcil interrogateur. Le démon avait le regard rivé sur le ciel et le soleil couchant.

— Étrange ? —répétai-je.

Il fronça les sourcils et acquiesça. Je perçus un éclat insolite dans ses yeux noirs.

— Zaïx vient de me parler —m’informa-t-il.

Je le regardai, intriguée.

— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Spaw grimaça et détourna le regard quelques instants, l’air embarrassé.

— Eh bien, je lui ai communiqué que nous allions bientôt partir de Mirléria. Et il m’a demandé de te dire que tu ne pouvais pas continuer à vivre indéfiniment parmi les saïjits. Il m’a dit : elle doit se décider.

Je fronçai le nez.

— Me décider ?

— C’est cela. Te décider à vivre dans notre communauté —acquiesça-t-il.

— La communauté —répétai-je—. Mais je vis déjà dans votre communauté. Toi, tu es avec moi. En plus… il y a aussi des démons qui vivent parmi les saïjits. Regarde les Darys —argumentai-je à voix basse—. Ou les Lilirays —insistai-je.

— C’est une minorité —assura le démon—. Et eux, ils ont une famille. Ils s’appuient entre eux. Par contre, toi… Enfin, tu as tout le droit de ne pas écouter Zaïx —ajouta-t-il, avant que je ne proteste—. Je te communique simplement ce qu’il voudrait que tu fasses : partir avec Kwayat, terminer ton instruction et, ensuite, qui sait, peut-être… —Il me regarda fixement et il sourit en me voyant un peu troublée—. Peut-être veut-il faire de toi une templière —plaisanta-t-il, en reprenant un ton léger—. Mais, franchement, je comprends que cette voie ne te semble pas aussi attractive que celle de devenir une har-kariste professionnelle comme Farkinfar ou ton maître Duyu.

— Dinyu —le corrigeai-je, en réprimant difficilement un éclat de rire. Et je secouai la tête, en soupirant—. Sincèrement, m’enterrer dans un trou sous terre comme le font certains, ce n’est pas ce que je recherche.

Spaw fit une grimace et je me demandai, tout d’un coup, si Zaïx n’écoutait pas notre conversation. Mes paroles n’en étaient pas moins vraies, pensai-je, en rougissant. D’après le père d’Arfa, nous étions tous des esclaves de l’ombre, condamnés à ne pas pouvoir vivre à la lumière du jour. Peut-être n’avait-il pas complètement tort, mais il ne fallait pas prendre cela au pied de la lettre au point de se cacher dans une oubliette comme le faisait Zaïx.

— Je veux continuer à vivre comme j’ai toujours vécu —insistai-je—. Est-ce si impossible ? Je ne peux pas fuir ma famille et mes amis simplement parce que je suis… —je haussai les épaules et marmonnai— : une démone.

— Tu ne peux pas non plus fuir ce que tu es —répliqua Spaw. Dans ses yeux brillait un éclat moqueur—. Dit comme cela, cela semble très fataliste —reconnut-il—, mais ce n’est pas si grave. La seule chose que tu dois faire, c’est rompre avec ta vie antérieure et… —Il se tut et laissa échapper un soupir—. Bouah, je suis une calamité pour ce genre de choses. La prochaine fois, je dirai à Zaïx de te parler directement.

J’arquai un sourcil.

— Et pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

Spaw m’adressa une moue comique.

— Parce qu’à l’évidence, il savait qu’il n’allait pas te convaincre. Ne parlons plus de cela —déclara-t-il—. Tu sais ce que Zaïx veut que tu fasses. Maintenant, c’est à toi de décider ce que tu feras.

Je croisai les bras.

— Cela signifie que, toi, tu fais toujours ce que Zaïx te demande de faire ? —m’enquis-je.

Le templier s’esclaffa.

— Moi ? Je peux t’assurer que l’on peut compter sur les doigts d’une main les fois où je n’ai pas suivi ses conseils —répondit-il, amusé, tout en levant sa main droite—. Et seulement deux fois, j’ai eu raison de ne pas les suivre. Je t’ai déjà dit que Zaïx est un sage. À sa façon —observa-t-il.

Je souris. Les rayons de soleil disparaissaient derrière un énorme palais rouge dans le lointain, plongeant le jardin et le couloir dans l’obscurité du crépuscule. Je regardai Spaw du coin de l’œil. Le démon semblait plongé dans ses pensées.

— Spaw ?

— Hmm ?

Je m’agitai, indécise.

— Je peux te poser une question ? —J’hésitai—. Même si elle est un peu embarrassante ? —insistai-je.

Spaw me regarda, une moue railleuse sur le visage.

— Tant que ce n’est qu’un peu.

Je me raclai la gorge.

— Cela fait longtemps que je veux te le demander. Il s’agit des Droskyns.

Spaw ne parut pas surpris, mais j’observai un voile assombrir son expression.

— Que signifie réellement ce mot ? —demandai-je—. Chaque fois que tu l’entends, on dirait que tu vois un spectre.

— Un spectre… Oui. Peut-être —admit-il. Il arqua un sourcil, sombre, et souffla, en esquissant un sourire forcé—. Mais ce spectre n’appartient qu’à moi.

Je m’empourprai, sentant que je n’aurais pas dû parler de cela. Il était clair que Spaw n’allait pas être plus explicite. Du moins pour le moment. Cependant, ses réserves ne firent qu’accroître ma curiosité, mais je gardai mes questions pour moi et je souris largement.

— Alors, tu vas donc nous accompagner dans la diligence ?

— Évidemment —répliqua-t-il. Et laissant ses souvenirs et son air sombre de côté, il esquissa un sourire—. J’accomplis mon devoir de protecteur.

À ce moment, Syu apparut dans les couloirs et je levai l’index, en me souvenant d’un détail.

— Au fait, Spaw. Syu voulait connaître ton opinion sur sa nouvelle cape verte.

Le démon sourit, les yeux posés sur le gawalt qui grimpait prestement sur mon épaule.

— Hum… Voyons. À part le fait qu’elle est ridiculement plus petite…

Syu plissa les yeux.

« Ridicule toi-même ! »

— … et qu’elle est légèrement plus sombre que la mienne, je reconnais qu’il la porte avec une prestance d’empereur iskamangrais —déclara Spaw—. J’exagère à peine.

Aussitôt, le singe montra ses dents, flatté. Je gloussai.

— Syu dit que ta cape non plus n’est pas si mal, quoiqu’elle soit ridiculement grande. Et légèrement criarde. Et il assure que tu as la prestance d’un gawalt d’arbres de hauts ramages. Et qu’il exagère à peine.

Spaw s’esclaffa.

— Ce gawalt est plus susceptible que Zaïx.

Syu fit une grimace comique et j’éclatai de rire. Les ombres envahissaient déjà le Palais de l’Eau.

7 Mains jumelles

Je pris congé du maître Dinyu après une longue conversation autour de tasses de kawsari. Relé donna à Syu une banane, Saylen m’offrit un joli coquillage bleu et le maître Dinyu me fit promettre de lui envoyer des nouvelles dès que j’arriverais à Ato. La veille de notre départ, Asbi Srajel de Sladeyr se présenta et, en la voyant près de sa cousine Arfa, je souris, m’étonnant devant l’image irréelle qu’elles donnaient : on aurait dit deux petites fées blondes, chacune avec ses manies, mais si ressemblantes en fin de compte ! Asbi nous raconta que l’infâme gouverneur de Sladeyr avait été sur le point d’abandonner l’île en emportant la plupart des coffres insulaires. Heureusement, des marins l’avaient intercepté.

— Je ne sais pas comment, il continue à gouverner l’île —souffla Asbi, en levant les yeux au ciel—. Surtout que maintenant il ne reçoit plus l’appui de Driikasinwat.

En entendant mentionner le nom du défunt Démon de l’Oracle, Aléria et Akyn se rembrunirent à vue d’œil.

— Mais il s’en ira bientôt —assura la jeune faïngal—. Oh ! —ajouta-t-elle, en prenant un ton déçu—, quel dommage que vos compagnons soient déjà partis. J’avais bien dit à mon père que si j’attendais trop pour embarquer, je ne les verrais pas.

— Tu nous vois, nous, cousine —répliqua Lilirays, avec un petit sourire serein—. N’est-ce pas suffisant ?

— Mmpf. Vous, je vous vois tous les étés !

L’après-midi, je fis mes adieux à Namilissu et aux autres compagnons de lin-say tandis que Syu partait à la recherche de Shobur pour exhiber sa cape et lui annoncer qu’il allait prendre l’air sur de nouveaux rivages. Je trouvai Namilissu au Carafon ; le tiyan blond aux mèches noires me sourit.

— Le maître Dinyu nous a dit que tu partais. Ça a été un honneur de lutter avec toi. Surtout dans ce fameux duel —ajouta-t-il.

Et, à mon grand étonnement, il leva les mains et réalisa le salut d’Ato, alors qu’il s’était moqué plus d’une fois de moi lorsque je le faisais.

— J’espère que nous nous reverrons un jour —fit-il.

Je répondis à son salut, émue.

— Moi aussi, je l’espère, Namilissu.

Cette nuit-là, c’est à peine si je pus dormir, tellement j’étais agitée. Je m’imaginais déjà arrivant à Ato et retrouvant toutes les personnes qui m’étaient chères. Je m’imaginais que je voyageais à la Forêt Pang avec Kyissé, le capitaine Calbaderca, Aryès, Kaota et les autres, et que nous trouvions les grands-parents de Kyissé, puis que nous revenions tous heureux à Ato. Aryès et moi, nous devenions cékals et… Dans mes divagations, je souriais toute seule, désirant qu’enfin ma vie redevienne aussi simple que lorsque je jouais à Roche-Grande. Cependant, parfois, pendant mon insomnie, les problèmes de Lénissu me revenaient en tête. Et le souvenir de Martida, la Hullinrot. Mais Lénissu ne cesserait jamais d’avoir des problèmes, relativisai-je. C’était intrinsèque à sa personne. Et avec Martida, tout s’arrangerait rapidement… ou du moins c’est ce qu’elle avait dit. Elle n’aurait besoin que d’une journée pour examiner mon esprit. Il suffisait d’espérer qu’elle ne le détraque pas.

Je sursautai en entendant de légers coups frappés à la porte. Je fronçai les sourcils et, vêtue simplement d’une chemise blanche, j’allai ouvrir la porte. C’était Aléria.

— Je peux passer ? —chuchota-t-elle.

J’acquiesçai et je m’écartai pour la laisser entrer, puis je refermai la porte.

— Je suis désolée de te réveiller…

— Je n’arrivais pas à dormir de toutes façons —lui assurai-je.

— Moi non plus, je ne peux pas dormir —avoua-t-elle.

L’elfe noire s’assit sur le lit et je l’imitai. Nous demeurâmes en silence quelques instants ; alors, Aléria me regarda et souffla, l’air de se gausser d’elle-même.

— Je suis désolée, je suis très bizarre ces derniers temps. Tu dois te dire : Aléria la rationnelle est restée en arrière à Ato pour toujours. Ato… Cela me semble si loin.

Je compris qu’elle ne parlait pas de distances, mais de temps.

— Dans quelques semaines, nous serons à Ato —lui assurai-je avec entrain—. Et là-bas, le Mahir fera tout son possible pour essayer de contacter ta mère et elle reviendra et tout s’arrangera, je te le promets.

Aléria haussa les épaules.

— Peut-être. Je n’ose plus espérer. C’est ça le plus terrible, Shaedra. Je crois que, sur cette île… j’ai perdu quelque chose et, maintenant, je me reconnais à peine moi-même. —Elle fit une moue—. Pff, je ne dis que des sottises.

Cela me fit mal au cœur de voir son expression contradictoire. Visiblement, elle n’avait pas encore surmonté le traumatisme… Peut-être qu’elle ne le surmonterait jamais, me dis-je, un peu alarmée. D’un subit élan, je m’approchai d’elle et je lui pris les deux mains.

— Cesse donc d’essayer de récupérer la personne que tu étais. Et sois toi-même, comme tu es maintenant. Je suis sûre que tu pourras le surmonter.

Aléria sourit faiblement.

— Merci. Mais, diantre, je ne suis pas venue ici te parler de mes problèmes —fit-elle alors, les sourcils froncés—, je voulais te parler des tiens.

Je soupirai.

— Tu n’es pas encore en train de penser à Lilirays, les confréries, les ordres et ce genre de choses ?

— Non… —répliqua-t-elle patiemment—. Ces compagnons à toi, je ne sais pas du tout qui ils sont, mais à priori ils ne posent pas de problèmes, à moins que…

— À moins que ? —l’encourageai-je.

— À moins que tout soit lié. Je m’explique : tu m’as parlé de toutes les histoires que tu as eues avec Lénissu, Corde et les Chats Noirs, les ashro-nyns et tout ça. Sur le moment, je n’ai pas voulu poser de questions, mais… j’ai besoin de savoir. —Ses yeux rouges étincelèrent lorsqu’elle les leva pour me regarder fixement—. Es-tu une Ombreuse ?

Cette seule question aurait pu me sembler amusante, mais me rappelant que ce n’était pas la première fois que l’on me posait cette question, je ne pus retenir un léger rire.

— Je ne suis pas une Ombreuse —affirmai-je, en roulant les yeux—. Est-ce que j’ai l’air d’une Ombreuse ? Que mon oncle le soit ne signifie rien.

— Ça, c’est une autre question —dit Aléria. Son soulagement en apprenant ma réponse était manifeste—. Lénissu, ton oncle, tu lui fais vraiment confiance ? Je veux dire… Toi même, tu m’as dit qu’il était le Sang Noir et qu’il travaille pour les Ombreux et qu’il a été élevé par un nakrus… Cela ne te semble pas trop de choses bizarres pour…

— …qu’il soit normal ? —finis-je pour elle, railleuse—. Effectivement, Lénissu n’a rien de quelqu’un de prudent ou réfléchi, ni de mesuré ou sage. Mais je t’assure que, si demain il me voyait en danger, il m’aiderait. De même que je l’aiderais, moi —ajoutai-je en toute franchise—. Ne pas suivre la Loi au pied de la lettre ne signifie pas qu’on ne puisse pas être quelqu’un de bien —raisonnai-je, en devinant ses pensées.

Aléria ne paraissait pas très convaincue, mais elle n’insista pas.

— Et la potion ? —fit-elle, après un bref silence—. Je sais que cette mutation n’était pas normale. Quelque chose de grave a dû se passer… Mais tu ne veux pas me le dire —devina-t-elle.

— Ce n’est pas que je ne veuille pas —lui assurai-je—. Mais je ne veux faire de tort à personne.

Aléria plissa les yeux.

— Cette mutation… c’était un accident, n’est-ce pas ? Quelqu’un que tu connais l’a provoquée. Et tu ne veux pas le compromettre.

Son hypothèse était très vague, mais j’acquiesçai.

— C’est possible. —Je m’allongeai sur le lit, les mains derrière la tête, songeuse—. Dis-moi, Aléria, que penses-tu faire lorsque nous arriverons à Ato ?

Mon amie ne répondit pas tout de suite.

— Attendre ma mère —déclara-t-elle enfin—. Comme tu l’as dit tout à l’heure, si personne ne la retient prisonnière, elle reviendra. —Ses yeux resplendissaient d’un nouvel espoir—. Et… je demanderai au maître Yinur qu’il me reprenne comme élève. Même si ce doit être de nouveau comme simple snori. Franchement, je ne sais pas si la Pagode Bleue a déjà eu autant d’élèves ambulants dans une seule promotion —fit-elle, en souriant.

Je fis une moue.

— Nous leur dirons que nous sommes allés sauver le monde. Peut-être qu’ils nous pardonneront nos escapades prolongées. Quoique…

Je me tus, une pensée me venant soudain à l’esprit. Aléria arqua un sourcil.

— Quoique ? —m’encouragea-t-elle.

Je me raclai la gorge et je murmurai :

— Je viens de me souvenir que tous à Ato me croient morte. Et ce n’est pas la première fois —marmonnai-je.

Mon amie sembla attristée, comme si elle s’imaginait le chagrin de Wiguy et de Kirlens et…

— Au moins Aryès et Dol savent la vérité —relativisai-je, en m’asseyant sur le lit, l’humeur plus légère—. Il commence déjà à faire jour —observai-je alors, en jetant un coup d’œil par la fenêtre.

Aléria suivit mon regard et acquiesça, en se levant.

— Il vaudra mieux que j’aille me préparer.

Je la vis s’éloigner vers la porte. Syu s’étira, bâilla et je l’imitai. Aléria posa une main sur la poignée et s’arrêta.

— Au fait, Shaedra. Tu as détruit ce qu’il y avait dans le laboratoire de ma mère, n’est-ce pas ?

La question me prit au dépourvu et, un instant, je restai bouche bée.

— Quoi ?

Elle se tourna vers moi.

— Tu as reçu la lettre que je t’ai envoyée, n’est-ce pas ? Je me souviens que tu l’as mentionnée il y a quelques jours.

— Oh, oui —répondis-je, en rougissant—. Je… eh bien, à vrai dire je n’ai rien détruit —avouai-je.

Aléria se mordit la lèvre.

— C’est Dolgy Vranc qui t’a dit de ne pas le faire, pas vrai ?

— Pas du tout —fis-je—. Dol a même pensé que ce serait une bonne idée. Mais… finalement, il a mieux réfléchi et il a tout emporté chez lui. Tous les flacons —spécifiai-je. Je marquai une pause—. Il y a vraiment des substances dangereuses dans ces potions ? Ne me dis pas que Daïan avait une potion d’atsine travea ? —m’alarmai-je.

L’elfe noire haussa les épaules.

— Je n’en ai aucune idée —admit-elle—. Tu sais bien que l’alchimie ne m’a jamais beaucoup intéressée. Mais Dol est, en général, assez prudent. J’espère qu’il garde le secret sur ces potions.

Je souris en me souvenant des paroles du semi-orc : “J’ai déjà trop de secrets dans ma vieille tête et cela fait longtemps que j’ai compris que parfois il est plus simple de réfréner sa curiosité.” Je secouai la tête.

— Dol sait garder un secret —affirmai-je, en souriant. Soudain, mon sourire disparut et j’écarquillai les yeux—. Oh, non ! —m’exclamai-je—. La corde d’ithil !

Je l’avais complètement oubliée !, me dis-je, incrédule. Aléria m’observait sans comprendre.

— À Ato, Dolgy Vranc m’a offert une corde elfique —expliquai-je—. Une corde incroyablement résistante et très légère. Et… je l’ai utilisée sur l’Île Boiteuse pour descendre jusqu’à la tour noire et… Par tous les dieux, je l’ai perdue pour toujours —déplorai-je.

Aléria, en m’entendant, éclata de rire et je la foudroyai du regard.

— C’était une corde d’ithil —insistai-je.

L’elfe noire semblait très amusée.

— Je me rappelle encore que tu as perdu l’amulette de Marévor Helith —fit-elle, avec un grand sourire—. Une corde… —fit-elle en riant—. À côté du shuamir, ce n’est rien, rassure-toi.

Je perçus l’expression railleuse du singe gawalt. Je grognai, en marmonnant tout bas.

— Bon, d’accord —répliquai-je—. Ce n’est pas un drame. Mais c’était un cadeau de Dol.

Je m’imaginais déjà la fine corde se balançant éternellement au-dessus du précipice de l’Île Boiteuse… Un sourire aux lèvres, Aléria sortit de la chambre. Je haussai les épaules et me levai.

« Syu, nous rentrons à Ato ! », fis-je, joyeuse.

« Il était temps », répliqua-t-il. « Je commençais à en avoir assez de supporter ces demi-gawalts voleurs de capes. »

Je soufflai, amusée.

« Asbarl, Syu. »

* * *

Le premier jour de voyage, on aurait dit que l’été était arrivé aux Républiques du Feu. À Ato, le vent froid devait encore tourbillonner, mais, ici, le printemps semblait s’être envolé avant l’heure et les rayons du soleil frappaient durement les terres en friche de ces régions. Nous perdîmes bientôt de vue le Palais de l’Eau et la diligence s’éloigna rapidement de Mirléria. Nous suivîmes un long moment la côte, puis nous nous enfonçâmes dans le continent, en direction du Bois Brûlé, des Montagnes d’Acier et d’Aefna.

Dans la diligence, nous ne voyagions que Murry, Laygra, Aléria, Akyn, Spaw et moi, et un humain au teint brun et aux yeux très bleus qui portait une épée courte à la ceinture et un collier avec le symbole des Mentistes : un cercle traversé par un éclair. C’était la première fois que je voyais un Mentiste d’aussi près et, à vrai dire, j’avais toujours ressenti une vive curiosité pour cette confrérie qui vivait discrètement et qui disait posséder une maîtrise extraordinaire de l’énergie bréjique, ou comme eux la nommaient, du naari. Dès que je l’avais vu, j’avais averti Syu que nous allions probablement devoir nous modérer et éviter de parler : qui sait si cet humain serait capable de comprendre qu’il voyageait avec une terniane yédray. En tout cas, le Mentiste était peu bavard : il se contenta de réaliser un geste sec de la tête lorsque nous nous installâmes dans la diligence et il passa toute la journée silencieux, à contempler le paysage, plongé dans ses pensées.

Au début, nous n’osions pas parler en présence de cet étranger, mais peu à peu nous nous mîmes à débattre sur des thèmes généraux et philosophiques. Nous commençâmes à plaisanter et à raconter des anecdotes, et nous nous lançâmes en fin de compte dans une discussion animée où Laygra finit par s’exalter et, Murry et moi, nous essayâmes de la calmer, moitié riant, moitié étonnés par son obstination. Je perçus alors un éclat d’exaspération dans les yeux du Mentiste. Il devait se lamenter intérieurement de voyager avec six jeunes turbulents comme nous.

La première nuit, nous nous arrêtâmes dans un hameau perdu au milieu du néant : aux alentours, il n’y avait que de l’herbe sèche, des rochers et une brise aride qu’apportaient les vents depuis l’ouest. La vie, dans ce village, était on ne peut plus tranquille. Sous le soleil couchant, je vis un berger assis sous un arbre au tronc tordu, entouré d’un troupeau de rennes blancs qui levèrent la tête en entendant passer la carriole à vive allure. Dans l’auberge, nous dînâmes de la « soupe de lait », une spécialité de ce hameau, à ce que nous dit notre hôte, et, tandis que je mangeais l’étrange plat, j’observai que le Mentiste, assis à une table à part, sortait un parchemin de sa poche et y jetait un coup d’œil, comme pour vérifier un détail. Je secouai la tête, tout en retournant à ma soupe. Si l’on disait que les Ombreux avaient des affaires troubles et secrètes, on n’en racontait pas moins sur les Mentistes.

Deux jours plus tard, nous parvînmes en vue du Bois Brûlé. J’éprouvai une étrange sensation en voyant cette vaste extension d’arbres aux branches inextricables et aux feuilles aussi noires que le charbon. Leur noirceur se détachait au milieu de ce paysage de terre sèche et presque blanche, sous le ciel totalement bleu.

— Tu n’avais jamais vu le Bois Brûlé ? —me demanda soudain la voix du Mentiste.

Je sursautai en entendant sa voix, moins hostile que je ne l’aurais espéré. Je fis non de la tête et, lui, le visage adouci, leva une main pour indiquer brièvement le bois.

— On raconte beaucoup d’histoires sur lui —prononça-t-il.

J’arquai un sourcil, plus curieuse en fait de parler avec lui que d’en apprendre davantage sur le bois.

— Pourquoi l’appelle-t-on le Bois Brûlé ? —demandai-je.

— La légende raconte que c’est ici que tomba la Pierre de Feu et qu’elle creusa un énorme trou jusqu’à quelque endroit perdu dans les profondeurs des Souterrains —raconta le Mentiste—. C’est pourquoi le bois est maudit et ses feuilles sont noires comme le charbon. Il existe une prophétie qui dit que seule une main amie pourra rendre ses couleurs au Bois Brûlé —déclara-t-il. À son ton, on voyait qu’il n’accordait pas beaucoup de crédibilité à ce présage.

À partir de là, nous continuâmes à parler sereinement sur les légendes et les croyances et, à un moment, je me rendis compte que le Mentiste s’était tu et qu’il nous avait laissés continuer la conversation pour se replonger dans un profond silence. Je me demandai sérieusement si les Mentistes n’avaient pas par hasard les mêmes coutumes de prière que les say-guétrans.

La nuit commençait à tomber lorsque nous atteignîmes le village suivant, Galvia, qui délimitait la frontière d’Ajensoldra. Je me rappelais qu’à une époque lointaine, ce bourg entouré de remparts et de champs cultivés avait été une petite ville active et pleine de vie. Du moins, c’est ce que m’avait enseigné le maître Yinur. Maintenant, cependant, la terre était sèche et aride et la plupart des maisons étaient abandonnées, excepté celles de la rue principale. L’auberge dans laquelle nous entrâmes ressemblait à un véritable palais, mais, comme je pus le vérifier, la plupart des pièces étaient vides ou avaient été transformées en grands dortoirs pour les voyageurs. Le propriétaire, un humain roux aux yeux très noirs, nous donna la bienvenue et, reconnaissant le cocher et n’ayant pas beaucoup de clients cette nuit-là, il s’assit avec nous pour nous raconter des histoires sur Galvia et se plaindre des dirigeants d’Aefna, qui semblaient avoir abandonné la ville.

— Comme nous sommes à la frontière, peut-être bien qu’ils croient que nous appartenons aux Républiques du Feu ! —plaisanta-t-il, en secouant la tête.

Nous sourîmes et nous écoutâmes avec intérêt les terribles anecdotes, pas toujours très crédibles, que l’on contait sur le Bois Brûlé.

— Justement cette semaine des raendays sont passés à la recherche de jeunes aventuriers qui se sont perdus dans le bois —nous raconta à un moment le tavernier—. Les raendays ne sont pas encore revenus, mais j’espère qu’ils les retrouveront vivants. Apparemment, les jeunes venaient d’Aefna, des jeunes de bonne famille. Quelle idée de vouloir chercher des aventures dangereuses ! —Il soupira—. J’ai moi-même essayé de les dissuader d’y aller et je leur ai raconté ce qui s’est passé il y a cinq ans. Vous ne savez pas ce qui s’est passé il y a cinq ans ? —Nous fîmes non de la tête—. Eh bien, voyez-vous, un jour, on a retrouvé une jeune fille morte dans le bois, saignée jusqu’à la dernière goutte de sang. —Nous frissonnâmes tous—. Les gardes ont dit que c’étaient des vampires. Mais, jusqu’à ce qu’on envoie un spécialiste, chasseur de vampires, un mois avait bien passé, et ces maudits suceurs de sang ont attaqué Gabesh, le bûcheron. Finalement, le chasseur de vampires est venu et il les a tous massacrés, ou du moins, il les a fait fuir, car ils ne sont pas revenus. Ew Skalpaï, il s’appelait —se souvint le tavernier, et j’écarquillai les yeux en entendant le nom de celui qui aurait dû être mon maître de har-kar à Ato—. Je n’ai jamais vu de ma vie un homme aussi terrifiant. Mais, en tout cas, il a tout réglé.

Pour la deuxième fois, je priai ardemment pour que Drakvian ne rencontre jamais cet assassin de vampires.

— Bon ! —déclara le cocher, en reposant son broc vide sur la table. Après tant d’histoires, il était légèrement ivre—. Je vais aller dormir et j’espère ne pas faire de cauchemars avec toutes tes histoires truculentes, Rincart. Chaque fois que je passe par ici, tu ne parles que de vampires, de squelettes, de harpies et ce genre de choses. Et après, ça t’étonne que les voyageurs ne s’arrêtent pas pour visiter la région ! Allez, jeunes gens, allons tous dormir.

Le tavernier nous montra nos chambres. Par la fenêtre de celle où nous entrâmes, Laygra, Aléria et moi, on apercevait, plongé dans les ténèbres, le Bois Brûlé.

— Tu cherches de nouvelles aventures ? —fit ma sœur, moqueuse, en voyant que j’étais restée devant la fenêtre à contempler la vue.

Je soufflai.

— Je cherche plutôt à les éviter —répliquai-je.

Une fois dans le lit, je me mis à penser inconsciemment aux vampires. Et à Drakvian. Nous l’avions laissée seule, là-bas, dans les Souterrains, et je m’aperçus que j’aurais aimé voir apparaître sa chevelure verte et son sourire de vampire. J’espérais qu’il ne lui était arrivé aucun malheur. Cette nuit, j’étais agitée et, pour me tranquilliser, je tendis la main vers Frundis pour écouter sa musique. En percevant ma présence, Frundis se mit à jouer une joyeuse mélodie au piano.

« J’ai terminé la chanson », déclara-t-il, content.

« Laquelle ? », demandai-je.

« Il ne sait même plus laquelle, il en a tant ! », intervint le singe, à moitié endormi.

« Bah, vous vous souvenez de cette chanson épique que je vous avais promise ? Celle qui raconterait l’histoire de Shaedra et de la Fleur de Klanez dans les Souterrains ? », insista-t-il.

« Ah ! », fis-je, surprise. « La chanson dont le titre n’a jamais été résolu. Bien sûr que je m’en souviens. Tu as trouvé un titre ? »

« Évidemment. Sinon, je ne vous la laisserais pas écouter. Elle s’appelle Ballade en terres lointaines. »

J’arquai un sourcil.

« Bon, pourquoi pas ? », répliquai-je. Dans l’expectative, le bâton feignait de s’intéresser à quelques notes de guitare… Je roulai les yeux, amusée. « Oh, grand compositeur, fais-nous découvrir ta chanson sublime ! », l’amadouai-je.

Le bâton laissa échapper un petit rire satisfait et se disposa à nous faire écouter son nouveau chef-d’œuvre. Il conta les évènements survenus dans les Souterrains avec une telle simplicité et un tel réalisme que j’en fus tout émue. Il ne manqua pas d’ajouter quelques fioritures un peu flagrantes, particulièrement lors de la bataille contre les milfides, mais ceci, comme il l’expliqua, était tout simplement “une question d’art”.

* * *

Les jours suivants, nous nous éloignâmes du Bois Brûlé et nous contournâmes les Prairies du Feu pour rejoindre le Chemin de l’Oribe. Les journées étaient toujours chaudes, mais nous observâmes que, le matin, un vent plus froid provenant du nord se faisait sentir. La diligence avança rapidement, jusqu’au jour où, avant l’heure du repas, un cheval commença à boiter et le cocher tira aussitôt sur les brides, alarmé. Comme tout bon Mirlérien, il parlait au cheval blessé comme s’il s’agissait d’un ami saïjit. Il éloigna le cheval des autres et, tout en grognant, il s’appliqua à retirer la pierre qui s’était enfoncée dans son sabot, malgré le fer.

— Oh, mon bon Dinadan —se lamenta-t-il—. Cela doit te faire mal.

Laygra ne put s’empêcher de s’approcher du cocher pour offrir son aide. Il se montra tout d’abord réticent à la laisser soigner son cher Dinadan, mais il changea vite d’avis lorsque ma sœur lui dit qu’elle était guérisseuse et que jusqu’à présent elle s’était occupée principalement de chevaux.

— Laissez-moi regarder sa patte —lui demanda-t-elle.

— Bon. Mais fais attention, jeune fille —l’avertit-il—. Je connais Dinadan. Il n’aime pas les inconnus. Es-tu sûre que tu peux le faire ?

Ma sœur acquiesça et, tandis que le cocher soulevait la patte du cheval, elle s’efforça de moduler son sortilège essenciatique. Aléria, qui, dans sa vie, n’avait jamais soigné que des saïjits, l’observait avec curiosité. Akyn, Murry, Spaw et moi, nous nous assîmes au soleil, nous étirant pour désengourdir nos muscles. Je souris en voyant Syu fouiner entre les arbrisseaux qui couvraient la colline.

D’où nous étions, nous pouvions voir les Prairies du Feu, une étendue de sable et de roche rougeâtre, à peine interrompue par quelques rochers qui s’érigeaient comme des tours. À ce que j’avais entendu dire, seuls quelques nomades les traversaient parfois à la recherche de karsken et ils n’en revenaient pas toujours vivants. Ce n’était pas pour rien que cette plante curative était si chère, pensai-je.

Derrière nous, se dressaient les montagnes d’Acier. Naura la Gobeuse de pommes devait regretter l’Arbre de Jadan, quel que soit l’endroit où Kwayat l’avait cachée maintenant. Inévitablement, je pensai alors que les Rills du Songe et le Labyrinthe étaient tout proches et je fis une grimace en me souvenant de tout ce qui était arrivé il y avait à peine un an. Les gobelins, le troll, les tunnels… Les aventures téméraires, j’en avais eu plus qu’assez, décidai-je, tout en m’allongeant confortablement sur l’herbe. Il ne me restait plus qu’à trouver les grands-parents de Kyissé avec le capitaine Calbaderca et Aryès. Et je me promis qu’une fois cela accompli, je ferais tout pour ne plus avoir d’histoires.

« C’est une sage décision », déclara Syu, tout en remuant la queue et en respirant les odeurs du printemps.

Je souris et je centrai mon attention sur la tâche de Laygra. Après avoir lancé un sortilège essenciatique, elle appliquait maintenant un onguent sur la partie blessée.

— Moi, à votre place, je ne l’attèlerais pas à la diligence —recommanda-t-elle au cocher.

Celui-ci acquiesça, d’un geste impatient, lui laissant comprendre qu’il savait prendre soin de ses chevaux.

— Je te remercie, jeune fille. L’aide d’une magi… d’une celmiste est toujours la bienvenue.

— Ah ! —nous chuchota Spaw, négligemment allongé sur l’herbe sèche—. S’il savait qu’il est entouré de celmistes… Heureusement qu’il y a au moins une personne normale dans le groupe.

Je me frottai le menton.

— Tu veux parler de moi, n’est-ce pas ? —fis-je avec désinvolture, en levant les yeux au ciel.

Le démon s’esclaffa et se leva prestement. Ses yeux noirs souriaient.

— Allons, il est l’heure de manger —déclara-t-il.

8 Un adieu

Nous avions repris le voyage et nous avancions depuis plusieurs heures, le cheval blessé nous suivant d’un trot léger, lorsque nous perçûmes un tonnerre de sabots derrière nous.

— Quel est ce bruit infernal ? —demandai-je et je me mordis la lèvre en m’apercevant que je venais de répéter les paroles de Frundis.

Laygra, près de la portière, sortit la tête et la rentra en haussant les épaules.

— Des cavaliers. Ils viennent au galop. Ils doivent être pressés.

Lorsqu’ils nous dépassèrent, le Mentiste prononça :

— Des raendays.

J’arquai un sourcil en remarquant son ton pour le moins méprisant et j’observai les chevaux passer à vive allure.

— C’est peut-être ceux qui sont partis à la recherche des jeunes perdus dans le Bois Brûlé —réfléchit Murry.

Peut-être bien, me dis-je. Une demi-heure plus tard, nous arrivâmes au village suivant et, comme il restait à peine une heure de soleil et que le cocher s’inquiétait pour Dinadan, nous nous arrêtâmes. L’auberge où nous conduisit le cocher me rappelait beaucoup le Cerf ailé. Elle avait des décorations en bois sur la façade et, à l’intérieur, on percevait la même ambiance… Ou peut-être avais-je cette impression uniquement parce que je désirais revenir à Ato, pensai-je, en me moquant de moi, tandis que nous prenions place à l’une des rares tables libres.

— Les raendays —me murmura Laygra, en s’asseyant à côté de moi.

C’est alors seulement que je remarquai qu’une bonne partie de la taverne était occupée par ces cavaliers raendays qui nous avaient devancés sur le chemin.

— Apparemment, ils n’étaient pas si pressés —commenta Spaw.

Je promenai mon regard sur les visages des confrères. Ils avaient un aspect assez lamentable, un peu comme si, effectivement, ils avaient erré dans un bois pendant des jours. Plusieurs avaient de vieilles cicatrices sur le visage et certains, à voir leurs bandages, devaient avoir subi de récentes blessures. Alors, mon regard s’arrêta sur le visage bandé d’un semi-elfe qui, à cet instant, partait d’un grand rire en entendant la plaisanterie d’un de ses compagnons.

— Que désirez-vous ? —lança la voix du tavernier, près de notre table.

— Une soupe de poireaux, s’il vous plaît —répondit la voix de Spaw.

Quelqu’un me secoua et je poussai un grognement, écartant les yeux du semi-elfe.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Qui regardes-tu ? —me demanda Murry, mal à l’aise—. Tu sais bien qu’on dit que les raendays sont susceptibles. Ne les regarde pas si directement.

Je secouai la tête et, portant de nouveau mon regard sur le semi-elfe, je vis comment celui-ci, alerté par quelque sixième sens, se tournait brusquement vers moi. Et il resta bouche bée.

— Je connais ce raenday —expliquai-je. Et souriant largement, je me levai.

— Quoi ? —fit Laygra, incrédule.

— Shaedra ! —s’exclama Kahisso, en s’approchant à grandes enjambées—. Dieux, quelle surprise !

Son œil droit était recouvert d’un bandage, mais l’autre souriait et brillait d’étonnement. Je ne pus retenir un éclat de rire.

— Franchement, tu as une mine horrible —fis-je.

— Boh, tu fais allusion à cela ? —répliqua le semi-elfe souriant, en indiquant sa tête—. Un petit incident de parcours. En quelques jours, je serai remis —assura-t-il.

Un raenday assis non loin de là éclata de rire en l’entendant.

— Le Guérisseur a heurté de plein fouet une pierre-brûlante —rugit-il, et ses compagnons s’esclaffèrent.

Le semi-elfe prit un air badin.

— Mieux vaut se cogner contre une pierre-brûlante que mettre le bras dans la gueule d’un loup sanfurient, Délad —répliqua-t-il, sur un ton mordant.

L’autre, avec une grimace, jeta un coup d’œil sur son propre bras meurtri tandis que les autres plaisantaient, buvaient et mangeaient, sans tenir compte de leurs blessures. Les jours passés dans le Bois Brûlé n’avaient pas été très agréables, visiblement, et tous semblaient malgré tout joyeux. Des raendays, pensai-je, amusée.

— Eh bien —dit Kahisso, en tournant le dos à ses compagnons—. Comment se fait-il que tu sois si près d’Aefna ? Kirlens m’a dit que tu étais partie à Kaendra et qu’après tu avais disparu.

— J’ai disparu —affirmai-je tranquillement—. Mais je suis revenue à Ato après un bref séjour dans les Souterrains.

— Et maintenant, nous retournons à Ato, après un bref séjour sur l’Île Boiteuse —fit Spaw, moqueur.

Kahisso détourna son œil libre de moi pour le poser sur le démon et sur mes compagnons.

— Eh bien, eh bien —prononça-t-il—. Ce sont tes compagnons de voyage, Shaedra ?

— Ouaip —approuvai-je—. Lui, c’est Spaw. Et eux, ce sont Aléria, Akyn, Laygra et Murry.

— Enchanté —fit le semi-elfe, en les saluant de la main.

Ce n’était pas la première fois que j’observais que Kahisso semblait avoir oublié les saluts habituels d’Ato, mais je pensai alors combien la vie actuelle du fils de Kirlens était différente de celle de son enfance pagodiste. Par combien de villes, villages, déserts et montagnes avaient bien pu passer Kahisso, Djaïra et Wundail dans leur vie agitée ? Avec une telle vie, c’était normal qu’il oublie la culture d’Ato.

Soudain, Murry se leva d’un bond.

— Mais… je te connais ! —s’écria-t-il, stupéfait—. Tu es Kahisso. Je t’ai vu il y a quatre ans dans les Hordes quand…

Kahisso souffla et se mit à rire.

— Ah, c’est vrai ! Si tu ne me l’avais pas dit, je ne m’en serais pas rappelé —admit-il—. Shaedra m’a raconté que vous étudiez à l’académie de Dathrun. Je vois que toute la famille s’est enfin réunie.

— Oui, il ne manque que l’oncle —marmonna Spaw, badin.

En l’entendant, le semi-elfe fronça les sourcils, intrigué.

— Lénissu… Il est toujours en vie, alors ?

— Il était toujours en vie la dernière fois que je l’ai vu —répliquai-je, amusée—. Mais, avec la chance qu’il a, il a bien pu mourir et ressusciter au moins trois fois, après avoir traversé quelque monolithe.

Kahisso esquissa un sourire et m’indiqua la porte.

— Sortons nous promener un peu. Je suis sûr que nous avons beaucoup de choses à nous raconter. Et malheureusement, demain nous partirons tous très tôt, avant que vous ne soyez levés, probablement.

— Pourquoi êtes-vous si pressés ? —demandai-je, tout en saluant les autres et en suivant le semi-elfe vers la sortie.

— Notre mission dans le Bois Brûlé ne devait pas durer si longtemps —expliqua-t-il, tandis que nous sortions sous le ciel du crépuscule—. Nous étions déjà censés travailler pour une autre personne et notre kaprad ne pardonne pas.

Je l’observai, stupéfaite.

— Tu vas continuer à travailler alors que tu es blessé ?

Une étrange ombre passa dans le regard de Kahisso.

— Ma blessure va guérir en un rien de temps. Je suis guérisseur, tu te souviens ? Comme tu as pu l’entendre, on me surnomme même le Guérisseur. Et j’ai besoin de continuer à travailler.

Je perçus une pointe d’obstination dans sa voix et je fronçai les sourcils.

— Où sont Djaïra et Wundail ? —demandai-je—. Je ne les ai pas vus à la taverne.

— Ils vont bien —répondit Kahisso.

Il se mit à marcher dans la rue et je le suivis. Il était évident qu’il me cachait quelque chose, mais je respectai son silence et je commençai à lui raconter mon aventure dans les Souterrains et le sauvetage d’Aléria et d’Akyn. Les ombres finirent pas noyer complètement la petite place du village.

— Et… maintenant, nous retournons tous à Ato —fis-je, en m’asseyant sur un muret—. Nous avons parcouru toute la Terre Baie, et finalement, nous n’avons tué aucun dragon ni trouvé aucun trésor, mais, au moins, nous sommes toujours vivants —relativisai-je.

Kahisso rit, en secouant la tête.

— Tu es en passe de devenir une véritable raenday, Shaedra —me complimenta-t-il.

Je levai les yeux au ciel et je demandai :

— Et toi ? —Comme il haussait les épaules, sans paraître vouloir raconter grand-chose de sa vie agitée, j’ajoutai prudemment— : J’ai appris que tu t’étais fâché avec Kirlens.

Kahisso agrandit légèrement l’œil et je vis passer sur son visage une douleur fugitive.

— Se fâcher n’est pas le mot exact —dit-il—. Et de toutes façons, lui, il n’a jamais compris.

— Tu veux parler de ta décision d’être un raenday ? —chuchotai-je—. C’est pour ça que vous vous êtes fâchés ?

Le semi-elfe me regarda dans les yeux.

— Nous ne nous sommes pas fâchés —insista-t-il—. Nous avons simplement discuté. Et nous avons décidé de ne plus nous revoir.

Je demeurai pétrifiée.

— Quoi ?

Kahisso leva les mains pour me faire taire, mais j’étais si surprise que les mots restaient bloqués dans ma gorge.

— Les choses sont ce qu’elles sont —déclara-t-il—. Il me renie et je le renie, même si nous nous aimons toujours. Djaïra m’avait déjà averti que cela finirait par arriver. Tu sais bien que Kirlens n’a jamais supporté que son fils… —Il inspira profondément et il porta la main au pommeau de son épée comme pour se donner du courage—. Je suis un raenday et j’accepte tous les inconvénients de ce travail. C’est mon mode de vie.

Je le contemplai quelques instants, devinant que la séparation avec son père avait été plus dure que ce qu’il laissait paraître. Nous demeurâmes un moment silencieux, assis sur la place, face à l’auberge bruyante. Les voix nous parvenaient éteintes et lointaines.

Franchement, je ne comprenais pas comment Kirlens et Kahisso avaient pu en arriver à la conclusion qu’il valait mieux qu’ils ne se revoient pas, pensai-je, bouleversée. Tous deux avaient bon cœur. Mais ils avaient un caractère trop différent et, en même temps, ils partageaient le même entêtement. Je soupirai et je me tournai vers Syu, assis à côté de moi sur le muret.

« Je crois que je n’arriverai jamais à comprendre les actes des saïjits, et pourtant je les connais depuis toujours », lui avouai-je.

Le singe haussa les épaules. Pour lui, il était clair que les actes stupides, entre saïjits, n’avaient rien d’étonnant.

— J’aimerais te demander une faveur —dit soudain Kahisso, en brisant le silence.

J’arquai un sourcil.

— De quoi s’agit-il ?

— Pourrais-tu… répéter à Kirlens les paroles que je vais te dire ?

— Bien sûr… j’essaierai de ne pas les oublier —assurai-je en souriant.

Le semi-elfe fit une moue amusée qui devint rapidement méditative.

— Dis-lui simplement que… —Il marqua une pause tandis que je l’observai, suspendue à ses lèvres—. Dis-lui que je regrette.

Il se tut, sans rien ajouter, et je souris malgré son expression grave.

— Je crois que j’arriverai à m’en souvenir —lui promis-je.

Kahisso me regarda et, inopinément, il sourit lui aussi et porta son poing à sa poitrine. Tout signe de souffrance s’était évanoui.

— Qui aurait dit que la petite sauvage que j’ai recueillie dans ce village perdu deviendrait une charmante terniane au cœur si généreux —prononça-t-il.

Je m’empourprai tandis qu’il se levait et m’ébouriffait affectueusement les cheveux.

— Tu ne reviendras jamais à Ato ? —demandai-je, en me levant à mon tour.

Kahisso haussa les épaules.

— Je ne peux pas l’assurer. Mais la Terre Baie est vaste. Des années peuvent passer avant que nous nous revoyions.

Je roulai les yeux et tentai de dissimuler la peine que me causaient ses paroles.

— Rien de nouveau sous le soleil, alors —dis-je et j’hésitai avant d’ajouter— : Je te regretterai.

Le raenday sourit.

— Un aventurier ne doit jamais rien regretter, à part son épée —répliqua-t-il et il sourit, en ajoutant— : En théorie. —Il leva une main théâtrale et prononça comme s’il s’agissait d’une bénédiction— : Honneur, Vie et Courage, Shaedra.

Je secouai la tête, émue, et nous nous dirigeâmes vers l’auberge. Le matin suivant, je me réveillai alors que le ciel était encore noir comme l’encre d’Inan. J’entendis un lointain tonnerre de sabots et je me précipitai vers la fenêtre en silence. Je m’assis sur le rebord, sentant mes yeux se remplir de chaudes larmes. Au revoir, Kahisso, fils de Kirlens, pensai-je. J’ignorais pourquoi, j’avais la sensation que je ne le reverrais jamais.

9 La Belle Ville

Le calme du voyage au sud des Montagnes d’Acier se transforma en cris, grincements de charrettes et claquements de sabots ; de part et d’autre de la route, des paysans travaillaient la terre sous un soleil de plomb. Lorsque nous arrivâmes à Aefna, notre cocher se lança dans une altercation verbale avec un commerçant qui conduisait une énorme charrette remplie de légumes. Assis sur le banc de la diligence, le Mentiste avait la mine sombre, je ne sais si parce que le cocher ne parvenait pas à avancer sur la large Place de Laya, encombrée de charriots et d’étales, ou pour quelque autre mystérieuse raison.

Quant aux autres, nous nous agitions, inquiets, désireux de descendre enfin de la carriole et de dégourdir nos muscles ankylosés. Mais nous ne pûmes mettre pied à terre que lorsque le cocher arrêta finalement ses chevaux dans la Cour des Transports. « Bienvenus à Aefna » annonçait une pancarte fixée à l’entrée.

— Diables, compagnons ! —s’écria le cocher, alors que trois confrères charretiers venaient le rejoindre—. Devinez ce qui m’est arrivé. Mon cheval est blessé. Vous vous rappelez que je vous ai écoutés et que j’ai fait ferrer mes chevaux chez ce forgeron d’Aefna ? Maudits Aefniens.

Ses compagnons aefniens accueillirent sa diatribe en riant et, tandis que l’un d’eux nous indiquait la sortie et nous demandait si nous avions besoin d’aide ou d’un guide, le cocher continua à tempêter contre ce malheureux forgeron. Après avoir demandé quand était prévue la prochaine diligence pour Ato, nous nous éloignâmes et bientôt les plaintes du Mirlérien se perdirent dans le brouhaha de la rue. Le Mentiste avait déjà disparu sans même nous dire adieu.

— Bon —dit Murry—. Nous devrons attendre demain pour partir pour Ato. Pour le moment, cherchons une bonne auberge.

J’essayais de me souvenir du nom de l’auberge où avaient logé Dolgy Vranc et Déria pendant le Tournoi, lorsque Laygra intervint :

— J’ai une idée. Pourquoi n’allons-nous pas chez les parents de Rowsin prendre des nouvelles d’elle et d’Azmeth ? Je serais heureuse de les revoir. En plus, ils sauront sûrement nous indiquer une bonne auberge où dormir sans avoir de mauvaises surprises.

— Tu crois qu’ils sont encore à Aefna ? —demanda notre frère, l’air peu convaincu.

— C’est fort possible. Ils avaient l’intention de monter un magasin de magaras domestiques.

Nous nous engageâmes sur la place de Laya et nous suivîmes Laygra dans la partie ouest de la capitale. Akyn avait déjà vu Aefna étant petit, mais c’était la première fois qu’Aléria foulait ses rues et ses portiques et pouvait admirer la cité qu’en Ajensoldra certains surnommaient la Belle Ville. L’elfe sombre jetaient des coups d’œil curieux autour d’elle et, lorsque nous arrivâmes devant le quartier général, je le lui indiquai.

— C’est là qu’on m’a arrêtée —fis-je, avec un petit sourire théâtral—. Quels souvenirs !

— Ta cellule te manque, n’est-ce pas ? —me lança Akyn, railleur.

— Tu as deviné —avouai-je, avec une moue faussement nostalgique.

Akyn et moi, nous sourîmes jusqu’aux oreilles ; Aléria secoua la tête et, feignant l’exaspération, elle nous sermonna :

— Vous devriez montrer plus de respect pour la garde d’Aefna ou vous pourriez bien terminer tous les deux dans cette fameuse cellule.

Akyn leva l’index et il était apparemment sur le point de faire une remarque d’une extrême perspicacité quand nous entendîmes soudain ma sœur s’exclamer :

— Ooh !

Elle venait de s’arrêter devant une vitrine remplie de vêtements et, mon frère et moi, nous soupirâmes, affligés, tandis qu’elle tendait fébrilement le cou pour mieux voir l’intérieur du magasin. Je poussai un gémissement exagéré.

— Cela me rappelle trop l’Aberlan de Dathrun —me plaignis-je—. Allons-nous-en vite d’ici avant qu’elle n’ait l’idée d’entrer dans cet antre… Ah ! —dis-je alors, en les faisant tous sursauter—. Voici l’auberge que je cherchais : Les trois voiles. —Je fronçai les sourcils—. Je ne me souvenais plus qu’elle se trouvait dans cette rue-là. Mais c’est une bonne auberge, avec des prix raisonnables. Et si nous nous installions d’abord et que nous allions voir les parents dont parle Laygra après, qu’en pensez-vous ?

Tous semblèrent être d’accord. Nous arrachâmes Laygra à sa contemplation et nous entrâmes dans l’auberge où le tavernier s’occupa tout de suite de nous et s’empressa d’appeler son fils pour qu’il nous conduise dans nos chambres. Une fois installés, il s’avéra qu’excepté Laygra, personne n’avait envie de sortir. Ma sœur marmonna entre ses dents, mais elle haussa les épaules et décida de partir seule à la recherche de Rowsin et d’Azmeth. Et finalement Murry finit par l’accompagner.

Les autres, nous nous contentâmes de faire plusieurs parties de kiengo avec un jeu de cartes de la taverne ; cependant, Aléria et Akyn, qui n’étaient pas de grands joueurs, s’en furent rapidement se coucher, épuisés par le voyage. La taverne commençait à être plus calme à cette heure.

Spaw, assis de l’autre côté de la table, s’amusait à mélanger les cartes. Ses yeux noirs avaient l’air songeurs.

— Je vais aller voir Lu —déclara-t-il.

J’acquiesçai de la tête. Cela ne me surprenait pas.

— Dis-lui bonjour de ma part. Et remercie-la pour tout ce qu’elle a fait pour Kyissé.

Spaw cessa de brouiller les cartes et m’adressa un sourire sincère.

— Je n’y manquerai pas. Je suppose que tu dois être fatiguée par le voyage. —Après une légère hésitation, il se leva et la chaise grinça—. Bonne nuit, Shaedra. —Il sourit de nouveau, en ajoutant— : Garde-toi de tomber dans un puits.

Je lui rendis son sourire.

— Ne te tracasse pas. Cette nuit, je dormirai comme l’eau dans un lac —lui promis-je.

Quelques minutes seulement après avoir vu disparaître sa cape verte par la porte, je pensai que Spaw avait voulu m’inviter à l’accompagner chez Lunawin. Je soupirai. Parfois, les subtilités des démons m’échappaient complètement, me dis-je, tandis que je ramassais les cartes pour les rendre au tavernier.

* * *

À peine installée dans le lit, je commençai à rêver que je me réveillais sur une immense tour et qu’une violente rafale de vent tentait de me projeter dans le vide. Je luttais contre elle en faisant des pirouettes comme si je pouvais freiner mon terrible destin. Alors, Aryès apparaissait au milieu de la brume et me souriait.

— Tu ne tomberas pas —me disait-il et il me tendait une main. Il était sur le point de me sauver quand un soudain tourbillon d’air l’emporta loin de moi et de la tour… Alors, je me réveillai en entendant un cri bien réel et je me redressai brusquement.

La chambre était dans le noir, mais un rayon de Lune passait à travers les rideaux. Aléria s’était assise sur son lit en même temps que moi et, toutes deux, nous nous tournâmes vers Akyn, alarmées. L’elfe noir, recroquevillé dans son lit, se tenait la tête à deux mains, murmurant tout seul, l’air tourmenté. Je demeurai pétrifiée, sans savoir quoi faire, tandis qu’Aléria se précipitait vers lui. Elle lui prit doucement les mains, pour essayer de le calmer.

— Nooon… —gémit Akyn. Il avait les yeux exorbités, entouré sans doute de terribles fantasmes que lui seul voyait.

— Akyn ! —s’écria Aléria. Elle se tourna vers moi, tremblante—. S’il te plaît, Shaedra… peux-tu nous laisser un moment ?

Je les contemplai quelques secondes, hébétée. Le cœur glacé, j’acquiesçai en silence. J’enfilai les bottes twyms, je pris ma cape grise, je saisis Frundis et je me dirigeai vers la porte.

« Syu », appelai-je.

Le singe s’étira et s’empressa de grimper sur mon épaule.

« Où va-t-on ? », demanda-t-il, à moitié endormi.

Je refermai la porte et je m’éloignai dans le couloir sans faire de bruit.

« Je ne sais pas », admis-je. « Mais nous allons les laisser seuls un moment. »

Ne voulant pas passer par la porte principale de l’auberge, je sortis par une fenêtre et je me laissai glisser du toit jusque dans la rue. Spaw était parti voir Lu et il ne reviendrait pas avant l’aube. Quant à Laygra et Murry, ils devaient probablement dîner avec Rowsin et Azmeth et j’espérai qu’ils ne rentreraient pas avant qu’Akyn ne se soit remis. J’inspirai profondément l’air nocturne et je commençai à marcher dans les rues désertes. Et dire que j’avais pensé qu’Akyn avait réussi à surmonter les souvenirs de cette île… Je secouai la tête tandis que j’observais les rayons de la Lune baigner les toits et les pavés de sa lumière froide. Je regrettais de ne pas pouvoir aider Akyn et, en même temps, je préférais ne pas imaginer tout ce qu’il avait pu subir.

« L’imagination est parfois très traîtresse », approuva Syu.

Je souris en le voyant bâiller et je fis une moue espiègle.

« Et si nous faisions une course ? Qu’en dis-tu ? », proposai-je.

Aussitôt, le singe gawalt se réveilla tout à fait.

« Le premier arrivé au sommet de cette maison gagne », décida-t-il, en indiquant un grand édifice avec de nombreux toits.

L’instant d’après, nous grimpions agilement colonnes, poutres et balcons pour atteindre le faîte. Frundis nous encourageait avec une mélodie rapide de guitares. Je poussai une exclamation mentale en voyant que Syu l’emportait d’un cheveu.

« Ah, ah ! », fit le singe, en se pavanant sur le haut du toit. « Il te reste encore beaucoup à apprendre de moi », déclara-t-il.

Je plissai les yeux et j’allais répliquer, mais en voyant sa moue comique et sa prestance d’empereur iskamangrais, je me contentai de laisser échapper un petit rire et de m’asseoir confortablement sur les tuiles.

Nous demeurâmes un moment, là, à contempler la Lune en silence. La Gemme commençait à peine à pointer ses ténus rayons bleus au travers des nuages de l’Est. Il ne devait pas encore être minuit. Pendant quelques minutes, tout ce qui était arrivé ces derniers mois me revint à l’esprit. Même si Aléria retrouvait enfin sa mère et qu’Akyn et elle retournaient à la Pagode, rien ne pourrait plus être comme avant, pensai-je avec une certaine amertume. Mais, en même temps, rien ne pouvait jamais être comme avant, raisonnai-je alors. De même que je parvenais mieux que quiconque à m’abstraire de toutes mes préoccupations, Akyn devrait apprendre à oublier ses cauchemars. Petit à petit, mes pensées se diluèrent et s’apaisèrent et, finalement, je secouai la tête.

« Rentrons », déclarai-je. Je me désengourdis et je me préparai à descendre. Syu, affectionnant plus les montées que les descentes, grimpa sur mon épaule et, quelques instants plus tard, nous atterrîmes silencieusement dans une ruelle.

Quelques minutes à peine s’écoulèrent avant que je ne m’aperçoive que quelque chose ne tournait pas rond. Quelqu’un me suivait. Alertée, je continuai à avancer jusqu’au moment où j’entendis que les pas se rapprochaient beaucoup trop. Alors, je saisis Frundis et je fis face à une silhouette encapuchonnée qui s’arrêta à quelques mètres de moi.

— Tu me suis —l’accusai-je.

Je penchai la tête sur le côté en voyant qu’elle ne sortait aucune arme. La silhouette ne semblait pas très agressive. Peut-être que je devenais trop méfiante…

— Bonjour, Shaedra —murmura la silhouette. J’agrandis les yeux, intriguée. Sa voix me disait quelque chose, mais je ne parvenais pas à la reconnaître. Elle avança d’un pas—. Si tu veux bien baisser ce bâton…

Je plissai les yeux, mais j’obéis et appuyai Frundis contre les pavés avec un bruit sec.

— Qui es-tu ? —demandai-je.

La silhouette leva une main et écarta un bref instant sa capuche. C’était un saïjit très laid. Un esnamro.

— Neldaru ? —marmottai-je.

L’Ombreux acquiesça de la tête, en rajustant sa capuche et en s’approchant de moi.

— Viens avec moi et je t’expliquerai tout. Tu es recherchée.

Je fronçai le nez.

— Recherchée ? —répétai-je, sceptique—. Par qui ?

Les yeux humains de l’esnamro me regardèrent fixement.

— D’autres Ombreux —expliqua-t-il—. Quelqu’un a laissé sans protection une lettre remplie d’accusations contre plusieurs Nohistras et le Djirash des Ombreux —prononça-t-il tout bas—. Cette lettre, le Nohistra d’Ato l’a lue et, maintenant, son auteur est recherché dans tout Ajensoldra.

Ses paroles me laissèrent confuse quelques secondes. Une lettre… Quelle lettre ? Alors, je compris et je sentis que mon cœur se mettait à battre la chamade. Cette lettre… c’était la lettre destinée à Neldaru et écrite par Lénissu, que je croyais avoir laissée en lieu sûr, dans la boîte de tranmur, entre les mains de Kirlens… J’eus l’impression que tout le sang se précipitait dans mes veines. Je brûlai de honte. Se pouvait-il que Kirlens ait dévoilé la lettre ? À moins que ce ne soit Wiguy. Ou Taroshi. Ou n’importe quelle autre personne. Je sentais ma respiration s’interrompre par à-coups.

— Viens —dit Neldaru Farbins—. Ne restons pas là.

— Dieux —murmurai-je—. Où est Lénissu ?

— Je ne le dirais pas même à Éladar en personne —répliqua Neldaru. Il allait me tirer par le bras pour me faire avancer, quand, soudain, nous vîmes plusieurs ombres apparaître dans la ruelle—. Non —laissa échapper l’esnamro. Il semblait plus surpris que moi—. Ce n’est pas possible. —Il me poussa—. Cours !

À une vitesse époustouflante, l’Ombreux dégaina son cimeterre et attesta le premier coup à une silhouette noire masquée qui réagit à temps pour parer l’attaque. Consternée, étourdie, je reculai de quelques pas, me demandant que diables il se passait. Les Ombreux recherchaient Lénissu et, pour quelque raison, ils avaient décidé de rechercher aussi sa nièce. Pourvu qu’ils ne soient pas au courant de l’existence de Laygra et Murry, espérai-je. Je sautai sur un tonneau vide et j’évitai le bras tendu d’une des personnes masquées qui venaient de l’autre côté de la rue. Je fis un autre bond et je m’agrippai à une poutre extérieure avant de me hisser prestement sur le toit.

Neldaru, pensai-je, en me retournant d’un coup. Pourquoi ne fuyait-il pas ? Je me tapis, en sentant que tout mon corps tremblait de peur et de confusion. Syu se cramponnait à moi, alarmé. Neldaru donna un coup de pied à un Ombreux et il jeta un regard vers le toit.

— Cours ! —me cria-t-il.

J’obéis malgré moi. Que feraient-ils à Neldaru s’ils arrivaient à l’attraper ? Je préférais ne pas y penser. Je poussai une exclamation en perdant l’équilibre et je glissai sur le toit vers le vide. Je m’agrippai juste à temps au bout du toit et je marmonnai tout bas. Pourquoi diables avais-je décidé de fuir par les toits ?, me lamentai-je. De ce côté de l’édifice, quatre mètres au moins me séparaient du sol. Des bruits de pas précipités se rapprochaient.

« Sois une gawalt ! », me dit le singe sur un ton pressant. « Saute et cours ! »

Je pris une inspiration et je sautai, en me propulsant vers le bord d’une fenêtre. Je dérapai de nouveau et je plantai désespérément mes griffes dans le mur, pour freiner ma chute brutale. J’eus l’impression que j’allais perdre toutes mes griffes. Je m’effondrai sur le sol, mais je me relevai d’un bond, indemne. Qui sait pour combien de temps : des ombres apparaissaient déjà au coin de la rue… Je restai paralysée en m’apercevant d’un détail. La ruelle était une impasse. Je laissai échapper un juron et je levai les yeux vers le bâtiment contigu, en me demandant si j’aurais le temps de fuir par là. Non, décidai-je, en cherchant une autre issue. Ce mur n’avait ni fissures ni fenêtres…

— Halte —me dit une silhouette, en s’approchant à grandes enjambées dans l’obscurité de la ruelle.

Neldaru n’était pas avec les gens masqués. Avait-il réussi à fuir ?

— Halte —répéta l’Ombreux—. Cela ne sert à rien d’essayer de t’enfuir. Tu es une Hareldyn, nièce de Lénissu Hareldyn, n’est-ce pas ?

Ses paroles me parvenaient comme lointaines, concentrée comme je l’étais à trouver une échappatoire. L’homme masqué soupira, exaspéré par mon silence.

— Comme tu dois le savoir, ton oncle a été déclaré traître à la confrérie. Nous voulons te poser des questions sur lui et sur ton rôle dans cette affaire, si tu en as un. À ta place, je me rendrais sans résister —insista-t-il.

J’empoignai Frundis et, aussitôt, je me fondis dans les harmonies, m’enveloppant d’ombres. Je remarquai que certains ombreux reculaient, surpris. Je marquai une pause, hésitante : que valait-il mieux ? Me rendre et essayer de m’échapper après ou essayer de fuir tout de suite ? Je serrai Frundis avec plus de force et le bâton remplit mon esprit de roulements de tambours.

— Mon oncle n’est pas un traître —rugis-je.

J’entendis soudain un bruit derrière moi et je n’y pensai pas à deux fois avant de réagir. J’effectuai un rapide mouvement de bâton et je frappai. Une exclamation de douleur retentit dans l’obscurité.

— Arrg… Shaedra… !

J’écarquillai les yeux en reconnaissant la voix. Wanli ! Je réprimai mon envie de me frapper moi-même avec le bâton.

— Merci de nous faciliter la tâche, jeune terniane —prononça celui qui semblait diriger le groupe. Plusieurs des attaquants masqués s’esclaffèrent—. Wanli San —fit-il—, tu es tombée très bas. Soyez sur vos gardes, tous. Peut-être que d’autres rôdent aux alentours.

Il s’approcha de moi prudemment, brandissant son épée.

— Tu vas nous accompagner voir le Nohistra sans faire d’esclandre. Toi et Wanli San.

Entourée d’Ombreux armés et entraînés, que pouvais-je faire ? Les yeux embués, je replaçai Frundis dans mon dos et je m’agenouillai auprès de Wanli.

— Wanli, je ne voulais pas…

— Shaedra. Je crois que tu m’as cassé une côte —grogna l’elfe de la terre.

Sans avertir, je m’effondrai et mes yeux se remplirent de larmes.

— Je suis une calamité —sanglotai-je, en inspirant bruyamment—. Par ma faute, Lénissu a maintenant tous les Nohistras contre lui. Et, en plus, je t’ai cassé une côte…

Ma voix se brisa. L’elfe me donna quelques petites tapes sur l’épaule et elle me prit par le bras.

— Allons. Aide-moi à me relever.

Je l’aidai, les joues brûlantes. À l’instant où nous nous redressions, nous entendîmes une détonation semblable à celle causée par un feu d’artifice. Quelques secondes plus tard, tout se transforma en un chaos. J’aperçus des silhouettes armées à l’entrée de l’impasse. Wanli poussa un soupir.

— Il était temps. Ce sont des amis —me murmura-t-elle à l’oreille—. Nous sommes sauvées.

Je n’en étais pas si sûre. Les Ombreux masqués s’empressèrent de sortir de la ruelle pour s’en prendre à leurs attaquants.

— Quatre saïjits ne peuvent lutter contre une dizaine d’Ombreux —marmonnai-je. Et alors, j’eus une idée fantastique : le petit sachet d’Ahishu avec les grains de fumée. Il m’en restait encore un certain nombre. J’en pris une poignée et je les jetai avec force dans la ruelle. L’Ombreux masqué qui m’avait tenue à la pointe de son épée se douta tout de suite de quelque chose, mais trop tard : en quelques secondes, toute la ruelle était pleine de fumée.

— Ça alors —fit Wanli, incrédule.

Je nous entourai précipitamment d’harmonies.

— Par ici —sifflai-je, en l’aidant à avancer.

— Maudits celmistes ! —s’écria une voix—. Placez-vous dans la ruelle. Qu’ils ne s’échappent pas !

Mais ses hommes ne voyaient rien et ne savaient pas où nous étions. Avançant à tâtons et avec quelques heurts, nous nous dirigeâmes vers la sortie de la ruelle, où nous tombâmes sur des ombres vagues qui nous coupaient le passage.

« À l’attaque ! », s’exclama Frundis, avec une musique chaotique et triomphale.

Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant que le bâton semblait enfin complètement remis de son humeur sombre. Je pris de l’élan et j’assenai deux coups précis contre les ombreux masqués avant qu’ils ne nous voient. Tandis qu’ils tombaient avec des cris étouffés, je renforçai mon sortilège harmonique et sans lésiner, je jetai les derniers grains de fumée. Un épais nuage grisâtre s’étendit rapidement dans la rue. Les chocs entre épées s’étaient interrompus, mais on continuait à entendre des exclamations et des grognements. Nous avancions en nous éloignant du centre du nuage, lorsqu’une ombre apparut devant nous et s’arrêta net.

— Miyuki ! —s’exclama Wanli, courbée à cause de la douleur—. Dis aux autres de se retirer.

L’elfe noire approuva de la tête et, sans un mot, elle disparut dans le brouillard.

— C’est incroyable que la garde ne soit pas encore arrivée —m’émerveillai-je, tout en soutenant Wanli comme je le pouvais.

— Pas si incroyable —répliqua amèrement l’elfe de la terre—. Il suffit d’avoir un Ombreux comme capitaine de la garde. Fichons le camp d’ici —déclara-t-elle.

10 Flammes traîtresses

Wanli me guida au travers des ruelles étroites d’Aefna, faisant une infinité de détours pour rejoindre un grand édifice de plusieurs étages situé non loin de la colline du Sanctuaire. C’était une pension pour pèlerins et autres voyageurs, compris-je.

Évitant l’entrée principale, nous grimpâmes par le vieux toit des étables. Nous marchâmes prudemment entre des tuiles manquantes et des rafistolages de métal jusqu’à atteindre une fenêtre que venait d’ouvrir une silhouette à l’intérieur. Avec appréhension, je rentrai et je plissai les yeux, en essayant de m’habituer à l’obscurité.

— Vous en avez mis du temps —murmura une voix.

Wanli grogna et referma la fenêtre.

— Au début, je croyais qu’ils nous suivaient —s’excusa-t-elle.

J’arquai un sourcil et je vis enfin se profiler à la lumière de la Lune et de la Gemme les visages de Neldaru et de Keyshiem.

— Wanli… qu’est-ce qui t’arrive ? —demanda ce dernier, en voyant que l’elfe avançait un bras pressé contre son ventre.

Je m’empourprai et j’allais expliquer ce qui s’était passé quand l’elfe répondit, en se redressant :

— Je me suis cognée contre quelque chose. Rien de grave —assura-t-elle.

Je fus sur le point de protester, mais Wanli posa une main sur mon épaule, me sommant silencieusement de me taire. Était-ce vraiment si terrible d’avoir administré un coup de bâton à une amie ?, me demandai-je, rouge comme un dragon rouge. Heureusement, la chambre était trop sombre pour que l’on puisse voir la couleur de mon visage.

— Bon… Nous verrons si nous pouvons trouver un guérisseur —fit Keyshiem—. Les autres ont tous réussi à échapper avec à peine une égratignure. Cette fumée, ça a été un vrai miracle. C’est toi qui l’as invoquée, n’est-ce pas ? —me dit-il, très impressionné.

— Euh… Ce n’était pas une invocation —avouai-je—. C’étaient des magaras.

— Hum. En tout cas, tu as évité que nous versions du sang dans les rues, cette nuit —me félicita-t-il—. Cela aurait été problématique. Je suppose que tu dois avoir beaucoup de questions à nous poser. Comme nous à toi.

Je les regardai tous les trois, confuse.

— À moi ?

Keyshiem acquiesça et s’assit par terre, nous invitant à en faire autant.

— Nous savons que Lénissu travaillait de l’intérieur pour discréditer les Nohistras. Lui, il le niait, mais tous ses actes allaient dans ce sens. Et, de fait, certaines des preuves qu’il possède contre les Nohistras semblent réellement véridiques. Même certains Ombreux commencent à douter de la décence de leurs dirigeants. Et d’autres recherchent Lénissu, mais pas pour le tuer, comme le prétend le Nohistra d’Aefna, sinon pour tirer profit de ces preuves qu’il a l’air d’avoir.

J’avalai de travers et je toussai.

— Le tuer ? —répétai-je faiblement.

L’humain haussa les épaules.

— Pour le moment, Lénissu est le seul à détenir ces preuves, supposément. Et certains veulent les détruire.

Je plissai les yeux.

— Supposément ? —répétai-je—. Alors, vous aussi, vous connaissez ces preuves.

Neldaru fit non de la tête. La Lune baignait de lumière son visage d’esnamro.

— Nous ne les connaissons pas. Lénissu n’a jamais rien voulu nous révéler.

— Pour nous protéger, à ce qu’il a dit —soupira amèrement Wanli.

Il y eut un bref silence. Alors comme ça, les amis Ombreux de Lénissu non plus ne connaissaient pas ses secrets si bien gardés. Je soupirai. Ce n’était pas étonnant, venant de Lénissu.

Keyshiem se racla la gorge.

— Par contre, nous avons des doutes sur si, toi, tu en sais davantage sur tout ça —déclara-t-il.

Je le regardai, perplexe.

— Moi ?

Les trois Ombreux rivèrent sur moi des yeux scrutateurs.

— Moi, je ne sais rien —me défendis-je—. Lénissu m’a laissé la lettre. Mais je ne l’ai pas lue.

Je remarquai un léger geste incrédule de la part de Keyshiem.

— Où as-tu laissé cette lettre ? —s’enquit Wanli.

Ses questions me rendaient de plus en plus nerveuse.

— Au… Cerf ailé —répondis-je—. Dans la boîte de Lénissu.

Un bref échange de regards me fit comprendre que je ne leur révélais rien.

— Comment expliques-tu que cette lettre se soit retrouvée entre les mains de Dansk Alguerbad ? —demanda Neldaru.

J’avalai difficilement ma salive, convaincue que tout ce qui était arrivé avec la lettre était dû à ma stupidité magistrale.

« Qui diables a bien pu sortir cette lettre de la boîte ? », me lamentai-je en m’adressant à Syu.

Le singe me prit une mèche et se mit à la tresser pour se tranquilliser.

— Comment t’es-tu débrouillée pour que le Nohistra d’Ato voie cette maudite lettre ? —insista Keyshiem en voyant que je ne répondais pas.

Ses yeux humains me foudroyaient, exigeant une réponse. Je détournai le regard et je tentai de maîtriser ma voix.

— Je n’en sais rien —admis-je—. Je… je ne suis pas retournée à Ato depuis le début du mois de Saneige.

Et si j’avais emporté la lettre, peut-être aurait-elle terminé au fond de l’océan, complétai-je pour moi-même. Mais peut-être aurait-il mieux valu que personne ne la lise, vu que le contenu, quel qu’il soit, avait soulevé tant de passions…

— Ceci remonte à plusieurs mois —réfléchit Neldaru, interrompant mes pensées.

Tous trois m’observaient, avec impatience.

— Qu’as-tu fait durant tout ce temps ? —demanda Keyshiem.

Je compris ce qu’il insinuait et je secouai la tête.

— Mon absence d’Ato n’a rien à voir avec les Ombreux —assurai-je.

— Et avec quoi, alors ? —répliqua Wanli—. Comment veux-tu que nous te croyions, Shaedra ? —J’ouvris la bouche, sans savoir quoi dire, et elle poursuivit— : Tu dois nous dire toute la vérité. Nous ne savons pas avec certitude ce que contient cette fameuse lettre, mais Lénissu nous a assuré que, dedans, il donnait toutes les pistes pour qu’une autre personne puisse trouver les preuves s’il s’en donnait la peine. Il nous a aussi parlé d’un accord secret avec des confréries d’assassins. Dans cette affaire, le Djirash serait impliqué. Or le Djirash vit à Mirléria.

J’agrandis les yeux.

— Je ne le savais pas —répondis-je.

Keyshiem roula les yeux.

— Peut-être —concéda-t-il.

Je fronçai les sourcils, exaspérée par l’incrédulité des trois Ombreux.

— Demandez à Lénissu. Il vous dira que je ne sais rien —affirmai-je.

— Lénissu n’est pas à Aefna —repartit Wanli, la mine sombre—. Nous avons à peine eu le temps de parler avec lui. S’il était resté à Aefna, ils l’auraient trouvé depuis un moment.

Je me mordis la lèvre.

— Je croyais que vous travailliez avec lui —fis-je soudain.

Un éclat d’amusement passa dans les yeux de Keyshiem.

— Nous ? Nous sommes les anciens Chats Noirs, ma jolie. Bien sûr que nous travaillions avec Lénissu : c’était notre capitaine. Nous avons volé et fait de la contrebande dans les Hordes sous son commandement pendant des années. Nous étions tous jeunes, entraînés au vol et à l’espionnage. Sauf Neldaru —il sourit, mais il plissa aussitôt les yeux—. La seule chose qui nous manquait, c’étaient des principes : nous souhaitions seulement devenir riches. Lénissu, par contre, était différent. —Ses yeux me regardèrent fixement—. Depuis que je le connais, je n’ai jamais réussi à comprendre cet homme. Il avait d’autres prétentions qui allaient au-delà des désirs que peut avoir n’importe quel jeune. Peut-être est-ce parce qu’il a grandi dans les Souterrains et qu’il est devenu adulte avant l’âge. Comme je te le dis, Lénissu avait d’autres préoccupations. D’autres affaires dont il ne nous parlait pas.

— Comme chercher des preuves contre les Nohistras —compris-je.

— Par exemple —acquiesça l’humain.

— Mais, quels Nohistras ? —demandai-je, plus à moi-même qu’aux autres—. Pourquoi se compliquer la vie en les accusant ?

— Ça, c’est à lui qu’il faudra poser la question —répondit Wanli—. Mais, pour le moment, parlons de choses plus urgentes. Le Nohistra d’Aefna te recherche, sûrement parce qu’il croit que tu es complice des actes de Lénissu puisqu’on a trouvé la lettre dans l’auberge où tu vivais, ou parce qu’il croit que ta capture pourrait attirer Lénissu. Tu dois quitter Aefna rapidement.

Je méditai ses paroles et je secouai la tête.

— Et vous ? Ils vous recherchent aussi.

— Wanli ira avec toi —fit Keyshiem—. Moi, on ne m’a encore jamais attrapé et on ne m’attrapera pas de sitôt. De toutes façons, le Nohistra d’Aefna préfère faire croire à tout le monde que Lénissu n’a pas beaucoup d’appuis, et que la plupart de ceux qui le soutiennent ne sont pas des Ombreux. Il n’a aucun intérêt à échauffer les esprits. Quant à Neldaru… Il dirigera la fuite.

Je tordis la bouche en une moue sceptique.

— Vous croyez vraiment que le Nohistra d’Aefna cherche tant à me trouver, moi ? Il devrait davantage se préoccuper de capturer Lénissu, vous ne croyez pas ?

— Ça ne lui coûte rien d’envoyer une demi-douzaine d’Ombreux à ta recherche —assura Keyshiem—. En plus… Le Nohistra d’Aefna sait reconnaître les habiletés et les défauts de chacun. Et il connaît Lénissu. L’année dernière, quand il y a eu toute cette histoire de l’épée d’Alingar et l’accord avec les Ashar, le Nohistra d’Aefna a proposé à ton oncle qu’il…

— Keyshiem —le coupa Wanli, sur un ton d’avertissement—. Je ne crois pas que ce soit le moment d’entrer dans les détails.

— Ce ne sont pas des détails —répliqua l’humain.

— Qu’est-ce que le Nohistra a proposé à mon oncle ? —intervins-je, en me demandant si je voulais réellement le savoir.

L’elfe de la terre soupira et l’humain posa ses deux mains sur ses genoux.

— Il a dit que s’il acceptait que tu rentres dans la confrérie, il oublierait toutes les trahisons de ton oncle contre les Ombreux. Bien sûr, ça, il l’a proposé avant que l’on découvre la lettre —ajouta-t-il, sur un ton léger.

Ses paroles me glacèrent.

— Cela n’a pas de sens —affirmai-je, la voix tremblante—. Pourquoi le Nohistra d’Aefna voudrait que je sois une Ombreuse ?

— Pour pouvoir mieux contrôler Lénissu, à l’évidence —répondit Neldaru—. Les opérations de Lénissu lui ont procuré beaucoup de richesses et de pouvoir pendant des années. Ironiquement, on pourrait presque dire que le Nohistra d’Aefna s’est maintenu en place en partie grâce à ton oncle. Mais, il lui a causé aussi beaucoup d’ennuis. Des tas d’ennuis. En te gardant, toi, sous son aile, Deybris Lorent prétendait freiner les recherches de Lénissu et le faire taire, bien sûr, avec des promesses.

J’acquiesçai de la tête, quoique je ne parvienne pas à tout comprendre.

— Et mon frère et ma sœur ? —laissai-je échapper.

Wanli, Keyshiem et Neldaru se regardèrent, surpris.

— Ton frère et ta sœur ?

— Lénissu ferait aussi n’importe quoi pour les sauver —raisonnai-je.

Ils demeurèrent en suspens quelques secondes, puis Keyshiem s’esclaffa.

— Alors comme ça, ton frère et sa sœur t’accompagnaient dans la diligence. Bon… rien ne me permet d’affirmer que le Nohistra soit au courant. Par curiosité, jusqu’à quel point connaissent-ils les agissements de ton oncle ?

Je haussai les épaules.

— Ils ne savent rien —mentis-je.

— Hum… Peut-être —prononça Keyshiem, en laissant comprendre qu’il ne parvenait pas à me croire.

Mais, moi non plus, je ne parvenais pas à me fier à lui.

— Espérons qu’ils quittent Aefna sans que le Nohistra l’apprenne —dit finalement Wanli—. En tout cas, il vaudra mieux que tu ne les revoies pas avant que tout cela se soit arrangé. Tu ne voudrais pas qu’eux aussi soient mêlés à cette histoire ? —ajouta-t-elle, en voyant mon expression contrariée.

Je soufflai.

— Où est Lénissu ? —demandai-je alors pour la deuxième fois. Et comme je savais qu’ils n’allaient pas me répondre, je passai directement à une autre question— : Finalement, il a réussi à récupérer Corde ?

— Lénissu est sain et sauf, et en lieu sûr —répliqua Neldaru—. C’est tout ce que tu as besoin de savoir pour le moment.

— Et l’épée d’Alingar est de nouveau entre ses mains, après un sauvetage épique —compléta Keyshiem—. Qui sait pour combien de temps —ajouta-t-il, moqueur.

— Bon, il est temps qu’on se bouge, Keyshiem —déclara Neldaru.

Il allait se lever, mais l’humain le retint d’un simple geste.

— Tu ne nous as pas encore raconté ton plan pour les faire sortir d’Aefna.

L’esnamro esquissa lentement un sourire.

— Faites-moi confiance.

* * *

Allongée sur le dos dans la chambre de la pension, je me lamentai intérieurement durant des heures, pensant combien la vie était absurde : à peine avais-je décidé de rentrer vivre tranquillement à Ato que les choses tournaient mal. L’aube se leva et le soleil se coucha, et je me demandais, par moments, ce que pouvaient bien faire Murry et Laygra et Aléria et Akyn… Je me demandais aussi ce que faisait Spaw. Je me souvenais encore de ma conversation avec le templier avant qu’il parte voir Lunawin. “Garde-toi de tomber dans un puits”, m’avait-il dit, en plaisantant. Ne m’avait-il pas affirmé à Mirléria que les saïjits avaient toujours compliqué la vie des démons ? À quel point tu avais raison, Spaw, pensai-je tristement. Si seulement j’avais mieux suivi les conseils de Zaïx.

— Ceci est pire qu’un puits —marmonnai-je soudain, en soupirant pour la énième fois.

— Tu as dit quelque chose ? —demanda Wanli, allongée à côté de moi.

— Non —grommelai-je. Et je soupirai de nouveau, me rendant compte que je me laissais emporter par la mauvaise humeur—. Comment vont tes côtes ? —demandai-je.

L’elfe de la terre cligna des paupières, comme pour finir de se réveiller.

— Mieux —assura-t-elle, mais, vu comme Wanli mentait allègrement, je ne pus savoir si elle le disait simplement pour me tranquilliser. Mes lèvres tremblèrent.

— Vraiment… Wanli, je…

— Shaedra —m’interrompit-elle avec impatience—. Je sais que tu regrettes de m’avoir frappée. Tu n’as pas besoin de me le répéter. En plus, ce n’est pas si grave. Les entraînements des Ombreux ne sont pas moins brutaux, je te l’assure.

Elle se leva et marcha jusqu’à la fenêtre. Au moins, maintenant, elle n’avançait pas toute courbée par la douleur, pensai-je, avec optimisme.

— La nuit est en train de tomber —observa l’elfe en écartant légèrement les épais rideaux.

— Tu crois que Neldaru nous fera partir cette nuit ? —m’enquis-je, en m’asseyant sur le lit.

L’elfe de la terre fit non de la tête et laissa retomber les rideaux.

— Je ne crois pas. Mais tant que personne ne sait que nous sommes là, nous ne sommes pas si pressées. Il nous fera probablement sortir dans quelques jours, ne t’inquiète pas. En plus, je ne crois pas qu’il nous fasse partir de nuit. Le Loup sort parfois de jour quand personne ne s’y attend —fit-elle, en souriant.

Je penchai la tête, curieuse.

— Pourquoi vous surnommez Neldaru, le Loup ?

Wanli s’assit doucement sur le lit et croisa les jambes.

— Eh bien. Lui, il ne m’a jamais raconté l’histoire, mais on dit qu’un jour, quand il était jeune, il a trouvé un louveteau blessé. Il l’a recueilli, il l’a soigné et adopté. On dit qu’ils allaient ensemble partout et que tous deux se comprenaient… —Elle marqua une pause et conclut— : C’est pour ça qu’on l’appelle le Loup.

Je souris en m’imaginant l’esnamro se promenant dans la campagne, un loup sur les talons.

— Qu’est-il arrivé au loup ? —demandai-je.

Wanli haussa les épaules.

— On dit qu’il est mort en sauvant la vie de Neldaru contre un squelette aveugle. Mais, comme je te le dis, ce ne sont que des rumeurs. Neldaru n’en parle jamais. Et il vaudra mieux que tu évites ce sujet avec lui —me prévint-elle.

— Je ne dirai rien —promis-je.

Nous continuâmes à bavarder tout bas et elle me raconta d’autres histoires sur les Ombreux. Elle me parla de la camaraderie de la confrérie et des différentes missions. Visiblement, elle essayait de me donner une image moins négative des Ombreux que celle que j’avais jusqu’alors.

— C’est ma mère qui a trouvé la Perle d’Athenrion —me révéla-t-elle à un moment—. Ce joyau valait plus de deux cent mille kétales. Le Djirash l’a vendu pour s’acquitter de presque toutes les dettes qu’avait la confrérie à cette époque. C’était il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui, elle est de nouveau aussi endettée qu’avant —plaisanta-t-elle.

— Je suppose qu’ils ont donné une bonne récompense à ta mère —fis-je, en arquant les sourcils.

Wanli souffla en souriant.

— Pour sûr. Mes parents m’ont remis aux soins du Nohistra d’Aefna pour qu’il m’éduque et ils sont partis au sud. À Ontaïsul. Je ne les ai pas revus depuis.

J’écarquillai les yeux, stupéfaite.

— Ils t’ont laissée et ils sont partis ?

L’elfe eut une moue amusée face à mon expression indignée.

— C’est presque une coutume —expliqua-t-elle—. Quand un Ombreux fait fortune et décide de partir, il laisse ses enfants aux bons soins du Nohistra de la ville. Ce n’est pas une obligation, bien sûr, mais beaucoup le font en l’honneur de la confrérie.

Je secouai la tête, sans pouvoir le croire. En l’honneur de la confrérie ?, me répétai-je, hallucinée. Wanli laissa échapper un léger rire et passa une main distraite dans sa chevelure grise aux mèches violettes.

— Je conçois que tu ne comprennes pas. Je reconnais que les règles des Ombreux peuvent être totalement absurdes, parfois. Mais, quand on les compare avec les règles des autres confréries, on se rend compte qu’elles ne sont pas si bizarres. Les Mentistes sont encore plus fermés. Je t’assure qu’aucun enfant de Mentiste ne peut échapper à un avenir de Mentiste, à moins qu’il ne soit un parfait balourd. La vie des confrères est ainsi faite —déclara-t-elle.

Je demeurai songeuse quelques secondes.

— Les raendays sont plus libres —fis-je remarquer.

Wanli souffla, amusée.

— Peut-être. Les raendays vivent comme des nomades sauvages. Ils ont toujours du travail et ils gagnent bien, mais je ne crois pas qu’ils aient cet esprit de famille qui existe entre Ombreux.

Je fis une moue. Il ne me semblait pas qu’il y ait davantage d’esprit de famille entre les Ombreux qu’entre les raendays… Je me raclai la gorge et je croisai les bras, en observant l’elfe, le regard soupçonneux.

— Pourquoi me dis-tu tant de bien des Ombreux alors que tu as décidé de les trahir ? —demandai-je.

Wanli plissa les yeux.

— Je ne les trahis pas. J’aide seulement un ami pour qu’il leur échappe.

— Un ami qui prétend les trahir en les accusant de je ne sais quels crimes —observai-je.

Elle fit non de la tête.

— Tu te trompes. Il prétend seulement accuser quelques Nohistras. Pas tous les Ombreux.

Je détournai les yeux de son regard insistant.

— N’as-tu pas dit que le Nohistra d’Aefna t’avait éduquée ? —murmurai-je.

Si le Nohistra d’Aefna était une sorte de père pour elle, comment se pouvait-il qu’elle appuie quelqu’un qui prétendait l’accuser ?, me dis-je mentalement, sans comprendre. L’elfe de la terre ne répondit pas aussitôt.

— Moi, je ne condamne ni n’accuse aucun Ombreux —dit-elle enfin—. Mais je ne veux pas qu’ils fassent de mal à Lénissu.

Je joignis les mains et m’allongeai sur le lit. Comme la vie des Ombreux était compliquée !

— Tu l’aimes, n’est-ce pas ?

Wanli esquissa un sourire en entendant ma question.

— Que sais-tu de l’amour, toi ? —répliqua-t-elle. Et avant que je ne réponde, elle ajouta— : Peut-être que je l’aimais autrefois. Mais, maintenant, c’est impossible —affirma-t-elle. Et, voyant que je la regardais avec étonnement, elle ajouta avec douceur— : Je me rappelle que mon père disait que les fleurs qui s’ouvrent trop tôt finissent par mourir sous les premières rafales.

J’arquai un sourcil, perplexe.

— Ce qui signifie ?

Wanli sourit.

— Ce qui signifie qu’un premier amour ne supporte aucune tromperie.

J’écarquillai les yeux, incrédule.

— Lénissu t’a trompée ?

Elle s’allongea sur le lit en soupirant.

— Il ne le fait pas exprès —dit-elle—. Il ne peut faire autrement.

Je la regardai, stupéfaite. Lénissu la trompait, mais il ne pouvait faire autrement ? Wanli était-elle en train de délirer ? Plongée dans ses pensées, elle semblait avoir oublié ma présence lorsqu’elle murmura :

— Il ne peut pas faire autrement. Mais… je ne peux pas aimer quelqu’un qui aime une femme morte depuis vingt ans.

Et en disant cela, elle leva une main et dessina un symbole harmonique dans l’air avant de fermer les yeux et de sombrer dans un profond sommeil. Je passai un long moment, allongée sur le lit, le regard perdu sur un rayon de lune qui s’infiltrait entre les rideaux.

— Mawer —murmurai-je dans la pénombre.

11 Lune noyée

Neldaru revint la troisième nuit pour nous avertir que nous partirions le jour suivant, très tôt. Durant toute cette attente, j’avais été tentée de sortir de cette cachette pour m’assurer que Murry et Laygra allaient bien. J’avais même eu l’idée folle d’aller me présenter volontairement chez le Nohistra d’Aefna pour lui dire de laisser Lénissu en paix. Lorsque j’avais expliqué tous mes doutes à Wanli, elle avait roulé les yeux et elle avait dû faire des efforts pour ne pas se moquer ouvertement de moi.

— Patience —me disait-elle—. Si tu suis le plan de Neldaru, tout s’arrangera.

Après avoir passé trois jours et trois nuits à attendre, à réprimer l’envie de me faire les griffes sur les chaises et à manger des repas froids, la visite nocturne de Neldaru raviva mes espoirs, je me précipitai vers lui, anxieuse d’en savoir davantage et je l’assaillis de questions. Mais le Loup était avare de paroles quand il voulait. Il ne dit pratiquement rien et ne nous révéla ni où il nous emmènerait, ni comment. Il nous demanda seulement de sortir avant l’aube et d’attendre ensuite que le jour se lève pour rejoindre la Place de Laya.

— Rendez-vous près du marché d’horloges —nous somma-t-il simplement.

Cependant, je le pressai tant que je finis par apprendre que mon frère et ma sœur étaient partis la veille d’Aefna pour rejoindre Ato. Apparemment, Dashlari les avait trompés en leur disant qu’ils devaient abandonner la ville. En entendant Neldaru mentionner le nain des Souterrains, il me vint soudain à l’esprit que lui aussi pouvait être un Ombreux. Mais l’esnamro me détrompa aussitôt.

— C’est simplement un ami de Lénissu —expliqua-t-il—. Comme Miyuki. À ce qu’il nous a dit, ce sont des amis d’enfance.

J’acquiesçai de la tête, songeuse. Murry et Laygra devaient s’être rappelés qu’en leur racontant mon séjour dans les Souterrains, je leur avais parlé d’un nain surnommé le Marteau de la Mort. J’espérai que Dash saurait les calmer. Il n’était pas question qu’ils essaient de nous aider mon oncle et moi et qu’ils compliquent tout encore davantage…

Peu avant de s’en aller, Neldaru lança :

— Au fait, je suppose que tu y as pensé, mais tu devras laisser ce bâton et ce singe. Sinon, on te reconnaîtra tout de suite. Enfin, peut-être que le singe loge dans un sac, mais…

— Impossible —articulai-je, catégorique. Je pus presque sentir Frundis frémir, debout contre le mur, aussi outragé que moi—. Je ne pars pas sans le bâton.

Neldaru riva son regard sur le mien.

— Ne joue pas avec le feu, jeune fille —m’avertit-il—. Pense que si l’on te reconnaît et que l’on t’attrape, Lénissu pourrait mourir. Tout ça pour un simple bâton. Si tu l’emportes, je m’en lave les mains et je te dis : adieux.

Je frissonnai sous son ton accusateur, mais je demeurai inflexible. Je ne pouvais laisser Frundis de cette façon, sans savoir quand je pourrais le récupérer. Je préférais mille fois partir toute seule, de nuit, et sans l’aide des Ombreux. Si Neldaru ne voulait pas me dire où il m’emmenait ni où était Lénissu, j’irais ailleurs. À Ato. Ou n’importe où. Mais toujours avec Syu et Frundis, décidai-je.

— J’espère que les choses sont bien claires, Shaedra —reprit Neldaru, en voyant que je ne répondais pas—. Soyez prêtes et habillez-vous avec cela. Comme ça, vous aurez l’air de paysannes.

Il nous laissa le sac qu’il portait à l’épaule, il salua Wanli et partit.

— Pourquoi as-tu tant de mal à te séparer de ce bâton ? —demanda l’elfe de la terre, tout en fouillant dans le sac—. Tu pourrais le laisser en quelque endroit à Aefna et le récupérer plus tard. Tu ne crois pas que ce serait plus prudent ?

Visiblement, elle prenait mon refus face à Neldaru pour un simple caprice.

Je haussai les épaules et je ne lui répondis pas. Wanli comme Neldaru savaient que Frundis n’était pas n’importe quel bâton. Mais ils ne devaient pas pouvoir imaginer qu’il enserrait un saïjit. Peut-être pensaient-ils qu’il s’agissait d’une simple magara qui répétait toujours les mêmes chansons jusqu’au jour où l’enchantement s’effilocherait… Je soupirai et je regardai les deux tuniques usagées et les deux pantalons boueux que tenait l’elfe de la terre entre les mains.

— Je me demande d’où Neldaru a sorti ça —murmura celle-ci—. Enfin, il reste encore des heures avant que le soleil se lève. Nous pouvons encore dormir un peu —déclara-t-elle.

Elle laissa le sac de côté et alla s’étendre en bâillant. Je la regardai dessiner dans l’air cet étrange symbole qu’elle dessinait toujours avant de dormir. Je poussai un soupir et je m’allongeai auprès d’elle, les pensées agitées. C’était vrai que Frundis avait une forme particulière, facilement reconnaissable pour quelqu’un qui l’avait déjà vu… Mais, qui, pendant la bataille, aurait pu remarquer les pétales du bâton ? Je me mordis la lèvre, songeuse. Si seulement je pouvais lui donner une touche qui modifie son aspect habituel. Une cape, par exemple, pensai-je. Et je secouai la tête, amusée, en me souvenant que Frundis avait envié plus d’une fois la cape verte de Syu.

La respiration de Wanli se fit plus calme et régulière. J’attendis encore quelques minutes et, alors, je me levai m’entourant d’harmonies d’ombres et de silence.

« Nous allons fuir ? », demanda le singe, curieux, tandis qu’il s’installait sur mon épaule.

« C’est une possibilité », avouai-je. Et je souris mentalement. « Mais j’ai une meilleure idée. »

Syu pencha la tête sur le côté et me regarda d’un air soupçonneux.

* * *

Quelques minutes plus tard, je traversais l’Anneau avec discrétion et me tapissais contre un mur, près du chemin menant au Sanctuaire. En face de moi, se dressait une maison de deux étages, avec un grenier, qui portait le symbole des forgerons fixé sur la porte principale. Cela faisait un an que je ne la voyais pas, mais elle ne semblait pas avoir changé.

Je levai un regard morose sur le ciel. La nuit était silencieuse et tranquille, mais trop lumineuse et peu propice pour ceux qui prétendaient passer inaperçus. La Lune et la Gemme resplendissaient dans le firmament, comme pour signaler, accusatrices, les délinquants téméraires.

Malgré tout, je devais bouger, sinon, à ce rythme, Wanli se réveillerait avant que je ne revienne. Je traversai la rue et je sautai par-dessus le mur jusqu’au jardin de la forge. Là, se tenait le même grand arbre près duquel j’avais attendu les Communautaires le printemps passé. Je forçai la serrure et je rentrai dans le bâtiment en me demandant s’il valait mieux réveiller le démon forgeron ou chercher moi-même ce dont j’avais besoin.

« Tu pourrais nous expliquer ton plan tout de même », marmonna Frundis. « Surtout si cela a à voir avec moi. »

Je fis une moue coupable et j’avouai :

« C’est que… je sais que cela ne va pas te plaire. »

Aussitôt retentirent dans ma tête des notes de contrebasse méfiantes.

« Tu m’inquiètes. Que faisons-nous dans une forge ? », s’enquit le bâton.

« Eh bien… Voilà. Tout le problème vient du fait que tu es trop visible pour les Ombreux qui nous cherchent. Alors j’ai pensé que… si je te déguise, je pourrais t’emmener sans problèmes et m’enfuir avec Neldaru et Wanli », conclus-je.

« Si tu me déguises ? », répéta Frundis. Et alors il comprit et s’agita. « Oh. Non, non, non. En quoi veux-tu me déguiser ? En faux ? »

Il avait l’air indigné. Syu gloussa et je me mordis la lèvre.

« Moi, je pensais plutôt à une fourche. »

« Une fourche ! », s’écria-t-il, offusqué.

« Frundis, n’exagère pas. Wanli et moi, nous allons nous faire passer pour des paysannes », dis-je patiemment. « Et c’est tout à fait courant de voir un paysan sortir d’Aefna avec une nouvelle fourche à la main. Qu’en penses-tu ? »

Le bâton grogna.

« Les dents de la fourche, il faut les fixer. Je ne veux pas que tu abîmes mes pétales. »

« Du calme. L’important, c’est que tu aies l’air d’une fourche. Je ne t’abîmerai rien. Mais avant, je dois chercher le matériel. »

Mes explications semblèrent apaiser un peu Frundis. J’invoquai une sphère de lumière harmonique et je me mis à déambuler dans l’établissement, entre épées, fers à cheval, casques, machettes et une infinité d’outils à moitié fabriqués. Finalement, je trouvai ce que je cherchais : plusieurs pièces avec trois ou quatre dents de bois sans manche. Désireuse de sortir rapidement de la forge, je pris la première à portée de main et je la plaçai sur Frundis. Je soufflai et je me couvris la bouche pour étouffer un éclat de rire.

« Très drôle », soupira Frundis. « Maintenant, j’ai l’air d’un compositeur champêtre, n’est-ce pas ? »

Je pouffai et j’inspirai profondément pour me calmer.

« Il ne nous reste plus qu’à trouver quelque chose pour fixer les dents. Peut-être qu’avec un peu de corde… »

« Bouah, en plus, tu veux faire du rafistolage », se lamenta Frundis. « Avec la corde, cela ne tiendra pas. »

« J’aurais besoin de ce liquide collant qu’ils utilisaient pour les attrapeuses », songeai-je.

Soudain, je vis que les pétales de Frundis, normalement toujours ouverts, se relevaient pour entourer les dents et les soutenir.

« Comme ça, ce sera suffisant ? », demanda-t-il.

Je restai émerveillée, tout en me figurant l’effort qu’il devait fournir pour réaliser cela.

« Suffisant… » Je soufflai. « Oui. Si tu peux tenir tout le trajet de la pension jusqu’à la Place de Laya… »

« Évidemment que je peux », répliqua le bâton.

Soudain, j’entendis un bruit métallique et je sursautai, alarmée. Syu, qui s’était glissé sous un grand casque, s’empressa de sauter sur mon épaule.

« C’était toi ? », demandai-je, en fronçant les sourcils.

« Non », assura le gawalt.

Je défis prestement la sphère de lumière et la pièce sombra dans l’obscurité… jusqu’à ce qu’une lumière plus vive l’illumine de nouveau. Un mirol grand et agile, aux cheveux dorés, apparut dans l’encadrure d’une porte, une torche dans une main et une dague dans l’autre.

— Qui est là ?

Je poussai un immense soupir, je laissai quelques kétales sur la table la plus proche et je reculai lentement vers une fenêtre. Le démon se tourna brusquement vers moi et agrandit les yeux, craintif.

— Excusez-moi d’être entrée chez vous —dis-je, en essayant de le tranquilliser—. Je ne voulais pas vous déranger. Je suis Shaedra. Je crois que nous ne nous connaissons pas. Mais je suis venue ici l’année dernière, au grenier. Vous devez sûrement vous souvenir de qui je suis…

Il y eut un silence. Je tendais déjà la main pour ouvrir la fenêtre et partir, lorsque le forgeron répondit :

— Je m’en souviens. Mais que fais-tu aujourd’hui dans ma forge ?

Il avait l’air confus.

— Oh… Je venais chercher ceci pour faire une fourche —dis-je avec un sourire forcé, en lui montrant la pièce—. Je vous ai laissé tous les kétales que j’ai sur cette table. J’espère que ce sera suffisant. —J’hésitai—. Au fait, si vous pouviez me faire une faveur et donner un message à…

Le forgeron s’était approché de la table pour constater que sa misérable cliente lui avait effectivement laissé quelques kétales. Il leva le regard, intrigué.

— À ?

Je m’agitai, indécise, en me demandant si je devais avertir Spaw de ce qui s’était passé.

— À Spaw Tay-Shual —fis-je—. Vous le connaissez ?

Le forgeron acquiesça de la tête.

— Tout le monde le connaît. Que dois-je lui dire ?

En réalité, que voulais-je dire à Spaw ?, me demandai-je, brusquement nerveuse. D’un côté, je voulais qu’il sache que j’étais vivante et lui dire de ne pas se préoccuper. Et d’un autre, je savais que si je lui donnais trop de pistes, il me trouverait et je ne voulais pas lui attirer plus de problèmes… Le forgeron aux cheveux dorés m’observait avec curiosité. Je me raclai la gorge, je tendis une main vers la poignée de la fenêtre et je l’ouvris.

— Dites-lui qu’il ne s’inquiète pas et que je prends garde de ne pas tomber dans un puits… —Déjà sur le bord de la fenêtre, j’ajoutai— : Et dites-lui qu’il prenne soin de mon frère et de ma sœur s’il veut vraiment m’aider.

Le forgeron acquiesça.

— Je le lui dirai si j’arrive à le trouver.

J’inclinai la tête en signe de remerciement et je réalisai le salut des démons, en portant la main droite sur mon épaule gauche.

— “Mawsahiyn” —prononçai-je, le remerciant en tajal.

Et d’un bond, je disparus dans le jardin, ma nouvelle fourche compositrice à la main.

Lorsque j’arrivai dans la chambre de la pension, Wanli venait de se réveiller et de s’apercevoir de mon absence. Elle m’accueillit, les poings sur les hanches et le regard assassin.

— Tu es folle ? Et si on t’avait suivie ? Que diables te passe-t-il par la tête ?

Je me contentai de lui montrer les dents de bois et de lui dire :

— Je sais maintenant comment faire pour emmener mon bâton.

L’elfe resta un moment interdite, puis elle souffla.

— Tu veux dire que tu es sortie pour voler un morceau de fourche et pouvoir emmener ton bâton ? Dieux, Shaedra. Je ne pensais vraiment pas que tu étais irresponsable à ce point. Et si on t’a vue ? Tout ce que nous avons fait n’aura servi à rien. Tu te rends compte ?

— J’ai été discrète —rétorquai-je, un peu exaspérée par sa réaction.

— Discrète, bien sûr. —Elle me lança le pantalon et la tunique de paysans—. Habille-toi et sortons d’ici.

Visiblement, elle s’attendait à voir apparaître d’un moment à l’autre plusieurs Ombreux par la fenêtre pour nous mener auprès du Nohistra… Je haussai les épaules et je m’appliquai à revêtir l’ample tunique par-dessus la mienne. Au passage, je vérifiai que je gardais toujours les Triplées et le coquillage bleu, cadeau de Saylen. Lorsque nous fûmes déguisées et que nous eûmes laissé la chambre comme neuve, j’empoignai Frundis, je pris la fourche, Wanli saisit le sac de vivres et nous sortîmes par la fenêtre en silence. Quelques minutes plus tard, nous atterrîmes dans une sorte de cour totalement déserte.

L’elfe s’assit sur un muret de pierre et elle jeta un regard vers le ciel qui commençait à bleuir. Elle me lança alors un autre regard exaspéré.

— Personne ne m’a vue —insistai-je, irritée—. En tout cas, c’est ce que je crois —ajoutai-je.

— Mmpf. Un Ombreux ne peut se baser sur une impression —me sermonna-t-elle.

Je roulai les yeux.

— Je ne suis pas une Ombreuse.

— Eh bien, attends que le Nohistra t’attrape et tu verras comme tu finis par le devenir —siffla-t-elle.

Elle paraissait si convaincue que quelqu’un m’avait vue que je commençai à douter sérieusement. Je ne pouvais être sûre de rien, me dis-je. Mais je ne regrettais pas ce que j’avais fait. Et encore moins d’avoir averti Spaw.

— Et comment penses-tu fixer ce truc sur le bâton ? —demanda Wanli au bout d’un moment.

— Oh. Ne te préoccupe pas pour ça. J’ai pensé à tout —lui assurai-je avec un sourire innocent.

L’elfe arqua un sourcil, mais elle n’insista pas. Elle inclina son vieux chapeau aux larges bords et elle jeta un autre coup d’œil impatient sur le ciel qui s’éclaircissait.

— Où nous emmène Neldaru ? —chuchotai-je.

Wanli haussa les épaules.

— Je ne sais pas où il t’emmènera. Sûrement dans quelque endroit où personne ne puisse te trouver jusqu’à ce que tout soit arrangé.

Je fronçai les sourcils.

— Tu ne viens pas avec moi ?

Wanli fit non de la tête.

— J’ai d’autres affaires à régler hors d’Aefna.

Bien sûr. Je réprimai un sourire. Y avait-il un seul Ombreux qui n’ait pas quelque affaire à régler en quelque endroit ? Nous attendîmes quelques minutes de plus avant que Wanli déclare qu’il était temps de nous remuer.

« Courage, Frundis », fis-je.

Je plaçai les dents de la fourche et, avec une certaine résignation, le bâton les attrapa, recourbant ses pétales.

« Tu n’aurais pas une chanson sur une fourche ? », s’enquit Syu, comme si de rien n’était.

Une rafale de violons nous attaqua l’esprit et le singe poussa un grognement avant de se cacher dans la capuche de ma tunique.

« Ne sois pas aussi susceptible ! », se plaignit-il.

Frundis se contenta de calmer ses violons en leur donnant un rythme lent et accablant.

Lorsque je levai les yeux, je vis que Wanli regardait le bâton avec un certain étonnement. Mais au lieu de demander quoi que ce soit sur l’étrange phénomène, elle me signala la sortie de la cour.

— En avant.

Nous nous engageâmes dans les rues les plus larges. Les rayons du soleil illuminaient déjà les toits des maisons et les magasins ouvraient l’un après l’autre, animant la ville. Nous nous dirigeâmes vers la Place de Laya. Lorsque nous arrivâmes au lieu convenu, Wanli salua un petit humain noir que je n’avais jamais vu. Ils firent un peu de théâtre avant que l’Ombreux nous fasse monter dans une vieille charrette tirée par un poney robuste. Nous nous installâmes entre des tonneaux vides et je déposai un Frundis épuisé près de moi.

— Prêtes pour le voyage ? —fit l’humain noir avec un sourire.

J’acquiesçai de la tête et, sans plus attendre, il aiguillonna le cheval de la voix. Tout semblait se dérouler comme prévu, pensai-je, soulagée. Pourtant…

— Cela ne me plaît pas du tout de sortir comme ça, en plein jour —marmonnai-je tout bas.

Wanli leva les yeux au ciel.

— Je t’assure que, la nuit, ils sont davantage sur le qui-vive.

— Si tu le dis…

Je baissai le regard sur mes bottes, me dissimulant mieux sous mon chapeau. Et je fronçai les sourcils en m’apercevant d’un détail.

— Nous allons sortir d’Aefna par la route du nord ? —murmurai-je, tandis que le poney avançait au milieu du marché.

— Mm —acquiesça Wanli.

Elle ne semblait pas être étonnée, ce qui signifiait que, même si elle ne connaissait peut-être pas ma destination exacte, elle savait que Neldaru voulait m’envoyer au nord. À Neiram, peut-être ? Ou en quelque endroit caché au milieu des champs et des collines qui peuplaient cette région ? Comment savoir. Je me demandai alors de nouveau si je n’aurais pas mieux fait de m’enfuir toute seule au lieu d’écouter des Ombreux que je connaissais à peine.

Nous croisâmes plusieurs carrioles et nous passâmes devant une imposante auberge avant de sortir de la ville. Au-dessus de nous, seuls moutonnaient quelques légers nuages blancs, mais, venant du nord, des cumulus grisâtres approchaient.

— Dahey —fit soudain Wanli, alors que la capitale disparaissait derrière les collines. Elle se leva et alla s’asseoir sur le banc, près de l’Ombreux—. As-tu des nouvelles de Lénissu ?

L’Ombreux tourna légèrement son visage et fit non de la tête. Je baissai les yeux, déçue, mais j’écoutai attentivement ses paroles.

— Comment veux-tu que j’aie de ses nouvelles ? Neldaru ne m’a rien dit. Mais… je suppose qu’il va bien. Sinon, nous ne nous compliquerions pas la vie.

— Tu crois vraiment… qu’ils le tueraient s’ils le trouvent ? —demanda Wanli, après un silence.

Dahey haussa les épaules.

— Je ne crois pas. Enfin, je n’en sais rien, mais je suppose que, si Lénissu a la possibilité de choisir entre mourir ou révéler où se trouve cette boîte… il choisira la seconde option.

Je relevai brusquement la tête.

— De quelle boîte parlez-vous ? —demandai-je.

Dahey me jeta un coup d’œil, avant de reporter son regard sur le chemin.

— De quelle boîte je parle ? —Ma question sembla l’amuser—. Eh bien, à l’évidence, de celle qui contient toutes les preuves que Lénissu a accumulées. De quelle boîte sinon ? Celle que les Nohistras d’Agrilia, de Neiram et d’Aefna recherchent avec tant d’ardeur.

Je le regardai, confuse. La seule chose que j’avais comprise, c’est qu’il ne parlait pas de la boîte de tranmur que m’avait laissée Lénissu, mais d’une autre boîte. Wanli soupira.

— La lettre qu’a découverte Dansk Alguerbad, le Nohistra d’Ato, était adressée à une personne que Lénissu assure ne pas avoir nommée. Cette personne aussi est recherchée, parce qu’apparemment c’est la seule, mise à part Lénissu, à connaître l’endroit où se trouve cette boîte.

— Apparemment —ajouta Dahey et il nous adressa un sourire en coin—. Cela signifie qu’aucune de vous deux ne sait où elle est ?

Je me frottai la joue, déroutée par la question.

— Cette personne dont parle la lettre, c’est toi ? —lui répliquai-je.

Dahey arqua un sourcil et éclata de rire, reportant son regard sur le cheval.

— Non —répondit-il—. Je crains que l’affaire ne soit plus compliquée qu’elle ne paraît. Personne ne sait de qui il s’agit, mais nous supposons tous que c’est quelqu’un que nous connaissons. Et vu ta bonne relation avec lui, Wanli, j’ai pensé que c’était sûrement toi.

Wanli tourna son visage vers lui et le foudroya du regard.

— Vu ma bonne relation avec lui ? Qu’est-ce que tu insinues ? —grogna-t-elle.

Dahey souffla, railleur.

— Ne me dis pas que tu ne lui as toujours pas… ?

Wanli lui donna une bourrade et lui enfonça le chapeau sur la tête. Dahey s’esclaffa, mais, face au regard assassin de l’elfe, il reprit son sérieux.

— Franchement, je ne sais pas où peut bien se trouver cette boîte —admit-il—. Et, apparemment, sa propre nièce l’ignore aussi —ajouta-t-il, en me jetant un regard interrogatif.

Je secouai la tête.

— Lénissu garde très bien ses secrets —poursuivit Dahey.

— Et toi, les tiens —rétorqua Wanli.

L’Ombreux approuva de la tête et donna un coup de bride pour encourager le cheval.

— Et moi, les miens.

À peine quelques minutes plus tard, il se mit à pleuvoir.

— Ces nuages ne me disent rien qui vaillent —me lamentai-je à voix haute.

Je ne me trompai pas. La pluie redoubla et se mit à retentir contre la route pavée comme un immense troupeau d’antilopes effrayées… Le chemin se transforma bientôt en une véritable rivière.

Alors que nous traversions une zone plus boisée, Syu pointa sa tête mouillée hors de ma capuche. Ses moustaches tombaient sur les côtés, maussades.

« Il n’y a pas moyen d’échapper à cette eau », se plaignit-il.

Le fait est que j’étais complètement trempée et la capuche où s’était fourré Syu ressemblait à un torchon ruisselant.

« Soyons positifs », fis-je. « Wanli a dit que le cycle qui vient n’est pas un Cycle des Marais, mais un Cycle du Bruit. Je me souviens qu’il n’y a pas si longtemps tu aimais barboter dans les seaux d’eau », fis-je remarquer, enjouée.

Le singe, posant le menton sur ses mains, souffla, fatigué de la pluie, et je lui donnai quelques tapes sur la tête pour le réconforter. À peine quelques instants plus tard, Dahey lança un soudain :

— Ho !

Le cheval et la charrette freinèrent brusquement et je m’agrippai au bord, toutes mes griffes sorties. Que diables… ? Comme un éclair, j’aperçus des silhouettes armées.

— Descendez de la charrette ! —tonna une voix au milieu de l’averse.

Instinctivement, je me tapis. Syu poussa un gémissement de douleur lorsque je lui écrasai la queue.

« Désolée… », fis-je, les yeux exorbités. Je saisis Frundis et, après un instant d’hésitation, je pris aussi les dents de fourche de l’autre main. Elles pourraient toujours me servir de projectile…

Je vis d’abord Dahey mettre pied à terre, puis, Wanli, et alors je compris que je n’allais rien résoudre en restant dans la charrette : ils viendraient me sortir de là, ce n’était qu’une question de secondes.

« Accroche-toi bien, Syu », le prévins-je.

Répandant le jaïpu dans tout mon corps, je pris de l’élan et je fis un bond qui me propulsa hors du chemin. Je me relevai avec une pirouette en m’appuyant sur Frundis et, sans me retourner, je m’élançai en courant au milieu des arbres.

12 Cataclysmes

Je courus jusqu’à l’épuisement. Je traversai plusieurs collines et bosquets sous une pluie battante qui semblait s’intensifier. Plus d’une fois, je glissai sur la boue et je dus refaire à maintes reprises mes sortilèges harmoniques de discrétion, mais je continuai à avancer, imperturbable, sans à peine m’arrêter, écartant de mon esprit toute pensée autre que celle de fuir le plus loin possible du chemin.

Et, incroyablement, je parvins à distancer mes poursuivants en quelques minutes. Quoique j’aie abandonné Wanli et Dahey à leur sort, je me sentais assez satisfaite de ma fuite, mais je ne pouvais nier que cette région n’était pas idéale pour se cacher : il y avait des granges un peu partout, peu de bois et beaucoup de champs cultivés où les plantes commençaient à peine à pousser.

Il devait être midi quand je m’écroulai, éreintée dans les hautes herbes d’un champ abandonné. Je défis le sortilège harmonique, sentant que j’avais abusé de mes énergies. Il pleuvait encore, mais cela ne me semblait plus si terrible : finalement, avec ce déluge, personne ne serait capable de suivre ma piste. L’unique indice que j’avais laissé, c’étaient les dents de la fourche, que j’avais jetées par terre pendant ma course, me rendant compte qu’elles ne faisaient que me ralentir.

« Par Nagray… », fis-je, la respiration entrecoupée. Syu, sur mon épaule, s’efforçait de ne pas toucher la terre détrempée. Mais la vérité, c’était qu’il n’avait pas la tâche facile, car je paraissais moi-même un élémental de boue. Et Frundis n’avait pas meilleur aspect, observai-je.

« Je savais bien que l’idée de la fourche n’allait servir à rien », me dit le bâton en s’accompagnant de notes de piano discordantes.

Je soupirai et je pointai la tête entre les herbes. Tout le champ était désert et le rideau de pluie m’empêchait de voir au-delà d’une centaine de mètres. Je me tapis de nouveau, j’inspirai profondément pour essayer de me calmer et je me mis à penser à ce qui venait d’arriver.

Ces silhouettes… devaient forcément être des Ombreux. Cela aurait été un bien étrange hasard que de simples bandits prennent la peine d’attaquer une charrette de paysans. Le Nohistra d’Aefna était donc au courant de tout. Mais comment ? Il existait mille possibilités. Entre autres, qu’il y ait un traître parmi les « amis de Lénissu », pensai-je. Ou que tous soient des traîtres, ajoutai-je, ironique, en me rendant compte qu’il ne servait à rien de faire des suppositions sans avoir plus d’informations.

Les gouttes d’eau tombaient sur mon visage, sans parvenir à le nettoyer. Dès que j’eus l’impression que mon cœur s’était un peu apaisé, je me levai.

« Je ne sais pas quoi faire », avouai-je mentalement.

Syu se tordait la queue pour la sécher.

« Si nous cherchions un endroit où l’on ne se mouille pas autant, qu’en penses-tu ? », suggéra-t-il.

J’approuvai de la tête. Faute d’idées, nous ne perdions rien à chercher à nous abriter en attendant qu’il cesse de pleuvoir.

Aussi, je sortis du champ et je continuai à avancer vers l’est. Dans un coin de mon esprit, je ne pouvais m’empêcher de me demander si je pouvais contourner Aefna et voyager jusqu’à Ato. C’était une possibilité… Le problème, c’était que les Ombreux devineraient immédiatement mes intentions. À moins qu’ils ne pensent que je savais où se trouvait la fameuse boîte de preuves et que je les conduirais à elle s’ils me suivaient… Moi, dans le fond, je savais que les seuls à connaître la cachette de la boîte, c’étaient Lénissu et Neldaru. Pourquoi, sinon, mon oncle m’aurait-il demandé de donner la lettre à ce dernier s’il lui arrivait quelque chose ?

À peine une demi-heure plus tard, la pluie se transforma en une faible bruine. Les nuages, cependant, étaient aussi sombres qu’avant. Je sortais d’un petit bois lorsque je tombai brusquement sur un mur couvert de lierre. Je levai les yeux et je vis que de l’autre côté se dressait une belle demeure. Malgré le jour très sombre, on ne voyait aucune lumière aux fenêtres. J’esquissai un sourire.

« Que penses-tu de cette maison, Syu ? »

Le singe grelottait, mais, en la voyant, il approuva de la tête.

« Bien », se contenta-t-il de dire.

Je sortis mes griffes et j’escaladai le mur. J’atterris de l’autre côté, en me fondant dans les ombres. Je soufflai. Sans aucun doute, c’était une maison bourgeoise. Et tout indiquait qu’elle était vide. Mais je savais bien que ce genre de maisons n’était jamais complètement vide. Prudente, je m’approchai d’un des murs de la demeure. Je le frôlai et je laissai une marque de boue sur la superficie blanche. Avec un soupir, je m’éloignai et j’entrai dans ce qui me sembla être les écuries. Elles étaient vides à l’exception d’un cheval noir qui, l’air de s’ennuyer, leva la tête en percevant ma présence.

Un instant, une idée folle me passa par la tête : pourquoi ne pas voler ce robuste cheval et fuir au galop loin de tous les problèmes ? Shakel Borris aurait sûrement fait cela. Ou plutôt, au moment critique, il aurait trouvé un grand ami qui, comme par hasard, aurait eu un cheval et le lui aurait donné pour que le fameux héros échappe à ses méchants poursuivants… Je secouai la tête et je m’assis sur une planche en bois. Ce n’était pas le moment de rêver des inepties. Surtout que je ne savais pas monter à cheval, me rappelai-je.

Syu se frottait énergiquement les pieds et les mains, essayant de se réchauffer, et je décidai de suivre son exemple en ôtant ma tunique et les pantalons de paysan. Je tordis tous mes vêtements et je me recroquevillai finalement dans un coin de l’étable, avec l’impression de vivre une des pires situations de ma vie. J’étais seule et trempée, les Ombreux me cherchaient moi, ainsi que Lénissu, ils avaient arrêté Dahey et Wanli… tout me semblait tellement nébuleux !

— Pourquoi diables Lénissu a-t-il voulu accuser ces Nohistras ? —murmurai-je.

Syu était loin de pouvoir me répondre et Frundis s’en était allé composer secrètement une ballade sur la pluie. Qui pouvait savoir quels mystères entouraient les actes de Lénissu, soupirai-je.

Au loin, un coup de tonnerre retentit. Le cheval noir poussa un hennissement, l’air effrayé, tandis que la pluie, telle une soudaine rafale de flèches, recommençait à tambouriner contre la terre. Plongée dans mes réflexions, je me recouvris avec un peu de vieille paille et je m’allongeai, maudissant toutes les confréries et espérant que l’orage passe rapidement.

Sans le vouloir, je m’endormis, mais je me réveillai brusquement en entendant des claquements dans ma tête.

« Zaïx ! », m’écriai-je avec joie. Syu se réveilla en sursautant.

« Bonjour », me répondit le Démon Enchaîné. « Alors, comme ça, tu tortures ce pauvre Spaw, n’est-ce pas ? Il m’a dit que tu avais disparu. »

Je rougis, honteuse.

« Je ne l’ai pas fait exprès », lui assurai-je. « J’ai été attaquée. Mais, maintenant, je vais bien. »

Zaïx m’observa mentalement.

« Vraiment ? Si tu veux un conseil, petite démone, laisse tomber tous ces saïjits. Oublie-les. Leurs problèmes sont leurs problèmes. Et les nôtres nous suffisent amplement. »

Je secouai la tête, mal à l’aise.

« C’est un problème qui me concerne directement. Je vais te l’expliquer brièvement », dis-je, en devinant sa question avant qu’il ne la pose. « Mon oncle est un Ombreux et il prétend accuser certains dirigeants de la confrérie. Ils le poursuivent pour l’obliger à se taire et détruire les preuves qu’il a contre eux et, moi, ils me poursuivent pour faire pression sur Lénissu et le calmer. Essentiellement, c’est cela. Tu vois que je n’y suis pour rien. »

Le Démon Enchaîné demeura un moment en silence, l’air de méditer.

« Ne bouge pas de là. Je vais dire à Spaw où tu te trouves », décida-t-il finalement. Et devant mon souffle de protestation, il ajouta sur un ton sévère : « Tu dois savoir que Spaw n’est pas là pour défendre ta famille saïjit, mais pour protéger sa propre famille. Je veux que tu viennes me voir à la Forêt de Pierre-Lune. Il est temps que je t’explique certaines choses que Kwayat, apparemment, n’a pas su t’inculquer. Tu resteras près de moi jusqu’à ce que tu les aies comprises. »

Je sentis un mélange de confusion, de honte et d’irritation en l’entendant. C’était facile de se détourner des saïjits lorsqu’on n’en connaissait aucun, mais comment pouvais-je oublier toutes les personnes saïjits que j’aimais ? Et en même temps, je me sentais penaude de mêler Spaw à des histoires qui n’étaient pas les siennes, consciente cependant qu’il prétendait seulement protéger le plus jeune membre de sa petite Communauté. Comme le feraient sûrement tous les démons, pensai-je, en me mordant la lèvre. Décidément, j’étais piégée dans un cercle sans issue.

« Zaïx, je ne peux pas rester ici, sinon ils me trouveront », dis-je alors.

Seul le silence me répondit. Je tâtonnai à la recherche de la trace énergétique de Zaïx. Mais il était déjà parti.

* * *

Je ne sortis pas de l’étable de toute l’après-midi et, lorsque, la nuit, quelqu’un vint porter à manger au cheval noir, je me cachai comme je pus, espérant que l’animal ne trahisse pas ma présence. Les heures de la nuit furent silencieuses et inquiétantes. À un moment, une grande araignée vint déranger Syu et je la piétinai précipitamment. Le singe gawalt, reconnaissant, s’agrippa à mon cou en me disant que j’étais la meilleure gawalt du monde. Je souris, émue.

« N’exagère pas », lui dis-je toutefois.

Il ne devait rester qu’environ deux heures avant l’aube lorsque je sortis prudemment de l’étable, en me demandant combien de temps mettrait Spaw à arriver. Le ciel était étoilé et limpide, et le sol formait un véritable bourbier.

Au loin, un feu de camp brillait.

Je fronçai les sourcils en voyant le feu et, avec discrétion, je sortis de la propriété et je restai un moment dissimulée près du chemin, essayant de voir s’il y avait des silhouettes au milieu des ombres, mais je ne vis rien. Se pouvait-il que ce soit Spaw ? Après tout, Zaïx ne pouvait savoir avec certitude l’endroit exact où je me trouvais. Quoi de mieux que d’allumer un feu pour attirer l’attention ?

Sans oublier d’être prudente, je décidai d’éclaircir le mystère et, un quart d’heure plus tard, j’épiai le haut de la colline, tapie dans la pénombre d’un bosquet. Le feu de camp commençait à perdre de son intensité. À quelques mètres, il y avait un cheval et une charrette. Et appuyée contre l’une des roues, veillait ou peut-être dormait une silhouette noire.

C’était Dahey. J’éprouvai soudain un terrible soupçon. Que faisait Dahey avec sa charrette et son cheval à dormir tranquillement à ciel ouvert, si les Ombreux les avaient capturés, lui et Wanli, la veille au matin ? Les sourcils froncés, je sortis du bosquet et je contournai la colline. Ceci était très étrange, admis-je. Dahey avait tout l’air de nous avoir trahies, mais je ne pouvais en être sûre. Par ailleurs, était-il vraiment nécessaire de le réveiller et de le menacer brusquement avec les pétales de Frundis sur la gorge pour qu’il avoue ? Peut-être aurait-il des choses intéressantes à me dire, mais ceci révélerait ma présence aux autres Ombreux… À moins que je ne l’attache à quelque grand arbre avec un bâillon, mais ce n’était pas précisément une solution très agréable. Et en plus, je n’avais pas de corde. Aussi, j’agis comme une gawalt et je décidai de ne pas prendre de risques.

J’avais le regard posé sur le feu, tournant et retournant toutes mes questions en tête, lorsque j’entendis des bruits de sabots sur le chemin qui menait à la demeure. Je me tournai brusquement et je pénétrai de nouveau dans le petit bois. Ce devait être Spaw, espérai-je. Mais si c’était lui, il n’était pas précisément discret…

Je courus à travers le bois et, en arrivant au bord du chemin, je m’arrêtai. Monté sur un cheval blanc, une silhouette encapuchonnée avançait, brandissant une lanterne, comme pour chercher quelque chose. Ou quelqu’un.

Je reculai, indécise. Spaw n’était pas la seule personne qui me cherchait. Je suivis la progression du cheval, en essayant de deviner quelque indice à la posture ou à l’attitude du cavalier. Concentrée comme je l’étais à le scruter, je regardais à peine où je mettais les pieds et, lorsqu’une de mes bottes s’enfonça en plein dans une flaque, je me pétrifiai.

Le cavalier tira sur les rênes et tourna la tête.

— Shaedra ?

Une mèche violette s’échappa de sa capuche et j’émis un petit rire de soulagement, tout en me précipitant vers le cheval.

— Spaw, c’est de la folie.

Le démon ôta sa capuche et me contempla du haut de son cheval, l’air déconcerté.

— Eh beh —fit-il—. On dirait que tu es tombée dans un puits plein de boue.

Je baissai les yeux sur mes habits et, lorsque je les relevai, je vis que Spaw m’observait, l’air amusé.

— Alors, comme ça, il y a des histoires avec les Ombreux, maintenant ?

J’acquiesçai et son ton désinvolte m’arracha un sourire.

— Maudits saïjits —fis-je—. Au fait, sur cette colline, il y a un Ombreux. Il vaudra mieux que nous nous éloignions ou ce traître finira par voir ton beau cheval blanc et ta lanterne. Il ne manquait plus que tu cries mon nom en entonnant une chanson épique —plaisantai-je.

Spaw roula les yeux.

— J’ai pris le premier cheval que j’ai trouvé, d’accord ? —se défendit-il—. Et la lanterne était indispensable, à moins de vouloir que ce pauvre cheval se casse une patte —dit-il, en caressant la crinière du cheval blanc.

Je me mordis la lèvre.

— Spaw, comment diables veux-tu que je te rende tout ce que tu fais pour moi ?

Ma question sembla le prendre au dépourvu et il écarta la main du cheval.

— Eh bien… Nous sommes des démons d’une même Communauté, non ? C’est normal que je te protège.

Son ton était si sincère que les larmes me montèrent aux yeux. Spaw remonta sur son cheval et, lorsqu’il se tourna vers moi, il écarquilla les yeux, déconcerté.

— Tu… pleures ?

J’inspirai bruyamment et je fis non de la tête.

— Je n’ai rien mangé de toute la journée et, quand j’ai faim, je suis très sensible —m’excusai-je.

Spaw s’esclaffa et me tendit une main.

— Allez, ne reste pas là comme une statue. Grimpe. Tu sais où je t’emmène, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai.

— Voir Zaïx.

Le templier acquiesça. Une étrange ombre passa dans ses yeux noirs comme la nuit. Je montai sur la croupe du cheval et il lui fit faire volte-face. C’était la première fois que je m’asseyais sur un cheval et je m’agrippai à Spaw, craignant de tomber. Syu semblait aussi appréhensif que moi. Quant à Frundis, il avait choisi une paisible ballade sur une princesse qui vivait dans une montagne déserte.

Nous chevauchâmes en silence vers l’est pendant un long moment. Lorsque les premiers rayons du soleil pointèrent devant nous, Spaw tira sur les rênes et, sous mon regard étonné, il mit pied à terre.

— Il vaudra mieux que nous abandonnions le cheval —déclara-t-il—. Je… je l’ai volé dans une écurie. Si nous le laissons en liberté, il reviendra sûrement à son foyer.

Je haussai un sourcil, mais j’acquiesçai et je descendis d’un bond qui ressemblait plus à celui d’un acrobate qu’à celui d’un cavalier. Spaw prit son sac et plaça les brides de manière à ce qu’elles ne gênent pas le cheval.

— Il devait être cher —commentai-je, en observant l’élégance de l’animal.

Spaw sourit.

— C’est possible. Mais, comme je t’ai dit, je n’ai pas trop fait attention quand je l’ai volé.

Il donna une forte tape sur la croupe du cheval et celui-ci partit au trot en direction du sud, mais il s’arrêta bientôt devant une pousse d’herbe appétissante. Les rayons du soleil illuminaient déjà la cime des arbres dans le lointain.

— Et maintenant ? —demandai-je—. Il doit nous rester plusieurs jours de marche jusqu’à ces fameux escaliers pour rejoindre la Forêt de Pierre-Lune… —Je m’arrêtai en voyant que Spaw ne semblait pas m’écouter, absorbé dans la contemplation de l’aurore. J’arquai un sourcil, intriguée—. Il y a un problème ?

Il mit ses mains derrière le dos et me regarda avec l’air de quelqu’un qui a pris une décision ardue.

— Tu te rappelles que je t’ai dit que je pouvais compter sur les doigts d’une main les fois où je n’avais pas suivi les conseils de Zaïx ? —Je l’observai, surprise, mais j’acquiesçai—. Eh bien, cette fois, ça va être le cas —déclara-t-il—. Je sais que je t’ai dit que les démons vivent beaucoup mieux à l’écart du monde des saïjits. Mais… franchement, je n’ai pas le droit de te séparer de tous les saïjits que tu connais —ajouta-t-il. Il haussa les épaules et esquissa un sourire—. Je crois que, comme protecteur, je suis en train de commettre une grave erreur. Pour moi, ce serait plus rassurant de te savoir à l’abri auprès de Zaïx. Mais, en fin de compte, cette décision est trop importante pour que nous la prenions Zaïx ou moi à ta place.

Ses paroles m’avaient laissée sans voix. Spaw n’avait donc pas prévu de me conduire au refuge de Zaïx, comme celui-ci le lui avait demandé. Face à son brusque changement, je demeurai interdite.

— Que pensera Zaïx de tout cela ? —demandai-je finalement.

Spaw haussa les épaules.

— Il s’en remettra. Zaïx est un démon aux idées un peu vieillottes. Et parfois il adore se mêler de la vie de ses chères créatures —plaisanta-t-il—. Mais ne te tracasse pas. Pour le moment, je crois que le plus important, c’est d’arranger ce petit problème avec les Ombreux. De quoi s’agit-il exactement ? J’ai toujours été curieux de connaître cette confrérie. En réalité, leur travail ne diffère pas beaucoup de celui des templiers.

Je soufflai face au changement de sujet.

— Eh bien, je vais essayer de t’expliquer ce “petit problème” qui a poussé plusieurs Nohistras à poursuivre Lénissu.

Spaw arqua un sourcil, impressionné.

— Plusieurs Nohistras ? Ton oncle est hallucinant.

13 L’assassin des confréries

Les nuages occultaient presque complètement la lumière des astres nocturnes. Il avait de nouveau plu ce jour-là et les rues de la capitale étaient relativement silencieuses.

— Je n’arrive pas trop à comprendre ton plan —murmura Spaw, accroupi auprès de moi.

Nous nous étions introduits dans le jardin du Nohistra d’Aefna et, à présent, nous nous occupions d’observer le terrain.

— C’est simple —répondis-je—. J’entre seule dans la chambre du Nohistra et j’essaie de parvenir à un accord avec lui.

— Que tu entres seule, ça, j’avais compris —grommela Spaw, les sourcils froncés. Et il leva une main avant que je lui répète que je ne voulais pas qu’il soit mêlé à des histoires qui ne le concernaient pas—. C’est bon. Tu m’as expliqué pour la boîte, les preuves et tout ça, mais tu ne m’as pas parlé de cet accord que tu as planifié. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que le Nohistra est en meilleure position que toi pour négocier et qu’il ne va pas accepter tes conditions, quelles qu’elles soient. Je me trompe ?

— Ne sois pas fataliste —répliquai-je, en chuchotant—. La seule chose que veut le Nohistra d’Aefna, c’est détruire les preuves. Je suis sûre qu’en réalité, il ne veut pas tuer Lénissu. Je n’ai qu’à le convaincre que Lénissu ne va pas lui causer de problèmes. En plus, le Nohistra est le père de Manchow. Et Manchow est une personne ouverte. Il faut espérer que son père le soit aussi.

Spaw me contempla, sceptique.

— Ce père si ouvert a envoyé son fils dans les Souterrains sans trop se soucier de son bien-être.

Je me raclai la gorge.

— Laisse-moi faire, je suis sûre de pouvoir tout arranger de façon pacifique.

Spaw leva l’index comme pour faire une remarque, mais il finit simplement par demander :

— Qu’est-ce que tu vas lui dire ?

Je me mordis la lèvre, indécise. Spaw poussa un grognement silencieux.

— Si tu vas le convaincre de quelque chose, tu dois savoir clairement ce que tu vas lui dire. Tu ne peux pas improviser sur le moment. Nous devons avoir un plan précis. Sinon, ton plan échouera —conclut-il.

Je fis non de la tête.

— Je sais ce que je vais lui dire. En plus, je pense utiliser ceci pour le persuader —fis-je, en sortant ma dague. La pointe de l’arme brilla sous la lumière de la Lune.

Spaw secoua la tête, sans paraître le moindrement du monde impressionné.

— Tu ne sais pas être convaincante. Il verra tout de suite que tu n’es pas capable de le tuer.

J’hésitai.

— Qui dit que je n’en serais pas capable… ? —Je soupirai sous son regard désabusé—. D’accord, mais, lui, il ne me connaît pas. Je pourrais être une assassine professionnelle. Avec un peu de théâtre, je crois que cela peut marcher.

Spaw laissa échapper un rire silencieux.

— Vraiment, je ne sais pas comment tu as survécu toutes ces années. Le théâtre ne suffit pas, Shaedra. Si quelqu’un menace avec une dague, il doit être sûr d’être capable de l’utiliser. Je te le répète : laisse-moi entrer avec toi, et je me chargerai de le persuader. Parfois, je peux réussir à être très convaincant.

Un frisson me parcourut en entendant son ton presque pervers.

« On dirait un sicaire », marmonnai-je.

Syu, appréhensif, prit une mèche de mes cheveux. Je réfléchis quelques secondes et je laissai échapper un soupir.

— C’est bon —fis-je, résignée—. Mais ne te laisse pas emporter par tes impulsions, je te connais.

— Moi ? J’agis toujours avec assez de calme quand je travaille —m’assura-t-il.

Je frémis de nouveau en l’entendant parler avec une telle désinvolture.

— Ton travail consiste aussi à ça ? —demandai-je dans un murmure presque inaudible—. À convaincre les gens par la force ?

Spaw haussa les épaules.

— On ne m’a engagé que deux fois pour ce genre de travail. Et, les deux fois, je n’ai pas versé une seule goutte de sang. Enfin, presque —rectifia-t-il, en se souvenant.

Je soufflai, mais je me levai.

— Avant tout, nous devons parvenir jusqu’à sa chambre sans que personne ne nous voie. Et j’ai l’impression que cela ne va pas être facile du tout.

Quoique, cela ne pouvait probablement pas être plus difficile que d’entrer dans le jardin, pensai-je avec optimisme. Spaw se leva et dissimula de nouveau son visage sous sa capuche. En silence, nous avançâmes tous deux entre les arbustes jusqu’à la demeure de Deybris Lorent.

* * *

Atteindre les murs de l’édifice s’avéra déjà problématique. Une large allée de cailloux entourait la majestueuse demeure et, de temps en temps, elle était empruntée par quelque vigile montant la garde ou par quelque autre Ombreux. Il semblait que ces confrères vivaient plus de nuit que de jour… J’examinai les lumières de la Lune et de la Gemme et je me demandai quelle sorte de sortilège harmonique nous dissimulerait le mieux. Je passai plusieurs minutes à réfléchir ; alors, Spaw me regarda avec impatience et fit un geste, signalant l’édifice. À ce moment, la voie était libre. Un peu tremblante, je lançai le sortilège et je me concentrai pour le maintenir tandis que nous nous précipitions hors d’un buisson. Nous nous réfugiâmes dans la pénombre du mur et je tirai Spaw par la manche pour qu’il s’immobilise : une ombre venait d’apparaître à l’angle. Je perfectionnai mon sortilège du mieux que je pus et nous attendîmes, retenant notre souffle. La silhouette passa tranquillement devant nous et disparut un peu plus loin par une porte, en silence. Le démon secoua la tête, peut-être étonné qu’elle ne nous ait pas vus.

J’esquissai un sourire et me redressai. J’examinai le mur, tâtonnant avec mes griffes et j’approuvai. Deux mètres plus haut, se trouvait un balcon. Je grimpai et l’atteignis avec agilité, puis je jetai un coup d’œil vers le bas. Spaw essayait de me suivre, et il se débrouillait bien pour quelqu’un qui n’avait pas de griffes. Il était presque à hauteur du balcon, lorsque je le vis déraper. J’attrapai sa main et je le tirai vers moi, avec difficulté. Dès que l’humain retomba sur le balcon, en soufflant, j’élargis les ombres harmoniques pour le dissimuler lui aussi.

Nous grimpâmes et sautâmes d’un balcon à un autre, cherchant la chambre du Nohistra ; alors, Spaw souffla.

— Si nous entrions et nous cherchions à l’intérieur, qu’en penses-tu ? —me chuchota-t-il à l’oreille—. Je préfère être surpris par les Ombreux dans un couloir plutôt que de mourir d’une chute.

Après un bref instant d’hésitation, j’approuvai de la tête. De toutes façons, nous ne pourrions pas redescendre par le mur : ç’aurait été se condamner à une chute mortelle certaine. En plus, c’était déjà incroyable que personne ne nous ait encore vus : si la chance nous accompagnait, qui sait si nous ne parviendrions pas réellement jusqu’aux appartements du Nohistra sans toute une troupe d’Ombreux à nos trousses.

« Nous courons comme des gawalts », m’assura Syu pour me tranquilliser.

Je fis une grimace.

« Le problème, c’est que pour courir, il faut avoir un chemin par où passer. »

Syu tomba d’accord avec moi. Je regardai prudemment vers le bas. Nous nous trouvions au deuxième étage, sur un long balcon. Et s’il s’avérait qu’il donnait sur la chambre du Nohistra ?, me demandai-je, avec espoir. Alors, j’observai avec un certain étonnement que Spaw sortait une sorte de crochet en métal et qu’il s’approchait d’une des portes. Je m’empressai de le suivre pour le protéger avec mon sortilège harmonique. Quelques minutes plus tard, nous étions dans la demeure du Nohistra, dans une sorte de grand salon plongé dans la pénombre.

Sur nos gardes, nous sortîmes de la pièce, prêts à nous précipiter sur le premier Ombreux qui nous découvrirait. Mais, étonnamment, il n’y avait personne dans le couloir. Vu l’agitation qui régnait à l’extérieur, cela me parut étrange. J’entendis alors une rumeur de voix assez proches. Spaw et moi, nous nous consultâmes du regard avant de nous rapprocher de la porte d’où semblait provenir le son, mais celui-ci nous parvenait étouffé et assourdi. Après quelques secondes d’indécision, nous continuâmes à avancer, jusqu’à ce qu’un bruit de pas légers nous arrête brusquement.

Nous courûmes vers le salon et nous poussâmes précipitamment le battant. Les pas rapides passèrent dans le couloir et l’on entendit frapper à une porte voisine.

— Deybris, Deybris ! —Au ton pressant de cette voix, on devinait un caractère d’urgence.

On entendit le grincement d’une porte qui s’ouvre.

— Que se passe-t-il, Dyara ?

— Désolée de te réveiller, mais j’ai des nouvelles sur l’endroit où se trouve la boîte —déclara l’Ombreuse—. Apparemment, Lénissu Hareldyn l’a cachée dans la partie sud de la Forêt de Belyac.

— Hmm. Et d’où tiens-tu cette information ? —demanda celui qui, sans l’ombre d’un doute, devait être le Nohistra d’Aefna.

Spaw et moi, cachés derrière la porte, nous écoutions presque sans respirer.

— Wanli a tout révélé —répondit Dyara—. J’ai eu du mal à lui délier la langue, mais, finalement, elle a chanté. Le problème, c’est qu’elle ne sait pas exactement où la boîte est cachée.

— Alors, ce n’est pas elle, la personne dont parle cette lettre —déduisit le Nohistra—. Mmpf. Enfin, petit à petit tout s’arrange. Et notre Lénissu ?

— Toujours disparu —soupira l’Ombreuse.

— Hmm. Je suis sûr que nous finirons par le trouver. Bien, Dyara. Libère Wanli. J’espère que tu ne l’as pas trop tourmentée.

— Seulement verbalement —assura Dyara.

— Ah ! Bien, bien. Dis-lui que j’aimerais déjeuner avec elle ce matin. Cette jeune femme a besoin que quelqu’un la remette sur le droit chemin. Et, s’il te plaît, dis à Jildari de partir avant l’aube pour Belyac avec dix compagnons. Qu’il n’oublie pas d’avertir Chishia qu’il va explorer la zone sud du bois. Et rappelle-lui qu’il ne doit pas me décevoir cette fois.

On entendit des pas qui s’éloignaient, puis s’arrêtaient.

— Deybris ?

— Hmm ?

— Et la nièce de Lénissu ? Vous l’avez enfin trouvée ?

— Hein ? Oh, non. Mais, sachant qu’elle a du sang d’Hareldyn, ce n’est pas étonnant —fit le Nohistra, une pointe moqueuse dans la voix—. Bon travail, Dyara.

— Bonne nuit —répondit l’Ombreuse, avant de s’éloigner pour de bon.

Je reculai de quelques pas dans le salon, profondément soulagée. Lénissu était toujours en fuite… La porte s’ouvrit brusquement et toutes mes pensées s’envolèrent. Avec rapidité, je me glissai sous une sorte de grand banc couvert de coussins. Un coup sec résonna lorsque Frundis heurta le sol et je blêmis, me demandant si je n’aurais pas mieux fait de me précipiter directement sur le Nohistra. Je cherchai Spaw du regard, mais, depuis ma perspective, je ne pus rien voir d’autre que des bottes entrant tranquillement dans la pièce tandis que celle-ci s’éclairait vivement.

Le Nohistra s’assit dans un fauteuil, il alluma tranquillement sa pipe et déplia devant ses yeux un long parchemin. Je l’observais à travers les franges qui ornaient le banc, de plus en plus nerveuse. Comment sortir de ma cachette et agir suffisamment vite pour que l’Ombreux n’ait pas le temps de crier ou de sortir quelque arme dissimulée ? Je réprimai un soupir et j’essayai d’être positive : nous avions réussi à nous introduire dans la même pièce que le Nohistra et celui-ci était seul. On pouvait appeler cela de la chance. Il me suffisait d’en avoir un peu plus, décidai-je.

Je pris mon courage à deux mains, je sortis en roulant de sous le banc, je bondis et j’interrompis l’élan du Nohistra avec le bâton, lui donnant un coup pour le forcer à s’asseoir de nouveau dans son fauteuil.

— Ne bougez pas —sifflai-je.

J’entendis une porte se fermer et je vis du coin de l’œil Spaw jouer avec sa dague rouge avec une maîtrise et un éclat malveillant dans les yeux qui me firent blêmir d’épouvante. Le Nohistra nous observait, estomaqué.

— Bonne nuit —prononça Spaw—. Si tu cries, tu mourras. C’est bien clair ?

Deybris Lorent acquiesça, avalant difficilement sa salive.

— Qui êtes-vous ? —demanda-t-il tout bas.

— Nous voulons seulement négocier —fis-je—. Nous voulons que vous laissiez Lénissu tranquille.

Un éclair de compréhension passa dans les yeux du Nohistra.

— Tu es… la nièce de Lénissu, n’est-ce pas ? Oui, bien sûr —ajouta-t-il. Son regard se posa sur Frundis, puis sur Syu et, finalement, il sembla brusquement se calmer—. Je suis content que tu sois venue. Même si c’est avec ces manières si peu civilisées.

Je fronçai les sourcils et je l’examinai en détail. Il ressemblait beaucoup à Manchow, avec ces cheveux châtains et bouclés et ce visage rond… mais un éclat rusé dans ses yeux sombres me rappela que cette même personne avait été capable d’envoyer son propre fils dans les Souterrains “pour qu’il apprenne à s’endurcir” d’après Manchow.

— Alors, tu es donc venue négocier ? —reprit le Nohistra, tout en me scrutant avec la même attention. Méfiante, je continuai à pointer Frundis sur sa poitrine, le clouant sur son siège.

— Exact —répondis-je—. Si j’ai bien compris toute cette histoire, vous voulez détruire des preuves que détient Lénissu contre vous. J’ignore totalement en quoi consistent ces preuves et ça m’est égal. Je suis prête à vous aider à les détruire si vous laissez Lénissu tranquille pour toujours et que vous le renvoyez de la confrérie des Ombreux.

Spaw me regarda, incrédule. Le Nohistra ouvrit grand les yeux et esquissa un sourire.

— Le renvoyer de la confrérie ? Ceci n’est pas en mon pouvoir, ma chérie. Seul le Nohistra de Dumblor peut le faire. C’est lui, son « parrain ». Mais je dois admettre que ta proposition montre tes bonnes intentions. Je suppose que c’est parce que tu aimes ton oncle. Agir par amour est digne de respect. En tout cas, je te félicite d’avoir réussi à entrer dans ma demeure sans que personne ne te voie.

Je secouai la tête.

— Alors ? —fis-je, impatiente—. Que dites-vous ? Je vous promets de trouver cette boîte et de la détruire et, en échange, vous… et les autres Nohistras impliqués, vous vous engagez à oublier cette histoire. Et vous laissez Lénissu en vie.

Deybris, malgré sa situation quelque peu embarrassante, s’esclaffa.

— Mon intention, en théorie, n’était pas de tuer Lénissu ; loin de moi, une telle atrocité. —Le Nohistra sourit. Cependant, son expression me fit douter de sa sincérité—. Je dirais même que Lénissu est un grand Ombreux, comme tu dois le savoir. Un peu têtu, il est vrai, mais, entre les Nohistras d’Ajensoldra et d’Éshingra, nous nous l’arrachons dès que nous voulons choisir un capitaine digne de ce nom pour une mission importante. Non, définitivement, Lénissu est trop bon pour risquer de le perdre pour de simples papiers contenant quelques preuves. —Il sourit de nouveau—. Et je commence à me rendre compte que sa jeune nièce partage son même talent. Et ses mêmes faiblesses —ajouta-t-il, avec une étrange lueur dans ses pupilles noires—. Franchement, je crois que nous avons commencé notre relation du mauvais pied. Asseyez-vous. Je ne vais pas crier et je vous promets que je vous laisserai repartir librement sans qu’aucun Ombreux ne vous coupe le passage. Parole d’Ombreux.

Je haussai les épaules : cela ne servait à rien de le menacer constamment avec Frundis. Je reculai de quelques pas et je m’assis lentement dans l’autre fauteuil sans écarter les yeux du visage pâle de Deybris Lorent. Spaw demeura debout, une main dans sa poche, l’autre tenant sa dague avec désinvolture. Malgré son calme, je devinai qu’il s’attendait, comme moi, à ce qu’à tout moment le Nohistra nous joue quelque mauvais tour. Cependant, pour l’instant, mes intentions diplomatiques fonctionnaient mieux que ce que j’aurais imaginé.

— Si vous n’avez pas l’intention de tuer Lénissu —dis-je posément—, que pensez-vous faire pour le convaincre de taire tout ce qu’il sait ?

Deybris reprit tranquillement sa pipe et la replaça entre ses lèvres. Il joignit les mains, croisa les jambes et répondit :

— À l’évidence, le récompenser pour tous ses services rendus. Ma première intention était que Derkot Neebensha, le Nohistra de Dumblor, se charge de le réfréner, mais visiblement Derkot est trop occupé par sa « transformation » pour assumer ses obligations et prendre soin de ses brebis égarées. —Un rictus se dessina sur son visage et je frémis, tout en sachant qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il soit au courant de la transformation, déjà partielle, de Derkot en nakrus… Deybris laissa échapper un nuage blanc de sa pipe et poursuivit— : Comme je le disais, j’ai l’intention de récompenser Lénissu afin qu’il cesse de se compliquer la vie et d’être à l’affût des moindres affaires troubles de ma demeure.

— Quel genre de récompense ? —m’enquis-je, avec une moue dubitative—. Une malle remplie de kétales ? Ou bien un voyage aux enfers ?

Le Nohistra leva les yeux au ciel.

— J’ignore ce que Lénissu a bien pu te raconter sur les Ombreux, mais je t’assure que son opinion est très subjective, vu que, malheureusement, il a dû supporter plus d’un ennui à cause de la confrérie. Mais il ne peut pas nier que nous lui avons également facilité la vie des dizaines de fois. Le cas est que j’ai déjà tenté d’arranger le problème avec ton oncle et, il y a un an, je lui ai fait une offre généreuse : le pourvoir pour le restant de ses jours s’il acceptait d’oublier ses démarches indiscrètes. Et je lui ai même proposé de te faire entrer dans la confrérie. —Quoique je sache déjà tout cela, je me sentis pâlir—. Et je lui ai même promis de m’occuper de ton frère et de ta sœur afin qu’ils puissent vivre tranquillement. Tu te rends compte. Certains Ombreux me laissent à charge tous leurs enfants et Lénissu ne veut même pas me laisser une nièce —fit-il, avec un sourire théâtral.

Je soufflai, déconcertée.

— Il a refusé, visiblement —observai-je.

— Incroyable, n’est-ce pas ? —répliqua-t-il.

À vrai dire, l’offre du Nohistra me semblait vraiment généreuse ; mais bien sûr, en l’acceptant, Lénissu nous aurait tous enchaînés à la confrérie des Ombreux et je comprenais que ceci, quoique bénéfique d’un côté, pouvait avoir ses inconvénients.

— Toutefois —poursuivit le Nohistra—, l’offre tient toujours. Et je suis prêt à renégocier à la hausse si tu acceptes ta part du marché.

Je fronçai les sourcils.

— Quelle part du marché ?

— Celle d’entrer dans la confrérie, bien sûr. Mais pas comme n’importe quelle Ombreuse —ajouta-t-il—. Tu serais ma pupille. Comme l’a été autrefois Lénissu pour le Nohistra de Dumblor. J’ai pensé que ce serait une bonne façon de calmer Lénissu, en forçant un peu les choses. Il ne veut pas que tu entres dans la confrérie, et il doit avoir ses raisons, même si elles ne sont pas tout à fait raisonnables, mais, s’il continue à refuser mon offre, je n’aurai effectivement pas d’autre alternative que de lui offrir un voyage aux enfers, comme tu dis. Et, ayant d’autres options beaucoup plus attrayantes, vraiment, je ne comprends pas comment il peut être aussi obstiné —soupira-t-il.

Deybris Lorent parlait avec un tel calme et une telle persuasion que je le regardai un moment, confuse. À sa façon d’exposer les choses, il semblait que la seule solution à tous les problèmes était que j’accepte de devenir une Ombreuse et que j’essaie de convaincre Lénissu de se retirer silencieusement avec une bonne pension. Sa logique me paraissait raisonnable et, étant donné le pouvoir des Ombreux, je ne pouvais espérer que Deybris soit plus clément. Pourtant, certains détails me laissaient perplexes.

— On dirait que tu as avalé ta langue, ma chérie.

Je me raclai la gorge et je le regardai, les yeux plissés.

— J’ai deux questions —dis-je—. De quoi Lénissu accuse-t-il les Nohistras ? Et pourquoi diables insistez-vous tant pour que je devienne une Ombreuse ?

— Ma pupille —rectifia aimablement Deybris Lorent—. Eh bien, il est difficile de répondre à la première question, surtout si l’on considère que tu n’es pas encore une Ombreuse et, par conséquent, je ne peux te révéler les secrets de la confrérie, et encore moins ceux des autres Nohistras. De plus, nous ignorons totalement où se trouve la boîte avec les preuves, de sorte que nous ne savons pas avec certitude de quoi nous accuse Lénissu. —Il aspira une bouffée de sa pipe, et ajouta— : Je veux que tu saches que la confrérie des Ombreux n’est pas spécialement une organisation caritative et ses membres accomplissent des tâches financées parfois par des particuliers. Tous les actes des Ombreux ne sont pas imputables à leurs dirigeants, qui s’occupent principalement de maintenir l’ordre et l’unité.

J’arquai un sourcil.

— L’unité —répétai-je—. Vous tergiversez beaucoup, Deybris Lorent. J’ai entendu dire que l’on vous accusait d’avoir passé des accords avec des bandes d’assassins.

Je remarquai que Spaw haussait un sourcil et je me souvins que j’avais oublié de lui raconter ce détail. Mon insinuation sembla amuser le Nohistra.

— Tu ne peux pas fonder ton jugement sur de simples rumeurs, jeune terniane. De toutes façons, je te l’ai déjà dit : les Ombreux sont une confrérie très décentralisée. Il se peut qu’un Nohistra ait engagé des assassins, mais je te promets que, moi, je ne l’ai jamais fait. Je préfèrerais renoncer à mon poste —affirma-t-il.

Son ton apparemment sincère ne me convainquit pas, mais je n’insistai pas et je l’interrogeai sur quelque chose qui m’avait toujours intriguée.

— Pourquoi mon oncle s’efforce-t-il tant d’attaquer sa propre confrérie ? —demandai-je.

J’observai un léger haussement d’épaules.

— On pourrait croire que quelqu’un l’a engagé —commenta le Nohistra, écartant la pipe de ses lèvres—. Mais comment savoir. Peut-être qu’il s’agit d’un étrange passe-temps —dit-il en souriant—. J’admets que je suis curieux de connaître ces preuves si bien cachées. Ton oncle est intelligent, mais il a aussi une incroyable habileté pour se retrouver mêlé à toutes sortes d’histoires. Il doit connaître mille vérités dont je ne sais rien. Or je suis quelqu’un d’assez curieux.

Disons plutôt qu’il souhaitait avant tout détruire les preuves qui, dans cette fameuse boîte, seraient susceptibles de le mettre en cause, pensai-je ironique.

— Et ma deuxième question ? —demandai-je finalement. Le Nohistra haussa les sourcils et je précisai— : Pourquoi souhaitez-vous autant que je fasse partie de la confrérie ? D’accord, Lénissu se laisserait peut-être convaincre plus facilement pour détruire les preuves, mais je ne suis pas sûre de bien comprendre…

Le Nohistra se pencha en avant, me fixant attentivement du regard.

— Tu es le portrait craché de Lénissu. En version féminine, bien sûr —déclara-t-il, et je roulai les yeux—. Si tu possèdes le même talent que lui, comme je le crois, tu pourrais être une grande Ombreuse. Tu es pagodiste et har-kariste. Et j’ai entendu parler de tes vagabondages dans le monde. Tu as parcouru l’est de la Terre Baie à treize ans seulement. Tu as réussi à te faire passer pour la Sauveuse d’une fillette qui est, semble-t-il, l’unique descendante des légendaires Klanez. Et j’ai entendu dire que tu coudoies non seulement certains nakrus, mais aussi des vampires. Une telle personne sait garder ses secrets jusqu’à la tombe —poursuivit-il, en esquissant un sourire—. Et si tu m’acceptes comme tuteur, je t’assure que, dans dix ans, tu vivras comme une reine dans quelque palais de Mirléria ou des Villes de Lorri-man sans te soucier de rien d’autre que du temps, de la bonne chère, des fêtes et de la belle vie.

Le Nohistra se rappuya dans son fauteuil, satisfait de son petit discours. Peut-être espérait-il réveiller en moi quelque lueur d’ambition, mais il échoua totalement. Toutefois, je ne pus m’empêcher d’admettre que, par ailleurs, les conditions du marché n’étaient pas si mauvaises si je me centrais sur l’objectif de sauver Lénissu de ce mauvais pas.

— Intéressant —fis-je, pour dire quelque chose et rompre le silence.

— Shaedra —intervint Spaw dans un souffle—. Ne me dis pas que tu penses accepter ?

Je lui jetai un coup d’œil. Le démon caressait sa dague, comme s’il avait envie de l’utiliser. Le Nohistra attendait ma réponse avec, sur le visage, l’expression de celui qui pense avoir déjà gagné.

Je soupirai. Que pouvais-je lui dire ? Accepter d’entrer dans la confrérie des Ombreux me semblait une folie. Je ne prétendais pas vivre comme une reine dans un palais, mais vivre tranquille, à Ato, auprès de mes êtres chers. La condition de l’Ombreux, même après son explication, me donnait l’impression qu’il cachait quelque chose. Si j’avais bien compris, être pupille du Nohistra d’Aefna n’était pas un honneur qui se donnait à n’importe qui, et je ne parvenais pas à comprendre toutes les raisons qui poussaient Deybris Lorent à « m’adopter ».

— Que me dis-tu ? —demanda finalement le Nohistra, après un long silence—. La vie de Lénissu contre la tienne comme Ombreuse. C’est un marché assez juste. Pour ne pas dire bénéfique pour tous. Et, comme je disais, j’aiderai ta sœur à trouver un travail de guérisseuse. À ce que je sais, c’est une passionnée des animaux.

J’écarquillai les yeux, un peu alarmée de voir tout ce qu’il savait sur ma famille.

— Ma sœur ? —murmurai-je—. Et mon frère ?

Durant un terrible instant, je pensai qu’il lui était arrivé un malheur. Les yeux du Nohistra brillèrent, amusés.

— Il y a quelques semaines, j’ai appris que ton frère, Murry Ucrinalm Hareldyn, était un Moine de la Lumière. Et je n’aide pas les Moines de la Lumière —expliqua-t-il.

Il me sourit, tandis que je le regardais, abasourdie. Murry, un Moine de la Lumière ? Mais quel était ce délire ?

— Alors, tu acceptes ? —insista le Nohistra.

Je perçus son impatience, mais je pris mon temps pour lui répondre. Spaw me regardait, se demandant sans doute, comme moi, si j’avais un autre choix que celui d’accepter. Lénissu ne pouvait échapper aux Ombreux très longtemps… D’un autre côté, ceci me rappelait trop l’épisode de la Fille-Dieu et mon sacrifice inutile. Et si j’acceptais le marché et que ma décision s’avérait être une erreur ? Le maître Dinyu disait toujours que la vie était une somme de bonnes et mauvaises décisions… Lénissu avait-il un meilleur plan ? Et dans ce cas… Alors, je pourrais toujours envoyer mon honneur frire des crapauds dans le fleuve et décliner l’offre du Nohistra ultérieurement, décidai-je. En fin de compte, j’étais convaincue que, si Lénissu me révélait tous les crimes de ce Nohistra, je n’aurais aucun remords de lui manquer de respect.

Je levai la tête. À cet instant, le Nohistra d’Aefna laissait échapper une volute de fumée. Ses yeux m’observaient avec une évidente curiosité, attendant ma réponse.

— J’accepte le marché. —Et j’esquissai un sourire—. Avec une condition de plus. Trois souhaits que vous ne pourrez pas me refuser.

Comme les trois souhaits qu’un jour Dolgy Vranc nous avait réclamés à Akyn, Aléria et moi, pensai-je, amusée. Deybris Lorent eut un sourire en coin et se leva, en me tendant la main.

— Tant que ces souhaits sont raisonnables, j’accepte.

Sous le regard méditatif et un peu sombre de Spaw, je me levai et je serrai la main de l’Ombreux.

2 L’union du chaos

14 Le feu de la vengeance

— Je savais que tu finirais par le faire.

Agenouillée sur un coussin, Wanli me coupait les cheveux. Après avoir constaté que ceux-ci commençaient à être presque plus longs que ceux d’Ahishu, j’avais consenti à ce qu’on me les coupe, malgré les protestations de Syu. Le singe, assis en équilibre sur une chaise, regardait les morceaux de tresses tomber sur le sol, l’air désappointé.

« Ne te tracasse pas, Syu, elle ne va pas me couper les cheveux à ras », lui promis-je.

Mais, vu le temps que Wanli mettait à les couper, je commençais à douter. Le gawalt laissa échapper un soupir.

« Elle n’a pas intérêt », grommela-t-il. Et sautant de la chaise, il disparut par la porte entrouverte. Alors, je me rappelai les paroles de Wanli.

— Il m’a semblé que c’était la bonne décision, sur le moment —répondis-je.

J’entendais les claquements de ciseaux et, du coin de l’œil, je voyais de longues mèches noires tomber autour de moi. Nous étions dans un des salons de la maison du Nohistra. Celle-ci, apparemment, servait de point de rencontre à beaucoup d’Ombreux qui venaient chercher du travail ou qui passaient simplement saluer, en quête des dernières nouvelles. Peu d’Ombreux y vivaient : il y avait deux enfants, fils d’Ombreux qui étaient en pleine mission, et trois jeunes orphelins qui avaient perdu leurs parents lors d’une attaque d’orcs, huit ans auparavant. Je m’agitai, impatiente.

— Ça y est ? —demandai-je.

Wanli s’écarta un peu, tourna autour de moi, vérifia que le résultat était acceptable et, enfin, elle approuva et me regarda droit dans les yeux.

— Ne crois pas tout ce que Lénissu pourra bien dire. Je suis sûre qu’il sera fier de toi.

Je détournai les yeux, troublée. Wanli semblait reconnaissante de ce que j’avais fait pour Lénissu. Par contre, lui, il devait être hors de lui, pensai-je, inquiète. En tout cas, je doutais beaucoup qu’il se sente fier de sa nièce. Mais je continuai à penser que j’avais agi correctement.

Je soupirai.

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

L’elfe de la terre sourit et se leva.

— Maintenant, on t’habille pour la cérémonie.

Je pris Frundis et je suivis Wanli hors du salon. La demeure, quoique imposante, était loin d’être aussi merveilleuse que le Palais de l’Eau. Il n’y avait presque aucune tapisserie ni tableau, les plafonds étaient simplement droits et blancs et les escaliers sentaient le vieux bois. Nous étions dans un couloir lorsque nous croisâmes les trois jeunes Ombreux. Ils nous saluèrent courtoisement en joignant les mains devant eux et je leur répondis silencieusement tandis que Wanli s’empressait de me les présenter.

— Voici Ujiraka Basil. Dyara Yhu. Et Abi Yawni.

Elle ne me présenta pas et j’en déduisis que tous trois savaient parfaitement qui j’étais et pourquoi je me trouvais là. Lorsque nous nous éloignâmes, je remarquai qu’Ujiraka, Dyara et Abi échangeaient des regards énigmatiques. À peine entrée dans ce qui devait être le vestiaire des Ombreux, je demandai :

— Dyara ? Ce n’est pas celle qui a essayé de te soutirer des informations sur la boîte… ?

Ma question mourut sous le regard foudroyant de Wanli.

— Ne me parle pas de ça maintenant. Et non, ce n’est pas du tout la même Dyara. Voyons… —fit-elle alors, en promenant un regard scrutateur sur la pièce.

Il y avait des piles entières de tuniques noires, de pantalons, de gants, de ceintures…

— Ah ! —fit Wanli, en se dirigeant vers une table.

Là, se trouvait un paquet fermé. Elle l’ouvrit et en sortit une tunique noire qui me parut identique aux autres. Elle me la jeta et je l’attrapai au vol avec une certaine appréhension. D’après ce qu’on m’avait dit, ceci était l’habit « officiel » des Ombreux, que l’on portait lors des réunions un tant soit peu importantes. Comme l’était toute cérémonie d’initiation au sein de la confrérie, pensai-je avec une moue.

J’étais dans la demeure du Nohistra depuis à peine trois jours, mais il me semblait que j’y étais depuis des mois. Je me demandais à chaque instant quand reviendrait Lénissu et je passais des heures assise près de la fenêtre de ma chambre, cherchant à savoir si je n’avais pas commis une grave erreur en acceptant le marché. En fin de compte, j’avais accepté sans avoir la moindre idée des conséquences. Être pupille d’un Nohistra, cela signifiait quoi exactement ? Est-ce que cela impliquait des obligations ? Deybris Lorent ne me l’avait pas expliqué et, sur le moment, je n’avais pas pris la peine de lui demander, me souciant davantage de sauver Lénissu de cette folie. La seule question que j’avais eu l’idée de poser cette nuit-là, avant qu’il m’envoie dans ma chambre, c’était s’il avait des nouvelles de son fils Manchow.

— Il m’a trahi —répondit-il simplement, la mine rembrunie—. J’ignore où il se trouve et c’est mieux comme ça.

Sa réponse m’avait laissée songeuse un bon moment. Manchow pouvait-il vraiment l’avoir trahi ? Cette trahison avait-elle à voir avec la Gemme de Loorden ? Peut-être. Peut-être que Deybris Lorent n’avait pas supporté que son fils un peu lunatique le trompe et disparaisse avec la récompense d’Amrit Daverg Mauhilver… Et ces réflexions m’avaient menée à espérer que Shelbooth se porte bien et qu’il ait survécu à sa téméraire tentative pour récupérer le coffre. Et, j’avais alors pensé aux Moines de la Lumière : Shelbooth et Asten en faisaient partie. De même que mon frère. Lorsque, encore à Mirléria, j’avais demandé à Laygra ce qui s’était exactement passé à Dathrun et pourquoi Murry s’était retrouvé en prison, elle avait haussé les épaules, affirmant que Murry n’avait jamais rien voulu lui expliquer, mais qu’apparemment les problèmes avaient été résolus. C’est alors seulement que je commençais à comprendre que mon frère gardait plus de secrets que ce que je croyais.

La nuit, je pouvais à peine dormir. Je songeais à mille choses et, parfois, j’avais envie de sortir de ma chambre et d’aller voir Spaw chez Lu, comme je lui avais promis de le faire. Un peu effrayée, je lui avais demandé avant de nous séparer ce qu’il pensait de mon accord avec le Nohistra ; le démon avait haussé les épaules.

— Étant donné tes possibilités et l’influence des Ombreux, je crois que c’est peut-être une bonne décision —me dit-il—. Malgré tout, garde les yeux ouverts. Et, si tu as un problème, rends-toi chez Lu. Je ne serai pas loin.

J’étais émue et étonnée de voir l’empressement avec lequel Spaw me protégeait. Pourtant je ne pouvais éviter de penser parfois que je ne le méritais pas. Ce n’était pas comme si soudain un dragon m’attaquait et qu’il essayait de me protéger. C’était plutôt comme si je m’introduisais volontairement dans un antre de dragons et que Spaw me défendait sans oser m’en faire sortir.

— Tu t’habilles à la vitesse d’une tortue iskamangraise, Shaedra.

Je revins au monde réel en entendant le reproche de Wanli et je me rendis compte qu’effectivement j’avais bien mis une minute pour passer un bras dans une des manches de la tunique. Je lui adressai un petit sourire coupable et je finis de m’habiller, en tentant de passer les Triplées dans ma nouvelle tunique sans que l’elfe s’en aperçoive.

Une fois vêtue, je m’aperçus que Wanli m’observait, les commissures des lèvres relevées.

— Qu’est-ce qu’il y a ? —fis-je, curieuse.

L’Ombreuse m’adressa un sourire sincère.

— C’est la première fois que je vais être marraine —expliqua-t-elle—. Cela n’arrive pas tous les jours.

Je soufflai et elle me tendit une cape noire.

— Je vais avoir l’impression d’être un corbeau de mauvaise augure —soupirai-je, tandis qu’elle attachait ma cape.

— La couleur noire est un des symboles de la confrérie. En plus, des Ombreux avec des capes blanches, ce ne serait pas très discret, la nuit. Allez, je vais maintenant te conduire auprès du Nohistra. Il doit t’attendre. Et la cérémonie commence dans une heure.

J’ouvris grand les yeux et, en sortant de la pièce, je m’aperçus que le ciel commençait à s’assombrir.

— Wanli… —fis-je, tandis que nous parcourions les couloirs.

— Hum ?

— Tu ne m’as encore rien dit sur ce qui s’est passé avec Dahey et la charrette.

Le visage de Wanli se rembrunit.

— Dahey… est un ami de Lénissu. Mais sa loyauté à la confrérie passe avant. C’est un des principes que Deybris a tenté de me rappeler avant-hier —déclara-t-elle, en roulant les yeux.

J’arquai un sourcil. Visiblement, Wanli n’éprouvait aucune rancœur après la trahison de Dahey.

— Et Neldaru et Keyshiem ? —insistai-je après un bref silence—. Et Dashlari, Miyuki, Srakhi et Martida ? Eux aussi étaient avec Lénissu.

— Martida ? —répéta Wanli, en plissant les yeux—. Son nom ne me dit rien.

— Oh. —Et je fronçai les sourcils, inquiète. La Hullinrot avait-elle décidé de rentrer à Neermat sans avoir examiné mon phylactère ? Je haussai les épaules tandis que Wanli poursuivait :

— Neldaru va bien, quoiqu’il soit un peu découragé. Et Keyshiem n’a jamais eu aucun problème d’aucune sorte : on ne dirait pas, comme ça, mais c’est un Dowkot. Personne n’oserait s’en prendre à lui, à moins qu’il y ait quelque intérêt caché.

— Un Dowkot ? —répétai-je.

— C’est une famille de commerçants de vin assez puissante —expliqua l’elfe—. Quant aux dumbloriens, je n’ai pas de nouvelles claires. Le nain doit être avec ton frère et ta sœur, d’après ce qu’a dit Neldaru. Je parie que Miyuki est avec Lénissu, de même que ce say-guétran. Ce gnome, c’est à peine s’il quittait ton oncle des yeux. C’est un type assez inquiétant.

Je souris.

— Oui, Srakhi Lendor Mid est spécial —approuvai-je.

Nous arrivâmes devant la porte du Nohistra. Wanli se tourna vers moi et me tira le bord d’une manche.

— Ça va, Wanli —protestai-je, en voyant qu’elle me regardait avec le même air critique que prenait souvent Wiguy.

— Ne prends pas à la légère la cérémonie d’initiation —m’avertit-elle—. Je sais que normalement les enfants d’Ombreux entrent officiellement dans la confrérie à seize ans, c’est-à-dire à ton âge —observa-t-elle—. Mais, franchement, je crois que Deybris aurait dû attendre quelques mois que tu aies eu le temps de t’habituer. —Elle parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais elle se contenta de jeter un rapide coup d’œil sur la porte du bureau du Nohistra et de me souffler— : Tu verras comme tout s’arrangera.

Je fis une moue, amusée, comprenant qu’elle se référait davantage à Lénissu et ses problèmes qu’à ma cérémonie.

— Cela fait longtemps que j’ai cessé d’espérer que tout s’arrange un jour —répliquai-je. Je levai alors une main et je frappai à la porte du Nohistra.

* * *

Pour la première fois, je dînai avec les autres Ombreux, autour d’une énorme table qui traversait tout le salon principal de la demeure. Tout en mangeant, j’écoutai en silence les conversations et je détaillai discrètement les visages des convives. Sur ma droite, on parlait de la toute dernière chanson qui courait dans les tavernes d’Aefna ; sur ma gauche, deux jumeaux bélarques discutaient à propos d’un magasin de chaussures. Rien, à les entendre, ne permettait de deviner que c’étaient des Ombreux, si ce n’est qu’ils étaient tous vêtus de noir et portaient sur la poitrine une broche métallique avec le symbole de la confrérie. À un moment, je croisai le regard d’Ujiraka Basil, assis près de Dyara et Abi. En voyant que je lui rendais son regard, il détourna le sien sur son assiette, l’air méditatif. Je me demandai ce que pouvait bien penser ce jeune elfe noir de la nouvelle invitée. À vrai dire, je ne m’étais pas encore demandé comment les autres Ombreux m’accueilleraient. Pour le moment, ils semblaient ne me prêter aucune attention, quoique j’aie l’impression que certains m’examinaient en cachette.

Le gawalt grimpa sur mes genoux et grogna.

« Dehors, il pleut et le vent souffle », déclara-t-il, découragé. « Et en plus, il n’y a pas de bananes », constata-t-il rapidement, en jetant un coup d’œil déçu sur la table.

Je réprimai un sourire et je lui donnai une légère tape sur la tête.

« Arrête de te plaindre. On dirait un saïjit. »

Syu haussa les épaules, il m’adressa un sourire de singe et s’éloigna, disparaissant de nouveau par la porte ouverte du salon.

Lorsque nous terminâmes de manger, Deybris Lorent se leva et le silence se fit dans la salle.

— Comme vous le savez, ce soir, nous admettrons deux nouveaux membres dans notre confrérie —déclara-t-il—. Shaedra Hareldyn, nièce de Lénissu Hareldyn. —Il me regarda dans les yeux et je sentis que tous se tournaient pour m’observer avec curiosité—. Et Ujiraka Basil —annonça le Nohistra à ma grande surprise—, qui est parmi nous depuis l’âge de huit ans et que vous connaissez tous. Je sais que la cérémonie n’était prévue que pour dans deux mois et j’espère que son avancement n’a causé aucune gêne —ajouta-t-il, en adressant un rapide clin d’œil au jeune elfe noir. Ujiraka fit non de la tête, l’air amusé—. Bien ! Mes frères, suivez-moi.

Aussitôt, on entendit des bruits de chaises et je suivis le mouvement, me levant avec appréhension. D’après ce que m’avait expliqué Wanli, la cérémonie aurait lieu dans une chapelle adossée à la maison. Je m’avancerais vers l’autel, on m’offrirait une dague et une broche avec le symbole des Ombreux, puis je devrais partager une coupe de vin avec tous les présents. Cela n’avait pas l’air si terrible. Si je me souvenais bien des leçons du maître Yinur, l’épreuve d’initiation des Dragons, par exemple, était beaucoup plus dangereuse et désagréable.

— Nerveuse ? —me demanda soudain une voix.

Je croisai le regard jaune d’Ujiraka Basil et je lui adressai une moue comique.

— Un peu —avouai-je.

Par contre, l’elfe noir semblait plus enthousiaste que nerveux. Il me sourit et marcha auprès de moi jusqu’à la chapelle, tandis que les autres Ombreux nous entouraient, en bavardant tranquillement. Quelqu’un ouvrit les battants de la porte de la chapelle : à l’intérieur, des cierges alignés illuminaient doucement la salle circulaire. Tandis que les Ombreux s’asseyaient sur des coussins, sans cesser de murmurer entre eux, je passai la porte, admirant les élégantes colonnes. Si le reste de la demeure était plutôt rustique, cette chapelle était une explosion de créativité : il y avait des statuettes dans tous les recoins, des fioritures sculptées et, là-bas, dans le fond, se dressait une estrade avec un cercle bleuté gravé sur toute sa superficie. J’étais en train de me demander si par curiosité je pourrais grimper à l’une de ces colonnes lorsque j’entendis un bruit de pas précipités dans le couloir extérieur. Aussitôt des murmures étonnés s’élevèrent parmi les Ombreux. Dès que je me tournai vers la porte, je sentis une vague de flammes s’emparer de moi. Mes jambes flanchèrent et je tâtonnai de la main pour chercher un appui. Je trouvai le bras d’Ujiraka et je m’agrippai à lui, les yeux rivés sur Lénissu. Je ne l’avais jamais vu aussi abattu et épuisé comme en ce moment, pensai-je, impressionnée. Deybris Lorent, un petit sourire aux lèvres, fit un geste pour l’inviter à entrer.

— S’il te plaît —disait-il.

Mon oncle lui jeta un regard assassin avant d’entrer dans la chapelle. Je ne sais pourquoi, je ne m’étais jamais imaginé que des retrouvailles avec mon oncle puissent être si terribles. Il avança, puis s’arrêta à quelques mètres de moi, il me regarda dans les yeux un instant qui me parut très bref et éternel à la fois et, finalement, il fit volte-face et se dirigea vers une des colonnes sans m’avoir dit un mot.

C’est alors seulement que je me rendis compte que je pressai le bras d’Ujiraka et je m’écartai de lui, toute honteuse.

— Euh… Pardon.

— Ce n’est rien —assura Ujiraka, en se massant le bras endolori.

Heureusement, je n’avais pas sorti mes griffes, pensai-je. Le Nohistra s’était avancé vers nous et il posa une main sur nos épaules.

— Suivez-moi.

Je jetai un coup d’œil vers Lénissu, mais celui-ci maintenait obstinément son regard rivé sur quelque point perdu. Wanli s’était précipitée vers lui et elle essayait, visiblement, de le calmer et de lui parler, mais mon oncle semblait s’être changé en marbre. Ça lui passerait, me répétai-je, en me mordant la lèvre.

J’avançai jusqu’à l’autel. C’était une sorte d’estrade de pierre avec une grande plaque bleutée sur laquelle était gravé le symbole des Ombreux : dix lames d’épée disposées en cercle, le pommeau tourné vers l’intérieur. Ujiraka avança et entra dans le cercle, puis s’agenouilla avec élégance. Je l’imitai, avec toutefois moins de prestance, et je l’observai de nouveau, me demandant si nous étions censés faire quelque chose ou simplement attendre. Les yeux de l’elfe noir brillaient d’émotion. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Les Ombreux qui assistaient à la cérémonie avaient des expressions solennelles, mais plus d’un coulait des regards furtifs et curieux vers Lénissu. Je m’agitai, les pensées tourbillonnant dans ma tête. Durant ces derniers jours, j’avais craint que le Nohistra ne respecte pas sa part du marché et j’étais soulagée de savoir enfin que Lénissu allait apparemment bien. À présent, il suffisait que Lénissu détruise les preuves ou, du moins, qu’il convainque le Nohistra qu’il les détruirait et, bien sûr, que Deybris Lorent interfère pour que les autres Nohistras n’essaient pas d’attenter à la vie de Lénissu. Finalement, tout semblait s’arranger, me réjouis-je mentalement.

Je cherchai de nouveau Lénissu du regard et je fronçai les sourcils. Où… ? Je sursautai lorsque je vis mon oncle à quelques mètres de moi près de Deybris Lorent. Tous deux portaient une dague et une broche. J’écarquillai les yeux. Je ne pouvais pas croire que Lénissu, lui, qui avait voulu accuser celui qui se trouvait maintenant à ses côtés à quelques centimètres à peine, allait me nommer Ombreuse personnellement. Je le détaillai du regard. On le voyait épuisé par le voyage. Tous ses habits étaient trempés et ses bottes boueuses salirent le symbole des Ombreux lorsqu’il entra dans le cercle. Tandis que le Nohistra commençait à prononcer un discours sur les lois et les principes des Ombreux, sur l’unité, l’ordre et les nobles objectifs de la confrérie, Lénissu et moi, nous nous regardions, comme si nous nous étions mutuellement pétrifiés. Ses yeux ne semblaient pas accusateurs, ni tristes, ni soulagés. À vrai dire, son expression semblait encore plus indéchiffrable que celle de Dol.

Alors, je commençai de nouveau à douter. Avais-je vraiment agi comme il convenait ? Si je n’avais pas convaincu le Nohistra que je me débrouillerais pour que Lénissu se taise et révèle la cachette de la boîte, mon oncle aurait pu très mal finir. Et sachant que j’avais la possibilité d’arranger les choses sans verser une goutte de sang, comme allais-je permettre que Lénissu coure un risque ? Réconfortée dans mon opinion, je reportai mon regard sur le Nohistra, qui venait de terminer son discours et avançait à présent d’un pas vers Ujiraka.

— Ujiraka Basil —prononça-t-il—, jures-tu de défendre la confrérie contre tout ennemi à n’importe quel prix, même au prix de ta propre vie ?

— Je le jure —répondit l’elfe noir.

— Que tu traiteras les membres de la confrérie comme des frères, que tu ne les tromperas pas, que tu ne les trahiras pas et ne leur feras aucun tort ?

— Je le jure.

— Jures-tu de toujours agir dans l’intérêt de la confrérie et jamais à son détriment ?

— Je le jure —répéta Ujiraka avec plus de force.

Deybris Lorent leva la broche et il s’agenouilla près du jeune initié.

— Ujiraka Basil —tonna-t-il—. Bienvenu à la confrérie, mon frère.

Il accrocha la broche sur sa cape, il lui remit la dague et Ujiraka sourit de toutes ses dents, tandis que le Nohistra se relevait. Il tendit alors une main vers Lénissu pour lui prendre la broche et la dague. Dans les yeux de ce dernier, brilla un éclat hostile et je m’alarmai soudain, inquiète. Et si brusquement il perdait la tête, empoignait la dague et poignardait Deybris dans un subit accès de folie ? Il n’était pas dans son état normal, pensai-je, en me mordant la lèvre. Cependant, Lénissu lui céda les deux objets avec une apparente tranquillité.

Le Nohistra se dressa devant moi et prononça solennellement :

— Shaedra Hareldyn…

— Shaedra Ucrinalm Hareldyn —l’interrompit soudain Lénissu sur un ton tranchant.

Deybris fit une moue, mais je remarquai une étincelle d’amusement dans ses yeux châtains. Par contre, Lénissu le contemplait comme s’il voulait le transpercer du regard.

— Shaedra Ucrinalm Hareldyn —reprit tranquillement le Nohistra—, tu jures de défendre la confrérie contre tout ennemi à n’importe quel prix, même au prix de ta propre vie ?

Quelque chose se noua dans ma gorge et j’éclaircis discrètement ma voix avant de répondre avec fermeté :

— Je le jure.

Je gardai les yeux posés sur Lénissu et, contre toute attente, je vis les commissures de ses lèvres se relever légèrement.

— Que tu traiteras les membres de la confrérie comme des frères, que tu ne les tromperas pas, que tu ne les trahiras pas et ne leur feras aucun tort ?

Je secouai la tête, soulagée. Au moins, Lénissu ne semblait pas m’en vouloir. Après tout, il ne pouvait pas être aveugle au point de ne pas se rendre compte que j’avais agi avec de bonnes intentions, songeai-je. Alors, je sursautai, remarquant le silence et je m’empressai de dire :

— Je le jure !

J’entendis l’écho de ma réponse résonner dans la chapelle et je grimaçai, tandis qu’un large sourire moqueur se dessinait sur le visage de Lénissu. Mon oncle semblait se remettre de sa mauvaise humeur, observai-je, en m’empourprant.

— Jures-tu de toujours agir dans l’intérêt de la confrérie et jamais à son détriment ?

Lénissu avait-il juré la même chose lorsque le Nohistra de Dumblor l’avait nommé Ombreux ?, me demandai-je, curieuse, en lui jetant un coup d’œil.

— Je le jure —dis-je plus calmement.

Deybris Lorent s’agenouilla devant moi. Ses cheveux frisés lui donnaient un air comique.

— Shaedra Hareldyn —tonna-t-il—. Bienvenue à la confrérie, ma sœur.

Il épingla le symbole des Ombreux sur ma cape et il me tendit une dague magnifique. Suivant l’exemple d’Ujiraka, je la pris à deux mains en un geste respectueux.

— Donnons la bienvenue aux nouveaux initiés ! —s’écria le Nohistra en se redressant.

Ujiraka et les autres Ombreux se levèrent et je les imitai. Wanli s’approcha pour me tendre la coupe de vin et je bus une timide gorgée avant de la passer à mon compagnon, qui but avec moins de retenue, provoquant des commentaires railleurs. Dès que l’on me laissa tranquille et que tous commencèrent à quitter la chapelle, je me précipitai vers Lénissu, qui m’attendait patiemment dans le cercle de l’autel, absorbé dans ses pensées.

— Lénissu… —murmurai-je. Ma voix se brisa—. Je suis désolée. Je…

Je le vis ouvrir les bras et je me précipitai vers lui. Au lieu de me donner de petites tapes sur l’épaule comme d’habitude, Lénissu m’embrassa avec force.

— C’est moi qui dois te demander pardon, Shaedra —répliqua-t-il doucement—. Je me suis rendu compte à quel point j’ai été stupide et combien je t’aime… —Il s’écarta et me regarda avec des yeux violets brillants—. Je n’aurais jamais dû te mettre en danger de cette façon avec mes délires de vengeance.

Je le regardai fixement.

— De vengeance ?

Lénissu grimaça et tourna le regard vers sa poche, de laquelle il sortit un collier noir orné de pierres bleues. J’expirai en le reconnaissant. C’était le collier que Lénissu avait gardé dans la boîte de tranmur. Je me souvenais que, lorsqu’il l’avait emporté, il m’avait dit qu’il avait appartenu à un Ombreux.

— J’aimerais… que tu le portes —déclara-t-il.

Et sans prévenir, il leva les mains et me passa la chaîne autour du cou. Je l’examinai d’une main curieuse. Le métal avait l’air résistant et était entouré d’énergies. Je jetai un regard interrogateur à Lénissu et il m’expliqua :

— Il a appartenu à une Ombreuse de Dumblor qui est morte depuis des années. Son nom était Kaléna Delawnendel. J’aimerais que tu le portes —répéta-t-il.

Sans grande difficulté, je compris que Kaléna n’était autre que la femme dont m’avait parlé Wanli quelques jours auparavant. Kaléna Delawnendel. En me donnant le collier, prétendait-il s’éloigner de son passé et l’oublier ?, me demandai-je. Je serrai les mains de Lénissu avec force, devinant son agitation.

— Cette fameuse vengeance a un rapport avec elle, n’est-ce pas ? —demandai-je.

Lénissu haussa les épaules.

— Peut-être. —En remarquant ma moue, il ajouta— : Peut-être que je te raconterai toute l’histoire, un jour. Mais, tout de suite, je crois que ce n’est pas le meilleur moment pour de longues histoires tragiques. —Il inclina la tête et sourit—. Alors, comment te sens-tu maintenant que tu es une Ombreuse ?

Son changement de ton me laissa perplexe.

— Boh… À vrai dire, pas très différente.

— Ah ! Eh bien, je t’assure que, moi, à ton âge, j’étais encore plus euphorique que cet Ujiraka, pensant que j’allais dévorer le monde. Tu vois comme je me suis amélioré avec l’âge —fit-il, railleur.

Je lui rendis son sourire moqueur, mais je repris aussitôt mon sérieux.

— Alors… tu n’es pas fâché avec moi si j’ai passé un accord avec Deybris Lorent ? —demandai-je.

Lénissu expira.

— Je ne peux pas nier que tu as réussi à gâcher tous mes plans, ma nièce. —Mon visage s’assombrit et je fis une moue coupable—. Mais, en y réfléchissant bien, ce n’est pas si grave. Je dirai même plus, tu m’as probablement sauvé la vie. Mes plans commençaient à être trop ambitieux et idéalistes : je n’aurais jamais dû essayer d’accuser les Nohistras par la voie légale. Je te dis donc : merci —déclara-t-il, en souriant.

Un profond soulagement m’envahit.

— Cependant —ajouta Lénissu—, l’accord ne me convainc pas totalement.

J’arquai un sourcil.

— Tu fais allusion au fait que je sois devenue une Ombreuse ou au fait que tu vas devoir détruire cette boîte ?

Lénissu roula les yeux, amusé.

— Personne ne veut voir détruire cette boîte —m’assura-t-il—. Elle contient trop d’informations pour qu’on veuille l’éliminer. Ce sont des années de travail —affirma-t-il sur un ton fier qui me rappela légèrement celui de Syu—. Et cela n’a rien à voir non plus avec ton initiation comme Ombreuse. Après tout, c’est le destin des Hareldyn —plaisanta-t-il—. Non, la seule chose qui me dérange vraiment, c’est que Deybris Lorent t’ait prise comme pupille. —J’arquai un sourcil, étonnée, et il laissa échapper un bref éclat de rire—. À voir ta tête, j’en déduis que tu ne sais rien sur les pupilles des Ombreux.

— Euh… —hésitai-je—. À vrai dire, non. Être pupille, ce n’est pas bien ?

— En fait —il se racla la gorge—, je sais bien que l’argent n’est pas tout, mais je sais que, pour Deybris Lorent, il a une certaine importance. Je vais t’expliquer brièvement. Selon la loi de la confrérie, les pupilles héritent un quart des richesses de leurs tuteurs lorsque ceux-ci meurent.

Je le contemplai, abasourdie.

— Oh. Tu veux dire… que Deybris Lorent devrait me laisser un quart de ses possessions en mourant ?

Lénissu acquiesça.

— Mais ce n’est pas tout. En contrepartie, tous les biens des pupilles appartiennent aussi au tuteur. C’est incroyable que Wanli ne t’ait pas expliqué cela —souffla-t-il.

Je me frottai la joue.

— Mes biens —prononçai-je. Et je laissai échapper un rire sarcastique—. Quels biens ? —demandai-je— Mes bottes, peut-être ? Mon sac orange qui est resté prisonnier du Glacier des Ténèbres ?

Tout ceci me paraissait franchement ridicule. Lénissu roula les yeux.

— Effectivement, tout de suite, tu n’es pas spécialement riche —plaisanta-t-il—. Mais cela pourrait changer du jour au lendemain. Grâce à Derkot Neebensha.

Je sursautai.

— Derkot Neebensha ? Le Nohistra de Dumblor ? Et… qu’est-ce que j’ai à voir avec lui, exactement ? —m’enquis-je, un peu perdue.

Lénissu passa une main pensive sur son menton.

— Il se trouve qu’une part de son immense fortune te reviendra directement lorsqu’il mourra.

Les paroles de Lénissu me laissèrent bouche bée.

— Euh… je n’arrive pas à comprendre —avouai-je—. Je ne suis pas sa pupille. Toi…

— J’ai passé un accord avec lui —expliqua tranquillement mon oncle—. Cela fait longtemps que j’ai renoncé à mon droit de pupille, mais, lorsque l’automne dernier il m’a proposé de renégocier, nous avons accordé qu’il remettrait le quart de ses richesses à toi et à Murry et Laygra, au lieu de me le remettre à moi. Je ne sais pas pourquoi, je ne serais pas étonné que Deybris l’ait appris : il apprend toujours tout. Et je suppose qu’Ergert a quelque chose à voir avec ça.

Je secouai la tête, étourdie.

— Deybris prétend donc s’emparer de ces biens. Mais je ne comprends pas. Derkot Neebensha est encore en vie.

Lénissu sourit largement.

— Et pour un bon moment, s’il réussit réellement à se transformer en nakrus —approuva-t-il—. Toutefois, Deybris est convaincu que sa santé empire et que ses sortilèges de nécromancie ne feront qu’accélérer sa mort. —Il fronça les sourcils—. Tu vois quel tuteur tu as trouvé, Shaedra. Mais celui que j’avais n’était pas précisément un ange non plus —commenta-t-il avec un sourire en coin et il fit une moue en ajoutant, un éclat étrange dans les yeux— : Mais, incroyablement, il m’aime comme un fils, envers et contre tout…

J’arquai un sourcil et je réfléchis quelques instants.

— Mais si Derkot ne meurt pas…

— Alors Deybris aura gagné une pupille formidable —conclut Lénissu.

Je levai les yeux aux ciels.

— Pas si formidable que ça, oncle Lénissu. Si tu savais toutes les bêtises que j’ai faites en ton absence.

Lénissu leva l’index.

— C’est vrai. Wanli m’a dit que tu avais disparu pendant plusieurs mois et que tu étais revenue dans une diligence provenant de Mirléria. Laisse-moi deviner, tu as rencontré Shakel Borris et, ensemble, vous avez sauvé la vie d’une princesse en péril.

Je lui adressai un sourire espiègle.

— Presque.

— Oh —dit-il, en arquant un sourcil—. Tu ne l’as sauvée qu’à moitié ?

Je soufflai et je fis un geste vague.

— Penses-tu. Je suis allée libérer Aléria et Akyn sur l’Île Boiteuse.

Mon oncle resta un moment interdit, puis il siffla entre ses dents.

— Tu es sérieuse ? Et ils sont en vie ?

Je roulai les yeux.

— Qu’est-ce que tu crois ? Je suis une héroïne —répliquai-je—. Bien sûr qu’ils sont en vie. Mais… —je souris largement— on ne peut pas dire que ce soit exactement grâce à moi.

15 Échos dans le lointain

Cette nuit-là, je parlai longuement avec Lénissu, assis dans ma chambre. À voix basse, je lui contai tout sur Askaldo, Seyrum, la potion, Lilirays et je partageai mes élucubrations sur la Gemme de Loorden, Shelbooth et Manchow. Après la cérémonie, mon oncle avait passé plusieurs heures enfermé dans le bureau de Deybris Lorent, mais il m’avait assuré en sortant que toute l’affaire était classée : à l’aube, il partirait récupérer la boîte de preuves, accompagné par d’autres Ombreux, ils la rapporteraient à Aefna et il renoncerait à toute accusation… en théorie. Pourtant, j’avais la sensation que Lénissu manigançait quelque chose. Après tout, n’avait-il pas simplement dit qu’il regrettait d’avoir essayé d’accuser Deybris “par la voie légale” ? Je préférais ne pas penser à ce qu’il pouvait bien ourdir maintenant.

— Dans deux jours, je serai de retour —m’assura-t-il, en se levant. L’aube ne se lèverait pas avant plusieurs heures, mais je comprenais qu’il devait être épuisé et qu’il avait besoin de reprendre des forces pour le voyage.

— Tu vas aller à la Forêt de Belyac ? —demandai-je, en me levant à mon tour.

Il roula les yeux.

— La boîte se trouve dans les Montagnes d’Acier, pas dans la Forêt de Belyac, comme l’a cru Wanli.

Je secouai la tête, amusée en pensant de nouveau à l’opiniâtreté avec laquelle Lénissu gardait ses secrets.

— Wanli ne prétendait pas te trahir —lui dis-je.

— Je sais —répliqua-t-il, en attachant sa cape—. Mais, de toutes façons, elle ne m’a pas trahi puisqu’elle ne savait pas où se trouvait la boîte —ajouta-t-il avec un petit sourire ironique—. Un conseil : ne révèle jamais à personne ce que tu ne veux pas qu’on sache.

« Un sage conseil », approuva Syu. Et il bâilla, découvrant sa langue rose à la lumière de la lanterne.

— Je m’en souviendrai —répondis-je, tandis que nous nous dirigions vers la porte—. Oncle Lénissu… par curiosité, sais-tu où est Martida ? —demandai-je.

Étrangement, la question sembla amuser Lénissu.

— Elle te cherche. Depuis que nous avons récupéré Corde, elle est partie et je n’ai plus eu de nouvelles. Quant à Miyuki, elle est dans une taverne, à Aefna. Elle est venue avec moi, mais elle a tout fait pour me dissuader de me rendre chez le Nohistra. Elle pensait peut-être qu’on allait me considérer comme un traître et m’exécuter à peine entré. —Il roula les yeux—. Mais, évidemment, elle ne connaît pas les grands exploits de Lénissu Hareldyn —plaisanta-t-il.

Je souris.

— Et Dashlari ? —m’enquis-je.

— Oh, le Marteau de la Mort est allé s’assurer que ton frère et ta sœur n’interfèreraient pas dans cette histoire. —Il m’adressa un demi-sourire—. Je ne sais pas comment il s’est débrouillé. Tel que je le connais, il leur a peut-être attaché les mains avant de les mettre sur une carriole en direction d’Ato. La délicatesse n’est pas une de ses qualités.

Mon oncle posait déjà une main sur la poignée de la porte lorsque je demandai, goguenarde :

— Et Srakhi ? Il ne t’a pas encore sauvé la vie ?

Lénissu s’esclaffa et ses yeux violets sourirent.

— Non, penses-tu. Et le pire, c’est que j’ai comme l’intuition que, si j’étais vraiment en danger de mort, il n’arriverait pas à temps pour me sauver —dit-il. Nous échangeâmes des sourires moqueurs et Lénissu leva une main pour me prendre par le menton—. Conduis-toi comme une bonne Ombreuse. Et n’oublie pas d’envoyer une lettre à Ato pour avertir que tu es toujours en vie.

— Je le ferai —affirmai-je—. Mais… je peux leur dire que je suis une Ombreuse ?

Lénissu fit une moue, indécis.

— Il vaudra mieux que tu ne dises rien —finit-il par répondre—. Tu connais l’opinion des gens sur la confrérie.

J’acquiesçai, pensive.

— Au fait —ajouta Lénissu—. Deybris a promis d’arranger le petit problème du Sang Noir. Peut-être que bientôt je pourrai retourner à Ato sans avoir à fuir devant les gardes. —Il fit un geste vague—. Tu vois qu’être un Ombreux a aussi ses avantages —plaisanta-t-il tout en ouvrant la porte—. À bientôt, ma nièce.

Je faillis lui demander alors ce qu’il prétendait réellement faire avec la boîte, mais je me contentai de lui répondre :

— À bientôt, Lénissu.

Je fermai la porte et je m’allongeai sur le lit, encore vêtue de ma tunique noire. Sur la table de nuit, j’avais déposé ma nouvelle dague. Je tendis la main et je la pris. Elle semblait récemment forgée et elle était très affilée. Fatiguée comme je l’étais, j’étais capable de me blesser ; aussi, je la reposai sur la table de nuit et j’éteignis la lanterne. Syu vint rapidement se blottir près de moi.

« Alors nous n’allons pas avec l’oncle Lénissu ? », demanda-t-il.

Je fis non de la tête dans l’obscurité et je portai une main sur le collier de Kaléna.

— « Non », dis-je. « Mais il reviendra bientôt. »

* * *

Je fus réveillée à l’aube par un coup ferme sur la porte.

— Debout, petite sœur !

Je grognai et, les yeux ensommeillés, je clignai des paupières devant la lumière du jour. La porte s’ouvrit et, sans aucun égard, Ujiraka entra. Il était vêtu d’une ample chemise blanche et ses yeux jaunes souriaient dans son visage sombre. Il portait une pile de vêtements dans les mains.

— Tu portes encore cette tunique ? —demanda-t-il, incrédule, en me voyant—. Réveille-toi, secoue-toi et habille-toi —dit-il sur un ton enthousiaste, en déposant les habits au pied du lit.

— Nous allons quelque part ? —demandai-je, surprise, tout en me redressant.

Il arqua les sourcils, une expression énigmatique sur le visage.

— Nous allons faire un tour. —Déjà dans l’encadrement de la porte, il ajouta— : Deybris m’a demandé de t’aider à t’intégrer dans la confrérie.

M’intégrer ?, me répétai-je, appréhensive, tandis qu’il refermait la porte. Y avait-il une autre cérémonie dont on ne m’avait pas parlé ?

Je m’habillai rapidement, sans oublier de reprendre mes précieuses Triplées. Lorsque je saisis Frundis, celui-ci chantonnait, répondant aux oiseaux du matin et je me réveillai complètement lorsqu’il me souhaita bonjour avec un joyeux son de flûtes.

« Bonjour, Shaedra ! Je sens qu’aujourd’hui est un grand jour », déclara-t-il, l’air inspiré. « Qu’avez-vous envie d’écouter ? Peut-être La terre du soleil ? »

Syu laissa échapper une exclamation jubilatoire et aussitôt le bâton nous remplit la tête d’une mélodie harmonieuse. Souriante, je sortis dans le couloir et je trouvai Ujiraka appuyé sur le bord d’une fenêtre, attendant patiemment.

— Tu es rapide —approuva-t-il, et il me fit signe de le suivre.

— Qu’allons-nous faire ? —demandai-je, curieuse, tandis que nous parcourions le couloir.

— Bon… Je suppose que tu en sais déjà long sur la confrérie, avec ton oncle —commenta-t-il.

Je passai la main sur ma tête, embarrassée.

— À vrai dire, c’est à peine si Lénissu m’a parlé des Ombreux —avouai-je—. Ce que j’en sais, je l’ai appris à la Pagode Bleue, principalement.

L’elfe noir souffla, amusé.

— Vue l’opinion négative que les pagodes ont de nous, je crains que tu n’aies pas appris de grandes vérités, alors. —Il me regarda avec curiosité—. Lénissu Hareldyn ne t’a vraiment pas parlé de tous ses exploits ?

Je fis non de la tête, railleuse.

— Des exploits, hein ? Je ne savais pas que mon oncle était un héros.

— Ah, mais si —affirma Ujiraka—. Quand j’étais petit, je l’admirais comme les personnages des contes. Il ne t’a pas raconté son expédition dans les Terres de Cendre ? C’est là qu’il a trouvé l’ancienne couronne des Astras, tu sais bien, les derniers rois d’Urjundith. Cette couronne doit avoir presque deux mille ans d’ancienneté.

Trois mille, si c’était réellement l’époque d’Urjundith, rectifiai-je mentalement. Les Terres de Cendre… Dans les livres, on leur donnait en général le nom de Maydast. C’était une terre très lointaine, située au sud-est de la vallée d’Éwensin. Comme un écho lointain, je me souvins qu’un jour, à Tauruith-jur, Lénissu avait commenté qu’il était brièvement passé par ces terres inhospitalières. Apparemment, il avait obtenu ce qu’il cherchait.

Ujiraka continua à me raconter les faits de Lénissu Hareldyn et tandis que je l’écoutais narrer d’incroyables histoires de joyaux volés, de trésors déterrés et de mystérieuses énigmes, j’avais l’impression d’entendre la vie d’une autre personne. Je savais que la vie de mon oncle n’avait pas été précisément calme, mais quand même…

Nous sortîmes sous le ciel bleu et nous nous promenâmes dans Aefna. Ujiraka ne semblait pas avoir d’objectif précis et nous déambulâmes dans les rues un long moment. L’elfe noir se mit à me poser des questions sur ma vie à Ato et je lui répondis tranquillement, en essayant de ne mentionner aucun détail qui puisse aviver un peu trop sa curiosité. Nous finîmes par nous asseoir sur un banc de l’Anneau et l’Ombreux fit un geste brusque, plaçant ses mains derrière la tête.

— Bon ! Tu dis que tu es har-kariste et celmiste, mais je suis sûr que tu n’es même pas capable de te rappeler de la couleur des yeux du prêtre qui vient de passer, je me trompe ?

Son commentaire me laissa perplexe.

— Eh bien… non —avouai-je—. Et toi ?

— Ah ! Ils étaient châtain foncé. Un Ombreux doit toujours être attentif à ce qui l’entoure. Mais je dois admettre que je suis particulièrement doué pour me souvenir de tout, absolument tout —déclara-t-il avec une pointe mi-arrogante mi-railleuse—. Mon père me disait souvent : rappelle-toi toujours d’où tu viens quel que soit ton chemin. Il disait qu’un Ombreux sans orientation est comme une épée sans pommeau.

— Oh —dis-je, pensive—. Cela me rappelle un proverbe qui dit comme ça : “Assure-toi de connaître une branche avant de sauter sur la suivante” —citai-je.

Syu, sur mon épaule, approuva énergiquement de la tête et l’elfe noir l’observa avec une certaine curiosité avant de répondre :

— Un drôle de proverbe. Mais dis-moi, tu vois ces deux dames aux robes bleues qui viennent de passer ? —Je les vis qui disparaissaient, derrière l’Ombreux, et j’acquiesçai—. L’une portait un éventail blanc avec des fleurs brodées, l’autre avait un porte-monnaie dans les mains et des chaussures neuves à la toute dernière mode, mais qui, visiblement, lui étaient trop petites, parce qu’elle boitait légèrement. Et je pourrais te détailler comme ça chacune des personnes qui sont passées près de ce banc —me révéla-t-il, avec un large sourire.

J’observai les deux dames plus attentivement et je sifflai entre mes dents.

— Tu m’as impressionnée.

L’elfe noir esquissa un sourire.

— Eh bien maintenant, c’est à toi de m’impressionner —me défia-t-il.

L’heure suivante, le jeune Ombreux s’amusa à me mettre à l’épreuve. Il me racontait une blague, il me parlait du temps et, d’un coup, il me posait une question épineuse sur quelque détail alentour. Je dois avouer que je ne pus m’empêcher de tricher. Tandis que Syu regardait d’un côté et Frundis d’un autre, je me concentrais sur ce qu’Ujiraka me disait et, lorsqu’il me demandait de quelle couleur était la chemise de tel elfocane qui venait de passer ou quelle était l’expression de tel autre, j’adoptais une mine pensive, feignant de me souvenir.

« De quelle couleur est la veste du faïngal, Syu ? », je m’enquérais mentalement.

« Grise… Bon, pas exactement, peut-être marron », rectifia le singe, hésitant. Syu avait toujours eu un problème avec le gris…

« Elle était marron clair, semblable au sable rougeoyant », affirma le bâton.

Mes réponses étaient un peu étranges, mais, sans l’aide de Frundis et de Syu, j’aurais dû improviser la moitié ou plus. Nous nous esclaffâmes plusieurs fois en faisant des commentaires sur les passants et Ujiraka m’impressionna de nouveau en détaillant notre entourage avec une précision surprenante. Non seulement il retenait l’aspect des gens, mais aussi leur attitude et leur façon de se comporter.

— Tu vois, celui-là, près de la fontaine, c’est un menuisier —me disait-il—. C’est quelqu’un d’aigri et il a mauvaise réputation dans toute la ville. Et regarde, ce vieil homme, je le vois tous les matins donner à manger aux pigeons les restes de pain de la veille. Il passe des heures sur la place. Ah ! —Il s’esclaffa et je suivis son regard posé sur une elfe rondouillarde qui entrait dans une chocolaterie—. Elle, c’est Showgsa. Elle va acheter des chocolats tous les jours : et elle ressort toujours avec une grosse boîte, tu vas voir quand elle va sortir. C’est la femme d’un maître de Pagode.

Je l’écoutais, fascinée. Décrite ainsi, Aefna me paraissait soudain une ville beaucoup plus vivante et attrayante : chaque visage avait une personnalité, une histoire et une énigme qu’Ujiraka parvenait à déchiffrer à force d’heures passées à déambuler dans les rues. Nous étions silencieux depuis un moment à regarder les passants, quand Ujiraka se leva. Au loin, les cloches du Temple sonnaient.

— Nous avons l’air de chats en train de faire la sieste —plaisanta-t-il—. Nous rentrons ?

J’acquiesçai et nous laissâmes l’Anneau derrière nous. Nous passions près du quartier général lorsque je vis un cheval noir qui me parut étrangement familier.

« C’est celui de l’étable », dit Syu, fier de s’en souvenir avant moi.

J’arquai un sourcil, tout en approuvant. C’était le cheval de l’élégante demeure où je m’étais réfugiée pendant un jour et une nuit. Alors, j’entendis un cri.

— Shaedra !

Je sursautai, je levai la tête vers le cavalier du cheval et je croisai les yeux rosâtres d’une tiyanne blonde. Suminaria mit pied à terre rapidement et se précipita vers moi.

— Shaedra ? —répéta-t-elle, surprise de voir que je ne réagissais pas.

Je sortis de mon ébahissement et je m’esclaffai.

— Suminaria ! —m’exclamai-je en riant—. Dieux ! Comme tu as changé !

De fait, la tiyanne avait perdu presque tous les traits de son enfance. Vêtue d’une élégante tunique rouge, avec une ceinture richement ornée et des bottes d’équitation, elle avait davantage l’aspect d’une damoiselle que d’une pagodiste.

— Suminaria ! —appela soudain une voix. Une tête blonde à l’expression sévère surgit entre les rideaux d’une litière en bois clair.

— Ma mère —expliqua Suminaria, sans que le ton pressant de celle-ci semble l’effrayer—. Shaedra, je n’avais aucunes nouvelles de toi depuis… bon, depuis que tu avais disparu d’Aefna sans même passer me voir comme tu me l’avais promis. —Je m’empourprai en m’en souvenant—. Mais tu avais sûrement une bonne raison, je ne t’accuse pas. Je suis heureuse de te revoir, tu ne sais pas combien ma vie est ennuyeuse depuis que j’ai quitté Ato —ajouta-t-elle, en souriant—. Je vois que tu as toujours ton bâton et le singe gawalt —observa-t-elle—. Que fais-tu à Aefna ?

À quelques mètres, Ujiraka m’attendait discrètement. Il devait sûrement être sidéré de voir que je connaissais Suminaria Ashar, pensai-je, amusée.

— Eh bien… en réalité, je suis arrivée il y a à peine quelques jours —répondis-je—. Et je regrette d’être partie d’Aefna sans t’avertir, ce jour-là. Je…

Soudain, apparut un autre tiyan, plus petit que Suminaria, qui posa sa main sur le pommeau de son épée, en me regardant avec une certaine surprise. C’était Nandros, le protecteur de Suminaria.

— Ça alors, cela faisait longtemps —fit-il simplement, et il se tourna vers sa protégée—. Dame Ashar t’attend pour entrer dans le magasin.

La tiyanne eut une moue contrariée.

— Ma mère veut acheter de nouveaux chapeaux pour les fêtes d’été —marmonna-t-elle—. Tu vois quelle matinée fascinante m’attend. Mais j’ai une bonne nouvelle : cet été, je vais reprendre les cours à la Pagode des Vents. Pour être orilh —annonça-t-elle, en souriant de toutes ses dents et je lui rendis son sourire.

— Ça, c’est une bonne chose. Tu vas donc continuer à étudier l’énergie brulique ? —Elle acquiesça et je me frottai la joue, pensive—. Mais je me rappelle que tu ne réussissais pas mal les boucliers, non plus —plaisantai-je, en faisant référence au jour où, dans ma stupidité infantile, je l’avais attaquée à la Néria. Par chance, elle avait invoqué un bouclier, si puissant qu’elle aurait pu me tuer.

Suminaria grimaça.

— Pas aussi bien que la brulique —m’assura-t-elle—. Pour être sincère avec toi, ce fameux jour où tu m’as attaquée, je n’ai pas invoqué de bouclier. J’ai simplement… activé une magara.

J’écarquillai les yeux, franchement surprise.

— Une magara ?

— Ouaip. Aujourd’hui je ne suis plus aussi espiègle qu’avant, mais quand j’étais plus jeune je volais des magaras à l’oncle Garvel —avoua-t-elle, sans avoir l’air de se sentir très coupable—. Celle-là en particulier, il ne l’a jamais revue —ajouta-t-elle, en m’adressant un clin d’œil.

Nandros soupira et je devinai qu’écouter les petits secrets de Suminaria ne le passionnait pas spécialement.

— Suminaria, ta mère…

— Je sais, j’arrive. Shaedra, il faut qu’on se revoie.

J’acquiesçai et nous accordâmes de nous revoir le jour suivant devant la Pagode des Vents aux trois cloches vespertines. Lorsque je rejoignis Ujiraka, je le vis secouer la tête, incrédule.

— Une Ashar ? Démons. C’est une amie à toi ?

— Ouaip. C’était une camarade de classe à Ato. Mais, maintenant, elle va étudier à la Pagode des Vents.

Il me regarda pensif, mais il reprit la marche sans faire de commentaire. De retour à la demeure, nous mangeâmes avec trois Ombreux qui passaient par là en quête de travail.

— Que vous nous croyiez ou non, le dernier travail que nous avons fait remonte à plus d’un an —nous dit l’un d’eux, tandis qu’il se servait une grande portion de salade—. Un an ! Nous nous sommes payés une vie de rois, hein, Sariz ? Mais, comme vous voyez, aucun de nous n’est économe, alors maintenant, nous sommes de nouveaux aussi pauvres qu’avant —fit-il en riant—. Tu veux bien me passer le sel, ma jolie ? —me demanda-t-il.

Je le lui passai et je demandai :

— Et en quoi consistait ce travail ?

— Ah ! —dit-il—. C’est un commerçant de Neiram qui nous avait engagés. Ils avaient volé les bijoux de sa femme et il nous a demandé de les récupérer et c’est ce qu’on a fait. Et voilà. Et, comme je vous dis, nous avons passé une année… mais quelle année !, comme si nous avions vécu sur la Terre Interdite, vous ne pouvez même pas imaginer.

Je réprimai un rire moqueur et je bus une gorgée d’eau.

— Mais tu connais le proverbe, Awsrik —intervint l’un de ses compagnons, en mangeant comme quatre—. On ne se rend qu’une fois en Terre Interdite. Tu as entendu le Nohistra, il n’a pas de travail pour nous pour le moment.

— Bah, nous irons à Agrilia —répliqua Awsrik—. Weyléh a toujours du travail. Eh, Ujiraka Basil, qu’est-ce que tu nous racontes de nouveau ? Je vois que tes oreilles ont poussé.

Apparemment, il s’agissait d’une ancienne plaisanterie, car l’elfe noir se contenta de rouler les yeux avant de leur demander d’en dire plus sur cette année passée en « Terre Interdite ». Je me lassai vite de les entendre parler de beuveries, de ripailles et de débauche et je m’empressai de sortir du salon pour retourner dans ma chambre.

Je passai l’après-midi à écrire des lettres : une pour Kirlens, une autre pour Dol et une autre pour le capitaine Calbaderca. Comme je ne trouvai pas Wanli, j’allai directement voir Deybris et lui demandai quelques kétales pour payer le courrier : comme aurait dit Lénissu, être Ombreux avait ses avantages… mais il était également vrai que je n’aurais pas eu besoin d’envoyer de courrier si les Ombreux n’avaient pas compliqué la vie de Lénissu, pensai-je. Après avoir remis les lettres, je me promenai dans les rues d’Aefna, accompagnée de Frundis et de Syu, avec la curieuse sensation de n’avoir rien à faire. Après avoir déambulé un moment, je finis par m’allonger dans l’herbe d’un parc sous les chauds rayons du soleil. Je fermai les yeux, faisant abstraction de toutes mes préoccupations et je profitai de la journée, écoutant le chant des oiseaux mêlé aux rumeurs de la ville. Sans le vouloir, je m’endormis… Je me réveillai en sursaut en entendant une voix.

— … en plus, elle sourit toute seule. Permettez-moi de douter qu’elle ait vraiment été nommée Ombreuse —disait-elle, avec une pointe moqueuse.

Je me redressai et je restai bouche bée. J’étais entourée de démons. Ou du moins, ce fut ma première impression. Au total, il s’avéra qu’ils n’étaient que trois. Celui qui avait parlé était Dadvin, un des Communautaires. Et à côté de lui se tenait Spaw et… Je soufflai en reconnaissant Askaldo.

« Shaedra ! », s’écria Syu, quelque part. Il sortit précipitamment des buissons, altéré en voyant tant de démons, et il se percha sur mon épaule, inquiet.

Le fils d’Ashbinkhaï me sourit. Étrangement, je ne m’étais pas encore habituée à le voir sans furoncles.

— Bonjour, Shaedra, je ne pensais pas que nous nous reverrions si tôt. Nous pouvons… te parler un moment ?

Je levai les yeux vers le ciel. Le soleil avait déjà disparu, mais il restait encore des reflets dorés à l’horizon. Alors, je regardai Askaldo, perplexe. Que diables voulait-il me dire maintenant ?

— Me parler ? —répétai-je—. Bien sûr, mais…

Spaw s’avança et s’agenouilla auprès de moi avec la typique expression qu’il adoptait lorsque quelque chose ne lui plaisait pas.

— Comment vas-tu ? —demanda-t-il.

J’arquai un sourcil, alarmée.

— À merveille. Il est arrivé quelque chose de grave ?

Spaw jeta un regard sombre à Askaldo avant de répondre avec concision :

— Ashbinkhaï et les Communautaires veulent t’engager.

Sa révélation me coupa le souffle et, lorsqu’il me tendit la main pour m’aider à me relever, je lui donnai la mienne sans pouvoir prononcer un mot. Askaldo m’adressa une moue innocente et avança d’un pas.

— Je ne sais pas si tu es au courant, mais tu es l’unique démon Ombreux de toute la Terre Baie.

J’agrandis les yeux.

— Oh. Et ça, c’est… un problème ?

— Pas du tout. Mon père est enchanté —assura Askaldo, en roulant les yeux—. Il veut même t’engager pour que tu épies les Shargus. —Il dut percevoir mon incompréhension, car il spécifia— : Nous appelons Shargus les Ombreux qui s’emploient à assassiner des démons. Ils ne sont pas nombreux, mais ils existent et ils sont assez problématiques. L’ennui, c’est que nous ne savons pas qui ils sont et mon père a pensé que tu étais la mieux placée pour faire des recherches sur le sujet. Il te promet dix mille kétales et même… une invitation à faire partie de sa Communauté.

En l’entendant, Spaw adressa à l’elfocane un regard ennuyé. Je secouai la tête, abasourdie, et j’étais sur le point de leur dire que je croyais que les Ombreux ne pourchassaient plus les démons lorsque je me souvins du livre écrit par le père d’Arfa Lilirays. Si, il y a quelques années à peine, les saïjits poursuivaient les démons, pourquoi ne les traqueraient-ils pas encore ? Après tout, pour les saïjits, c’était comme s’ils cherchaient à piéger des écailles-néfandes infiltrés, pensai-je, ironique.

— Je n’ai jamais été une espionne —fis-je alors.

— Heureusement, il n’est pas nécessaire de l’avoir été pour le devenir —intervint Dadvin. Ses yeux rusés brillèrent dans son visage noir—. Rends-toi compte que tu nous ferais une grande faveur si tu réussissais à identifier ces assassins. Et tu sauverais des vies —insista-t-il, persuasif.

Des assassins… Je fis une grimace tourmentée. Ces Shargus étaient-ils seulement conscients que les monstres qu’ils tuaient n’en étaient pas ?

— Et que feriez-vous avec eux, si j’arrivais à obtenir une liste de leurs noms ? —m’enquis-je.

Askaldo se passa une main sur le visage, l’air embarrassé, et il échangea un regard avec Dadvin.

— Je n’en sais rien —admit-il—. Ça, c’est l’affaire d’Ashbinkhaï.

— Et des Communautaires —ajouta Dadvin.

Je me raclai la gorge et je les regardai tous les trois. À présent, je comprenais l’expression sombre de Spaw : s’il voulait vraiment protéger une démone au milieu d’un antre de chasseurs de démons, il n’allait pas avoir la tâche facile.

— Je ferai ce que je pourrai —dis-je finalement—. Pour ce qui est de l’invitation à faire partie de la Communauté de l’Esprit, je ne peux absolument pas l’accepter.

Askaldo acquiesça.

— Bien sûr, je comprends. C’est simplement une proposition de mon père. Je ne suis qu’un simple messager.

Dadvin laissa échapper un rire étouffé.

— Zaïx doit être un bon père pour que ses enfants l’aiment tant —observa-t-il.

Les yeux de Spaw étincelèrent.

— Il l’est. Bon, vous avez ce que vous vouliez : Shaedra fera ce qu’elle pourra. Et maintenant, il vaudra mieux que vous fichiez le camp avant que quelqu’un nous voie.

Je grimaçai en le voyant si brusque, mais ni Dadvin ni Askaldo ne semblèrent s’offusquer.

— Sois prudente —me dit Askaldo.

— Ne t’inquiète pas.

Je les observai s’éloigner en silence. Au bout d’un moment, Spaw soupira.

— Je commence à douter si j’ai agi correctement en te laissant revenir à Aefna —dit-il—. La vérité, c’est que j’ignorais qu’il y avait des chasseurs de démons parmi les Ombreux. Mon ignorance du monde saïjit me perdra un jour. Et… j’ai l’impression que, cette fois, j’aurais dû suivre le conseil de Zaïx. Les saïjits sont toujours problématiques.

Je ramassai Frundis et une douce mélodie de piano s’infiltra dans ma tête.

— Ne te tracasse pas trop —assurai-je avec entrain—. Après tout, qui pourrait bien imaginer que la petite nièce de Lénissu Hareldyn puisse être un démon ? —Mon sourire se transforma vite en une grimace—. Il faut espérer que personne n’imagine une telle chose.

Spaw esquissa un sourire et leva une main en signe de salut.

— Je suivrai ta progression de loin. Malheureusement, ces jours-ci, je vais être occupé : Ashbinkhaï m’a demandé une faveur et… —il hésita et ajouta— : apparemment, Sakuni est malade et je vais lui apporter une potion de Lu pour qu’elle se rétablisse —expliqua-t-il—. J’espère que tu n’auras pas de problèmes avec ces Shargus avant mon retour.

Je secouai la tête, émue. Avec quel dévouement Spaw protégeait toute la Communauté Enchaînée, pensai-je.

— Mais non, je ne pense courir aucun risque —lui promis-je.

Le démon me regarda d’un air moqueur.

— Oui, ça, c’est la théorie —répliqua-t-il, en me saluant de nouveau—. Prends soin de toi.

— Toi aussi —répondis-je.

Je l’observai disparaître sans bruit entre les ombres. Les Shargus, pensai-je alors, avec un frisson. Et je repassai dans ma tête les visages des Ombreux que j’avais vus durant la cérémonie d’initiation. Se pouvait-il que l’un d’entre eux ait pour tâche de tuer des démons ? C’était à en devenir paranoïaque, soupirai-je. Je plaçai Frundis dans mon dos et je sortis du parc sombre à pas rapides.

16 Le code

Durant les jours suivants, je pris l’habitude de faire de longues promenades avec Ujiraka. C’était un elfe noir curieux, qui adorait les devinettes, les blagues bêtes et les jeux de mémorisation. À ce qu’il me dit, il rêvait d’être un homme reconnu “comme Lénissu” et il s’imaginait, à cent ans, assis tranquillement dans quelque maison cossue, racontant à ses petits-enfants les grandes aventures d’Ujiraka Basil. J’espérais qu’il réalise ses rêves.

Le jour suivant ma conversation avec Spaw, je parlai longuement avec Suminaria, assises toutes deux près de la fontaine de la Pagode des Vents. Elle, bien sûr, n’était pas venue seule : Nandros nous surveillait depuis l’autre côté de la place. La tiyanne me regarda presque avec envie lorsque je lui narrai mes pérégrinations dans les Souterrains et elle se réjouit de savoir qu’Aléria et Akyn étaient vivants. Et à mon tour, je l’écoutai parler des intrigues des Ashar et je souhaitai presque qu’elle ne me les ait pas contées : j’avais l’impression que moins j’en savais sur les affaires de cette puissante famille, mieux ce serait. Suminaria m’avoua ouvertement que les actions des Ashar l’indignaient profondément.

— Je t’assure que si demain quelque commerçant s’avère gênant pour mes parents, ils n’hésiteront pas à le précipiter dans la ruine en usant de leurs influences —me révéla-t-elle à voix basse—. Mes parents ne comprennent pas que je n’approuve pas ces pratiques et cela me fait peur qu’ils puissent être si impitoyables parfois et d’autres fois si généreux. Comme dit Sirseroth, ils sont esclaves de l’argent et du pouvoir —se lamenta-t-elle—. C’est la seule chose qui les intéresse.

Tout comme Deybris Lorent, peut-être ?, pensai-je, ironique, à ce moment. Je voyais clairement que Suminaria se sentait asphyxiée à Aefna, mais, lorsque je tentai de la consoler, la tiyanne roula les yeux.

— Je sais très bien quel est le destin d’une Ashar —répliqua-t-elle—. Ce n’est pas que cela me pèse réellement, mais j’aimerais pouvoir le changer, ne serait-ce qu’un peu.

J’esquissai un sourire.

— Chacun d’entre nous peut changer son destin —philosophai-je. Que ce soit en mieux ou en pire, ajoutai-je pour moi-même.

Je me rendais compte que la tiyanne avait beaucoup changé en un an : elle était plus ouverte et en même temps moins naturelle. Elle-même m’avouait qu’avec tant d’hypocrisie autour d’elle, il lui était difficile de ne pas être hypocrite à son tour.

— C’est terrible comme l’entourage peut affecter le comportement d’une personne —médita-t-elle, tandis que nous reprenions le chemin du retour vers chez elle. À ce moment, Frundis composait et seules me parvenaient quelques notes décousues de piano.

— Moi aussi, cela m’arrive —lui assurai-je—. Par exemple, lorsque quelqu’un en face de moi dégaine une épée avec la claire intention de me tuer, mon attitude change radicalement.

Suminaria souffla, amusée.

— Je ne parlais pas de ce genre d’attitudes, mais de la façon d’être.

Je levai les yeux au ciel.

— Je sais.

Nous fîmes quelques pas en silence jusqu’à ce que Suminaria tourne ses yeux roses vers moi.

— Tu sais ? Cela faisait longtemps que je ne parlais pas avec une véritable amie.

J’arquai un sourcil en percevant le changement de ton dans sa voix.

— Vraiment ? —hésitai-je—. Mais… tu as sûrement des amies à Aefna.

— Oui, des tas —répliqua Suminaria, en haussant les épaules, la mine sombre—. Mais la plupart sont intéressées. Elles ne veulent être mes amies que parce que je suis l’héritière des Ashar. Et les autres… Bon. Pour ma mère, les amitiés d’une Ashar doivent être basées sur des questions pratiques. L’oncle Garvel dit que l’on ne peut considérer quelqu’un comme un ami que lorsqu’on lui a passé la bride autour du cou. —Elle fit une moue écœurée—. Mon oncle Garvel est infâme.

Je la regardai sans savoir quoi répondre et nous continuâmes à marcher. Lorsque nous arrivâmes devant le palais des Ashar, Suminaria me jeta un coup d’œil discret, comme si elle hésitait à me dire quelque chose, puis finalement elle se contenta d’observer :

— Je suppose que tu es seulement de passage à Aefna et que tu vas bientôt retourner à Ato.

— Bientôt, sûrement —répondis-je.

La tiyanne acquiesça, sans sembler attendre une réponse plus explicite.

— Parfois, j’aimerais moi aussi pouvoir dire : je pars d’Aefna, à l’aventure. —Elle soupira, découragée—. Mais je sais que c’est impossible. Cette semaine, par exemple, je dois aller de bals en repas et de repas en goûters. Et aujourd’hui, j’étais censée avoir un cours de piano —ajouta-t-elle avec une moue—. Je n’ai presque pas le temps de respirer.

Je secouai la tête et je la saluai, en joignant les mains devant moi.

— Comme disait le maître Aynorin, “si un fleuve ne te conduit pas vers tes rêves, remonte sur la rive et cherche un autre fleuve”.

La tiyanne me rendit mon sourire et mon salut.

— Si seulement c’était si facile —prononça-t-elle—. Que les dieux t’accompagnent, si tu pars bientôt à Ato, Shaedra.

Je hochai la tête et elle entra par le portail. Avant de la suivre, Nandros me lança un regard exaspéré.

— Merci de l’encourager à la révolte, jeune terniane —marmonna-t-il, ironique.

Je lui souris, en découvrant toutes mes dents.

— De rien —répliquai-je.

Je le saluai et je m’éloignai dans la large rue en pensant qu’au moins je n’avais pas d’occupations aussi bizarres que celles de Suminaria.

* * *

Lénissu mit toute une semaine à réapparaître, mais il le fit avec une boîte sous le bras. “Dans deux jours, je serai de retour”, me répétai-je, en soufflant, tandis que je le voyais entrer par la porte principale de la demeure du Nohistra. Il donna quelques tapes sur l’épaule d’un jeune Ombreux qui se trouvait près de l’entrée et se dirigea vers moi.

— Bonjour, ma nièce —me salua-t-il joyeusement—. Tout est arrangé.

— Vraiment ? —demandai-je, en regardant attentivement la boîte qu’il portait, alors que nous montions les escaliers.

— Vraiment —affirma-t-il, laconique—. J’ai mis un peu plus longtemps que prévu, parce que mes accompagnateurs sont tombés malades en cours de route et j’ai dû les laisser aux soins de fermiers avant de poursuivre le voyage. Comment se sont passés ces derniers jours à Aefna ?

Je le contemplai un moment, soupçonneuse.

— Malades, hein ? Drôle de coïncidence.

Mon oncle roula les yeux.

— Alors, ces jours à Aefna ? —répéta-t-il.

— Bien. Ujiraka et moi, nous avons parcouru tout Aefna de haut en bas. Syu passe ses journées sur les marchés de la Place de Laya et Frundis a composé une nouvelle œuvre lyrique. Ah, et Wanli est partie il y a quelques jours.

Lénissu arqua un sourcil.

— Où est-elle partie ?

Je soufflai.

— Si tu crois que j’arrive à comprendre quelque chose aux affaires des Ombreux… Bon, j’avoue ne pas lui avoir demandé où elle allait, non plus. Elle a dit qu’elle avait des affaires à régler, sans plus. Je dirais même qu’elle m’a presque fait penser à toi quand elle l’a dit —ajoutai-je, en prenant une mine innocente.

Nous arrivâmes au bureau du Nohistra et Lénissu m’ébouriffa les cheveux.

— Va te promener dans Aefna, si tu veux. Je vais bavarder avec Deybris et je crains d’en avoir pour un bon moment.

J’acquiesçai et je le vis passer la porte, avec une certaine inquiétude. Et si le Nohistra d’Aefna n’était pas satisfait de la boîte et pensait que ce n’était pas la bonne ? Et si Lénissu tentait de le tromper ?

Avec ces questions préoccupantes en tête, je redescendis au rez-de-chaussée. J’avais laissé Frundis dans ma chambre et Syu était parti fouiner sur la Place de Laya, de sorte que je déambulai seule dans la demeure sans but précis. Je souris à un enfant d’une huitaine d’années qui jouait avec un chiot ; je saluai Abi Yawni et je croisai un autre Ombreux qui m’adressa un sourire franc. Un frisson me parcourut tandis qu’il s’éloignait. Qui sait si cet Ombreux n’était pas un Shargu ?, me demandai-je. Tout en sachant que n’importe quel saïjit sain d’esprit se retrouvant face à un démon souhaiterait sa mort, il était inquiétant de penser que je pouvais saluer des gens dont l’occupation était de les tuer… Sans m’en rendre compte, je me retrouvai devant la porte de la salle d’entraînement de la demeure. Après une légère hésitation, je la poussai et j’entrai. La salle était déserte. Le maître Dinyu ne disait-il pas que le har-kar l’aidait parfois à se concentrer et à se tranquilliser ?

Je levai les bras et je m’élançai, réalisant plusieurs pirouettes jusqu’à atteindre le centre de la pièce. Qu’avait bien pu décider le capitaine Calbaderca en lisant ma lettre ?, me demandai-je, tout en réalisant un mouvement précis de har-kar. J’enchaînai les attaques, m’imaginant que je luttais contre une milfide, et j’allais lancer un coup de pied en l’air lorsque je m’arrêtai net et je fronçai les sourcils. Comment pouvais-je savoir que le capitaine Calbaderca avait effectivement reçu cette lettre ?, réfléchis-je. Peut-être qu’il n’était plus à Ato et qu’il parcourait la Terre Baie à la recherche des grands-parents de Kyissé. Ou peut-être qu’il s’était déjà lassé de les chercher et était reparti à Dumblor… mais ceci était improbable : Djowil Calbaderca n’était pas de ceux qui se rendent facilement. Il était capable de chercher les grands-parents de Kyissé pendant des années jusqu’à les trouver.

Avec un soupir, je m’assis sur le parquet en bois et j’appuyai le menton sur la paume de ma main, méditative. Je me préoccupais trop de choses que je ne pouvais pas résoudre, pensai-je.

— En quête d’un adversaire ? —demanda soudain une voix.

Je relevai brusquement la tête et je vis Neldaru Farbins dans l’encadrure de la porte. L’esnamro me regardait avec son expression lunatique accoutumée.

— Bonjour, Neldaru —répondis-je—. Je croyais que tu avais quitté la ville.

— Non. Mais je ne viens pas souvent ici. Lénissu m’a dit que la semaine prochaine tu pars à Ato.

J’ouvris grand les yeux.

— Il a dit ça ? —Un sourire se dessina lentement sur mon visage—. Alors cela ne dérange pas le Nohistra que je m’en aille d’Aefna ?

Neldaru haussa les épaules.

— Cela ne l’a pas dérangé que son propre fils s’en aille —commenta-t-il.

J’acquiesçai, enthousiaste, et je me levai agilement, pour me diriger vers la porte.

— Dis-moi, Shaedra —dit alors le Loup—. Tu as accepté d’être une Ombreuse pour sauver Lénissu, n’est-ce pas ?

La question me surprit.

— Évidemment.

Neldaru fronça les sourcils, songeur.

— Alors, ton souhait n’était donc pas celui d’être une Ombreuse ou d’être la pupille d’un Nohistra, mais celui de sauver ton oncle.

— Oui.

Je me mordis la lèvre, en me demandant où il voulait en venir. Curieusement, Neldaru eut alors un demi-sourire et recula pour me laisser passer.

— Alors, bienvenue à la confrérie, Shaedra —déclara-t-il.

Je le regardai, surprise, et finalement je m’esclaffai.

— Merci, Neldaru, mais je ne comprends pas ton raisonnement. Tu me donnes la bienvenue précisément parce que je ne voulais pas entrer dans la confrérie ?

— Pour tes actes —me corrigea Neldaru—. Si seulement tous respectaient le code des Ombreux aussi bien que toi…

Je soufflai, incrédule.

— Moi ? Respecter le code des Ombreux ? Mais je ne l’ai même pas lu —protestai-je.

Neldaru arqua un sourcil et esquissa un sourire.

— Eh bien, tu devrais, il est assez instructif. Malheureusement, peu d’Ombreux le respectent.

Je roulai les yeux : je m’en doutais. Neldaru m’adressa un salut et je le vis s’éloigner sans bruit dans le couloir, en me demandant si un jour j’arriverais à comprendre cet étrange esnamro.

Les jours suivants furent heureux, sans grands bouleversements. Lénissu ne disparut pas de toute la semaine et passa de longues après-midis avec moi à bavarder et à répondre à mes questions sur sa vie d’Ombreux. Sa version différait assez de celle d’Ujiraka sur certains aspects, mais je savais bien que Lénissu aimait toujours nuancer et, bien qu’il parle de ses missions avec un certain engouement, ses commentaires théâtraux lui ôtaient tout caractère héroïque. Lorsque je lui demandai de manière directe s’il avait remis tous les papiers à Deybris Lorent, il se montra incroyablement franc en répondant :

— Non. Mais je lui ai remis toutes les preuves que j’avais contre lui.

Après une promenade sur la Place de Laya, nous nous étions assis sur une colline aux abords d’Aefna et nous contemplions depuis là les rayons dorés du couchant venant baigner de leurs flammes les toits et les immenses coupoles du Palais Royal.

— Quelle sorte de preuves ? —insistai-je—. Est-ce que c’est… un assassin ? Un traître ? —J’esquissai un sourire railleur avant d’ajouter— : Ou un démon ?

Lénissu secoua la tête avec gravité.

— Tous sont des assassins —commenta-t-il—. La simple décision d’envoyer des Ombreux dans une mission impossible est en soi un crime. Et une trahison à la confrérie. Et ça, tous les Nohistras l’ont fait un jour. Je me souviens encore de la fois où le Nohistra de Neiram a envoyé certains de mes compagnons à une mort certaine en plein territoire d’orcs, au nord de Daylam. Il n’a même pas pris la peine de passer un accord avec les orcs pour récupérer les corps. —Je frémis, blême d’épouvante—. Parfois, nos chers « dirigeants » se laisse emporter par la cupidité —murmura-t-il amèrement.

— Mais… les Ombreux ont le droit de ne pas accepter la mission, non ? —demandai-je—. Ils auraient pu refuser.

Lénissu fit une moue.

— J’admets que, dans le cas que je t’ai cité, ces Ombreux étaient volontaires. Mais ils ne le sont pas toujours. Les Nohistras ont toujours des manières de faire pression. Avec des promesses ou des remises de dettes. Je suppose que quelqu’un a déjà dû t’expliquer le système hiérarchique de la confrérie.

Je roulai les yeux.

— Les six grades ? Je les ai appris à la Pagode Bleue quand j’étais néru —fis-je—. Botte, main-noire, brave, capitaine, sombre et arsère —récitai-je, amusée.

— Exact. —Il fronça les sourcils et, après un silence, il reprit la parole— : Je t’ai raconté ce qui s’est passé dans les Terres de Cendre, n’est-ce pas ?

Ses yeux violets me regardèrent, interrogateurs. J’acquiesçai.

— Tu étais parti chercher la couronne des Astras avec trois compagnons.

— C’est cela. Cette mission, c’est le Nohistra d’Agrilia qui nous l’avait assignée. Weyléh Kan —prononça-t-il. Il fit une moue amère—. Nous sommes rentrés avec la couronne et d’autres joyaux de valeur. Weyléh a voulu tout garder pour lui et il nous a donné une récompense assez élevée, mais qui n’était pas comparable avec ce que nous lui avions remis. L’accord n’a pas plu à deux de mes compagnons ; ils ont protesté, mais le Nohistra leur a ri au nez. —Il marqua une pause et je vis qu’inconsciemment il posait une main sur le pommeau de Corde, le caressant, l’air songeur—. Quelques jours plus tard, tous les joyaux que nous avions rapportés ont disparu. On a su que ces deux Ombreux les avaient dérobés à Weyléh. Et celui-ci l’a très mal pris.

Il me regarda avec une expression éloquente et un frisson me parcourut.

— Ils sont morts ? —demandai-je.

— Oui —répondit simplement Lénissu, en reprenant un ton plus léger—. Tu vois ce qui arrive lorsqu’un Ombreux en vole un autre. Ils appliquent le code et ils considèrent le voleur comme un traître. Et celui qui n’a pas prévu de défense, est un saïjit mort. Bon. Ça, c’est une des truculentes histoires qui se trouvaient dans cette fameuse boîte —conclut-il, en levant les yeux sur l’horizon.

— Démons…

J’avalai ma salive, altérée, en essayant de ne pas me repentir d’être entrée dans une confrérie qui avaient des affaires si peu érioniques. Nous nous tûmes un moment et nous contemplâmes le beau coucher de soleil à travers les nuages colorés. Un oiseau bleu passa non loin et je suivis son vol jusqu’à le voir disparaître. Alors, j’observai :

— Mais ton épée, Deybris Lorent te l’a bien volée.

Lénissu laissa échapper un bref éclat de rire.

— Oui —approuva-t-il—. Mais Deybris Lorent est un Nohistra. En plus, je dois reconnaître que, lui, il avait un but louable : il prétendait libérer des Ombreux prisonniers. Malgré tout, il s’est comporté comme… euh…

— Comme une canaille ? —proposai-je.

— Exactement, comme une canaille —affirma-t-il, en esquissant un sourire, et il ajouta— : Si j’étais un Ombreux d’honneur, j’aurais dû appliquer le code et tenter de tuer Deybris Lorent.

Je l’observai, alarmée.

— Tuer le Nohistra ? Ouf —soufflai-je, impressionnée—. Je suis contente que tu ne sois pas trop honorable, alors, oncle Lénissu.

Il secoua la tête, amusé.

— Ah !, ma nièce —dit-il, en s’allongeant sur l’herbe, les mains derrière la tête—. Parfois je pense que je le suis trop en fait.

Je haussai un sourcil, narquoise.

— Vraiment ? —Soudain, je vis une ombre se détacher des maisons d’Aefna et je souris—. Autant que Srakhi ?

Lénissu releva légèrement la tête et poussa un soupir exaspéré en voyant le say-guétran qui nous surveillait de loin.

— Ce gnome est insupportable —grommela-t-il. Et il se redressa avec une brusque énergie—. Au fait, Shaedra, tant que nous sommes à l’abri des oreilles indiscrètes… et avant que ce gnome ne coure pour nous secourir de quelque monstre imaginaire —ajouta-t-il—, laisse-moi t’avertir de quelque chose.

Je penchai la tête de côté, intriguée en remarquant son ton indécis.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien… voilà —dit-il, l’air embarrassé—. Comme tu le sais, les Ombreux ont beaucoup de tâches. Ils volent des reliques et des joyaux… ils sauvent des princesses et tuent des dragons —plaisanta-t-il, théâtral, mais il reprit aussitôt un ton prudent en ajoutant, les mains jointes— : Et il y en a même de très intrépides qui tuent des démons.

Il me regarda avec une moue prudente, croyant peut-être que j’allais paniquer. À son grand étonnement, je lui adressai un large sourire et j’acquiesçai tranquillement.

— Je le sais, oncle Lénissu. On m’a déjà avertie.

Lénissu ouvrit la bouche, mais il se contenta de prononcer un :

— Ah.

Je le regardai du coin de l’œil et je me raclai la gorge.

— Tu ne sais pas par hasard qui sont ces personnes qui s’occupent de tuer les démons ?

Lénissu souffla et s’appuya sur mon épaule pour se lever.

— Aucune idée, ma nièce. Je voulais seulement t’avertir du problème pour que tu sois encore plus prudente. Certains sont un peu paranoïaques et au moindre indice…

— Certains sont paranoïaques, mais tu dis que tu n’as aucune idée de qui ils sont, hein ? —répliquai-je, soupçonneuse.

Lénissu me regarda, une expression ennuyée sur le visage.

— Il vaut mieux que tu n’en saches pas davantage sur le sujet, ma nièce. Tu vois, c’est précisément une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas que tu entres dans la confrérie —m’avoua-t-il à voix basse.

— Bah —dis-je, en tempérant ses remords, et je changeai de ton—. Mais dis-moi, crois-tu que je serais capable de dévoiler les noms aux autres démons si tu me les donnais ? —demandai-je. Et je frémis intérieurement en entendant mes propres paroles.

Lénissu me regarda attentivement et haussa les épaules.

— Que tu ne sois pas mauvaise ne signifie pas qu’il n’y ait pas des démons qui soient de véritables monstres —fit-il remarquer.

Je hoquetai.

— Alors, cela te paraît normal qu’il y ait des chasseurs de démons ?

L’hésitation de Lénissu me glaça un instant, mais, avant qu’il n’ait le temps de me répondre, je me levai d’un bond et je déclarai :

— Tu as raison. Mieux vaut que tu ne me révèles rien.

Lénissu fut sur le point de dire quelque chose, mais il se retint et fit un geste en direction d’Aefna pour que nous prenions le chemin du retour. Les derniers rayons de soleil disparaissaient déjà à l’horizon. Tandis que je marchais aux côtés de mon oncle, je ne cessai de tourner et retourner dans ma tête une inquiétante question : et si, en fin de compte, Lénissu ne m’avait pas raconté toute la vérité ce jour-là, à Meykadria, et qu’il avait fait plus que d’abandonner un jeune démon dans un trou ? Et si Lénissu Hareldyn était un chasseur de démons ? Mais non, cela ne pouvait pas être possible et encore moins maintenant qu’il savait que les démons n’étaient pas intrinsèquement mauvais. Il n’était pas un chasseur de démons, me répétai-je. Mais il ne faisait aucun doute qu’il connaissait plus d’un Ombreux qui l’était.

17 Croisées de chemins

La veille de notre départ, Deybris Lorent me fit appeler dans son bureau. Il m’invita à prendre une infusion, il me rappela mes devoirs comme Ombreuse et comme pupille, devoirs qui consistaient principalement à ne pas déranger les autres Ombreux et à me garder en vie, et finalement il m’avertit :

— Méfie-toi de Dansk Alguerbad. Et n’accepte rien de lui sans d’abord me consulter, d’accord ? Je le connais bien. Tout le monde le surnomme Amphore. C’est un type assez traître. Ne te fie ni à lui, ni au Mahir. Gudran Softerser n’est pas un Ombreux —observa-t-il, en voyant l’interrogation reflétée dans mes yeux—, mais il doit plus d’un verre à Dansk. As-tu appris la liste des noms ? —s’enquit-il alors.

Il se référait à la liste que m’avait fournie Ujiraka la veille pour que je mémorise les noms de tous les Ombreux d’Ato.

— Plus ou moins —répondis-je.

L’humain sourit et se leva, les mains dans les poches.

— Alors, il n’y a plus rien à ajouter. Je suis en train d’essayer de convaincre le Daïlerrin pour qu’il t’accepte de nouveau à la Pagode Bleue. Mais si je n’y arrive pas, ne t’inquiète pas : je te trouverai une occupation —assura-t-il, en arquant les sourcils—. Garde les yeux ouverts…

— … et la dague à portée de main —complétai-je, amusée. Ce n’était pas la première fois qu’il me le disait.

Je me levai et j’allai me diriger vers la sortie, mais il posa ses mains sur mes épaules pour me retenir. Ses yeux châtains étincelèrent.

— Je te félicite, Shaedra, d’avoir réussi à calmer Lénissu Hareldyn. Moi, il ne m’aurait pas écouté. Tu sais ? Je crois que tu deviendras une excellente Ombreuse.

Je lui adressai un sourire hésitant et il me libéra.

— Bonne nuit, jeune fille —me dit-il—. Et bon voyage.

— Bonne nuit —répondis-je, pensive, avant de refermer la porte.

Le matin suivant, je pris congé avec effusion d’Ujiraka, de Dyara, d’Abi et des autres Ombreux avant de me rendre avec Lénissu à l’auberge où logeaient Miyuki et Srakhi. Tout Aefna était déjà réveillée, se préparant pour les fêtes de l’été. En sortant de l’auberge, nous nous dirigeâmes tous les quatre vers les écuries de la Place de Laya. Lorsque je vis les montures que nous avions louées pour notre voyage, mon cœur commença à battre plus vite. En voyant mon trouble, Lénissu m’adressa une moue moqueuse.

— Après tant d’aventures, ne me dis pas que tu as peur d’apprendre à chevaucher ?

Je le foudroyai du regard, en grommelant, mais je ne répliquai pas. Quelques jours auparavant, nous avions appris qu’un troll enragé avait traversé le chemin et déraciné plusieurs arbres, coupant le passage, et, visiblement, tous n’avaient pas encore été retirés, car les carrioles en direction de Belyac étaient toutes paralysées. Qui sait s’il ne s’agissait pas du même troll qui avait été sur le point de nous dévorer l’année précédente, pensai-je.

Un palefrenier m’aida à m’asseoir sur la selle d’un énorme cheval bai. Syu tremblait encore plus que lorsque nous étions montés sur le cheval blanc de Spaw et j’en déduisis qu’il ne se fiait pas autant au cavalier. Le cheval s’agita et je poussai une exclamation atterrée, m’agrippant aux rênes.

— Du calme —me dit le palefrenier avec un fort accent de Neiram—. Elle est douce et docile. Mais elle te sent crispée et elle s’inquiète.

— Et moi donc —murmurai-je, en me mordant la lèvre.

— Shaedra ! —s’écria soudain Lénissu, déjà monté sur son cheval. Il me regardait avec insistance—. Rentre ces griffes !

Oups. Je baissai les yeux sur mes mains et je rentrai les griffes sous le regard réprobateur du palefrenier. Je me raclai la gorge et je donnai de petites tapes sur l’encolure de la jument pour qu’elle avance. Je me réjouis de voir que Srakhi et Miyuki non plus n’étaient pas d’experts cavaliers.

— Moi, je préfère les anobes —expliqua Miyuki—. Les chevaux, dans les Souterrains, sont plutôt rares. Et les anobes sont plus stables… —elle jeta un regard méfiant à son cheval tandis que nous sortions des écuries au pas.

« Je n’aime pas du tout ça », soupira le singe gawalt, juché sur mon épaule. « Tu es sûre que tu sais contrôler cet animal ? »

J’acquiesçai fermement.

« Tu as entendu le palefrenier. Elle est docile. Tant que nous ne tombons pas sur le troll… »

Syu écarquilla les yeux et je devinai qu’il était déjà en train de se représenter la scène tragique. Je souris.

« Allez, Syu, soyons positifs. De cette façon, nous serons plus vite arrivés à Ato. »

Le singe fronça le nez.

« Tu veux insinuer que ce cheval court plus vite que moi ? », demanda-t-il.

Je réprimai un éclat de rire.

« N’as-tu pas dit toi-même un jour qu’un bon gawalt doit savoir reconnaître qui est plus rapide que lui ? »

Bien à regret, Syu convint que j’avais raison. Nous avançâmes sur la Place de Laya à pas de tortue iskamangraise, mais, une fois sortis d’Aefna, Lénissu mit son cheval au trot et ma jument accéléra légèrement le rythme sans que j’aie besoin de faire quoi que ce soit. Frundis était silencieux, occupé à composer une nouvelle cantate, le ciel était limpide et tout indiquait que, ce jour-là, il allait faire chaud.

Nous mîmes quelques heures avant de bifurquer sur la route de Belyac et nous continuâmes à un rythme soutenu sous les rayons du soleil de plus en plus insistants. Plusieurs messagers qui galopaient à bride abattue nous devancèrent sur le chemin pavé et, à la mi-journée, nous vîmes une patrouille au bord du chemin en pleine conversation avec un marchand ambulant. Petit à petit, je m’habituai aux mouvements de ma monture, mais je n’en restai pas moins méfiante. Alors que le soleil, dans notre dos, commençait à disparaître, peignant de rouge le firmament, nous aperçûmes au loin la Forêt de Belyac et Lénissu, en tête de file, leva une main et attendit que nous le rejoignions pour déclarer :

— Nous passerons la nuit ici. Comment va la cavalière débutante ? —demanda-t-il avec un sourire en coin.

Je feulai.

— C’est horrible. J’ai mal partout —avouai-je.

— C’est normal —assura mon oncle.

Il mit pied à terre avec légèreté et il m’aida à descendre.

— Je n’ai pas l’air d’une har-kariste —me lamentai-je, en massant mes jambes endolories.

Miyuki et Srakhi, par contre, n’avaient pas l’air de souffrir autant. Le gnome prit les rênes de mon cheval et du sien et nous sortîmes du chemin jusqu’à atteindre un ruisseau. Ils attachèrent les chevaux en bloquant les rênes sous de grosses pierres et Srakhi s’occupa de décharger le sac de vivres et d’ôter les selles des montures, tandis que je me laissais tomber sur l’herbe, morte de fatigue. Je détachai Frundis de mon dos et, en relevant les yeux, je m’aperçus que Lénissu et Miyuki s’éloignaient déjà dans le maquis pour aller chercher un peu de bois entre les arbustes qui peuplaient les environs. Je m’approchai de Srakhi courbée comme une petite vieille et je jetai un coup d’œil inquisiteur sur le sac de provisions.

— Du riz —répondit de say-guétran à ma question implicite.

Mon visage s’illumina et je sentis mon moral remonter en flèche. J’allai remplir une casserole d’eau et je préparai le riz pendant que Srakhi allumait le feu avec quelques branches. Je m’éloignai même pour cueillir quelques plantes aromatiques que j’avais vues sur le chemin et je les ajoutai à la casserole avec un air d’experte. Dès que tout fut prêt, Syu et moi, nous nous assîmes pour contempler le riz, espérant que le bois ne tarderait pas à arriver pour alimenter le petit feu. Le ciel était déjà sombre et les collines se plongeaient peu à peu dans les ténèbres. Seul un croissant de Lune illuminait la nuit. Le gnome, avare de paroles, avait croisé les jambes et fermé les yeux. J’esquissai un sourire, amusée. Sans doute, priait-il pour la Paix.

J’étais en train de penser que j’avais peut-être mis trop d’eau dans la casserole, quand un brusque cri déchira l’air et me glaça. Une seconde après, Srakhi était déjà debout, l’épée à la main, et il se précipitait vers les arbustes où avaient disparu Lénissu et Miyuki. Les chevaux hennissaient et s’agitaient, inquiets. L’esprit empli de confusion, je me levais d’un bond pour essayer de les calmer lorsque j’entendis clairement dans l’obscurité des grognements bestiaux et, alors, la panique m’envahit. Je connaissais suffisamment les créatures qui attaquaient Ato pour reconnaître le grognement d’un écaille-néfande.

« Syu ! », m’écriai-je, en saisissant Frundis d’une main et la bride d’un cheval de l’autre. Syu grimpa sur mon épaule et s’agrippa à moi, totalement paralysé de terreur.

« Le troll », bafouilla-t-il mentalement.

« Non, Syu, ce sont des écailles-néfandes », l’informai-je.

— Du calme ! —ordonnai-je aux chevaux, en vociférant, mais ceux-ci s’étaient déjà libérés des pierres en donnant de violents coups d’encolure en arrière.

Mon ordre fut totalement étouffé par l’épouvante que déclencha soudain l’apparition d’une créature bipède couverte d’écailles. Terrifiée, je vis reluire dans la nuit ses dents blanches et pointues. Son brusque rugissement me fit réagir : je sautai sur le dos du cheval et celui-ci partit au grand galop sans que j’aie besoin de le stimuler. Je me contentai de m’accrocher à son cou massif, tandis que Frundis me remplissait la tête d’une musique stressante de tambours et de violons précipités.

« En avant toute ! », riait le bâton. Le cheval, l’entendant peut-être, redoubla ses efforts, transpirant de terreur. Ses puissants muscles se tendaient et détendaient au fur et à mesure que nous montions le versant dans l’obscurité. Mais les rugissements ne semblaient pas faiblir…

Oh, non !, pensai-je. Je savais très bien que les écailles-néfandes étaient des créatures des plus rapides de la Terre Baie. Ils étaient capables de percevoir la présence de chaleur autour d’eux et, pour comble, ils avaient des queues avec des piquants empoisonnés. Sans mentionner que, contrairement aux trolls, ils ne se promenaient jamais en solitaire, me souvins-je, angoissée.

Une de créatures au moins me poursuivait. Mais… et Lénissu ? Et Miyuki et Srakhi ? Tous les chevaux s’étaient enfuis. Comment allaient-ils pouvoir échapper à ces créatures sans chevaux ?, me demandai-je, les lèvres tremblantes. Mes yeux se remplirent de larmes, mais je les ravalai avec fermeté : je devais essayer de maîtriser mon cheval, sinon nous allions à tout moment nous précipiter dans quelque ravine sans la voir. Je tentai de récupérer les brides et je tirai de toutes mes forces, sans résultats. Les sabots tonnaient contre la terre.

« Frundis, aide-moi à le calmer ! », le suppliai-je.

Aussitôt la musique accélérée du bâton se changea en une douce mélodie de flûtes traversières. Et incroyablement, le cheval ralentit son rythme. Je tirai sur les rênes pour le faire tourner vers l’est. Je ne voyais pas d’autre échappatoire que la forêt : au moins, là, je pourrais grimper dans un arbre. Syu approuva catégoriquement ma décision et j’encourageai le cheval à galoper à une bonne cadence. Je ne sais pas comment, je réussis à atteindre les premiers arbres sans qu’aucun écaille-néfande n’apparaisse devant moi pour me dévorer toute crue. Sans oser abandonner le cheval à son sort, je pénétrai dans le bois, au pas. À un moment, une de ses pattes trébucha sur quelque chose et je tirai sur la bride pour qu’il s’arrête avant de me laisser glisser jusqu’au sol. On n’entendait plus ni grognements ni rugissements. Et aucune créature n’avait l’air de me poursuivre. Je poussai un soupir de soulagement.

« Ils ont sûrement mangé le riz », marmonnai-je.

Dans la pénombre, Syu grogna.

« Qu’ils le mangent. Je leur donnerais même une banane pourvu qu’ils nous laissent tranquilles. »

« Une seule ? », répliquai-je, moqueuse.

Je caressai le dos de la monture pour la calmer et je jetai un coup d’œil inquiet autour de moi. On ne voyait pas un dragon. Dans ma tête, se pressaient des images d’ours, de loups et de terribles bêtes qui me guettaient de leurs yeux affamés… Ne disait-on pas que la Forêt de Belyac fourmillait d’étranges créatures ? Les contes parlaient d’unicornes, d’araignées velues, de harpïettes… On disait aussi que, parfois, le sol était instable et que, là, vivaient des dryades dont les voix envoûtaient ceux qui s’aventuraient sur leur territoire. D’un geste exaspéré, je créai une sphère de lumière harmonique et je secouai énergiquement la tête, repoussant tous ces fantasmes.

— Ici, il n’y a pas de dryades ni d’araignées velues —prononçai-je à voix haute, pour me rassurer.

Je pensai alors que le mieux était de retourner sur le chemin à travers bois et je me dirigeai vers le nord, tirant le cheval par la bride. La peur se lisait dans ses yeux et peut-être était-ce pour cela que je ne parvenais pas à me tranquilliser et je craignais que, d’un moment à l’autre, le silence relatif du bois ne devienne un enfer. Frundis se mit à imiter le chant d’un hibou et, Syu et moi, nous tressaillîmes.

« Frundis ! », me plaignis-je. « Arrête de nous effrayer. »

« Bah, vous effrayer, quelle idée ! », répliqua le bâton, amusé. « Mais je dois reconnaître que les bois m’ont toujours terrifié. Imagine-toi un peu : moi, perdu sur le sol au milieu des branches, sans autre compagnie que les araignées, les fourmis et les serpents. »

J’écarquillai les yeux.

— Des serpents ! Ceux-là, je les avais oubliés —murmurai-je faiblement.

Syu se réfugia derrière mes cheveux, il replia sa queue et l’étreignit, tout tremblant.

« Allons, Syu, ne te mets pas dans cet état », fis-je, en renforçant un peu plus ma lumière harmonique.

Frundis entonna alors une chanson qui me fit dresser les cheveux sur la tête :

Océan de branches vertes
Verte lune et noir soleil,
Fourbe miroir de ténèbres,
Sifflent les serpents perfides
Et crissent des crocs avides
Dans le silence en éveil !

Il ne voulut pas écouter nos protestations et il continua à décrire de terribles créatures et des bois trompeurs sur un rythme lugubre qui me rendit de plus en plus nerveuse. J’allais le menacer de l’abandonner dans la forêt lorsque j’entendis un cri guttural suivi d’un hurlement qui paralysa même Frundis. Un de ces cris était saïjit, me dis-je. J’inspirai profondément et je me mis à courir vers l’origine du bruit, tirant le cheval derrière moi. Je trébuchai sur plusieurs racines, mais je continuai à avancer quand soudain la bride se tendit brusquement. Je tournai la tête, exaspérée. Le cheval s’était immobilisé et tirait en arrière, sentant que nous nous dirigions vers le danger.

— Maudit cheval, avance ou je te laisse tout seul —fis-je.

Après m’être démenée pendant une minute, je finis par comprendre que mes tentatives étaient inutiles et je laissai tomber les rênes.

— Va-t’en en enfer —marmonnai-je, en reprenant ma course.

Ma sphère de lumière éclairait à peine mon chemin et, à un moment, je me trouvai face à une énorme toile d’araignée qui sans aucun doute devait appartenir à… une araignée géante, conclus-je, la contournant, toute tremblante. Mon corps était transi de peur et je me sentais incroyablement maladroite, mais je courais sans m’arrêter, évitant les fourrés impénétrables et les ravines. Et, finalement, je vis la fin du bois… ou plutôt la zone où le troll enragé avait tout dévasté. Les rayons de la Lune illuminaient faiblement la nuit. Je crus distinguer plus haut la ligne droite du chemin de Belyac. Et, au milieu des troncs déracinés, se dressait l’ombre imposante et furieuse d’un écaille-néfande. À quelques mètres, une petite silhouette lui faisait face.

— Srakhi —murmurai-je, atterrée.

La créature agitait sa queue avec force et grognait. Je défis mon sortilège harmonique et je sortais du bois, empoignant Frundis, prête à me ruer sur le monstre, lorsque celui-ci chargea durement contre le gnome. Le coup fut tel que le say-guétran fut projeté dans les airs et retomba plusieurs mètres plus loin. Je le contemplai, horrifiée, tandis que la créature poussait un rugissement victorieux. Un son métallique d’épée attira soudain mon attention et je vis surgir une autre silhouette de derrière un énorme tronc. C’était Lénissu.

— Non…

Je me mis à courir vers eux, persuadée que nous étions tous perdus. L’écaille-néfande allait s’élancer sur le say-guétran, sans doute avec l’intention de le dévorer, quand Lénissu lui coupa le passage, brandissant Corde.

« Il est fou ! », m’exclamai-je, épouvantée. « Cette créature le tuera… »

Dans ma course, je trébuchai sur une branche brisée et je poussai un juron. Je récupérai mon équilibre miraculeusement, sans quitter des yeux Lénissu, qui effectuait à présent des mouvements dans l’air avec son épée. Vraiment, s’il pensait que cela pouvait effrayer un écaille-néfande…

Alors, il se passa quelque chose d’incroyable : au moment où la créature était sur le point de le réduire en charpie, Lénissu prit son élan et se jeta littéralement sur l’écaille-néfande. Lorsque l’épée frappa les écailles du monstre, un éclair de lumière bleutée rayonna et un son, qui me rappela celui d’une basse et discordante note de violon, retentit. Médusée, j’entendis la créature pousser un terrible hurlement de douleur. C’était la première fois que je voyais Lénissu activer Corde.

Lénissu assena des coups à la créature sans répit et, bien qu’aucune estocade ne semble traverser les écailles ni provoquer de blessures, l’écaille-néfande vacillait et, incroyablement, ses rugissements perdaient de leur force. À un moment, sa queue pleine de piquants empoisonnés se trouva sur le point de balayer Lénissu. Celui-ci, au lieu de s’écarter, fit un bond et fonça sur le dragon de sorte qu’il le heurta de plein fouet. Tout se passa très vite : en quelques brèves secondes, l’écaille-néfande se retrouva avec Corde plantée jusqu’au fond de la gorge. La lumière bleue s’intensifia et la lame de l’épée flamboya, émettant un son vibrant. La créature, moribonde et sans forces, s’écroula et resta enfin immobile contre un des troncs abattus.

Je vis Lénissu retirer l’épée avec beaucoup de difficulté. Tremblant de la tête aux pieds, il tomba à genoux, épuisé. Peu à peu, la lumière de l’épée d’Alingar s’évanouit et tout plongea de nouveau dans les ténèbres.

Je soufflai. Lénissu était vivant ! Je n’en croyais pas mes yeux. Je replaçai Frundis sur mon dos et je me précipitai vers Srakhi et Lénissu, le cœur battant à tout rompre. Alors, j’observai une scène qui me glaça le sang. Srakhi s’était relevé et il se dressait maintenant à quelques mètres, derrière Lénissu. Il tenait une dague à la main. Démons !, me dis-je, atterrée, comprenant l’intention de Srakhi. Les paroles que Lénissu avait prononcées un jour me revinrent à l’esprit. “Si tu sauves la vie d’un say-guétran par trois fois, il n’a pas d’autre alternative que de te tuer ou de se suicider” Cette règle say-guétrane était absolument absurde ! Cependant, avant que je ne pense à lancer un cri d’avertissement, le poignard glissa des mains de Srakhi et tomba sur l’herbe. Le gnome baissa les yeux sur sa main désarmée avec l’air de quelqu’un qui se sent brusquement vide à l’intérieur. C’est seulement lorsque je parvins à sa hauteur que le say-guétran s’aperçut de ma présence et comprit que j’avais tout vu. Cependant, il se contenta de secouer la tête tristement et il s’éloigna en boitant. Je soufflai et, sans me préoccuper davantage de lui, je m’empressai de m’approcher de Lénissu. Tout était trop sombre et j’invoquai de nouveau une sphère de lumière.

— Lénissu ! Oncle Lénissu ! —fis-je—. Tu vas bien ?

Mon oncle avait les mains fermement agrippées au pommeau de son épée et il tremblait comme si nous étions en plein hiver. En m’entendant, il leva les yeux sur moi et cligna des paupières.

— Je… Oui —répondit-il.

Il ouvrait la bouche pour dire quelque chose quand ses yeux violets devinrent subitement vitreux et son torse tomba en avant. Je tendis mes mains pour le soutenir et je l’allongeai doucement, en fronçant le nez. Le sang d’écaille-néfande empestait, pensai-je. Mais, heureusement, les écailles-néfandes n’explosaient pas comme les nadres rouges : sinon, j’aurais eu de sérieux problèmes pour traîner un Lénissu inconscient et l’éloigner de la zone. Je jetai un coup d’œil sur la créature. Ses yeux étaient encore grands ouverts et ils nous observaient, morts et vides.

— Par Nagray —haletai-je, en frémissant.

Où pouvait bien être Miyuki ?, me demandai-je, en levant les yeux vers l’obscurité. Je ne vis pas Miyuki, mais j’entendis le souffle d’un cheval et je tournai la tête vers la route. Je demeurai abasourdie lorsque je vis Srakhi s’éloigner sur le cheval avec lequel je m’étais échappée. Était-il en train de nous abandonner ?, me demandai-je, stupéfaite. Les ombres engloutirent sa silhouette et bientôt le bruit des sabots mourut sur le chemin de pierres.

J’entendis des pas approcher et je me retournai pour voir apparaître Miyuki de l’autre côté de l’écaille-néfande.

— Dieux, dieux, dieux —répétait-elle, tandis qu’elle contournait prudemment la queue et s’approchait—. Il est… vivant ?

Illuminée par la lumière harmonique, j’acquiesçai de la tête.

— Il s’est seulement évanoui. Ça doit être à cause de l’odeur du sang.

Lorsqu’elle s’agenouilla auprès de Lénissu, je pâlis en voyant son bras maculé de sang. Mais elle n’avait pas l’air de le remarquer, plus préoccupée de s’assurer qu’effectivement Lénissu respirait toujours. Je me raclai la gorge.

— Srakhi est parti —lui communiquai-je.

L’elfe noire releva brusquement la tête.

— Quoi ?

— Srakhi Lendor Mid est parti —répétai-je.

Miyuki médita l’information durant quelques secondes. Visiblement, Lénissu lui avait déjà expliqué les étranges coutumes des say-guétrans parce que ses yeux rouges s’agrandirent légèrement.

— Il va se suicider ?

Je soufflai.

— Je ne crois pas. En tout cas, Lénissu a dit que ce n’était pas son style. Par contre, il a une âme de voleur, même s’il n’en a pas l’air. À Kaendra, il m’a volé ma bourse de kétales et, là, il vient de voler mon cheval.

— Et le seul que nous avions —soupira Miyuki.

Je me mordis la lèvre, préoccupée.

— Démons… ça, c’est un problème. Tu crois qu’ils ont vraiment tous disparu ?

L’elfe noire retira l’épée des mains de Lénissu et la nettoya sur l’herbe avant de la replacer dans son fourreau.

— Oui, et je doute qu’ils reviennent un jour —répondit-elle finalement—. Tu m’aides ? Éloignons Lénissu de cette peste, sinon, quand il se réveillera, il va encore s’évanouir.

J’acquiesçai et, lorsque nous essayâmes de le soulever, je grognai. Cela n’allait pas être facile de le porter au milieu de troncs abattus, d’arbustes et de branches de tous côtés…

— Allez, recule —dit Miyuki—. À moins que tu ne préfères déplacer l’écaille-néfande plutôt que Lénissu.

Je jetai un coup d’œil au dragon bipède et j’avalai ma salive avec difficulté.

— Je crois que ce ne serait pas une bonne idée —observai-je.

Lénissu était plutôt mince, mais nous eûmes tout de même du mal à le porter jusqu’au chemin : l’effort m’empêcha de me concentrer pour maintenir une lumière harmonique acceptable et, à un moment, je trébuchai et je m’écorchai. Lorsque nous arrivâmes enfin, Syu soupira.

« Je n’aurais jamais cru qu’un troll puisse provoquer un tel ravage. Pauvres arbres. »

Il le disait avec une telle sincérité et un tel chagrin que cela me fit presque sourire, cependant, sur le moment, je me souciai davantage de scruter les ombres de la route à la recherche de possibles monstres, mais tout était calme et silencieux.

Je me tournai vers Miyuki, qui donnait de petites tapes à Lénissu sur la joue pour essayer de le réveiller. Elle sortit son outre et lui jeta de l’eau sur le visage. Rien.

— Par Ahobi —se lamenta-t-elle—. Il est totalement inconscient. Peut-être que cette épée l’a aussi affecté. Dieux. Shaedra, toi, tu vas bien ?

— Moi ? Oui. Ça va. Par contre, toi… Tu es blessée —observai-je.

Elle jeta un coup d’œil sur son bras et secoua la tête.

— Ce n’est rien. Je me suis piquée à une branche pointue en grimpant à un arbre. Heureusement, l’écaille-néfande qui me poursuivait s’est davantage intéressé aux chevaux.

Je grimaçai et je m’assis de nouveau près d’elle et de Lénissu.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? —demandai-je—. Nous ne pouvons pas rester ici.

Lénissu ouvrit les yeux. Surprises, Miyuki et moi, nous sursautâmes.

— Tu as raison, ma nièce. Fichons le camp d’ici —dit-il.

Il se leva d’un bond et vérifia qu’il avait toujours Corde ; il nous sourit, satisfait, puis il fronça les sourcils.

— Une minute, qu’est-il arrivé à notre bon Srakhi ?

Un simple échange de regards suffit à Lénissu pour comprendre le problème.

— Bah —dit-il, en haussant les épaules—. Ne vous inquiétez pas, ce gnome ne commettra pas de folie. Quoique… j’avoue, je me suis souvent demandé s’il ne serait pas capable de me tuer —ajouta-t-il en souriant—. Après tout, il m’a dit plus d’une fois qu’il ne me considérait pas comme quelqu’un d’honorable. —Il regarda autour de lui et grimaça—. Éloignons-nous d’ici.

Il se mit à marcher sur le chemin pavé au milieu des ombres et, Miyuki et moi, nous nous levâmes pour le suivre, toutes deux plongées dans nos pensées.

18 Le rêve d’un capitaine

À peine une heure plus tard, nous croisâmes une patrouille de gardes nocturnes. Ils s’étonnèrent beaucoup de trouver des voyageurs en pleine nuit, mais, lorsque nous leur contâmes ce qui s’était passé, ils ne semblèrent pas non plus très surpris.

— Ce troll a dû faire fuir plus d’une créature du bois —commenta l’un des gardes—. En tout cas, c’est une chance que ces écailles-néfandes ne soient pas tombés sur des personnes sans défense. Vous êtes blessés ?

Je remarquai que Miyuki cachait discrètement son bras avant de répondre :

— Non, nous souhaitons seulement arriver à Belyac sans plus de soucis.

Les gardes approuvèrent.

— Silek, Madryhéna —aboya le chef—. Escortez-les jusqu’à Belyac. Compagnie, suivez-moi, nous allons voir si nous tombons sur un de ces sales dragons. Et si nous trouvons ces chevaux vivants, nous vous le ferons savoir —nous promit-il.

Nous les observâmes s’éloigner et nous reprîmes le chemin vers Belyac en silence, suivis de deux gardes qui descendirent de leurs chevaux pour s’adapter à notre rythme. Ils nous proposèrent même de monter à leur place, supposant que nous serions épuisés, mais nous refusâmes l’offre, mal à l’aise.

Le ciel commençait à bleuir lorsque nous aperçûmes les lumières de la ville. Nous pénétrâmes dans les rues boueuses et irrégulières de Belyac, encore désertes. Sur une falaise surplombant les collines, se dressait le château des Shawmen, aussi vieux et ruineux que la dernière fois que je l’avais vu. Nous grimpâmes une colline, nous en contournâmes une autre couverte de jardins et les deux gardes nous laissèrent sur la place principale de Belyac. Un rayon de soleil illumina des nuages dans le ciel.

— Bon —fit Lénissu, en jetant un coup d’œil autour de lui—. Je me demande s’il est possible de déjeuner quelque chose à cette heure ?

Je m’esclaffai.

— Il suffit de suivre l’odeur —répondis-je.

« L’odeur de sang ? », demanda Frundis avec une fine ironie.

Je roulai les yeux.

« L’odeur du pain. »

De fait, dans l’air endormi du matin flottait déjà une agréable odeur de pain. Nous nous dirigeâmes vers une taverne et nous ne tardâmes pas à nous asseoir à une table avec un bon plat devant nous. La veille, nous avions à peine mangé et nous dévorâmes tout ce que l’aubergiste nous proposa, sous l’œil curieux d’un chien qui fut déçu en voyant que nous ne laissions aucuns restes. Lénissu avala le dernier morceau de pain et commenta avec entrain :

— Cela va mieux comme ça. Maintenant, je pourrais parcourir tout Haréka !

Miyuki se nettoya la bouche avec le revers de sa main et demanda :

— Comment allons-nous poursuivre jusqu’à Ato ? À pied ou en carriole ?

— À pied —répondit Lénissu sans hésiter un seul instant—. Je sais que cela peut paraître ironique, mais pendant la fuite j’ai dû perdre ma bourse. Elle doit être au milieu de la forêt, maintenant. Je sais, je t’avais promis ta part… J’arrangerai tout à Ato. Le cas est que je n’ai plus un sou, ma chérie. Enfin, juste quelques piécettes. —Il fronça les sourcils—. Au fait, je me demande comment vont réagir ceux des écuries d’Aefna lorsqu’ils apprendront qu’ils ont perdu quatre chevaux.

Miyuki roula les yeux.

— Trois, du moins —rectifia-t-elle—. Je suppose que Srakhi surmontera sa dépression et nous rendra le cheval, tu ne crois pas ? —Et elle fit une moue, en ajoutant— : Que se passe-t-il quand une écurie perd des chevaux ?

Lénissu souffla, sarcastique.

— Cela dépend de l’état d’esprit du gérant, je suppose.

— Ce n’est pas juste —intervins-je, en raisonnant—. Ce n’est pas notre faute si des écailles-néfandes nous ont attaqués.

— Bon, je suppose que, dans ce cas, ils seront compréhensifs —dit Lénissu et il se leva—. Sortons de cette ville.

— Avant, nous devrions tout de même acheter quelques provisions —observa Miyuki.

Lénissu lui adressa un large sourire.

— Tout à fait. Je ne sais pas comment j’ai pu oublier quelque chose d’aussi capital —prononça-t-il.

Il fouilla dans sa poche et en sortit une petite bourse, qui avait l’air terriblement plate. Le grand Hareldyn porteur de l’épée d’Alingar et découvreur de la couronne des Astras sortit enfin quelque chose qui ressemblait à un grand bouton de chemise. Il souffla.

— Pourquoi est-ce que je dois toujours perdre mes affaires ? —maugréa-t-il.

Miyuki roula les yeux, amusée, et sortit alors des kétales comme par magie.

— On y va ?

Nous sortîmes de Belyac avec un nouveau sac rempli de provisions suffisantes pour six jours, le temps qu’il nous faudrait pour traverser les Marais de Saphir. Le soleil illuminait déjà le chemin et nous aveuglait tandis que nous avancions vers l’est. Au début, nous marchions en silence. Frundis répétait un chœur de contraltos légèrement monotone bien qu’il nous ait annoncé que celui-ci faisait partie d’une œuvre qu’il n’avait jamais réussi à achever. Je me demandais bien pourquoi…

À un moment, Miyuki prit la parole :

— Lénissu, je sais bien que tu n’aimes pas parler de ce sujet, mais, cette épée, que fait-elle exactement ? —J’arquai un sourcil, pensive. Lénissu n’avait donc jamais rien dit à Miyuki non plus. Comme mon oncle tardait à répondre, l’elfe noire continua— : Je n’ai pas vu la bataille contre l’écaille-néfande, j’étais un peu loin encore, mais j’ai vu des rayons de lumière qui sortaient de tous côtés.

Lénissu hésita.

— Pour ce qui est des rayons de lumière… cela doit avoir un rapport avec les énergies, mais, comme je ne suis pas celmiste, je ne comprends pas très bien le phénomène.

En voyant qu’il ne se décidait toujours pas à être plus explicite, j’observai :

— L’épée semblait affaiblir la créature rien qu’en la touchant.

Lénissu nous regarda toutes les deux, tordant la bouche en une moue indécise.

— Hum. Tu as raison, ma nièce. Corde est capable de déstabiliser les énergies et de les absorber. Le problème, lorsqu’on l’active, c’est qu’elle devient assez incontrôlable et qu’elle affecte aussi l’énergie de celui qui porte l’arme. —Il haussa les épaules—. Il vaudra mieux que vous ne commentiez cela à personne, hein ?

Je le contemplai, songeuse.

— Elle absorbe l’énergie ? Quelle énergie ?

La moue de Lénissu me fit comprendre qu’il n’en avait aucune idée.

— Qu’importe l’énergie tant que l’adversaire s’affaiblit ? —dit alors Miyuki—. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment tu as appris à activer l’épée. À ce que tu m’as dit, ce vieil Ashar et le Mahir d’Ato ont essayé et ils n’y sont pas parvenus. Pourquoi, toi, tu y es arrivé ?

Lénissu laissa échapper un bref éclat de rire et eut un geste nonchalant.

— C’est évident, voyons. Je suis Lénissu Hareldyn. J’ai voulu l’activer et je l’ai activée. Tout simplement.

Miyuki et moi, nous poussâmes toutes deux un soupir mi-amusé mi-exaspéré. Mon oncle ne changerait jamais.

Nous continuâmes à bavarder tranquillement et, Miyuki et moi, nous en arrivâmes à philosopher sur les traditions et les différences qui existaient entre la vie des Souterrains et celle de la Superficie. Cependant, au fil des heures, notre conversation s’effilocha. Je n’arrêtais pas de bâiller et mes paupières commençaient à se fermer toutes seules. Lorsque nous passâmes devant une jolie colline verte illuminée par le soleil, mon visage s’éclaira et je levai l’index.

— Vous, je ne sais pas, mais, moi, je n’en peux plus —déclarai-je—. Qu’est-ce que vous dites d’une petite sieste ?

Miyuki et Lénissu tombèrent tout de suite d’accord, nous nous écartâmes du chemin et nous dirigeâmes vers la colline. Des brebis paissaient sur l’un des versants. Nous grimpâmes presque jusqu’au sommet et nous nous allongeâmes sur l’herbe sous les agréables rayons du soleil. On entendait des bruits de clochettes et trois papillons oranges virevoltaient à quelques mètres de nous.

— Ah ! —dit mon oncle, en fermant les yeux—. Ça, c’est la vraie vie.

Je m’esclaffai et, à mon tour, je fermai les yeux, épuisée. Nous voyagions depuis un jour et une nuit sans faire de pause, avec une bataille en cours de route, et tout mon corps était moulu. Je m’endormis aussitôt. Je rêvai que je m’étais transformée en dragon et que je survolais toute la Terre Baie, la contemplant du ciel. Je vis la Forêt des Cordes et les vastes mers, j’évitai la cime d’une énorme montagne des Extrades qui s’avéra être le Tilzeigne, je descendis en piqué vers l’Insaride… alors, mes ailes s’engourdirent, je tentai de freiner ma chute avec des mouvements désespérés… et je m’écrasai sur Ato dans une grande explosion chaotique. Plus tard, je me promenais lourdement dans les rues dévastées jusqu’à la Pagode Bleue qui avait été incendiée, et j’allais demander pardon aux maîtres, mais je n’émis qu’un fort bêlement… Je me réveillai en sursaut de mon rêve farfelu en entendant un cri dans mon oreille. Je m’étais redressée et je découvris Syu qui me tirait par la manche et une brebis qui venait de bêler à quelques centimètres de moi.

— Aaah… —fis-je, soulagée, en inspirant profondément.

« Elle est là depuis un bon moment », m’informa Syu, un peu mal à l’aise.

Je tendis une main vers la brebis, mais celle-ci s’éloigna pour que je ne la dérange pas. Je jetai un coup d’œil autour de moi. Lénissu dormait encore profondément. Par contre, Miyuki venait de disparaître de l’autre côté de la colline, les outres à la main.

Le soleil commençait déjà à baisser et j’en déduisis que nous avions dormi au moins cinq heures. Ma main tâtonna et saisit le bâton. À peine l’eus-je touché, le chœur de bêlements absolument excentrique que j’entendis me stupéfia. Jamais je n’avais entendu de musique aussi horrible.

« Frundis ! Mais, par tous les diables, qu’est-ce qui t’arrive ? », demandai-je, inquiète.

Le bâton était euphorique.

« Si un jour tu te lasses de moi, Shaedra, laisse-moi entre les mains d’un berger. C’est une idée que je viens d’avoir pendant la sieste. Ce serait merveilleux, tu te rends compte ? Je ne dis pas que ces bêlements soient magistraux, bien sûr, mais je crois que l’on pourrait faire une œuvre magistrale avec ces brebis. Lorsque j’étais enfant, mon maître de piano me disait qu’un compositeur doit toujours s’inspirer de la nature. Tu as bien vu ce que j’ai fait avec la rochereine et avec la mer. »

« C’est une idée fantastique, Frundis », fis-je, railleuse.

« N’est-ce pas ? », se réjouit-il. « Il me faut seulement pratiquer un peu et je suis sûr que le résultat sera acceptable. »

« Ou peut-être que non », observa Syu, toujours prudent.

« Ou peut-être que non », avoua le bâton.

Un petit sourire commença à flotter sur mes lèvres.

« Pourrais-tu me faire une faveur, Frundis ? », demandai-je, le regard rivé sur mon oncle endormi.

Je lui communiquai mes intentions et Frundis approuva tout de suite l’idée. Avec un petit rire malin, je glissai le bâton dans la main de Lénissu, qui se réveilla aussitôt en ouvrant grand les yeux. Il secoua légèrement la tête, il aperçut Frundis et poussa un grognement, s’écartant avec brusquerie. Je sifflotai innocemment.

— Shaedra —se plaignit-il—. On ne réveille pas ainsi un homme endormi.

— C’était Frundis —me défendis-je avec un sourire espiègle.

Une brebis poussa alors un bêlement et Lénissu plissa les yeux en la regardant, puis il bâilla et s’étira.

— Ah ! —dit-il alors—. Je viens de me souvenir de mon rêve. Je me promenais dans un bois et, soudain, une singe gawalt apparaissait, sautant de branche en branche, et je m’apercevais alors que c’était toi ! Et je te voyais très nettement, je t’assure —se moqua-t-il.

Je soufflai, amusée.

— Finalement, on dirait bien que c’est un Cycle du Bruit qui nous attend —commentai-je.

De fait, d’après les livres et les personnes âgées, le Cycle du Bruit était un cycle de rénovation d’énergies et, en particulier, il affectait les rêves. Ceux qui s’occupaient de les interpréter assuraient que, durant ce cycle, les songes possédaient un fond de vérité plus grand qu’à n’importe quel autre cycle. Mais quelle sorte de vérité ?, me demandai-je, avec ironie. Lorsque je racontai mon rêve à Lénissu, il s’esclaffa.

— Un dragon et un gawalt —prononça-t-il—. Espérons que ces rêves ne deviennent pas réalité et qu’Ato soit toujours entière.

— Il était temps ! —s’écria Miyuki, enjouée, en arrivant près de nous. Le troupeau de brebis s’était déjà éloigné, fuyant de nous voir si bruyants. L’elfe noire nous tendit nos outres pleines et passa le sac de provisions sur son épaule—. Si nous continuons à ce rythme, nous mettrons plus d’une semaine pour arriver à Ato.

Lénissu et moi, nous nous levâmes et nous nous étirâmes en même temps. Miyuki nous observait avec un sourire moqueur.

— C’est fou ce que vous vous ressemblez —commenta-t-elle—. Allez, en route.

Le voyage se déroula paisiblement. Nous marchâmes à une bonne cadence, nous laissâmes la forêt derrière nous et, cette nuit-là, nous dûmes seulement affronter un nuage de moustiques. Le matin suivant, Lénissu se grattait tous les bras, en marmonnant entre ses dents qu’il aurait préféré avoir à tuer un autre écaille-néfande. Ce jour même, nous parvînmes à l’auberge du Cygne bleu. L’aubergiste ne me reconnut pas, par contre Syu se souvint tout de suite des chats qui peuplaient cet endroit perdu entre les marais et, lorsque nous reprîmes la marche, il m’avoua :

« Tu es allergique aux feuilles-mousse. Beh, moi, avec les chats, c’est pareil. Je ne peux pas m’en empêcher : j’éternue mentalement. »

Je souris largement en l’entendant.

Lorsque nous arrivâmes à Ato, le cinquième jour dans la soirée, j’aperçus au loin, sur le terrain d’entraînement de har-kar, des kals en plein duel. Les rayons du soir illuminaient et empourpraient la colline d’Ato.

— On dirait qu’aucun dragon destructeur n’est passé par là —observa Lénissu.

— Grâce aux dieux —badinai-je.

Nous montâmes la rue du Songe en silence et nous prîmes la Transversale. Nous entendîmes soudain une exclamation qui nous arrêta. Aléria, étreignant un énorme livre, se précipita vers moi.

— Shaedra ! —fit-elle, en soufflant—. Tu arrives enfin. Le maître Yinur m’a dit que tu allais arriver. Tu ne sais pas ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?

Sa question et son ton altéré m’intriguèrent.

— Quoi ?

— Kyissé, la fillette dont tu m’avais parlé, c’est un prodige. Tout le monde parle d’elle. Il y a quelques jours, elle s’est échappée seule dans le bois. Des nadres rouges l’ont attaquée et sais-tu ce qu’elle a fait ?

Je blêmis en m’imaginant la fillette entourée de nadres.

— Non —murmurai-je.

— Elle les a tous rendus fous ! Elle les a égarés et elle a rempli tout le bois d’illusions harmoniques. J’exagère à peine. Je te le jure. Tout Ato en parle maintenant. Tout le monde est convaincu que c’est la dernière Klanez. C’est incroyable —prononça-t-elle, en secouant la tête.

Je clignai des yeux et j’échangeai un regard avec Lénissu.

— Eh bien —dit mon oncle—. Je suis heureux de te revoir, Aléria. Cela faisait longtemps que nous ne nous voyions pas.

Aléria se mordit la lèvre et les salua, lui et Miyuki, comme il se devait.

— Pardon, mais je suis un peu trop nerveuse —s’excusa-t-elle—. Je viens de parler avec le Daïlerrin et il m’a permis de revenir à la Pagode quand je lui ai raconté tout ce que nous avons fait. Il m’a même dit qu’il se réjouissait d’avoir des kals aussi bien préparés —plaisanta-t-elle.

Avec un extrême effort, j’osai lui demander :

— Et ta mère ?

L’elfe noire afficha un sourire radieux.

— Shaedra, tu avais raison. Dès que ma mère a appris ce qui s’était passé sur l’Île Boiteuse, elle est rentrée à Ato. Et maintenant elle a repris ses expériences comme d’habitude —elle roula les yeux et montra le livre qu’elle portait—. C’est un livre qu’elle m’a demandé de lui prendre à la bibliothèque. Plantes carnivores du Bois des Fées. —souffla-t-elle—. J’espère qu’elle n’a pas l’intention d’acheter une de ces plantes.

Alors tout à coup, voyant qu’Aléria avait récupéré la bonne humeur et que tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, j’éclatai de rire.

— Aléria, tu ne sais pas comme je suis contente ! Maintenant, vous n’avez pas intérêt, Akyn et toi, à disparaître sans m’avertir, hein ? Vous m’avez déjà fait le coup deux fois.

— Ne t’inquiète pas —dit-elle en souriant et elle fit alors une moue—. Mais tu devrais me promettre la même chose. —Plus sérieuse, elle nous regarda tous les trois l’un après l’autre avant de river ses pupilles rouges sur moi—. Que diable s’est-il passé à Aefna, Shaedra ?

Je me raclai la gorge, embarrassée.

— Eh bien… Ce qu’il s’est passé, c’est que…

Je perçus le petit soupir de Lénissu.

— J’ai retenu ma nièce un moment en raison de questions qui ont à voir avec des affaires troubles, sombres et épineuses —intervint-il sur un ton plaisantin—. Allez, avançons un peu, je suppose que tu veux saluer Kirlens avant que nous partions chercher les grands-parents de Kyissé et avant que nous entreprenions le voyage au château de Klanez.

Aléria et moi, nous le contemplâmes, muettes de stupéfaction.

— Au château de Klanez ? —répéta Miyuki, en le regardant du coin de l’œil—. Tu es sûr de ce que tu dis, Lénissu ?

Mon oncle fit un geste vague.

— C’était une blague. Bon, en ce qui concerne les grands-parents de Kyissé, pas tant que ça. Après tout, j’ai promis à Fahr Landew de les trouver.

Et en y songeant, il parut se rembrunir, comme s’il se repentait de sa promesse. Aléria me fit un bref signe de la tête.

— À tout à l’heure. Je laisse le livre à la maison et j’avertis tout le monde que tu es arrivée et…

— Tout le monde ? —répétai-je.

— Tout le monde doit avoir hâte de voir la Sauveuse de la Dernière Klanez —répliqua-t-elle, amusée, avant de partir en courant par la Transversale.

Je secouai la tête, hallucinée, et Lénissu dut me pousser doucement vers le Couloir pour me réveiller. Nous reprîmes notre chemin et, une fois arrivés devant le Cerf ailé, je me mordis la lèvre, en pensant qu’au moins, Kirlens était déjà au courant que j’étais en vie et que j’arriverais bientôt. Je poussai la porte et je demeurai bouche bée. Au fond de la salle, là où normalement les musiciens jouaient pour mettre de l’ambiance, se tenait Kyissé, debout dans sa robe blanche immaculée. Tous les yeux étaient tournés vers elle et l’observaient, impressionnés, tandis que celle-ci déployait une grande image harmonique du château de Klanez qui occupait tout le mur. Le château était très semblable à celui qu’elle m’avait montré un jour, dans sa tour souterraine, mais je remarquai certaines retouches qui lui donnaient un aspect plus accueillant et fantastique. L’avait-elle fait exprès ou son souvenir avait-il simplement évolué avec le temps ?

— Kyissé ! —s’écria une voix familière. Wiguy sortit en trombe de la cuisine. Ses yeux lançaient des éclairs—. On ne peut pas te laisser une minute. Arrête de déranger les clients. Pour l’amour des cieux !

Un tonnerre d’applaudissements mit fin aux protestations de la jeune femme. Et alors Kyissé me vit et ses yeux s’illuminèrent, elle ouvrit la bouche, elle bredouilla quelque chose, puis finalement elle réussit à s’écrier :

— Shaeta !

Elle passa en courant entre les tables comme une gazelle blanche et atterrit dans mes bras, en riant aux éclats. Je la pris avec douceur, la couvrant de baisers et Lénissu laissa échapper un gros rire, en regardant tour à tour la fillette et l’image du château.

— Dieux, cette fillette est incroyable.

— Lénissu ! —prononça Kyissé et elle s’écarta de moi pour l’embrasser lui aussi.

— Shaedra, par Ruyalé, tu es enfin revenue —marmotta Wiguy en s’approchant et me prenant les deux mains pour me contempler d’un œil critique—. Tu me fais de ces frayeurs chaque fois que tu pars… Enfin, je finirai par m’habituer à ce que tu meures et ressuscites tous les ans.

Je m’esclaffai et je lui avouai :

— Moi, je ne m’y habituerai jamais.

Kirlens sortit de la cuisine avec son tablier et ses cheveux embroussaillés et de plus en plus gris. Une heure plus tard, tout semblait être redevenu comme avant. Lénissu et moi, nous dînâmes comme des rois et nous racontâmes à Wiguy et à Kirlens tout ce qui m’était arrivé, même s’ils devaient déjà connaître toute l’histoire sur l’Île Boiteuse grâce à Aléria, Akyn, mon frère et ma sœur. Tous deux virent sans aucun doute des lacunes dans mon histoire, mais, curieusement, ils n’insistèrent pas et je me demandai ce que mes amis leur avaient raconté exactement.

— Pourquoi n’as-tu pas averti lorsque tu es partie d’Ato ? —demanda Kirlens alors—. Le capitaine Calbaderca t’a cherchée pendant des jours et nous t’avons crue perdue à jamais.

Je réprimai une grimace embarrassée.

— Oh. C’est que… je n’ai pas eu le temps. J’ai dû sortir précipitamment, vous comprenez.

Kirlens et Wiguy clignèrent des yeux, puis me regardèrent fixement, attendant que je continue. Lorsque Wiguy ouvrit la bouche, sûrement pour exiger davantage d’explications, le tavernier la prit par le bras.

— Ne la pressons pas —dit-il, devinant à mon expression que je ne leur répondrais pas : aucun mensonge valable ne me venait à l’esprit.

Wiguy fronça les sourcils.

— Que nous ne la pressions pas ? —répéta-t-elle, grincheuse—. Mais elle aurait quand même pu nous avertir !

Je m’empourprai et Lénissu, qui connaissait plus ou moins l’histoire, se racla la gorge.

— Je ne voudrais pas faire intrusion —commenta-t-il—, mais je vous assure qu’il m’est arrivé de nombreuses fois de devoir partir en courant sans pouvoir avertir. Ce sont des choses qui arrivent.

Une étrange lueur passa dans les yeux de Kirlens.

— Je sais. Je suppose qu’il vaut mieux ne pas poser de questions.

Il y eut un bref silence embarrassé.

— Et le capitaine Calbaderca ? —m’enquis-je, alors, pour changer de sujet.

Kirlens fronça les sourcils.

— Ils sont partis au printemps, lui et ses Épées Noires, à la recherche des Klanez. Ils ne sont pas encore rentrés. Le fils des Domérath est parti avec eux.

J’ouvris grand les yeux.

— Aryès ?

Kirlens approuva.

— Il a envoyé une lettre qui est arrivée il y a deux semaines. Apparemment, ils ont trouvé une piste dans les Hautes-Terres. Ces Épées Noires viennent peut-être des Souterrains, mais ils ont une persévérance tout à fait louable.

J’arquai un sourcil. Dans les Hautes-Terres ? Ceci était proche de la Forêt de Pang… Peut-être étaient-ils finalement sur la bonne voie. Cependant, s’ils étaient partis depuis si longtemps déjà, cela signifiait qu’ils n’avaient pas reçu ma lettre leur parlant du sujet. Quant à Aryès… J’ignorais pourquoi, cela ne m’étonnait pas qu’il ait voulu accompagner le capitaine Calbaderca ; cependant, je ne pus m’empêcher de me sentir peinée de le savoir si loin. Je réprimai un soupir.

— Je vais chercher Taroshi —déclara Wiguy, en laissant une pile d’assiettes propres sur la table—. Il se réjouira de te voir, Shaedra.

Je fis une moue sceptique.

— Bien sûr.

— Je vais aussi aller chercher Murry et Laygra. Ils doivent être chez ce semi-orc, cet ami à toi.

— Alors ne te dérange pas —lui dis-je—. Aléria s’est sûrement déjà chargée de tous les avertir.

Tandis que Kirlens la suivait hors de la cuisine pour s’occuper de la taverne, je me penchai vers Lénissu et je lui chuchotai :

— C’est curieux, personne ne semble t’avoir regardé bizarrement pour cette histoire de Sang Noir.

Lénissu haussa les épaules, écartant son assiette vide.

— Les gens oublient vite. Surtout si on leur dit que l’homme que l’on prétendait pendre n’était en fait qu’un innocent qui n’avait jamais fait de mal à une mouche.

Il me fit un clin d’œil et, lorsque Kirlens réapparut dans la cuisine pour laisser les assiettes sales, il se leva.

— Dis-moi, Kirlens, cette chambre que tu gardes toujours pour moi, elle n’est pas… ?

— Elle est libre —répliqua l’aubergiste, amusé—. Fais comme chez toi.

— C’est exactement ce que je pensais faire —assura mon oncle—. Tant de voyage m’a épuisé. Je vais tout de suite me coucher. Bonne nuit, Shaedra. Bonne nuit, Kirlens.

Je lui souhaitai bonne nuit et, lorsque je restai seule, j’appuyai mes deux coudes sur la table. Je pensais à Kyissé. Maintenant tout le monde savait qui elle était, ou plutôt qui elle était censée être. Cela changerait-il quelque chose ? Vu son habileté avec les énergies, j’espérais que les maîtres de la Pagode n’essaient pas de l’examiner de trop près.

Un bruit de voix m’arracha à mes pensées. Kirlens entra de nouveau et m’informa :

— Tes compagnons t’attendent dans la taverne.

Je tendis l’oreille et le gros rire de Yori me parvint. Je souris et je me levai d’un bond. Cependant, avant de sortir de la cuisine, je me tournai vers le tavernier.

— Kirlens… —hésitai-je—. Tu sais, pendant le voyage, j’ai croisé Kahisso.

Il sursauta. Sur son visage, je lus un mélange d’espoir et d’indécision.

— Comment va-t-il ?

— Il va bien —lui assurai-je et j’ajoutai posément— : Il m’a demandé de te dire… qu’il regrettait.

L’humain acquiesça de la tête, l’air résigné. Peut-être avait-il cru un instant que son fils réfléchirait et changerait d’avis au sujet de sa vie de raenday, pensai-je. Je fis une moue compatissante.

— Chacun suit le chemin qu’il croit être le sien —prononçai-je gravement.

Kirlens se contenta d’acquiescer de la tête sans me regarder. Il était clair qu’il ne voulait pas parler davantage de ce sujet. Aussi, je tournai la poignée de la porte et je sortis de la cuisine.

19 Dangers et promesses

Le lendemain, j’appris ce qui s’était passé à Ato pendant mon absence. Dolgy Vranc et Déria avaient eu une bonne saison de ventes et, lorsque j’annonçai au semi-orc, la mine contrite, que j’avais perdu sa corde d’ithil, il s’esclaffa et m’assura :

— Rien n’est éternel.

Tous deux me criblèrent de questions et, sachant que je pouvais avoir confiance en eux, quoique Lénissu en dise, je leur racontai tout… sauf ce qui avait à voir avec les démons, bien sûr : la vérité, c’est que je me demandais si un jour j’aurais le courage de leur en parler. Alors que j’étais sur le point de sortir de leur maison sombre, Déria me demanda de l’attendre et nous nous promenâmes ensemble dans Ato. Nous passâmes par le Couloir et par le marché. À un moment, je vis Naé Ril-de-Ya et, lorsque la vieille démone m’adressa un sourire discret, Déria souffla :

— Ne me dis pas que tu connais Naé ?

— À peine —lui assurai-je—. Pourquoi ?

— Sur le marché, on dit que c’est une grippe-sou —me révéla la drayte—. Et on dit que, dans ses baumes, il y a plus d’huile et de lait de chèvre que de plantes curatives.

Je m’esclaffai.

— Et que dit-on de toi sur le marché ? —m’enquis-je, curieuse.

Déria me fit un grand sourire.

— Je crois qu’on dit que je suis la plus jeune escroqueuse de tout Ato. —Elle roula les yeux—. Je sais bien que sur le marché on raconte mille bobards. Moi, je n’ai rien d’une escroqueuse. Les jouets de Dol sont merveilleux. Alors si j’en vends certains à cinq kétales, ce n’est pas du tout exagéré, je t’assure. Et en plus, ils se vendent —ajouta-t-elle avec un petit rire satisfait.

Déria semblait être née pour être vendeuse, pensai-je, très amusée. Nous étions dans le parc de la Néria, bavardant de tout et de rien, lorsqu’Aléria apparut dans une allée et me dit que sa mère voulait m’inviter à manger chez elle.

— Elle veut te remercier —m’informa-t-elle.

J’arquai un sourcil, mal à l’aise.

— Moi ? Mais je n’ai rien fait.

Aléria roula les yeux et me tira par la manche.

— Allez, elle a même cuisiné un plat. —Je feignis une mine épouvantée : Aléria s’était toujours plainte des dons culinaires de sa mère—. Je te le jure —assura-t-elle—. Je ne sais pas si ce sera comestible, mais en tout cas tu ne peux pas te défiler.

Je souris et, après avoir dit au revoir à Déria, je la suivis dans la rue du Songe. La maison d’Aléria n’avait pas changé, observai-je en passant le seuil. Elle avait toujours le même aspect vieillot. Le repas ne fut pas aussi horrible que je l’imaginai au départ : ce n’était certes pas un délice, loin de là, mais, de toute façon, ce n’était pas ça l’important. J’avais rarement vu Daïan Miréglia, car elle était habituellement toujours enfermée dans son laboratoire, mais ce jour-là ses yeux rouges souriaient et elle m’accueillit comme la meilleure des amphytrionnes. Elle me fit des remerciements que je ne méritais pas et elle m’offrit même un livre sur les bases de l’alchimie sous le regard amusé d’Aléria. Pendant le repas, elle ne mentionna à aucun moment l’Île Boiteuse, son enlèvement ou sa libération et, sachant que cela ne me concernait pas, je me gardai bien de parler du sujet. Finalement, ce qui importait, c’était que mère et fille étaient de nouveau réunies et, les voir aussi heureuses me remplissait de joie.

En un jour, tout semblait être de nouveau comme avant. Lénissu retrouva Trikos aux étables et il se fit la promesse d’essayer de mieux s’en occuper. Quant aux har-karistes Laya, Galgarrios, Ozwil et Révis, ils me dirent qu’ils étaient ravis avec le maître Ew ; cependant, Laya m’expliqua que ce dernier ne resterait pas à Ato l’année suivante.

— Si tu veux mon avis, Ew Skalpaï s’ennuie mortellement dans cette région —me dit l’elfe noire, lorsque je la rencontrai l’après-midi sur la place face à la Pagode. Et elle roula les yeux tout en ajoutant— : Il doit sûrement regretter l’époque où il tuait des vampires et autres monstres.

Je fis une grimace en l’entendant. Ce même après-midi, en me promenant dans Ato, j’avais vu le maître Ew de mes propres yeux et je souhaitai de toutes mes forces que Drakvian ne s’approche plus jamais d’Ato : même si Laya disait que c’était un bon maître, il n’avait pas l’air d’une personne très affable, avec son visage couvert de cicatrices et ses yeux toujours à l’affût, comme s’il croyait que quelque monstre pouvait se cacher à l’angle d’une rue ou derrière l’étale de quelque vendeur de légumes. Visiblement, ses longues années comme aventurier l’avaient profondément marqué.

Lorsque je demandai à Laya des nouvelles de Sotkins, Yeysa et Zahg, j’appris qu’ils travaillaient comme patrouilleurs sur la route conduisant au Pas de Marp. Ceci me rappela le problème des fées noires, en hiver, et, horrifiée, j’écoutai Laya me dire que le problème avait été résolu suite à un massacre assez sanglant.

— Elles avaient commencé à piller les granges —m’expliqua Laya—. Et on a même trouvé des cadavres de fermiers. Ces monstres n’ont eu que ce qu’ils méritaient.

J’acquiesçai, la mine sombre.

— Je suppose.

Et, à part ça, il n’y avait pas eu de grandes nouveautés. Enfin, si : le maître Juryun avait fini par se retirer de la Pagode en raison de sa santé et la dernière nouvelle qui circulait le plus, c’était celle de la prouesse d’un groupe d’aventuriers qui avait sauvé un village voisin de l’attaque de loups sanfurients. En réalité, ces exploits épiques, il y en avait tous les ans, mais ceci n’empêchait pas les gens de narrer les faits de bouche à oreille avec la même excitation.

Le jour déclinait déjà lorsque je revins au Cerf ailé. Comme les fêtes d’été allaient commencer le lendemain, il y avait beaucoup de monde à la taverne, ainsi que des hôtes venant des environs. En passant entre les tables, je saluai le forgeron Taetheruilin, sa femme et quelque habitué que je connaissais depuis toujours. Sur l’estrade, Yrasiuth, le musicien faïngal s’était installé et, me souvenant de cette fameuse lettre que j’avais oubliée de remettre un jour à l’un de ses amis, j’accélérai le pas, en rougissant.

Dans la cuisine, je trouvai Kyissé, Murry et Laygra, assis à table, en train de dîner.

— Salut ! —dit Kyissé, tandis qu’elle soufflait sur la cuillère pleine de soupe et envoyait tout son contenu sur la table.

— Si Wiguy te voit —fis-je, en me raclant la gorge.

La petite ouvrit grand les yeux et passa la manche de sa robe sur la table. Toutes les éclaboussures de soupe tombèrent sur le sol, mais sa robe demeura aussi blanche que d’habitude. Elle nous adressa un sourire.

— Ça y est.

Murry, Laygra et moi, nous nous esclaffâmes et j’allai me remplir une assiette de soupe avant de m’asseoir avec eux pour dîner.

— Comment s’est passée la journée ? —demandai-je avec entrain.

— Bien —assura Murry—. J’ai aidé Kirlens. La vérité, c’est que je ne sais pas comment Wiguy et lui se débrouillent parfois pour s’occuper de tout le monde. Ce midi, tout était bondé.

Je me mordis la lèvre en me rendant compte que j’avais totalement oublié que ces jours-là Kirlens et Wiguy avaient besoin de plus de bras pour contenter tant de clients.

— Moi, j’ai cherché du travail comme guérisseuse —intervint Laygra, tout en prenant un bon morceau de pain—. Mais j’ai senti comme de la méfiance. Je ne savais pas que l’on se méfiait autant des ternians en Ajensoldra —m’avoua-t-elle.

— Surtout à Ato —observai-je avec une grimace—. Et pas à cause de moi —leur assurai-je, en esquissant un sourire—. Je crois que cela vient de ce que les peuples ternians des Hordes ne se sont jamais laissé conquérir. Ceux d’Ato les considèrent comme des sauvages. Mais ne te tracasse pas, ces jours-ci, Kirlens va avoir besoin d’un palefrenier dans l’étable. Je suis sûre qu’il sera ravi de t’engager.

Laygra fit non de la tête, gênée.

— Je ne voudrais pas lui imposer une nouvelle employée.

— Sottises ! —dit alors la voix de Kirlens, en entrant dans la cuisine—. Je trouve que c’est une excellente idée. —Il laissa les assiettes dans une cuvette d’eau et ajouta— : Qu’en penses-tu si tu commences dès demain ? Je pourrais même ajouter un service pour les hôtes qui veulent que l’on s’occupe de leurs montures avec une attention privilégiée —déclara-t-il.

Je soufflai, amusée.

— Déria et toi, vous seriez capables à tous les deux d’enrichir toute une ville.

Le tavernier sourit, mais il fronça soudain les sourcils.

— Kyissé, tu veux bien arrêter de faire des saletés partout ? —Le petit visage de la fillette l’attendrit aussitôt et le tavernier prit une serpillère pour nettoyer le sol—. Tu sais bien comment est Wiguy, petite. Pense un peu à ses nerfs et conduis-toi comme il faut.

À cet instant précis, Wiguy descendait les escaliers, vêtue d’une élégante tunique bleue. Elle ne sembla pas avoir entendu notre conversation et elle nous adressa à tous un sourire radieux.

— Je vais sortir un moment. Euh… si c’est possible, Kirlens, bien sûr —ajouta-t-elle.

Le tavernier la regarda, l’air surpris.

— Bien sûr que tu peux sortir, Wiguy. Mais… pourquoi t’es-tu habillée si élégamment ? La fête d’été ne commence que demain.

L’humaine s’empourpra, mais elle haussa les épaules.

— Je sais. N’oubliez pas de coucher Kyissé tôt, hein ? Bonne nuit à tous ! —dit-elle, et elle disparut par la porte de derrière avec une excitation qui m’intrigua.

— Bon, Kyissé —s’écria Kirlens, en la prenant à deux mains et en la soulevant—. Au lit !

La petite avança une lèvre, suppliante, mais le tavernier fit non de la tête.

— Tu as bu la soupe comme un démon. Quand tu boiras comme une demoiselle, tu pourras rester debout plus longtemps, mais, pour le moment, il n’en est pas question.

— Témon ou démon ? —demanda Kyissé.

— Démon —dit Kirlens.

— Ah.

Alors que je pâlissais légèrement, le tavernier laissa échapper un bref éclat de rire et posa la fillette sur le sol. Kyissé agita la main pour nous souhaiter bonne nuit et tous deux grimpèrent les escaliers jusqu’aux chambres. On entendit des voix dans le couloir et je reconnus la voix de Lénissu, qui apparut finalement au bas des escaliers.

— Salut, les neveux. Comment avez-vous trouvé ma soupe ? —demanda-t-il, en s’asseyant à table à la place de Kyissé.

— Non, c’est vraiment toi qui l’as faite ? —fit Laygra, impressionnée.

Mon oncle plissa les yeux.

— Tu ne le crois pas ?

— Si… Bon… À Dathrun, tu n’avais jamais cuisiné.

Il soupira.

— Oui, mais c’est que je n’avais pas le temps de préparer de soupes, ma nièce.

— Oui, je m’en souviens —intervint Murry—. Tu étais trop occupé à déranger les Istrag et à leur voler des papiers.

— Voler ? —répliqua Lénissu—. Quelle idée !

— Après tout, c’est ce que fait un Ombreux, voler, non ? —rétorqua Murry.

Je me retins de lever les yeux au ciel. Cela faisait des années que mon frère ne voyait pas Lénissu et il était déjà en train de mettre sur le tapis des sujets dangereux. Mon oncle, visiblement, dut penser la même chose, parce qu’il poussa un long soupir et joua avec des miettes qui restaient sur la table, avant de demander :

— Tu veux vraiment parler de cela maintenant ?

Murry fronça les sourcils, surpris.

— Eh bien… pas spécialement —admit-il—. À vrai dire, la confrérie des Ombreux m’a toujours déplu. Mais le fait que, toi, tu sois… un Ombreux —murmura-t-il, en baissant la voix— cela donne à réfléchir.

Mon oncle laissa les miettes tranquilles et esquissa un sourire.

— Je suppose.

Il y eut un silence méditatif et, finalement, Laygra intervint :

— Par exemple, cela donne à réfléchir que Shaedra ait disparu à Aefna et qu’ensuite vous soyez apparus ensemble à Ato. Cela donne l’impression que tout ceci a à voir avec… les Ombreux —finit-elle par dire.

Je regardai Lénissu du coin de l’œil. Celui-ci avait joint les mains, l’air de méditer.

— Oui —dit-il enfin—. Je ne vais pas vous mentir là-dessus.

L’expression de Murry se rembrunit.

— Tu as mêlé notre sœur à des histoires d’Ombreux, mon oncle ? Ne me dis pas que tu as pu faire ça.

Les paroles de mon frère parurent frapper Lénissu de plein fouet. Toute marque de théâtralité avait disparu de son visage.

— Ce n’est pas si simple, Murry.

Mon frère poussa un soupir exaspéré et se tourna vers moi.

— Qu’est-ce qu’il s’est réellement passé à Aefna, Shaedra ?

Je grimaçai, sentant la tension envahir l’atmosphère.

— Je… Eh bien… —je me raclai la gorge—. Je laisse Lénissu raconter, je suis sûre qu’il racontera tout mieux que moi —fis-je, en me débarrassant de la question.

Les commissures des lèvres de Lénissu se relevèrent.

— Merci, ma nièce. C’est très aimable à toi.

Je lui répondis par un petit sourire forcé.

— De rien.

— Et alors ? —demanda Murry, en nous regardant tour à tour—. Je veux juste savoir si tu as causé des problèmes à Shaedra en la mêlant à tes histoires. Je n’ai pas besoin que tu me parles de tous les vols que tu as bien pu perpétrer dans ta vie.

J’agrandis légèrement les yeux.

— Murry… —murmurai-je.

— C’est bon —dit Lénissu—. Shaedra a agi comme la meilleure des nièces en me sauvant la vie, d’accord ? Et j’avoue que, moi, j’ai agi comme un irresponsable. Parfois, le grand Hareldyn n’est qu’un maudit inconscient —prononça-t-il avec une amertume qui me stupéfia.

En voyant que mon frère et ma sœur ne comprenait rien à ce que disait mon oncle, j’expliquai calmement :

— J’ai passé un accord avec le Nohistra d’Aefna et je me suis faite Ombreuse.

Murry et Laygra me contemplèrent, ébahis.

— Quoi ? —fit Laygra.

— Mais… pourquoi ? —demanda finalement Murry—. Il t’a fait du chantage pour que tu fasses ça ?

Comme Lénissu ne semblait pas disposé à parler, j’expliquai :

— De fait, je n’aurais pas eu l’idée d’entrer dans la confrérie de ma propre initiative, mais une série d’évènements m’ont poussée à le faire. Je dirais même qu’il se peut que l’accord ait été avantageux —observai-je, songeuse.

Murry et Laygra nous regardaient tous deux, anxieux de connaître plus de détails.

— Shaedra —fit Lénissu, en se redressant et en se raclant la gorge—. Je crois qu’aujourd’hui, nous avons beaucoup et même trop parlé. Ne le prenez pas mal —dit-il à Murry et Laygra—, mais il vaut mieux pour vous que vous n’en sachiez pas davantage. Ce sont des affaires qui ne concernent pas seulement Shaedra et moi. —Comme Murry allait protester, il ajouta, railleur— : Tu devrais être plus compréhensif, Murry. Après tout, toi, tu ne nous as rien dit sur les Moines de la Lumière.

Mon frère resta interdit. Visiblement, il ne s’attendait pas à ce que nous sachions la vérité.

— Les Moines de la Lumière ? —répéta Laygra, sans comprendre le rapport.

Lénissu arqua un sourcil.

— Alors, comme ça, à elle non plus, tu ne lui as pas dit —observa-t-il.

Sous le regard inquisiteur de Laygra, Murry se racla la gorge.

— Tu te rappelles qu’à Dathrun je t’avais dit que j’avais eu des problèmes…

— Tu t’es retrouvé en prison —acquiesça Laygra, les yeux plissés.

— Oui. Bon, ça, c’était une autre affaire qui avait à voir avec Sothrus. Mais il se trouve qu’en prison j’ai rencontré un Moine de la Lumière. Il m’a parlé de la confrérie et, moi, je lui ai parlé de… —il rougit— de Keysazrin et, quand j’ai appris que certains Moines avaient obtenu des récompenses et avaient fait fortune, eh bien, finalement, je me suis décidé.

Le visage de Laygra reflétait une complète confusion.

— Tu es… un Moine de la Lumière ? Mais… tu es rentré dans la confrérie comme ça, sans plus ?

— Non —admit Murry—. J’ai dû leur prouver ma valeur et j’ai dû intercepter des lettres que recevaient les Istrag. Comme ça, d’autres Moines ont pu ensuite protéger les personnes que les Istrag pensaient voler ou… assassiner. —Il grimaça, puis avoua— : Les principes de la confrérie m’ont tout de suite plu, ils sont nobles et… je crois qu’ils n’ont rien à voir avec les principes des Ombreux —remarqua-t-il, en jetant un regard intense à mon oncle.

Lénissu roula les yeux, reprenant un air moqueur.

— Vraiment ? Dis-moi, Murry, que sais-tu des Moines de la Lumière ? Qu’ils travaillent pour le bien commun ? Qu’ils sauvent des vies et travaillent bénévolement pour sauver le monde ? —Il laissa échapper un petit rire sarcastique—. Il y en a sûrement quelques-uns, je n’en doute pas, mais l’objectif principal d’un Moine de la Lumière est de s’enrichir. Ne me dis pas le contraire. Beaucoup ne diffèrent en rien des Ombreux.

Tandis que Lénissu parlait, j’observai le visage de Murry se rembrunir. Mon frère se leva brusquement.

— Je savais que tu n’approuverais pas —déclara-t-il—. C’est pour ça que je ne voulais pas te le dire. Mais je t’avertis que, moi non plus, je n’approuve pas ce que tu fais dans cette confrérie. J’ai entendu dire… beaucoup de choses —dit-il, laconique—. Et je ne te pardonne pas que tu aies mêlé Shaedra à tout cela. —Il secoua la tête—. Je ne te le pardonne pas —répéta-t-il.

Il fit volte-face et se dirigea à grandes enjambées vers la porte de derrière. Lénissu et moi, nous poussâmes tous deux un soupir.

— Si seulement il savait… —dit simplement Lénissu.

— Je devrais lui dire qu’il ne prenne pas les choses tant à cœur —réfléchis-je.

J’allais me lever lorsque Laygra intervint :

— Laisse-le. Quand on le laisse seul, Murry finit par revenir à la raison —expliqua-t-elle, et elle souffla en esquissant un sourire—. Ça alors. Je ne savais pas que j’avais tant de confrères dans la famille.

Je lui adressai un sourire amusé.

— Je t’assure que cela ne va pas changer ma vie.

Laygra secoua la tête, songeuse.

— J’ignorais que Murry s’était engagé dans une confrérie —avoua-t-elle—. Mais être un Moine de la Lumière est très différent d’être un Ombreux. Comme l’a dit Murry, les Moines de la Lumière se consacrent à faire le bien et à aider les gens. On les regarde avec respect. Par contre, les Ombreux…

— S’occupent de faire le mal et de voler les gens —termina Lénissu, avec un éclat de rire ironique.

— Ils ont mauvaise réputation —insista Laygra.

— Oh, la réputation —sourit-il—. Ce que l’on peut dire de la confrérie m’importe peu —assura-t-il—. Je dirai même plus, sincèrement, la confrérie elle-même m’importe peu —ajouta-t-il avec un rictus—. Mais je t’assure que les principes de toutes les confréries sont en général bons. Et, dans la pratique, tu trouveras partout de véritables démons.

En prononçant le dernier mot, il demeura pensif. Laygra ne paraissait pas convaincue.

— Peut-être —concéda-t-elle cependant—. Mais les actes sont les actes. Et les Ombreux ne s’occupent pas de sauver ou d’aider les gens après une catastrophe. Les Moines de la Lumière, si.

Lénissu fit une moue, mais il dut considérer que, s’il continuait à répondre à Laygra, il finirait par en dire trop ; aussi, il saisit sa cape et se leva.

— Je vais essayer d’apaiser Murry —déclara-t-il et il sourit—. Je vais lui dire que, Moine de la Lumière ou pas, il sera toujours mon neveu. Et je crois qu’il vaudra mieux que nous ne parlions plus de confréries pour le bien de tous —conclut-il.

Il sortit par la porte donnant sur la cour des soredrips et je me levai pour ramasser les assiettes vides et les laver, tandis que Laygra demeurait pensive, tambourinant sur la table. À un moment, Syu apparut en courant. Il était euphorique.

« J’ai réussi à tromper le rondouillard ! », s’écria-t-il. « Je lui ai volé une poignée entière de fri… »

Il s’interrompit brusquement au milieu du mot et regarda en direction de Laygra, se rendant compte qu’il avait gaffé : il avait parlé par le kershi trop fort. Ma sœur secoua la tête, mi-amusée mi-indignée.

— Tu finiras comme ce rondouillard dont tu parles si tu continues à manger autant de friandises, Syu —l’avertit-elle, menaçante.

Le singe gawalt souffla, lui faisant une grimace têtue et il se réfugia sur mon épaule pendant que je m’esclaffai, déposant la dernière assiette propre.

— Laisse-le, Laygra. Il est heureux. En plus, il passe sa journée à bouger : quatre friandises ne peuvent pas lui faire de mal —raisonnai-je.

Ma sœur grogna.

— Shaedra, tu ne connais rien aux animaux.

« Et, toi, tu ne connais rien aux gawalts », répliqua Syu, vexé.

Je gloussai tandis que Laygra levait les yeux au ciel.

— Je crois qu’il n’y a rien à faire —soupira-t-elle avec une moue résignée—. Tu l’as mal éduqué depuis le début.

— Moi ? C’est lui qui m’a éduquée —lui répliquai-je avec une moue innocente.

Laygra esquissa un sourire, mais elle reprit aussitôt une expression plus sérieuse.

— Shaedra, je sais que tu vas penser que je suis assommante, mais laisse-moi te demander une chose et je te promets que je ne te reparlerai plus de cela… —Elle se mordit la lèvre—. Maintenant que tu es une Ombreuse… tu vas devoir… Bon… Eh bien. Voler des reliques et ce genre de choses. Je veux dire, le fait d’appartenir à cette confrérie, ça t’oblige à quelque chose ?

La question, remplie d’hésitation et de crainte, m’arracha un sourire.

— Eh bien, à vrai dire, je ne sais pas trop encore. Mais vu le peu de cas que Lénissu fait des Ombreux, j’ai l’impression que je pourrais me permettre d’aller chasser les lapins dans les Villes de Lorri-man. Je ne crois pas qu’ils s’attendent à ce que j’accomplisse de grands exploits —conclus-je—. C’est juste que… le Nohistra d’Aefna a voulu m’adopter parce que cela l’intéressait. Mais maintenant je t’assure que tous les problèmes sont résolus.

Au moins, les plus urgents, ajoutai-je par-devers moi. Ma sœur fit une moue dubitative, mais elle se leva.

— Alors, si tous les problèmes sont résolus, tout est parfait —déclara-t-elle avec sérénité—. Et, maintenant, je te jure que je ne te demanderai plus rien sur les Ombreux. Les affaires des confréries ne m’intéressent pas vraiment —fit-elle, en souriant—. Bonne nuit, Shaedra.

Je lui répondis et je la vis disparaître dans les escaliers, vers les chambres de la taverne. Syu sauta sur la table et je soupirai, en m’asseyant près de lui.

« Laygra a raison. Quoique… » Je souris. « Si elle savait que le Nohistra de Dumblor lui a laissé une partie de sa richesse, peut-être qu’elle aurait une opinion un peu moins pessimiste des Ombreux. »

Je grattai le singe derrière les oreilles et j’allais me redresser, quand je remarquai soudain la présence d’une silhouette près des escaliers et je levai les yeux pour croiser le regard clair de Taroshi.

La veille, il avait refusé de me voir et, ni Kirlens, ni Wiguy n’avaient réussi à lui faire entendre raison. Et comme j’avais passé la journée dehors, c’était la première fois que je le voyais depuis mon arrivée. Malgré ses onze ans, il avait l’air d’un gamin, mais ses yeux étincelaient d’un étrange mépris.

Ce fut une des scènes les plus ridicules que je vécus : nous nous regardâmes droit dans les yeux pendant peut-être une minute entière, comme paralysés. Moi, je ne savais pas quoi lui dire et, lui, il semblait trop absorbé pour se rendre compte de l’absurdité de la situation. Alors, dans un grognement frémissant, Taroshi cracha :

— Démon.

Et il sortit en courant dans le couloir. J’entendis un claquement de porte. Un moment, je pensai à le suivre, mais pour quoi faire ?, me demandai-je, en m’arrêtant. Pour essayer de le convaincre que ce qu’il croyait était faux ? Pour lui demander de ne rien dire à personne ? Ceci aurait plutôt eu l’effet contraire. En plus, s’il n’avait rien dit durant tout ce temps, il fallait espérer qu’il continuerait à garder le silence. Après tout, qui l’aurait cru ? Les démons n’étaient pas censés être des pagodistes, ni des celmistes, et ne se promenaient pas avec un bâton et un singe gawalt. J’esquissai un sourire, mais il s’effaça quand je pensai soudain aux Shargus. Peut-être que personne ne croirait les paroles farfelues d’un enfant, mais il pouvait semer des doutes. Car quel enfant serait-il capable d’accuser quelqu’un d’être un démon et de savoir le décrire ? S’il était bien vrai qu’il m’avait vue transformée, comme il l’avait dit une fois… C’était une étrange sensation de savoir que ma vie était entre les mains d’un enfant comme Taroshi, pensai-je, inquiète.

Avec un soupir, je pris le chemin de ma chambre suivie de Syu. La pièce était toujours aussi familière et vide, avec son lit et sa table de nuit, sa chaise et ses rideaux violets. Je me dévêtis, j’enfilai une chemise de nuit et je me glissai au lit, mais j’eus du mal à trouver le sommeil. La vérité, c’est que je ne pensais plus ni aux Ombreux, ni à Taroshi, ni à Kyissé. Non : je pensais à la joie qui était enfin revenue chez Aléria et Daïan. Elles étaient de nouveau ensemble et heureuses. Et Akyn, quoi qu’il en dise, n’était pas moins content de revoir ses frères et sœurs aînés. En fin de compte, pour eux, tout était revenu à la normale, n’est-ce pas ? Juste avant de me laisser emporter par le sommeil, me vint à l’esprit l’image d’Aryès grimpant des montagnes escarpées et, tout en sachant que le kadaelfe était de nature prudente, je souhaitai avec ferveur qu’il ne lui arrive aucun malheur.

* * *

Lorsque je me réveillai, le soleil illuminait déjà tout Ato. Syu avait ouvert la fenêtre pour sortir, laissant s’infiltrer un air chaud d’été. Je touchai Frundis et je souris en entendant le son d’une houle paisible : le bâton était profondément endormi. Je m’habillai et je dévalai joyeusement les escaliers.

— Bonjour, Kirlens —dis-je, en le voyant assis devant la table, occupé à couper des carottes avec une remarquable efficacité.

— Bonjour, Shaedra. As-tu bien dormi ?

— Comme l’eau dans un lac ! —répondis-je.

Le tavernier me rendit mon sourire et m’annonça :

— Nart m’a dit que le Daïlerrin voulait te parler et qu’il t’attendait à la Pagode dans une heure. J’allais juste te réveiller. Crois-tu que le Daïlerrin va de nouveau t’accepter à la Pagode ?

Je fis une moue, peu convaincue.

— Je ne sais pas.

Kirlens, en remarquant mon expression soudainement pensive, secoua la tête.

— Je suis sûr que le Daïlerrin te pardonnera ton absence —dit-il sereinement—. Tout compte fait, peu de kals de seize ans ont autant parcouru la Terre Baie et libéré deux amis d’une île peuplée de démons.

Sa sincérité me rasséréna, mais j’observai :

— Le problème, c’est que, sans le vouloir, j’ai prouvé à tout le monde que je n’étais pas digne de confiance.

Kirlens souffla.

— Ne t’inquiète pas, Shaedra. Moi, j’ai confiance en toi. Je t’ai élevée et je te connais. Si la Pagode ne te réaccepte pas, c’est qu’ils ne te méritent pas.

Je souris avec plus d’entrain.

— Tu as raison. Au fait —dis-je, en pensant soudain à un détail—. Tu as toujours la boîte de tranmur, n’est-ce pas ?

Kirlens fronça les sourcils et acquiesça.

— Eh bien, je suppose, oui. Je ne l’ai pas changée de place depuis que tu me l’as donnée. À moins que quelque fée soit entrée et l’ait dérobée, elle doit être là —m’assura-t-il.

J’arquai un sourcil et je maîtrisai mon expression. Visiblement, Kirlens ne s’était pas rendu compte que quelqu’un avait réussi à subtiliser la lettre qui était dans cette boîte. Et qui sait, peut-être ce quelqu’un avait-il emporté la boîte entière, pensai-je. Mon expression songeuse dut me trahir, car Kirlens pencha la tête tout en versant les rondelles de carottes dans la marmite.

— Cette boîte… à qui appartient-elle exactement ?

Je fis une moue et je m’assis sur la table avec un beignet auquel j’arrachai une bouchée.

— À mon oncle —répondis-je.

Le tavernier me regarda, intrigué, mais il secoua finalement la tête.

— Alors qu’il la reprenne. Dès qu’il se réveillera, je la lui donnerai.

J’approuvai, je déjeunai comme un troll et je saluai Kirlens avant de sortir du Cerf ailé et de prendre le chemin de la Pagode. J’avais le temps, mais, de toutes façons, je n’avais rien de mieux à faire et, en tout cas, cette fois, je devais être à l’heure. Je grimpai le Couloir et j’entrai silencieusement dans la Pagode Bleue. L’intérieur était calme et je me rappelai que c’était le premier jour des fêtes d’été et que les pagodistes devaient probablement être encore dans leurs lits en train de dormir. Je me dirigeai vers le bureau de Nart Hénélongo, mais il était fermé.

— Tu cherches quelque chose ? —demanda soudain une voix dans mon dos.

Je me retournai et je retins une exclamation de surprise en me trouvant face à face avec Navon Ew Skalpaï.

— Bon… Bonjour —bredouillai-je, le regard rivé sur son visage couvert de cicatrices. Me rappelant subitement qu’il s’agissait d’un maître, je joignis les mains et je lui adressai une salutation respectueuse—. Maître Ew. Le Daïlerrin m’a convoquée, c’est pour ça que je suis là. Mais j’arrive en avance.

— Oh. Je vois. —Ses yeux me détaillèrent, pénétrants—. Tu es Shaedra Hareldyn, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai.

— Hum. Alors tu as étudié avec le maître Dinyu.

Le ton monotone de Ew Skalpaï me laissa quelque peu perplexe.

— C’est cela —approuvai-je.

— Bien —dit-il simplement.

Le chasseur de vampires me salua d’une légère inclinaison de la tête et, d’une démarche ferme, il poursuivit son chemin vers la sortie de la Pagode. Je passai une main dans mes cheveux, en soufflant. On aurait dit que cet humain venait tout juste de sortir d’une tombe.

Je montai au deuxième étage sans rencontrer personne et je m’assis sur un banc dans le couloir, attendant tranquillement que sonnent les neuf coups de cloches du Temple. Lorsque je les entendis, je me levai, j’essayai d’effacer toute trace d’appréhension sur mon visage et je frappai à la porte.

— Entrez.

Je pris une inspiration et je franchis le seuil. Keil Zerfskit était assis sur un coussin derrière une table basse. Il leva son visage d’elfe noir vers moi.

— Bonjour, jeune kal, ferme la porte et assieds-toi.

L’espace d’un instant, je demeurai immobile. Je rêvais ou il m’avait appelée kal ? Réprimant un sourire, je refermai la porte, je saluai respectueusement le Daïlerrin et j’allai m’asseoir sur un coussin en face de lui. Je n’avais jamais vu Keil Zerfskit d’aussi près et je fus surprise de voir certaines ressemblances avec le maître Aynorin, bien que je sache qu’ils étaient demi-frères. Tous deux avaient les mêmes yeux verts et la même tache en forme d’étoile sur une joue. Il me sourit légèrement. Les paroles qu’il prononça alors me déconcertèrent.

— Tu es… une jeune fille pleine d’initiatives. —Il posa ses mains devant lui et ses larges manches colorées brillèrent doucement. Sa tunique était en soie d’Ontaïsul, pensai-je, et je réprimai un sourire, me rendant compte que je commençais à être aussi observatrice qu’Ujiraka—. On m’a raconté tes péripéties —poursuivit posément le Daïlerrin—. Tu es arrivée seule à Ato, avec une lettre de Kahisso Namonis. Tu as été adoptée par Kirlens, du Cerf ailé et tu as suivi l’apprentissage de la Pagode depuis l’âge de huit ans. Tu es devenue snori à douze ans. Et à treize ans, tu as disparu d’Ato avec Lénissu Hareldyn, Dolgy Vranc, Akyn Eiben et Aryès Domérath.

Je détournai le regard de ses yeux verts, troublée. Son ton ne semblait pas vraiment menaçant, mais je ne pus m’empêcher de présager que ce beau discours allait mal se terminer…

— Tu es rentrée quelques mois plus tard —reprit le Daïlerrin—. Tu as raconté d’étranges histoires sur un dragon de terre. Tu es entrée à l’académie de Dathrun. Et tu es revenue accompagnée de cet homme… Lénissu Hareldyn.

Je réprimai une grimace, déduisant à son ton que Keil Zerfskit n’appréciait pas spécialement mon oncle.

— Un an plus tard, tu es partie à la recherche du Sang Noir… tout en sachant que tu ne le trouverais probablement pas. —Il eut un sourire en coin—. Et ensuite, après le Tournoi d’Aefna, tu as servi la Fille-Dieu et tu as de nouveau disparu. À Ato, tous te croyaient morte. —Je frémis—. Mais tu as finalement réapparu, sortant des profondeurs et accompagnée d’une fillette : la Dernière Klanez.

Bon, c’était presque vrai, rectifiai-je pour moi-même : Kyissé était sortie par un autre passage plus direct, avec Spaw. Et où donc Keil Zerfskit voulait-il en venir avec tout ça ?

— Mais tes péripéties ne s’arrêtent pas là —dit-il—. Parce que, quelques semaines plus tard, tu as disparu une nouvelle fois d’Ato. De nouveau, tes êtres chers t’ont cru morte. Et finalement, après de nombreux efforts, tu as libéré deux de tes amis d’une île pleine de démons : Aléria Miréglia et Akyn Eiben. Ils m’ont raconté ce qui s’était passé. Tu as été blessée par un trait d’arbalète et tu as mis un certain temps à guérir.

Je commençais à me lasser d’entendre cet elfe noir raconter ma vie…

— Alors, tu as entrepris le chemin de retour vers Ato. Enfin ! —sourit-il—. Ah ! —Je sursautai face à sa brusque exclamation—. Mais tu as encore disparu. Étrange, n’est-ce pas ? C’est alors que j’ai reçu une visite du Mahir et une lettre du Nohistra d’Aefna m’informant de ses desseins te concernant.

Je le regardai, alarmée. Ses desseins me concernant ? Il avait donc des desseins ? À moins qu’il ne se réfère simplement à son intention de me faire rentrer de nouveau à la Pagode Bleue…

— Tout cela est juste —dis-je finalement—. Enfin, dans l’ensemble. Mais —Je me raclai la gorge— de quels desseins parlez-vous, Daïlerrin ?

— Ah. —Keil leva sa large manche et se frotta le nez—. Vois-tu, jeune kal, Deybris Lorent… c’est comme ça qu’il s’appelle, n’est-ce pas ? —Je roulai les yeux et acquiesçai—. Deybris Lorent veut que tu réintègres la Pagode Bleue et que tu termines ton apprentissage. Mais il ne savait sans doute pas que, de toutes façons, je n’avais pas l’intention de te laisser partir. Pas maintenant que tu es une kal : comme tu le sais, les kals s’engagent à solder les Années de Dette.

J’ouvris grand les yeux, me souvenant de ce détail, et je hochai la tête.

— C’est exact.

— Bien. Alors, j’ai fait savoir à ton cher tuteur qu’à moins qu’il ne paie un juste dédommagement, tu devrais passer dix ans au service d’Ato. Mais, visiblement, Deybris Lorent avait une autre idée en tête. Tu sais sans doute qu’il est possible de réduire ces Années de Dette et même de les annuler si le cékal accomplit une mission héroïque.

Je le contemplai, sentant que les pensées se bousculaient dans mon esprit.

— Une mission héroïque —répétai-je, sur un ton légèrement interrogatif.

Le Daïlerrin semblait s’amuser.

— C’est cela. Une mission héroïque. Deybris Lorent a compris qu’il ne pouvait ignorer les règles d’une Pagode et il m’a demandé de te confier une mission de ce genre pour te libérer de tes Années de Dettes.

Je m’agitai sur place. Ceci ne me disait rien qui vaille, pensai-je. Syu aurait été du même avis, mais, en ce moment, il devait être sur le marché, occupé à voler des friandises.

— Quelle mission ? —demandai-je, impatiente.

— Ah ! Quelle mission —répéta-t-il, songeur—. À vrai dire, j’ai tout de suite su quoi faire de toi. J’ai pensé te nommer représentante d’Ato dans une petite expédition au château de Klanez.

Je demeurai pétrifiée quelques secondes, puis j’éclatai de rire.

— Au château de Klanez ? Ça… c’est une mission héroïque ?

Il arqua un sourcil.

— Bien sûr —répliqua le Daïlerrin—. Tu connais les histoires : seule une Klanez peut nous ouvrir la voie pour entrer dans ce château. Et comme tu es censée être la Sauveuse de cette Fleur du Nord, comme l’appellent les habitants des Souterrains, je suis certain que tu es la mieux préparée pour cette tâche. On dit que ce château renferme de grandes richesses. Légende ou vérité ? —Il sourit—. Comment le savoir sans essayer de chercher à le découvrir ?

J’eus l’impression de voir briller dans ses yeux un éclat aventurier et, un instant, je craignis qu’il n’ait perdu la tête.

— Cette fillette est un miracle —poursuivit-il—. Je le sais maintenant. J’ai vu le château de mes propres yeux. Il reste à savoir si ces harmonies reflètent une vérité ou si elles sont la simple manifestation d’une imagination débordante.

Il se tut et je soufflai discrètement.

— Alors, si je réussis à entrer dans ce fameux château… vous me réacceptez à la Pagode et vous me libérez des Années de Dette ?

Le Daïlerrin acquiesça.

— Oui. Et tu auras droit à une généreuse récompense, bien évidemment. Mais rien ne presse —assura-t-il—. L’idée a paru plaire à Deybris Lorent, mais l’expédition peut attendre. Cependant, je ne peux te laisser entrer dans la Pagode sans te demander une réparation pour ton comportement.

Je pâlis, en voyant venir le pire, mais je pris mon courage à deux mains et j’affirmai :

— S’il est possible de réparer mes erreurs, je le ferai avec plaisir.

Le Daïlerrin me fit signe de m’approcher de la table basse.

— Si tu veux entrer de nouveau à la Pagode, tu devras faire ce serment.

Il me tendit un papier et je le pris, intriguée.

— Lis-le à voix haute.

Je haussai un sourcil et je lus :

— Moi, Shaedra Ucrinalm Hareldyn, pupille de Deybris Lorent et membre de la confrérie… —je me raclai la gorge— des Ombreux, je jure de défendre, par-dessus tout, les intérêts d’Ato et de ses habitants. Aucune influence extérieure… —Je me raclai de nouveau la gorge—. Aucune influence extérieure, y compris celle de la confrérie, ne pourra primer sur la défense d’Ato.

Je levai un regard troublé sur le Daïlerrin. Un éclat amusé brillait dans ses yeux.

— C’est la version du Livre d’Ato pour les confrères qui souhaitent faire partie de la Pagode —expliqua-t-il.

— Mais… ceci va à l’encontre de mon serment envers les Ombreux —murmurai-je.

Le Daïlerrin haussa les épaules.

— Qui mérite plus de loyauté ? Une Pagode qui t’a donné un apprentissage et t’a formée, ou une confrérie de voleurs et de truands ? À toi de choisir.

J’inspirai profondément. Je me répétai et méditai sa question. Après tout, intérieurement, je savais que, de toutes façons, ma loyauté envers les Ombreux n’était que du vent. Aussi, je lançai :

— D’accord, je le jure.

Le Daïlerrin ne sembla absolument pas surpris et je me demandai si, en parlant de truands, il n’avait pas voulu insinuer que j’en étais une. Mais il était vrai que les loyautés m’importaient peu : je n’étais loyale que lorsque ma conscience me le dictait. Était-ce ma faute s’ils m’assaillaient tous avec leurs serments ?

J’entendis des coups frappés à la porte et, en voyant le visage du Daïlerrin s’attendrir, je me retournai, puis je détournai vivement la tête, en sentant mon cœur s’accélérer…

— Père, le Nain te cherche —annonça la fille du Daïlerrin.

Keil Zerfskit sourit, embarrassé.

— Ma fille, combien de fois t’ai-je dit de ne pas l’appeler ainsi ?

— Pardon. Dansk Alguerbad veut te parler —rectifia la fillette, très sagement—. Papa, qui est-elle ?

— Oh, c’est une pagodiste —fit le Daïlerrin, en se levant—. Merci d’être venue, Shaedra ; excuse-moi, je dois m’occuper de certaines affaires. Connaissant Dansk, cela n’a sûrement rien à voir avec la fête d’été —fit-il en soupirant.

Je m’empressai de me lever et je joignis précipitamment les mains.

— Merci, Daïlerrin, de me permettre de revenir à la Pagode.

— De rien, ma chérie. Un dicton iskamangrais dit qu’un papillon voyageur qui revient ne te décevra jamais.

Je me mordis la lèvre et je le saluai de nouveau avant de me diriger vers la porte. J’évitai le regard de la fillette, jusqu’au moment où je me retrouvai presque devant elle. Alors… je vis qu’elle me regardait fixement, comme si elle essayait de se souvenir de quelque chose. Peut-être d’une fée qui entrait dans sa chambre à la recherche d’une boîte.

Je lui adressai un bref sourire altéré et je sortis dans le couloir avant que la fillette ait dit un mot. Entre Taroshi qui me traitait de démon, Kyissé qui était capable de gaffer sans le vouloir et cette fillette qui pouvait raconter à son père mes pérégrinations nocturnes dans la Pagode Bleue… ma réputation ne tenait qu’à un fil, aux mains de trois enfants. En sortant de la Pagode, le soleil baigna mon visage d’une lumière chaude et j’esquissai un sourire en voyant que la Place commençait à se remplir de tables et de guirlandes. Les snoris et les kals s’affairaient entre les tables et bavardaient entre eux avec entrain. Le Daïlerrin m’avait dit que rien ne pressait pour l’expédition et je m’en réjouis : j’avais envie de retrouver ma paisible vie quotidienne. Être de nouveau pagodiste, aider Kirlens à la taverne, passer plus de temps avec Kyissé… Je soupirai. Si seulement Aryès pouvait être là, lui aussi.

— Shaedra ! —s’écria alors une voix au milieu du brouhaha. Je vis apparaître la tête blonde de Galgarrios parmi les pagodistes et je souris, en m’approchant. Il était vêtu d’une élégante tunique verte et il portait un énorme tonneau dans les bras.

— Tu penses déjà à t’enivrer ? —plaisantai-je.

Le caïte roula les yeux.

— C’est du jus de fruit. Au fait, sais-tu que ça, c’est un des tonneaux qu’a inventés le maître Daï pour garder le jus frais ?

J’arquai un sourcil, impressionnée et j’approchai une main curieuse pour vérifier qu’effectivement des énergies asdroniques circulaient dans le bois. Lorsque Galgarrios eut déposé le tonneau avec les autres, nous allâmes nous asseoir sur un banc et nous observâmes la Place. À un moment, un kal har-kariste de première année provoqua Ozwil en duel et je vis avec amusement ce dernier le terrasser en deux minutes. Aussitôt le maître Yinur intervint, les sourcils froncés, pour leur rappeler que ce n’était ni le lieu ni le jour approprié pour des duels.

— Dans une semaine, nous serons tous cékals —dit soudain Galgarrios, en sortant de sa méditation—. D’après ce que j’ai compris, ils veulent m’envoyer en patrouille dans les villages du nord d’Ato, avec Révis et Ozwil.

J’allais lui dire que c’était fantastique, lorsque je remarquai sa mine découragée, et je l’observai avec étonnement.

— Tu ne sembles pas réjoui —commentai-je.

Galgarrios haussa les épaules.

— Moi… tu sais bien. Je n’aime pas beaucoup bouger. Je ne veux pas m’éloigner d’Ato. Et avec ces patrouilles, peut-être que je ne reviendrai pas à la maison avant des semaines. —Il souffla—. Bon, je sais que c’est une bêtise et je sais que tu ne me comprends sûrement pas. Mais, au moins, toi, tu ne te moqueras pas de moi et tu ne me traiteras pas de fainéant comme Ozwil, n’est-ce pas ?

Il me sourit, l’expression interrogatrice, et je secouai la tête, déconcertée.

— Bien sûr que non, Galgarrios. Pourquoi je me moquerais ? Et tu te trompes, je comprends parfaitement ce que tu dis. On ne dirait pas, comme ça, mais, moi non plus, je n’aime pas trop bouger.

Je lui adressai un grand sourire et le caïte, amusé et incrédule, me donna une bourrade qui me fit presque tomber du banc.

— Cela me fait plaisir de savoir que, malgré tout, nous sommes toujours amis —dit-il, pendant que je récupérais l’équilibre—. Mais parfois je regrette ces jours que nous passions à Roche Grande.

Je le regardai, les yeux souriants.

— Aujourd’hui, tu es nostalgique, Galgarrios. Écoute, profitons de cette belle journée —fis-je en levant les yeux sur les grands arbres jouxtant la Pagode—. Ce n’est pas la peine de penser au passé ni au futur. J’avoue que parfois ce n’est pas facile —admis-je, en pensant à la quantité de problèmes que j’avais—, mais, après tout, comme dirait Syu, on a beau s’efforcer de rester sur la même branche sans bouger, on finit tous par tomber de l’arbre.

Galgarrios me regarda, les sourcils froncés. Il n’avait pas compris la métaphore, en conclus-je. Je laissai échapper un petit rire et je me levai d’un bond.

— Dis-moi, je peux aider à quelque chose pour préparer la fête ? —demandai-je.

Le caïte parut se souvenir de ses tâches et il se leva.

— Bien sûr. Il nous reste encore plusieurs tonneaux à transporter.

Quelques minutes plus tard, je le laissai se débrouiller avec tous les tonneaux : ils pesaient une tonne et, quand j’avais voulu les faire rouler, Galgarrios s’était empressé de m’arrêter.

— Le maître Daï dit qu’il faut faire attention avec ces tonneaux —me prévint-il—. Apparemment, le sortilège pour les refroidir est assez fragile.

Alors, je m’occupai de suspendre des guirlandes autour de la Place en compagnie de Laya et de Marelta. Cette dernière avait radicalement changé. Elle avait toujours le même port orgueilleux, cependant sa prochaine nomination comme cékal semblait l’avoir apaisée et elle ne me lança aucune pique puérile. Elle ne m’accueillit pas vraiment comme une amie, mais elle ne me traita à aucun moment de Saurienne et je faillis presque la féliciter de sa délicatesse ; je me retins toutefois : si elle était si courtoise, je n’allais pas l’être moins. En tout cas, je me réjouissais qu’elle ait abandonné ses commentaires blessants.

Tout à coup, Syu apparut sur une des tables et je vis Salkysso lui donner un morceau de pain tout juste sorti du four. La Place commençait à se remplir de monde. Et à la taverne, Kirlens et Wiguy devaient courir de tous les côtés. En y pensant, je décidai qu’il était temps de rentrer et je pris le chemin du Couloir, en disant à Syu sur un ton blagueur :

« Ne mange pas n’importe quoi et laisse un peu quelque chose aux saïjits. »

Il me répondit par un feulement orgueilleux. Je me l’imaginais déjà dans quelque arbre, dormant profondément après s’être empiffré jusqu’à satiété. J’entrai par la cour des soredrips et je montai dans ma chambre pour saluer Frundis : celui-ci était alors en pleine composition et un son étouffé me fit soupçonner quelque chose.

« Ne me dis pas que tu es encore avec ces bêlements ? »

Le bâton soupira, impatient.

« Ça ne se fait pas », protesta-t-il. « Tu ne devrais pas m’épier quand je compose. Je te ferai tout écouter quand ce sera terminé », me promit-il.

Je roulai les yeux et je lui dis au revoir avant de descendre à la cuisine. J’entendis des bruits de casseroles et, en arrivant au bas des escaliers, je ne pus m’empêcher de sourire en voyant Lénissu. Très concentré sur sa poêle pleine d’oignons et d’autres légumes, il ne m’entendit pas arriver et il sursauta quand je lui demandai :

— Kirlens t’a de nouveau engagé ?

Lénissu esquissa un sourire.

— Penses-tu. Je me suis engagé tout seul, quand j’ai vu qu’il ne mettait même pas de piment ni de cénalke dans le riz. Pauvres clients. Je ne dis pas que ce soit un mauvais cuisinier, mais, assurément, le riz, je le réussis beaucoup mieux.

Je m’esclaffai et je jetai un coup d’œil dans la taverne pour constater qu’elle était bondée. Murry et Wiguy couraient entre les tables et Kirlens servait des boissons au comptoir.

— Démons —fis-je, en refermant la porte—. La taverne est rarement aussi pleine. Quand est-ce que le riz sera prêt ?

— Il manque à peu près… cinq minutes —calcula Lénissu en regardant l’énorme marmite. Il s’essuya les mains avec un torchon et fit— : Comment s’est passée ton entrevue avec le Daïlerrin ?

Je haussai les épaules.

— Bien. Je vais pouvoir revenir à la Pagode.

Lénissu m’observa en plissant les yeux.

— Comme ça, sans plus ?

Je roulai les yeux et je lui expliquai en quelques phrases ce que m’avait proposé Keil Zerfskit. Finalement, mon oncle prit un air songeur.

— J’avoue que l’aventure est un peu risquée —dit-il—. Et je me demande quels sont les véritables intérêts derrière tout ça. Mais, sincèrement, je préfère que tu ailles au château de Klanez et que l’on te libère de ces Années de Dette. Je n’ai jamais aimé cet accord des Pagodes. Plus vite tu t’acquitteras de tes dettes envers elles, mieux ce sera.

J’approuvai.

— Oui. Mais ce qui est clair, c’est que je dois leur rendre ce qu’ils m’ont donné. Peut-être qu’il y a réellement des objets de valeur, dans ce château.

Lénissu haussa les épaules.

— Personne ne le sait. C’est pourquoi je pense qu’avant tout, si les grands-parents de Kyissé sont encore en vie, nous devrions le leur demander. Si nous entrons dans ce château, il ne faudrait tout de même pas que nous devenions fous comme tant d’autres aventuriers et qu’en plus, nous ne trouvions rien —plaisanta-t-il.

Je soupirai et mon oncle dut deviner mes pensées, car il ajouta :

— Ne t’inquiète pas pour Aryès et les Épées Noires. Djowil Calbaderca est un capitaine et il sait ce qu’il fait.

J’acquiesçai de la tête et je signalai le riz du menton :

— Ça fait bien cinq minutes, oncle Lénissu.

Mon oncle s’empressa de retirer la marmite du feu et je l’aidai à le répartir dans les assiettes.

— Au fait, Kirlens t’a-t-il rendu la boîte de tranmur ? —demandai-je, tout en lui tendant une autre assiette.

Lénissu roula des yeux.

— Non. Il est devenu hystérique quand il s’est rendu compte qu’on la lui avait volée. Ne t’inquiète pas, je l’ai —me tranquillisa-t-il—. Je l’ai reprise à Dansk, hier : Amphore fourre son nez partout, c’est un maudit gredin. Il n’a même pas voulu me dire le nom de la canaille qui lui a parlé de la boîte. Franchement, il faut vraiment être mesquin. Par contre, il ne s’est pas privé de me poser des questions extravagantes. Il m’a même demandé si j’avais des connaissances nécromantiques —grogna-t-il, goguenard, et je pâlis en comprenant que Dansk avait sûrement lu le rapport de ma mère sur les nécromanciens de Neermat—. Grâce aux dieux, il n’a pas compris à quoi servait la plaque métallique ronde, sinon, il m’aurait bien entretenu toute la nuit. Enfin, ce qui est bien, c’est que l’on apprend toujours de ses erreurs : je ne laisserai plus jamais d’accusation par écrit. J’ai failli mourir de honte quand j’ai su qu’ils avaient trouvé cette lettre.

Je m’empourprai.

— Et moi donc —fis-je.

Lénissu secoua la tête.

— Ce n’est pas ta faute. Il ne manquerait plus que ça, que tu culpabilises, alors que c’est moi qui t’ai entraînée dans…

— Lénissu —l’interrompis-je—. N’en parlons plus. Je t’assure que ce marché nous est favorable à tous. Soyons optimistes.

— Optimistes… oui —il se racla la gorge.

La porte s’ouvrit à la volée et Wiguy apparut, les yeux stressés et l’air bousculée par l’effervescence de la taverne.

— Où est le riz ? —demanda-t-elle avec précipitation.

Elle vit les assiettes, mais avant qu’elle n’en prenne une, je l’arrêtai en levant les deux mains.

— Wiguy, fais une pause, d’accord ? Je m’occupe de servir. Allez, assieds-toi et calme-toi.

Elle me regarda, en clignant des paupières. Elle eut alors l’air de revenir à la réalité et elle poussa un grognement.

— Ça va, Shaedra. Le problème, c’est qu’il y a encore plusieurs tables qui n’ont rien à se mettre sous la dent et Murry se débrouille affreusement mal.

À cet instant justement, mon frère entrait et, en l’entendant, il demeura tout interdit. Je jetai à Wiguy un regard ennuyé.

— Wiguy, n’exagère pas…

— Je n’exagère pas —assura-t-elle, sans se rendre compte que Murry se tenait dans l’encadrure de la porte—. Ton frère a failli renverser tout le contenu d’une assiette sur un des fils de Taetheruilin…

Enfin, elle suivit mon regard et resta un instant paralysée. Alors, elle devint aussi rouge qu’un nadre rouge.

— Je… euh… je ne voulais pas…

Mon frère sembla faire de gros efforts pour ne pas éclater de rire.

— C’est vrai, tu as raison —dit-il, en entrant dans la cuisine—. Il vaudra mieux que je m’occupe de cuisiner.

— Parfait —approuva Lénissu enjoué—. J’ai besoin d’un assistant. Coupe-moi ça.

Il lui lança des piments rouges et Murry les attrapa au vol.

— En tout petits morceaux —fit mon oncle. Et il nous regarda Wiguy et moi, les yeux plissés—. Allez, allez, au travail ! —s’écria-t-il théâtralement.

Son exclamation me réveilla d’un coup. Le capitaine Bottebrise avait parlé. Quelques secondes plus tard, Wiguy et moi, nous sillonnions entre les tables du Cerf ailé avec rapidité et efficacité. À un moment, je vis que Wiguy s’attardait près d’une table et je vis Nart Hénélongo lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Je demeurai stupéfaite, surtout quand je vis Wiguy s’esclaffer. Était-il possible que Wiguy ait recouvré la raison et compris l’évidence ? Lorsqu’en s’éloignant, elle remarqua mon regard, elle s’approcha comme la reine de sa taverne et me sourit de toutes ses dents.

— Je sais que cela doit te sembler bizarre, mais j’ai réussi à lui pardonner tous ses mauvais tours —me déclara-t-elle.

J’arquai un sourcil, amusée.

— Et comment ça se fait ?

Wiguy haussa les épaules, tandis que nous nous dirigions vers la cuisine pour chercher d’autres assiettes.

— Je ne sais pas —m’avoua-t-elle, la voix chargée d’émotion—. Peut-être parce qu’il m’a tellement priée qu’à la fin, je n’ai pas pu lui dire non.

Je m’alarmai.

— Tu lui as dit oui… à quoi ?

Wiguy me regarda et éclata d’un rire bruyant.

— Ne t’invente pas d’histoires. Simplement… je lui ai pardonné et, maintenant, nous sommes de bons amis.

Je lui jetai un regard moqueur et soupçonneux.

— Hier, quand tu es sortie, tu étais très élégante —observai-je, enjouée.

Wiguy me jeta un regard faussement exaspéré.

— Évidemment que j’étais élégante. Je suis toujours élégante.

Elle entra dans la cuisine, d’un pas ferme, et je la suivis, un grand sourire sur le visage.

20 Une vie dans le miroir

Le matin suivant, lorsque je descendis à la taverne, je trouvai Kirlens assis à une table, en train de jouer avec ses amis autour de brocs de bière. Les fenêtres étaient grandes ouvertes et une brise tonifiante flottait dans l’air.

— Bonjour, Shaedra —me dit l’aubergiste—. On voit que c’est jour de fête, hein ? À cette heure, il n’y a que les vieux qui ne ronflent pas. Que fais-tu debout si tôt ?

— Gemme Bleue —fit Bawkis, en jetant sa carte.

Un beignet dans une main et un bol de lait chaud dans l’autre, je m’assis à la table des joueurs.

— Hier, je me suis éclipsée pendant la fête —expliquai-je.

— Ah ! J’aurais dû m’en douter —fit Kirlens en souriant—. Par contre, Wiguy et Laygra ont dansé toute la nuit. Je les ai entendues rentrer très tard. C’est incroyable comme elles s’entendent bien toutes les deux depuis le début —commenta-t-il, en jouant une carte.

Je les regardai jouer un moment, jusqu’à l’instant où je vis Miyuki sortir des chambres d’hôtes. Je la saluai et je me levai pour aller lui tenir compagnie pendant le petit déjeuner.

— Que penses-tu d’Ato ? —demandai-je, sachant que la première fois qu’elle était passée par là, elle avait à peine pu rester une journée.

— Un village accueillant —affirma Miyuki.

Avec un certain étonnement, je la regardai tremper un biscuit dans son bol de jus de pomme. Depuis quand trempait-on les biscuits dans le jus de pomme ? Ces habitants des souterrains avaient de ces idées…

— Mais, la vérité, c’est que je pense retourner à Dumblor —poursuivit l’elfe noire et, avant que je dise quelque chose, elle ajouta— : Avec ce que me devait Lénissu, je vais avoir de quoi vivre pendant quelques mois.

Je hochai la tête.

— Dommage que tu veuilles partir —dis-je sincèrement. J’en étais venue à apprécier cette étrange guerrière. Je fis une pause—. Et Dash ? —demandai-je.

Au début, le nain avait préféré loger à la Triade, peut-être pour éviter les regards assassins de Murry et Laygra, qu’il avait dû traîner à Ato contre leur volonté, et il y était resté.

— Lui, il veut faire fortune —répondit Miyuki, moqueuse—. Après avoir passé tant d’années à faire la leçon aux esclavagistes, il veut du sang nouveau, selon ses propres mots.

Je grimaçai, mal à l’aise. Le Marteau de la Mort avait toujours des commentaires assez macabres. Qui sait en quelles circonstances Lénissu avait bien pu lier amitié avec lui… mais, il était vrai que le nain était, par bien des côtés, une personne agréable et fiable, pensai-je. Et, de plus, il semblait toujours agir selon de bons principes.

— Alors, comme ça, tu t’en vas —soupirai-je, et je lui adressai un petit sourire— : Tu vas bien rester au moins pour les fêtes, n’est-ce pas ?

Miyuki me rendit mon sourire et acquiesça.

— Bien sûr. Je l’ai promis à Lénissu. Mais tu sais bien ce qu’on dit dans les Souterrains : ce feu du ciel tape sur la tête et je ne veux pas me ramollir dans cet endroit.

J’approuvai, en tentant de la comprendre. De même que moi, dans les Souterrains, j’avais rêvé de revoir le ciel, Miyuki rêvait de s’enterrer de nouveau dans des tunnels à peine illuminés par des pierres de lune… Décidément, je ne le comprenais pas, mais qu’importe, tant qu’elle comprenait, elle.

Ce jour-là, il fit une chaleur étouffante qui obligea les pagodistes à transporter toutes les tables jusqu’à la Néria, à l’ombre des arbres. Les sortilèges de refroidissement sur les tonneaux du maître Daï s’effilochèrent et celui-ci, en l’apprenant, s’éloigna avec une expression obstinée et il s’enferma dans son laboratoire pour poursuivre ses expériences.

Durant les festivités, je passai plus de temps au Cerf ailé que dehors. Laygra, elle, passait ses journées aux étables, prenant soin des ânes et des chevaux ; Murry et Lénissu s’étaient pour ainsi dire appropriés la cuisine et Kirlens disait, en riant, qu’il n’osait même plus demander à mon oncle s’il avait besoin d’aide. Quant à Wiguy et moi, nous parvenions à servir tous les clients et à apaiser leur impatience quand un plat n’arrivait pas à temps. Chaque fois que quelqu’un la dérangeait, Wiguy réagissait aussitôt avec des commentaires mordants qui animaient toute la taverne.

— Ça, c’est savoir contrôler le jaïpu —plaisanta Kirlens le dernier jour des fêtes, après un repas particulièrement agité—. Vous êtes des aubergistes nées.

Une aubergiste ambulante, dans mon cas, pensai-je, amusée. Il était très tard, mais Lénissu et Murry étaient toujours dans la cuisine à laver des assiettes.

— Ne t’inquiète pas —me dit mon oncle quand je leur proposai de les aider—. Tu n’as pas arrêté, tu t’es démenée autant que si un dragon t’avait attaquée. Au fait, as-tu été voir le poulain ?

Je haussai un sourcil. Ce jour-là, la jument d’un de nos hôtes avait mis bas et ma sœur avait été ravie de s’occuper de tout.

— Laygra est encore à l’écurie ? —demandai-je, étonnée.

Murry fit une moue tout en séchant les assiettes.

— J’ai l’impression qu’elle est restée couver le poulain.

Je roulai les yeux et je sortis par la cour des soredrips sous le ciel étoilé. La douce lumière d’une lanterne brillait dans l’étable et la porte était ouverte. J’entrai et je passai devant les stalles. Mes yeux, troubles de fatigue, perçurent alors un tas allongé sur la paille. Laygra était profondément endormie.

— Shaedra —murmura une voix enfantine.

Je me tournai pour voir Kyissé assise près de la jument et du poulain nouveau-né. Elle caressait le front de la mère d’une main très blanche. Je souris et je m’assis auprès d’elle avec précaution. La jument était épuisée, la tête posée sur le sol, et ses grandes paupières s’ouvraient et se refermaient de plus en plus lentement.

— Shaedra —répéta Kyissé—, j’aime Ato. Et j’aime le soleil.

— Nous sommes deux —fis-je en souriant.

La Fleur du Nord fronça alors les sourcils.

— Mais je ne suis pas chez moi. Klanezjara —expliqua-t-elle en tisekwa.

Je m’assombris et j’acquiesçai, en comprenant. Malgré son jeune âge, Kyissé avait une idée fixe que ni Kirlens ni moi ni personne ne pourrait lui ôter de la tête. Mais, maintenant que je devais accomplir une mission héroïque pour m’acquitter des Années de Dette… Je secouai la tête, amusée.

— Je te conduirai chez toi, Kyissé —lui promis-je—. Mais, tu sais, pour nous rendre au château de Klanez, il nous faudra des semaines de voyage. Je te le jure —affirmai-je, en voyant qu’elle me regardait le visage incrédule—. Et pour voyager, il faut avoir de l’énergie, alors… —Je la pris par la main et la relevai—. On monte se coucher.

Kyissé, avec une moue pensive, me montra Laygra du doigt.

— Et elle ?

Je jetai un coup d’œil à ma sœur. Elle avait tout l’air de faire un rêve agréable, car elle souriait légèrement. Je passai la main sur mon cou, moqueuse.

— Elle, je crois qu’elle dort déjà dans son foyer —fis-je, avec un petit rire.

Et je sortis avec Kyissé pendant que Laygra continuait à dormir comme un ours lébrin. Je souhaitai bonne nuit à la fillette après l’avoir mise au lit et je me dirigeai vers ma chambre à pas lents et ensommeillés. Lorsque j’entrai, je demeurai sur le seuil, stupéfaite, durant quelques secondes.

« Elle est là depuis une heure environ », me dit Syu, assis sur le bord de la fenêtre.

Je sortis de mon ahurissement et je fermai la porte derrière moi, en poussant le verrou précipitamment.

— Martida —prononçai-je.

La Hullinrot s’était levée de ma chaise et me souriait.

— Je n’avais pas l’intention de t’effrayer —dit-elle—, mais je préfère que Lénissu n’apprenne pas que je suis là. Sincèrement, je ne pensais pas rester aussi longtemps à la Superficie.

Je fis une moue. Il était clair qu’elle me reprochait d’avoir disparu d’Ato sans avertir. Je l’observai attentivement.

— Pourquoi ne veux-tu pas que Lénissu apprenne que tu es venue ? —demandai-je, méfiante.

Martida souffla.

— Eh bien, à l’évidence, parce que ton oncle ne sait pas se maintenir à l’écart d’un problème. Et je ne veux pas qu’il me déconcentre dans mon travail.

Je la regardai, sentant les battements de mon cœur s’accélérer.

— Tu vas essayer d’examiner mon esprit… maintenant ?

L’elfocane sourit face à mon appréhension.

— Bien sûr. C’est pour cela que je suis venue. Je ne suis pas venue pour récupérer des épées —commenta-t-elle—. J’ai aidé ton oncle. Maintenant, c’est à toi de remplir ta part du marché.

L’heure était venue, me dis-je, en avalant ma salive avec difficulté. Soudain, toutes les questions que j’avais tues jusqu’alors m’assaillirent tel le déferlement d’une vague violente. Et si l’elfocane ne savait pas ce qu’elle faisait ? Et si cette histoire tournait mal ? Une frayeur indicible m’envahit. Martida me prit par le bras et m’invita à m’asseoir sur le lit.

— Allez, ne commence pas à t’effaroucher maintenant —insista-t-elle.

Le temps d’un instant, je pensai me précipiter sur Frundis et flanquer la Hullinrot à la porte à coups de bâton… mais je ne pouvais pas faire cela et rompre ma promesse, me gourmandai-je. Et en plus, ce n’était pas une bonne idée de se brouiller avec les Hullinrots. Si j’avais été capable de lui donner ma parole, il n’y avait pas de retour en arrière possible.

« J’espère que je finirai par apprendre de mes erreurs », dis-je à Syu sur un ton plaintif.

Le singe roula les yeux, mais il ne se montra pas moins inquiet de ce qui allait se passer.

— Allonge-toi —me demanda Martida, en s’agenouillant près du lit—. Mets-toi à l’aise et détends-toi.

— Tu n’as pas intérêt à faire autre chose qu’examiner le phylactère —grognai-je, en suivant ses consignes à contrecœur.

— Détends-toi —répéta Martida, en levant les yeux au ciel—. Je suis une grande bréjiste, d’accord ? Tout se passera bien.

« Tout se passera bien », marmonnai-je, ne me sentant absolument pas convaincue.

Ses yeux verts me fixèrent.

— Si tu ne te détends pas, je ne pourrai pas entrer dans ton esprit.

J’agrandis les yeux.

— Tu vas entrer dans mon esprit ? —fis-je, épouvantée.

— Rien qu’à l’endroit où se trouve le phylactère —m’assura-t-elle patiemment—. Je t’assure que tous tes secrets, quels qu’ils soient, resteront secrets. Cela prend beaucoup de temps pour comprendre ne serait-ce qu’une pensée. Rassure-toi, fais-moi confiance.

Que je lui fasse confiance ! Je sentis des doigts longs et fins se poser sur mon front : je tressaillis en les sentant si pleins d’énergie.

— Shaedra —protesta Martida—. Essaie de m’aider. Je ne vais rien pouvoir faire si tu te mets dans cet état.

Je me mordis la lèvre et je fermai les yeux, en essayant de me détendre. J’imaginai que j’étais un petit oiseau volant par une chaude matinée de printemps. Je gazouillais joyeusement sur une branche quand celle-ci commença à s’agiter et à se multiplier, formant d’autres branches qui me cernèrent et m’emprisonnèrent dans une cage et elles commencèrent à me serrer et à me presser… J’étais sur le point de pousser un cri lorsqu’une vague chaleureuse et tranquillisante, qui provenait de je ne sais où, calma ma panique. Mais je continuai à sentir comme une douleur sourde dans mon esprit.

— Ribok ! —criait une voix.

Je me tournai et je lâchai la pioche, avec une exclamation de joie.

— Leeresia !

Nous courûmes l’un vers l’autre et nous nous embrassâmes avec passion.

— Oh, Leeresia !

La profonde émotion que j’éprouvai me déconcerta un moment, mais ensuite toute ma conscience sombra : je n’étais plus que Ribok, le paysan enjoué qui travaillait chaque jour du lever au coucher du soleil et qui aimait ses proches plus que tout.

Je l’observai avec amour. Elle avait les yeux verts. Et les cheveux noirs comme le charbon. La jeune terniane venait d’avoir seize ans, comme moi. Un instant, une partie de mon esprit se demanda : étais-je en train de me regarder dans un miroir ? Mais non : Leeresia n’était autre que Leeresia la belle. Elle n’était personne d’autre.

Une douce énergie parcourut mes souvenirs, à tâtons. Une main frôla doucement ma joue.

— Je vais partir à la ville —disait Leeresia—. Ma mère veut que j’aille travailler avec elle dans son herboristerie.

Une profonde tristesse m’envahit. Mais je comprenais : Leeresia avait un autre destin.

— Ne m’oublie pas —murmurai-je.

— Je reviendrai —me promit-elle, avant de s’écarter de moi.

Mais elle ne revint pas.

— Cesse donc de l’attendre ! —me répétait Sarkménos, exaspéré—. Au diable Leeresia. Elle est partie pour toujours. Oublie-la, mon frère.

Je n’eus pas le temps de l’oublier. Le tremblement de terre arriva, puis vinrent les nadres rouges et les squelettes. Tous moururent. Et le squelette aveugle… ce squelette aveugle. Jiléhy. Ses yeux étaient aussi noirs que la nuit. Ses doigts squelettiques tâtonnèrent mes blessures, anesthésiant ma douleur. Derrière lui, je vis apparaître une silhouette entièrement vêtue de noir. Son visage squelettique et les globes bleus qui brillaient dans ses yeux m’épouvantèrent. Cependant, ma souffrance m’empêchait de faire le moindre mouvement. Le nakrus me sourit.

— Bonjour, mortel.

Non !, me dis-je, horrifié. Pourquoi, après avoir tué ma famille, ces abominations me sauvaient-elles la vie ? Toute la chambre devint floue et je sombrai dans l’inconscience. Je sentis les souvenirs virevolter. Des souvenirs sombres d’une ville sans soleil. Je vécus de longues heures et des mois et des années, tourmenté, voyant se lever des squelettes que je haïssais, harcelé par mon passé. Le maître Helith s’émerveillait de la rapidité à laquelle j’apprenais à manier les arts nécromantiques, mais il se préoccupait de l’amertume et de la haine enracinées dans mon cœur. Lui, un nakrus, me guidait comme un père sur le sentier du Bien. Je me souvenais encore de son cri atterré lorsqu’il me vit pour la première fois converti en liche…

Je sentis comme un éclair dans mon esprit et j’entendis une plainte lointaine de singe. Syu !, pensai-je, paniquée. Je ne voyais rien. Mon esprit était en ébullition. Si seulement toute cette folie pouvait prendre fin. Si seulement… Peu à peu, je repris conscience de moi-même. Cependant, comme des éclairs, des images continuaient à surgir dans mon esprit et les souvenirs se mélangeaient : Ribok travaillait la terre, puis j’entendais Marévor Helith lui parler doucement tandis qu’ils jouaient à l’Erlun au sommet d’une tour souterraine. Brusquement, je revoyais des squelettes massacrer le village de Ribok et, aussitôt après, je voyais deux ternians combattre désespérément contre un énorme monstre… était-ce une hydre ? Mais quelle logique avait tout cela ?

Lorsque je sortis de ma torpeur, je vis que la lumière du soleil illuminait déjà toute la chambre. Syu était auprès de moi, profondément endormi. Sur ma gauche, Lénissu était assis sur une chaise, plongé dans ses pensées. Dans la main, il tenait un morceau de papier.

— Shaedra ! —s’exclama-t-il, soulagé, en me voyant ouvrir les yeux. Syu se réveilla en sursaut, tandis que mon oncle me contemplait attentivement, en se penchant vers moi—. Tu vas bien ?

Je me redressai et je passai une main sur ma tête, étourdie.

— Je crois —acquiesçai-je. Je promenai mon regard sur la pièce—. Où est Martida ?

Un éclat dangereux apparut dans les yeux de mon oncle.

— Elle est partie. Elle m’a laissé une note.

En remarquant le coup d’œil insistant que je jetai sur le papier, Lénissu me le tendit. En le lisant, je fus saisie d’une énorme déception : elle disait seulement qu’elle avait accompli sa mission et qu’elle retournait à Neermat.

— Et comment savoir si elle a découvert quelque chose d’intéressant ? —demandai-je.

Lénissu haussa les épaules et se leva.

— Aucune idée. Mais, au moins, elle est partie et espérons qu’elle ne revienne pas. Et, maintenant, je crois que, tant que Jaïxel en personne ne viendra pas réclamer ses souvenirs, nous n’aurons plus de problèmes. Grâce aux dieux, on dirait que Martida ne t’a pas fait perdre la tête avec ses maudits sortilèges.

Je secouai la tête, dubitative. J’étais épuisée, comme si j’avais passé toute la nuit à transporter des tonneaux. Je me souvenais vaguement de ce qui s’était passé, mais je n’avais aucune idée de ce qu’avait vu Martida. Peut-être en avait-elle vu davantage que moi, ou peut-être moins. Mais ce qui était clair, c’était que mon phylactère ne contenait pas seulement des souvenirs de l’enfance de Ribok. Là, enfouies plus profondément, avaient été déterrées des bribes de souvenirs postérieurs… J’inspirai profondément et j’annonçai :

— Lénissu, je crois que j’ai vu mes parents.

Il me regarda, stupéfait.

— Shaedra, mais de quoi parles-tu ?

— Rassure-toi, je ne divague pas —lui assurai-je—. En fait, pendant que Martida martelait mon esprit avec la bréjique, le phylactère s’est réveillé et j’ai vu les souvenirs de Ribok, mais aussi ceux de Jaïxel. Bon, c’est ce que je crois. Ils luttaient contre une hydre.

Lénissu était resté bouche bée, mais il répéta alors, incrédule :

— Une hydre ? Tu es en train de me dire… que tu as vu Ayerel et Zueryn lutter contre une hydre ?

Je roulai les yeux, amusée.

— C’est exactement ce que je viens de te dire —affirmai-je calmement—. Tu crois que c’était un souvenir réel ? Parce qu’après tout, qui sait, avec le temps le phylactère a pu s’abîmer. Mais je t’assure que c’étaient mes parents.

Lénissu se remit de son impression et éclata d’un rire sarcastique.

— Et comment peux-tu en être aussi sûre si tu ne les as jamais vus ?

J’ouvris la bouche et je la refermai.

— C’est vrai —concédai-je.

Lénissu secoua la tête et tendit la main pour me donner de petites tapes sur l’épaule.

— Mais je crois —ajoutai-je, en rougissant— que je me suis vue, moi, aussi.

Il interrompit son geste.

— Tu t’es vue, toi ? —prononça Lénissu, en s’appuyant contre le dossier de la chaise—. Je ne comprends pas. Tu te souviens du moment où Jaïxel t’a injecté le phylactère ? C’est impossible.

— Moi, je ne me souviens de rien —répliquai-je patiemment—. C’est Jaïxel. Je me souviens… —Je me raclai la gorge et je me tus.

Lénissu plissa les yeux, intrigué.

— De quoi te souviens-tu ?

Je soufflai, en m’apercevant d’un détail. Les images étaient floues… mais les pensées étaient sans équivoque.

— Je me souviens que Jaïxel éprouvait… une sorte de révérence pour moi —laissai-je échapper sans y penser—. Quand il m’a pris dans ses bras, il pensait à ses propres enfants assassinés.

Lénissu se leva et s’assit auprès de moi, me prenant par les épaules pour me calmer. C’est alors seulement que je me rendis compte que je tremblais. Cependant, ce n’était pas ma faute : les sentiments de Jaïxel s’écoulaient dans mon esprit, effrénés et plus intenses que tous ceux que j’avais pu éprouver. C’était un mélange de haine et de folie qui allait au-delà de l’amour des êtres chers, au-delà de toute raison. En remarquant le regard inquiet de Lénissu, je m’efforçai de sourire. Mais je continuai à entendre les pensées de Jaïxel, comme des murmures oubliés. Jaïxel avait ressenti pour moi quelque chose qui ressemblait à de la compassion et de l’amour. Mais était-ce réellement moi qu’il aimait ? C’était peu probable, puisque c’était supposément lui qui avait tué mes parents. À moins que ce ne soit l’hydre. Je soupirai.

— Il vaudra mieux que je n’essaie pas de comprendre ces souvenirs. Comme je disais, ils sont sûrement déformés. Au lieu de comprendre quelque chose de travers et de penser quelque chose d’erroné, je préfère encore les écarter et ne pas y prêter attention —décidai-je.

Lénissu fit une moue qui s’apparentait à un sourire.

— Formidable —approuva-t-il et il se leva—. Si tu sens quelque chose de bizarre dans ta tête, tu me le dis.

Je lui adressai un large sourire.

— Pour le moment, ma tête va très bien, oncle Lénissu.

Lénissu roula les yeux et ouvrit la porte, en ajoutant :

— Repose-toi. Je suppose qu’avoir l’esprit rempli de bréjique pendant des heures doit être plutôt fatiguant.

Je me raclai la gorge, tandis qu’il refermait la porte et me laissait seule.

— Plutôt —murmurai-je, et je laissai retomber ma tête sur l’oreiller.

Syu grimpa sur moi pour me regarder attentivement.

« Ne me refais plus jamais ça », fit-il soudain.

Son ton courroucé me surprit.

« Refaire quoi ? »

Les moustaches de Syu frémissaient, tendues.

« Te couper comme ça aussi brusquement et me donner l’impression que tu es quelqu’un d’autre. C’est très désagréable. »

Je souris et je tendis une main vers Frundis. Celui-ci sifflait une douce berceuse.

« Je te promets que je ne le referai plus », lui dis-je enfin.

Syu me regarda, soupçonneux.

« C’est une promesse de gawalt ? »

Je hochai la tête et j’hésitai avant de dire :

« Je vais nuancer : je te promets que j’essaierai de ne pas le refaire. Cela te va mieux comme ça ? »

Syu soupira, mais il acquiesça.

« C’est plus prudent », admit-il.

De fait, ça l’était, pensai-je, inquiète. Malgré mes efforts pour me maintenir éveillée, mon esprit étourdi par la bréjique se laissait entraîner de nouveau vers des souvenirs qui mêlaient des images de nécromanciens et de squelettes aveugles avec une brise chaude qui virevoltait dans un champ de blé. À ce moment, une légende qu’un jour Frundis m’avait chantée me revint à l’esprit. C’était l’histoire d’Alamandra, une reine sylvestre malheureuse, qui, ensorcelée par une dragonne malveillante, avait tout oublié, jusqu’à sa propre identité. Il avait failli m’arriver la même chose sur le bateau allant à Mirléria. Sans ouvrir les yeux, je laissai échapper les derniers vers de la ballade :

Elle parcourt la Terre Baie
erre sans chemin ni foyer
cherchant des réponses sur terre
par-delà les cieux et les mers

Je souris en voyant Frundis aussitôt s’animer et dans ma tête s’éleva une mélodie de flûtes mêlée à la voix dramatique d’un barde. Sans m’en rendre compte, je m’endormis, auprès des souvenirs de Jaïxel.

21 Gardes d’Ato

Ce même après-midi, mes amis pagodistes furent nommés cékals et, incroyablement, ils nous inclurent, Aléria, Akyn et moi, quoique à titre exceptionnel à ce qu’expliqua le Daïlerrin. Alors que celui-ci nous prononçait un discours qui me rappela mon premier jour de snori, je me demandai si, finalement, ils n’avaient pas urgemment besoin de nous pour remplir les postes vacants de celmistes et de gardes. Aléria fut affectée à l’infirmerie, Akyn fut nommé assistant du maître Daï et, moi, ils m’assignèrent avec les autres har-karistes aux patrouilles. Aussi, dès que nous sortîmes de la Pagode, Ozwil, Révis, Galgarrios, Laya et moi, nous nous dirigeâmes directement au quartier général. Ozwil s’était acheté de nouvelles bottes bondissantes particulièrement résistantes et il assurait qu’elles dureraient vingt ans. Révis marchait avec des airs de conquérant, fier d’être cékal, et Galgarrios ne semblait plus aussi sombre à l’idée de devoir s’éloigner d’Ato. La seule qui avait une mine inquiète était Laya et, lorsque nous tentâmes de la réconforter, elle haussa les épaules.

— C’est très joli d’être cékal —dit-elle—, mais imaginez un peu ce qui se passera après ? Nous tomberons sur des nadres rouges, sur des monstres terribles et nous devrons…

Elle se mordit la lèvre et Ozwil suggéra :

— Les tuer ?

Laya acquiesça et le foudroya du regard, anticipant tout commentaire railleur.

— Je ne suis pas une lâche —grogna-t-elle—. Mais, réfléchis un peu, toi qui es si bon en calcul. Ces bestioles sont plus grandes que nous et elles sont pleines d’écailles. Et peut-être bien que nous sommes des cékals, mais nous n’avons aucune expérience. La seule ici qui ait un tant soit peu lutté, c’est Shaedra, je me trompe ?

Je fis une moue.

— Et encore —lui assurai-je—. Mes combats ont été… comment dire… plutôt désastreux.

Il me suffisait de penser au dragon de Tauruith-jur pour en avoir la preuve, me dis-je, en rougissant.

— Et encore —reprit Laya, en regardant Ozwil d’un air persuasif—. C’est pour ça que je ne peux pas me sentir tout à fait tranquille, Ozwil.

Curieusement, celui-ci ne sut pas quoi répliquer et, quand nous arrivâmes au quartier général, le garde de la porte nous contempla avec amusement.

— On dirait que vous avez avalé un breuvage d’huile de foie. C’est quoi ces têtes d’enterrement ? Allez, entrez —nous invita-t-il.

Il nous laissa aux mains d’un vieux garde qui nous conduisit à l’arsenal.

— Vous trouverez ici des tenues —dit-il, en nous indiquant des étagères qui occupaient tout le mur.

Les yeux de Révis étincelèrent.

— Nous allons pouvoir porter la tunique avec le dragon d’Ato ?

Le vieux esquissa un sourire.

— Bien sûr. —Il leva l’index— : Mais la tunique ne vous protègera pas des griffes des nadres rouges.

Tandis que le garde se dirigeait vers une table couverte d’armures légères, Laya nous regarda Galgarrios et moi avec une mine éloquente.

— Ne te fie jamais à ton armure, mais pense que, dans un combat, elle peut te sauver la vie —nous cita-t-elle, solennellement.

Je souris en l’entendant répéter les paroles du maître Dinyu et j’acquiesçai de la tête. Décidément, Lénissu avait raison. L’expédition de Klanez pouvait être risquée, mais, si je parvenais à accomplir une mission « héroïque », cela m’épargnerait dix Années de Dette à tuer des nadres par bois et chemins. Je savais que c’était une tâche nécessaire et même peut-être plus héroïque que celle d’entrer dans un château légendaire, mais ce n’était pas mon rêve. Mon rêve, c’était peut-être… de vivre tranquille et heureuse pour le restant de mes jours sans soubresauts tous les quatre matins. Je fronçai les sourcils et j’écartai brusquement ces pensées : il valait mieux ne pas songer à quelque chose qui n’arriverait peut-être jamais.

Un moment plus tard, je sortais du quartier général, une épée courte à la ceinture, et les bras chargés d’une cuirasse de cuir et d’une belle tunique jaune. En passant par le marché, Déria m’interpela. Son visage noir affichait un grand sourire.

— Finalement, tu vas donc devenir une Garde d’Ato ? —s’enquit-elle, sincèrement impressionnée.

Je haussai les épaules.

— Du moins, pour le moment —répliquai-je—. Qui sait si d’ici quelques heures je ne vais pas devoir quitter Ato en courant pour sauver quelque prince en péril ?

La drayte s’esclaffa et regagna rapidement son poste de vente pour s’occuper d’une cliente. Elle me déclara avant de s’éloigner :

— Même si tu me dis le contraire, tu es une aventurière, Shaedra. Je te l’ai déjà dit à Tauruith-jur !

Je roulai les yeux et poursuivis mon chemin jusqu’à la taverne. Le soleil était encore haut dans le ciel et tapait fort. Se pouvait-il que nous soyons entrés dans un Cycle de la Chèvre ?, me demandai-je, distraite.

J’entrai par la cour des soredrips et j’arrivai dans ma chambre sans avoir croisé personne. Sur le lit, je déposai toute ma charge et je la contemplai, plongée dans mes pensées. La tunique comme la cuirasse de cuir portaient le symbole d’un dragon d’un rouge intense, au cou allongé et couvert de piquants. Depuis mes huit ans, il ne s’était pas passé un jour à Ato sans que je n’aie vu les Gardes parcourir le bourg, partir en patrouille ou boire tranquillement au Cerf ailé, vêtus de ces mêmes tenues. Peut-être, étant petite, avais-je parfois éprouvé de l’admiration pour eux, mais, là, j’en éprouvais bien davantage, me rendant compte de ce que signifiait réellement être un Garde. Disons que je me l’imaginais avec beaucoup plus de précision maintenant que j’étais sur le point d’en être une, pensai-je.

J’entendis de légers coups frappés à la porte et je me retournai.

— Oui ?

Je souris en voyant apparaître Kyissé dans l’encadrure.

— Je peux entrer ? —demanda-t-elle, avec beaucoup d’éducation.

J’acquiesçai de la tête et la fillette avança de quelques pas jusqu’au lit. Je lui ébouriffai les cheveux.

— Comment s’est passée ta journée ?

Elle tendit une main curieuse vers la tunique jaune avant de répondre :

— Bien. Cette nuit, j’ai fait un rêve. —Elle se mordit la lèvre—. Un jour, Wiguy m’a dit : les rêves ne sont jamais réels. Mais celui-ci, il l’était —affirma-t-elle.

J’écartai la tunique et la cuirasse du lit et je la laissai s’asseoir, intriguée.

— Que se passait-il dans ce rêve ? —m’enquis-je doucement.

La fillette balançait ses petites jambes, pensive. Elle se mit à parler en tisekwa :

— J’étais dans un puits profond, très profond. Et il n’y avait pas de lumière. Alors j’éclairais l’endroit comme ça —dit-elle. Elle fit un geste et des rayons blancs et brillants surgirent de ses mains. Je soufflai, impressionnée—. Et j’ai vu des yeux rouges partout —raconta-t-elle sur un petit ton dramatique qui me fit sourire—. C’étaient des créatures énormes et avec des crocs terribles. Et elles couraient vers moi.

J’arquai un sourcil.

— Ça, ce n’est pas un rêve, Kyissé, c’est un cauchemar —fis-je, en lui répondant dans sa langue.

Elle fit non de la tête.

— Non, parce qu’au fur et à mesure qu’elles approchaient, elles devenaient moins terribles. Quand elles sont arrivées près de moi, c’étaient seulement des oiseaux bleus. Je crois qu’ils m’ont guidée vers un endroit où quelqu’un chantait une chanson.

Elle leva de nouveau le bras et des ondes de son naquirent du néant, formant une douce et émouvante mélodie. Je ne compris pas un seul mot, mais la voix était aussi harmonieuse que celle de la Fée Orpheline de la Mer. Je l’écoutai, envoûtée, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne sur une note triste. Kyissé me regarda dans les yeux. Je n’eus pas besoin qu’elle m’explique que cette chanson appartenait à l’un de ses souvenirs les plus lointains.

— Ton rêve se termine ainsi ? —demandai-je.

Kyissé hocha la tête.

— C’est la première fois que je me souviens d’autre chose que du château. Mais c’était plus qu’un souvenir —affirma-t-elle d’une petite voix.

Je secouai la tête, en soupirant. Je savais que certaines personnes étaient convaincues que les rêves du Cycle du Bruit avaient toujours une signification cachée : même Kirlens semblait y accorder une certaine crédibilité. Cependant, les maîtres de la Pagode Bleue avaient fait de grands efforts pour extirper ces superstitions millénaires et détromper leurs élèves. Cela aurait été cruel de donner de faux espoirs à Kyissé : cette berceuse chantée par sa mère n’était autre qu’un souvenir. Rien de plus.

Je la pris doucement par le menton et je lui dis avec gravité :

— Les rêves, même les plus réalistes, ne seront jamais rien d’autre que des rêves.

Je perçus la déception dans ses grands yeux dorés. Nous demeurâmes en silence un moment, jusqu’à ce que je me lève d’un bond.

— Si nous allions faire un tour dans la forêt, qu’en penses-tu ? —Je penchai la tête et je lui demandai en abrianais— : Est-ce que tu connais Roche Grande ?

Kyissé sembla oublier son rêve et fit non de la tête.

— Roche Grande ? Qu’est-ce que c’est ?

Je fis un grand sourire.

— Le plus bel endroit pour jouer.

Le visage de Kyissé s’illumina. Quelques minutes plus tard, nous sortions de la taverne et d’Ato sous un ciel totalement bleu. Roche Grande n’avait pas changé : les cordes qu’un jour j’y avais attachées pendaient encore des arbres. Et au milieu de l’eau calme dormant dans ce bras mort, se dressait la roche sur laquelle j’avais joué tant de fois avec mes compagnons. J’entendis soudain un cri et je vis un jeune néru se jeter à l’eau dans un fracas qui généra des rires entre les arbres. Je vis apparaître plusieurs enfants du même âge que Kyissé ou guère plus âgés.

Je haussai un sourcil.

— Kyissé ?

La fillette semblait être devenue muette et son expression me déconcerta avant que je ne comprenne enfin le problème : jamais elle n’avait joué avec des enfants de son âge. Je levai les yeux au ciel et je la poussai doucement en avant. Kyissé avança de quelques pas timides, mais elle ne se retourna pas pour me regarder : elle était trop concentrée à observer les nérus.

Je m’assis sur une pierre et j’observai, amusée, comment les autres lui donnaient la bienvenue et l’entouraient, curieux, lui proposant de jouer avec eux. Face à leur accueil chaleureux, Kyissé fit un bond de joie et toute sa timidité sembla s’envoler. Quelques minutes après, elle sautait d’une corde et plongeait dans l’eau avec une néru. Au début, je craignis que Kyissé ait des problèmes pour nager : après tout, la seule fois où elle avait un peu nagé, c’était à la fontaine des dragons, à Dumblor. Cependant, tout naturellement, la Fleur du Nord flottait et nageait avec énergie, effectuant d’infatigables va-et-vient entre la rive et la grande roche.

« J’ai une nouvelle qui va te plaire », dit soudain Syu en quelque part.

Je levai les yeux et je le vis perché sur une haute branche. Son ton m’intrigua.

« De quoi s’agit-il ? »

Le singe descendit de l’arbre en courant et atterrit à quelques mètres de moi avec l’élégance d’un gawalt.

« J’ai vu Drakvian. »

Ses paroles me figèrent quelques secondes, puis la joie m’envahit. Drakvian !, me dis-je. Dans un recoin de mon esprit, je m’étais toujours demandé si elle avait réussi à survivre et à sortir des Souterrains. Je me redressai brusquement. Cela faisait si longtemps que je ne la voyais pas !

« Où est-elle ? », m’enquis-je, agitée.

« Plus par là-bas », répondit le singe, en indiquant l’ouest. « Elle était avec une autre personne. »

Ses paroles me laissèrent songeuse. Une autre personne ? Se pouvait-il que ce soit Marévor Helith ? À moins que ce ne soit quelque vampire. Comment savoir. Je soupirai et je jetai un coup d’œil vers Kyissé. Je ne voulais pas la laisser seule. Je savais qu’elle ne courait aucun danger si elle ne s’éloignait pas trop du bord, toutefois…

« Cette nuit même, j’irai la trouver », décidai-je.

Syu sourit.

« Elle m’a dit la même chose : que, cette nuit, elle allait entrer à Ato. »

J’esquissai un sourire, en pensant aux nombreuses fois où j’avais trouvé ma fenêtre fermée par un sortilège de Drakvian… Une brusque pensée me fit secouer énergiquement la tête.

— Non —laissai-je échapper à voix haute.

Et je jetai à Syu un regard inquiet.

« Syu, Drakvian ne doit pas entrer à Ato. Navon Ew Skalpaï est un chasseur de vampires. C’est un expert. Le moindre indice pourrait… » Je tentai de ne pas penser à ce que pourrait faire ce chasseur de vampires s’il venait à soupçonner qu’un vampire rôdait dans les parages. « S’il te plaît, Syu, si c’est possible, pourrais-tu lui dire que c’est moi qui irai la voir ? »

Le singe gawalt passa une main pensive sur ses moustaches.

« Et comment je le lui dis ? Cette vampire ne me comprend jamais quand je lui parle. Elle est pire qu’un saïjit. »

Je me mordis la lèvre et je réfléchis quelques instants avant de décider :

« Dès que nous rentrerons à la taverne, je te donnerai un morceau de papier. »

Un rire plus sonore que les autres me fit me retourner vers Roche Grande. Kyissé était assise sur la grande roche et, avec sa nouvelle amie, elle riait aux éclats de quelque plaisanterie. Un sourire se dessina sur mon visage pour disparaître presque aussitôt. Kyissé était si jeune ! Elle avait le même âge que moi le jour fatidique où mon village avait été rasé par des nadres rouges et des squelettes… Non. Pas des squelettes, rectifiai-je, en sursautant. Si je commençais à mélanger la vie de Ribok et la mienne, c’est sûr que j’allais finir comme cette reine sylvestre, me dis-je.

Kyissé poussa un cri lorsqu’un néru tira sur sa jambe et la refit plonger dans l’eau. C’était juste une fillette. Quel droit avais-je de l’éloigner de sa vie paisible ? Quel droit avais-je de décider de l’envoyer au château de Klanez pour dévaliser ce qui s’y trouvait ? “J’essaie seulement de protéger le château de Klanez des curieux”. Les paroles du prieur des Souterrains du temple d’Igara me revinrent à l’esprit. Et je me rappelai soudain la réponse que Lénissu lui avait alors donnée : “Ne vous inquiétez pas, tant que Kyissé est avec moi, nous n’irons pas au château”. Je secouai la tête, hallucinée. Lénissu, lui qui semblait accorder tant d’importance aux promesses véritables, pouvait-il avoir oublié la parole qu’il avait donnée à Fahr Landew ?

Je grognai tout bas. Pourquoi diables n’avais-je pas pensé à cela avant de parler au Daïlerrin ? Décidément, je m’étais précipitée en acceptant ses conditions.

« Je vais lui dire que je renonce », déclarai-je, en me levant. Alors je me souvins de Kyissé et je me rassis sur la pierre, accablée.

Syu, qui se balançait alors sur une corde, me regarda attentivement.

« Que tu renonces à quoi ? », demanda-t-il.

« Je ne sais pas », avouai-je, confuse. « Je sens que je suis prise dans une toile d’araignée et qu’en essayant d’en sortir je ne fais que m’empêtrer davantage. »

Mon soupir parut inquiéter Syu, car celui-ci se laissa tomber sur le sol et grimpa sur un de mes genoux.

« Je sais », fis-je, avant qu’il ne dise quoi que ce soit. « Tu vas me dire qu’un gawalt agit vite et bien et que je ne devrais pas me préoccuper plus qu’il ne faut. Mais, cette fois, j’ai justement l’impression d’avoir agi vite, mais mal. »

Syu acquiesça, pensif.

« Cela arrive, parfois », me révéla-t-il pour me consoler. « Et alors il faut essayer de réparer cette erreur, comme tu me l’as dit à Mirléria. »

Je portai mon regard sur Roche Grande, où les nérus se jetaient à l’eau sans la moindre préoccupation. Franchement, quelle tête ferait le Daïlerrin si je lui disais soudain que j’avais changé d’avis ? J’inspirai profondément. Et s’il s’avérait que les parents de Kyissé vivaient encore au château et que la fillette parvenait à les retrouver ? J’esquissai un sourire. Cela aurait été une fin digne des aventures de Shakel Borris. Pourtant, pensai-je, plus sombre, le plus probable, c’était que les parents de Kyissé ne soient plus que des esprits hantant la Terre Baie.

Brusquement, Syu sursauta.

« Ça y est, je me rappelle ! », s’écria-t-il. « Cette personne qui accompagne Drakvian était aussi à Dathrun. »

Je le dévisageai, intriguée.

« Qui ? Marévor Helith ? », demandai-je, sur un ton pressant.

Le gawalt tourna sur lui-même, comme pour essayer de se souvenir du nom. Finalement, il haussa les épaules.

« C’était un semi-elfe roux. Un ami de Murry. »

Un semi-elfe ! J’écarquillai légèrement les yeux en comprenant. Ce devait être Iharath, ce ne pouvait être que lui. Mais que faisait Iharath à Ato ? Et pourquoi se cachait-il avec Drakvian dans les bois ?

« Et pourquoi n’arrêtes-tu pas enfin de penser autant ? », suggéra Syu, goguenard.

Je roulai les yeux.

« Une habitude saïjit, je suppose. »

Lorsque le soleil commença à projeter plus d’ombres que de lumière, j’appelai Kyissé, et les nérus, s’apercevant de l’heure, s’empressèrent tous de nous suivre. Les joues roses de Kyissé brillaient de joie sur son visage pâle.

22 Le caprice d’un nakrus

Lorsque je parvins à la taverne avec Kyissé, Wiguy fut scandalisée en apprenant où je l’avais emmenée.

— Il y a aussi des enfants de son âge —grognai-je, exaspérée.

Wiguy ne voulut pas m’écouter et elle envoya Kyissé prendre un bain avant de me chuchoter :

— Laisse-moi l’éduquer, d’accord ?

Je la regardai fixement, mais je ne répliquai pas. Après tout, qui s’était occupé d’elle durant tout l’hiver et le printemps ? Wiguy. Moi, j’étais partie tuer des démons.

Une fois installée dans ma chambre, je griffonnai quelques rapides mots sur un morceau de papier et je le donnai à Syu. Puis je sortis une autre feuille : j’avais promis au maître Dinyu de lui envoyer une lettre. Et, moi, je n’oubliais pas mes promesses, affirmai-je pour moi-même avec un petit sourire ironique. Bien sûr, je n’avais pas grand-chose à raconter, excepté que nous allions tous bien et que, finalement, j’allais pouvoir sortir de la Pagode et travailler avec les patrouilles… J’essayai d’y mettre un peu d’enthousiasme : nul besoin de lui raconter mes soucis. Après avoir séché l’encre et plié la lettre, j’éteignis la lanterne et je m’approchai de la fenêtre. Le ciel était déjà sombre. Et Syu n’était pas encore revenu.

J’attendis peut-être une demi-heure de plus avant de prendre Frundis, d’ouvrir la fenêtre et de me fondre dans les ombres harmoniques. Le court trajet jusqu’au bois réveilla en moi d’agréables souvenirs. Combien de fois étais-je sortie par les toits avec Frundis et Syu en pleine nuit pour jouer au milieu des arbres !

Toutefois, ce jour-là, au lieu de m’enfoncer dans le bois, je suivis la lisière vers l’ouest. C’était une zone que j’avais rarement explorée et je décidai de redoubler de prudence.

J’avançai pendant un bon moment, me demandant si je finirais par trouver Drakvian et Iharath parmi tant d’arbres et d’arbustes. Peut-être que Syu non plus ne les avait pas trouvés.

« Syu ! », fis-je alors, pour l’appeler.

Je crus entendre une lointaine réponse, mais je ne pus m’empêcher de me demander si ce n’était pas dû à quelque souvenir de Jaïxel qui rôdait encore librement dans ma tête… Je soufflai et j’appelai de nouveau Syu par la voie du kershi.

« Ils sont ici ! », dit alors le singe quelque part.

J’essayai de le situer et je me tournai sur ma droite. J’avançai de quelques pas, je sautai sur une roche et je laissai échapper un petit rire.

De l’autre côté de la roche, guidés par Syu, la vampire et le semi-elfe approchaient, éclairés par les rayons de la Lune. Drakvian avait des bottes rouges terriblement ridicules. Je fis un bond et j’atterris devant eux.

— Qui diables t’a donc offert ces bottes ? —lançai-je en guise de salut.

Drakvian baissa les yeux sur ses pieds et m’adressa une grimace de martyre.

— Marévor, qui veux-tu que ce soit ? Si on les active, elles sont censées envoyer des éclairs destructeurs. Je ne les ai encore jamais essayées.

J’arquai un sourcil et je regardai de nouveau ses bottes… Je m’esclaffai et je m’avançai pour l’embrasser.

— Je suis contente de te revoir, Drakvian.

— Moi aussi, Shaedra. Comment vas-tu ?

— Ça va —assurai-je—. Et toi ?

— Ça pourrait aller mieux —répondit-elle. Elle fronça les sourcils et fit un geste signalant Iharath—. Tu te souviens de lui ?

Je souris.

— Bien sûr. Comment aurais-je pu oublier ?

Iharath, l’ombre à laquelle Marévor Helith avait offert un corps, pensai-je. Comment aurais-je pu oublier ?, me répétai-je. Le semi-elfe sourit et s’avança pour me tendre la main : c’était le salut typique d’Éshingra.

— Ravi de te revoir, Shaedra. J’espère que toute ta famille va bien.

Je lui serrai la main et j’acquiesçai.

— Très bien. Murry pense à de nouvelles aventures, Laygra s’occupe de tous les bestioles blessées qui se trouvent à deux milles à la ronde et, moi, j’essaie de ne pas trop bouger.

Le sourire d’Iharath s’élargit. Ses yeux d’un violet intense m’observaient attentivement.

— Tu n’as pas eu de problèmes avec le phylactère ? —s’enquit-il.

— Non, pas de problème —répondis-je posément—. Enfin, justement, hier, une Hullinrot est venue. Elle m’a écartelé l’esprit, puis elle est repartie sans rien dire. Je suppose que cela signifie que les Hullinrots me laisseront enfin tranquille.

Tous deux me regardèrent, abasourdis.

— Alors, finalement, une Hullinrot est venue… pour te retirer le phylactère ? —demanda Drakvian, stupéfaite—. Mais quand ? Comment ?

Je fis non de la tête, amusée de la voir si confuse.

— Pas pour me l’enlever, non, pour l’examiner —rectifiai-je—. Apparemment, elle a dû découvrir ce qu’elle voulait, parce qu’elle est repartie à Neermat.

Ils demeurèrent pensifs.

— Tu crois que Marévor savait quelque chose ? —demanda soudain Iharath à l’intention de Drakvian.

— Eh bien… diables, je n’en sais rien. Il ne m’en a pas parlé.

Je fronçai les sourcils en les voyant si songeurs.

— Et vous ? —m’enquis-je—. Vous avez… des problèmes, n’est-ce pas ?

Drakvian et Iharath hésitèrent tous deux.

— Viens, asseyons-nous —dit finalement Iharath.

Il nous conduisit jusqu’à la roche d’où j’avais sauté et nous nous assîmes. Syu grimpa sur mon épaule et se mit aussitôt à me faire des tresses. J’adoptai une expression interrogatrice.

— Alors ?

Iharath poussa un soupir.

— Marévor Helith nous a quittés.

Je le regardai, bouche bée.

— Tu veux dire que Marévor Helith… Mais comment ?

Drakvian gloussa.

— Je crois qu’elle t’a mal interprété, Iharath. Marévor Helith est vivant. Bon, aussi vivant que peut l’être un nakrus —rectifia-t-elle avec une moue amusée.

— Oh —fis-je, en comprenant—. Et où est-il allé ?

Iharath haussa les épaules.

— Il ne nous l’a pas dit. Mais tous ses actes nous ont clairement fait comprendre qu’il ne reviendrait pas. Moi, personnellement, je m’incline à penser qu’il est parti chercher Jaïxel.

Drakvian secoua la tête, tandis que je les regardais tour à tour, abasourdie.

— Il a détruit presque toutes les magaras qu’il gardait sur l’île de Dathrun. Même le vibrisateur orique —commenta-t-elle, comme si c’était une des choses les plus terribles. La vérité, c’est que je n’avais aucune idée de ce qu’était un vibrisateur orique.

Iharath joignit posément les mains sur ses genoux et déclara :

— Marévor nous a demandé d’accomplir quelques dernières tâches pour lui. Et il est parti.

Dieux, pensai-je. Marévor Helith avait toujours été un peu excentrique, mais, maintenant, il semblait qu’il était devenu complètement fou. Que diables ce nakrus allait-il faire dans le Labyrinthe de Tafosia avec Jaïxel ?

— Quelles tâches ? —demandai-je alors, me rendant compte que, même loin de moi, Marévor Helith était capable d’altérer le cours paisible de ma vie. Enfin, paisible, c’était une façon de parler…

— Au total, il y avait quatre tâches —répondit Drakvian, en se levant avec agilité. Elle leva un doigt, théâtrale, et récita— : La première consistait à récupérer un coffre plein d’or qu’il avait dissimulé et de le donner à une jeune mirole que je n’avais jamais vue.

— C’était une orpheline aveugle —expliqua Iharath.

— Oh —fis-je.

Marévor Helith sauvait une vampire nouveau-née, il donnait un corps à une ombre perdue et, à présent, il offrait un trésor à une orpheline aveugle. Décidément, le maître Helith était de loin la personne la plus étrange que j’aie jamais connue.

— Vous lui avez remis tout l’or ?

Iharath arqua un sourcil.

— Bien sûr. —Il sourit avec tendresse—. Elle était très contente.

Je soufflai, amusée.

— J’imagine. Quelles étaient les autres tâches ?

— Eh bien… —Drakvian se racla la gorge—. La suivante, ça a été plus difficile : Marévor Helith a voulu que nous capturions tous les chats qu’il avait sur l’île et que nous les emmenions chez un ami à lui à Acaraüs. Le voyage a été un véritable enfer. Je rêvais presque de miaulements.

— Et l’ami d’Acaraüs n’a pas voulu se charger des chats —continua Iharath—. Alors… nous avons fini par les laisser en liberté dans les rues de la ville.

— Shaedra, au nom de ce que tu as de plus cher, ne dis cela à personne, hein ?

Drakvian s’agitait, inquiète. Je roulai les yeux.

— Cela ne me passerait pas par la tête. Ils sont sûrement très bien là où vous les avez laissés. Et les deux autres tâches ?

Drakvian et Iharath échangèrent un regard. Le semi-elfe sortit quelque chose de son sac.

— La troisième consiste à te donner ça —déclara-t-il.

— Une autre magara ? —fis-je avec un gémissement plaintif.

— Je ne sais pas si on peut appeler ça une magara —m’assura Drakvian, en s’approchant et en regardant l’objet.

Je le pris dans mes mains. C’était une petite boîte bleue qui avait trois creux sur le dessus. Il n’y avait pas de serrure, mais, lorsque je tentai de soulever le couvercle, celui-ci ne bougea pas.

— Étrange —murmurai-je.

— Il a fabriqué cette boîte pour qu’on ne puisse l’ouvrir qu’avec les Triplées —dit Drakvian—. Visiblement, il voulait que tu sois la seule à l’ouvrir. C’est pour ça que je voulais aller dans ta chambre, parce que je suppose que tu n’as pas les Triplées ici.

Je lui adressai un demi-sourire.

— Tu te trompes, je les porte toujours sur moi. Et incroyablement, je ne les ai pas perdues.

Je marquai une pause et je cherchai les trois petites pierres rondes dans la poche intérieure de ma tunique. Lorsque je les trouvai, le soulagement m’envahit et je les leur montrai à tous deux.

— Les voilà —déclarai-je. Je jetai un coup d’œil sur la boîte bleue, peu convaincue—. Vous êtes sûrs que ces creux sont faits expressément pour les Triplées ?

— Marévor Helith a fabriqué les deux —commenta Iharath—. Évidemment, je ne sais pas s’il a lui-même essayé de placer les Triplées dans ces trous. Les Triplées sont des magaras très puissantes… peut-être trop pour que la boîte en sorte intacte.

J’arquai les sourcils, alarmée.

— C’est bien beau qu’elles soient si puissantes, mais, un jour si c’est possible, j’aimerais savoir à quoi diables elles servent —observai-je.

Iharath fit une moue et passa une main dans sa chevelure rousse.

— Hum. Quand Drakvian m’a dit que Marévor te les avait données sans rien t’expliquer… —Il secoua la tête et garda pour lui son opinion sur le sujet—. Enfin.

— Toi non plus, tu ne m’as rien expliqué —commentai-je, en m’adressant à Drakvian.

La vampire haussa les épaules.

— Dans les Souterrains, nous n’étions jamais seules. Ce n’était pas un bon moment pour t’apprendre à t’en servir. Sans ajouter que, moi, je ne les ai jamais utilisées. Je connais seulement la théorie. Iharath saura mieux te l’expliquer.

J’inspirai profondément, me tournant vers le semi-elfe. Il semblait embarrassé.

— Je ne les ai activées qu’une fois —annonça-t-il—. Les Triplées canalisent l’énergie et augmentent les effets d’un sortilège. Le problème, c’est que plus on libère d’énergies, plus il est difficile de contrôler le sortilège final. C’est une des créations les plus spectaculaires de Marévor. Mais elles sont… assez dangereuses.

Je retins un souffle amusé.

— Dangereuses pour celui qui sait les activer. Pour moi, elles ne sont rien d’autre que trois billes perdues au fond d’une poche.

— Hum. —Iharath avait froncé les sourcils—. Pourtant… je crois que c’est une bonne occasion pour que tu apprennes à les utiliser.

Une bonne occasion ?, me répétai-je, en réprimant un petit rire nerveux. Je n’avais pas envie de provoquer une catastrophe. Je réfléchis un moment, la boîte dans une main et les Triplées dans l’autre. Je remarquai que la vampire et le semi-elfe contemplaient tous deux les objets avec une vive curiosité. J’approchai une des boules d’un creux, mais je m’arrêtai.

— Qu’y a-t-il dans la boîte ?

Drakvian grogna.

— Et comment veux-tu que nous le sachions ? Mais, connaissant Marévor Helith, le plus probable, c’est qu’elle soit vide et que ce soit une plaisanterie de mauvais goût —marmonna-t-elle.

Je haussai un sourcil. Vu la curiosité qui brillait dans ses yeux, il était évident qu’elle espérait trouver autre chose que du vide. Je scrutai la boîte et je créai une sphère harmonique pour mieux voir.

— Il y a des marques —observai-je. Effectivement, sur un des creux, un soleil était dessiné. Un autre contenait un simple cercle et le troisième, un cercle traversé par une droite. Vu les couleurs différentes des trois boules, il était facile de deviner à quel creux était destinée chacune des Triplées. Un bruit de branches me fit sursauter et je défis aussitôt le sortilège de lumière.

— C’était quoi, ça ? —demandai-je dans un murmure.

Nous restâmes tous les trois immobiles pendant un moment. Alors, un hérisson sortit d’un buisson et Iharath expira.

— Ne nous affolons pas. Bon, alors, tu ouvres la boîte ?

J’acquiesçai et je disposai les Triplées dans les creux correspondants. Il ne se passa rien. Je regardai Drakvian, puis Iharath. Et je me concentrai. Ce n’était pas la première fois que j’activais des magaras, mais ce n’était pas non plus la première fois que j’essayai d’activer les Triplées, et jamais je n’avais obtenu de résultat. Je ne comprenais pas le tracé de la magara. Il était aussi tordu que l’esprit d’un nakrus, pensai-je, en soupirant. Au bout de quelques minutes, je soufflai.

— Ce n’est pas le meilleur moment pour faire des expériences —fis-je. Je tendis la boîte à Drakvian—. Il vaudra mieux que ce soit l’un d’entre vous qui essaie.

La vampire gonfla les joues.

— Moi ?

Elle prit la boîte et l’observa. Elle ferma les yeux… et des étincelles jaillirent de ses doigts. Iharath jura entre ses dents et se précipita pour lui ôter l’objet des mains.

— Tu veux arrêter de lancer des boules de feu ? —grommela-t-il—. Le but n’est pas de brûler la boîte.

Drakvian leva les yeux au ciel.

— C’est bon. Essaie, toi, si tu es si malin.

Le semi-elfe se rassit sur la roche et se concentra. Je me souvins que Murry et lui avaient travaillé auprès de Marévor Helith dans son laboratoire de magaras. Sans aucun doute, il avait beaucoup plus d’expérience que moi dans ce domaine.

Syu achevait de me tresser peut-être la dixième mèche de cheveux, quand, soudain, les Triplées se mirent à briller d’une lumière intense. Iharath poussa une exclamation lorsque la boîte lui échappa des mains. Je me levai, alarmée. L’objet vibrait maintenant sur le sol comme s’il était sur le point d’exploser.

— Tu disais que ce n’était pas une magara, Drakvian ? —fis-je, en reculant encore davantage.

Alors, la boîte éclata, en émettant un bruit semblable à celui d’un coup de tonnerre étouffé. Frundis atténua sa musique de violons, peut-être avide de chercher quelque nouveau son. Je blêmis.

— Il ne manquait plus que ça. Sortons d’ici ! —les pressai-je.

Je me rendis compte alors que la boîte était ouverte. Iharath la ramassa rapidement et acquiesça.

— Éloignons-nous, au cas où.

Nous commençâmes à courir, mais je m’arrêtai net, les sourcils froncés.

— Et les Triplées ?

Il y eut un silence.

— Mince —dit Iharath—. Elles ont dû être propulsées.

Je poussai un soupir et je lui jetai un regard empli de curiosité.

— Qu’y a-t-il dans la boîte ?

Le semi-elfe sortit la boîte de sa poche et jeta un coup d’œil.

— Un papier enroulé. —Il sourit à la vampire—. Tu vois ? J’étais sûr qu’il ne s’en irait pas sans nous laisser une explication.

Drakvian souffla, méfiante.

— Attends de l’avoir lue. Peut-être qu’il ne parle que de karoles et de marguerites.

Nous fîmes demi-tour, en quête des Triplées. Syu examinait les arbres et, moi, le sol, éclairant l’herbe et les arbustes avec une sphère de lumière.

— C’est inutile —marmonnai-je, affligée. Ces magaras étaient trop petites pour les trouver avec si peu de lumière.

Je me redressai et je regardai autour de moi. Alors, je perçus un subit mouvement : des boucles vertes disparaissaient entre les arbres à la vitesse de l’éclair. J’entendis le cri étouffé du singe et je demeurai paralysée lorsque je vis surgir entre les arbres une haute silhouette.

— Toi —dit soudain celle-ci.

Un instant, je voulus partir en courant. Mais alors je pensai à Iharath et Drakvian et je me retins. Je souhaitai ardemment qu’ils s’éloignent le plus rapidement possible. J’inspirai profondément et je joignis les mains en signe de brève salutation.

— Maître Ew.

L’humain invoqua une lumière et m’examina attentivement.

— Que fais-tu ici ?

J’avalai ma salive avec difficulté.

— Je… eh bien… Voilà, maître, je… Vous comprenez. Je me promenais. Je suis somnambule.

Mon sourire forcé disparut dès que je vis l’expression de Navon Ew Skalpaï. Il m’observait avec des yeux si pénétrants qu’on l’aurait dit capable de lire mes pensées.

— Tu te promenais —répéta-t-il—. Somnambule. Peut-être ai-je vu trop d’étrangetés dans ma vie et peut-être suis-je devenu paranoïaque, comme disent certains. Mais permets-moi de te dire que je ne te crois pas.

Je me raclai la gorge, mal à l’aise.

— Je comprends. Et ce n’est pas un problème de paranoïa, maître Ew. Je vous assure que personne ne me croirait.

Le chasseur de vampires arqua un sourcil et, pour la première fois, je vis un faible sourire se dessiner sur son visage. Je l’observai avec curiosité. Cet homme était vraiment bizarre. Que faisait-il en plein bois à une heure pareille ? C’était plutôt intrigant. Avait-il trouvé quelque indice de la présence d’un vampire et avait-il décidé de faire des recherches ? La question me donna la chair de poule.

— Bon —dis-je, embarrassée face à son silence—. Il vaudra mieux… que je rentre chez moi.

— Oui —approuva-t-il—. Oui —répéta-t-il, comme pour lui-même.

— Ravie d’avoir parlé avec vous —fis-je avant de m’éloigner, Syu sur l’épaule.

Iharath et Drakvian devaient être loin déjà. Tandis que je pressais le pas, craignant que Ew veuille me poser plus de questions, je ne cessais de penser aux Triplées, disparues dans le bois… à moins qu’elles n’aient été pulvérisées par la boîte bleue, pensai-je alors. Elles étaient sans doute très puissantes, comme avait dit Iharath, mais peut-être n’étaient-elles pas aussi résistantes.

En tout cas, j’étais restée sans savoir ce que contenait ce parchemin. Et Drakvian ne m’avait pas dit non plus en quoi consistait leur dernière tâche confiée par ce maudit nakrus. Je n’en revenais toujours pas : Marévor Helith abandonnant toute sa vie de la Superficie pour retourner à un monde où, pour quelque mystérieuse raison, il n’était pas le bienvenu. Une bonne chose, c’était que le maître Helith n’apprendrait probablement pas que j’avais perdu les Triplées, pensai-je, ironique. Cependant, je me promis avec fermeté que je reviendrais les chercher dès que je le pourrais… si le maître Ew ne les trouvait pas avant, bien sûr.

Je vis enfin apparaître devant moi les lumières d’Ato et je m’assurai que le maître Ew ne m’avait pas suivie avant de m’entourer d’harmonies et de sortir à découvert.

Le matin suivant, je descendis à la taverne vêtue de l’armure de cuir et de la tunique d’Ato. Tous me félicitèrent et Kirlens m’ébouriffa les cheveux, ému, assurant à tous ses clients que j’étais capable de tuer trois nadres rouges en trois sauts. Je roulai les yeux et je remarquai, assis à une table à part, Lénissu accompagné de Miyuki, Dash et un homme que je ne connaissais pas et qui portait deux épées croisées dans le dos.

Lénissu fit une grimace en me voyant habillée comme un Garde, mais il ne fit pas de commentaire.

— Bonjour, Shaedra —me salua-t-il, tout en engloutissant un œuf sur le plat—. As-tu bien dormi ?

Je fronçai les sourcils.

— Et toi ? On dirait que tu n’as pas dormi de toute la nuit —observai-je, inquiète.

Mon oncle roula les yeux.

— C’est pour ça qu’aujourd’hui j’ai décidé de déjeuner trois fois —répliqua-t-il. Il baissa la voix—. Je vais être absent durant quelques jours, ma chérie. Ce n’est rien de grave, je te l’assure. Miyuki, Dashlari et Saü vont m’accompagner.

Je tressaillis. Saü ! C’était le surnom de… Je me retournai vers l’humain inconnu.

— Darosh ! —fis-je, abasourdie.

L’Ombreux de Kaendra sourit et me fit un bref salut avec les mains.

— Heureux de te revoir, Shaedra.

Je souris jusqu’aux oreilles et je m’assis en face de lui sur le banc, le regardant avec étonnement.

— Tu es vivant !

Le pâle visage de l’humain s’illumina d’un demi-sourire.

— Oui. Cette maudite flèche a bien failli me tuer. Mais, heureusement, le Nohistra avait un antidote contre le poison.

J’arquai un sourcil. Il me semblait étrange qu’il parle de son propre père d’une façon si distante.

— Ça, c’est vraiment une bonne nouvelle. Et Flan ? —demandai-je.

Darosh grimaça.

— Il a survécu à la flèche. Mais à peine sorti de Kaendra, il a disparu.

Je pâlis.

— Tu veux dire que les ash… ?

— Shaedra —m’interrompit Lénissu—. Nous sommes en train de déjeuner.

Je roulai les yeux. Il voulait plutôt me dire qu’une taverne n’était pas le meilleur endroit pour parler trop clairement, et encore moins d’assassins comme les ashro-nyns.

— Laissez-moi deviner —repris-je—. Ton apparition a un rapport avec cette subite décision de quitter Ato, n’est-ce pas ?

Lénissu, levant l’index, observa :

— Tu es d’une grande sagacité, chère nièce.

J’espérais qu’il ajoute quelque chose, mais il en resta là. Je crois que c’est seulement alors que je me rendis compte que Lénissu n’avait pas changé d’attitude : comme toujours, il essayait de me maintenir à l’écart des affaires des Ombreux. Peu lui importait que Deybris Lorent m’ait prise comme pupille. Et la vérité, c’est que je ne lui en voulais pas.

— Quand partez-vous ? —demandai-je finalement.

Lénissu s’appuya contre le mur jouxtant le banc et répondit :

— Dès que j’aurai pris mon quatrième petit déjeuner.

— Lénissu ! —protesta Miyuki, faussement indignée—. Tu as déjà pris six œufs et un pain entier. Allons-nous-en tout de suite, sinon je retourne dans les Souterrains et je te laisse régler tes petits problèmes tout seul —décida-t-elle.

Mon oncle fit mine d’être effrayé.

— C’est bon, c’est toi qui décides. —Il me regarda, poussant un soupir exagéré—. Et après on dit que c’est moi le capitaine.

Je m’esclaffai devant son air théâtral et nous nous levâmes tous. Une idée me frappa tout à coup.

— Et Srakhi ? Tu as des nouvelles ? —lui demandai-je.

Lénissu grimaça.

— Non —dit-il simplement.

Je haussai un sourcil en le voyant soudain si sombre, mais, face à mon expression inquiète, mon oncle roula les yeux.

— Il doit sûrement être parti prier sur quelque Crête Céleste, que sais-je.

— Où ça ? —m’enquis-je, déconcertée.

— Sur une Crête Céleste. Il m’a expliqué un jour que c’était une sorte de lieu sacré say-guétran. Bon, je n’en ai jamais vu. Peut-être qu’il faut avoir la foi pour les voir, qui sait. Je vais aller dire au revoir à Murry et Laygra —conclut-il en s’éloignant.

Lénissu en profita également pour passer à l’étable saluer Trikos. En sortant dans le Couloir, il posa une main ferme sur mon épaule.

— Je serai de retour dans deux semaines. Fais attention —me dit-il sérieusement—. Je sais que tu es une excellente guerrière…, mais, s’il te plaît, ne t’approche pas trop des monstres, d’accord ? Laisse plutôt les autres les tuer.

Je secouai la tête, hallucinée, tout en l’observant s’éloigner aux côtés de Dash, Miyuki et Darosh.

— Alors, tu donnes des conseils de lâche à ta nièce, hein ? —grogna Dashlari, tandis qu’ils descendaient le Couloir.

— Dans ce monde, il y a plus de lâches que de courageux, Dash —commenta Lénissu sur un ton badin—. Je me demande bien pourquoi.

Leurs voix se perdirent au milieu des bruits du matin. À un moment, Lénissu tourna la tête et leva une main. Je lui rendis son salut et je rentrai à la taverne, songeuse. Ce brusque départ ne me disait rien qui vaille. Mais, franchement, si Lénissu n’avait rien voulu m’expliquer, il valait mieux ne pas chercher à se préoccuper. Je souris. Si Syu n’était pas parti fouiner sur le marché, il aurait sûrement approuvé ma sage décision.

23 Patrouilles

Ce même jour, les patrouilles commencèrent. Après avoir pris un copieux petit déjeuner, je me rendis, avec Frundis, au quartier général. Aseth, le capitaine de la garde, assigna à chaque nouveau cékal un groupe de patrouille et, avec Laya et Galgarrios, je suivis quatre autres gardes dans la rue du Songe, tandis qu’Ozwil et Révis se dirigeaient vers le nord. Quoiqu’il ait changé de groupe au dernier moment, Galgarrios ne protesta pas : il semblait se réjouir, non seulement parce qu’il allait travailler avec moi, mais aussi et surtout parce que cette patrouille passait toute la journée hors d’Ato, mais revenait chaque soir, contrairement à l’autre. Nous suivîmes la route peut-être pendant une heure avant de pénétrer dans le bois, à la recherche d’empreintes suspectes. D’empreintes de nadres… ou de vampires, pensai-je avec un frisson.

Sur le chemin, les gardes bavardaient tranquillement, racontant des histoires terrifiantes dans le seul but de nous faire peur. Et, de fait, ils y parvinrent, au moins avec Laya, Galgarrios et Syu. Frundis se plaisait à écouter ces histoires et, moi, je faisais l’incrédule et la téméraire, assurant que j’avais déjà tué un dragon et que rien ne pouvait m’effrayer. Mon assurance feinte en fit rire plus d’un.

Cependant, lorsque nous nous enfonçâmes dans le bois, les gardes se turent. Le plus probable, c’était que nous ne rencontrions rien d’étrange, mais nous continuâmes à avancer, aux aguets. J’observais avec curiosité les gestes précis d’une humaine blonde d’une quarantaine d’années, qui semblait à l’affût du moindre changement dans ce bois touffu.

À un moment, nous arrivâmes à une zone qu’il me sembla reconnaître et je jetai un regard plus en avant. L’endroit où j’avais rencontré Iharath et Drakvian ne devait pas être bien loin.

— Shaedra ? —chuchota Laya, les yeux écarquillés par la peur—. Tu as entendu quelque chose ?

Je fis non de la tête.

— Il m’a semblé entendre le rugissement d’un dragon, mais je me suis sûrement trompée.

L’elfe noir qui avait tout fait pour terrifier Laya, un certain Wujiri, s’esclaffa tout bas.

— Ce doit être mon ventre. J’ai une faim de mille démons. Narsia —appela-t-il, en haussant un peu la voix—. Tu ne crois pas que nous devrions déjà avoir fait une pause pour manger ces délicieuses galettes que tu nous apportes toujours ?

L’humaine blonde s’arrêta.

— On a perdu la notion du temps, Wujiri ? Cela fait à peine trois heures que nous marchons. Une de plus et nous faisons une pause —promit-elle avec un sourire goguenard.

— Oh, allez, Narsia ! —implora l’elfe noir, une expression plus espiègle que suppliante sur le visage.

Les deux autres compagnons, Makatos et Aldirn, échangèrent des regards moqueurs, mais Narsia fit une moue, impatiente.

— Wujiri —l’avertit-elle—. Nous avons des novices avec nous. Nous ne devons pas leur faire croire que toutes les patrouilles s’arrêtent à tout bout de champ pour manger des galettes.

— Bien sûr que non ! —répondit l’elfe noir, en riant—. Personne ne fait d’aussi bonnes galettes que toi. C’est pour ça que les autres ne font pas autant de pauses.

Les deux autres gardes éclatèrent de rire et, Laya et moi, nous échangeâmes un sourire. Narsia, cependant, refusa catégoriquement.

— Pas question —décréta-t-elle—. N’insiste pas —ajouta-t-elle, en voyant que son compagnon ouvrait la bouche pour lancer quelque nouvelle plainte.

Nous allions continuer à avancer, lorsque nous entendîmes le sifflement lointain d’une épée que l’on tire de son fourreau. L’inquiétude nous envahit. Narsia dégaina son arme.

— En avant, la patrouille !

Nous nous précipitâmes vers le bruit et nous passâmes près de la roche où je m’étais assise cette nuit même. J’entendais les battements précipités de mon cœur et je devinai, à l’expression accablée de Laya, que celle-ci n’était pas moins effrayée. Pourtant, ce qui m’atterrait, ce n’était pas tant l’idée de devoir lutter contre des nadres rouges, mais plutôt celle de me retrouver face au maître Ew debout près du corps sans vie de Drakvian.

« Ça, c’est vraiment macabre », me dit Frundis, révolté, en m’emplissant la tête de roulements de tambour.

Je soupirai.

« Je sais. »

Pourtant, quelques minutes plus tard, lorsque je vis Navon Ew Skalpaï, l’épée à la main, promenant des yeux de fou autour de lui, je demeurai épouvantée. Cela ne pouvait signifier qu’une chose…

— Maître Ew ! —s’exclama Narsia, aussi étonnée que ses compagnons—. Que diable faites-vous ici ?

L’humain feula et la regarda. Alors, petit à petit, ses yeux perdirent l’éclat de folie qui brillait en eux. Finalement, son visage couturé s’adoucit, quoique très légèrement.

— Un vampire —déclara-t-il—. Cela sent le vampire. Il y a un vampire dans le bois.

Vraiment, son explication était on ne peut plus claire.

— Un vampire —répéta Narsia—. Dieux. Vous êtes sûr ?

À son ton, je déduisis que la garde ne parvenait pas à le croire. Mais son incrédulité ne semblait pas déranger Navon Ew Skalpaï. Il fit un pas vers l’ouest, l’air décidé, et nous devinâmes tous son intention.

— Attendez ! —s’écria Narsia—. Qu’allez-vous faire ?

Le chasseur de vampire arqua un sourcil.

— Commencer la chasse, évidemment.

Je blêmis. Nous nous agitâmes tous, inquiets.

— Euh… —Narsia se racla la gorge—. Il faut avertir le Mahir qu’il y a un vampire tout proche. Maître Ew, voulez-vous que l’un de nous reste avec vous pour vous aider ?

Ew Skalpaï secoua la tête, un rictus sur le visage.

— Vous ne savez pas chasser les vampires —commenta-t-il simplement.

— C’est vrai —s’empressa d’approuver Wujiri.

Sans plus attendre, le chasseur de vampires nous adressa un bref signe de tête en guise de salut et il s’éloigna dans le bois, anxieux de trouver sa proie… Nous reprîmes le chemin d’Ato et, tandis que les autres commentaient l’évènement et la terrible réputation d’Ew Skalpaï, j’avançais silencieuse à leurs côtés. L’inquiétude me rongeait à l’intérieur. Pourvu que cet humain ne soit pas aussi bon chasseur de vampires qu’on le disait, soupirai-je mentalement.

— Ne t’inquiète pas —me dit Galgarrios, avec un sourire débonnaire—. Un vampire ne peut rien faire contre tant de gardes.

Wujiri arqua un sourcil.

— La tueuse de dragons serait-elle effrayée ? —se moqua-t-il.

Je grognai.

— Mais non. Appréhensive seulement.

Les trois jours suivants, Ew Skalpaï chercha Drakvian nuit et jour. D’un côté, les gens admiraient sa persévérance : l’annonce qu’un vampire pouvait rôder aux alentours d’Ato était plutôt inquiétante. Mais d’un autre côté, l’acharnement fanatique avec lequel le chasseur de vampires opérait inspirait une certaine raillerie. Je passai trois jours à patrouiller dans les bois alentour sans que mes compagnons et moi trouvions la moindre trace de nadre rouge ou de vampire. Finalement, la vie de garde était plus monotone que ce que l’on pouvait croire à première vue. Tous les après-midis, je rentrais épuisée à la taverne. Par contre, les galettes de Narsia étaient en effet délicieuses. Lorsque je le dis à Kirlens, celui-ci s’esclaffa et me tendit une assiette pleine de riz fumant.

— Peut-être que je devrais l’engager —plaisanta-t-il, en s’asseyant à la table.

Je fis non de la tête.

— Impossible. Wiguy les réussit aussi bien ou même mieux —affirmai-je—. Et ses gâteaux sont mille fois meilleurs.

Devant mon ton catégorique, Kirlens laissa échapper un gros rire bruyant.

— Pour dire vrai, si c’était moi qui devais faire ces gâteaux, je t’assure que j’aurais déjà perdu la moitié des clients.

Je lui rendis son sourire et je bâillai sans le vouloir.

— Ah ! —dit Kirlens, en fronçant les sourcils—. Au lit. Toi et Kyissé. Il ne faudrait pas que demain tu tombes sur un nadre rouge et que tu t’endormes debout, hmm ?

Je roulai les yeux et je me levai, prenant Kyissé par la main. Nous passâmes souhaiter bonne nuit à Murry et Laygra. Wiguy était sortie, probablement avec son ami Nart, pensai-je, amusée. J’emmenai Kyissé dans sa chambre et je lui racontai une des nombreuses histoires que je connaissais jusqu’à ce que la petite ferme les yeux. Alors, je poussai doucement la porte et je retournai dans ma chambre. Là, je trouvai Syu dormant profondément sur sa paillasse. Pourtant, lorsque je m’allongeai, le singe, comme un somnambule, se leva, grimpa sur le lit et se blottit près de moi. Je souris toute seule dans l’obscurité et je m’endormis presque aussitôt.

* * *

— Tu es un goinfre, Wujiri.

Narsia grommelait et l’elfe noir engloutit la dernière bouchée avant de lui adresser un sourire innocent.

— Tu es une véritable virtuose de la cuisine, Narsia —dit-il.

— Wujiri…

— Je t’assure —insista-t-il, théâtral.

Laya et moi, nous pouffâmes, amusées. Galgarrios passa une main songeuse dans ses cheveux blonds. Nous étions assis au bord du chemin principal, en pleine pause. Ce n’était que notre quatrième jour de patrouille, mais je commençais à comprendre que les pauses étaient plus fréquentes que celles conseillées par le capitaine de la Garde d’Ato. Au moins, c’est ce qui se passait dans notre patrouille : il ne devait être que trois heures de l’après-midi et nous en étions déjà à notre troisième pause de la journée.

— Nous devrions reprendre notre ronde —observa alors Narsia, en se levant.

Sans protester, Wujiri et les autres, nous l’imitâmes… et nous nous retournâmes tous à l’unisson vers un bruit de sabots contre le chemin pavé. C’était un cavalier d’Ato. Lorsqu’il parvint à notre hauteur, étonnamment, il s’arrêta.

— Ho ! —dit-il—. Gardes ! Grâce aux dieux, vous êtes là. Le Mahir requiert votre présence tout de suite. Il y a une urgence.

— Que s’est-il passé ? —s’enquit Narsia. Visiblement, elle n’était pas habituée à ce que l’on interrompe la patrouille de cette façon.

— Une fillette a disparu. La fillette de Klanez —expliqua-t-il sur un ton grave.

Je demeurai glacée.

— Comment ça, disparu ? —fis-je, altérée, en essayant de réprimer la vague de panique qui menaçait de m’envahir.

— Oui. Apparemment, ils l’ont emmenée vers le sud-ouest, en direction de la Tour de Shéthil plus ou moins. Il y a des empreintes de plusieurs personnes. Ces Souterriens sont probablement dans le coup —il cracha avec dédain—. Pauvre fillette. Bon, je dois aller avertir les autres patrouilles pour qu’elles soient vigilantes. Hue !

Le cheval partit au galop sur le chemin et je le fixai des yeux quelques secondes, abasourdie. Kyissé… Un soudain son de flûte prolongé me sortit de ma torpeur. Les autres gardes parlaient entre eux, commentant la nouvelle.

— En avant ! —dit Narsia—. Rentrons à Ato.

Sans les attendre, je m’élançai sur le chemin à toutes jambes. Le jaïpu se répandait dans tout mon corps, l’accélérant, comme poussé par le vent. Je distançai rapidement toute ma patrouille et j’arrivai à Ato en une demi-heure à peine. Cependant, je n’entrai pas dans la ville. Je déviai directement vers le sud. Près de la lisière de la forêt, trois silhouettes de gardes semblaient parler avec agitation.

Je m’arrêtai devant eux, pantelante. Tous trois me regardaient, l’air surpris.

— Où est ta patrouille ? —demanda l’un d’eux.

Je m’aperçus que celui qui me parlait n’était autre qu’Aseth, le capitaine de la garde. La respiration entrecoupée, je fis un geste vague en arrière.

— Par là —soufflai-je—. Et Kyissé ?

Le capitaine fronça les sourcils.

— Tu sais qu’un garde ne devrait normalement jamais se séparer de sa patrouille.

Je lui jetai un regard agacé et je scrutai le bois.

— Par où l’ont-ils emmenée ? —insistai-je.

C’est un autre garde qui me répondit :

— Dès que ta patrouille arrivera, nous irons la chercher. Nous avons déjà envoyé un pisteur, ni plus ni moins qu’Ew Skalpaï. Ne t’inquiète pas. Je ne crois pas que ces ravisseurs fassent de mal à la fillette. Ils doivent sûrement chercher quelque récompense.

— Ou peut-être qu’ils cherchent à se rendre au château par leurs propres moyens —ajouta son compagnon, la mine sombre—. À moins que ce ne soient des envoyés de Dumblor. Ils n’ont pas dû apprécier que…

— Les voilà —l’interrompit Aseth.

Je me retournai et je vis ma patrouille apparaître sur le chemin, en direction d’Ato. Ils ne nous avaient pas vus. Je plaçai mes mains de part et d’autre de ma bouche et je criai de toute la force de mes poumons :

— PAR ICI, PATROUILLE !

Les trois gardes marmonnèrent entre leurs dents, en reculant. Syu se boucha les oreilles, grognon.

— Je crois qu’ils t’ont entendue —commenta le capitaine. Il riait sous cape—. Par Nagray, jeune cékal, où as-tu appris à crier comme ça ?

Je m’empourprai, me rendant compte que j’étais trop nerveuse pour pouvoir me contrôler. Mais, au moins, Narsia m’avait entendue et, maintenant, elle et ses compagnons descendaient la pente en toute hâte. Mon empressement semblait leur avoir donné des ailes à eux aussi, observai-je.

— Vous êtes sûrs que c’étaient des gens des Souterrains ? —demandai-je, pendant que ma patrouille approchait.

— Aucune idée —avoua le capitaine—. Ce qui est clair, c’est que cela fait plus de deux heures qu’elle a disparu.

— La jeune Wiguy Zab nous a avertis de sa disparition —ajouta le garde qui semblait le plus bavard—. Apparemment, elle a d’abord cru qu’elle était allée à la Garderie jouer avec les nérus. Pauvre fillette.

Wujiri, Makatos et Aldirn nous rejoignirent enfin. Narsia, Galgarrios et Laya venaient derrière. Tous respiraient bruyamment.

— Dieux —souffla Wujiri—. Bonjour, capitaine. Que… s’est-il… passé ?

Le capitaine Aseth expliqua calmement les faits en quelques phrases brèves, tandis que les gardes reprenaient leur souffle. Alors, il indiqua la forêt.

— Nous allons suivre la piste. Courage, mes braves. Nous devons sauver cette fillette.

Mus par un si noble objectif, ma patrouille se mit en marche et nous suivîmes le capitaine tandis que ses deux compagnons retournaient à Ato. Au bout d’une heure, nous rejoignîmes l’autre patrouille qui nous attendait avec impatience. Ils étaient trois : Yerry, cet idiot arrogant, son compagnon Omarsh et Sarpi. Visiblement, celle-ci avait décidé de descendre de sa tour de vigie pour reprendre les armes. Lorsque nous nous remîmes en route, elle me serra l’épaule comme pour m’insuffler du courage et me dire que nous trouverions Kyissé.

Mais, plus je réfléchissais à ce qui s’était passé, plus je me préoccupais. Kyissé, la Fleur du Nord, la Dernière Klanez, l’unique fillette capable d’entrer dans le château mythique de Klanez… comment n’avais-je pas pensé que quelqu’un pourrait vouloir l’enlever ? Il restait à savoir si ces maudites canailles avaient l’intention de demander une rançon ou s’ils pensaient plutôt se rendre au château de Klanez.

« C’est terrible », approuva Frundis, indigné, et il fit retentir des trompettes héroïques, en déclarant : « Nous devons la sauver ! »

J’acquiesçai de la tête et inconsciemment j’accélérai le rythme. Nous marchâmes pendant des heures, jusqu’à ce que l’obscurité devienne si impénétrable que nous dûmes nous arrêter. Au total, nous étions onze gardes. Nous nous installâmes dans une petite clairière et nous nous assîmes tous autour de deux feux de camp. Le capitaine de la garde semblait avoir pris le sauvetage de Kyissé très au sérieux, car il avait décidé de nous accompagner lui-même. Heureusement, il avait prévu que nous ne la trouverions pas le jour même et les vivres ne manquaient pas. Pendant le dîner, on inventa bien des histoires sur l’identité des ravisseurs. Makatos insinua même à un moment qu’il pouvait s’agir d’anéfaïns. Toutefois, je doutais beaucoup que ce peuple nomade se soucie d’enlever des fillettes. Un autre parla de monstres légendaires qui habitaient le château de Klanez. Le capitaine grogna.

— Cela n’a pas de sens. Cette petite a réussi à faire fuir deux nadres rouges avec ses pouvoirs celmistes. Je doute que ce soient des monstres. En plus, les marques de pas prouvent qu’il s’agit de saïjits. En tout cas, ce doit être des ravisseurs professionnels.

— Ça, je n’en serais pas si sûr —intervint une voix.

Nous relevâmes les yeux du feu et nous vîmes apparaître la silhouette d’Ew Skalpaï. Il s’assit non loin de moi, face au capitaine.

— Que veux-tu dire ? —demanda celui-ci, en haussant un sourcil.

Je perçus une certaine réserve et j’en déduisis que le capitaine n’appréciait pas non plus spécialement ce chasseur de vampires.

— Aucun véritable professionnel ne laisserait de trace aussi claire —expliqua tranquillement le maître Ew—. Non, ce ne sont pas des professionnels.

— Pour vous, les vampires non plus ne sont pas des professionnels —intervint Yerry, moqueur—. Quoique le dernier vampire semble l’être davantage, pas vrai ? Peut-être qu’il s’est changé en fantôme. Ou peut-être qu’il n’a jamais existé —ajouta-t-il tout bas.

Omarsh étouffa un rire dans son bol. Laya les foudroya tous deux du regard, comme si elle défiait quiconque de se moquer de son ancien maître de har-kar. Le capitaine fronça les sourcils et posa de nouveau ses yeux sombres sur le chasseur de vampires.

— Alors, la piste est claire ?

— Ce n’est pas évident de la voir, mais n’importe quel bon pisteur pourrait la suivre —affirma le chasseur de vampires.

— Alors, nous suivrons la piste et que les dieux veuillent que nous retrouvions la fillette saine et sauve —dit le capitaine en guise de conclusion.

Tous approuvèrent et bientôt nous nous enveloppâmes tous dans nos couvertures ; en réalité, la plupart s’en passèrent, car il faisait une chaleur tout à fait exceptionnelle pour l’été à Ato. Décidément, tout semblait indiquer que nous entrions dans un Cycle du Bruit, pensai-je.

Avant de me plonger dans un profond sommeil, je vis Navon Ew Skalpaï, assis sur un rocher, le regard posé sur les ombres de la nuit. Sa haine irrationnelle pour les vampires était-elle due à son travail ? Ou à un autre évènement de sa vie ? Peut-être avait-il perdu, comme Jaïxel, quelque membre de sa famille par la faute d’un vampire… Je secouai la tête, me moquant de moi-même. Depuis quand me préoccupais-je des secrets des autres ?

Lorsque je me réveillai, ce matin-là, je restai un moment étourdie en me voyant entourée de gardes aux tuniques jaunes. Galgarrios, près de moi, se redressa, jetant un regard aux alentours avec un grand sourire.

— Tu n’as pas l’air de regretter Ato —observai-je, railleuse.

Le caïte haussa les épaules.

— Lorsqu’il s’agit d’un objectif aussi noble que celui de sauver une fillette, je suis prêt à traverser tout Ajensoldra —m’assura-t-il.

— Oui, eh bien, j’espère que nous ne devrons pas traverser tout Ajensoldra —marmonna Laya avec amertume.

Je roulai les yeux. Décidément, Laya était loin de prendre exemple sur Shakel Borris. Nous nous mîmes en marche après un petit déjeuner frugal et nous suivîmes Ew Skalpaï à un bon rythme à travers les collines boisées. Nous traversâmes une rivière et, alors que le soleil disparaissait à l’horizon, nous aperçûmes un vaste lac. Dans le lointain, se dressait une sorte de large tour en ruines.

— La Tour de Shéthil —murmura Wujiri à côté de moi—. Qui aurait idée de s’approcher de ce lieu maudit ?

Vu de loin et sous la chaude lumière du ponant, le paysage était magnifique. Cependant, je connaissais les histoires que l’on contait sur cette tour. On parlait de spectres et d’ardoxias et d’un monstre, Ugabira, qui arrachait le cœur de ses victimes et les dévorait. Je frémis rien que d’y penser. Je me souvenais encore du jour où des gardes avaient raconté au Cerf ailé comment, une fois, ils avaient osé s’approcher à moins de cent mètres de la tour. Ils avaient entendu des cris terribles et ils étaient partis en courant sans jeter un regard en arrière.

— Les empreintes se dirigent vers la Tour —observa Ew Skalpaï, la mine sombre.

Un frisson me parcourut. Quels ravisseurs pouvaient oser s’approcher de cette tour et avec une fillette de huit ans ? Ce devaient être des personnes sans-cœur. Je serrai fort les poings, me promettant que ces saïjits, quels qu’ils soient, le paieraient cher. Très cher.

Cette nuit-là, notre sommeil à tous fut agité et nous nous réveillâmes le matin suivant avec l’impression d’avoir lutté cinq heures d’affilée. Entre deux bouchées de riz froid, Wujiri annonça sur un ton dramatique :

— J’ai rêvé que des orcs nous encerclaient et nous tuaient tous avant de nous arracher le cœur pour l’offrir à Ugabira.

Narsia le foudroya du regard.

— Wujiri ! —protesta-t-elle.

— Eh bien, moi, j’ai rêvé que des harpies venaient nous capturer —intervint Laya, l’expression terrifiée—. Elles nous emportaient très, très haut. Puis elles nous lâchaient. C’était horrible.

Beaucoup soufflèrent, amusés, et Sarpi éclata de rire.

— Arrêtez, avec vos cauchemars.

— Eh bien, moi, cela me préoccupe —affirma Laya—. Je sais bien que les rêves ne disent pas la vérité. Mais ces rêves sont différents.

— Je sais, Laya —soupira le capitaine, patiemment—. Ce sont les typiques rêves très réalistes que l’on fait quand vient un Cycle du Bruit… et quand on se laisse dominer par la peur —ajouta-t-il—. Et le guerrier doit savoir contrôler sa peur, n’est-ce pas ?

L’elfe noire adopta une mine affligée, mais elle acquiesça.

— Oui, capitaine.

Nous rangeâmes toutes nos affaires et nous nous mîmes rapidement en marche, suivant les pas d’Ew Skalpaï. Je marchais près de Galgarrios et de Laya, songeuse. Cette nuit, moi, j’avais fait un rêve particulièrement étrange : tout le ciel s’était totalement obscurci. Aucun sortilège de lumière ne fonctionnait et, dans les ténèbres, seuls brillaient les yeux dorés de Kyissé. Sans être macabre comme ceux de Wujiri ou de Laya, le rêve me faisait frémir de peur.

Nous nous approchions inexorablement de la tour. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un maudit piège pour que nous mourions tous aux mains du Dévoreur de Cœurs ? Plus d’un, sans doute, se le demandait. Lorsque nous sortîmes enfin du bois, nous pûmes observer la Tour de Shéthil avec tout un luxe de détails. Plus nous avancions, plus je sentais augmenter la tension.

— Ew Skalpaï —appela le capitaine—. Comment peux-tu être sûr qu’ils sont allés dans cette direction ?

— Je ne le sais pas —admit le chasseur de vampires, en jetant un regard vers les vastes prairies qui entouraient la tour—. Mais je sais qu’ils sont sortis du bois par ici. Ils n’ont pas beaucoup d’avance sur nous et ils sont à pied comme nous. Avec ces prairies, nous les verrions de loin. Ils ne peuvent se cacher ailleurs.

— À moins qu’ils n’aient de nouveau traversé la rivière et qu’ils nous aient égarés —intervint Narsia.

Le chasseur de vampires fit non de la tête.

— Non. Je l’aurais su —affirma-t-il avec assurance.

Les gardes échangèrent des regards et nous continuâmes à avancer sous le soleil du matin. Soudain, je commençai à entendre un bourdonnement étrange. Je fronçai les sourcils.

« Frundis ? C’est toi ? »

Mais le bâton dormait. Je lançai un sortilège de reconnaissance et je m’aperçus que l’air était chargé d’énergie brulique à l’état brut. La zone était totalement déséquilibrée énergétiquement.

La tour en ruines se dressait sur la rive de la rivière, couverte de lierre et d’arbustes. Seul le murmure de l’eau brisait le silence relatif.

— Au moins, on n’entend pas de cris —chuchotai-je.

— Pour combien de temps ? —répliqua Laya, la main sur le pommeau de son épée.

Le capitaine Aseth se tourna vers sa compagnie.

— Omarsh, Yerry, Sarpi : restez ici et surveillez les alentours. Les autres, venez avec moi.

Nous contournâmes la tour, prudemment, mais nous ne vîmes rien de suspect. Malgré son ampleur, la tour avait seulement une entrée avec une porte couverte de lichen. En hauteur, on voyait des meurtrières et des créneaux brisés.

— Wujiri, Galgarrios, Shaedra —dit soudain le capitaine— : du côté gauche. Makatos, Narsia, Laya, du côté droit.

Nous dégainâmes nos épées et nous nous séparâmes. Nous avançâmes en formant un large demi-cercle vers la tour. Plus nous nous rapprochions, plus j’avais l’impression que l’énergie dans l’air devenait compacte. Ew Skalpaï parvint enfin jusqu’à la porte et la poussa brusquement. Celle-ci résista et il poussa avec plus de force jusqu’à ce que la porte grince contre la pierre. L’épée à la main, il avança d’un pas. Et il s’arrêta net lorsqu’un rugissement infernal venant de l’intérieur retentit soudain.

— Qu’est-ce que c’était… ? —demanda Laya avec un cri étouffé.

Paralysée d’effroi, je vis un énorme bras noir muni de griffes surgir du battant ouvert et repousser brutalement le chasseur de vampires avant de disparaître.

— Ew Skalpaï ! —hurla le capitaine, en se précipitant vers lui pour le soutenir.

Cependant, avant qu’il ne l’atteigne, Ew Skalpaï s’était déjà remis. Il n’adressa pas un regard au capitaine : il brandit son épée et s’élança en avant, traversant le seuil, les yeux brillants de folie.

24 Boules de feu

— Ew Skalpaï ! —rugit de nouveau le capitaine Aseth, tandis que nous voyions disparaître l’humain par la porte.

C’est seulement lorsque je vis le capitaine se précipiter vers l’entrée que je compris réellement ce que signifiait avoir du courage. La lame de son épée enchantée brillait d’une lumière intense. Il lança des ordres que je ne compris pas, avant de pénétrer dans la tour, suivi de Narsia, Makatos et Wujiri. Un feu intérieur, mélange de peur, d’horreur et d’aveuglement, dévorait tous mes sens. Et, sans y penser à deux fois, je les suivis.

« Shaedra ! », s’affola Syu, atterrée.

« Honneur, Vie et Courage, Syu », lançai-je avec détermination.

« Shaedra… » Syu hésita. « Tu te rappelles ? Nous ne sommes pas des raendays. »

Je ne répliquai pas et j’entrai d’un pas résolu.

La lumière ne parvenait à illuminer que les premiers mètres de la salle, parsemée de pierres et de débris. Là, mes compagnons s’étaient arrêtés, brandissant leur épée vers la pénombre la plus complète. Dans le reste de la salle, flottaient des ombres épaisses que la lumière du jour n’arrivait pas à dissiper. Et à travers ces ombres, il me sembla distinguer une forme avec de grands yeux blancs comme le lait avant qu’elle ne disparaisse. Je blêmis. Cette chose, quelle qu’elle soit, me dépassait de plusieurs têtes. On entendait ses pas, comme si elle hésitait, ne sachant sur quelle victime se ruer en premier. Sur ma droite, la silhouette dressée du chasseur de vampires s’estompait au milieu du voile sombre. Je le vis reculer et je me réjouis qu’il soit suffisamment prudent pour ne pas charger contre un monstre à l’aveuglette.

— Ew Skalpaï ! —s’écria le capitaine—. Que diable est cette chose ?

Le cri de Laya m’empêcha d’entendre la réponse du chasseur de vampires. Une énorme patte griffue était sortie à découvert et je fis un bond en arrière tandis que le capitaine esquivait l’attaque et contre-attaquait avec son épée lumineuse. La créature poussa une plainte aiguë et retira son bras, le plongeant de nouveau dans la pénombre.

— On ne voit rien ! —protesta Narsia.

— Ouvrez l’autre battant ! —nous ordonna le capitaine Aseth.

Avant de lui obéir, je créai la lumière harmonique la plus intense que j’aie fabriquée de ma vie et je la lançai sur la créature, mais elle ne réussit à illuminer que quelques centimètres autour d’elle avant de disparaître, engloutie par les ombres. Je vis soudain apparaître des yeux blancs comme deux Lunes qui traversèrent les ombres et se rivèrent sur moi. Oh, non…

« Et voilà : Honneur, Vie et Courage, hein ? », grogna le singe, tremblant de la tête aux pieds.

Je levai la main, brandissant l’épée, et je reculai de quelques pas. Au moment où les énormes griffes du monstre allaient me réduire en charpie, une silhouette blonde s’interposa sur son chemin. Je poussai un hurlement d’horreur.

— Galgarrios ! Non !

Le caïte fut absorbé par les ombres. J’entendis un craquement bruyant suivi d’un cri de douleur.

La terreur m’envahit, mais, loin de me faire reculer, elle me donna des ailes. Je me précipitai sur la créature et, soudain, je me retrouvai dans le noir. Je trébuchai, je crois, sur un de ses pieds et j’allais enfoncer l’épée de toutes mes forces, quand une main énorme et puissante me saisit par la tunique. Un instant, je vis de près ses énormes yeux et… une bouche ?, me demanda une petite voix intérieure, alors que j’étais sur le point de m’évanouir de terreur. Le rugissement qu’émit la créature retentit dans toute ma tête et je sentis l’épée glisser entre mes mains. Elle me secoua et me jeta vers le fond de la salle. J’atterris brutalement contre le sol.

Je mis peut-être une minute à me remettre avant de lever les yeux. Je ne voyais rien. Nous étions à l’intérieur depuis un moment déjà, mais cet être se maintenait toujours hors de notre portée, dissimulé au milieu des ombres. En plus, vu les exclamations de panique de mes compagnons, mon attaque frustrée avait déchaîné sa fureur.

— Nous ne pouvons lutter contre lui à l’aveuglette ! —rugissait la voix de Narsia.

— Reculez, repliez-vous vers l’entrée ! —cria le capitaine quelque part.

J’écarquillai les yeux, incrédule. Comment ça, repliez-vous ? Ils n’allaient tout de même pas se retirer ? Les muscles endoloris, je me levai et je pris Frundis.

« Allez, Shaedra ! », m’encouragea le bâton avec une explosion de fusées exaltées. « Nous pouvons le vaincre ! »

Je l’empoignai avec force… et, alors, j’entendis tout près un toussotement et j’oubliai tout : la créature, le combat et la douleur de ma chute brutale. Je m’agenouillai et tâtonnai de ma main libre. Je finis par toucher les cheveux de Galgarrios et je laissai échapper un gémissement plaintif.

— Galgarrios… Galgarrios, tu vas bien ?

Je perçus un signe d’assentiment, à moins qu’il soit juste en train de bouger la tête et qu’il ne m’ait même pas entendue… Un cri strident transperça les ténèbres. Quelques instants après, quelque chose frôla mon dos et tomba sur le sol, inerte. La panique m’envahit. Kyissé ne pouvait pas être passée par là. C’était impossible. Ew Skalpaï avait dû se tromper. Nous devions sortir de là coûte que coûte.

Je tâtonnai le corps qui venait de tomber près de moi et, très faiblement, j’éclairai son visage en le frôlant de la main. C’était Wujiri. Il était inconscient. Magnifique, me dis-je, désespérée. Et maintenant que faire ?

La lutte se poursuivait. On entendait des cris parmi mes compagnons.

— Attention ! —tonna la voix d’Ew Skalpaï. Je perçus un bruit d’épée et dans l’obscurité, il me sembla discerner la forme de la créature qui reculait, prudemment.

« Nous allons mourir ! », cria Syu, atterré.

« Syu ! Calme-toi, veux-tu ? Calme-toi », répétai-je, plus pour moi-même que pour lui. « Je ne veux pas mourir. »

Et avec cette pensée en tête, je me levai d’un bond et je me dirigeai vers l’endroit où je supposais que le monstre se trouvait. À un moment, je trébuchai contre une pierre, puis je m’arrêtai net en entendant le cri aigu de Laya.

Comment diables voulais-je en finir avec ce monstre si je ne parvenais même pas à le voir ? Frundis faillit m’échapper des mains, mais je l’agrippai plus fortement.

« Un gawalt ne désespère jamais », fis-je.

Je pris de l’élan, avec la ferme intention de ne pas me rendre. Syu, qui était resté près de Galgarrios, poussa un gémissement mental.

« Un gawalt ne se jette jamais dans la gueule du loup », se lamenta-t-il.

Quelques secondes plus tard, je heurtai la jambe du monstre et j’eus l’impression de percuter un arbre gélatineux couvert de soie. La peau était incroyablement glissante et semblait se modeler à sa guise… J’écarquillai les yeux, voyant enfin l’évidence. Ce monstre était un saïnal. Un saïnal !, me répétai-je, je n’arrivais pas à le croire.

« Eh bien, ne le crois pas, mais fais quelque chose ! », implora Syu.

« C’est ça ! », approuva Frundis, brûlant de montrer ses capacités de lutteur.

J’assenai un coup à la créature au moment où celle-ci se retournait vers moi et me donnait un coup de pied brutal. Je tentai de faire un bond pour récupérer l’équilibre, mais je trébuchai contre une énorme pierre et je me cognai la tête contre quelque chose. Miraculeusement, je ne perdis pas connaissance, mais je crus que toute ma tête allait éclater. Lorsque je sentis le bâton se glisser dans mes mains, je poussai un soupir de soulagement. Au moins, j’avais toujours Frundis.

« Shaedra, lève-toi ! », me supplia-t-il. « Tu ne peux pas mourir ici. »

Je clignai des paupières, sur le point de défaillir.

« Je ne peux pas ? »

Ma question sembla l’estomaquer.

« Non ! Bien sûr que non ! Tu es Shaedra Ucrinalm Hareldyn, celle qui a lutté courageusement contre les milfides ailées et sauvé la Fleur du Nord… tu te souviens ? »

J’acquiesçai et je me relevai, ou du moins j’essayai. Mes jambes flageolèrent et je retombai sur le sol, sentant que ma tête bourdonnait comme un essaim d’abeilles. On entendit des cris et je levai les yeux, alarmée, tout en me massant la tête. Une lumière semblable au soleil parut déchirer les ombres comme un éclair. C’était une énorme boule de feu. Étourdie, je la vis traverser la pénombre à la vitesse de l’éclair et frapper brutalement quelque chose. Le saïnal poussa un hurlement.

Tout fut alors chaos et folie. La créature rugit de toute la force de ses poumons, apparemment blessée. L’obscurité, qui avait légèrement faibli l’espace d’un moment, envahit de nouveau chaque recoin de la salle. Quelques instants après, j’entrevis une nouvelle boule de feu, mais cette fois le saïnal parvint à l’esquiver.

Jamais je n’avais vu de boules de feu aussi puissantes. Et même, d’après ce que j’avais appris à la Pagode Bleue, il était impossible de créer un sortilège aussi compliqué et d’arriver à le contrôler. Il n’y avait qu’une possibilité : utiliser une magara qui amplifiait les effets. Comme les Triplées par exemple. Se pouvait-il que Drakvian ait réussi à les trouver et nous ait suivis jusqu’à la tour ? Vu les cris, il semblait que tous mes compagnons étaient maintenant dans la salle, tentant d’atteindre le monstre.

— Oh… ma tête —gémis-je.

Je me traînai sur la pierre, m’éloignant du combat. J’avais la sensation que tout mon corps me brûlait. Lorsque je parvins de nouveau auprès de Galgarrios et de Wujiri, je remarquai que les ombres semblaient moins denses à présent. Je scrutai l’obscurité, alarmée par le soudain silence. Où était le saïnal ? Drakvian avait-elle réussi à le tuer ?

Des cris me sortirent de ma confusion. Peu à peu, l’obscurité de la salle diminuait et les rayons de soleil s’infiltraient par les meurtrières. Je vis le capitaine se relever avec difficulté de l’endroit où il était tombé. J’invoquai une sphère de lumière et celle-ci parut enfin produire un effet. Je promenai mon regard autour de moi. Qu’était-il advenu du saïnal ?

— Il est mort ? —demanda une voix.

— Où est le cadavre ? —dit un autre garde.

— Qui diable a lancé ces boules de feu ? —ajouta Narsia.

— Capitaine ! —m’écriai-je. Un subit malaise me fit m’appuyer sur Frundis—. Par Ruyalé. Nous sommes vivants. —Je laissai échapper un petit rire—. Nous sommes vivants !

Le capitaine Aseth se précipita vers nous et s’agenouilla auprès de Wujiri. Le soulagement se refléta sur son visage lorsqu’il se rendit compte qu’il respirait encore. Avec la lumière, je pus enfin voir Galgarrios. Il pressait fermement son poing contre sa poitrine.

— Galgarrios ! Tu vas bien ? —demandai-je, en me laissant tomber lourdement près de lui. Son visage tanguait devant mes yeux.

Le caïte me regarda, mais il ne répondit pas. Son visage semblait s’être pétrifié d’épouvante. Que… ?

Je sentis soudain un mouvement autour de moi et je me retournai. Entre les ombres qui se dissipaient face aux lumières invoquées, Narsia et le capitaine Aseth me contemplaient, stupéfaits. C’est alors seulement qu’au milieu de ma confusion, je sentis le léger écoulement de ma Sréda. Se pouvait-il… ? Se pouvait-il… ? Mais quand… ? Les ombres ne s’étaient pas effacées autant que je le croyais : mes yeux de démon voyaient au travers.

Je pensai à contrôler la Sréda, mais je ne sais pour quelle raison, je n’y parvins pas. Peut-être étais-je trop faible et terrifiée. Ou peut-être que l’énergie qui flottait dans ce lieu altérait mes facultés. Je me levai précipitamment.

— Je…

À peine avais-je commencé à parler, j’entendis un bruit d’épée que l’on tire de son fourreau. Sur ma droite, Ew Skalpaï me regardait avec des yeux fous d’assassin.

— Un démon ! —rugit-il.

Je reculai précipitamment sous les regards stupéfaits de Galgarrios et de Laya.

— Non… Vous ne comprenez pas ! —m’écriai-je. Les mots se bousculaient dans ma bouche—. Je ne suis pas un monstre. C’est… seulement une apparence. Je ne suis pas un démon… Je vous le jure. Je suis Shaedra.

J’essayai de leur adresser un sourire. Mes paroles, jointes à mes dents affilées, au lieu de les convaincre, les firent sortir de leur hébétement. Narsia et le capitaine dégainèrent à leur tour leur épée. Et Sarpi, qui s’empressait d’accourir, ne mit que quelques secondes à les imiter.

« Syu ! », gémis-je, tandis que celui-ci se cachait derrière mes cheveux, perplexe devant la scène.

— C’est une nouvelle ruse de ce saïnal ? —demanda Sarpi.

Je n’entendis pas la réponse, parce qu’à ce moment Ew Skalpaï se précipitait sur moi. Je ne sais pas pourquoi, j’avais l’impression que ce n’était pas la première fois que cet humain voyait un démon.

« Frundis, prépare-toi ! »

Mon premier objectif était de survivre. Le second consistait à sortir de cette maudite tour.

Je parai l’attaque d’Ew Skalpaï et je fis un bond en arrière. Je n’arrivais pas à le croire. Étais-je en train de lutter contre un maître de har-kar ? Au moins, j’avais une meilleure vue que lui, me dis-je, optimiste. Sans penser aux conséquences de tout ce qui était en train de se passer, je reculai vers le mur du fond devant chaque attaque. Je me fondis dans les ombres harmoniques. Ew Skalpaï semblait lutter à l’aveuglette, observai-je.

« Tu n’atteindras jamais l’entrée si tu t’en éloignes ! », se lamenta le singe.

« Pour le moment, j’essaie de survivre ! », répliquai-je.

Je craignais toutefois qu’il ne me reste que quelques secondes à vivre. Maudits saïjits ! Ne pouvaient-ils pas raisonner une seule minute ? Ne pouvaient-ils pas se rappeler que, moi, Shaedra, j’avais toujours été gentille avec tout le monde et que je n’avais jamais dévoré aucun enfant ? De simples marques noires pouvaient-elles les perturber à ce point ?

Avant que ne vienne le coup de grâce d’Ew Skalpaï, mes forces m’abandonnèrent. Je laissai échapper Frundis et je tombai à genoux. Je n’arrivais pas à pleurer. Tout était si absurde !

Mon brusque mouvement de reddition les surprit tous, mais cela n’empêcha pas Ew Skalpaï de placer prestement la lame de son épée sous mon menton. Ses yeux étaient aussi froids que le métal de son arme.

— Attendez ! —cria Galgarrios avec une urgence que je ne lui connaissais pas—. Et si… et si elle disait vrai et que ce n’est pas un démon ? Et si c’est Shaedra ?

Avec un extrême effort, il s’était traîné quelques mètres vers nous. Son expression reflétait l’incompréhension et l’horreur.

— Rien de ce que puisse prononcer ce démon ne te rendra ton amie —siffla Ew Skalpaï.

— C’est stupide —parvins-je à dire—. Je suis Shaedra, je le sais et vous le savez. Je peux vous raconter exactement la conversation que nous avons eue il y a quelques jours dans le bois, maître Ew… Je peux…

— Ew Skalpaï —prononça le capitaine, en m’interrompant—. Dis-moi, tu es sûr ?

Le chasseur de vampires cracha.

— Sûr et certain. J’ai déjà tué deux démons dans ma maudite vie. Il a dû la posséder pendant la bataille… Ou avant. Peut-être que c’était un démon depuis le début. Mais ce qui est clair, c’est qu’un être malin habite son corps.

— Non —gémit Laya, plus loin—. Ce n’est pas possible…

Je sentis la lame de l’épée bouger pour achever la sale besogne…

— Ne la tue pas —tonna soudain le capitaine—. Attache-la. Nous la conduirons à Ato.

— On ne tue pas un démon avec une épée. Sinon, le démon s’en ira posséder un autre corps. Il nous faut la brûler —affirma Ew Skalpaï.

Je réprimai un grognement incrédule. D’où sortait-il des idées aussi farfelues ?

— Nous la brûlerons… Mais pas ici —insista le capitaine.

Enfin, quelqu’un avec un peu de bon sens, soupirai-je. Brusquement, une voix de stentor retentit.

— Que personne ne bouge !

Tous sursautèrent, sauf Ew et moi, et je rendis grâce aux dieux qu’Ew Skalpaï sache aussi bien garder son sang-froid et ne m’ait pas coupé la gorge sans le vouloir.

— Vous ! —fit le capitaine, reconnaissant visiblement les nouveaux venus—. Qui êtes-vous ?

— Nous sommes ceux qui vont mettre fin à vos vies si vous ne jetez pas vos armes et si vous ne laissez pas en liberté cette pauvre jeune fille —tonna une voix discordante.

C’était Drakvian. Une lueur d’espoir accéléra les battements de mon cœur. Alors maintenant, j’étais une pauvre jeune fille, n’est-ce pas ?

Une lumière s’alluma dans la salle, illuminant tous les murs avec des reflets bleutés et violets. Quand Sarpi s’écarta légèrement, je vis près de la porte grande ouverte un Iharath encapuchonné et masqué fabriquant une énorme boule d’énergie. La panique les envahit tous, même moi : s’il parvenait réellement à lancer ce sortilège, j’avais l’impression que j’allais aussi mal finir que mes « compagnons ». Décidément, les Triplées avaient prouvé leur utilité.

— C’est incroyable —souffla le capitaine.

Cependant, aucun ne lâcha son arme.

— Vous êtes des démons aussi, n’est-ce pas ? —demanda Ew Skalpaï sur un ton monocorde, sans me quitter du regard.

Drakvian, à quelques pas d’Iharath, s’esclaffa et observa :

— C’est vous, les démons.

Il y eut quelques secondes de silence. La boule d’énergie grandissait et bientôt Iharath ne pourrait plus la contrôler. Il était impossible qu’il puisse maîtriser un sortilège de cette ampleur…

— Lâchez vos armes et écartez-vous ou nous vous tuerons tous —insista la vampire. Je ne décelai pas le moindre tremblement dans sa voix.

Un instant, je crus que le chasseur de vampires me tuerait. Et il l’aurait peut-être fait si à ce moment le saïnal n’était réapparu, sortant des ombres de quelque recoin. D’un brusque coup de griffe, il envoya Navon Ew Skalpaï prendre l’air sur de nouveaux rivages et je me retrouvai libre.

Aussitôt l’attitude du saïnal me frappa. Avait-il vraiment voulu me sauver ? Je pris Frundis et je m’éloignai jusqu’à heurter le mur.

— Sortons d’ici ! —rugit le capitaine.

Son exclamation mourut étouffée par un cri de douleur. Le saïnal, qui s’était élancé vers la porte, venait de pousser Iharath violemment. La boule d’énergie que celui-ci maintenait se libéra et fusa dans une course affolée. Elle se désagrégeait rapidement, mais elle parvint à frapper au passage le capitaine Aseth avant de disparaître dans un crépitement énergétique. Les ombres recommençaient à tout envahir. Mais avant qu’elles ne couvrent totalement la lumière de l’entrée, je vis Narsia et Sarpi aider le capitaine et sortir en courant avec les autres Gardes d’Ato. Ew Skalpaï les suivait, en claudiquant. Sans doute, avaient-ils pensé qu’il valait mieux méditer un peu avant d’affronter un saïnal, un démon et deux mages aussi puissants. Le saïnal, cependant, ne semblait pas désirer les tuer, me rendis-je compte. Il défendait seulement son territoire. Il n’avait rien à voir avec cet Ugabira… ou du moins, il n’avait pas l’air de vouloir s’emparer du cœur de ses victimes. En tout cas, ce saïnal savait se défendre. Drakvian et Iharath étaient restés aussi hébétés que moi, sans savoir quoi faire, convaincus sans doute que la mort les attendait dehors comme dedans.

Bouche bée, je vis le saïnal se précipiter pour fermer les portes, plongeant la salle dans l’obscurité. Cependant, j’ignorais pour quelle raison, transformée comme je l’étais, j’arrivais à voir à travers ces ombres invoquées. C’est pourquoi je me rendis compte que Wujiri et Galgarrios étaient toujours allongés sur le sol. Un bruit fracassant me fit relever la tête vers le saïnal : il faisait rouler une pierre pour la placer contre les battants de la porte.

C’est alors seulement que Drakvian parut recouvrer sa mobilité. Elle poussa une exclamation et saisit le bras d’Iharath, tombé à plat ventre sur le sol.

— Donne-moi les Triplées !

— Mais tu n’as plus de forces…

— Donne-les-moi !

Le saïnal émit des bruits gutturaux et tous deux se turent, épouvantés. Moi, je demeurai encore plus sidérée, s’il se peut. Appuyée contre le mur, je soufflai de stupéfaction. Le saïnal venait de parler en tajal !

Ses paroles, je les connaissais parfaitement : elles signifiaient « Bonjour ». Je me remis de mon ahurissement et je m’efforçai de répondre à voix haute :

— Taü kras.

Les yeux blancs du saïnal étincelèrent et, entre les ombres, je discernai sa bouche et sa langue bleue. Il me souriait ! Tremblante, je me détachai du mur et je portai la main à l’épaule, réalisant le salut des démons pour le remercier. Le saïnal sembla accepter mes remerciements, car il inclina légèrement la tête et les ombres se firent moins denses.

— S’il te plaît, peux-tu dire aux compagnons qui ont essayé de te sauver qu’ils se tranquillisent ? Il est vrai qu’ils sont entrés dans ma demeure sans ma permission et qu’ils m’ont lancé des boules de feu, mais qu’ils se rassurent, je n’ai pas l’intention de leur faire de mal. Je ne suis pas quelqu’un de rancunier.

Il laissa échapper un profond éclat de rire et je le regardai fixement.

« Syu, Frundis, je délire ou je suis en train de parler avec un saïnal ? », leur demandai-je, ahurie.

« J’admets que c’est la première fois que je vois une de ces créatures », avoua le bâton, étrangement silencieux.

On voyait qu’il était impressionné. Je secouai discrètement la tête. Les saïnals étaient censés être des créatures des enfers. Tout le monde les craignait et quoiqu’on raconte qu’ils étaient intelligents, beaucoup pensaient que leur esprit était seulement le reflet du Mal en personne.

Patient, le saïnal répéta ses paroles.

— Tu me comprends, n’est-ce pas ?

— J’acquiesçai précipitamment.

— Bien sûr. Je leur dis tout de suite.

J’avançai comme une vieille, en m’appuyant sur Frundis. La vampire et le semi-elfe nous contemplaient tour à tour, incrédules. Dans leur chute, leurs visages étaient restés à découvert et, maintenant, on voyait clairement les crocs blancs de Drakvian dans sa bouche entrouverte d’étonnement. Lorsque je passai devant Galgarrios, je le vis livide comme un spectre.

— Euh… Drakvian… Iharath —prononçai-je, en les rejoignant—. Ne vous inquiétez pas. Le saïnal nous a sauvé la vie. Enfin… il m’a sauvé la vie —rectifiai-je.

La vampire secoua la tête, hallucinée.

— C’est quoi, cette langue étrange ?

— C’est du tajal, la langue des démons —expliquai-je tranquillement.

Iharath souffla et s’approcha. Lorsqu’il parvint à voir mon visage, il se mit à trembler.

— Alors, c’est donc vrai… Tu es un démon —murmura-t-il avec une petite voix.

Je plissai les yeux.

— Toi qui as été une ombre pendant tant d’années, je croyais que tu serais plus tolérant. Marévor l’a été.

Le semi-elfe demeura figé quelques secondes, les yeux exorbités, me détaillant de près avant d’inspirer profondément. Il acquiesça plusieurs fois, étourdi.

— Oui. Oui. —Ses yeux brillèrent de curiosité—. Mais alors… c’est quoi exactement un démon ?

Drakvian poussa un grognement.

— Iharath, s’il te plaît, ne commence pas avec tes airs de chercheur. Nous avons un saïnal en face de nous. Au fait, Shaedra… il t’a expliqué pourquoi il a fermé les portes avec cette énorme pierre ?

Iharath eut un petit rire nerveux.

— Pour éviter les courants d’air, peut-être.

— Ne vous affolez pas —leur dis-je—. Je vais essayer de parler avec lui. Peut-être qu’il sait quelque chose sur Kyissé.

— Ah ! —fit soudain le saïnal, en s’approchant presque timidement. Drakvian et Iharath reculèrent instinctivement. Le comportement du saïnal était très étrange, pensai-je. D’abord, il secouait tout le monde et il se conduisait comme le pire des monstres et, ensuite, il parlait sur un ton paisible et courtois. Il sourit, découvrant sa langue bleue—. Vous cherchez la Fleur Blanche qui est passée par ici ?

J’écarquillai les yeux.

— Tu as vu passer la fillette ?

— Bien sûr —répondit-il.

J’entendis des bruits étouffés au-dehors et, avant que je n’aie le temps de lui demander où était allée Kyissé, le saïnal ajouta :

— Suivez-moi. Ce lieu n’est pas un bon endroit pour parler. Ces saïjits pourraient vouloir revenir.

Il s’éloigna vers le fond de la salle et se tourna de nouveau vers moi.

— Tu viens ?

J’acquiesçai et je jetai un regard vers la porte, par laquelle s’infiltraient de timides rayons de lumière. Visiblement, les Gardes d’Ato avaient décidé d’attendre un peu avant de revenir à la charge. À moins qu’ils ne croient Galgarrios et Wujiri perdus à jamais et soient partis en courant à Ato pour informer tout le monde qu’un démon m’avait possédée… Je fermai brièvement les yeux. Il valait mieux ne pas penser à cela. Je fis signe à Drakvian et à Iharath de me suivre. En passant près du caïte et de l’elfe noir, j’hésitai, mais je décidai de ne rien dire. Peut-être que le saïnal les avait réellement oubliés.

— Ils sont bons ? —demanda alors le saïnal.

Je le regardai, interdite.

— Comment ?

La créature d’ombres tendit une main noire vers Galgarrios et Wujiri.

— Ils sont bons ?

Je tressaillis, épouvantée.

— Non ! Ça non. Tu ne peux pas les manger. Ce sont mes amis.

Le saïnal arqua un sourcil.

— Ah ! Ce sont des amis —répéta-t-il—. C’est ce que je voulais dire. Ne t’inquiète pas, je ne mange pas de viande.

Son affirmation me laissa ébahie.

— Tu ne manges pas de viande ? Mais tu es un saïnal !

La créature infernale sourit largement, la bouche béante.

— Tous les saïnals ne se ressemblent pas. Par ici —dit-il alors.

Il se pencha et, avec ses longs bras, il ouvrit le sol… J’étouffai une exclamation de surprise. Une trappe, compris-je, impressionnée, plissant les yeux vers le trou noir qui venait de s’ouvrir. Vraiment, elle était bien camouflée. Tout espoir n’était pas perdu, me dis-je. Cette issue était notre salut… tant qu’elle ne conduisait pas à quelque chose de pire…

— Continuez tout droit. —Le saïnal réduisit ses yeux à deux fentes blanches souriantes—. Je vous rattrape tout de suite.

Je l’observai un moment avec étonnement.

— Pourquoi m’as-tu aidée ? —demandai-je enfin.

— Ah ! —le saïnal semblait moitié amusé moitié surpris par la question—. Eh bien… je suppose que parce que je ne voulais pas te voir mourir. Tu ne crois pas que cela aurait été infâme de te laisser tuer par ces saïjits ?

J’arquai un sourcil.

— Euh… oui. Terriblement infâme —approuvai-je.

Je ne voyais pas d’autre solution que de faire confiance à ce saïnal ; j’eus pourtant du mal à convaincre Drakvian et Iharath de descendre par l’échelle de la trappe. La vampire était tendue comme la corde d’un arc.

— Comment peux-tu te fier à un saïnal ? —me chuchota-t-elle.

— Drakvian —soupirai-je patiemment—. Si tu sors de cette tour, les gardes te tueront. Tu vois bien que pour le moment ceci est le meilleur chemin —conclus-je, en indiquant l’échelle.

Iharath prit le bras de la vampire.

— En avant.

Je les vis descendre et je me tournai vers le saïnal. Celui-ci venait de prendre Wujiri dans ces bras.

— Si tu veux m’aider —me dit-il—, tu peux essayer de réveiller le blond. Il est conscient.

Je me précipitai vers Galgarrios et je m’arrêtai à mi-chemin. Je me concentrai et je bridai ma Sréda. En une minute, j’avais retrouvé mon aspect habituel de terniane.

— Galgarrios —murmurai-je, en m’agenouillant auprès de lui—. Tu vas bien ? —Comme le caïte ne répondait pas, je me tournai vers le saïnal—. Que penses-tu faire d’eux ? Pourquoi… pourquoi ne les laisses-tu pas libres tout simplement ?

Le saïnal haussa les épaules.

— Je ne vais pas les laisser dans ma tour. Et je ne vais pas rouvrir cette porte. Le blond en a déjà trop vu —ajouta-t-il, en indiquant la trappe d’un geste vague—. Ils viennent avec nous. Et ne t’inquiète pas pour eux. Ils ont simplement subi les effets de toxines. Ils s’en remettront. Il ne leur arrivera rien —insista-t-il.

Ses paroles me firent siffler entre mes dents.

— Je suppose qu’on ne peut pas négocier ? —Une pointe d’irritation perçait dans ma voix.

— Non —répondit-il avec franchise—. Je continuerais à parler avec toi avec grand plaisir. Toutefois, nous ne pouvons rester ici. Je brûle de savoir ce que fait un démon à la recherche de la Fleur Blanche, accompagnée d’une vampire, d’un singe et d’un bâton bruyant.

Un son de mirliton outragé traversa mon esprit.

« Bâton bruyant ? », s’exclama Frundis. Il suffoquait presque de se voir ainsi calomnié. « Saints clairons ! Honte à tous les saïnals ! Je suis un bâton compositeur. Dis-le-lui, Shaedra ! Ce n’est pas possible… »

Je retins un éclat de rire.

— C’est un bâton compositeur, saïnal. Il a une conscience, et pas n’importe laquelle.

Les deux lunes sur son visage noir s’agrandirent légèrement.

— Oh. Mes plus sincères excuses, bâton. Mon nom est Ga —reprit-il, alors qu’il arrivait près de la trappe.

— Moi, c’est Shaedra —répondis-je.

Je secouai la tête, ahurie. Je parlais avec un saïnal, en tajal, me répétai-je. Était-ce possible ? Les questions tourbillonnaient dans ma tête, si nombreuses qu’elles m’empêchaient de penser correctement. Tremblant d’épuisement, j’essayai d’aider Galgarrios à se relever. Celui-ci me regarda avec des yeux vitreux. Un léger éclat dans son iris prouvait cependant qu’il était conscient.

— Je te jure que je ne permettrai à personne de te faire de mal —affirmai-je.

Je lui souris affectueusement. Galgarrios cligna des yeux et acquiesça.

— Tu es… Shaedra ? —demanda-t-il. Je sentis que son corps s’appuyait moins sur moi, comme s’il reprenait des forces.

— Bien sûr. C’est moi.

— Shaedra.

— Shaedra —confirmai-je, inquiète de son état d’esprit—. Galgarrios… dis-moi. —Je me mordis la lèvre—. Nous sommes toujours amis, n’est-ce pas ?

Galgarrios sourit faiblement.

— Amis comme toujours.

25 Épilogue

La cave sous la Tour de Shéthil menait vers d’autres passages secrets qui débouchaient sur une caverne de pierre. Là, l’air était particulièrement chaud.

Des centaines de kéréjats virevoltaient dans la salle, l’éclairant d’une douce lumière. En entendant le murmure cristallin de l’eau, Ga sourit largement, elle déposa doucement le corps du saïjit sur le sol couvert de mousse et elle s’approcha d’un des bassins. Elle tendit son énorme bouche et aspira l’eau. Que c’était agréable de la sentir parcourir tout son corps ! L’eau absorbée se transforma rapidement en ombres et la saïnal observa ses mains acquérir soudain plus d’élasticité. Elle se tourna vers ses invités et les vit, debout près du tunnel, marmonnant tout bas.

— Venez, approchez-vous ! —les encouragea-t-elle—. À partir de là, tous les tunnels s’entrecroisent et les ombres nous guident.

— Il dit que nous nous approchions —traduit la démone, laconique.

— Mouais… —grogna la vampire.

La saïnal les observa, à la fois intriguée et amusée. Ils formaient un groupe étrange. Une démone, amie de saïjits, de singes et de bâtons, qui venait de dévoiler sa véritable nature aux quatre vents. Une vampire capable de créer d’énormes boules de feu… Heureusement que la peau des saïnals était assez résistante au feu. Elle riva ses yeux sur celui qui avait l’apparence d’un semi-elfe. Celui-ci était peut-être le plus étrange de tous : si elle avait bien entendu la démone, il avait été une ombre, par le passé. Elle comprenait mieux pourquoi son corps semblait être un et double à la fois. Un curieux mélange d’énergie maintenait ces deux corps unis. Un être difforme, sans aucun doute. Kaarnis, Démon Majeur de l’Obscurité, l’aurait étudié avec plaisir, pensa-t-elle, avec ironie.

Quant au saïjit caïte, il commençait de nouveau à sentir les effets des toxines et ses yeux se voilaient et son corps vacillait. La saïnal réprima un soupir. Cela n’allait pas être une tâche facile d’avancer dans les tunnels avec lui et avec l’elfe noir.

La démone leva sur elle des yeux verts chargés de questions. Elle semblait davantage se préoccuper de savoir ce que Ga allait faire d’eux que de la panique que causerait l’arrivée des gardes de retour dans leur village saïjit. Ga se répéta qu’elle avait agi correctement en les laissant s’échapper. Elle ne pouvait pas tous les capturer. Et sa conscience lui interdisait de les tuer juste pour protéger cette démone inconsciente. Mais elle savait que d’autres saïnals seraient très excités à l’idée de voir bientôt tout un village saïjit parler de démons et de « monstres des abysses ». Certains de ses congénères semblaient désirer ardemment qu’une nouvelle Guerre de la Perdition éclate.

Les murmures étaient incessants et la saïnal sortit sa langue, souriante. Ces invités étaient plus bruyants qu’une cascade d’eau.

— Ga —dit alors la démone, hésitante—. Encore merci de m’avoir sauvé la vie. —Elle se racla la gorge—. En fait, j’ai deux… non, trois questions à te poser.

Ga modela son corps pour absorber les ombres et ne pas aveugler ses chers invités.

— Seulement trois ? —protesta-t-elle—. Moi, j’en ai beaucoup plus. Mais, vas-y, dis-moi, quelles sont ces trois questions ?

La démone échangea un rapide coup d’œil avec son singe et Ga crut percevoir une étrange énergie entre eux.

— Premièrement —dit-elle—, quelles sont ces toxines que tu as jetées à Galgarrios et Wujiri ? Deuxièmement, si Kyissé est passée par là, où est-elle et comment se fait-il que tu les aies laissés passer, elle et ses ravisseurs ? Et troisièmement… —elle fronça les sourcils, comme pour se rappeler quelle était sa troisième question, puis elle demanda finalement— : Si tu n’as pas de mauvaises intentions et que tu nous as aidés à nous en sortir, qu’attends-tu de nous ?

Ga laissa échapper un éclat de rire bruyant et la vampire et le semi-elfe reculèrent légèrement. La démone, par contre, demeura près de son ami saïjit, immobile.

— Cela faisait longtemps que l’on ne me posait pas autant de questions —avoua Ga joyeusement, et elle s’assit sur la mousse qui recouvrait le sol, nous faisant signe de l’imiter—. Comme je te l’ai dit, moi aussi, j’ai des questions. Mais puisque vous êtes mes invités, je vous répondrai en premier.

Elle les vit, l’un après l’autre, s’asseoir avec appréhension à quelques mètres d’elle.

— Pour répondre à ta première question, les toxines paralysent l’esprit, mais tes amis se remettront bientôt —assura-t-elle—. Pour ce qui est de ta dernière question, je n’attends rien de vous, excepté que vous me suiviez où je dois vous conduire et que vous répondiez à mes doutes. Quant à ta deuxième question, la Fleur Blanche a suivi les tunnels. Et je ne comprends pas très bien pourquoi tu utilises le mot « ravisseurs ». Ce ne sont pas des ravisseurs. Ce sont des amis à moi. Ils m’ont même apporté tout une coupe de pétales de fleurs. Un vrai festin —affirma-t-elle, en ronronnant presque. Elle perçut l’étonnement de la démone et ajouta— : Ils m’ont demandé de surveiller la tour aujourd’hui. Et maintenant je comprends la raison. Mais pourquoi ces gardes poursuivaient-ils la Fleur Blanche ? Pourquoi la cherches-tu, toi, gentille démone ?

— Ce sont des amis à toi ? —souffla la démone—. Mais… —Elle se racla la gorge—. Nous, nous poursuivions ceux qui ont enlevé la fillette à Ato. —Elle plissa les yeux—. Qui sont ces « amis » ?

Ga remarqua que la vampire la regardait fixement depuis un bon moment et elle s’agita, mal à l’aise.

— Ce sont des amis —répondit-elle—. Toi, tu étais garde avec ces saïjits, n’est-ce pas ?

Sa question était plus ou moins rhétorique : la démone portait la même tunique jaune que les gardes et elle était entrée avec eux. Elle vit le visage de la démone se rembrunir.

— Je l’étais, oui —affirma-t-elle—. Notre objectif était de sauver la fillette.

Ga souffla. Tout cela était vraiment ironique. De fait, ceux qui avaient mené la Fleur Blanche à la tour lui avaient dit exactement la même chose. Pourtant, elle se fiait davantage à eux qu’à la démone.

— La Fleur Blanche est retournée à son foyer —déclara Ga—. Tu n’as plus besoin de la chercher davantage.

— À son foyer ? —répéta la démone, altérée—. Que veux-tu dire ? Tu parles du château de Klanez ?

Ga pencha la tête.

— Quel château ? Non. Je crois que cela faisait plus d’un mois que le sauvetage de la Fleur du Nord était planifié. Le monde saïjit n’est pas son foyer.

Visiblement, ses explications ne faisaient qu’engendrer de nouvelles questions dans l’esprit de la démone.

— Est-il possible que… —La démone semblait se parler à elle-même—. Est-il possible que les grands-parents de Kyissé aient appris son existence et aient tenté de la récupérer ?

Lorsque Ga bougea son long bras pour se gratter tranquillement le dos, le semi-elfe fit une moue de dégoût.

— Je ne sais pas de quoi tu parles, Shae… Shaedra —la saïnal prononça le nom, espérant ne pas trop le déformer—. En tout cas, la Fleur Blanche se porte à merveille.

— Et comment veux-tu que je te croie ? —s’écria-t-elle soudain—. Je dois voir ces amis à toi, Ga. S’il te plaît —la supplia-t-elle.

La saïnal soupira. Les yeux de la démone brillaient avec tant de force… La saïnal était assez maladroite pour reconnaître les sentiments, mais, là, elle ne put pas se tromper. La démone aimait la Fleur Blanche de tout son cœur et désirait la voir saine et sauve de ses propres yeux.

— C’est bon —capitula-t-elle—. Je te conduirai jusqu’à eux. Les tunnels qui mènent à la Maison des Fleurs sont dangereux et labyrinthiques. —La démone la contempla, bouche bée. Visiblement, elle ne s’attendait pas à ce qu’elle l’écoute. Ga hésita—. Toutefois… —Elle se sentit mal en pensant à ce qu’elle allait dire, mais finalement elle se décida— : Avant, tu devras m’aider à faire quelque chose. Je ne te conduirai à la Fleur Blanche qu’après.

L’espoir illumina de nouveau le visage de la démone. Pourtant, Ga perçut une lueur de méfiance.

— À quoi devrai-je t’aider ?

Ga ne pouvait pas rougir, mais elle s’agita, comme honteuse de ce qu’elle allait demander.

— Je veux une spiartea de soleil —déclara-t-elle enfin.

La démone ne sembla pas impressionnée. Se pouvait-il qu’elle ne sache pas ce qu’était une spiartea de soleil ? Ga se sentit presque indignée.

— Quelle que soit cette chose, j’accepte le marché —annonça pourtant la démone, en tendant la main.

Les yeux blancs de Ga s’intensifièrent. Depuis quand un démon acceptait un marché avec autant d’insouciance ? Elle s’esclaffa. Décidément, cette démone lui était sympathique. Elle tendit une main mouvante d’ombres et saisit la main de la jeune inconsciente.

Lorsqu’elle lâcha la démone, celle-ci secoua sa main, sentant sûrement des décharges d’énergie arikbète. La vampire laissa échapper un soupir.

— Dites, est-ce qu’on pourrait savoir de quoi vous parlez, maintenant ?

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.

Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.

Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.

Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :

Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)

Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.

Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.

Petit glossaire

Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.

Premier tome

Saïjits
Un saïjit est un groupe créé arbitrairement qui contient les races humanoïdes suivantes : bélarque, caïte, nain des cavernes, nain des bois, elfe noir, elfe de la terre, elfocane, faïngal, gnome, humain, hobbit, mirol, nuron, orc noir, orc des marais, orquin, sibilien, ternian, tiyan. Dans la Terre Baie, les saïjits vivent en moyenne 120 ans.
Portail funeste
Entrée qui fait communiquer les Souterrains avec la Superficie.
Jours de la semaine
Il y a six jours par semaine : Javelot, Druse, Lubas, Griffe, Blizzard, Guiblanc.
Mois
Il y a douze mois de trente jours dans un an. Au printemps : Planches, Ruisseaux, Gorgone. En été : Cerf, Mussarre, Amertume. En automne : Épine, Ossune, Vidanio. En hiver : Corale, Saneige, Ports.
Pagodes
Les Pagodes sont des centres d’apprentissage à Ajensoldra. Généralement, tous les enfants de six à douze ans y reçoivent les bases de leur éducation. On les appelle alors les nérus. Après les douze ans, ceux qui souhaitent devenir celmistes, Sentinelles, etc. restent à la Pagode. Un pagodiste deviendra snori, puis kal et cékal. Le rang des orilhs est réservé pour ceux qui ont accompli les Années de Dette et ont su se forger une réputation.

Deuxième tome

Énergies
Il existe deux grands types d’énergies : les énergies darsiques et les énergies asdroniques. Les darsiques sont des énergies qui sont toujours présentes, elles sont naturelles et intrinsèques : le jaïpu, le morjas et le païras sont les trois énergies darsiques les plus connues. Les énergies asdroniques sont des énergies créées —que ce soit par des celmistes ou par des phénomènes naturels—. Elles sont nombreuses. La bréjique, l’orique, la brulique, l’essenciatique, la mortique, etc. sont des énergies asdroniques.
Apathisme
Un apathique est une personne, généralement un celmiste, qui arrive à consumer entièrement sa tige énergétique et subit une perturbation mentale, temporelle ou chronique.

Troisième tome

Nécromancie
La nécromancie est l’art de moduler le morjas des os. Un sortilège nécromancien génère de l’énergie mortique. Un squelette mort-vivant est empli d’énergie mortique. Les nakrus, les liches et les squelettes-aveugles sont capables de se régénérer tout seuls à partir de leurs os.

Quatrième tome

Démons
Les démons saïjits sont des saïjits dont la Sréda a subi une mutation. Dans le monde des démons, il existe des communautés, dont certaines sont dirigées par des démons portant le titre ancestral de « Démon Majeur ». Les tahmars sont des démons ne pouvant pas revenir à leur forme saïjit, contrairement aux yirs. Les kandaks ou sanvildars sont des démons ayant perdu tout contrôle sur leur Sréda et ayant subi une perturbation mentale brutale.

Cinquième tome

Ajensoldra
Ajensoldra possède six villes principales : Aefna, Kaendra, Belyac, Agrilia, Neiram, Yurdas et Ato.
Aefna
Aefna est la capitale d’Ajensoldra, située à l’ouest. Là sont installées la plupart des grandes familles d’Ajensoldra (dont les Ashar ou les Nézaru). La Place de Laya divise la ville du sud-est au nord-ouest, séparant le Temple, les palais et le Palais Royal du centre-ville et du Sanctuaire.

Sixième tome

La Fille-Dieu et le Fils-Dieu
Pour une durée d’environ quatre ans, sont élus deux enfants du peuple, de moins de quatorze ans, comme Fille-Dieu et Fils-Dieu d’Ajensoldra, représentants de la religion érionique. Alors que la Fille-Dieu vit dans le Sanctuaire d’Aefna et remplit une fonction plutôt centrée sur les pèlerins et les prêtres et prêtresses, le Fils-Dieu est censé réaliser des voyages entre les villes ajensoldranaises, mais il vit la plupart du temps dans le Palais Royal de la capitale. Tous deux doivent impérativement assister aux grandes cérémonies du Temple d’Aefna.
La Pagode des Lézards
Cette pagode, située près de la ville de Kaendra, est considérée comme une relique, car elle est protégée par un sortilège très ancien qui la rend invisible de loin.

Septième tome

Confréries
Dans la Terre Baie, les confréries sont nombreuses. Les plus importantes sont la confrérie des Ombreux, les Moines de la Lumière, les raendays, les Dragons, les Mentistes et les Légendaires. Celles-ci s’étendent aussi bien à la Superficie que dans les Souterrains.
Religions
Dans les Souterrains, les deux religions les plus étendues sont l’étiséenne et la kawbara. À la Superficie, ce sont les religions sharbi, érionique, cébaril et huwala qui prédominent.

Huitième tome

Les Puits
Les Puits sont des lieux fermés où les démons emprisonnent par sécurité les kandaks, des démons transformés en bêtes ayant perdu totalement le contrôle de leur Sréda. Le Puits le plus connu est le Puits d’Uzahar, situé dans les Plaines du Feu.
La Forêt des Cordes
Contrairement à d’autres régions, où la répartition des races est très aléatoire, la Forêt des Cordes est majoritairement peuplée d’elfes de la terre et d’elfocanes. Les peuples commercent souvent avec la Ceinture du Feu et avec Éshingra, très rarement avec Ajensoldra. De tous les villages et villes des Royaumes de la Nuit, Mythrindash est la ville ayant les liens les plus solides avec Ajensoldra et, de ce fait, elle possède une importante population d’elfes noirs.

Neuvième tome

Les Ombreux
Les Ombreux sont une confrérie d’espions, de voleurs et de chasseurs de récompense assez décentralisée. En théorie, tous les confrères s’appuient financièrement au besoin, cependant la méritocratie prime. Il existe des rangs, attribués indépendamment par chaque Nohistra : botte, mainnoire, brave, capitaine, obscur, arsère. Les Nohistras s’occupent principalement de maintenir l’unité de la confrérie et de distribuer des tâches aux personnes qui ne les trouvent pas par elles-mêmes. Le Djirash est le kaprad des Ombreux. Il s’occupe en théorie de limiter le pouvoir des Nohistras et de régler leurs querelles.
Saïnal
Un saïnal est une créature à la peau changeante, normalement totalement noire, quoiqu’il puisse changer de couleur parfois. C’est un grand utilisateur d’énergie arikbète. Il boit beaucoup d’eau, à partir de laquelle il génère les particules et les ombres qui le constituent. Normalement, les saïnals sont carnivores. La plupart des saïjits les considèrent comme des créatures des Enfers.

Fin du tome 9, Obscurités, page du projet