Fiche du tome : Comme le vent

Tome 6, Comme le vent, Cycle de Shaedra —version du 10/06/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra

Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.

Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).

Titre original : Como el viento (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.

Projet commencé en 2012.

Tomes du Cycle de Shaedra

  1. La flamme d’Ato
  2. L’éclair de la rage
  3. La musique du feu
  4. La porte des démons
  5. L’histoire de la dragonne orpheline
  6. Comme le vent
  7. L’esprit Sans Nom
  8. Nuages de glace
  9. Obscurités
  10. au prochain numéro…

1 Le Sanctuaire

1 Intramuros

Des voix murmuraient dans la rue silencieuse et sombre. Le vent, après avoir soufflé toute la nuit, s’était apaisé, mais la poussière rouge du désert restait en suspension et tournoyait encore, doucement poussée par la brise.

La Bougie, à travers le brouillard de sable, empourprait la nuit et l’on percevait derrière ce rideau écarlate l’ombre éminente du Mont escarpé du Sanctuaire se dressant au-dessus d’Aefna.

— J’ai toujours entendu dire que le Sanctuaire était gardé par les Arsays de la Mort.

Assis sur des tonneaux, sur une petite place déserte, Aryès et moi, nous attendions avec une certaine impatience l’apparition d’une silhouette.

— C’est ce que dit le livre que m’a offert Wiguy —approuvai-je—. Les légendes disent qu’ils sont immortels.

Aryès souffla.

— Les légendes racontent beaucoup de mensonges —répliqua-t-il.

Je souris, songeuse.

— Frundis a connu un Arsay, une fois.

— Vraiment ? —fit Aryès, impressionné—. Et que t’a-t-il raconté ?

— Il a dit que c’était un ignorant. Je suppose qu’il devait le juger sur ses connaissances musicales —ajoutai-je, avec un demi-sourire.

Aryès sourit. Quelques mèches de cheveux très blanches dépassaient des bords de sa capuche. Il perçut mon regard et un silence chargé de pensées tomba entre nous. Je n’arrivais pas encore à croire qu’Aryès ait pu s’en aller pendant tant de mois, volontairement. “Lorsque je me suis réveillé, sous la tente, j’ai vu que tu étais partie. Je t’ai suivie, mais je ne t’ai pas trouvée”, m’avait-il raconté, tandis que j’essayai de me remettre de l’émotion, allongée dans ma chambre. En voyant qu’il ne me trouvait pas, Aryès s’était souvenu des paroles que lui avait adressées le maître Helith et il avait décidé de tenter la chance et de trouver un celmiste orique qui vivait, solitaire, perdu dans les Hordes. Et, pour le moment, je n’étais pas parvenue à lui soutirer grand-chose d’autre, parce que la journée avait été très remplie, entre les combats har-karistes, les épreuves d’illusionnisme et celles des autres kals. De plus, je ne sais pour quelle mystérieuse raison, Aryès ne voulait pas que les autres kals sachent qu’il était à Aefna. Aussi, je n’avais pas pu parler avec lui de toute la journée, et les autres n’étaient au courant de rien.

L’ennui, c’est que, même maintenant, nous n’avions pas beaucoup de temps pour parler. Lénissu arriverait d’un moment à l’autre. Et ensuite, je devrais aller voir les Communautaires…

Cette simple pensée me donna la chair de poule, malgré l’air chaud qui nous entourait. Aryès secoua la tête, comme pour chasser quelques rêveries.

— C’est la première fois que je vois un brouillard de sable —commenta-t-il.

Je fis une moue. Il était clair que le brouillard de sable était la moindre de ses préoccupations en ce moment.

— Comment es-tu venu à Aefna ? —demandai-je.

Aryès se mordit la lèvre et esquissa un sourire.

— En carriole. Avec des musiciens.

— Et où loges-tu ?

Le kadaelfe ouvrit la bouche et la referma, en fronçant les sourcils. Il finit par admettre :

— Je n’y ai pas encore pensé. Les musiciens se sont arrêtés, hier, dans un village de la plaine et j’ai continué à pied tout seul vers Aefna.

— De nuit ? —soufflai-je—. Mais on n’y voit même pas un dragon.

— Bah ! —dit Aryès, avec un mouvement de la main—. Je ne voulais pas dormir dans cette taverne et je n’étais pas fatigué.

Je l’observai attentivement.

— Je peux te poser une question ?

Aryès haussa les sourcils tout en se penchant en arrière et il me rappela alors un peu Lénissu.

— Vas-y.

— Eh bien… pourquoi as-tu les cheveux blancs ?

Aryès soupira.

— Je t’ai dit que c’était une longue histoire. Et Lénissu va arriver d’un moment à l’autre. Je ne voudrais pas raconter l’histoire à moitié.

Je croisai les bras, sceptique, puis je jetai un coup d’œil aux alentours et je fronçai les sourcils.

— Lénissu est en retard.

— Tu es sûre que tu ne te trompes pas d’endroit ? —me demanda-t-il, après un silence.

J’avais commencé à me faire les griffes sur le tonneau et, en remarquant le regard d’Aryès, je m’arrêtai aussitôt.

— Qu’est-ce qui peut bien le retarder, à ton avis ?

Je fis une moue d’incompréhension. Mais, dans ma tête, je m’imaginais déjà dix mille possibilités. Lénissu avait-il eu quelque problème ? Ou plutôt, un des mille problèmes qu’il collectionnait avait-il mal tourné ? Avait-il dû quitter Aefna en toute hâte ? … Ou bien avait-il oublié notre rendez-vous ? Avec tant d’histoires à régler, il était clair qu’il ne pouvait pas se souvenir de tout…

— Allez, arrête de te préoccuper —me dit Aryès, en soupirant—. Il finira bien par venir. Au fait, je n’arrive pas encore à comprendre cette histoire d’échange de prisonniers. Qu’est-il arrivé à Lénissu ? En tout cas, une chose est sûre, ses amis l’ont sauvé, puisqu’à présent il est à Aefna.

Je me frottai le menton et je répondis :

— C’est une très longue histoire.

Aryès me regarda et laissa échapper un rire silencieux.

— Bon, d’accord —concéda-t-il—. Je vais te faire un bref résumé de ce qui s’est passé dans les Hordes. J’ai marché pendant plusieurs semaines, sans rien à manger avec la certitude que j’allais mourir d’une façon absurde. Et c’est une chance que je me sois alors souvenu de ce que m’avait dit Marévor Helith : “tu trouveras l’endroit au pied de la Montagne des Trois Pics”. J’ai aperçu la montagne et j’ai suivi les… hum… les conseils que m’avait donnés le maître Helith.

— Quels conseils ? —intervins-je, surprise par le ton de sa voix.

— Eh bien, selon lui, je devais rester étendu sur le sol pendant un jour entier pour survivre à ma rencontre avec le nécromancien.

Je restai pétrifiée en l’entendant.

— Nécro-mancien ? —articulai-je, horrifiée.

Aryès leva la main, pour m’apaiser.

— Du calme, je me suis précipité en employant ce mot. C’est un celmiste orique. Pas un nécromancien. Ce qu’il y a, c’est qu’il a essayé de le devenir, mais il n’y est pas parvenu. Par contre, il a réussi à faire des choses étranges avec l’énergie mortique et, maintenant, c’est comme s’il était, disons, moitié…

Il se tut, l’air hésitant, et je haussai un sourcil, craignant le pire.

— Moitié quoi ? —l’encourageai-je.

— Moitié mort. La moitié de son corps est celle d’un squelette. Mais cela ne l’empêche pas d’être un excellent orique… Cependant, il est… très particulier. Disons qu’il a un esprit différent. Lorsqu’il m’a accueilli, il s’est montré très sympathique, sans aucun doute. Mais ses manières d’enseigner m’ont paru épouvantables.

— Et pourquoi es-tu resté si longtemps, alors ? —réussis-je à demander, malgré mon état de profonde confusion—. Et que veux-tu dire par « épouvantables » ?

Aryès se gratta la tête, et il allait répondre lorsque, soudain, une silhouette surgit de l’obscurité et des brumes de sable.

— Shaedra ? —murmura-t-elle, hésitante.

Je me levai aussitôt et je penchai la tête de côté. Cela ne pouvait être que Lénissu. Je me sentis soulagée de le voir et, en même temps, impatiente de savoir qui diables était ce celmiste orique qui avait enseigné l’énergie orique à Aryès pendant plusieurs mois.

— Je suis là —répondis-je—. Et devine qui est avec moi.

Le visage de Lénissu se dessina de plus en plus nettement au fur et à mesure qu’il approchait. Il passa devant moi, les sourcils froncés, et il s’inclina vers Aryès, l’observant avec attention, les doigts posés sur le menton.

— Que diables as-tu fait à tes cheveux ? —demanda-t-il finalement, sur un ton léger.

Aryès sourit et Lénissu éclata d’un grand rire, en le prenant dans ses bras.

— Tu m’as manqué, mon garçon !

— Chchut ! —fis-je, sans pouvoir retenir un large sourire en les voyant si émus—. Vous allez réveiller tout le quartier.

Lénissu s’écarta d’Aryès, souriant.

— Suivez-moi, allons dans un endroit plus tranquille.

Je compris ce qu’il voulait dire en entendant les rires débridés de deux ivrognes qui avançaient dans la rue sombre et nébuleuse. En silence, nous sortîmes de la place et nous suivîmes Lénissu. Je remarquai qu’il nous guidait vers le mont du Sanctuaire et je fronçai les sourcils, mal à l’aise. Kwayat m’avait donné des consignes précises pour trouver le lieu de rencontre, près du chemin qui montait au Sanctuaire, et le fait que Lénissu s’en approche autant ne me réconfortait pas. Il est vrai que j’avais de plus en plus envie de tout lui raconter, mais, comme lui ne racontait jamais rien, je ne voyais pas pourquoi j’allais révéler tous mes secrets. Même si certains étaient plutôt lourds. Sans le vouloir, je fis une grimace en m’imaginant sa réaction si j’adoptais soudain mon autre forme. Mieux valait ne pas y penser.

Le mont du Sanctuaire était couvert d’arbres énormes et magnifiques. De jour, il ressemblait à une île verte qui aurait surgi près d’un agglomérat de maisons et de jardins. Une promenade d’une vingtaine de mètres de largeur entourait la moitié de la colline et, dans l’obscurité de la nuit, des lanternes brillaient, perçant le brouillard qui tendait à les occulter. Dans le livre de Wiguy, on appelait cet endroit l’Anneau. En arrivant sur la promenade, Lénissu tourna à gauche. Peu après, il s’engagea dans une ruelle et se retourna vers nous.

— Je compte sur vous pour ne jamais venir ici sans ma permission —murmura-t-il.

J’arquai un sourcil et je le vis alors écarter un tonneau. Je plissai les yeux pour essayer de voir quelque chose. Lénissu ouvrit le sol et j’écarquillai les yeux… Il y avait une trappe, compris-je. Sans savoir à quoi m’attendre, j’échangeai un regard intrigué avec Aryès et nous suivîmes mon oncle par l’escalier qui descendait.

Tout était plongé dans l’obscurité.

— On n’y voit rien —me plaignis-je, à voix basse.

Lénissu referma la trappe derrière nous et alluma une lanterne. Je regardai autour de moi, curieuse. La pièce était petite. Il y avait quelques coussins, une caisse en bois avec un tas d’objets étranges et c’était tout.

— C’est… claustrophobique —commenta Aryès. Sa moue de désagrément montrait clairement qu’il se sentait mal à l’aise.

— Tu vis ici ? —demandai-je.

Lénissu laissa échapper un petit rire.

— Ce n’est pas mon logement préféré, mais oui, pour le moment, je vis ici. Qu’en pensez-vous ? Un de ses avantages, c’est qu’il est assez isolé. Bon, maintenant, Aryès, j’aimerais savoir où diables tu étais passé.

Aryès, cette fois, n’avait pas d’excuses pour reporter son récit. Nous nous assîmes sur les coussins et, pendant que Lénissu nous donnait des pommes, le kadaelfe s’agita, inquiet.

— Comme je disais à Shaedra, la nuit où elle s’est échappée, j’ai essayé de la chercher, mais je n’ai pas réussi à trouver la moindre trace. J’ai marché pendant plusieurs jours dans les montagnes et… —Il marqua une pause, hésitant—. Le maître Helith, un jour, m’avait parlé d’un de ses amis qui vivait dans les Hordes et qui pouvait m’en apprendre davantage sur l’énergie orique.

Lénissu haussa un sourcil.

— Alors comme ça, tu as passé ces derniers mois avec cette personne —déduisit-il.

— Et quelle personne ! —ajoutai-je, en secouant la main, mais Aryès me jeta un regard impérieux. C’était lui qui racontait l’histoire.

— Cette personne s’est avérée être un celmiste orique très habile —poursuivit-il—. Il est capable de voler jusqu’à la cime d’un arbre et d’en redescendre sans incidents. Il peut accélérer la lévitation avec une grande précision. Ça a été… fantastique de l’avoir comme maître —ajouta-t-il, avec une admiration évidente.

Lénissu et moi, nous échangeâmes un regard pensif.

— Et ? —l’encourageai-je.

— Et… ça a été une expérience intéressante —dit-il—. Mais sa vie est trop solitaire et… euh… je dois avouer que c’était un maître horrible.

Je lui jetai un regard inquisiteur en me demandant pourquoi il ne disait pas à Lénissu ce qui m’avait le plus choquée : que ce prétendu maître était moitié vivant, moitié mort. N’avait-il pas l’intention de le lui dire ?

Aryès continua à parler de ses mois d’absence, racontant des scènes drôles, impressionnantes et étranges, mais il n’évoqua à aucun moment que ce fameux maître Pi dont il parlait, avait un jour aspiré à devenir nécromancien. D’après lui, cet homme avait tout l’air d’un ascète sympathique et excentrique aux idées insolites.

— Et les cheveux ? —demandai-je.

Aryès fit une moue.

— Euh… En fait, un jour, j’ai dépassé les limites en utilisant mes énergies et j’ai sombré dans un état d’apathisme et j’ai mis deux semaines à me rétablir. Une fois remis, je me suis rendu compte que j’avais les cheveux blancs.

Je le dévisageai, horrifiée.

— Mais c’est horrible ! —m’écriai-je—. Il aurait pu t’arriver quelque chose de très grave. —Je levai un doigt, menaçante—. Tu sais très bien combien il peut être dangereux de consumer la tige énergétique.

Aryès prit un air innocent.

— Je sais que cela peut être dangereux —reconnut-il—. Mais à toi aussi, cela t’est arrivé et tu t’en es remise. Je suis toujours le même, mais avec les cheveux blancs —ajouta-t-il avec un grand sourire.

Je le regardai fixement pendant un moment, puis finalement je souris.

— Si j’avais su que tu nageais dans de telles eaux, je serais allée te repêcher —lui assurai-je, un peu moqueuse.

Aryès roula les yeux.

— Sans aucun doute, je peux en dire autant.

— En tout cas —intervint Lénissu, pensif—, cela te donne un air de sage. Quoique… je suppose que tu sais ce que l’on dit des jeunes aux cheveux blancs comme toi.

— Oh, oui. Le maître Pi m’a raconté beaucoup d’histoires sur les zaharis.

— Les zaharis ? —répétai-je, sans comprendre.

— C’est une légende —m’expliqua Aryès—. On dit que c’étaient des demi-dieux immortels qui furent capables de détruire la ville mythique de Dail-irliam.

Je fronçai les sourcils. Il me semblait avoir entendu ces histoires. Alors, soudain, mon visage s’illumina.

— Maintenant que tu le dis, je me souviens d’une ballade que Frundis m’a chantée une ou deux fois. Elle racontait l’histoire d’un de ces dénommés zaharis. Dans la chanson, on les appelait les Immortels Exilés. Et si je me rappelle bien, c’était le titre d’ailleurs : Les Immortels Exilés.

— Frundis te raconte bien des histoires à ce que je vois —observa Lénissu, en esquissant un sourire—. Apparemment, les zaharis avaient aussi les cheveux blancs.

— Je suppose que ces immortels n’étaient pas les seuls à avoir les cheveux blancs —rétorquai-je, en soufflant—. Je ne vois pas le rapport.

— Mais d’autres la verront, ma chère nièce —commenta mon oncle, théâtral—. Il y a des gens très superstitieux. Et tu sais bien qu’il existe des légendes qui sont devenues réalité —ajouta-t-il, en levant l’index d’un air savant.

— Le maître Pi avait une très mauvaise opinion des superstitions —déclara Aryès—. Mais, boh, aujourd’hui tout le monde se teint les cheveux de toutes les couleurs. La superstition a été éradiquée en Ajensoldra.

Lénissu le regarda fixement, une expression sarcastique sur le visage.

— Je suis ravi de l’apprendre, jeune homme.

Aryès haussa les épaules, se désintéressant du sujet. Nous parlâmes alors de son voyage de retour, d’Aefna et du Tournoi.

— Au fait, Shaedra —dit soudain Lénissu—, ce matin j’ai été te voir combattre.

— Ah bon ? —m’exclamai-je, surprise.

— Tu ne luttes pas mal —me dit-il—. Quoique ces combats soient toujours un peu trop conventionnels. Trop de règles —commenta-t-il—. Mais quand tu as donné ce beau coup de pied à ce grand gaillard, tu m’as impressionné.

Je souris jusqu’aux oreilles.

— Vraiment ? Bon. C’était une idée de Syu. Moi, j’allais m’écarter sur le côté.

Lénissu ouvrit grand les yeux, très étonné.

— Je vois que Syu t’aide pour toutes sortes de choses. Où est-il en ce moment ?

— Il dort —répondis-je.

Syu était resté dans la chambre, avec Frundis. J’avais eu du mal à le convaincre que je ne pouvais pas l’emmener à la réunion des Communautaires. Je ne comprenais pas encore pourquoi un singe gawalt pouvait déranger, mais c’était partir du mauvais pied que de ne pas suivre quelques simples consignes. En plus, je préférais le savoir à l’abri, dans la chambre, qu’entouré de démons. Ce n’était pas que j’avais quoi que ce soit contre les démons, après tout j’en étais un, mais parmi tous les démons que j’avais connus jusqu’alors, j’avais l’impression de ne pas en avoir trouvé un seul en qui avoir réellement confiance.

Cela me fit penser à l’heure et je sursautai, sentant mon sang se glacer dans mes veines.

— Quelle heure est-il ? —haletai-je.

Lénissu s’interrompit au milieu d’une histoire rocambolesque que, logiquement, il n’avait pas pu vivre, mais qu’il racontait comme si elle lui était arrivée la veille.

— Aucune idée —répondit-il—. Mais tu as raison, il se fait tard et vous commencez à me fatiguer avec tant de bavardages. Tu as des combats demain ?

— C’est possible —dis-je. Mon oncle bâilla et j’en fis autant—. Mais j’ai déjà fait plus de la moitié des combats que je devais faire. Ça, c’est déjà un poids en moins.

— Quel esprit de compétition ! —me félicita Lénissu, moqueur.

Je me levai et je croisai le regard d’Aryès. Tout d’un coup, j’eus une idée.

— Dis donc, Lénissu, Aryès m’a dit qu’il ne savait pas où dormir. Il pourrait rester avec toi, ici. Comme ça, tu ne te sentirais pas seul. Qu’en pensez-vous ?

Lénissu et Aryès échangèrent un regard et tous deux hochèrent négativement la tête en protestant.

— Allez, vous vous entendez à merveille —insistai-je—. Et comme ça, Aryès te surveillera pour que tu ne fasses pas de bêtises.

— C’est plutôt toi qu’il devrait surveiller —répliqua Lénissu—. Veux-tu que nous t’accompagnions à la Pagode au cas où tu tomberais sur un troll en chemin ?

Je grimaçai et je refusai, en secouant énergiquement la tête.

— Ce ne sera pas nécessaire, merci, oncle Lénissu. Les trolls ne me font pas peur. Bonne nuit.

— Bon, d’accord —dit Lénissu—. Aryès reste avec moi pour cette nuit. Mais dis-moi une chose, Shaedra. J’ai l’impression que tu t’en vas très précipitamment. —Il marqua une pause et, en voyant que je ne répondais pas immédiatement, il plissa les yeux, l’air méditatif—. Comme si quelqu’un t’attendait.

— M’attendre ? Bien sûr qu’on m’attend. Syu et Frundis, même s’ils doivent probablement déjà ronfler.

Je remarquai, cependant, qu’Aryès avait légèrement écarquillé les yeux. Il semblait avoir deviné quelque chose.

— Shaedra —intervint-il—, tu es sûre que tout va bien ?

Je lui adressai un sourire moqueur.

— Tout va bien —assurai-je—. J’ai un sommeil de mille démons —fis-je, en bâillant de nouveau—. Je vais dormir. Bonne nuit !

Et je sortis par la trappe en courant, pour qu’ils ne posent pas plus de questions. Un instant, il me vint à l’esprit la terrible idée de placer le tonneau sur la trappe, mais je me retins. Je ne pouvais pas les bloquer parce que… et s’il m’arrivait quelque chose pendant la réunion des Communautaires ? Avec un soupir silencieux, je me fondis dans les ombres harmoniques, je traversai l’Anneau et je me dirigeai vers le chemin qui montait au Sanctuaire. Au pied de la montagne, il y avait plusieurs maisons. Je sondais l’obscurité de la nuit, à la recherche d’une porte arborant le symbole de la corporation des forgerons. Lorsque je le trouvai, je cherchai le jardin. J’essayai de me convaincre que je ne me trompais pas et je passai par-dessus le mur, en priant pour qu’il n’y ait pas de chiens de garde.

Mais non, je ne m’étais pas trompée. Dans le jardin, je vis l’arbre énorme dont m’avait parlé Kwayat. L’arbre s’élevait, imposant et lugubre dans la nuit. Je m’approchai et m’immobilisai, dans l’expectative. Kwayat m’avait enjoint de me rendre là et d’attendre. Tout était silencieux. Je m’assis sur une des racines de l’arbre et j’attendis, en me demandant cent fois pourquoi diables je me trouvai là. Les Communautaires ne m’avaient encore rien apporté, par contre, ils m’avaient donné des tas de préoccupations. Je me souvins des paroles de Sahiru. “Si tu sais gagner la confiance des Communautaires, ce sera un grand pas”, m’avait-il dit. Je ne voyais pas en quoi ce pouvait être un grand pas que de gagner la confiance d’un groupe dont le chef n’avait pas la moindre foi dans les principes pour lesquels luttaient ses membres. Apaiser les démons, les unir et éliminer leurs conflits… Cela semblait magnifique, mais pourquoi voulaient-ils me mêler à tout cela ?

J’entendis un bruit sourd et je m’agitai, anxieuse. L’heure était arrivée. La silhouette de Kierrel apparut dans le jardin, jetant des regards aux alentours, comme s’il cherchait quelque chose. À la lumière rougeoyante de la Bougie, il avait l’air d’un être surnaturel. Je pris mon courage à deux mains et je me levai.

— Je suis là —murmurai-je.

Je retins un sourire en percevant son léger mouvement de surprise. L’elfe noir me fit signe d’approcher.

— Bonne nuit —me dit-il, sur un ton grave—. Entrons.

Je le suivis vers des escaliers qui montaient jusqu’aux combles. Il poussa la porte et nous entrâmes. C’était un grenier tout à fait ordinaire, plein de bric-à-brac. Le toit était même percé par endroits et laissait s’infiltrer le sable rouge du désert. Les courants d’air me firent frissonner.

— Et Kwayat ? —demandai-je, après avoir observé l’intérieur.

Kierrel alluma une petite lampe à la lumière pâle et il s’assit confortablement dans un vieux fauteuil.

— Kwayat ne viendra pas. Il est occupé. Ne t’inquiète pas. Nous t’expliquerons simplement quelques règles que doivent suivre les démons. Allez, assieds-toi.

J’observai la pièce et, en voyant les outils en fer, je me rappelai que nous étions dans la maison d’un forgeron.

— Pourquoi une maison de forgeron ? —demandai-je, en m’asseyant sur un coussin moisi.

— Parce que, selon les croyances, les démons ont horreur du fer —dit Kierrel. Ses lèvres épaisses découvrirent des dents très blanches—. En plus, le forgeron qui travaille ici est notre ami.

J’ouvris grand les yeux.

— C’est aussi un démon ? —prononçai-je, tout étonnée.

— Tout à fait. Un bon forgeron. Il passe ses journées à donner des coups de marteaux et à recevoir des saïjits. Il vit comme l’un d’entre eux.

Il le disait avec une certaine moquerie et je fronçai les sourcils.

— Kwayat m’a dit que les démons, vous n’êtes pas… nous ne sommes pas réellement des saïjits.

Kierrel eut un large sourire.

— Bien sûr que nous ne le sommes pas. Celui qui possède la Sréda ne peut pas se considérer comme un saïjit. La forme que nous avons tout de suite n’est qu’une apparence. Vois-tu, moi, je suis né sous ma forme de démon et ce n’est qu’après que j’ai appris à me transformer en elfe noir.

Je le regardai fixement, avec une certaine appréhension, en essayant de m’imaginer Kierrel sous sa forme de démon.

— Comment se passe le Tournoi ? —me demanda Kierrel sur un ton naturel—. Il paraît que tu es une har-kariste de la Pagode Bleue.

— Oui. Euh… bon, en réalité, je suis seulement une apprentie.

— Bien sûr. Aujourd’hui, je suis allé voir le Tournoi har-kariste de niveau quatre. Smandji y était et il l’a emporté sur tous ses adversaires. Demain, il lutte contre Farkinfar. Tu les connais ?

Que je le veuille ou non, j’en savais long sur Farkinfar et Smandji, car il était impossible de ne pas écouter Sotkins lorsqu’elle était à côté, en train de raconter, surexcitée, tout ce qu’elle savait sur eux. Cependant, je fis non de la tête.

— Pas personnellement —répondis-je—. Mais on dit qu’ils sont très forts.

— Oui. Les combats sont impressionnants. Quoique cela ressemble plus à une danse qu’à une lutte —ajouta-t-il. À ce moment, on entendit un grincement et il se leva lentement.

— Combien sont-ils ? —demandai-je à voix basse.

Kierrel m’imposa silence. On entendit des coups frappés à la porte, comme un code secret. Un coup, trois coups rapides, deux lents et deux plus rapides. Presque exagérément long pour l’occasion : qui d’autre que les Communautaires pourrait bien se rendre au grenier ?

Deux humains entrèrent, l’un noir et l’autre petit et osseux, au visage maladif et flétri. Le premier était Dadvin, par contre je n’avais jamais vu le second.

— Bonne nuit —annonça joyeusement Dadvin, se jetant dans le fauteuil où Kierrel était assis quelques instants auparavant—. Nous sommes tous là ? —Ses yeux malicieux balayèrent la pièce et il acquiesça, enthousiaste—. Enfin ! Alors commençons. Asseyez-vous, asseyez-vous. Cela fait longtemps que je ne te voyais pas, Kierrel, comment vas-tu ?

— À merveille —répondit Kierrel, un éclat moqueur dans les yeux—. Alors, tu t’en charges ?

— À moins que Ray ne veuille s’en charger…

Ray n’était pas plus grand que moi et, s’asseyant à ma droite, il me sourit.

— Salut —me dit-il. Sa voix, faible, laissait entrevoir cependant une certaine fermeté.

— Salut —répondis-je, hésitante.

Décidément, la réunion ne se présentait pas du tout comme je m’y attendais. Je m’assis sur les coussins entre Kierrel et Ray et je remarquai que Dadvin me contemplait fixement. Mais je ne ressentis aucune perturbation énergétique tenter de s’immiscer en moi et j’essayai de me tranquilliser.

— Bon —dit Dadvin, en esquissant un sourire—. Nous sommes venus t’expliquer certaines choses. Étant donné que tu es maintenant un démon depuis… un an ?

Je fronçai les sourcils et fis non de la tête.

— Un an et demi —rectifiai-je.

— C’est cela. Récapitulons. Tu as bu une potion destinée au fils d’Ashbinkhaï et préparée par un certain Seyrum. Aucun Démon Majeur ne t’a adoptée et le Démon Enchaîné t’a recueillie. Jusque-là, nous sommes d’accord, oui ? —J’acquiesçai—. Parfait ! Zaïx… t’a parlé par voix mentale, n’est-ce pas ? —J’acquiesçai de nouveau—. Et il t’a envoyé un instructeur indépendant, notre cher ami Kwayat.

— Tout à fait —répondis-je, prudemment.

— De sorte que cela fait seulement plus ou moins un an que tu sais ce qu’est la Sréda —poursuivit-il—. Mais Kwayat nous a dit que tu apprenais vite.

Je haussai les sourcils, surprise, mais je ne dis rien. Kwayat se plaignait toujours de ma lenteur, surtout ces derniers jours…

— J’ai été ravi de l’apprendre —continua-t-il—, parce que ce que nous allons te dire maintenant, tu ne vas pas pouvoir l’écrire pour le mémoriser plus tard. Tu devras te souvenir de chacun des mots que tu vas entendre —dit-il, en se penchant vers moi.

Ses boucles tombèrent sur son visage et il les écarta d’un geste de la main, avec le charme du séducteur.

— Allez-y —dis-je, en me mordant la lèvre avec appréhension—. De quoi s’agit-il ?

— Pas si vite ! —s’écria Dadvin, en s’inclinant en arrière—. Avant de passer aux choses sérieuses, j’ai apporté cela.

De son manteau, il sortit une boîte en métal. En la voyant, Kierrel laissa échapper un grognement.

— Dadvin, tu conserves encore cette boîte après ce qui est arrivé ?

L’humain noir s’esclaffa.

— Qu’est-il donc arrivé ? Je ne me souviens de rien.

Kierrel me jeta un coup d’œil, il secoua la tête et m’expliqua :

— Ce démon empoté a fait tomber la boîte en métal quand nous étions…

Un raclement de gorge de Ray le fit taire.

— Que contient cette boîte ? —demandai-je, curieuse.

— Ce qu’elle contient ? —fit Dadvin, en retrouvant le sourire—. Découvre-le toi-même.

Il déposa la boîte devant moi et, avec une certaine crainte, je touchai la boîte. Il n’y avait aucun flux étrange d’énergie asdronique. J’ouvris et je me mis à rire.

— Des friandises ?

— Plus que cela, petite, on les appelle les Flammes du Dragon. Ce sont d’authentiques merveilles. Tu veux les goûter ?

Je pris un des bonbons et je l’examinai attentivement. Je demandai alors sur un ton tout naturel :

— Et je suppose que ces Flammes de Dragon ne brûlent pas comme les vraies, n’est-ce pas ?

Dadvin fronça les sourcils, en prit un et le mit dans sa bouche.

— Cela dépend combien on en mange. Moi, une fois, j’ai eu une véritable indigestion. Délicieux —apprécia-t-il, la bouche pleine.

Je haussai les épaules, je décidai qu’il n’y avait pas de danger et je fourrai dans ma bouche un bonbon rond et mauve. La Flamme du Dragon avait un goût extraordinaire. C’était comme si l’on mangeait les chauds rayons du soleil du désert au milieu d’un tas de framboises fraîches. Je ne savais pas comment mieux le définir.

— Excellents —remarqua Kierrel.

— Extraordinaires ! —m’écriai-je.

— Ne regarde pas Ray d’un mauvais œil —dit Dadvin—, il ne sait pas apprécier les bonnes choses de la vie.

— Dadvin —dit patiemment Ray—, nous sommes venus ici pour manger ou pour parler ?

Dadvin soupira et acquiesça.

— Bon, d’accord. Vas-y, Ray, parle.

Le vieil homme le regarda longuement, il acquiesça et se tourna vers moi.

— Ton nom est Shaedra, n’est-ce pas ?

J’avalai le reste du bonbon tout en acquiesçant.

— Bien. Il y a certaines choses que tu dois savoir sur les démons, Shaedra —dit-il, avec lenteur et sérénité—. D’abord, il existe des règles strictes qu’il faut suivre. Elles ne sont pas écrites, comme le font les saïjits, mais elles existent et elles sont importantes. Je suppose que Kwayat t’a enseigné les principales. Mais il est de notre devoir de nous assurer que tu les connais. Kwayat a dû te dire de ne jamais révéler à personne ce que tu es. Méfie-toi toujours des saïjits. Ils sont inconstants et traîtres. Je veux que tu saches qu’il existe des confréries chasseuses de démons. Elles sont peu nombreuses, grâce à nos efforts, mais elles existent encore. Et, bien sûr, il y a encore des démons qui ne respectent pas les règles et qui n’apprennent jamais. Ceci est une des règles principales : ne jamais parler des démons aux saïjits. Si quelqu’un apprend que…

— Je crois qu’elle a compris, vieil homme —intervint Kierrel—. Il n’est pas non plus nécessaire de le lui répéter dix mille fois. Tu peux passer à la deuxième règle.

— Bien. La seconde règle. Maintiens-toi le plus éloignée possible de la société saïjit. Je sais que dans ton cas c’est encore plus difficile. Mais je crois que tu y parviendras. Ensuite, viennent les questions concernant la Sréda. Elles sont primordiales. Kwayat a dû te les expliquer.

— Oui. Il m’a dit que la Sréda était sacrée et que c’était la vie et ce genre de choses —acquiesçai-je, en me rappelant de tout ce qu’il m’avait raconté sur la culture des démons au sujet de la Sréda.

Soudain, tous trois avaient pris un air bien plus sérieux et j’en déduisis que ce sujet était beaucoup plus important que le reste.

— La Sréda ne peut pas vivre sans nous et, nous, nous ne pouvons pas vivre sans elle —expliqua Kierrel.

— La Sréda est primordiale. La vie est ce qu’il y a de plus important. Rien n’est plus important —ajouta Ray.

Dadvin acquiesça avec gravité et je réprimai une moue. Tant d’histoires, mais, ensuite, d’après ce que m’avait raconté Kwayat, l’histoire des démons aussi avait ses guerres et ses époques sombres.

— Endommager la Sréda d’un autre démon est mal vu.

— C’est un acte méprisable —renchérit Kierrel—. Seul un lâche ferait une telle chose.

— Ou un néophyte —ajouta Ray, en me regardant—. Nous voulons nous assurer que tu as compris ce qu’est la Sréda et comment on la contrôle.

À partir de là, ils me posèrent un certain nombre de questions, auxquelles je répondis relativement bien, du moins c’est ce qu’il me sembla. Cependant, lorsqu’ils me demandèrent si je savais déjà utiliser le sryho, l’énergie des démons, je demeurai quelque peu perplexe et Kierrel, finalement, se racla la gorge.

— C’est ce que je craignais —dit Kierrel après un silence—. En un an, on ne peut pas faire de miracles.

Dadvin acquiesça.

— Oui, mais elle a plus que l’âge d’apprendre. Kwayat doit lui enseigner à utiliser le sryho. Ce serait dommage de le gaspiller —me dit-il.

— Et pourquoi ce devrait être Kwayat qui lui apprenne ? —répliqua Ray avec lenteur, le regard perdu—. Nous, nous pouvons lui apprendre.

Pour une raison ou une autre, Dadvin et Kierrel le dévisagèrent, stupéfaits.

— Enseigner à la jeune fille, dis-tu ? —s’écria finalement Dadvin—. Impossible. Nous ne sommes pas des instructeurs.

— Selon les règles des Communautaires, n’importe qui pourrait être instructeur, non ? —rétorqua Ray, en esquissant un sourire.

Soudain, je sus pourquoi Ray avait un comportement aussi étrange. Sans nul doute, il était aveugle. Ses yeux étaient vides quand il me regardait. Comment ne m’en étais-je pas rendu compte plus tôt ? Je secouai la tête, surprise.

— Je comprends ce que tu veux dire, Ray —dit Dadvin, après un silence—. Mais il y a un petit problème. Tu as oublié Zaïx.

— Qu’est-ce qui se passe avec Zaïx ? —demandai-je, un peu perdue.

— Le Démon Enchaîné a passé un accord avec Kwayat —m’expliqua Kierrel—. Il n’y a pas de doute. J’aimerais savoir comment il a pu parler avec Zaïx.

Je me souvins des paroles de Kwayat : “Ils tenteront d’en apprendre davantage, mais tu peux être sûre que si tu essaies de dévoiler la moindre chose, Zaïx ne te laissera pas faire.” Je ne sais pas pourquoi, je doutais que Zaïx apprenne quoi que ce soit si je racontais tout ce que je savais sur lui. Cela faisait tellement longtemps qu’il n’apparaissait pas dans mon esprit que je me demandais même s’il pouvait lui être arrivé quelque malheur. Mais, comme il était enchaîné, je ne voyais pas comment ce serait possible. À moins qu’il soit mort de faim, mais j’en doutais.

— Vous savez très bien que Kwayat est un professeur extravagant —dit Ray—. Il a ses manies. S’il ne lui en apprend pas davantage sur le sryho, nous nous en chargerons.

— C’est un parfait démon —commenta Dadvin, en laissant échapper un petit rire.

— Il l’est —approuvai-je avec un demi-sourire—. Bon… il y a autre chose que je devrais savoir ?

Apparemment, ni Dadvin, ni Kierrel, ni Ray ne s’étaient beaucoup préoccupés de préparer ce qu’ils avaient à m’expliquer. Et je commençais à sentir mes paupières se fermer de fatigue : la journée avait été dure, j’avais lutté contre trois kals des pagodes et contre un garçon qui s’était présenté comme candidat libre, mais qui avait assez bien su se défendre. C’est à ce dernier que j’avais donné le coup de pied dont m’avait parlé Lénissu avec tant d’enthousiasme.

Je bâillai sans pouvoir me retenir. Dadvin échangea un regard avec Kierrel, l’air interrogatif.

— Shaedra —dit Kierrel, ses épais sourcils froncés—, essaie de convaincre ton instructeur de t’enseigner à utiliser le sryho comme il se doit. Tu es son élève. Il devrait savoir que tu as besoin d’en apprendre davantage. Mais s’il s’avère qu’il ne change pas d’opinion… —Il jeta de nouveau un regard à Dadvin et celui-ci acquiesça, pour donner son accord tacite—. Alors, nous devrons nous charger nous-mêmes de t’apporter les connaissances qui te manquent. Kwayat est un bon maître, mais il ne t’apprend pas tout ce qu’il devrait.

La vérité, c’est que cette affirmation ne me préoccupait pas beaucoup. Moi, je n’avais rien demandé à Kwayat, c’était Zaïx qui l’avait mis sur mon chemin. Et maintenant, les Communautaires voulaient voler le disciple de Kwayat. Je me raclai la gorge.

— Bon, si c’est tout, on verra ce qu’en dit Kwayat —dis-je, en commençant à me lever.

— Ce n’est pas tout —dit Ray, en levant sa tête chauve et ses yeux d’aveugle.

Je le regardai, je soupirai patiemment et je me rassis.

— Et qu’avez-vous d’autre à me dire ?

2 L’Arsay ténébreux

Le matin suivant, je fus réveillée par des cris. J’étais encore épuisée d’avoir si peu dormi et, lentement, j’ouvris un œil.

— Shaedra ! —appelait la voix de Galgarrios derrière la porte.

— Quoi ? —fis-je, en bâillant, me sentant très lasse.

— Tout le monde est en train de déjeuner. Et toi, tu dors encore comme l’eau d’un lac. Tu ne viens pas ?

Je refermai l’œil, je soupirai et je me redressai comme une somnambule.

— J’arrive —prononçai-je, la bouche pâteuse.

« Tu veux que je finisse de te réveiller ? », me proposa aimablement Frundis.

J’ouvris grand les yeux et je fis non de la tête. Frundis était bien capable de me faire mourir de peur. Mais, après tout ce que m’avaient révélé les Communautaires, je pouvais déjà me considérer chanceuse d’être encore en vie.

— Tu viens, c’est sûr ? —insista Galgarrios, au-dehors, apparemment inquiet.

Je réprimai un sourire. Galgarrios se préoccupait toujours.

— J’arrive —affirmai-je—. Je m’habille et j’y vais.

Je me vêtis rapidement, je passai mon ruban bleu autour de la tête, je pris Frundis et j’ouvris la porte. Syu sortit en courant, en répétant joyeusement : « Le sable est parti ! » Effectivement, le vent avait faibli et tout le sable était tombé, rougissant le sol. L’air était limpide et le ciel plus bleu que gris. Bon, me dis-je en respirant l’air nouveau, au moins, il n’y avait pas que de mauvaises nouvelles.

« Shaedra ! », protesta le singe, en grimpant sur mon épaule. « Pourquoi es-tu si pessimiste ? Ne me dis pas que c’est à cause de ce qu’ils t’ont dit hier ? »

Après m’avoir posé quelques questions sur le monde des démons, Ray, Dadvin et Kierrel avaient sondé ma Sréda. Cela avait été une expérience assez désagréable. Et, malheureusement, ils étaient arrivés à la conclusion que je ne savais pas encore manier ma Sréda correctement. Ray m’avait avertie que c’était tout à fait normal, étant donné qu’un démon avait besoin d’années entières pour se former convenablement. Mais ils avaient trouvé que je devais faire davantage d’efforts. Et que voulaient-ils donc ? Que je passe toutes mes journées à examiner ma Sréda ? Je soupirai. Et comme si ce n’était pas suffisant, il s’avérait que le fils d’Ashbinkhaï, un certain Askaldo, était furieux contre moi parce qu’apparemment Seyrum n’était pas arrivé à temps avec sa deuxième potion et l’instabilité de la Sréda d’Askaldo avait provoqué des dommages irréparables qui l’avaient obligé à vivre à l’écart des saïjits.

« Si tu as volé sa potion, c’est normal qu’il soit furieux », commenta Syu, sur un ton réfléchi.

« Oui, mais je ne l’ai pas fait exprès », me défendis-je. « Le pire, c’est d’avoir pu lui causer tant de mal sans le vouloir », me lamentai-je. « Espérons que les crises de rage de cet Askaldo ne durent pas trop. » Je me raclai la gorge, mal à l’aise. Les Communautaires m’avaient avertie qu’Askaldo voudrait probablement se venger. L’esprit de vengeance était très enraciné dans la culture de certaines communautés de démons, à ce qu’ils me dirent. Bien sûr, ils voulaient aussi m’effrayer pour que je les écoute. Je ne les avais pas trouvés antipathiques, mais j’ignorais leurs objectifs et, tant que je ne savais pas exactement ce qu’ils me voulaient, je ne pouvais avoir confiance en eux.

— Tu vas bien, Shaedra ? —Galgarrios me contemplait, l’expression troublée.

— Je n’ai pas pu dormir de toute la nuit —marmonnai-je, en m’appuyant sur Frundis et en prenant une mine de martyre.

Galgarrios me dévisagea et, d’un coup, il laissa échapper un gros rire qui me laissa perplexe.

— Qu’est-ce qu’il y a ? —demandai-je, déconcertée.

Galgarrios secoua la tête en riant et il indiqua le chemin qui menait au réfectoire.

— Allons déjeuner —annonça-t-il, avec un grand sourire.

« Tu crois qu’il se moque de moi ? », demandai-je à Syu, confuse, en suivant le caïte.

Le singe gawalt jouait avec sa queue, l’air absent.

« Aucune idée. Avec ce saïjit, c’est difficile de tirer des conclusions. »

Nous prîmes le petit déjeuner et, petit à petit, je me réveillai. Cependant, lorsque nous entrâmes dans la salle de har-kar, le brouhaha me parut très vite assommant et je commençai à avoir mal à la tête. Cela faisait trop de nuits que je ne dormais pas suffisamment. J’espérais seulement que Kwayat me laisse tranquille et renonce à ses leçons, sinon je finirais par m’effondrer. Je n’étais pas en condition de lutter, me dis-je à moi-même, tandis que je traversais la salle et ses balcons avec les autres kals, pour me rendre à l’endroit qui nous était réservé.

Le maître Dinyu était déjà là et il nous salua avec son habituelle sérénité.

— Maître Dinyu ! —dit Sotkins, très enthousiaste. Elle s’approcha de lui, les mains dans le dos. Ce jour-là, elle paraissait en pleine forme, comme à son habitude—. Je peux vous poser une question ? —demanda-t-elle.

Le maître Dinyu haussa un sourcil et nous regarda tous, intrigué.

— Bien sûr, que se passe-t-il ?

— Vous êtes un grand har-kariste. Pourquoi vous ne participez pas au Tournoi ? Il paraît que vous avez été le maître de Pyen Farkinfar —ajouta-t-elle, en nous lançant un regard éloquent.

Plusieurs d’entre nous échangèrent des regards stupéfaits et je fronçai les sourcils, en me souvenant brusquement d’un détail. Pyen Farkinfar. Maintenant que je me rappelai, le mercenaire semi-elfe qui avait capturé Lénissu dans les Hordes, des mois auparavant, avait mentionné ce nom. Si je me souvenais bien, il avait lutté contre lui une fois, dans un combat har-kariste, et il avait été vaincu. Pyen, me dis-je. C’était celui-là même dont m’avait parlé le maître Dinyu, le jour où j’étais revenu des Hordes. Quand je lui avais avoué que je ne prétendais pas devenir une har-kariste professionnelle, Dinyu m’avait répondu, pensif : “C’est curieux… Il y a des années, un autre de mes élèves m’a dit quelque chose de très semblable.” Pyen Farkinfar ne voulait pas devenir har-kariste non plus, mais il voulait être artiste, comme Saylen, l’épouse de Dinyu. Et il se trouvait maintenant qu’il combattait à Aefna. Farkinfar et Smandji étaient les har-karistes vétérans les plus jeunes d’Ajensoldra et c’étaient les plus habiles, à ce qu’on disait.

J’attendis que le maître Dinyu réponde, mais il se contenta de sourire légèrement avant de se concentrer sur le premier combat de har-kar.

— Maître ? —demanda Sotkins, étonnée par l’absence de réponse.

— Allez vous préparer —nous conseilla le maître Dinyu—. Et centrez-vous sur le har-kar.

Sotkins, déçue, se tourna vers nous.

— Allez, vous avez entendu —nous dit-elle, et elle commença à descendre les escaliers vers les terrains de combat—. Luttons avec foi et nous vaincrons —ajouta-t-elle, lorsqu’elle atteignit le bas des escaliers.

— Sotkins —intervint Zahg, en se raclant la gorge—. Tu ne crois pas que tu prends les choses un peu trop… au sérieux ?

La bélarque le regarda, les yeux plissés.

— Bien sûr que je prends les choses au sérieux. Les kals de la Grande Pagode croyaient que nous étions nuls avant de nous voir lutter. Et maintenant ils commencent à reconnaître notre véritable valeur. Nous devons leur prouver que nous sommes des har-karistes.

Son ton passionné me causa une certaine impression, cependant je savais bien que je ne serais jamais une véritable har-kariste. J’esquissai un sourire.

« Sotkins fera une excellente maîtresse de har-kar », déclarai-je à Syu et à Frundis.

Mon premier adversaire du jour fut un kal de Kaendra. Sotkins dit qu’il s’appelait Ar-Yun et qu’il était très bon. Je laissai Frundis entre les mains de Galgarrios et j’entrai sur le terrain. Ar-Yun était un humain, au crâne complètement rasé et aux yeux noirs. Son expression reflétait une sérénité imperturbable. Si j’avais écouté plus attentivement les conversations, j’aurais sûrement connu déjà ses tactiques et ses manies, mais je ne m’étais pas souciée de savoir qui étaient mes adversaires, aussi, en m’approchant de lui, je fus surprise de le voir garder une immobilité totale. Je feignis une attaque. Et il bougea à peine la tête.

Je continuai de feindre, mais c’est seulement lorsque je me lançai réellement qu’Ar-Yun leva un bras, qu’il bloqua mon attaque et répliqua par une série de mouvements si rapides que je n’eus même pas le temps de me surprendre. Je me défendis comme je pus, et je fis des bonds pour éviter ses assauts. Je ne me demandais déjà plus si je gagnerais, mais combien de temps je durerais. Cet Ar-Yun était incroyable et, parmi les combats qui se déroulaient, le nôtre devint le centre d’attention du public.

Je ne parvenais pas à l’atteindre. Ar-Yun se mouvait avec rigueur, il ne faisait ni un pas de moins, ni un pas de trop. Quant à moi, je sautais de tous les côtés, comme un singe gawalt.

« Les singes gawalts, nous ne faisons pas autant le ridicule », répliqua Syu, en quelque part.

« Syu, ne me déconcentre pas ! », dis-je, les lèvres serrées, très concentrée.

Le coup de poing d’Ar-Yun m’atteignit à l’épaule et je sifflai, de mauvaise humeur. Je réalisai un bond sur la gauche et je me retournai vers Ar-Yun, les yeux plissés.

« Syu ! », dis-je, courroucée.

« Concentre-toi et cesse de te plaindre », répliqua le singe.

Je continuai à me battre, mais je commençais à me rendre compte que j’utilisais mes dernières forces. Qui aurait eu l’idée de lutter contre un tel har-kariste après plusieurs nuits blanches ?

Alors, les paroles de Sotkins me revinrent. Je devais prouver à tous que j’étais aussi bonne har-kariste qu’Ar-Yun. Envahie par une sorte d’euphorie, je fonçai, lançant une série d’attaques, et finalement je vis se dessiner une ombre d’étonnement sur le visage serein d’Ar-Yun. J’utilisai l’attaque étoile et… Ar-Yun réalisa un mouvement étrange ; son coup heurta ma poitrine me faisant expirer tout l’air de mes poumons et je m’écroulai par terre.

J’inspirai profondément, étourdie, tandis que le public acclamait Ar-Yun avec ferveur. L’humain réalisa un salut au public, en joignant les deux mains, et il attendit que je me relève pour m’adresser le salut conventionnel, auquel je répondis très sereinement.

Un sourire illumina son visage paisible.

— Tu t’appelles Shaedra, n’est-ce pas ?

— Oui —répondis-je.

— Mon nom est Ar-Yun. Tu luttes très bien.

J’arquais un sourcil, surprise.

— Vraiment ?

Ar-Yun acquiesça.

— Tu es kal de la Pagode Bleue, n’est-ce pas ?

Je baissai les yeux sur ma tunique, où était cousue la feuille de chêne noire, symbole de la Pagode Bleue.

— Exact, oui. Toi aussi, tu luttes très bien —lui dis-je.

Ar-Yun rit et salua de nouveau.

— Bonne chance pour les autres combats —fit-il, avant de se diriger vers ses compagnons de la pagode de Kaendra.

Lorsque je revins auprès des autres, Sotkins me prit par le bras, enthousiaste.

— Ça a été une lutte épique ! —exclama-t-elle—. Je ne t’avais jamais vue aussi bien lutter.

Je secouai la tête, étonnée, et je croisai le regard de Syu, qui vint se percher sur mon épaule.

« Il faut croire que c’est quand je suis le plus fatiguée que je lutte le mieux. Tu trouves cela normal ? », lui demandai-je, hallucinée.

« Généralement, lorsque tu es réveillée, tu penses trop », m’expliqua le singe avec sérieux.

« Et heureusement que, toi, tu m’aides à me concentrer avec tes commentaires en plein milieu du combat », observai-je, moqueuse.

Le singe prit une mine innocente.

« Je ne l’aurais pas fait s’il s’était agi d’un combat sérieux », me promit-il.

Je luttai et je l’emportai ensuite contre deux adversaires, puis Ozwil, Salkysso, Galgarrios et moi, nous nous dirigeâmes vers la salle contigüe pour assister aux combats des vétérans. Là, se trouvaient Smandji et Farkinfar.

Le maître Dinyu, accompagné des autres kals, se réunit avec nous peu après et Sotkins nous ôta tous nos doutes en sortant une liste des prochains combats.

— Tout de suite, ça va être Smandji contre Zendros —déclara Sotkins, en regardant son long parchemin déroulé.

— Qui est Zendros ? —demanda Ozwil.

Comme Sotkins avançait les lèvres pour signifier qu’elle n’en avait aucune idée, le maître expliqua :

— C’est un maître har-kariste des Hautes-Terres.

— Mais il n’y a pas de pagodes là-bas, maître Dinyu —intervint Laya—. Comment peut-il être maître de quoi que ce soit ?

Dinyu sourit.

— Tu as raison, il n’existe pas de pagodes dans les Hautes-Terres. Mais on n’a pas besoin de pagodes pour être maître. Les élèves de Zendros le paient directement et c’est ainsi qu’il vit.

D’une certaine façon, c’était plus logique, méditai-je, tandis que j’observais deux saïjits entrer sur le terrain de har-kar.

— Celui à la tunique blanche est Smandji —fit Sotkins, agrippée à la balustrade—. Et celui à la tunique jaune doit être Zendros.

Je l’observai avec curiosité. Je n’aurais jamais pensé que le Tournoi l’enthousiasmerait à ce point. Syu grogna.

« J’en ai assez de tant de cris. Je vais faire un tour », déclara-t-il. Il bondit, s’accrocha aux poutres en bois, et disparut entre les ombres du toit.

La bataille entre Smandji et Zendros fut très serrée, mais finalement le premier l’emporta et plusieurs admirateurs se précipitèrent en criant et en chantant comme des fous. Puis, ce fut le tour du combat entre Farkinfar et une certaine Hayu. Du coin de l’œil, je vis que le maître Dinyu observait le combat avec un extrême intérêt. Son regard intense me fit comprendre qu’il considérait encore Farkinfar comme son élève. Quand le combat se termina et que Farkinfar l’emporta, je cherchai le maître Dinyu du regard, mais je ne le trouvai pas et je devinai qu’il était descendu au rez-de-chaussée pour parler avec son ancien élève.

— Maintenant, vient le moment le plus intéressant —dit Zahg—. Farkinfar contre Smandji. Qui va gagner, à votre avis ?

— Smandji —dit une voix, dans mon dos—. Incontestablement.

Je me retournai, surprise, et je vis Arléo, le sibilien aux cheveux rouges qui était kal de la Pagode des Vents. Lowhia, la semi-elfe blonde et d’autres amis l’accompagnaient. Je vis aussi, non loin de là, Marelta, Kajert et les autres kals non har-karistes, qui étaient venus assister au combat historique entre Farkinfar et Smandji.

— N’en sois pas si sûr —intervint Sotkins—. Farkinfar peut gagner.

Arléo la regarda, le visage incrédule.

— Tu crois vraiment qu’un humain peut battre Smandji ? Je blaguais —ajouta-t-il, en se rappelant soudain qu’un de ses amis était humain—, tout ceci n’a rien à voir avec la race mais avec l’art. Très bien, parions.

— Moi, je ne parie rien —répliqua Sotkins, de mauvaise humeur, se tournant vers le terrain.

Arléo s’esclaffa.

— Vingt kétales pour Smandji.

— Pas question —réaffirma-t-elle.

— Vingt-cinq.

— Trente pour Farkinfar —intervint Laya.

Et pendant que tous observaient Laya, perplexes, Arléo, satisfait d’avoir trouvé une interlocutrice, commença à faire ses paris.

« Et quand on pense qu’il y a deux cents ans les gens faisaient déjà des paris », commenta Frundis, en baissant un peu le son de sa musique de violons.

« Et probablement dans deux cents ans ils continueront de parier », répondis-je.

On entendit un coup de sifflet et le combat commença. Ce fut une lutte mémorable. Farkinfar était rapide comme l’éclair, Smandji solide comme un chêne. Ils se décochaient des coups de bras, de mains, de pieds, et aucun ne semblait disposé à perdre. La salle était bondée et tout le public, relativement silencieux, était captivé et retenait sa respiration. Le combat dura plus d’un quart d’heure. Et juste au moment où Farkinfar fut projeté au sol, après avoir reçu un coup de pied impressionnant de Smandji, quelqu’un me donna une tape sur l’épaule… je me retournai, un peu irritée, et je devins pâle comme la mort.

Devant moi, se dressait un homme robuste aux longs cheveux noirs, revêtu d’une armure dorée. Il m’observait, l’expression sévère.

— Es-tu Shaedra Ucrinalm, élève de la Pagode Bleue ? —me demanda-t-il d’une voix grave.

J’eus l’impression d’avoir avalé d’un coup un bloc de glace. Bouche bée, je réussis à faire un bref signe de tête. Le visage carré de l’Arsay de la Mort, imperturbable, déclara :

— La Fille-Dieu requiert ta présence. Je te guiderai auprès d’elle.

3 Faveurs

L’Arsay me fit sortir de la salle de har-kar et monter des escaliers extérieurs qui conduisaient au balcon supérieur de la salle, où se trouvaient les personnalités les plus influentes. C’est là, naturellement, que devait être installée la Fille-Dieu, avec toute sa suite de prêtres et de gardes.

Les loges, assez spacieuses, étaient séparées par de luxueux rideaux rouges et dotées de plusieurs fauteuils. La loge où me conduisit l’Arsay était située à un angle et offrait une large vue sur toute la salle.

— La terniane est ici, Fille-Dieu —dit l’Arsay, s’inclinant devant un dais aux voilages blancs qui laissaient transparaître l’ombre d’une silhouette assise sur un trône.

— Bien, tu peux te retirer, Lacmin.

Se retirer signifiait reculer de quelques pas auprès de deux autres gardes qui protégeaient valeureusement une des figures les plus importantes d’Ajensoldra.

Que diables pouvait me vouloir la Fille-Dieu ? Pourquoi cette envie soudaine de me connaître, moi ? Et, d’abord, comment savait-elle que j’existais ? Peut-être était-ce un démon, me dis-je, sardonique. Ou alors c’était une associée contrebandière secrète, amie de Lénissu, imaginai-je. À moins qu’elle m’ait observée lutter et qu’elle soit la seule à se rendre compte que j’avais un talent har-kariste suprême… Avec un soupir silencieux, j’écartai de mon esprit toutes ces pensées farfelues et je me demandai pour la première fois comment diables je devais parler et me comporter devant la Fille-Dieu.

À ce moment, je m’aperçus de la présence de la fillette elfe noire que j’avais sauvée alors qu’elle était sur le point de s’étouffer, sur la Place de Laya, et je me demandai alors si la Fille-Dieu voulait me récompenser pour cette action. Après tout, peut-être était-ce seulement ça.

Quelqu’un se racla la gorge sur ma droite et murmura :

— Un sujet érionique doit s’agenouiller devant la Fille-Dieu.

Je regardai l’homme et je le reconnus. C’était le prêtre menu aux épais sourcils qui avait réussi à raisonner le garde lorsque celui-ci m’avait éloignée brutalement du cercle de la Fille-Dieu, après que j’avais sauvé la vie d’une de ses servantes…

— Oups —fis-je, en rougissant—. Excusez-moi. Je viens d’Ato —expliquai-je. Je m’agenouillai, je posai Frundis par terre et je joignis les mains devant moi.

Je m’efforçai de sourire et, en voyant que la Fille-Dieu ne disait rien, je jetai un regard interrogateur aux autres, mais ils ne me vinrent pas en aide. Au bout d’un moment, je me raclai la gorge.

— Hum… Bonjour, Fille-Dieu. Euh… c’est un honneur… pour moi… d’être ici —formulai-je, de façon hachée.

Je perçus un mouvement à l’intérieur. Apparemment, la Fille-Dieu venait de se rappeler que je me trouvai là.

— Pour qui as-tu parié ? —demanda-t-elle soudain.

Je regardai le rideau blanc, perplexe.

— Parié ? —répétai-je, sans comprendre.

— Farkinfar a perdu —dit-elle, d’une voix distante.

— Oh, oui —dis-je, plus tranquille en comprenant qu’elle parlait du combat—. Je n’ai pas parié. Mais j’ai des amis qui, eux, n’ont pas arrêté de faire des paris. Certains pour Farkinfar, d’autres pour Smandji. On dit que Farkinfar est plus rapide et que…

— À vrai dire, le har-kar n’est pas très intéressant —m’interrompit-elle après un silence—. La Fille-Dieu t’a demandé de venir pour une autre raison.

Je retins une moue de surprise en voyant qu’elle parlait d’elle-même à la troisième personne.

— Je m’en doutais —répondis-je.

— La Fille-Dieu a le pouvoir de concéder un certain nombre de faveurs. Tu as sauvé la vie d’une de mes servantes. Les dieux t’en remercient. Tu as le droit de demander une faveur. Dis ce que tu souhaites.

« Cent bananes ! », s’écria une voix dans ma tête.

Je levai les yeux vers le toit et je vis Syu, juché sur une poutre, s’agiter, enthousiaste.

« Ou plutôt deux cents », rectifia-t-il. « On dirait que cette ombre blanche peut nous les donner. »

« Syu, tu veux bien arrêter de penser à manger ? », fis-je, en soupirant, et je me concentrai, cherchant quoi répondre à la Fille-Dieu.

— Je… —dis-je, en fronçant les sourcils—. Sincèrement, je ne sais pas, Fille-Dieu. Cela est si soudain. Quel genre de faveurs puis-je demander ?

— La Fille-Dieu peut concéder des prières, des bénédictions, des positions, des objets de valeur, des recommandations et beaucoup d’autres choses… Énonce ton désir et on verra s’il peut être réalisé. Si tu le souhaites, on te donnera trois jours pour y réfléchir.

Trois jours, pensai-je, confuse. Bon, je doutais qu’en trois jours je réussisse à mettre de l’ordre dans mes pensées, mais c’était mieux que rien.

— Alors, j’y réfléchirai —dis-je, avec un sourire reconnaissant—. Merci beaucoup. Hum… puis-je connaître le nom de la fillette que j’ai sauvée ?

C’est alors seulement que je remarquai que les expressions des personnes présentes reflétaient une certaine surprise et je me demandai pourquoi, étonnée.

— Son nom est Éleyha —répondit la Fille-Dieu, sur le même ton cérémonieux—. Quand tu te seras décidée, viens au Sanctuaire et présente-toi par ton nom.

Je perçus un mouvement de la silhouette, me faisant comprendre que la conversation était terminée.

— C’est ce que je ferai —promis-je.

Je réalisai un salut respectueux et je me levai. En sentant une vibration à mes pieds, je me rendis compte que j’avais oublié Frundis et je le ramassai.

« Comment peux-tu m’oublier ? », fit Frundis, avec un raclement bruyant semblable au tonnerre.

Je roulai les yeux et saluai les autres personnes.

— Au revoir —dis-je, avec un sourire hésitant, tandis que les autres m’observaient, l’air de vouloir me voir sortir.

Je me retrouvai rapidement au bas des escaliers extérieurs du bâtiment du har-kar et je décidai de rentrer à la Pagode. Je n’aspirais qu’à dormir.

Aussi, lorsque j’entendis un bruit derrière moi, je poussai un soupir fatigué avant de me retourner. L’homme à la tunique couleur paille me faisait des signes depuis les escaliers, pour que je m’arrête et il se mit à descendre les marches précipitamment, à tel point que je pensai un instant que j’allais devoir le ramasser en petits morceaux en bas. Heureusement, il ne perdit l’équilibre que vers la fin et il s’étala contre les pavés. Je m’empressai de l’aider à se relever et pendant que je le contemplais, l’expression interrogative, il laissa échapper quelques malédictions en marmonnant et il dépoussiéra sa tunique à grands coups de mains maladroits.

Je me raclai la gorge.

— Vous vouliez me dire quelque chose ?

— Oui, pardon pour cet incident. Eh bien, je voulais te parler de la conversation que tu as eue avec la Fille-Dieu. Et de ton comportement.

— Mon comportement ?

— C’était tout à fait insultant. Je crois que ce n’était pas ton intention, vu que cela ne t’apporterait rien de gâcher tes relations avec la Fille-Dieu. C’est la personne la plus importante à l’ouest de la Place de Laya, tu comprends ? Mais tu t’es comportée comme une impertinente. —J’écarquillai les yeux, stupéfaite—. Je suis venu te donner des conseils. D’abord, quand tu entres, tu ne dois pas t’agenouiller devant le trône, mais un peu plus sur la gauche. Il en est ainsi également avec le Fils-Dieu, tout le monde le sait. Ensuite, tu dois utiliser des formules. Il y a des livres entiers consacrés aux bonnes manières et à la courtoisie en Ajensoldra. On y explique tout. C’est incroyable que tu ne saches pas ces choses-là.

— Alors… vous trouvez… que j’ai été impertinente ? —bafouillai-je, complètement perdue—. Ce n’était pas mon intention…

— Je m’en doutais. On ne t’a pas appris à parler à tes supérieurs, lorsque tu étais néru ?

Je fronçai les sourcils en entendant le mot « supérieurs ». La Fille-Dieu se considérait-elle supérieure à moi ?

— Eh bien… je me souviens d’avoir appris les formules de politesse d’Ajensoldra, des Républiques du Feu, d’Iskamangra…

Je me tus en remarquant sa moue de mécontentement.

— Alors, cela signifie que tu n’es pas une bonne élève. La politesse et la diplomatie sont les meilleures armes du monde. Et elles passent avant tout. Bien avant le har-kar. —Il posa un pied sur la première marche et se tourna vers moi—. Souviens-toi : la Fille-Dieu a été patiente aujourd’hui avec toi, mais si tu te comportes de nouveau de la sorte, je me chargerai moi-même de t’expulser du Sanctuaire.

Je fis une grimace et, en le voyant monter les escaliers, je l’appelai :

— Sieur —dis-je, et je réalisai une élégante révérence—. La courtoisie passe avant tout, n’est-ce pas ?

L’homme me contempla un moment, le visage sévère, mais il répondit à mon salut comme il seyait.

— Nous nous reverrons, jeune kal.

— À bientôt —répondis-je.

Je le vis grimper les escaliers en toute hâte et je me demandai si cet homme avait un jour su marcher tranquillement.

« Il y a quelqu’un qui t’observe », me dit Syu, apparaissant soudain auprès de moi.

Je plissai les yeux, aux aguets.

« Il a une cape verte ? », demandai-je, en regardant autour de moi.

Syu ne répondit pas, ce n’était pas nécessaire : je venais d’apercevoir, sur un toit, la personne dont il parlait et qui, à ce moment précis, s’était mise à léviter.

— Aryès —murmurai-je, impressionnée.

Je courus vers lui. La ruelle, qui unissait deux rues plus larges, était étroite et déserte. Aryès avait le visage presque totalement couvert sous sa capuche sombre.

— J’espérais que tu sortirais avant les autres —me dit-il, en atteignant le sol.

— Par tous les démons ! —soufflai-je—. C’est vrai que tu as beaucoup appris avec ce maître nécromancien.

— Ce n’était pas un nécromancien —répliqua-t-il—. Que voulait cet homme ?

— Quoi ? Oh, cet homme. Tu ne vas pas le croire. C’est un serviteur de la Fille-Dieu. Je lui ai parlé !

Aryès me regarda, confus.

— À la Fille-Dieu ? Celle du Sanctuaire ?

— Oui. J’ai beaucoup de choses à te raconter —lui dis-je, en le prenant par le bras avec entrain—. Allons à la Pagode.

Il fit non de la tête.

— Il vaudrait mieux un autre endroit. Je ne veux pas qu’on me voie.

— Je crois que tu commets une erreur —commentai-je, en l’observant attentivement—. Les autres seraient très heureux de te voir. Dernièrement, Avend est très découragé.

— N’insiste pas, c’est inutile. Peut-être un autre jour.

Je haussai les épaules et nous laissâmes la rue étroite derrière nous.

— Comment as-tu passé la nuit ? —demandai-je, avec un sourire.

— Bien. Mieux que je l’espérais. Ces caveaux si petits sont trop claustrophobiques pour moi —dit-il, avec une moue—. Lénissu a de drôles d’idées.

— Il fait bien de se cacher. Après tout, il est le Sang Noir —fis-je, avec un sourire en coin.

Aryès leva les yeux au ciel.

— Et il m’épouvante —avoua-t-il, moqueur—. Ce matin, il m’a apporté un petit déjeuner de rois. Bon, et que te voulait la Fille-Dieu ?

Je me mordis la lèvre, méditative.

— Hier, je t’ai raconté l’histoire de l’elfe noire que j’ai sauvée, tu te rappelles ?

— Oui, bien sûr que je me rappelle. —Il fronça les sourcils—. Tu veux dire que la Fille-Dieu veut te récompenser ?

— Tout juste. Elle veut m’accorder une faveur.

— Une faveur. La Fille-Dieu veut t’accorder une faveur —répéta lentement Aryès, tout étonné—. Toi, tu as le chic pour te compliquer la vie.

— Elle m’a donné trois jours pour y réfléchir. Mais je n’ai besoin de rien. Je peux toujours lui demander une bénédiction —m’esclaffai-je.

— Je doute qu’il y ait beaucoup de démons bénis —observa Aryès, amusé.

— Les démons —soupirai-je—. Ça, c’est une autre histoire.

Il haussa un sourcil et signala des chaises, devant une taverne.

— Je t’invite à ce que tu veux.

La vérité, c’est qu’il faisait une chaleur terrible et que j’avais soif.

— Puisque tu m’invites, je demanderai du jus mildique —dis-je, sur un air désinvolte, et je ris en voyant son expression déconfite—. Avec un jus de pomme, ça suffira —lui assurai-je. Tout le monde savait que le jus mildique était une des boissons les plus chères de la Terre Baie et je doutais qu’Aryès ait assez d’argent pour payer cela.

Je m’assis sous l’auvent pour me protéger du soleil, tandis qu’Aryès entrait dans la taverne. La rue était pleine de monde qui allait et venait. Le Tournoi attirait des gens de toute la Terre Baie et je me demandai, un instant, comment ils pouvaient tous loger.

À une table voisine, quatre humains étaient assis ; deux d’entre eux, d’âge avancé, parlaient du combat entre Farkinfar et Smandji. Sur ma gauche, une elfe noire grondait son petit garçon qui ne cessait de s’agiter. Le brouhaha de la rue, mêlé à la chaleur du jour, donnait envie de s’assoupir.

— Si tu ne te décides pas à vendre les terres… —disait l’un.

— C’est ce qu’il se passe dans ce genre d’attaques —disait un autre.

— Celui-là, je ne lui adresserai plus jamais la parole —s’exclamait une voix féminine avec décision.

Je fermai peu à peu les yeux et je me serais endormie complètement si Aryès ne m’avait donné un petit coup sur l’épaule.

— Du jus mildique —déclara-t-il.

J’écarquillai les yeux, stupéfaite, et il sourit largement.

— Bon, en fait, c’est du jus de pomme avec un zeste de jus mildique.

Il s’assit, ôta sa capuche, prit une gorgée de son verre et se mit à contempler les alentours, les yeux brillants d’intérêt. Je goûtai le jus frais et je fis une moue approbatrice.

— Ce n’est pas mal du tout. Mais la prochaine fois, n’y rajoute pas de jus mildique, je l’avais dit en blaguant.

Aryès sourit, mais il ne dit rien et prit une autre gorgée. Nous demeurâmes silencieux un moment, à regarder les passants, puis je lui dis, pensive :

— Cette histoire de faveur donne à penser. Toi, qu’est-ce que tu demanderais ?

Aryès réfléchit un instant, le regard rivé sur la rue.

— Je ne sais pas —répondit-il finalement—. La Fille-Dieu peut donner bien des choses, je suppose, mais probablement que des choses dont je n’ai pas besoin.

J’acquiesçai en silence.

— Syu veut deux cents bananes —commentai-je.

Le singe sauta sur la table et me jeta un regard de défi.

« Tu ne te moques pas de moi, par hasard, hein ? »

« Loin de moi une telle pensée indigne », répliquai-je, en croisant les bras.

Aryès laissa échapper un petit rire.

— Et Frundis ? Que veut Frundis ?

Je demandai au bâton et je souris.

— Il dit qu’il veut connaître le musicien qui a inauguré le Tournoi. Tilon Gelih.

Aryès acquiesça.

— C’est curieux que Syu et Frundis sachent quoi demander et, nous, non.

— Syu dit que les saïjits, nous avons un gros défaut qui est de ne pas savoir distinguer les choses importantes des choses superflues. Mais il y a une chose à laquelle Syu n’a pas pensé, c’est qu’un singe gawalt n’est pas capable de manger deux cents bananes en quelques jours.

« Comment ça ! », s’écria Syu, en soufflant. « Bien sûr que j’en suis capable. »

Aryès et moi, nous essayâmes de lui expliquer ce que représentait exactement le nombre deux cents, mais il se maintint ferme dans sa conviction. Finalement, je m’adossai contre le dossier de mon siège, en soupirant.

— C’est inutile. Quand Laygra le verra, Syu sera devenu si rondelet qu’elle nous mettra tous les deux sous les verrous.

Aryès se leva.

— Allons ailleurs. Ici, il y a trop de monde.

J’acquiesçai et j’observai comment il rabattait la capuche sur sa tête. Au début, j’avais cru que c’était à cause des zaharis, des légendes et des superstitions, mais maintenant je ne savais plus quoi penser car, sous l’auvent, il l’avait ôtée…

— Pourquoi remets-tu la capuche ? —lui demandai-je, alors que nous traversions la Place de Laya et que nous nous dirigions vers l’ouest.

La question parut l’incommoder. Il évita mon regard et secoua la tête.

— L’apathisme m’a provoqué des dommages secondaires. Comme la pigmentation des cheveux. —Il s’arrêta au milieu de la rue et me regarda avec gravité—. Ma peau ne supporte pas la lumière du soleil. Le maître Pi m’a dit que peut-être que ce n’était qu’un effet passager, mais cela fait déjà plus d’un mois que ça dure.

J’en fus bouleversée. Il se remit en marche et je me dépêchai de le suivre, agrippant Frundis avec plus de force. Cette crise d’apathisme qu’il avait subie dans les Hordes s’avérait beaucoup plus grave que ce qu’il m’avait semblé au début. Et en plus, il avait laissé entendre qu’il y avait eu d’autres effets. Parfois, on avait tendance à oublier combien les énergies asdroniques pouvaient être dangereuses et combien il était facile de perdre le contrôle et de devenir une loque. Et bien qu’Aryès semble être plus ou moins en forme, je commençai à me demander jusqu’à quel point l’apparence pouvait être trompeuse…

— Aryès. C’est… terrible —murmurai-je.

Il me sourit avec sérénité tout en marchant.

— Ce n’est pas si grave. Je me suis déjà habitué. Toi, tu me préoccupes davantage. La nuit dernière, tu n’es pas allée directement à la Pagode, n’est-ce pas ?

Je le regardai fixement, puis je fis non de la tête.

— Non. Mais je ne sais pas si je devrais t’en parler. Moins tu en sais sur le sujet, moins tu auras de problèmes. Ils m’ont fait promettre de ne rien dire à personne.

Les yeux bleus d’Aryès se posèrent sur les miens, inquiets.

— De qui parles-tu ?

— Des démons, bien sûr —dis-je, en baissant la voix.

— Ici, à Aefna ?

— Ici, à Aefna —confirmai-je—. Ils s’obstinent à m’apprendre tout sur… bon, sur l’énergie des démons —dis-je, pour simplifier—. Ils ne comprennent pas que je veuille simplement qu’ils me laissent tranquille. Hier, ils m’ont fait passer quelques épreuves.

Aryès écarquilla les yeux, alarmé.

— Des épreuves ?

En remarquant ma réserve, il jeta des coups d’œil autour de lui et il me prit par le bras.

— Viens, allons à un endroit plus tranquille.

Mais je hochai négativement la tête.

— Non, je t’ai déjà dit tout ce que je peux te dire —soupirai-je—. Si je t’en disais plus… souviens-toi comment Kwayat a pris les choses la nuit où nous l’avons connu.

Cette nuit-là avait coïncidé avec la Fête du Printemps et la fuite secrète de Lénissu. Kwayat avait voulu lancer une attaque mentale à Aryès pour troubler ses souvenirs immédiats. Je ne savais pas encore s’il en était réellement capable. En tout cas, altérer l’esprit de quelqu’un me semblait si horrible que je ne voulais pas y repenser. Mais Aryès avait apparemment oublié l’incident et j’étais bien obligée de le lui rappeler pour qu’il cesse d’insister. Je regrettais déjà d’avoir parlé des démons.

Heureusement, Aryès dut comprendre que je n’en dirais pas plus. Aussi, il laissa retomber son bras et me regarda, l’air grave.

— Si tu avais des ennuis, tu me le dirais, n’est-ce pas ?

Sa préoccupation pour moi me prit au dépourvu et je m’efforçai de sourire.

— Quels ennuis pourrais-je avoir ? Ils ne sont pas méchants, Aryès, ils sont seulement différents. Ils vivent dans leur monde. Je me demande pourquoi ils ont une si mauvaise réputation parmi les saïjits —commentai-je, méditative.

Aryès souffla.

— Tu te le demandes vraiment ? L’Histoire en parle assez. On les décrit comme des monstres destructeurs ou comme des fées très belles et dangereuses. —Il m’adressa un sourire moqueur.

— Bon —dis-je, avec une moue—. Je suppose qu’il peut exister plusieurs réalités et plusieurs points de vue. Mais ne parlons plus de ça. —Je bâillai—. J’ai suffisamment pensé pour aujourd’hui et, après le har-kar, je n’arrive pas à comprendre comment je peux encore tenir debout. Je suis morte de fatigue.

— Tu ne vas pas t’évanouir une autre fois, hein ? —s’inquiéta Aryès, en souriant à demi.

— Tu pourrais m’emmener à la Pagode en volant ? —plaisantai-je.

— Hmm… Peut-être un autre jour —répondit-il, pince-sans-rire.

— Où sommes-nous ? —demandai-je, désorientée.

— Aucune idée.

Nous avions marché sans faire attention où nous allions et la rue où nous étions ne me disait rien. Nous mîmes un quart d’heure à retrouver notre chemin et je pris congé d’Aryès après avoir décidé de nous revoir le jour suivant à midi à la fontaine d’Eauclaire. Je me dirigeai vers la Grande Pagode, en traînant les pieds. J’avais l’impression de m’être transformée en une vieille femme qui, s’appuyant sur son bâton compositeur, ne rêvait que de pouvoir s’allonger sur un lit et dormir à poings fermés pendant un jour entier.

4 Le délai

Je ne dormis pas une journée entière, mais suffisamment pour une jeune terniane comme moi. Je dînai avec les autres kals, je dormis de nouveau et je ne me réveillai qu’à quatre heures du matin. Pensant subitement que Kwayat m’avait peut-être attendue, je me vêtis rapidement et je sortis, sans bruit, de ma petite chambre.

La nuit était silencieuse et l’air, chaud. Apparemment, les beaux jours arrivaient plus précocement à Aefna qu’à Ato. À mi-chemin, j’eus l’étrange impression que quelqu’un me guettait, et je continuai à avancer, effrayée, sans savoir quoi faire. Je n’osais pas me retourner pour voir qui c’était. Et, entretemps, j’étais assaillie par des questions qui ralentissaient de plus en plus mon rythme. Je ne pouvais arriver chez Kwayat ainsi, épiée par un inconnu. Et s’il s’agissait d’un kal ? Ou d’un démon ? Peut-être était-ce juste mon imagination ? S’il s’agissait d’un bandit, il m’aurait déjà attaquée, raisonnai-je. Un moment, je regrettai de ne pas avoir emmené Frundis qui, outre ses dons de compositeur, était un bon bâton de combat. J’essayai de me convaincre que j’étais une bonne har-kariste, élève du maître Dinyu : je pouvais me défendre. Je tournai le coin de la rue et je me fondis dans l’obscurité avec les ombres harmoniques. Pour terminer de dérouter mon poursuivant, je m’agrippai au mur, je grimpai avec discrétion et je me juchai sur un arbre, près du portail. C’était une chance qu’il y ait un jardin, pensai-je, en regardant la rue.

Les bruits de pas s’arrêtèrent, mais je ne vis personne dans la rue. Lorsque je crus que le danger était enfin passé, une silhouette apparut sous la lumière des lampadaires. Ses yeux m’observaient fixement.

Épouvantée, je me rendis compte que non seulement le sortilège harmonique avait cessé de fonctionner, mais, en plus, par quelque défaut de ma Sréda, je m’étais transformée en démon. Et maintenant, la Sréda, déchaînée comme une mer démontée, vibrait furieusement.

Je reculai précipitamment sur la branche, la respiration accélérée. J’avais vu une femme vêtue de noir qui me regardait, immobile comme une statue, sous la lumière, pour que je la voie bien.

— Eh —murmura une voix—. Descends de là et suis-moi.

Je baissai les yeux et j’aperçus, dans l’obscurité, une forme avec une cape verte. C’était Spaw. Sans plus réfléchir, je me laissai glisser jusqu’au sol et je le suivis en courant, en jetant de temps en temps des regards en arrière, convaincue que la femme en noir nous suivrait.

Nous grimpâmes sur un toit bas et nous redescendîmes dans une autre rue assez éloignée, mais nous continuâmes à courir cependant. Spaw ne s’arrêta que lorsque nous arrivâmes à un parc des faubourgs de la ville.

Finalement, il se tourna vers moi, il me contempla un moment et s’adossa contre un arbre, méditatif.

— Qui était cette femme ? —haletai-je.

— Tu ne sais pas contrôler la Sréda —observa-t-il sans me répondre—. Tu devrais reprendre ta forme saïjit.

J’écarquillai les yeux et je constatai qu’effectivement, j’étais toujours transformée en démon. Je réadoptai ma forme de terniane, en rougissant.

— Je… je regrette. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé. Je me suis transformée sans m’en rendre compte et cette femme m’a vue —fis-je, désespérée.

— Hum. Cela peut être un problème. Il vaudra mieux que tu évites de la recroiser.

— Mais qui était-ce ? —insistai-je.

— Je ne peux pas le savoir avec certitude… peut-être était-ce un démon. Ou peut-être tout le contraire. Enfin, ne te tourmente pas avec ça. Kwayat m’a donné un message pour toi.

J’arquai un sourcil, alarmée.

— Un message ? Cela veut dire… qu’il est parti ?

— Oui, il était pressé —répliqua-t-il—. Comment savoir ce que fait cet homme.

Un instant, je pensai que Kwayat avait dû retourner auprès de Naura, la dragonne. Je l’avais vu si enthousiaste lorsqu’il s’en était occupé…

— Quel est le message ? —m’enquis-je.

Spaw s’écarta de l’arbre et s’approcha de moi lentement à tel point que j’eus envie de reculer, mais je me retins. Ses yeux violets paraissaient presque noirs dans l’obscurité.

— Il a dit : “Méfie-toi de tout le monde. Surtout des Communautaires. Je reviendrai” —chuchota-t-il à mon oreille—. Telles sont ses paroles. Et celles-ci, ce sont les miennes —dit-il, en sortant un objet de sa poche—. C’est un cadeau.

Son visage était si proche du mien que j’entendais sa respiration comme si cela avait été la mienne. Étourdie, je baissai les yeux vers l’objet et, aussitôt, je fronçai les sourcils.

— Un collier ?

— Le plus joli de tout Ajensoldra —acquiesça-t-il, en souriant et en ouvrant le collier.

— C’est une magara —dis-je, en examinant son expression avec attention.

Spaw acquiesça avec sincérité.

— Oui. Elle renferme un sortilège de protection.

— De protection ? Que fait-elle exactement ?

— S’il t’arrive quelque malheur, elle te protègera, aie confiance en moi.

Je le regardai fixement.

— D’où le sors-tu ?

Spaw sourit, impatient.

— Lorsque d’autres t’offrent un cadeau, te disent-ils d’où il provient ?

— Je ne te connais pas.

— Moi, si. C’est suffisant pour que je puisse t’offrir quelque chose, tu ne crois pas ?

— Comment savais-tu que j’étais dans cet arbre ? —lui demandai-je, méfiante—. Comment savais-tu qu’on me poursuivait ?

— Je ne veux pas te mentir, Shaedra. Je veux seulement que tu saches que tu peux avoir confiance en moi. Tu veux que je te le mette ? —demanda-t-il, en soulevant le collier.

— La dernière fois qu’on m’a donné un collier, je l’ai perdu —l’avertis-je.

— Celui-là, tu ne le perdras pas —dit-il en souriant—. Il a trop de valeur.

— L’autre aussi avait de la valeur —murmurai-je, un peu honteuse, en me souvenant du shuamir que m’avait donné le maître Helith.

Spaw passa ses bras autour de moi et je le regardai, les yeux plissés.

— Tu te méfies toujours autant ? —demanda-t-il, en me passant doucement le collier autour du cou, tandis que je me retenais de bondir et de grimper à un arbre.

Avec une certaine résignation, je relevai mes cheveux et je le laissai attacher les deux bouts du collier. Sa proximité et sa douceur me troublaient plus que je ne l’aurais cru.

— Il te va bien.

Je fis une moue et je lui lançai un regard sceptique. Je ne comprenais pas encore comment j’avais bien pu permettre à Spaw de m’attacher une magara autour du cou. Pensais-je vraiment qu’elle allait me protéger de tous les problèmes que j’avais ? Ou était-ce que je commençais à ressentir les mêmes faiblesses que Laya pour les har-karistes qu’elle combattait ? Si Syu avait été là, il se serait esclaffé.

— Kwayat m’a dit de me méfier des gens —dis-je, en examinant le collier. Il se composait de trois chaînes, faites d’or blanc, à ce qu’il me sembla.

— Si tu te méfies de tout le monde, personne ne pourra t’aider quand tu en auras besoin —répliqua-t-il—. Et maintenant, tu devrais rentrer. Le jour va bientôt se lever.

J’acquiesçai, je reculai de quelques pas et je me raclai la gorge.

— Hum… Merci, Spaw.

Le démon sourit largement, l’air satisfait.

— À bientôt.

Dès que je fus de nouveau couchée dans ma chambre, je repassai mentalement notre conversation pendant un bon moment. Spaw était trop séducteur, me dis-je, avec une moue têtue. C’était un démon, je ne devais pas l’oublier. Il était apparu soudainement, et il avait tout l’air de m’avoir suivie. C’était plus que suspect. Et j’avais la sensation que ses actes étaient calculés. Je portai la main au collier et je tentai d’examiner les énergies qui vibraient en lui. On percevait l’énergie essenciatique et l’énergie orique. Le tracé était inextricable. Un instant, je pensai que je pourrais le porter à Dol pour qu’il l’identifie. Mais je rejetai aussitôt cette option. Le collier était probablement une magara créée par des démons. Si Dolgy Vranc s’en rendait compte, je préférais ne pas imaginer ce qui pourrait arriver.

Non. Si j’avais décidé d’accorder ma confiance à Spaw, je devais assumer les conséquences de mes actes. S’il s’avérait que j’avais agi stupidement, je me promis alors que je laisserais Syu et Frundis me sermonner pendant un jour entier.

* * *

— Reine Bleue et suite de Couronnes —annonça Salkysso, triomphant.

Les autres, nous protestâmes, déçus. C’était la troisième fois que l’elfe noir gagnait et certains commençaient à s’irriter. Surtout Yori.

— Ce n’est pas juste —disait celui-ci, en soufflant—. Tu as dû tricher, je suis sûr que j’avais vu passer la Reine Bleue. Donne-moi le tas de cartes pour que je cherche, Ozwil.

— Mauvaises langues ! —se moqua Salkysso—. Je n’ai jamais triché de ma vie. C’est de l’habileté, c’est tout.

« Moi, personnellement, je ne l’ai pas vu tricher », me dit Syu, assis sur mon épaule. Comme amateur de cartes, il avait suivi la dernière partie d’arao avec intérêt.

« Moi non plus », assurai-je ; pourtant j’observai Yori avec curiosité, pour voir s’il trouvait la Reine Bleue.

L’ilsère, après avoir vérifié les cartes jouées, secoua négativement la tête, exaspéré.

— Ce n’est pas possible. Je demande la revanche.

— Bah, moi, je laisse tomber —intervint Laya, en quittant la table.

Ozwil, Avend et elle se levèrent, nous laissant seuls.

— Moi, je vais faire un tour —dis-je alors—. Bonne revanche.

— Tout compte fait, une défaite de plus ne peut pas lui faire de mal —commenta Salkysso, en contemplant Yori, un petit sourire moqueur aux lèvres.

« Moi, je reste », dit Syu, en sautant sur la table et en s’asseyant entre les deux adversaires. « Je parie une banane que Salkysso va gagner. »

« Entendu », répliquai-je. « Je ne reviendrai probablement pas avant une heure. Aryès et moi, nous avons rendez-vous à l’Eauclaire. »

« Bonne promenade », me répondit-il, distrait.

Yori avait déjà commencé à distribuer les cartes et Syu suivait leurs mouvements avec vivacité. Je sortis du réfectoire de la Grande Pagode en souriant. Ce matin-là, les maîtres nous avaient laissés tranquilles. Ils nous avaient invités à aller voir les différentes épreuves, mais nous avions préféré jouer aux cartes un moment. J’allai chercher Frundis et je le trouvai en train de se plaindre d’être abandonné.

« Comment peux-tu croire que je serais capable de t’abandonner, Frundis ? », lui répliquai-je, surprise, en voyant qu’il avait vraiment l’air de parler sérieusement. « Tu es un excellent ami. Et le meilleur compositeur au monde. Je te porterai jusqu’à ce que tu te lasses de moi », lui promis-je. Le bâton s’anima tant qu’il commença à donner un concert à plusieurs voix et je ne sais combien d’instruments.

Je passai un bon moment à chercher la fontaine qui portait le nom d’Eauclaire. Finalement, il s’avéra qu’elle se trouvait sur l’Anneau, au nord du Sanctuaire, comme me l’avait indiqué Aryès, mais aucun nom n’était inscrit. Par contre, la taverne qui se trouvait juste en face portait un écriteau avec l’inscription : « La fontaine d’Eauclaire ».

Je m’étais vêtue avec la tunique de har-kar, parce que celle-ci, contrairement à l’autre, avait un col qui dissimulait mon collier. Comme je n’avais trouvé aucune histoire pour justifier la présence de cette chaîne, j’avais préféré la cacher pour le moment. J’entendis les cloches du Temple qui sonnaient douze heures. Assise sur le bord de la fontaine, je sentis se poser sur moi les yeux admiratifs des enfants. Une apprentie de la Pagode d’Ato !, devaient-ils penser. Je leur souris et je me levai. Je commençai à sentir le soleil taper fort, je traversai la place et je m’assis à l’ombre d’un arbre, sur un muret de pierre. Je regardai autour de moi. Les gens sortaient des épreuves du Tournoi ou de leur travail et les tavernes s’emplissaient. Je commençais à m’impatienter. Où était donc Aryès ?

En observant les gens passer, je ne pouvais m’empêcher de chercher, en vain, la femme à l’habit noir qui m’avait tellement terrifiée cette nuit. Irritée de ne voir Aryès nulle part, j’entrai dans la taverne, en me disant qu’il était peut-être là, à m’attendre. Mais j’eus beau scruter les différentes tables, je ne le trouvai pas. Quelque chose me disait que ce n’était pas normal.

Je demandai un jus de fruits et j’achetai un casse-croûte succulent qui m’ôta un peu la déception d’avoir payé pas moins de cinq kétales pour un repas. J’achetai aussi une banane, pour le pari que j’avais fait avec Syu, le matin, et je la gardai dans ma poche. Puis, je sortis de la taverne et je partis à la recherche du refuge de Lénissu. Pourtant, je n’arrivai pas jusque-là.

En fait, je commençais tout juste à arpenter l’Anneau lorsque j’entendis des cris et un fracas de bottes et de sabots. Je passai la tête entre les arbres qui bordaient le chemin de l’Anneau et je vis deux cavaliers montés poursuivant un homme qui avait l’air d’un vagabond. Ils lui lancèrent un lasso et l’immobilisèrent.

— Je suis innocent ! —criait le vagabond.

— Nous le tenons ! —clama l’un des cavaliers.

Ils firent faire volte-face à leurs chevaux et je m’empressai de les suivre, pour voir ce qu’il se passait. Un attroupement de curieux s’était déjà formé.

— Écartez-vous —rugit un garde qui, à l’insigne qu’il portait, devait être le capitaine.

— Voleurs ! —s’écria quelqu’un dans la foule.

D’autres se joignirent à son exclamation et le capitaine semblait sérieusement exaspéré.

— La Justice s’occupera de tout. Écartez-vous —répéta-t-il— et retournez à vos occupations.

— Ils en ont bien pour dix ans de travaux forcés, minimum —commenta quelqu’un près de moi.

— Il faut bien que quelqu’un travaille —répliqua son ami avec un grand sourire moqueur.

Comme les gens commençaient à se disperser et que la zone se dégageait, je pus voir trois personnes, la tête recouverte de sacs pour que l’on ne voie pas leur visage. J’allais me désintéresser du sujet lorsque, soudain, je reconnus les habits de deux d’entre eux et mon sang se glaça dans mes veines.

— Non —murmurai-je, atterrée.

— Allez, en route —dit le capitaine, stimulant son cheval.

Pétrifiée, je les observai partir par une rue transversale, me maudissant cent fois d’avoir proposé à Lénissu qu’Aryès reste avec lui. Les yeux rivés sur les chevaux qui s’éloignaient, je sentis, un moment, une certaine rage. Pourquoi Lénissu se fourrait toujours dans des embrouilles ? Qu’avait-il fait à présent ?

Sortant d’un état de paralysie, je commençai à courir avec la ferme intention de rattraper les gardes. Je les suivis et je les vis rentrer au quartier général. Les pensées agitées, je retournai à la Grande Pagode et je réfléchis pendant plusieurs heures sans savoir quoi faire. Fatiguée d’être enfermée dans ma chambre, je sortis dans le jardin avec Frundis. Celui-ci n’avait su me donner aucun conseil et je me sentais totalement perdue. De quoi accusait-on Lénissu et Aryès ? Pourquoi un des spectateurs avait-il crié « voleurs » ? Qui était ce vagabond ? Mais la question qui me revenait sans cesse, c’était : comment pouvais-je les aider ?

En voyant le maître Dinyu et le maître Aynorin s’approcher dans l’allée du jardin, en parlant avec animation d’une épreuve du Tournoi, je recomposai mon expression et je me raclai la gorge.

— Bonjour.

— Bonjour, Shaedra —répondit le maître Aynorin—. Tu aurais dû venir à l’épreuve de déserrance. Yori et Marelta y étaient, et Suminaria aussi.

J’écarquillai les yeux de surprise.

— Suminaria ? —répétai-je—. Je croyais qu’elle était restée à Ato.

— Eh bien, finalement, il semble qu’elle ne retournera pas à Ato, du moins pas cette année —répondit-il sur un ton léger.

Cette nouvelle me laissa pantoise. L’oncle Garvel avait peut-être terminé ses affaires à Ato et décidé de revenir à Aefna, pensai-je.

— Maintenant que j’y pense —ajouta le maître Aynorin—, tu devrais aller la voir, avec les autres. Elle sera sûrement ravie de vous voir.

En me souvenant de sa mauvaise humeur et de son étrange comportement, ces derniers mois, je doutais qu’elle soit « ravie », mais, comme avait dit Avend, peut-être se comportait-elle ainsi pour quelque bonne raison. Personnellement, j’aurais bien aimé lui rendre visite, mais je ne voulais pas sentir son regard accusateur. De toutes façons, j’avais des affaires plus urgentes. Comme, par exemple, sauver Lénissu et Aryès.

J’effectuai donc un salut et j’attendis que les maîtres disparaissent sur le chemin pour reprendre mes réflexions désespérées. Cependant, quelques secondes après, trois silhouettes surgirent de derrière un arbuste.

— Shaedra, qu’est-ce que tu fais ? —demanda Sotkins, en se mettant à courir—. Viens avec nous, vite, sinon tu vas rater ça.

Laya fit une moue, en la voyant partir en courant et elle m’expliqua :

— Le maître Dinyu va se battre en duel avec le maître Aylanku, d’Agrilia.

— Je suis sûr que notre maître va l’emporter —dit Zahg.

— Chut —dit soudain Sotkins, en se retournant—. Taisez-vous, sinon on va nous entendre. Suivons-les discrètement —insista-t-elle.

J’observai Laya et Zahg passer à côté de moi et suivre Sotkins en silence. Avec un soupir, je me dirigeai vers le réfectoire et je trouvai Salkysso et Yori qui jouaient encore aux cartes, mais, cette fois, ils faisaient une partie avec Syu. Naturellement, me dis-je, en roulant les yeux. Il n’avait pas pu résister.

— Eh, Shaedra ! —exclama Salkysso, avec un grand sourire, en se tournant sur sa chaise—. Vraiment, ton singe m’impressionne de plus en plus.

« J’ai gagné trois parties de suite », commenta Syu, avec un air de suffisance. « Et… », ajouta-t-il. Son sourire se changea en une moue de défaite. « Salkysso a perdu la première partie. »

Je gloussai.

— C’est un as pour jouer aux cartes —approuvai-je, sortant la banane de ma poche. Syu ouvrit de grands yeux avides mais sans espoir.

Tandis que j’épluchais lentement la banane, j’ajoutai :

— Mais c’est parce que c’est moi qui lui ai appris. —Le singe me montra ses dents—. Et parce qu’il a un régime formidable.

En souriant, je partageai la banane en deux, j’en donnai la moitié au singe et je mangeai l’autre moitié. Le singe gawalt me regarda, étonné, mais il se reprit aussitôt et dévora le fruit avec appétit.

Salkysso et Yori échangèrent des regards perplexes.

— On dirait qu’il comprend tout ce que tu lui dis —observa Yori, en observant le singe, ses dents pointues de mirol semi-découvertes.

— C’est possible —acquiesçai-je, en haussant les épaules—. Si cela ne vous dérange pas, je vous enlève votre joueur préféré.

« Hum, il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ? », demanda le singe.

« Tu vas devoir m’aider, parce que nous avons de très gros problèmes », lui avouai-je.

Syu s’ébroua et sauta sur mon épaule.

« Voyons si je devine. Le collier que t’a donné ce démon était un piège. »

« Cela n’a rien à voir avec Spaw », soupirai-je. « Lénissu et Aryès ont été emprisonnés, et je ne sais pas quoi faire !, si ce n’est d’entrer en force pour qu’on m’enferme moi aussi. »

Tandis que nous sortions du réfectoire, Syu prit un air méditatif, il eut un mouvement soudain, comme s’il était arrivé à une conclusion, et il déclara :

« Décidément, tu as besoin de conseils. Parce que ton idée est mauvaise, désolé de te le dire. Tu as encore beaucoup à apprendre de moi. »

5 Duels

Je grimpai la côte, d’un pas chaotique, tout en essayant de lire le livre que j’avais emprunté à la bibliothèque.

L’on devait saluer de la sorte, parler de telle façon, se comporter de telle manière et non d’une autre… Ouf. Le livre était une liste de conseils, d’obligations et d’interdictions mêlés à un interminable verbiage que mes yeux parcouraient à la hâte.

J’avais placé Frundis dans mon dos, en l’attachant gauchement aux courroies de mon sac. Mais il m’était difficile de lire, penser et marcher, tout en même temps.

« Aucun gawalt sensé n’aurait l’idée de faire tant de choses à la fois », commenta Syu.

Je trébuchai contre une pierre et je récupérai l’équilibre miraculeusement. Je ralentis un peu mon rythme et je levai les yeux. Cela faisait bien vingt minutes que je gravissais le chemin et je m’aperçus que j’étais essoufflée. J’étais presque arrivée, me dis-je. La panique commençait à m’envahir. Je jetai un dernier coup d’œil sur les pages du livre, puis, résignée, je le fermai et le rangeai dans mon sac orange.

Au tournant suivant, je vis apparaître devant moi le Sanctuaire, entre les arbres verts et fleuris qui peuplaient la colline. L’édifice principal comptait un étage, avec deux ailes de plain-pied qui flanquaient une cour de terre battue. Un petit muret entourait la partie avant du Sanctuaire, bordé d’arbustes blancs. C’étaient des dalques bénis, pensai-je, en jetant un regard admiratif sur ces arbustes et leurs nombreuses branches blanches comme la neige.

Tout était silencieux. Lorsque j’atteignis le petit muret de pierre, je contemplai le Sanctuaire sans percevoir le moindre signe de vie. La musique de flûtes de Frundis s’accordait très bien avec le paysage.

Un jeune garçon apparut soudain au coin de l’aile ouest. Il revêtait l’habituelle tunique des prêtres. La tête baissée, comme s’il priait, il traversa la cour et entra par une porte ouverte. Syu souffla. Il avait chaud. Et il était vrai que le soleil tapait fort bien qu’il ait commencé à décliner.

Lorsque j’atteignis l’ombre de l’édifice, je commençai à entendre des voix. Certaines priaient et d’autres, sur ma gauche, riaient. Je me tournai et je vis, par une fenêtre ouverte, de jeunes prêtresses, assises sur des chaises, qui m’observaient en chuchotant gaiement. Je fronçai les sourcils et je m’approchai de la fenêtre.

— Bonjour —dis-je—. Je souhaiterais parler avec la Fille-Dieu. Elle m’a dit qu’elle m’attendrait. Mon nom est Shaedra —ajoutai-je, même si je pensais que ces prêtresses n’étaient sans doute au courant de rien.

Toutes les quatre cessèrent leur couture et adoptèrent un air plus sérieux. L’une d’elles prit la parole.

— Va te présenter à la porte principale. Frappe à la porte. Le gardien des clés t’ouvrira et te dira si tu peux entrer.

— Merci —répondis-je.

Les autres recommencèrent à rire et je haussai un sourcil, en me demandant si elles se moquaient de moi pour quelque mystérieuse raison. Je traversai la cour et je frappai à la porte principale.

L’homme qui ouvrit portait une tunique verte. Il avait l’air sévère et semblait travailler là depuis toujours. Je lui expliquai mon cas et, en entendant mon nom, il acquiesça.

— Passe —me dit-il.

Je m’étonnai de nouveau de savoir que la Fille-Dieu m’avait réellement proposé de m’accorder une faveur. Je ne rêvais pas. Il restait peut-être un espoir de sauver Lénissu et Aryès, me dis-je, en serrant les dents, anxieuse. L’intérieur de l’édifice était plutôt austère. Il y avait deux escaliers latéraux qui montaient au premier étage et qui se rejoignaient en haut. Je vis une table adossée contre un mur et, au fond, une énorme porte grande ouverte qui donnait sur un jardin fleuri et sur un autre édifice plus petit et circulaire.

— L’Autel des Neuf —dit le gardien des clés, en remarquant que je regardai fixement la belle construction de pierre blanche.

Il se dirigea, non vers les escaliers comme je l’aurais cru, mais vers la porte du fond. Les fleurs du jardin dégageaient un parfum intense. Sur les côtés, se trouvaient deux autres ailes, bordées de vérandas, qui complétaient la forme de H selon laquelle le Sanctuaire était construit.

À un moment, il tourna sur la droite, il entra dans la véranda et s’arrêta devant une ouverture où étaient suspendues des guirlandes colorées en guise de porte. L’Arsay de la Mort qui était venu me chercher la veille et que la Fille-Dieu avait nommé Lacmin, gardait l’entrée. Il ne portait pas l’armure dorée, mais une simple tunique noire sur un pantalon blanc, comme le maître Dinyu. Je l’observai, encore davantage impressionnée par son visage impénétrable et sa longue chevelure noire.

Sans un mot, le gardien des clés fit demi-tour et l’Arsay inclina la tête, en signe de brève salutation. Son regard s’était posé sur Syu et sur Frundis et, en le voyant froncer les sourcils, je fis une moue.

— Le singe et le bâton resteront dehors —déclara-t-il.

— Syu est mon ami —protestai-je—. Et le bâton, je le portais hier et cela n’a dérangé personne.

En voyant son expression, je rougis et je soupirai. J’entendis au même moment le soupir de Syu, qui descendait de mon épaule.

« Je m’occuperai de Frundis », me promit-il, très sérieux.

J’acquiesçai et je laissai Frundis sur le parquet en bois. Syu s’assit dessus et jeta un regard méfiant au garde. Je me retins de rire en le voyant défier un Arsay de la Mort.

L’intérieur de la pièce était pourvu de coussins colorés, de tissus et d’ouvrages inachevés. Cinq femmes faisaient de la broderie et l’une d’entre elles était la Fille-Dieu. Aux quatre coins de la salle se tenait un Arsay. Ceux-ci semblaient sur le qui-vive comme si on les attaquait tous les jours. Mais qui donc pouvait souhaiter faire du mal à la Fille-Dieu ? Ce n’était qu’une petite fille du peuple, élue et formée pour représenter Ajensoldra et être la messagère des dieux. Mais, comme ces sujets étaient inextricables, qui pouvait savoir.

La Fille-Dieu avait un visage très blanc, presque translucide. Ses yeux d’un gris très sombre m’observèrent avec vivacité alors que j’avançais et que je m’agenouillais, remplissant les formalités et repassant dans ma tête les pages du livre que je venais de feuilleter.

— Tu as enfin choisi un souhait ? —me demanda-t-elle, après que j’eus formulé une phrase pompeuse qui n’eut pas l’air de la surprendre. Je regrettai l’absence de l’homme à la tunique couleur de paille : il aurait été fier de moi.

Mon cœur battait plus rapidement que d’habitude. Et si la Fille-Dieu le prenait mal et pensait que je me moquais d’elle ? Je serrai les dents et je pris mon courage à deux mains.

— J’ai pensé que tu pourrais peut-être… je veux dire, que la Fille-Dieu pourrait gracier deux… trois ! personnes qui se trouvent au quartier général —dis-je, en me souvenant inopinément du vagabond.

Un silence surpris s’ensuivit.

— Tu veux que je gracie trois personnes ? —répéta la Fille-Dieu—. Ce n’est pas moi qui rends les jugements. Gracier, c’est s’ingérer dans la Loi.

— Vous ne pouvez pas accorder leurs grâces ? —demandai-je, la voix éteinte.

— Ces trois personnes ont un nom ? —intervint l’une des femmes.

— Oui —dis-je—. On les accuse d’être des voleurs, mais ils ne le sont pas.

— Quels sont leurs noms ? —s’enquit la Fille-Dieu.

— Euh… —J’hésitai un instant en pensant que, peut-être, Lénissu n’avait pas donné leurs vrais noms. Mais ensuite je pensais que si je souhaitais obtenir quelque chose de la Fille-Dieu, je devais au moins être honnête avec elle—. Leurs noms sont Lénissu Hareldyn et Aryès Domérath. Je ne connais pas la troisième personne qui les accompagnait.

La Fille-Dieu me dévisagea. Ses yeux d’un vert très clair semblaient lire mes pensées. Je perçus soudain un frôlement d’énergie bréjique et je l’écartai immédiatement, méfiante.

— Tu es har-kariste de la Pagode Bleue, n’est-ce pas ? —me demanda-t-elle.

— Tout à fait, je suis élève —répondis-je.

— Du maître Dinyu. Et on raconte beaucoup de choses sur toi. À ce que l’on m’a dit, tu as combattu un dragon et tu es toujours accompagnée d’un singe gawalt et d’un bâton sorcier.

J’écarquillai les yeux, effrayée par tant d’informations.

— Le bâton est totalement inoffensif, il n’est pas ensorcelé —dis-je. Et en plus, c’était vrai : le bâton et Frundis avaient réalisé une fusion et le bois n’était aucunement enchanté ; certes, il était enveloppé d’énergies, mais la différence, c’était que c’était lui-même qui les créait.

Je perçus la surprise dans les yeux de la Fille-Dieu.

— Alors, tout le reste est vrai ? —demanda brusquement une voix enfantine et admirative.

Je me tournai, un sourcil arqué, et je vis Éleyha, debout, pas très loin de moi. Je ne l’avais pas vue arriver. Les autres lui lancèrent des regards exaspérés et je remarquai qu’un des gardes, derrière la Fille-Dieu, plaçait un doigt sur ses lèvres pour l’inviter gentiment à se taire. Éleyha fit une moue innocente et se retira, partant probablement se cacher derrière quelque porte, pour écouter.

— Réponds —dit la Fille-Dieu.

— Eh bien… en fait, à vrai dire…

— Pour le singe, c’est vrai, Fille-Dieu —dit soudain l’Arsay qui m’avait fait entrer—. Et elle porte aussi un bâton.

La Fille-Dieu acquiesça comme pour elle-même.

— Très bien. La Fille-Dieu vérifiera ce que tu dis.

J’ouvris grands les yeux.

— Vous voulez dire que vous allez obtenir leur grâce ?

— Mais cette faveur en requiert une autre —répliqua-t-elle, sans répondre directement.

— Alors… je vous devrai une faveur en échange ?

— Au moins une —dit-elle—. Pour faire grâce, je dois avant parlementer avec les dieux. Dans trois jours, tu auras ma réponse.

* * *

« Par Ruyalé ! », grognai-je, en descendant le mont du Sanctuaire avec Frundis et Syu. « D’autres faveurs. Cette Fille-Dieu est pire que Dolgy Vranc. Ses faveurs, ce ne sera sûrement pas un enfantillage. Cela a été une terrible erreur », me convainquis-je.

« Bon, au moins, elle ne t’a pas dit qu’elle ne sortirait pas Lénissu et Aryès de la prison, pas vrai ? », soupira Syu. « C’était ce que tu craignais le plus, n’est-ce pas ? »

C’était vrai. Pour quelque mystérieuse raison, la Fille-Dieu avait accédé à m’écouter et à considérer mon souhait, quoique ce soit tout à fait inhabituel, à ce que j’avais pu déduire des réactions des personnes présentes. J’ignorais si elle avait le droit de gracier des gens. En fin de compte, la Fille-Dieu était davantage une figure décorative qu’une figure de pouvoir. J’espérai seulement que l’expression « parlementer avec les dieux » était seulement une façon de parler. Si la Fille-Dieu attendait réellement qu’ils lui répondent, on allait en avoir pour un moment.

Trois jours, me dis-je, en débouchant sur l’Anneau. Trois jours, c’était une absurdité. Et si on envoyait Lénissu et Aryès ailleurs ? Et si la Fille-Dieu changeait d’opinion sur le sujet… ?

« Pourquoi ne te calmes-tu pas une fois pour toutes ? », suggéra Syu.

« Toi, tu peux parler, quand tu joues aux cartes, tu sautes comme une puce », rétorquai-je.

« Une puce, moi ? », répliqua-t-il, avec une moue outragée. « C’est une insulte à ma fierté ! »

La musique de Frundis, qui, jusqu’alors, était une douce mélodie de violons, monta d’un ton et, Syu et moi, nous soupirâmes, vaincus et amusés à la fois. Frundis commença à orchestrer un opéra à plusieurs voix qui nous accompagna pendant tout le chemin et qui m’empêcha de penser à autre chose.

Mais lorsque nous arrivâmes à la Grande Pagode, je commençai à compter les jours. Aujourd’hui, c’était Griffe. Demain, Blizzard. Gui. Et Javelot. Trois jours d’attente pour savoir si mon oncle et Aryès pourraient sortir du quartier général et échapper aux travaux forcés.

Le soleil disparaissait déjà à l’horizon. Les autres kals étaient de retour pour le dîner et ils commentaient avec enthousiasme les épreuves du Tournoi auxquelles ils avaient assisté. Avec, entre les mains, une assiette pleine de riz aux légumes, je m’assis à côté de Galgarrios et je commençai à manger, le regard perdu. Je n’arrivais pas encore à croire que Lénissu ait pu tomber dans les filets des gardes. Qu’avait-il fait ?, me demandai-je, préoccupée. Si la Fille-Dieu décidait de rejeter mon souhait, il me restait encore un espoir : Wanli et Neldaru et les autres Chats Noirs étaient peut-être là, prêts à tirer mon oncle de cette impasse…

— Comment s’est passée ta journée ? —me demanda soudain Galgarrios.

Je me souvins alors de l’endroit où j’étais et j’avalai le riz que je mâchais depuis un moment.

— Tout à fait improductive —répondis-je—. Et toi ?

— Eh bien, j’ai accompagné Kajert et Avend à l’épreuve brulique, Yori et Marelta étaient là aussi. Ils se sont assez bien débrouillés. Après, je me suis perdu dans la foule. Et j’ai rencontré une famille d’équilibristes. Les deux filles étaient très sympathiques et j’ai même rendez-vous avec elles, cette nuit, pour aller au bal de la Place de Laya, tu te rends compte ?

Ses yeux brillaient d’enthousiasme et je ne pus que sourire devant tant de joie.

— Cette nuit ? —demandai-je—. Et comment s’appellent les filles ?

On voyait à cent lieues qu’il mourait d’envie de tout me raconter. Et c’est ce qu’il fit. Pendant que je terminai mon riz, il se mit à me parler d’Auria et de Sihuna, de leur nombreuse famille et de leur étrange culture.

— Elles viennent d’Iskamangra, et elles disent que certains Ajensoldranais les regardent de travers et les traitent de nashtag. Comment peut-on les mépriser de la sorte, juste parce qu’elles viennent d’ailleurs ? Quelle honte !

Les Iskamangrais et les Ajensoldranais avaient toujours eu de mauvaises relations. Les premiers donnaient à leurs voisins du sud le nom de wilras et si je me souvenais bien, le mot venait du nom d’un fameux général ajensoldranais qui avait perdu toutes ses batailles ; les seconds surnommaient les premiers les nashtag, car le nashtag était une pierre-horloge que les Iskamangrais utilisaient depuis des temps immémoriaux. Traiter un Iskamangrais de nashtag avait fini par être considéré comme une insulte.

Galgarrios continua à me parler de tout ce que lui avaient appris les deux filles sur leur culture et leurs traditions et je l’écoutai avec une certaine fascination. Jamais Galgarrios n’avait été aussi bavard et, lorsque nous nous levâmes, il me dit qu’il allait se préparer pour le bal et il partit dans sa chambre, d’un pas ferme. Son assurance m’avait impressionnée.

— Des équilibristes —souffla Laya en me rattrapant, alors que je me dirigeai vers les dortoirs—. Galgarrios n’apprendra jamais.

Je lui jetai un regard surpris. Après un silence, je demandai avec curiosité :

— Est-ce que tu as vu le maître Dinyu lutter ?

Laya fit une moue contrariée.

— Non. Il nous a surpris et il nous a dit que si nous le suivions, il ne serait plus notre maître.

— Il a dit cela ? —m’exclamai-je, stupéfaite et amusée à la fois.

— Comme je te le dis. Mais lorsqu’il est rentré, à son expression, il avait tout l’air d’avoir gagné. Il est clair que nous avons un maître excellent. Il a été maître de Farkinfar. Tous les kals des autres pagodes envient les kals d’Ato. Au fait, Shaedra, je veux te montrer quelque chose —dit-elle, en changeant brusquement de ton—. Attends ici un moment.

Je demeurai sous la véranda, tandis qu’elle entrait dans sa chambre. Je m’aperçus du regard assassin que Syu lançait aux cactus.

« De mauvais souvenirs ? », lui demandai-je, en souriant.

Le singe, sans répondre, prit sa queue et l’étreignit comme pour la défendre. À ce moment, Laya ressortit de sa chambre, un livre à la main et un large sourire sur le visage.

— Le voici ! Le recueil de chansons d’Ato, compilées par Ozwil Berreni, Laya Dalpega… et Shaedra Ucrinalm.

Je regardai fixement la couverture du livre, bouche bée. Je tendis les deux mains vers le recueil et elle me le donna, en déclarant :

— Il est à toi. On nous en a donné cinq exemplaires. Trois pour les auteurs, un pour le Daïlorilh et un autre pour la bibliothèque. Qu’en penses-tu ?

Je m’assis, j’invoquai une sphère harmonique, car la lumière commençait à manquer et je feuilletai les pages, ravie. Les pages avec les paroles des chansons alternaient avec celles qui représentaient les notes musicales. Sur la première page, il était indiqué que le recueil faisait partie d’un projet de récupération populaire entrepris par d’importantes personnes dont les noms étaient énumérés dans une longue liste au début du livre.

— C’est fantastique ! —m’écriai-je—. Et les notes sont beaucoup mieux dessinées que celles que je vous avais données. L’imprimerie est une grande invention —affirmai-je, en admirant les lettres claires et élégantes.

Nous lûmes quelques chansons et Frundis, le regard critique, vérifia qu’il n’y avait pas d’erreurs dans les notes. Alors, nous entendîmes un bruit derrière nous et, en nous retournant, nous découvrîmes Galgarrios, vêtu d’une élégante tunique blanche et d’un pantalon noir comme la nuit. Ses cheveux châtain foncé étaient soigneusement peignés, mais il nous regardait, l’air peu assuré.

— Comment me trouvez-vous ? —demanda-t-il, un peu agité.

Je me levai, je l’examinai de haut en bas, avec des airs d’experte, et je finis par acquiescer d’un signe approbateur de la tête.

— Prêt pour danser et séduire Auria et les reines d’Iskamangra —déclarai-je, et je souris affectueusement.

— Bah. —Il se racla la gorge—. Et toi, Laya, qu’en penses-tu ?

L’elfe noire haussa les épaules.

— Je pense comme Shaedra. Bon bal. Moi, je vais dormir.

Nous l’observâmes s’en aller et je secouai la tête en remarquant le regard surpris de Galgarrios.

— Je crois que, moi aussi, je vais dormir. Amuse-toi bien, Galgarrios.

Celui-ci sourit.

— Bon… dors bien. Bonne nuit, Syu. Et bonne nuit, bâton.

J’entendis le soupir musical de Frundis.

« J’aurais dû lui donner mon nom, je ne supporte pas que l’on m’appelle bâton tout court. Cela a l’air beaucoup trop impersonnel. »

« Là, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même », lui répliquai-je. « Il te suffit de ne plus garder ton nom secret. »

Cette nuit-là, je fus à peine capable de fermer les yeux. En me couchant, j’avais l’intention de me relever lorsque tout serait calme, pour rôder autour du quartier général. Mais je réfléchis et je retournai le problème dans ma tête sans oser bouger. Syu dormait depuis un moment lorsque je me levai. J’allai faire un tour dans le jardin et j’étais sur le point de me décider à sortir de la Pagode, mais, j’ignore pourquoi, je revins me coucher sur mon matelas avec l’horrible impression que je ne pouvais rien faire d’autre que d’attendre.

Je passai la matinée du lendemain comme un fantôme au milieu des kals euphoriques qui s’agitaient, criaient, riaient et qui me donnèrent aussitôt mal à la tête. Galgarrios aussi était fatigué, comme s’il avait passé toute la nuit à danser, mais il semblait heureux. Salkysso avait dormi comme un loir et il était en pleine forme. Yeysa, imperturbable, avait la même tête de vache que d’habitude.

Le maître Dinyu nous emmena à l’épreuve de tir à l’arc et, pendant le trajet, certains le pressèrent pour qu’il raconte le duel avec le maître Aylanku. La nouvelle de sa victoire s’était propagée dans toute la Pagode et, quoique que notre maître ait gardé un silence absolu sur le sujet, nous ne pouvions douter des bruits qui couraient. La lutte avait été spectaculaire, selon les dires. Par contre, personne ne savait qui avait été capable de déjouer la vigilance des maîtres pour assister au duel et raconter ce qu’il avait vu après. En tout cas, tous les commentaires peignaient le maître Dinyu comme le meilleur maître har-kariste d’Ajensoldra, affirmation qui, sans doute, prétendait piquer les autres maîtres.

Avec tout ça, le maître Dinyu semblait un peu affligé d’être devenu le centre d’attention. Nous observâmes les prouesses des archers pendant deux heures, puis nous retournâmes à la Pagode, mais, sur le chemin du retour, un groupe de jeunes nous coupa le passage. Ils étaient guidés par un maître de har-kar qui, à l’écusson qu’il portait bordé sur sa tunique, semblait être membre d’une école har-kariste d’Aefna. Son visage arrondi reflétait un air de défi cérémonieux.

— Dinyu Fen —rugit-il.

Nous le regardâmes, l’expression stupéfaite, tandis que notre maître s’avançait.

— Qui m’appelle ? —demanda-t-il.

— Mon nom est Jaslu Rieyni. On dit que tu te prends pour le meilleur maître har-kariste d’Ajensoldra, est-ce vrai ?

Le maître Dinyu, quoiqu’un peu tendu, sourit aimablement.

— Ceux qui le disent sont des personnes qui ne me connaissent pas. Je n’ai pas la moindre intention d’être le meilleur. Maître Jaslu —ajouta-t-il, en le saluant respectueusement pour prendre congé.

Mais Jaslu Rieyni ne sembla pas satisfait.

— Alors, vérifions-le dans un combat de har-kar ici même.

Le maître Dinyu, les mains dans le dos, l’observa avec plus de sérieux.

— Je ne vais pas combattre, maître Jaslu. Tu n’as pas besoin de me prouver quoi que ce soit, ni moi non plus. Je dois emmener mes élèves à la Pagode, si tu veux bien me laisser passer…

Le maître Jaslu le regarda, un rictus sur les lèvres.

— Tu fais bien —répondit-il—. Ce n’est ni le meilleur moment ni le meilleur lieu pour un combat. Mais j’espère que tu m’enverras une note pour me dire le lieu et l’heure qui te conviendront le mieux. Sinon, je considérerai que tu n’as pas le courage de m’affronter. Ton honneur est en jeu.

— Ta vision de l’honneur me déconcerte —répliqua le maître Dinyu.

Alors que le maître Dinyu avançait dignement sur le chemin que lui avaient ouvert les élèves du maître Jaslu, tous les kals d’Ato, nous le suivîmes, et j’observai que Sotkins jetait des regards autour d’elle, empourprée et furibonde, comme si elle avait subi un affront impardonnable. Je me demandai avec curiosité comment le maître Dinyu allait agir après cela. Finalement, comme avait dit le maître Jaslu, il devait sauver son honneur après avoir été défié d’une façon si peu aimable. Mais je comprenais que le maître Dinyu en ait assez de lutter pour une raison aussi ridicule que celle de détromper un vaniteux de plus. En tout cas, je ne doutais pas une seconde que mon maître l’emporterait, s’il acceptait le duel.

6 Visite et avertissements

Lorsque nous revînmes à la Pagode, une autre surprise m’attendait. Dans les escaliers, assis comme un moine montagnard, se trouvait un gnome vêtu trop chaudement pour un jour aussi ensoleillé. Je le reconnus tout de suite. C’était Srakhi. Srakhi Lendor Mid, le say-guétran qui avait suivi fidèlement Lénissu parce que ce dernier lui avait sauvé la vie. Il était en pleine prière, sous un soleil de plomb, et son visage était baigné de sueur.

Je me dirigeai vers lui, en feignant le calme, me demandant que diables il faisait là. Sa présence, cependant, m’apporta un certain soulagement. Outre le fait de savoir avec certitude qu’il avait survécu aux Istrags, je nourrissais l’espoir que sa présence était due aux ennuis qu’avait Lénissu. Après tout, le gnome devait maintenant deux fois la vie à mon oncle.

Je m’arrêtai devant lui et je m’appuyai sur Frundis comme sur une canne, tout en le contemplant en silence pendant quelques secondes.

— Bonjour —dis-je enfin, en naïltais, en interrompant ses prières.

Le gnome ouvrit les yeux sans tressaillir et sourit.

— Quelle joie de te voir —dit-il, en se levant—. Je t’attendais.

Je souris largement et je le surpris en le serrant dans mes bras. Le gnome se racla la gorge, mal à l’aise.

— Lorsque tu sauras pourquoi je suis là, tu ne te réjouiras pas autant de me voir —prononça-t-il, tout bas, en se tournant légèrement vers le maître Dinyu qui s’était arrêté en haut des escaliers en me voyant saluer avec tant d’effusion un gnome inconnu.

Le maître Dinyu invita les kals à entrer dans la Pagode et, malgré les regards curieux que ceux-ci me jetèrent, ils obéirent, nous laissant seuls.

— Bonjour —dit mon maître au gnome—. Hum… je ne voudrais pas être indiscret, mais qui êtes-vous ?

— Srakhi Lendor Mid, pour vous servir —répondit le gnome, en réalisant un salut qui n’avait rien d’ajensoldranais. Son abrianais était toujours aussi horrible.

Le maître Dinyu déduisit aussitôt beaucoup de choses de sa réponse. Sans doute, il dut supposer que j’avais connu le gnome au cours de mon voyage au travers des Communautés d’Éshingra.

— J’ai connu Srakhi à Ténap —intervins-je—. Il nous a aidés après notre départ de Tauruith-jur.

Ces événements me semblaient très lointains et je ne parvenais pas encore à comprendre comment, étant si jeune, je ne m’étais pas évanouie en voyant une tête de dragon à quelques mètres de distance ou en étant poursuivie par une bande de nadres rouges aux abords de Ténap. Visiblement, courage et jeunesse allaient de pair.

— Je suis Dinyu Fen —dit mon maître, en se présentant—. Le maître de Shaedra. Hum. Bon, je ne vous dérangerai pas davantage. Je suppose que vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire. Vous avez fait le voyage depuis Éshingra pour voir Shaedra ? —demanda-t-il cependant, avec un certain étonnement.

Je ne pus éviter de sourire en voyant que mon maître était manifestement très curieux de savoir qui était cet étrange gnome vêtu d’une tunique épaisse couverte de symboles bizarres. Je me souvins alors que Srakhi était tout un personnage. Son jaïpu semblait assailli par le morjas, d’une manière insolite, comme s’il ne savait jamais quelle forme adopter. Et sans aucun doute, le maître Dinyu avait dû le remarquer.

Srakhi acquiesça de la tête.

— Je suis venu pour voir Shaedra et… pour le Tournoi —ajouta-t-il avec un demi-sourire.

— Le Tournoi —répéta le maître Dinyu, plongé dans ses pensées—. Je comprends. Eh bien, passez un bon séjour à Aefna. Voulez-vous que nous vous logions à la Pagode ? Ce serait un honneur d’héberger un say-guétran.

— Oh, non, je vous remercie, mais j’ai déjà un endroit où loger —répondit-il, agréablement surpris. Il ne s’attendait sûrement pas à ce que l’on devine qu’il était say-guétran et encore moins à ce qu’on lui témoigne autant d’estime.

Le maître Dinyu, sans cesser de sourire avec sincérité, acquiesça.

— Dans ce cas, je vous laisse avec mon élève. J’espère que nous nous reverrons.

Avec un certain étonnement, le gnome le regarda disparaître par l’entrée de la Pagode des Vents.

— Ton maître semble être un homme bon —commenta-t-il.

Je souris jusqu’aux oreilles.

— Il l’est.

Tout en descendant les escaliers de pierre qui cernaient l’entrée de la Pagode, je lui dis :

— Alors, qu’est-ce qui t’amène ? J’ai eu très peur quand les Istrags t’ont capturé. Je suis heureuse de voir de mes propres yeux que tu es toujours vivant. Ces Istrags n’ont pas de cœur.

Le visage de Srakhi s’était assombri.

— En effet —répondit-il lentement—. Ton oncle Lénissu m’a sauvé la vie. De nouveau. Puis, il m’a écarté. De nouveau —répéta-t-il—. Aussi, me voilà. Les mains liées plus que jamais. Et je dois sauver la vie de Lénissu, coûte que coûte.

Son ton fervent me laissa stupéfaite.

— Tu veux dire…

Mais il m’interrompit.

— Lénissu a été arrêté par les autorités d’Aefna —me dit-il, en examinant ma réaction.

— Je le sais —répondis-je, bien à regret—. J’ai vu les gardes l’emmener au quartier général. Ils emmenaient Lénissu, Aryès et un mendiant.

— Alors tu es au courant. L’affaire est délicate —dit Srakhi—. Mais tout se passe comme prévu, ne te préoccupe pas.

— Tu veux dire que tu vas les sortir de là ? —m’émerveillai-je. Srakhi ne m’avait jamais donné l’impression d’être très courageux.

— Bon… pas exactement. Tu comprends, l’affaire est un peu compliquée et je ne peux pas te l’expliquer, tout simplement, parce que je ne sais pas ce qui se passe exactement. Il se trouve que, pour une certaine raison, Lénissu est enfermé, à dessein, au quartier général. Je ne sais pas si de sa propre volonté ou de celle de ses alliés, mais je devine que c’est pour le protéger de quelque chose.

Je le regardai, les yeux exorbités et j’inspirai profondément pour me tranquilliser.

— Tu veux insinuer… que Lénissu s’est dénoncé exprès et qu’au passage, il a entraîné Aryès dans cette histoire ? Cela m’étonnerait beaucoup —je fis non de la tête, incrédule.

— Écoute, je ne sais pas ce qui s’est passé réellement. Mais Lénissu te demande de ne rien faire. Que tu ne tentes aucune folie. Qu’il te connaît. Selon lui, tout est sous contrôle.

— Tu lui as parlé depuis qu’il a été arrêté ? —demandai-je, étonnée.

— Non. Ça, il me l’a dit avant l’arrestation, étant donné qu’il savait qu’il allait être arrêté. Maintenant, je crois que l’arrestation ne s’est pas passée comme prévu. Cela m’étonnerait qu’il ait voulu mêler Aryès à cela.

Tout cela me laissait confuse. Était-il possible que le gnome dise vrai ? Lénissu s’était-il laissé arrêter pour se mettre à l’abri ? Mais… à l’abri de qui ?

— C’est trop étrange —mâchonnai-je, perdue—. Pourquoi Lénissu ne me dit-il jamais ce qu’il se passe ? Je ne sais même pas exactement qui il est, ni ce qu’il fait, ni comment il vit…

Je me tus, en m’apercevant que je parlais à voix haute. Srakhi soupira.

— C’est difficile de comprendre quoi que ce soit à son sujet. Il vaut mieux ne pas se préoccuper de ça. Moi, j’essaie seulement de lui sauver la vie. Et malgré tous les problèmes qu’il a, je n’y parviens pas —ajouta-t-il, avec son sourire de gnome—. Bon, alors, comment s’est passée cette dernière année pour toi ? Comment va Syu ? —demanda-t-il, en posant son regard sur le singe gawalt, qui lui répondit par une grimace comique.

Je n’avais pas l’intention de changer de sujet, mais je lui répondis cependant comme je pus, tandis que les questions affluaient dans ma tête comme l’eau dans un tourbillon. La situation présentée par Srakhi n’avait pas de sens. Je devais apprendre ce qui se passait et savoir si j’avais fait une énorme gaffe en parlant à la Fille-Dieu. Si Lénissu avait voulu profiter de la protection des autorités, je ne lui faisais aucune faveur en le sortant de là… Mais pourquoi diables Lénissu aurait-il ourdi un plan pour sa propre arrestation ? Je n’arrivais pas à comprendre.

Aucune des questions que je posai à Srakhi ne m’apporta d’éclaircissement. Tout indiquait qu’il n’était pas plus au courant que moi de cette affaire. Mais il devait en savoir davantage, me répétai-je. Cependant, malgré mon insistance pour qu’il me révèle qui étaient ces « alliés » dont il m’avait parlé avant, le gnome demeura imperturbable devant mes assauts, arguant qu’il n’avait aucune idée des activités de Lénissu et il dut finir par se lasser, car il me dit au revoir, en prétextant qu’il devait aller prier et il me laissa avec mille questions en suspens. La seule chose qu’il me répéta, c’est que je ne me préoccupe pas, que tout ce qui se passait était normal. Le problème, c’était que, même si je faisais confiance à Srakhi pour certaines choses, je doutais sérieusement que Lénissu ait accepté un plan pour se faire lui-même emprisonner. Cela était totalement contraire à sa personnalité. Il aurait parcouru la moitié du monde pour fuir ses poursuivants avant de se rendre à des gardes inconnus.

J’entrai à la Pagode, la tête basse, les sourcils froncés et les yeux inquiets. Pourquoi diables avais-je demandé à Lénissu de laisser Aryès dormir dans son refuge ? Sentant un certain mal-être, au lieu d’aller manger, j’allai directement dans ma chambre et je me dis qu’il était temps d’agir. Et si en agissant, je faisais rater le plan de Lénissu… eh bien… il n’avait qu’à tout m’avoir expliqué avant, au lieu de toujours garder tant de secrets.

Je m’agitai, inquiète. Inconsciemment, j’avais sorti mes griffes et je restai un moment songeuse. Brusquement, je me levai, je pris Frundis et j’ouvris la petite porte avec décision.

« Allons voir Tilon Gelih », déclarai-je.

Syu me jeta un regard ébahi.

« Tilon Gelih ? »

« Le guitariste », lui expliquai-je, en sortant de la chambre. « J’ai promis à Frundis que j’irais le voir. »

Aussitôt, la musique harmonique se fit plus joyeuse. Des sons d’oiseaux, de flûtes et des rires résonnèrent.

« Mais… quel est le rapport avec le sauvetage de Lénissu ? », demanda le singe, en me suivant.

« Aucun. Juste que, de cette façon, je m’occupe l’esprit », soupirai-je.

Syu grimpa sur mon épaule et m’adressa un grand sourire.

« Parfois, tu as vraiment l’air d’un gawalt », m’avoua-t-il, avec fierté. « Mais seulement parfois », insista-t-il, pour que je ne me crois pas plus que ça.

Je croisai Salkysso, Kajert et Galgarrios en chemin. Les deux premiers m’observèrent bizarrement.

— Regarde-la —dit Salkysso, en croisant les bras—. Elle a l’air transparente, comme un fantôme.

— Ça doit être parce qu’elle ne mange pas assez —dit Kajert.

— Peut-être —acquiesça Salkysso, en lui jetant un regard approbateur.

— Je ne me souviens pas de l’avoir vue manger avec nous, aujourd’hui —ajouta Kajert.

Galgarrios me jeta un coup d’œil, sans comprendre.

— Un fantôme ? —fîmes-nous tous les deux, moi, avec indignation, lui, avec une expression d’incompréhension.

— Eh, pourquoi vous vous en prenez à moi ? —me plaignis-je, avec une moue—. Je n’avais pas faim, c’est tout.

Salkysso et Kajert se défirent de leurs airs d’experts et secouèrent la tête avec sérieux.

— Depuis quand n’as-tu pas faim ? —demanda Kajert.

— Pourquoi es-tu si étrange, ces derniers temps ? —ajouta Salkysso—. Qui était ce gnome à l’entrée ? Et pourquoi es-tu toujours aussi pensive ? On dirait Avend.

Kajert lui donna un coup de coude.

— Ne mêle pas Avend à cela —grogna-t-il.

Je les observai avec une certaine surprise et je compris ce qu’il se passait : ils se préoccupaient pour moi. Cela me fit chaud au cœur et je sentis soudain que toute la nervosité accumulée devenait plus légère.

— Peut-être que je vais manger un peu, s’il reste quelque chose —dis-je—. Et après j’ai décidé d’aller voir Tilon Gelih.

— Tilon Gelih ? —répéta Salkysso, bouche bée—. Le guitariste ? Et comment penses-tu réussir à le voir ? C’est un parent à toi ?

— C’est un humain. Comment va-t-il être un parent à moi ? —répliquai-je—. Je ne sais pas encore si on me laissera entrer. Mais j’ai promis à quelqu’un que j’irais le voir.

Les expressions de Salkysso et Kajert s’assombrirent de nouveau en s’apercevant que je leur cachais quelque chose. Mais Galgarrios, lui, comprit tout.

— Tu fais allusion au bâton ?

Je le regardai, un tic nerveux sur le visage.

— Tout juste —répondis-je, un peu tendue.

En même temps que Galgarrios fronçait les sourcils, sans comprendre ma réaction, une lumière apparut soudainement sur ma droite… juste autour de la tête du bâton. Le signal était évident. Frundis voulait que je leur révèle son existence.

Sans me remettre de mon étonnement, j’écoutai les exclamations de mes amis et je levai une main pour qu’ils me prêtent attention.

— Voici mon ami Frundis —déclarai-je, en me sentant un peu ridicule de leur présenter un bâton—. C’est un musicien… et un compositeur. Et il aimerait connaître ce Tilon Gelih. Et comme je lui ai promis de le lui faire rencontrer, eh bien, on y va.

Galgarrios et moi, nous contemplâmes la réaction de Kajert et de Salkysso avec une certaine crainte. Kajert le prit assez bien. Il porta la main à son menton, l’air pensif, quoiqu’un peu sceptique. Salkysso resta pétrifié, regardant Frundis, les yeux ronds comme des assiettes.

— Une magara harmonique —réfléchit Kajert, à voix haute.

« Que les démons l’emportent ! », s’écria Frundis, outragé. « Dès qu’on me voit, on me prend pour une magara. Mais je ne suis pas plus magara que ce caïte n’est un lynx », souffla-t-il.

Je me raclai la gorge.

— Ce n’est pas une magara. C’est une personne qui a décidé d’abandonner son corps pour ce bâton. C’est un bâton sensationnel —leur assurai-je avec un grand sourire.

— Je regrette, Shaedra, je ne voulais pas gaffer —intervint faiblement Galgarrios, au milieu du silence.

Je roulai les yeux.

— Ne te tracasse pas, Galgarrios. Je crois que maintenant Frundis et toi, vous êtes en paix. Eh bien, venez tous les trois avec moi. Je vous raconterai comment j’ai rencontré Frundis.

Salkysso avait recouvré une certaine sérénité et il souffla.

— Je ne vais perdre pour rien au monde une entrevue avec Tilon Gelih —déclara-t-il—. Et vu à quel point tu es bizarre, peut-être que tu vas y parvenir.

— À quel point je suis bizarre ? —répétai-je, en fronçant les sourcils.

— À quel point tu es extraordinaire —rectifia Kajert, en se raclant la gorge et en donnant un autre coup de coude à Salkysso.

Je les regardai l’un après l’autre, puis je haussai les épaules.

— On y va ?

Je passai par le réfectoire pour prendre un morceau de pain que je remplis avec des restes de riz et nous sortîmes de la Pagode. Avoir auprès de moi trois amis qui me posaient des questions sur Frundis me réconforta considérablement et, surtout, cela m’empêcha de penser à Lénissu et à Aryès et d’imaginer des histoires rocambolesques qui ne réussissaient qu’à me faire tourner la tête et à me déprimer.

Lorsqu’ils me questionnèrent sur le gnome, je leur dis que je l’avais connu dans les Communautés d’Éshingra et que c’était un bon ami de mon oncle. Quand je mentionnai Lénissu, Salkysso et Kajert firent une moue, mais ils s’abstinrent de commentaires. Sans doute, avaient-ils décidé qu’il valait mieux ne pas aborder ce sujet. Je me demandai ce qu’ils auraient dit si je leur avais révélé que Lénissu et Aryès étaient, en ce moment même, à Aefna, dans une cellule du quartier général.

7 Obscurité

Il nous fut complètement impossible de parler avec Tilon Gelih. Le célèbre guitariste était un petit nobliau vaniteux qui, dans sa confortable demeure, ne recevait que des adultes et des connaisseurs. Ses fidèles serviteurs suivaient ses consignes à la lettre ; ils nous regardèrent tous les quatre d’un mauvais œil, en nous disant que leur maître n’avait pas de temps à perdre et qu’il était très occupé, mais que l’on nous remerciait de notre admiration pour un musicien si éminent… Frundis déblatéra contre lui durant tout le chemin du retour. Salkysso semblait un peu déçu.

— Nous devrions avoir dit que nous étions des pagodistes —commenta-t-il—. Peut-être que cela les aurait impressionnés.

— Je crois qu’ils ont dû s’en douter —intervint Kajert—. Shaedra et Galgarrios portaient la tunique de har-kar avec la feuille de chêne.

— Ce Tilon peut bien me supplier, jamais de ma vie je ne reviendrai chez lui —répliquai-je—. Ce ne sont pas des façons de traiter les gens ! Et même si je voulais, Frundis m’en empêcherait —ajoutai-je, et je réprimai un sourire en entendant la véhémente diatribe injurieuse dans laquelle s’était lancé le bâton depuis déjà un bon moment.

Sans être encore habitués à ce que je parle du bâton comme d’une personne, Salkysso et Kajert échangèrent des regards songeurs et, en arrivant à la Pagode des Vents, ils me dirent au revoir, l’air méditatif. Galgarrios et moi, nous nous acheminâmes vers la bibliothèque d’Aefna, lui, pour m’accompagner et, moi, pour rendre le livre sur les comportements à suivre en présence de personnalités importantes. J’avais oublié au moins la moitié de ce que j’avais lu, mais, de toutes façons, je trouvais que j’avais déjà fait suffisamment d’efforts dans ce domaine.

Je passai le reste de l’après-midi à me promener dans Aefna et, pour la première fois, je m’intéressai aux bavardages des gens. Mais nul ne parlait des trois personnes qui avaient été arrêtées la veille. Après tout, ce n’était aucun événement qui puisse paraître extraordinaire, surtout en pleine époque de Tournoi. Les gens se préoccupaient des fêtes, des gains et d’autres sujets sans aucun rapport avec quelque voleur ou prisonnier. Syu, de son côté, ne parvint pas non plus à obtenir davantage d’informations. Et Frundis, après avoir adopté son ton de détective et nous avoir donné mille conseils, nous dit que la meilleure solution pour s’informer, était d’aller directement au quartier général.

Mais je n’étais pas assez folle pour me présenter en ce lieu et annoncer au geôlier : “Bonjour, je suis la nièce de ce ternian, et amie de celui-là et je souhaiterais savoir où sont les clés des cellules.” Je secouai la tête tout en m’imaginant face à un énorme elfe noir qui ressemblait de plus en plus à Brinsals, ce garde imposant d’Ato dont le caractère m’avait toujours inspiré un certain mépris.

L’attente fut insupportable. Aucune nouvelle ne me parvenait. Ni de la Fille-Dieu, ni de Srakhi, ni de Kwayat ou Spaw. Et je passais mon temps à observer distraitement des épreuves et encore des épreuves, n’ayant plus à participer à aucune. Le Tournoi touchait à sa fin et il restait deux jours pour la remise des prix. S’ensuivrait un jour de fête appelé le Jour Noir, où l’on invitait les commerçants à baisser les prix de leurs produits pour encourager ceux qui se préparaient à partir à acheter et dépenser leurs derniers kétales. Les détails, ce fut Déria qui me les expliqua lorsque, finalement, j’allai les voir, après plusieurs jours sans nouvelles d’eux.

Déria et Dolgy Vranc avaient été très occupés ces derniers jours avec leurs affaires. Dolgy Vranc avait inventé un nouveau jouet et il avait conclu des accords pour obtenir du bois meilleur marché pour réaliser sa première vente importante à Aefna. Déria était très enthousiaste et tous deux désiraient ardemment qu’arrive le Jour Noir quoiqu’ils craignent de ne pas avoir suffisamment de temps pour fabriquer tous les objets qu’ils voulaient. Je leur assurai que j’aurais mille fois préféré les aider à fabriquer des jouets que de devoir regarder défiler tous les candidats l’un après l’autre et assister à toutes les épreuves de combat d’épée, de duel de transformation, de courses et autres épreuves qui, avec le temps, commençaient à me peser. Déria en profita pour s’excuser de ne pas être venue me voir combattre autant de fois qu’elle l’aurait voulu. Je comprenais parfaitement qu’elle soit davantage fascinée par la fabrication de jouets et par la construction de son commerce que par quelques duels de har-kar dans un salon d’Aefna. Et en les voyant si occupés, l’idée ne me vint pas de leur raconter quoi que ce soit sur Lénissu et Aryès. Je ne voulais pas les déranger avec mes préoccupations.

Le jour suivant était le second Gui du mois de Planches. Ce jour-là, nous apprîmes tous que le maître Dinyu avait répondu à Jaslu Rieyni, le maître qui l’avait défié. Mais son message, apparemment, n’avait pas satisfait Jaslu, qui l’avait traité publiquement de lâche, se comportant comme un enfant contrarié.

— La seule chose qu’il prétend, c’est de s’attirer plus de disciples —grogna le maître Tuan, qui avait été invité par le maître Kioldin à dîner à la Grande Pagode.

Ils étaient en train de passer devant notre table et nous entendîmes parfaitement la conversation.

— Ce qu’il prétend, c’est son problème —répliqua le maître Dinyu—. Nous ne devrions pas y accorder d’importance. Parlons d’autre chose.

— Le problème vient du fait que cet homme qui se dit maître n’a pas le titre de maître de pagode —intervint le maître Djilar, une expression de complète désapprobation sur le visage—. Vous faites bien de ne pas accepter le défi, maître Dinyu. Ce serait comme accepter d’entrer dans son jeu.

— Nous sommes d’accord là-dessus —répondit le maître Aynorin.

Je me tournai légèrement pour voir la réaction du bélarque et je perçus l’esquisse d’un sourire.

— Si vous continuez à me donner raison, je vais peut-être bien finir par vous contredire et par accepter le défi de Jaslu.

Ils s’esclaffèrent et ils s’assirent plus loin, à une table à part. Tous les kals, nous avions suivi l’échange et beaucoup se mirent à commenter avec animation l’affaire. Sotkins était rouge d’émotion et défendait le maître Dinyu, tandis qu’Arléo se complaisait à la faire enrager, et quand il voyait que la bélarque commençait à hausser un peu trop le ton, il lâchait un commentaire flatteur et poétique.

— Tes yeux sont deux gemmes qui s’illuminent quand tu te fâches —lui dit-il à un moment, avec un grand sérieux.

Sa phrase provoqua l’hilarité de ses amis et Sotkins lui jeta un regard chargé d’irritation, convaincue qu’il se moquait d’elle et, comme, d’habitude, elle trouvait toujours des répliques assez mordantes, je fus surprise qu’elle n’en trouve aucune à ce moment et qu’elle décide de se lever sans un mot et de sortir du réfectoire, blême de colère.

Arléo demeura figé, l’air étonné de sa réaction, tandis que ses amis lançaient toutes sortes de railleries.

— Sotkins ! —l’appela Arléo, en fronçant les sourcils et il se leva pour la suivre—. Attends, je ne comprends pas pourquoi tu te mets dans cet état, tu n’aimes pas la poésie ?

Les autres s’esclaffèrent de plus belle, Arléo leur adressa un sourire hésitant.

— Je vais la calmer —leur dit-il.

Arléo me semblait plus sympathique que la plupart de ses amis. Lorsqu’il agissait, il n’avait pas l’air d’avoir de mauvaises intentions. Il était simplement d’un naturel blagueur. Mais comme ses amis avaient si peu de goût et riaient de tout, Arléo avait fini par ne pas faire la différence entre les moqueries innocentes et les moqueries plus caustiques. Dans le cas présent, cependant, je considérai que Sotkins s’était montrée d’une susceptibilité excessive.

Lorsque je terminai de dîner, je décidai de faire un autre tour dans la rue du quartier général. Aussi, je saisis Frundis et, accompagnée de Syu, je sortis de la Pagode et je m’engageai dans les rues encore pleines de passants et illuminées par des lampes en forme de ballons. Je pris ensuite une rue déserte et je plaçai Frundis dans mon dos pour escalader l’édifice. Une fois juchée sur le toit en terrasse, je pus voir, non loin, le chemin qui entourait le quartier général.

« La nuit dernière, nous avons passé des heures à observer la même chose », se plaignit Syu, en s’asseyant à côté de moi. « On va recommencer ? »

« Non », dis-je. « Cette fois, je vais entrer. »

Syu s’effraya de ma détermination, mais, de toutes façons, mes tentatives furent vaines. Il était difficile d’être prudent et, en même temps, de passer outre les deux gardes de service, d’ouvrir la porte de fer, de voler les clés, de trouver les cellules où étaient Lénissu et Aryès et de fuir de là, ni vu ni connu. Je soupirai et, au bout de deux heures, je rejetai mon rêve si merveilleux et j’adoptai une attitude plus réaliste. Que faisais-je réveillée à une heure pareille, alors que Kwayat ne m’attendait pour aucune leçon et que l’on ne pouvait pas faire de courses aussi bien qu’à Ato ? Ce que j’avais de mieux à faire, c’était de garder mes forces pour le lendemain, pas parce que c’était le jour des prix, mais parce que la Fille-Dieu m’informerait de sa décision. Je ne pouvais oublier ses paroles : “Dans trois jours, tu auras ma réponse”, m’avait-elle déclaré. Je priai pour que la Fille-Dieu ne m’ait pas oubliée, parce que, sinon, l’unique espoir qui me restait était celui de croire que Lénissu avait tout sous contrôle et qu’il avait inventé l’arrestation avec ses amis les gardes.

Je me tenais sur l’édifice le plus proche du quartier général lorsque j’aperçus un mouvement qui retint mon attention. La Bougie et la Lune illuminaient le ciel et, malgré les nuages qui, de temps en temps, les dissimulaient, l’obscurité n’était pas idéale. Je me fondis dans les ombres harmoniques, en remarquant que des silhouettes avançaient sur le toit du quartier général. Je me rappelai que j’étais à Aefna et que, contrairement à Ato, dans la capitale, je n’étais pas la seule à avoir l’idée de me promener discrètement la nuit.

Syu et moi, nous les observâmes avec curiosité. Frundis se plongea dans un profond silence qui me surprit, car, chaque fois que la tension montait, il s’animait aussitôt. En remarquant mon étonnement, le bâton expliqua :

« Les silences sont parfois plus précieux qu’un concert de Kautis. »

Je haussai les épaules, et je profitai du silence harmonique pour me concentrer et améliorer mon sortilège de camouflage. Au total, il y avait trois personnes, deux de petite taille et une grande, mais je ne pus déterminer de quelle race ils étaient, car ils avaient de larges capuches rabattues sur le visage. Le plus grand marchait en tête. Celui qui le suivait glissa entre les deux toits unis du quartier général, mais le compagnon qui venait derrière lui, le rattrapa par le bras. Ils s’arrêtèrent un moment, probablement pour commenter quelque chose.

Ni Syu ni moi n’osions presque respirer, même si une distance respectable nous séparait des trois encapuchonnés. Un instant, j’imaginai que l’un d’entre eux était Lénissu, mais aucun n’avait sa démarche caractéristique. Je me dis alors que c’étaient peut-être Wanli et ses compagnons… À moins que ce ne soient des inconnus qui allaient sauver un autre prisonnier, mais je doutais qu’il y en ait beaucoup au quartier général, car la plupart des condamnés étaient envoyés aux travaux forcés.

Je les vis descendre agilement du toit du quartier général et passer par-dessus le mur qui les séparait de la rue. C’est alors seulement qu’ils ôtèrent leurs capuches. Maintenant qu’ils étaient plus près, je pus voir que l’un d’entre eux portait un sac. Leurs visages, occultés par l’obscurité, étaient à peine visibles. Si je voulais savoir qui ils étaient, je devrais les suivre, me dis-je, effrayée.

Syu ne semblait pas s’opposer à cette idée et je me dis qu’il était de plus en plus téméraire, alors que, moi, je devenais de plus en plus craintive. Mais une des raisons pour lesquelles je craignais de les suivre était que je ne savais absolument pas qui ils étaient. Et si c’étaient des celmistes capables de détecter des sortilèges harmoniques ? Ou alors des chasseurs de démons, ou des voleurs, ou autres individus dangereux ? Je voulais seulement savoir s’ils avaient quelque chose à voir avec Lénissu. Mais je ne pouvais pas leur barrer le passage et leur demander tout bonnement.

« Si tu te décides, fais-le tout de suite, parce que nous allons les perdre », m’annonça le singe, en descendant de mon épaule.

De fait, les trois personnes allaient disparaître au coin de l’édifice où je me trouvais.

« Suivons-les », déclarai-je.

J’escaladai le toit à quatre pattes pour atteindre le côté opposé et suivre leur piste. Ils avançaient rapidement dans les ruelles d’Aefna et j’avais du mal à maintenir leur rythme en courant sur les toits. À un moment, je tombai sur un jardin, et je n’eus pas d’autre solution que de descendre du toit et de sauter dans la rue. Mais, lorsque je les aperçus de nouveau, ils n’étaient pas trois, mais quatre. Et ils marchaient tous les quatre coude à coude, comme une bande de durs, tous vêtus de longues tuniques noires. Ils se dirigeaient vers le nord et ils étaient sur le point de déboucher sur la place de Laya lorsqu’ils tournèrent subitement sur la gauche. La rue était bordée d’arbres et de maisons avec des jardins sur le devant. Les arbres avaient un tronc étroit et ne pouvaient guère servir à se dissimuler, aussi, je renforçai mon sortilège qui commençait à s’affaiblir.

Il y avait encore des passants sur la Place de Laya, mais cette rue était déserte. Je vis soudain les quatre saïjits disparaître derrière une haie et, un instant, je m’arrêtai, indécise. J’étais sur le point de m’avancer prudemment lorsque je vis la lumière d’une lampe et je compris que le veilleur de nuit allait passer.

J’attendis qu’il passe et je me demandai si les quatre saïjits s’étaient occultés pour la même raison et ressortiraient de leur cachette ou s’ils étaient arrivés à leur destination. La maison derrière la haie était en pierre grise, avec un balcon qui faisait presque tout le tour. Je patientai plusieurs minutes, mais je ne perçus aucun mouvement. Alors, je dis à Syu :

« Pourrais-tu aller voir s’ils sont toujours là ? »

Le singe gawalt traversait déjà la rue, enveloppé par les harmonies. Il possédait un contrôle des harmonies qui, parfois, m’émerveillait.

« Il n’y a personne », dit le singe et, soulagée, j’allais sortir de ma cachette lorsqu’il s’écria soudain : « Attends. Je crois qu’une personne se cache pas très loin. »

Après un bref échange, je décidai de traverser la rue avec maintes précautions et je parvins de l’autre côté de la maison, en me dissimulant derrière un arbuste chargé de fleurs blanches.

« Il a bougé », siffla Syu. « Je crois qu’il t’a entendue. »

Je restai pétrifiée.

« Vers où se dirige-t-il ? »

« C’est un hobbit », décrivit le singe. « Enfin, je crois. Tu vas bientôt le savoir. Il va droit sur toi. »

La panique s’empara de moi et je lançai à Syu une plainte désespérée.

« S’il me voit, je pars en courant », l’avertis-je.

Nous demeurâmes un moment silencieux, tendus. J’entendis un bruit léger de pieds nus sur les cailloux…

« Il a fait demi-tour », m’informa Syu.

Je n’osai même pas pousser un soupir de soulagement. Allongée entre deux buissons fleuris, j’attendis que les battements de mon cœur se calment. Que gardait ce hobbit ?, me demandai-je soudain, méfiante. Cette maison était-elle le repaire de quelque confrérie illégale ? Mais que faisaient des membres de cette confrérie à rôder autour du quartier général, juste là où la garde était censée être le plus aux aguets ?

Le singe me rejoignit peu après.

« Palpitant », commenta-t-il. « Et maintenant, que fait-on ? »

« Maintenant, on va essayer de sortir de là sans que personne ne nous voie », marmonnai-je.

Le singe bâilla et approuva.

« Bonne idée. Que crois-tu que garde ce hobbit ? », demanda-t-il.

Avant que je puisse lui répondre, j’entendis des voix et des bruits de pas foulant les cailloux.

— Ce travail, c’est du gâteau —prononça un des saïjits qui s’approchaient.

— Pas si vite —dit une voix féminine—, l’affaire n’est pas encore résolue. Nous devons sortir l’épée de là.

— Ils la gardent sûrement avec les autres possessions des détenus. Je ne crois pas qu’ils connaissent la valeur de cette épée. —À son ton de voix, il semblait être satisfait—. Bonne nuit, Hawrius.

— Bonne nuit —répondit une voix plus lointaine qui devait appartenir au hobbit qu’avait vu Syu.

Les deux saïjits passèrent juste par l’allée la plus proche et je fus sur le point de me lever et de me mettre à courir, mais ma paralysie m’en empêcha. Ils avaient remis leurs capuches et on voyait à peine leur visage.

— Il suffit de mettre en pratique ce que nous avons décidé —ajouta l’homme le plus grand, tout en s’éloignant dans la rue.

Je n’entendis pas ce que lui répondit la femme, mais elle ne semblait pas convaincue que tout soit si facile. Je déduisis peut-être trop de choses de cet échange. Ils parlaient d’une épée, et j’avais tout de suite fait le lien avec Corde, l’épée de mon oncle, qui avait tant intéressé le Mahir d’Ato. L’épée d’Alingar avait une réputation légendaire. Certains disaient qu’elle retenait des esprits prisonniers et qu’elle les libérait pour protéger son porteur. D’autres disaient qu’elle était capable d’invoquer les morts. Bien évidemment, c’étaient des légendes, et je n’avais jamais vu Lénissu l’utiliser, mais cette épée n’en était pas moins une des reliques les plus convoitées de la Terre Baie. Et tout indiquait que ces encapuchonnés prétendaient la dérober.

Si tel était le cas, je commençais à mieux comprendre pourquoi Lénissu avait organisé cet emprisonnement. Mais je n’arrivais toujours pas à croire qu’il n’ait pas trouvé une meilleure façon de se protéger que celle de se faire arrêter et enfermer au quartier général.

« À moins que tout cela n’ait rien à voir », dit Syu, en lisant mes pensées.

Je soupirai et, aussitôt, je me couvris la bouche, atterrée. Le hobbit Hawrius était toujours là : je ne pouvais pas me permettre de gaffer maintenant. Je me mordis la lèvre inférieure, en essayant de penser à une manière sûre de sortir de là sans que personne ne me voie. À cet instant, j’entendis un accord de violons.

« Ça, je peux t’y aider », intervint Frundis avec calme. « Je t’envelopperai dans une couverture d’obscurité, qu’en penses-tu ? »

Je demeurai ébahie.

« Tu en es capable ? »

« C’est un peu fatiguant pour moi de lancer des illusions à l’extérieur, mais je peux y arriver », dit Frundis. « Souviens-toi de ces loups sanfurients qui t’avaient attaquée, le jour où je t’ai connue. »

Je me rappelai qu’effectivement, ce jour-là, dans les Plaines de Drenaü, le bâton avait créé harmoniquement plusieurs loups sanfurients pour me prouver qu’il était capable de lutter.

« Si tu peux faire en sorte qu’il ne me voie pas, vas-y », l’encourageai-je.

« Mais en tout cas, toi, ne tente rien », m’avertit-il. « Tes harmonies pourraient rentrer en conflit avec les miennes et mon effort serait vain. »

« Ne t’en fais pas, dis-moi seulement quand je peux commencer à courir », répondis-je, en ressentant quelque appréhension de me fier autant aux capacités harmoniques de Frundis.

Aussitôt, je sentis le flux des énergies harmoniques autour de moi. Frundis m’enveloppa d’une sphère d’obscurité.

« Prêt ! », me dit-il.

Je me levai et je me mis à courir dans la rue comme si j’étais poursuivie par un dragon à trois têtes. Derrière moi, j’entendis un cri étouffé et un son qui ressemblait à celui d’un sac lourd tombant sur le sol.

8 Petit déjeuner

Le matin suivant, Frundis était toujours plus silencieux que d’habitude en raison de son effort harmonique de la veille. Je n’avais pas osé lui faire le moindre reproche sur ce qui s’était passé. Sa sphère d’obscurité avait été si exagérée que le hobbit qui surveillait la maison suspecte s’était évanoui de terreur en la voyant apparaître comme un trou noir dans l’air. Mais ni Frundis ni moi n’avions commenté l’incident, et Syu avait juste fait une remarque moqueuse, affirmant que la manière d’échapper lui avait semblé professionnelle. J’espérai que le dit Hawrius ne se souvienne de rien à son réveil.

J’allais rentrer dans le réfectoire pour déjeuner lorsque le maître Dinyu s’approcha de moi.

— Bonjour, Shaedra, je voudrais te parler un moment.

Je réalisai le salut qui se devait à un maître et je le suivis. Il me conduisit dans ses appartements et je saluai Saylen et Relé, avec un grand sourire.

— Comment vas-tu ? —demandai-je à l’enfant de trois ans.

Relé, en me voyant, se précipita vers moi, les mains ouvertes.

— Singe ! En haut —dit-il.

Je perçus l’exaspération de Syu. L’attention que lui prêtait cet enfant n’avait jamais cessé de l’irriter.

— Syu est un singe gawalt —lui expliquai-je.

— Moi aussi —dit l’enfant, en se suçant les doigts et en souriant comme un petit démon.

Je souris.

— Relé, viens ici —l’appela sa mère—. Ton père veut parler à Shaedra.

— Et parler au singe ? —demanda Relé, en retournant auprès de sa mère.

— Je crains que cela ne soit pas aussi facile —répliqua le maître Dinyu, en lui souriant, l’air amusé.

Je leur dis au revoir et je suivis le maître Dinyu dans une petite salle impersonnelle avec des coussins et des tables basses.

— Bon, assieds-toi —me dit-il, en s’installant sur un coussin écarlate.

Je m’assis et je le regardai, l’œil interrogateur.

— Que se passe-t-il, maître ? —demandai-je.

— J’ai des questions à te poser —commença-t-il, lentement—. Je sais que l’on vous a donné cette nuit toute la liberté d’aller où vous vouliez et quand vous vouliez tant que vous vous comportiez comme des kals d’Ato… je ne veux pas m’immiscer dans des choses qui ne me regardent pas, mais je considère que si tu as un problème, il est de mon devoir de maître de t’aider. Cette nuit, je t’ai vue rentrer et tu semblais terrorisée.

Je sentis la tension et la gêne m’envahir. Le maître Dinyu avait toujours su adopter le ton adéquat pour ne pas paraître indiscret. Et je regrettais de l’avoir préoccupé. Et si le maître Dinyu commençait à se méfier de moi avec tous les secrets que je lui cachais ?

— C’est… un sujet qui me préoccupe depuis plusieurs jours —avouai-je—. C’est pour ça que cette nuit je suis sortie pour essayer d’en apprendre plus.

— Au quartier général ? —demanda Dinyu.

J’écarquillai les yeux. Il était donc au courant… ?

— Lénissu et Aryès y sont emprisonnés —acquiesçai-je.

Sa réaction me prouva qu’à l’évidence, il n’était pas au courant de cela. Il sursauta et me regarda, incrédule.

— Attends… tu peux répéter ce que tu as dit ? —fit-il, en clignant des yeux.

— Lénissu et Aryès sont emprisonnés au quartier général —répétai-je patiemment.

— Mais… que fait Aryès à Aefna ? —demanda-t-il, l’air perdu. Je voyais clairement que les questions tourbillonnaient dans sa tête.

— Il est arrivé il y a quelques jours, mais il ne veut pas que ceux de la Pagode sachent qu’il est là. Ne me demandez pas pourquoi, je ne le sais pas. Il était avec Lénissu quand ils ont été arrêtés.

— Il est donc vivant —médita-t-il—. Cela réjouira son père. Bon… comme je te l’ai dit, je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais si tu as besoin d’aide, je peux te l’offrir, pourvu que l’objectif soit honnête.

Je me rappelai que le maître Dinyu avait sauvé Lénissu à Ato en passant sous silence sa présence près de la maison du Mahir.

— Je me sens vraiment très mal de vous mêler à cela, maître Dinyu —m’excusai-je—. Vous avez déjà beaucoup à faire avec le Tournoi et les duels et…

— Je vois que tu es habituée à garder tous les problèmes pour toi —m’interrompit tranquillement Dinyu, sur un ton qui oscillait entre l’approbation et le reproche.

« Il se trompe, tu ne les gardes pas seulement pour toi », me grogna Syu affectueusement. « Frundis et moi, aussi, nous les partageons généreusement. »

— Écoutez, maître Dinyu —commençai-je—, je peux vous expliquer l’affaire, si vous le souhaitez, mais je doute beaucoup que vous puissiez faire quelque chose, parce que c’est un peu tout embrouillé.

Le bélarque me regarda fixement et acquiesça pour m’encourager.

— Eh bien —dis-je—, un jour j’avais rendez-vous avec Aryès à Eauclaire. Je l’ai attendu peut-être une demi-heure, mais il ne venait pas et, normalement, il est toujours très ponctuel —ajoutai-je.

— Exact —approuva Dinyu.

— J’ai commencé à parcourir l’Anneau qui entoure le Sanctuaire et j’ai vu des gardes à cheval arrêter trois hommes. Et j’ai reconnu Lénissu et Aryès, malgré les sacs qu’ils avaient sur la tête. Et ils les ont conduits au quartier général.

— Quand cela s’est-il passé ? —demanda le maître Dinyu.

— Avant-hier —répondis-je, en me sentant un peu soulagée de tout raconter et d’être aussi bien écoutée—. Depuis, je crois qu’ils n’en sont pas sortis.

— Et… pourquoi les a-t-on arrêtés ?

— C’est là que le problème commence. —Avec une moue, je sortis mes griffes et je commençai à les affiler les unes contre les autres distraitement pendant que je parlais—. Et c’est là que Srakhi intervient.

— Le gnome say-guétran —dit le maître Dinyu, en comprenant.

— Tout juste. Mais je vais raconter chronologiquement, sinon vous n’allez pas comprendre. Il y a pas mal de jours déjà, le premier jour de mon épreuve harmonique, j’ai sauvé une servante de la Fille-Dieu alors qu’elle allait s’étouffer. Et le jour du duel entre Farkinfar et Smandji, un Arsay de la Mort est venu me demander d’aller voir la Fille-Dieu… La Fille-Dieu m’a remerciée d’avoir sauvé sa servante et elle m’a dit que je pourrais lui demander une faveur.

— Et toi, tu lui as demandé de sauver Lénissu et Aryès.

— En fait, ça s’est produit la veille de l’arrestation. Mais oui, le jour suivant, je suis effectivement allée au Sanctuaire lui demander de les sortir de là et elle m’a dit qu’elle avait besoin de trois jours pour y penser.

Le maître Dinyu semblait avoir encore des difficultés pour assimiler et croire tout cela.

— C’est une histoire rocambolesque —finit-il par dire.

— Mais elle ne se termine pas là —soupirai-je—. Hier, Srakhi m’a dit que Lénissu était entré en prison exprès. Du coup, j’ai gaffé en demandant à la Fille-Dieu que… hum, bon —je rougis—, en tout cas, tout semble indiquer que Lénissu a des problèmes et que quelqu’un a l’intention de lui voler de nouveau son épée.

Le maître Dinyu demeura silencieux un long moment.

— Ton oncle doit avoir des amis puissants pour que tant de gardes le protègent. —Il fronça les sourcils—. S’il est vrai qu’il est entré en prison volontairement.

— Cela n’a pas de sens —admis-je—. Lénissu n’aurait jamais permis qu’Aryès… Enfin, je ne comprends pas. Et comme Lénissu ne m’explique jamais rien, je suis complètement perdue.

— Je comprends ta confusion —réfléchit le maître Dinyu—. Et maintenant je comprends pourquoi tu étais si peu attentive à ce que tu faisais ces derniers jours. —Je fis une moue coupable—. J’essaierai de t’aider. —Mon visage s’illumina—. Mais je veux que tu saches que, s’il s’avère que Lénissu est en prison pour une bonne raison, je ne ferai rien pour le sortir de là.

— Vous agissez toujours selon votre conscience, n’est-ce pas ? —fis-je avec admiration.

Dinyu sourit, recouvrant sa sérénité habituelle.

— J’agis toujours suivant ce qui me paraît être correct. C’est peut-être pour cela que tant de gens en Ajensoldra me regardent de travers.

Je pris un air surpris.

— Cela m’étonnerait qu’ils soient tant que ça —lui assurai-je, souriante—. Et vous avez déjà un bon nombre d’élèves pagodistes qui vous admirent. Le maître Jaslu…

— Laissons de côté ce jeune maître. Je t’invite à déjeuner —dit le maître Dinyu, en souriant.

Je joignis les deux mains et je souris.

— Ce sera avec plaisir —répondis-je.

Le maître Dinyu se leva en riant.

— L’une des choses qui m’ont le plus marqué en Ajensoldra, c’est la courtoisie. En Iskamangra, les gens sont moins ouverts. Et il est clair que si le maître Jaslu avait été iskamangrais, il aurait commencé la lutte pour m’obliger à accepter le duel. Les Iskamangrais n’aiment pas les détours.

Je le vis un peu rêveur, se remémorant sans doute certains événements de son passé dans sa terre natale.

— D’où êtes-vous exactement ? —demandai-je, curieuse—. Iskamangra est très grande.

— Du Royaume de Kolria —répondit-il—. Je suis né près de la Forêt Pang. C’est une belle région.

Nous sortîmes de la petite salle et nous nous assîmes auprès de Saylen et Relé pour déjeuner. Saylen offrit une banane à Syu et le moral de ce dernier remonta aussitôt. Frundis avait commencé à jouer des notes douces au piano, comme pour mieux s’endormir.

Pendant que nous déjeunions, Saylen demanda :

— Où se fera la remise des prix ?

— Dans la même salle que pour l’inauguration —répondit Dinyu, en mangeant une galette garnie de fruits secs—. Ce qui est sûr, c’est que Farkinfar a remporté la seconde place au har-kar du dernier niveau. Et Smandji, la première.

— Tu dois être fier —commenta son épouse—. Mais pourquoi Pyen continue à être har-kariste si ce n’était pas ce qu’il voulait être ?

Dinyu haussa les épaules.

— Je n’ai pas pu beaucoup parler avec lui, mais je crois qu’il était très content de me voir. Il m’a dit qu’il avait vécu dans les Royaumes de la Nuit pendant de nombreuses années. Il enseignait le har-kar et, en échange, il recevait à manger, un logement et des faveurs. Il m’a commenté qu’il avait été apprenti chez un ébéniste et chez un forgeron et qu’ensuite, il avait voyagé à travers la Terre Baie, à la recherche de quelque destin.

— Le pauvre —soupira Saylen—. Au moins, ses parents seront heureux de le voir obtenir la seconde place du har-kar en Ajensoldra.

— Il m’a dit aussi que ses parents étaient morts —répondit tristement son époux.

Saylen ouvrit grand les yeux et regarda Relé du coin de l’œil, attristée.

— Oh. Quelle infortune.

— De toutes façons, ce jeune est incroyable —poursuivit le maître Dinyu—. Il a toujours des tas d’initiatives.

— Je me souviens encore de lui —acquiesça Saylen—. C’était un garçon très poli.

— Moi aussi —dit Relé, en nous regardant tous, le visage souriant et innocent.

Je m’esclaffai et je l’observai se lever et aller chercher une autre banane pour la tendre à Syu. Je réprimai un éclat de rire en remarquant l’étonnement du singe gawalt qui me regarda en plissant les yeux.

— Pou’ Su ? —dit le petit garçon.

Le singe abandonna mon épaule, sauta sur la chaise, joignit les deux mains en signe de remerciement pour le cadeau, comme il m’avait vu faire tant de fois, et il prit délicatement la banane des mains de l’enfant.

« Je commence à trouver ce bébé saïjit plus sympathique », dit Syu. « Quoique maintenant je n’aie pas spécialement faim », ajouta-t-il, en épluchant et dévorant la banane.

— C’est un animal curieux —commenta Dinyu, en l’observant—. Il a fait une sorte de geste pour remercier. Tu apprends la politesse au singe gawalt ?

« Je pourrais te l’apprendre à toi, grand gaillard », grogna le singe, en mâchant bruyamment, les yeux rivés sur le maître.

— Pas exactement —répondis-je et j’ajoutai, moqueuse, en me signalant du pouce— : mais il prend exemple sur moi.

« Toi, un exemple ? », répliqua le singe, avec un petit rire ironique. « Tu as plus de choses à apprendre de moi que moi de toi, c’est moi, un singe gawalt, qui te le dis. »

Je souris, amusée, et je le pris dans mes bras.

— Merci beaucoup pour le petit déjeuner, maître Dinyu —dis-je.

— Je veux tous vous voir ici à l’heure du déjeuner —m’avertit-il—. Nous irons tous ensemble à la remise des prix. Et je te promets de faire quelque chose au sujet de Lénissu.

En m’apercevant qu’il parlait si tranquillement devant Saylen, je supposai qu’il partageait tout avec son épouse et qu’il ne gardait aucun secret. Je les saluai tous les trois, je souris affectueusement à Relé et je sortis de la pièce pour rejoindre les autres, qui avaient décidé de faire une dernière promenade dans Aefna. Après tout, le jour suivant, nous étions censés reprendre nos carrioles et le chemin d’Ato. Mais je savais que si les choses ne s’arrangeaient pas d’ici demain, je ne quitterais pas Aefna.

9 Prix et malédictions

Je me doutais que la cérémonie des prix serait très ennuyeuse. En chemin, nous observâmes tout un flux de personnes qui souhaitaient assister à l’événement tandis que les maîtres Dinyu, Aynorin et Juryun nous ouvraient un passage à travers la foule.

Sotkins avait l’air beaucoup plus calme à présent et semblait déçue que le Tournoi se termine. Elle marchait à mes côtés, plongée dans ses pensées, alors que les autres causaient gaiement, heureux de savoir qu’ils reviendraient bientôt à Ato.

J’aurais mille fois préféré parler tout de suite à la Fille-Dieu pour connaître sa décision, mais je comprenais qu’en tant que pagodiste d’Ato, je ne pouvais pas non plus disparaître au gré de mes envies.

Alors que les gens s’installaient dans les loges et derrière les barrières, les candidats, nous demeurâmes dans la partie inférieure de la salle. On avait disposé au centre quatre podiums pour chacun des niveaux du Tournoi et on avait apporté quatre coffres remplis de lots pour les candidats récompensés.

Les maîtres s’éloignèrent pour aller rejoindre leurs places respectives et je me réjouis d’avoir Frundis pour pouvoir m’appuyer, car j’allais devoir rester plusieurs heures debout.

On commença à décerner les prix aux plus jeunes. On leur remettait des bourses d’argent ou des objets de valeur et les enfants repartaient très contents, excepté les trois premiers, qui devaient monter sur leur podium et attendre que le Daïlerrin vienne leur offrir une couronne différente à chacun.

Ensuite, venait notre tour. On annonça les noms des lauréats et, d’Ato, Sotkins et Marelta furent appelées. Lorsque j’observai l’elfe noire sourire de toutes ses dents et avancer pour recevoir son prix, je soupirai, convaincue qu’à partir de ce moment, elle allait être insupportable. On remit un bracelet d’or à Sotkins et une dague à la lame pointue et affilée à Marelta. Parmi les trois finalistes, se tenaient un pagodiste d’Agrilia, champion de l’épreuve brulique, Ar-Yun, l’har-kariste de Kaendra qui m’avait battue en duel et une petite elfe de la terre qui l’avait emporté au tir à l’arc.

S’ensuivit la remise des prix pour les adultes, puis celle des professionnels, parmi lesquels Smandji fut le vainqueur conjointement avec un celmiste bréjiste du Palais Royal, du nom de Sirseroth et une certaine Imaragowsha, celmiste spécialisée en énergie arikbète des Républiques du Feu. Pendant la distribution des prix, je commençai à bâiller sans pouvoir me contrôler et je rougis sous les regards de reproche de Sotkins.

Je scrutai les loges supérieures, en supposant que la Fille-Dieu devait assister à la cérémonie, mais, de là où j’étais, il était difficile de voir quoi que ce soit, et Syu n’avait pas envie de s’éloigner de moi pour aller explorer, car tant de monde lui faisait tourner la tête et je le comprenais parfaitement.

La cérémonie des prix s’acheva et la salle se remplit de danseurs qui réalisèrent un ballet pour clôturer le Tournoi. Au milieu de la danse, j’aperçus la petite semi-elfe aux yeux rosâtres qui avait été mon adversaire pendant les épreuves harmoniques. Elle se trouvait auprès du même vieillard saïjit qui l’accompagnait toujours. Et la jeune fille semblait terriblement déçue.

Comme nous pouvions enfin nous déplacer librement, je m’approchai d’elle avec Frundis et Syu et je lui souris.

— Bonjour, Tébayama, je suis Shaedra, tu te souviens de moi ?

La semi-elfe me regarda de travers. Ses yeux étaient plus rouges que roses et je compris qu’elle avait pleuré.

— Bonjour —répondit-elle simplement.

— C’est dommage —commenta le vieil homme, en acquiesçant, sur le ton de celui qui répète les mêmes mots depuis un bon moment.

— Heu… —fis-je, sans savoir quoi dire—. Bon, j’ai été contente de te connaître, je voulais te dire que j’ai été impressionnée par tes duels. Tu dois beaucoup t’entraîner.

Tébayama sembla un peu plus aimable lorsqu’elle dit :

— Merci. Mon grand-père m’entraîne durant des heures tous les jours. Mais cela n’a pas été suffisant —ajouta-t-elle alors sur un ton étouffé.

On voyait qu’elle faisait de terribles efforts pour ne pas pleurer, et je compris qu’elle était profondément blessée de n’avoir reçu aucun prix.

— Allez, ne te préoccupe pas, les Tournois sont souvent injustes. Va savoir comment ils calculent qui mérite ou non de recevoir un prix —raisonnai-je.

La jeune semi-elfe m’observa, peut-être surprise que je prenne la peine de la consoler.

— C’est vrai —répondit-elle, plus sereine, mais aussitôt je vis des larmes perler dans ses yeux—. Mais j’ai fait tant d’efforts…

— Pas suffisamment —répliqua le grand-père—. Cesse de pleurer, petite, une jeune fille forte comme toi ne doit pas pleurer.

Tout de suite, la semi-elfe se contrôla, elle passa les mains sur ses yeux et recomposa les traits de son visage. Le grand-père, malgré son âge, semblait être de ces gens qui tentent de réaliser leurs rêves à travers d’autres personnes. Et Tébayama semblait épuisée et complètement obnubilée par le désir d’être la meilleure harmonique de sa catégorie.

J’allais prendre congé lorsque, brusquement, Tébayama me prit par le bras.

— Viens —me dit-elle—. Je veux te montrer quelque chose.

— Tébayama ! —s’écria le vieillard, contrarié.

— Je reviens tout de suite, grand-père.

Et elle m’entraîna parmi les gens, vers la sortie.

— Qu’as-tu à me montrer ? —lui demandai-je, curieuse et surprise à la fois, en sortant de l’immense salle.

— Ne me parle pas comme si j’avais cinq ans —répliqua-t-elle—. Même si je ne les fais pas, j’ai quinze ans.

Je haussai un sourcil. Effectivement, elle ne les faisait pas.

— Pardon, je ne voulais pas t’offenser —m’excusai-je—, mais que veux-tu me montrer ?

— Un truc —répondit-elle—. Mais avant, je veux que tu me dises comment tu as réussi à démolir mon image harmonique.

Je la regardai fixement et je laissai échapper un petit rire, amusée.

— Cela te surprend tellement que l’on puisse altérer ta création harmonique ? —demandai-je.

— Aucun des autres adversaires n’est parvenu à transformer autant mon image que toi —insista-t-elle.

Elle avait l’air de le prendre très au sérieux et je haussai les épaules.

— Que veux-tu que je te dise —soupirai-je—. Tes tracés me semblent plus faciles à modifier que celui des autres personnes. Mais je n’ai pas de très grandes connaissances en la matière. Je ne m’entraîne pas autant que toi —ajoutai-je, diplomatiquement.

Tébayama fit une moue. Ma réponse semblait la décevoir.

— Bon —dit-elle enfin. Et alors, elle joignit les deux mains et les ouvrit, en les plaçant de façon horizontale. Je perçus la vibration d’énergie harmonique et je compris qu’elle était en train de créer quelque chose.

L’image qui se forma devant moi était celle d’un magnifique rubis. Il semblait vraiment réel. Et inexplicablement, Tébayama prit la pierre précieuse entre deux doigts et me la montra.

— Tu ne connaissais pas ce truc, pas vrai ? —fit-elle, amusée face à mon expression troublée.

— Mais… tu n’as utilisé aucun sortilège d’invocation —m’étonnais-je, sans comprendre.

— Bien sûr que non, ce n’est rien qu’une illusion. Mais je peux tourner la pierre dans tous les sens et tu la verras quand même. Je suis capable de créer une illusion de contact en même temps qu’une illusion visuelle. Maintenant, si je n’étais pas obligée de maintenir l’illusion, je pourrais me tromper moi-même et croire que c’est un véritable rubis.

— Intéressant —fis-je, sur un ton méditatif. C’était ce que l’on appelait une combinaison des sens. Mais il me semblait bien plus incroyable qu’elle ait réussi à créer une image que l’on puisse voir sous tous les angles.

Tébayama semblait très fière.

— À mon âge, très peu sont capables d’en faire autant. Toi, tu n’en serais pas capable, n’est-ce pas ? —me demanda-t-elle.

— J’en serais incapable —admis-je, un peu surprise par le manque total de tact de Tébayama. Elle ne semblait pas se rendre compte qu’elle se comportait de manière impolie et prétentieuse.

— Alors, je crois que j’ai tout à fait raison de détester tous ceux du Tournoi —grogna-t-elle—. Ils ne voient pas que je suis la meilleure… —Elle se racla la gorge—. Je le dis sans vouloir t’insulter.

— Bien évidement —répliquai-je, en réprimant un éclat de rire.

« Je crains, Syu, que cette semi-elfe ait un sens de la fierté encore plus aigu que le tien », commentai-je.

« Une chose est d’avoir de la fierté et une autre de l’orgueil », répliqua le singe. « Cette petite fille a besoin d’une bonne dose d’humilité, comme dirait Sotkins. »

Tébayama continua à critiquer les membres du jury du Tournoi et moi, je la conduisis peu à peu à l’intérieur de la salle. Je la laissai avec son grand-père, et je lui dis en joignant les mains :

— Je te souhaite toute la chance possible, Tébayama. Enchantée de vous avoir connu, grand-père.

— J’espère que nous nous reverrons —dit Tébayama avec un sourire de fée—. Je crois que nous pourrions être de bonnes amies.

Je répondis avec un demi-sourire hésitant et je m’éloignai. Tébayama était une personne très étrange, conclus-je. Et quoique cette étrangeté m’ait intriguée au début, il s’avérait que ses airs de petit ange n’étaient qu’une façade.

« La plus belle branche peut se transformer en serpent », proclama Syu.

« Bon, n’exagère pas », fis-je, en souriant. « Elle est simplement obnubilée et elle ne se rend pas compte qu’il y a des choses plus importantes que les harmonies. »

À ce moment, tous mes compagnons m’assaillirent.

— Où étais-tu passée ? —me demandait Laya.

— Un Arsay te cherche ! —s’écria Ozwil, s’approchant avec ses bottes enchantées.

Ils étaient surexcités et ils me criblaient de questions : pourquoi un Arsay de la Mort me cherchait-il ? Avais-je parlé avec la Fille-Dieu ? Quel rapport avais-je avec elle ?

— Eh bien… —dis-je, étourdie.

Les autres pagodistes, attirés par le remue-ménage, vinrent s’unir à ceux qui observaient la scène avec curiosité. Mais alors, Lacmin, l’Arsay, apparut et j’échappai à mes amis sans achever ma phrase. Les quelques kals des autres pagodes qui avaient avalé toutes les histoires rocambolesques que nous avions fait circuler sur nous, courageux kals d’Ato, me regardèrent les yeux ronds, tandis que, petit à petit, les autres reportaient leur attention sur le bal et la musique.

Je suivis l’Arsay, les joues brûlantes. Je n’étais pas habituée à sentir tant de regards posés sur moi et cette scène m’avait mise très mal à l’aise. La salle était beaucoup plus grande que celle du har-kar. Heureusement la Fille-Dieu ne se trouvait pas dans les loges du haut, mais sur un large balcon occupé par de nombreux prêtres. L’homme à la tunique couleur paille me reçut et me guida, non vers le dais où se trouvait la Fille-Dieu, mais dans une petite pièce vide et sans fenêtres. Le prêtre fit un geste, Lacmin inclina légèrement la tête et s’en fut.

— Nous nous voyons de nouveau, jeune kal —fit-il.

— La Fille-Dieu a-t-elle pris une décision ? —demandai-je, inquiète, en me mordant la lèvre.

— Elle m’a chargé de m’occuper de ton cas —dit-il. Au ton de sa voix, il ne semblait pas très flatté—. Mais j’aimerais savoir la raison exacte pour laquelle tu souhaites libérer trois voleurs.

— Alors, ils sont toujours au quartier général ? —demandai-je avec espoir.

— Ils y étaient. Ils ont été déplacés ce matin. Lénissu Hareldyn, Aryès Domérath et Manchow Lorent. Quelle relation entretiens-tu avec ces gens ?

J’ouvris la bouche et je la refermai, l’expression confuse.

— Il n’est pas nécessaire que tu me répondes —poursuivit-il alors—. Le premier doit être ton oncle. Et les deux autres des amis.

— C’est presque ça —approuvai-je, sentant que toute cette affaire allait très mal se terminer—. Manchow Lorent, je ne le connais pas. Vous allez faire quelque chose pour les libérer ? De quoi les accuse-t-on ?

— Ils ont volé une relique.

Son ton laissait entendre qu’il pensait que ces voleurs méritaient au moins quinze ans de travaux forcés.

— Une relique ? —répétai-je.

— Je ne connais pas les détails —répliqua-t-il—. Mais le délit est énorme. Les reliques appartiennent à Ajensoldra. Ils prétendaient la faire sortir des Peuples Unis et la vendre. Et je suppose que tu étais au courant de tout.

— Moi ? —murmurai-je, déconcertée.

Les pensées tourbillonnaient dans ma tête. Si l’on accusait Lénissu d’avoir volé une relique, à l’évidence, il ne s’était pas laissé arrêter exprès. Et cela signifiait que, contrairement à ce que m’avait dit Srakhi, il y avait de quoi se préoccuper. Je me demandai un instant si Lénissu avait réellement voulu dérober quelque relique à Aefna ou si l’on essayait de faire croire que l’épée d’Alingar avait été volée par mon oncle…

— Par conséquent, la faveur que tu as demandée est nulle, étant donné qu’elle va contre la loi des dieux —conclut l’humain.

Je l’observai un moment, les yeux perdus. Je sentais que je venais de perdre tout espoir.

— Vous, comment vous appelez-vous ? —demandai-je subitement. La colère commençait à m’envahir. Une injustice si grande ne pouvait exister, me dis-je.

— Je suis Djawurs, conseiller et précepteur de la Fille-Dieu —répondit-il avec fierté.

— Djawurs, vous êtes en train de commettre une terrible erreur —lui dis-je solennellement, quoique ma voix tremble de rage—. Lénissu est un homme honnête. Il n’a rien volé. J’en suis plus que sûre. Et Aryès est encore plus innocent. Ceci est une injustice —décrétai-je.

— Je ne suis pas venu discuter, mais te communiquer la décision de la Fille-Dieu —répliqua-t-il—. Que les dieux t’accompagnent.

Syu lui montra les dents, menaçant, et Frundis fit retentir des sonneries de trompettes.

— Que les démons te le rendent —sifflai-je, en sortant de là, l’esprit en ébullition.

10 L’épée d’Alingar

Je marchai dans les rues d’Aefna sans direction précise, trop préoccupée de trouver une solution à mon problème pour remarquer où me menaient mes pas. Je parcourus toute la Place de Laya, je fis plusieurs détours et je finis par me retrouver devant le portail du Palais Royal. C’est alors seulement que je sortis lentement de ma torpeur et de mon trouble pour admirer l’imposant édifice coiffé de majestueuses coupoles. Mais je m’en désintéressai vite et je fixai de nouveau mon regard sur les pavés. Je continuai à marcher, avec la sensation qu’une griffe hostile m’oppressait le cœur. Cette fois, je ne pouvais rien faire. Lénissu et Aryès n’étaient plus au quartier général. Les amis de Lénissu n’apparaissaient pas. Et je ne savais absolument pas où trouver Srakhi.

Le ciel se couvrait et le vent avait changé de direction, refroidissant rapidement l’air. Je songeai à rentrer à la Pagode pour prendre ma cape, mais je me dis qu’à cette heure, tous devaient être de retour, or je ne voulais pas qu’ils me voient. Ayant lu des livres sur Aefna, je savais que, lorsque le vent soufflait du nord-est, le froid traversait l’océan Dolique et se propageait dans toutes les prairies. Le ciel commençait à s’assombrir et le soleil à disparaître derrière la colline du Sanctuaire. Les gens s’enfermaient chez eux, à la vue du mauvais temps, et les rues étaient peu à peu désertées.

Je commençai à trembler de froid avec ce vent et je décidai finalement d’aller chercher ma cape sans qu’on me voie. Je ne voulais voir personne. La seule chose qui m’importait était de trouver une solution.

Enveloppée d’ombres harmoniques, je passai par ma chambre à l’heure du dîner, je pris mon sac orange et toutes mes autres possessions et je m’éloignai de la Grande Pagode avec l’intention de ne pas revenir.

J’ignorai ma faim et je passai devant le quartier général, mais je ne lui jetai pas même un regard. Je ne savais pas où aller. Où emmenait-on les prisonniers normalement ? Le ciel noircissait, non seulement en raison du crépuscule, mais aussi parce que de sombres et menaçants nuages venant directement du nord s’approchaient. Dans la plupart des rues, seuls passaient encore quelques travailleurs attardés ou quelque chat regagnant son refuge.

Lorsque les premières gouttes commencèrent à tomber, je rabattis ma capuche sur la tête et je m’assis sous un mûrier, non loin du quartier général. J’avais marché peut-être pendant quatre heures sans m’arrêter et je sentis que mes muscles se relâchaient, fatigués. Syu s’était caché sous ma capuche et il semblait aussi pensif que moi.

« J’ai une idée », annonça-t-il.

« Laquelle ? »

Il ne répondit pas tout de suite, caressant sa queue, l’air méditatif.

« Syu ? », l’encourageai-je.

« On ne peut pas demander aux gardes où ils les ont emmenés, n’est-ce pas ? », demanda-t-il, l’air de réfléchir.

« J’y avais pensé aussi », avouai-je. « Mais je doute qu’ils nous disent quoi que ce soit, surtout ceux qui gardent la porte, ils ne doivent sûrement rien savoir. » Il y eut un silence et j’inspirai profondément, en me levant. « Mais on peut essayer. »

Alors que Frundis et Syu me donnaient des conseils pour essayer de convaincre les gardes de répondre à ma question, je me dirigeai vers la porte du quartier général. Et je vis les gardes allongés contre le mur, et profondément endormis. Je fronçai les sourcils. Ce n’était pas normal.

Alors je me souvins des saïjits que j’avais vus sur le toit du quartier général, la veille. À ce que j’avais compris, ils allaient tenter de rentrer dans l’édifice pour voler l’épée d’Alingar. Tout d’abord, j’avais pensé que c’étaient des ennemis de Lénissu. Mais à présent je me demandais si ce n’était pas le contraire. En tout cas, sans l’épée, Lénissu ne serait d’aucune utilité pour celui qui désirait tant posséder Corde. Et sans Lénissu, probablement, on ne pourrait pas non plus utiliser l’épée. Après tout, le Mahir d’Ato n’avait pas réussi à la comprendre tout seul.

« Ils sont endormis », soufflai-je. Je n’en croyais pas mes yeux.

Je jetai un coup d’œil autour de moi, je m’assurai qu’il n’y avait personne et je sautai par-dessus le portail, maudissant la cape qui gênait mes mouvements. Je m’approchai prudemment des gardes, m’imaginant qu’ils se réveillaient brusquement et m’emprisonnaient pour avoir franchi le mur. Mais ils ne bougèrent pas. Leurs positions n’étaient pas naturelles, on aurait dit qu’ils étaient tombés endormis par surprise. Que leur avaient fait les saïjits aux capes noires ?

La porte était entrouverte. Une vague d’espoir m’envahit. Si je parvenais jusqu’aux registres, peut-être découvrirais-je l’endroit où ils avaient envoyé Lénissu et Aryès.

« Attention ! », s’écria soudain Syu, en signalant de l’index quelque chose sur la gauche.

— Bonne nuit —dit une voix.

Je vis une petite silhouette apparaître au milieu des ténèbres et me souffler quelque chose qui vint se ficher dans mon épaule avec force.

— Démons —fis-je, en sentant subitement que quelque chose attaquait mon sang. Je vacillai et titubai un moment.

À travers les flèches d’eau qui tombaient du ciel, j’entrevis le visage d’Hawrius qui passait près de moi, tandis que je m’écroulais sur le sol détrempé.

* * *

Lorsque je me réveillai, j’avais mal à la tête et j’avais l’impression de pouvoir dormir mille heures d’affilée. Confuse, sans me souvenir d’où je me trouvais, je fis un effort pour entrouvrir les yeux en entendant des voix et je restai figée en me rendant compte que j’étais dans un endroit inconnu. Je n’étais pas dans ma chambre d’Ato, ni dans ma chambre de la Pagode… Je refermai les yeux, exténuée.

— Je vous l’avais bien dit —disait une voix familière—. Cette nuit-là, ce que j’ai vu… j’aurais dû comprendre. J’ai été stupide de vous croire et de penser que tout irait bien. Moquez-vous de moi et de ma superstition, mais cet élémental de fumée noire que j’ai vu, c’était un signe clair. Nous n’aurions pas dû accepter ce travail.

— Tais-toi, Hawrius —glapit une femme—. Nous sommes tous là, pas seulement toi.

— Si tu crois que cela me fait sentir moins stupide —soupira Hawrius.

— Maudit Borklad —grogna un homme—. Lui, il s’en tire toujours.

Ces voix me semblaient familières et, au fur et à mesure que mon esprit s’éclaircissait, je compris qui ils étaient et je me rappelai que l’un d’eux m’avait lancé un dard de sommeil.

J’ouvris de nouveau les yeux et je vis mes compagnons de cellule.

— La jeune fille se réveille —dit l’homme qui venait de parler.

Au total, ils étaient quatre, deux hommes et deux femmes. Je connaissais déjà le hobbit Hawrius. L’homme le plus grand était un caïte aux cheveux noirs. Les deux femmes étaient des humaines. L’une, blonde, foudroyait le hobbit de ses yeux bleus. L’autre, d’une vingtaine d’années, peignait distraitement sa chevelure rousse tout en fredonnant tout bas une chanson.

Mais lorsque je m’assis sur la planche de bois où j’étais restée allongée, tous les quatre fixèrent sur moi leur regard.

— Bonjour —dis-je, en m’étirant. J’avais une faim vorace.

Et soudain, je restai sans voix, épouvantée.

— Syu ! —m’écriai-je, atterrée. Je me levai, je cherchai dans tous les coins de la petite cellule et je m’agrippai aux barreaux, désespérée—. Syu… —sanglotai-je. Mais il n’y avait personne dans la salle à qui demander des explications.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? —demanda l’homme de grande taille.

— Elle est encore affectée par le poison —expliqua Hawrius—. Parfois, cela provoque des crises d’hypersensibilité.

Frundis non plus n’était pas là. Syu…

« Du calme », dit soudain la voix du singe, très lointaine. « Je suis caché dans une haie. Et j’ai réussi à traîner Frundis avec moi. Mais je ne suis pas arrivé à te déplacer, tu pèses une tonne. Tu vas bien ? »

J’inspirai profondément et j’expirai, fortement soulagée.

« Je vais bien. D’un coup, j’ai cru que je vous avais perdus. Ne bouge pas de là où tu es. Je trouverai un moyen de sortir d’ici. »

On ne nous avait pas ôté nos vêtements, mais je n’avais plus mon sac orange. C’était une chance que j’aie gardé les Triplées dans la poche intérieure de ma tunique. Je jetai un regard prudent sur les autres. Ils avaient des allures tout à fait extravagantes. La blonde portait des gants qui semblaient valoir une fortune, et l’homme de haute taille, des habits de qualité. La rousse était coiffée d’un diadème de plusieurs chaînes qui avaient tout l’air d’être en or.

— Qui êtes-vous ? —demandai-je.

— Les Léopards —répondit la blonde—. Que faisais-tu au quartier général ?

— Les Léopards ? —répétai-je—. C’est une confrérie ?

— Tu n’as pas entendu parler de nous ? Nous sommes des chasseurs de trésors. Mais nous n’acceptons que les missions qui en valent la peine. —Hawrius marmonna, ironique, en entendant les paroles de la blonde—. Mais, toi, qui es-tu ?

— Vous veniez pour l’épée d’Alingar, n’est-ce pas ?

Ils se consultèrent du regard et je sentis augmenter la méfiance.

— Qui es-tu ? —demanda la rousse.

— Moi ? Shaedra —dis-je simplement—. Une élève de la Pagode Bleue.

Ils me contemplèrent, comme s’ils essayaient de deviner si je mentais ou si je disais vrai. Alors, la blonde esquissa un mouvement de la tête.

— Mon nom est Lassandra. Et voici Ritli, Hawrius et Sabayu.

— Enchantée —dis-je, en joignant les mains et en les saluant à la manière d’Ato—. Je connaissais déjà Hawrius —ajoutai-je, en me raclant la gorge, et le hobbit s’empourpra légèrement.

— Qu’est-ce que tu sais sur l’épée d’Alingar ? —demanda Ritli.

Ses yeux châtains me scrutèrent avec attention.

— Oh, moi peu de choses —avouai-je, en me demandant quelle était la meilleure méthode pour qu’ils se désintéressent de moi—. Mais je sais que vous la recherchez.

— Et comment le sais-tu ? —demanda Hawrius, méfiant.

— Eh bien… Il y a quelques jours, l’épée est apparue au quartier général et, brusquement, vous, vous apparaissez. N’est-ce pas une étrange coïncidence ? —demandai-je, sur le ton de celui qui se donne des airs d’expert et qui n’en est pas un.

Mais les quatre Léopards étaient estomaqués. Hawrius siffla entre ses dents.

— L’épée d’Alingar —répéta-t-il.

— C’est quoi, l’épée d’Alingar ? —demanda soudain Sabayu, la plus jeune du groupe.

Je la regardai, stupéfaite, tandis que Lassandra lui expliquait.

— C’est une épée légendaire qui a le pouvoir d’invoquer les morts, à ce que l’on raconte.

— Des légendes —cracha Ritli, mal à l’aise—. L’épée d’Alingar n’a jamais existé.

— Quoi ? —fis-je, sans pouvoir le croire.

Alors comme ça, les Léopards recherchaient une autre épée, qui n’était pas celle de Lénissu ? Vraiment, je ne comprenais pas.

— La jeune terniane semble croire à l’existence de cette épée —répliqua Lassandra—. Mais peut-être est-ce une épée tout ce qu’il y a de plus courant avec quelque pouvoir magique ou quelque chose du genre.

En entendant le mot « magique », je compris que probablement aucun des quatre n’avait la moindre idée de ce qu’étaient les arts celmistes. Les quatre Léopards s’étaient mis à discuter sur l’épée et sur les légendes. Hawrius et Lassandra affirmaient que l’épée existait, Ritli refusait d’y croire et Sabayu, désinvolte, continuait à se peigner les cheveux avec les doigts, l’air absent.

— S’il vous plaît —intervins-je, en me rasseyant sur la planche qui m’avait servi de lit—, quelqu’un peut-il me dire depuis quand nous sommes emprisonnés ici ?

Lassandra et Hawrius continuaient à déballer tout ce qu’ils savaient de l’épée d’Alingar et seul Ritli, lassé de la discussion, me répondit.

— Depuis environ deux heures, je crois. Ils nous ont enfermés ici et ils sont partis.

— Je crains qu’ils ne nous aient oubliés —commenta Sabayu, en arrêtant un instant de jouer avec ses cheveux roux.

— Ils nous ont pris nos sacs et nos armes —soupira Hawrius—. Je vous avais dit que cela se terminerait mal.

— Arrête de nous rabâcher la même chose —souffla Lassandra—. Je crains le pire. Ritli, t’ont-ils pris tous tes outils ?

Le caïte grand et élancé acquiesça.

— J’ai beau chercher dans mes poches, je ne trouve rien.

— Des voleurs —grogna Hawrius.

Je laissai échapper un petit rire ironique et je rougis en voyant quatre paires d’yeux se fixer sur moi.

— Pardon —dis-je précipitamment—. C’est que, comme vous êtes aussi des voleurs…

— Impertinente ! —exclama Hawrius—. Nous ne sommes pas des voleurs, jeune fille. Nous remplissons des missions, c’est une toute autre chose.

— Oh, je comprends —dis-je, sans rien comprendre.

— Nous devons sortir de là avant qu’ils ne reviennent —réfléchit Lassandra, l’humaine blonde.

— Mais nous ne sortirons pas si tu nous répètes ça toutes les deux minutes, Lassandra —soupira Sabayu, en s’allongeant sur sa propre planche avec toute la tranquillité du monde.

— Sabayu, contrôle cette langue —répliqua Ritli—. De quoi peut-on nous accuser ? Nous n’avons rien obtenu.

— Nous avons endormi cinq gardes —lui rappela Hawrius.

— Tu veux sans doute dire que, toi, tu as endormi cinq gardes —répliqua la rousse.

— Sabayu ! —gronda le caïte—. Il n’y avait pas d’autre façon d’entrer au quartier général, d’accord ? Qu’aurais-tu fait des gardes, toi ?

— Peut-être qu’elle aurait essayé de parler avec eux —se moqua le hobbit, en la regardant avec mépris.

Sabayu l’observa, elle fit une moue ennuyée et elle se tourna vers le mur, comme pour essayer de dormir. Selon Ritli, il devait être deux ou trois heures du matin. J’ignorais si le produit que m’avait administré Hawrius me faisait toujours de l’effet, mais, moi aussi, j’avais les yeux qui se fermaient. Et j’avais faim également, me souvins-je, en sentant un creux dans l’estomac.

Alors, je me sermonnai sévèrement d’avoir agi de façon si téméraire. Il était vrai qu’entrer dans la salle des registres aurait été la seule façon de savoir où l’on avait envoyé Lénissu et Aryès. Mais toute cette affaire avait tourné plus mal que prévu…

— Qui est le possesseur de l’épée d’Alingar ? —me demanda subitement la blonde.

Je levai la tête en clignant des paupières. Je m’étais presque assoupie.

— Tu ne le sais pas ? —demandai-je—. Alors, c’est sans doute que l’épée que vous recherchez n’est pas la même. Qui vous a engagés ?

— Ce sont les adultes qui posent les questions —répliqua Lassandra, sur un ton catégorique.

Je haussai les épaules. Il était clair qu’ils ne révèleraient pas pourquoi ils avaient voulu entrer subrepticement au quartier général. Et je n’avais pas non plus l’intention de leur révéler quoi que ce soit. De sorte que la seule chose qu’il me restait à faire, c’était de fermer les yeux et de dormir. Mais ils ne me laissèrent pas tranquille.

— Que faisais-tu au quartier général ? —demanda Hawrius.

— Je cherchais des amis —répondis-je.

— Quels amis ? —insista Lassandra.

— Mais ils n’étaient pas là —poursuivis-je. Le trouble du groupe commençait à m’amuser. Apparemment, ils n’avaient aucune idée du pétrin dans lequel ils s’étaient fourrés.

— Et où sont-ils ? —demanda Ritli. Je remarquai le changement de ton. Ils étaient convaincus que mes amis étaient ceux qu’ils recherchaient pour leur dérober l’épée. Mais ceux qui les avaient engagés s’étaient bien gardés de leur dire que l’épée était une relique, car ils auraient alors probablement décliné l’offre. Voler des reliques, comme Djawurs l’avait souligné, était un délit très grave.

— Si je le savais, je ne serais pas là —répondis-je tranquillement.

Hawrius poussa un gros soupir.

— Mes amis, si nous réussissons à sortir de là, moi, je quitte Ajensoldra.

Je sentis l’approbation de Lassandra et de Ritli. Sabayu avait tourné la tête et la nouvelle ne paraissait pas la réjouir, mais elle ne fit aucun commentaire. À partir de là, ils ne me posèrent plus de questions. Je les examinai un long moment en cachette, allongée sur ma planche. Je n’avais jamais entendu parler des Léopards, quoiqu’ils se soient montrés surpris par mon ignorance. Je n’avais jamais vu de chasseurs de trésors. En général, ils avaient mauvaise réputation. En fait, la plupart étaient des aventuriers et ressemblaient plus à des mercenaires, qui aidaient ceux qui pouvaient les payer.

« Syu ? », demandai-je.

« Hmm ? »

J’avais beaucoup de questions, mais Syu ne pouvait y répondre. Et les Léopards non plus.

« Il continue de pleuvoir ? »

Le soupir mental du singe me suffit pour savoir qu’il pleuvait à verse. Je m’endormis et je fus réveillée par un bruit fracassant qui me fit sursauter.

— Que se passe-t-il ? —demanda Lassandra, en se réveillant elle aussi.

— Ce sont les feux d’artifice —répondit sereinement Hawrius, assis sur sa planche exactement comme des heures auparavant.

Je me rappelai que ce jour était le Jour Noir et que Dolgy Vranc et Déria seraient très occupés à vendre leurs articles. Les feux d’artifice durèrent quelques minutes et, presque aussitôt après, la porte de la salle s’ouvrit. Je m’adossai contre le mur, feignant la tranquillité. Trois gardes s’avancèrent vers la porte, l’un d’eux avec un cliquetis métallique de clés.

— La terniane et la blonde, vous allez sortir —dit brusquement l’un des gardes.

Soulagée de voir que j’allais sortir, je me levai d’un bond et je m’approchai de la porte. Ils nous conduisirent Lassandra et moi hors de la salle vide. Ils guidèrent l’humaine vers une autre porte, tandis qu’ils m’emmenaient vers ce qui semblait être la sortie. Par les fenêtres, on voyait que la lumière du matin commençait à illuminer le ciel et je me demandai si mes compagnons étaient déjà réveillés. Le garde ouvrit une porte et je m’arrêtai un instant, stupéfaite. Je ne m’attendais pas du tout à voir le maître Dinyu dans la petite salle conduisant à la sortie.

Aussitôt, je me sentis coupable de lui causer tant de soucis. Après tout, c’était mon maître et je comprenais qu’il se sente un peu responsable de ce qui pouvait m’arriver.

— Maître —dis-je, en me mordant la lèvre—. Je n’avais pas de mauvaises intentions…

Son visage reflétait un certain mécontentement.

— Shaedra, tu es une kal d’Ato, tu devrais réfléchir un peu plus avant d’agir. Mais laissons cela de côté, je crois que nous devrions sortir d’ici et parler sérieusement d’une affaire. —Son visage s’adoucit alors et je compris qu’il n’était pas si fâché avec moi.

À ses côtés, le capitaine du quartier général nous observait tour à tour, nous fixant de ses yeux rouges.

— Attendez un moment —nous dit-il—. J’aimerais vous poser une question, maître Dinyu, si cela ne vous dérange pas.

Le maître Dinyu sourit en voyant l’appréhension que l’homme éprouvait de parler à un maître de pagode.

— Allez-y.

— Votre élève… a-t-elle quelque chose à voir avec ces hommes dont vous m’avez parlé ?

— L’un d’entre eux est son oncle —expliqua Dinyu avec calme—. Je vous souhaite une bonne journée, capitaine Shawk.

Nous allions sortir, en lui laissant assimiler la nouvelle, lorsqu’il nous appela soudain.

— Attendez, la jeune fille oublie son sac —dit le capitaine, en me le tendant.

Je lui souris avec sincérité.

— Merci beaucoup, capitaine.

Nous sortîmes de l’édifice en silence et je m’arrêtai net près du portail.

— Attendez, j’oubliais quelque chose de capital —fis-je.

— Où vas-tu ? —demanda Dinyu, tandis que je m’éloignais dans le jardin qui entourait le quartier général. Arrivée près d’un arbuste tout fleuri, je me penchai et je pris Syu dans mes bras. Il était trempé et très fatigué de ne pas avoir pu fermer l’œil. Avec l’autre main, j’attrapai Frundis et je sentis aussitôt une musique emplie de sons de grillons et de pluie cristalline m’envahir.

« Je déteste la pluie », grogna Frundis. « Heureusement que mon bois est résistant. »

Syu et moi tombâmes d’accord avec lui. Ce n’était absolument pas agréable de passer la nuit sous un arbuste par un temps de pluie. Syu éternua. Je lui ôtai sa cape verte qui était complètement trempée et je le mis sous ma cape, pour qu’il se réchauffe.

Lorsque je relevai la tête, je vis le maître Dinyu qui m’observait, l’expression pleine de tendresse.

— Syu a froid —lui expliquai-je, en m’approchant de lui.

Sans un commentaire, Dinyu me guida vers la sortie et, sur le chemin de retour à la Pagode, il écouta toute mon histoire. Sans mettre en doute mes paroles, il acquiesça pour lui-même.

— Les Léopards sont connus —dit-il—. Ils réalisent souvent des tâches assez compliquées.

— Eh bien, moi, je ne les ai pas trouvés très professionnels —commentai-je.

Dinyu esquissa un sourire, mais ensuite il secoua la tête, plus sérieux.

— J’ai quelque chose à te dire. Le capitaine Shawk m’a révélé l’endroit où ont été envoyés Lénissu et Aryès.

Je m’arrêtai net.

— Il vous l’a dit comme ça, sans plus ? Où sont-ils ? —m’empressai-je de demander.

Le bélarque me regarda avec l’expression typique de celui qui va annoncer une mauvaise nouvelle, mais j’essayai de ne pas laisser libre cours à mon imagination et je fixai mon regard sur ses lèvres pour ne pas perdre une seule syllabe de ce qu’il allait dire.

— Ils ont été exilés.

Je sentis que le monde tombait en morceaux autour de moi. Le maître Dinyu me tendit une main, craignant peut-être que je m’évanouisse ou que j’aie une attaque. J’inspirai profondément et Syu s’agita, inquiet, en sentant les furieux battements de mon cœur.

« Que se passe-t-il ? », demanda-t-il, engourdi.

« Ne te préoccupe pas. Dors, tu en as besoin », lui dis-je, en lui caressant la tête.

Je commençai à marcher lentement dans la rue presque déserte.

— Exilés —répétai-je—. Où ?

— D’après ce qu’il m’a dit, à Kaendra —répondit calmement Dinyu.

— Et pour quel motif ?

— Pour vol.

Je grognai, exaspérée. Je savais qu’Aryès n’aurait jamais rien volé de sa vie à moins qu’il s’agisse d’une question de vie ou de mort. Par contre Lénissu… Sincèrement, je ne savais pas de quoi était capable mon oncle, mais il avait bon cœur, alors, s’il avait vraiment volé quelque chose, cela ne pouvait rien être de très important.

— Qu’ont-ils volé ? —demandai-je.

Dinyu secoua la tête.

— Ça, il ne me l’a pas dit.

Je soupirai bruyamment.

— Le précepteur de la Fille-Dieu m’a dit qu’on les avait accusés d’avoir volé une relique. Moi, je ne le crois pas —fis-je—. La relique est forcément l’épée d’Alingar. Et celle-ci appartient à Lénissu depuis toujours.

— Moi, je doute que des gardes aient surpris un Ombreux en train de voler —raisonna Dinyu.

Interdite, je m’arrêtai de nouveau, et je dévisageai mon maître, saisie.

— Maître. Vous avez dit Ombreux ? —demandai-je, perplexe.

Dinyu eut l’air surpris.

— Un… Ombreux, oui, c’est ce que j’ai dit.

Je plissai les yeux.

— Vous insinuez… que mon oncle est un membre de la confrérie des Ombreux ? —demandai-je lentement.

Une étincelle d’amusement brilla sur les pupilles du bélarque.

— Je suis presque sûr qu’il en est un —répondit-il—. Toi non ? Les anciens Chats Noirs étaient des Ombreux, quoique secrets. Alors, au moins à cette époque-là, il était un Ombreux. Et, normalement, ce genre de choses se traîne toute la vie.

Son ton léger ne parvenait pas à me tranquilliser. Lénissu était un Ombreux, me dis-je mentalement, et j’essayai de voir si quelque chose clochait dans cette affirmation. Mais, comme ça, à brûle-pourpoint, je ne trouvais aucun argument pour contredire ce que disait Dinyu.

— Un Ombreux —murmurai-je—. Mais mon oncle Lénissu a toujours été très indépendant.

— À ce que j’en sais, les Ombreux ont beaucoup de liberté d’action —dit le maître Dinyu, en m’invitant à reprendre la marche—. Ils ne sont pas nécessairement unis à leur Nohistra, comme ils appellent leur kaprad. Mais, cela, je le sais de façon très indirecte, alors je ne peux rien te confirmer.

En y réfléchissant mieux, cela ne m’étonnait pas tant que ça que Lénissu soit un Ombreux. Après tout, il connaissait le maître Helith depuis très longtemps, et il avait été plusieurs fois dans les Souterrains, et, même si je ne savais pas ce que c’était, il avait été aussi un eshayri, ce qui avait tout l’air d’être assez sérieux. Être un Ombreux, à côté de ça, ne contrastait pas beaucoup. En plus, la confrérie des Ombreux était censée être légale.

— Bon, passons —dis-je—. Supposons que c’est un Ombreux, cela ne change rien. Qui aurait intérêt à exiler un Ombreux et un élève d’Ato à Kaendra ? —demandai-je.

— Et que possède ton oncle qui attire tant d’ennemis ? —répliqua Dinyu.

— Son épée —répondis-je aussitôt—. Cela ne peut être autre chose. Les Léopards aussi cherchaient une épée —révélai-je—. Mais ils ne savaient pas que c’était l’épée d’Alingar. Je crois qu’ils n’avaient pas l’air très contents de savoir que celui qui les avait engagés ne leur avait pas dit toute la vérité.

— C’est rarement le cas —s’esclaffa Dinyu—. Les chasseurs de trésors en profitent aussitôt pour faire monter le prix. En tout cas, celui qui ment sur une telle chose, est un avare et une crapule. Je suppose qu’ils ne t’ont pas dit qui les a engagés ?

J’esquissai un sourire et je fis non de la tête.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire d’eux, au quartier général, à votre avis ? —demandai-je. Les Léopards avaient démontré être assez stupides pour accepter de voler l’épée de mon oncle, mais je ne souhaitais tout de même pas qu’ils aient des problèmes.

— Boh, ils leur demanderont une caution de plusieurs milliers de kétales et ils paieront —me tranquillisa Dinyu.

— Plusieurs milliers de kétales ? —sifflai-je entre mes dents—. Ils sont si riches que ça ?

— Si je me souviens bien, les Léopards doivent faire partie des chasseurs de trésors les plus riches d’Ajensoldra. À ce que j’ai entendu dire, ce sont des dilapidateurs de kétales. Ils opèrent dans toute la Terre Baie.

Je ne parvenais pas à comprendre comment le hobbit superstitieux, la blonde aigrie, le géant astucieux et la rousse désinvolte avaient pu se forger une telle réputation. Pourtant, à en voir les gants de Lassandra et quelque autre détail, il était clair qu’ils n’étaient pas pauvres.

— Tu as faim ? —me demanda soudain Dinyu.

Plongée dans mes pensées, j’avais oublié que j’étais avec le maître Dinyu.

— Très faim —acquiesçai-je, en me rendant compte que j’étais affamée.

— À l’heure qu’il est, tes compagnons doivent être levés, tu veux déjeuner avec eux ?

Je le contemplai fixement, hébétée. Je ne pouvais penser à déjeuner alors que Lénissu et Aryès étaient en route pour Kaendra.

— Combien de temps vont-ils rester à Kaendra ? —demandai-je, sans lui répondre.

Dinyu secoua la tête.

— Je l’ignore. Mais je suppose que plus d’un an.

Je ne voyais pas Lénissu rester dans le massif des Extrades pendant plus d’un an. Tout d’un coup, une idée me vint.

— Je vais demander à la Fille-Dieu qu’elle…

Je m’arrêtai net en voyant le visage pâle d’une elfe de la terre, à une trentaine de mètres de distance. Ses yeux me regardaient fixement, mais, lorsque je m’en aperçus, elle fit demi-tour et disparut au coin de la rue. Son visage m’était familier. Lorsque je la reconnus, je pâlis. C’était la femme vêtue de noir qui m’avait vue me transformer en démon.

— Qui était-ce ? —demanda le bélarque, alarmé par ma réaction.

— Aucune idée. Mais elle m’a regardée bizarrement —répliquai-je, les yeux plissés et rivés sur l’endroit où venait de disparaître l’étrange silhouette.

— Bon, tu disais que tu allais demander quelque chose à la Fille-Dieu —dit Dinyu, en reprenant le fil de la conversation—. Tu vas lui demander qu’elle réduise la peine ?

— Mais elle ne m’écoutera pas —soupirai-je—. Hier, son conseiller m’a dit qu’ils ne pouvaient pas aider des voleurs de reliques.

— Je comprends —médita-t-il—. Bon, c’est une affaire compliquée qui ne peut pas s’arranger en un jour. Pour le moment, allons déjeuner.

J’acquiesçai de la tête.

— Vous croyez que je devrais quand même aller voir la Fille-Dieu ?

— Bien sûr, elle ne t’a encore accordé aucune faveur —répondit en souriant le maître Dinyu.

Je caressai la tête de Syu, songeuse. Le singe gawalt s’était endormi, mais ses mains s’agrippaient fortement à mon cou. Je commençais à détester cette faveur que me devait la Fille-Dieu. Je n’aimais pas me sentir incapable d’arranger les choses par moi-même. Je souris, ironique, en pensant que Lénissu devait penser la même chose en ce moment.

11 Sacrifice

— C’est encore toi ? —demanda Djawurs avec irritation, en me voyant apparaître dans la cour du Sanctuaire.

Ce jour-là, sa tunique était grise et il portait un collier en or avec le symbole érionique. Son caractère pressé n’avait pas changé.

— Je viens parler avec la Fille-Dieu —fis-je d’une voix étouffée.

Djawurs me contempla, la mine sévère.

— Je crains que tu n’aies pas compris l’abîme qui te sépare de la Fille-Dieu, jeune fille. Tu ne peux pas la voir à n’importe quelle heure, quand l’envie t’en prend. Tout de suite, elle est à l’Obélisque.

— L’Obélisque ? —répétai-je, déconcertée.

Mon ignorance finit d’exaspérer Djawurs.

— Au sommet de cette colline, se trouve l’Obélisque. C’est là que tous les pèlerins érioniques vont prier.

— Oh.

Avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, Djawurs devina mon intention et m’arrêta net.

— Te rendre à l’Obélisque… N’y pense même pas. Ce serait un sacrilège.

— Un sacrilège ? —m’indignai-je—. Mais je sais très bien comment on prie les dieux.

— Il est défendu de parler aux abords de l’Obélisque. Soit tu attends ici, soit tu fais demi-tour.

Il était évident que Djawurs préférait la seconde option, mais j’optai pour la première.

— C’est bon, j’attendrai ici —déclarai-je, en m’asseyant tranquillement sur le mur blanc qui entourait le Sanctuaire.

L’humain fixa ses yeux gris dans les miens, avec une exaspération manifeste, et il était sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se retint finalement et s’en fut, en soupirant. Ses grandes enjambées précipitées le menèrent rapidement loin de ma vue.

Je posai Frundis sur le mur et j’écartai le singe de mon cou. Il s’était à peine séparé de moi depuis que nous étions sortis du quartier général, même pour déjeuner et son état me préoccupait. Le vent soufflait toujours, mais la pluie avait faibli et seules quelques gouttes tombaient de temps en temps.

« Syu, tu as mal en quelque part ? », lui demandai-je, pour la énième fois.

« Non », répondit le singe. « Mais j’ai froid. »

Si j’avais eu le savoir d’Aléria, j’aurais peut-être pu essayer de le sonder, mais mes connaissances d’endarsie étaient pathétiques, je devais bien l’avouer. Je me débrouillais beaucoup mieux pour soigner avec les plantes qu’avec les énergies. Recouvrant Syu avec ma cape, je le laissai se reposer pendant que j’allais explorer la zone. Le bois qui entourait le Sanctuaire était dense et il devait être ténébreux même les jours ensoleillés. Il y avait toutes sortes d’arbustes, certains avec de grandes épines pointues qui inspiraient le respect. À un moment, je reconnus un arbuste aux baies bleues qui avait tout l’air d’être un ésantlas. Ses baies étaient très venimeuses et je me demandai si on les utilisait pour les invités fastidieux comme moi.

Je ne voulus pas trop m’éloigner pour ne pas laisser Syu et Frundis seuls et je retournai rapidement au Sanctuaire. La pluie tombait de nouveau et je décidai de me réfugier sous l’auvent le plus proche, maudissant Djawurs, qui ne m’avait même pas invitée à entrer. J’attendis là pendant peut-être une heure. De temps en temps, je voyais passer des pèlerins qui gravissaient la côte menant à l’Obélisque.

Avec un certain regret, je me dis que tous les kals d’Ato devaient déjà être sur les carrioles en route pour Ato. Le maître Dinyu m’avait dit qu’il m’attendrait, mais je lui avais assuré que ce n’était pas la peine, et que je reviendrais probablement avec Déria et Dolgy Vranc. Je n’allais pas le retarder davantage à cause de mes problèmes. Je ne sais pas quelle excuse le bélarque allait donner à mes compagnons pour justifier mon absence, mais cela m’importait peu pour l’instant.

Lorsque je vis apparaître, sur le chemin qui descendait, la litière blanche avec ses quatre porteurs et trois Arsays de la Mort, je commençais à me dire que mes tentatives seraient vaines. Qui étais-je pour cette image érionique intouchable d’Ajensoldra ? J’aurais parié toute une maison remplie de bananes que j’étais montée jusqu’au Sanctuaire pour rien.

Lorsque la litière passa devant moi, je pensai à l’aborder, mais l’expression des trois Arsays m’en dissuada et je demeurai immobile, debout près du mur de l’édifice, réprimant difficilement mon élan. Un rayon de soleil perça entre les nuages et illumina le Sanctuaire. Je levai les yeux vers le ciel. Il semblait que la pluie allait juste cesser quand j’allais enfin pouvoir entrer, pensai-je.

Mais je n’entrais pas tout de suite, car je dus attendre une heure de plus avant que le porteur des clés me permette de passer. Cette fois, il me conduisit vers des escaliers et je montai au premier étage avec appréhension. Nous arrivâmes dans un ample couloir qui traversait toute la largeur du Sanctuaire.

Le porteur des clés, le visage toujours sérieux, frappa à la porte centrale. Djawurs ouvrit presque aussitôt et, lorsqu’il me vit, son visage s’assombrit.

— Passe —me dit-il cependant.

La salle dans laquelle j’entrai était petite et ressemblait à une salle d’étude. La Fille-Dieu était concentrée dans la lecture d’un parchemin et elle remuait les lèvres en lisant. Djawurs s’assit sur une chaise et, moi, je restai debout, me demandant s’il était poli d’interrompre la Fille-Dieu dans sa lecture. Djawurs semblait attendre patiemment. Tout indiquait que les prêtres n’avaient pas une notion du temps très claire. J’avais déjà attendu deux heures dehors, sous la pluie, et j’en avais plus qu’assez d’attendre inutilement.

J’envisageais de faire demi-tour et de fuir cette scène ridicule, quand, finalement, la Fille-Dieu daigna lever la tête. Ses yeux sombres me toisèrent de haut en bas.

— Si tu es venue pour que la Fille-Dieu te concède la même faveur, ton effort a été inutile —dit-elle alors avec calme—. Mon conseiller m’a dit que tu es très têtue.

— Je suis venue demander une autre faveur —l’interrompis-je, avant qu’elle ne vienne à bout de ma patience.

— D’accord. La Fille-Dieu t’écoute.

— Je souhaiterais que tu réduises la durée d’un exil —dis-je, tendue.

— Quelle effronterie ! —s’insurgea Djawurs—. Tu sais déjà que nous n’accordons pas ce genre de faveurs. Sauver une servante du Sanctuaire n’est pas une raison suffisante pour nous déranger avec tes caprices.

— S’il te plaît, Djawurs —intervint la Fille-Dieu—. Rabaisser la durée d’un exil est en mon pouvoir. —J’observai que la jeune avait oublié de parler à la troisième personne—. Il ne s’agit pas d’ôter la condamnation. Mais ceci est plus qu’une faveur —ajouta-t-elle, en se tournant vers moi et en reprenant un ton autoritaire—. Cela peut te coûter plus de cinq mille kétales. Considérons que la Fille-Dieu t’offre deux mille kétales pour la faveur qu’elle te doit. Deux mille kétales, c’est beaucoup d’argent pour toi, je suppose. Mais ce ne sera pas suffisant pour réduire la peine. Tu auras besoin de beaucoup plus, mais comment vas-tu payer ?

Je comprenais très bien où voulait en venir la Fille-Dieu. Elle était en train de me faire comprendre que je devrais faire quelque chose pour elle. Ses yeux gris essayaient de sonder mes pensées et un frisson me parcourut.

— Que veux-tu que je fasse ? —lui demandai-je.

— Que tu travailles pour moi —annonça-t-elle avec clarté.

J’entendis le grognement stupéfait de Djawurs.

— Fille-Dieu… ! —protesta-t-il—. Vous ne pensez pas sérieusement…

— Cela fait plus d’un mois que Saurek est morte et elle n’a pas encore été remplacée. La Fille-Dieu a besoin d’une autre servante —répliqua-t-elle.

— Mais il y a de très nombreuses personnes qui seraient prêtes à sacrifier leur vie pour vous servir, Fille-Dieu ! —s’écria-t-il.

— Elles sont toujours pareilles. Des prêtresses et des servantes religieuses. Et en plus, celle-ci sera une servante qui ne coûtera rien à la communauté érionique —ajouta-t-elle, avec un sourire sarcastique.

Je fus impressionnée de voir comment la Fille-Dieu avait réussi à faire taire Djawurs. L’humain s’agitait sur la chaise, inquiet, tandis que la Fille-Dieu s’intéressait de nouveau à moi.

— Bien, quelle est ta décision ?

— Combien de temps devrai-je travailler pour toi ?

La Fille-Dieu arqua un sourcil pâle, l’air calculateur.

— Disons, le temps que tes amis seront exilés.

Il n’y avait rien à ajouter. Dans mon état désespéré, l’accord ne pouvait être meilleur. Que ne fallait-il pas faire pour les amis, soupirai-je.

— J’accepte.

— Alors, l’affaire est entendue. Djawurs, conduis-la auprès de Noysha et Zalhi et dis-leur de la préparer.

L’humain se leva aussitôt et passa devant moi en me jetant un regard noir. Alors que nous descendions les escaliers, je commençai à entendre les grognements de Djawurs.

— Ridicule —l’entendis-je marmonner tout bas.

La vérité, c’est que je ne comprenais pas non plus pourquoi la Fille-Dieu voulait que je la serve. En quoi pouvais-je la servir ? Lui donner des leçons de har-kar et d’harmonie ? Ou peut-être souhaitait-elle apprendre ma spécialité, c’est-à-dire, tout faire pour se compliquer la vie ?

Nous étions tous deux plongés dans nos pensées et, sans avoir échangé un seul mot avec Djawurs, je me retrouvai entre les mains de deux jeunes servantes.

Noysha était une sibilienne aux cheveux bleus très clairs qui ne cessait de parler tandis que je les observais et les écoutais avec fascination. Zalhi était une petite elfe noire dont les dents blanches étincelaient sur son visage d’un bleu très sombre. La première chose que je fis fut de laisser Syu et Frundis dans un coin tranquille, où le singe puisse se reposer à son aise. Je demandai à Zalhi s’il y avait des bananes et l’elfe noire en rapporta aussitôt une au singe, en lui adressant des cajoleries. Toutes deux s’étonnaient que j’aie réussi à dompter un singe gawalt et, comme elles ne me comprenaient pas lorsque je leur disais que je ne l’avais dressé d’aucune manière, je renonçai et je les suivis dans une autre pièce où elles m’ôtèrent ma tunique de har-kar et me donnèrent des habits semblables à ceux qu’elles portaient : une tunique blanche et par-dessus, une autre tunique couleur grenat très longue qui m’arrivait jusqu’aux talons. Elles admirèrent le joli collier que je portais autour du cou et je dus retenir un soupir en me demandant pourquoi Spaw avait choisi comme magara un collier si élégant.

— Il ne manque plus que les sandales ! —annonça Noysha.

J’ôtai les bottes de Lénissu, qui commençaient à être un peu étroites, et je mis les sandales de corde qu’elles me donnèrent. Elles se moquèrent de moi en voyant que je ne savais pas les attacher autour du pied et Zalhi dut m’apprendre pendant que Noysha partait chercher un certain Liturmool. Les deux servantes étaient assez sympathiques ; cependant, j’avais la terrible impression que j’allais beaucoup m’ennuyer si la Fille-Dieu prétendait m’enfermer dans ce Sanctuaire pendant les démons savaient combien de temps. Bien sûr, l’exil à Kaendra ne devait pas être beaucoup plus agréable. Le Mahir d’Aefna y avait probablement envoyé Lénissu et Aryès dans le but de les faire travailler dans quelque endroit, comme les mines par exemple, et, dans ce cas, le travail serait bien plus dur que celui de servir la Fille-Dieu, décidai-je. En plus, si la peine était réduite, je ne resterais probablement pas plus de quelques mois, me dis-je, et j’essayai de m’en convaincre.

Je ne savais pas encore si me réjouir que la Fille-Dieu ait accepté de m’aider ou si me méfier de ce pacte. Mais je ne pouvais pas me préoccuper tout le temps. Aussi, je décidai de suivre l’exemple de Noysha et Zalhi et je tentai d’écarter mes inquiétudes.

— Tu es prête à être une servante de la Fille-Dieu —me déclara Noysha, après avoir malmené mes cheveux, pour me les “arranger”, selon elle.

Liturmool, un jeune religieux qui semblait être dans les nuages, me fit faire un tour silencieux dans le Sanctuaire et c’est seulement en arrivant devant la porte de la cuisine qu’il m’expliqua que, tous les matins, je devrais réaliser ce parcours.

— Comment ? —fis-je, incrédule—. Tous les matins ?

— C’est un rituel pour les dieux —me dit Liturmool—. Nous le faisons tous, et cela est nécessaire pour maintenir la paix spirituelle.

Je le contemplai un moment, en fronçant le nez, et je soupirai, en pensant qu’au moins, être servante de la Fille-Dieu ne semblait pas être un travail trop ardu si l’on me laissait me promener et méditer.

De retour de la promenade, une servante d’âge mûr s’approcha de moi et me prit par le bras, me le serrant avec force et m’examinant comme on examine le bétail.

— Elle a l’air énergique —approuva-t-elle.

Je la regardai, l’air renfrogné.

— Vous aussi —répliquai-je entre mes dents.

Noysha, Zalhi et Liturmool interrompirent leur tranquille conversation pour me regarder, l’air scandalisé.

— Mais il faudra contrôler cette langue —fit la femme, après m’avoir observée avec des yeux menaçants qui me firent blêmir de terreur—. Tu laveras le linge tous les jours et tu nettoieras les couloirs. Noysha, toi, tu passeras à la cuisine.

Elle me prit le visage entre ses doigts, et me regarda d’un air critique. Son visage rouge et gonflé et ses yeux froids et sombres me parurent de mauvais augure. Elle me fit tourner la tête comme si elle évaluait un cheval.

— Quel est ton nom ?

— Shaedra —répondis-je.

— Shaedra —répéta-t-elle, sèchement—. Ton impertinence m’a donné une image de toi exécrable. Mais pense que ton travail est le principal. Sache que je peux te renvoyer pour un manque ou un comportement inconvenable.

Je ne lui dis pas que ce n’était pas moi qui avais demandé le travail et que c’était la Fille-Dieu qui m’avait mis dans cette situation. Elle me lâcha la mâchoire et je l’observai sortir de la salle avec rage. Pourquoi devait-il toujours y avoir des personnes qui ne vivaient que pour empoisonner les autres ?

J’entendis le rire de Noysha et je la regardai, surprise.

— C’est notre chef, Jisleya —me dit-elle, en s’approchant de moi—. Comment as-tu osé lui répondre de la sorte ?

— Lorsqu’elle te dira quelque chose, essaie de ne pas la contredire. Jisleya n’est généralement pas très embêtante tant que nous faisons notre travail —dit Zalhi, avec une moue comiquement sérieuse.

— Jisleya —répétai-je, songeuse—. Bon. À partir de maintenant, je le saurai. Alors, comme ça, je vais passer toute la journée à laver le plancher ? —demandai-je, en essayant de cacher ma déception.

— C’est ce que j’ai fait pendant plus d’un an —dit Noysha—. À vrai dire, je suis contente de passer à la cuisine.

— Ne te réjouis pas si vite —la prévint Zalhi—. Tu vas bientôt en avoir assez de laver des assiettes.

Je fis une moue. Vraiment, mon futur proche ne semblait pas très exaltant.

L’après-midi, les autres servantes avaient la permission de sortir et d’aller faire des courses comme tout le monde le Jour Noir. Mais, moi, comme nouvelle recrue, on ne m’accorda aucun privilège, et on me donna un seau d’eau, du savon et un épais torchon pour frotter le sol. Jisleya m’ordonna de nettoyer une des ailes du Sanctuaire et m’abandonna à mon sort. Je m’étais laissé enchaîner par la Fille-Dieu par chantage, me répétai-je pour la énième fois.

On m’avait donné une vieille tunique pour que je n’abîme pas l’autre en travaillant et je la retroussai avant de m’agenouiller et de commencer à frotter. Normalement, au Cerf ailé, c’était Wiguy qui s’occupait de nettoyer la taverne. Pendant les heures suivantes, j’appris rapidement combien ce travail si monotone pouvait être fatiguant. Et le pire, c’étaient mes pensées. J’étais arrivée à la conclusion que j’aurais mieux fait de ne demander que de l’argent à la Fille-Dieu, d’engager les Léopards et de leur demander de sauver Lénissu et Aryès. Évidemment, c’était un plan insensé, mais à ce moment-là mon accord avec la Fille-Dieu me paraissait totalement incongru.

Les rayons du soleil couchant entraient par la fenêtre lorsque, soudain, j’aperçus une silhouette qui me regardait attentivement.

— C’est toi, Éleyha, n’est-ce pas ? —demandai-je à la petite elfe noire.

Éleyha acquiesça, nous nous contemplâmes un moment en silence et finalement elle dit :

— Je voulais… Je voulais te remercier de m’avoir sauvé la vie —bredouilla-t-elle et, sans attendre ma réponse, elle sortit en courant dans le couloir.

Je passai une main sale dans mes cheveux, surprise, et je repris mon travail. À un moment, je pensai que je devrais avertir le maître Dinyu que je ne reviendrais pas aussi tôt que prévu.

— Tout cela est si ridicule —marmonnai-je entre mes dents, en tordant le torchon trempé au-dessus du seau.

Que m’importaient les sols du Sanctuaire ? Moi, je voulais seulement que Lénissu et Aryès soient libérés ! Au fond, je savais que ma tactique n’était pas si mauvaise, mais, malgré tout, je ne parvenais pas à étouffer la rage que j’éprouvais de devoir servir une Fille-Dieu capricieuse.

2 Trahisons et chaînes

12 Fuite et épines

Le mois de Planches s’écoula, Ruisseau arriva et mon anniversaire passa. Les jours étaient de plus en plus chauds et je continuais à nettoyer les sols et à suspendre le linge. Au total, dans le Sanctuaire, il y avait quatorze prêtresses, cinq Arsays de la Mort, huit porteurs, sept serviteurs et un jardinier et, parfois, quelque moine qui décidait de passer quelques jours, à méditer. Syu recouvra très rapidement une bonne santé et, lorsque Jisleya n’était pas dans les parages pour me contrôler, nous jouions, parlions et nous nous divertissions comme deux nérus. Fatiguée d’avoir à toujours m’incliner sur le sol, j’utilisai Frundis comme bâton pour passer la serpillère et sa musique joyeuse m’encourageait tandis que je parcourais les couloirs en fredonnant. Jisleya me surprit plusieurs fois à chanter et, un jour, elle se plaignit à Djawurs de mon comportement. J’avais l’impression qu’elle avait une dent contre moi depuis le premier jour. Heureusement, Djawurs ne l’écouta pas.

Noysha et Zalhi étaient les seules personnes avec qui je parlais vraiment, le soir, pendant le dîner. Elles préparaient le repas pour les prêtresses et la Fille-Dieu, puis nous mangions ensemble, avec Sakun, le jardinier et Liturmool, qui s’occupait de l’extérieur du Sanctuaire. Zalhi portait le repas aux trois autres servantes dans les appartements de la Fille-Dieu. Éleyha était l’une d’elles, et c’est à peine si je la croisais quelques fois, mais, lorsqu’elle me voyait, je percevais dans ses yeux une sorte de curiosité, qui s’atténua avec le temps quand elle s’aperçut que je ne lançais pas d’éclairs multicolores pour tuer des dragons.

Un jour où je suspendais les tuniques des prêtresses sous un soleil de mille démons, l’aide de chambre de la Fille-Dieu m’appela. Je terminai de suspendre une des tuniques, je ramassai Frundis, Syu grimpa sur mon épaule et nous nous approchâmes de l’édifice.

— Que se passe-t-il, Shaluin ? —demandai-je.

— La Fille-Dieu veut te voir.

La nouvelle me surprit et je me demandai aussitôt, pleine d’espoir, si l’exil de Lénissu et d’Aryès avait enfin pris fin.

— Maintenant ? —demandai-je, en jetant un coup d’œil à la panière à moitié pleine de linge restant à suspendre.

— C’est ce qu’elle a dit —répondit la caïte—. Va. Tu suspendras le linge plus tard.

Je suivis Shaluin à travers la longue véranda et, tandis qu’elle prit le chemin des cuisines, je grimpai les escaliers vers les appartements privés de la Fille-Dieu.

C’était la première fois que j’allais la voir depuis que je travaillais à garder son Sanctuaire impeccable. La porte de la chambre était ouverte et illuminée par la lumière du jour, mais, comme il ne soufflait pas un brin d’air, il faisait aussi chaud que dehors. J’entrai dans la chambre sans bruit. Je vis Lacmin et un autre Arsay de la Mort assis à une table, jouant tranquillement une partie d’Erlun.

En me voyant, ils se tournèrent tous deux vers moi, méfiants.

— Euh… Je cherche la Fille-Dieu —dis-je—. Apparemment, elle veut me parler.

Lacmin bougea une pièce avant de répondre :

— Passe, c’est cette porte.

Il signala une porte derrière eux et je m’approchai. Au passage, je jetai un coup d’œil sur le damier et je secouai la tête. Lacmin venait de faire une action téméraire.

Je frappai à la porte et j’entendis une voix qui me disait :

— Entre.

La chambre de la Fille-Dieu était chargée de couleurs. Les murs étaient couverts de tapisseries et de tableaux, le dais était doré et les rideaux d’un vert sombre intense. Éleyha était assise sur le lit, une poupée entre ses bras. Lorsque j’entrais, elle anima sa poupée pour me saluer et je lui souris. La Fille-Dieu, assise à sa coiffeuse, me regardait, un verre à la main. Elle m’examina en silence, elle prit une gorgée et grimaça.

— Shaluin m’a dit de venir —dis-je, mal à l’aise.

— Oui. Apparemment —observa-t-elle avec lenteur—, cela fait plus d’un mois que tu nettoies les sols.

Son air moqueur me blessa profondément. Il me vint à l’esprit une réplique mordante, mais je la gardai pour moi et j’inspirai profondément pour me calmer.

— Je suppose que cela a dû te faire du bien —poursuivit-elle. Lorsqu’il ne s’agissait pas d’une visite officielle, elle semblait n’avoir aucun problème pour parler à la première personne—. Les pagodistes, vous êtes en général très orgueilleux.

« À elle, cela lui ferait beaucoup de bien de nettoyer les sols », dis-je à Syu, en grognant et en retenant difficilement ma rage.

La Fille-Dieu sourit en voyant mon expression. Elle finit de boire son verre et elle le posa sur la table.

— J’ai des nouvelles de tes amis —dit-elle enfin, et je levai des yeux intenses vers elle, dans l’attente—. Ils ont été exilés pour dix ans. Et j’ai pu réduire la peine de moitié. Maintenant tu dois tenir ta promesse.

Blême de stupéfaction, je la fixai avec la sensation de me noyer lentement.

— J’ai pensé que tu as lavé suffisamment de sols. Tu es une pagodiste. Je crois que tu es capable de faire plus que cela.

— Cinq ans ? —exclamai-je, en l’interrompant.

La Fille-Dieu fronça les sourcils, mécontente de ma réaction.

— Un accord est un accord. Cinq ans sont moins que dix —observa-t-elle patiemment—. Tu me seras utile. Éleyha, conduis-la à sa nouvelle chambre.

En état de choc, je suivis la petite elfe noire sans protester.

« Cinq ans, Syu ! », me lamentai-je.

Le singe remuait la queue, pensif.

« Ce sont beaucoup d’années », admit-il. « Mais pour le moment tu dois reconnaître que, ce mois, nous avons vécu plus tranquillement que jamais. Il n’y a eu ni enlèvements, ni arrestations, ni démons. »

« Oui », admis-je, en souriant devant l’optimisme de Syu. Mais aussitôt mon visage s’assombrit. « Mais Lénissu et Aryès ne vivent peut-être pas du tout aussi bien. Je continue à penser que nous aurions dû organiser un sauvetage et laisser de côté la voie légale. »

Je me rappelai que, dans la lettre que m’avait envoyée le maître Dinyu en réponse à la mienne, celui-ci me disait que mon sacrifice était admirable, quoiqu’il déplore de devoir perdre une élève. Et il me demandait de continuer dans cette voie tant qu’elle me semblerait supportable. Déria et Dolgy Vranc m’avaient envoyé une lettre d’Ato en me disant que j’aurais dû leur raconter ce qu’il m’arrivait, et ils m’avaient assuré qu’ils reviendraient bientôt à Aefna pour me sauver. Je n’avais pas réussi à leur faire comprendre que je n’avais pas trouvé une meilleure solution pour aider Lénissu et Aryès.

Éleyha s’arrêta pour ouvrir une porte au fond du couloir.

— Voici ta chambre —me déclara-t-elle avec un grand sourire. Sa timidité semblait s’être évanouie.

— Merci, Éleyha —lui dis-je—. Comment s’appelle ta poupée ? —lui demandai-je, curieuse.

La poupée était assez délavée et elle semblait être la préférée de la fillette.

— Maman —me répondit-elle, enthousiaste. Et je pâlis en comprenant que probablement la fillette avait perdu sa mère depuis longtemps et que sa poupée était devenue une sorte de substitut muet.

— Oh ! Eh bien, enchantée de te connaître —dis-je à la poupée et je croisai les yeux verts de l’elfe noire—. Dis-moi, tu es toujours avec la Fille-Dieu, normalement ?

— Oui.

— Qu’est-ce que tu crois qu’elle va me demander de faire, maintenant ? —demandai-je, en entrant dans la chambre.

— Beaucoup de choses —répondit-elle gaiement—. Elle dit que tu feras n’importe quoi pour elle pour sauver tes amis —ajouta-t-elle, sur un ton enfantin.

Je sentis un rictus à la commissure des lèvres et je recomposai mon expression tout en jetant un coup d’œil dans ma chambre. Finalement, je me tournai vers la fillette.

— J’espère te voir plus souvent maintenant —lui dis-je amicalement.

Éleyha sourit et s’éloigna dans le couloir, en murmurant des paroles à sa poupée. La chambre était petite, mais elle avait deux grandes fenêtres et un lit confortable. Elle n’avait rien à voir avec ma cellule et sa lucarne où j’avais dormi jusqu’alors.

« Bien », dis-je, assise sur le lit. « Et maintenant ? »

J’entendis des notes de piano et je baissai les yeux vers le bâton.

« Quoi ? », l’encourageai-je.

« Même si ça ne te plaît pas, la fillette a raison », me dit Frundis. « Tu dépends de la Fille-Dieu pour qu’elle réduise la condamnation. À moins que nous allions directement à Kaendra les libérer. Je pourrais t’aider. »

Je soufflai, amusée, en me souvenant de la dernière fois où Frundis avait voulu m’aider avec ses harmonies. Le hobbit Hawrius des Léopards avait tourné de l’œil en voyant le monstre des ténèbres qui avait filé à toute vitesse dans la rue.

« Laisse tomber. Je crois qu’il y a trop de gardes à Kaendra pour tous les affronter. On dit que Kaendra est la ville la plus dangereuse de tout Ajensoldra. Entre les gardes et les monstres, nous finirions soit en prison soit dévorés. Bien sûr, normalement même le monstre le plus stupide ne dévorerait pas un bâton en bois », ajoutai-je.

« Ce n’est pas pour rien que je me suis changé en bâton », exulta Frundis.

Syu et moi échangeâmes un regard amusé.

« Notre ami bâton est assez bon pour se vanter », commenta le gawalt. J’approuvai de la tête, tandis que Frundis soupirait patiemment.

— Bon —dis-je, en me levant au bout d’un moment—. Nous allons finir de suspendre le linge.

En sortant de la chambre, je me rendis compte que ma phrase, pour quelqu’un qui n’était pas au courant, aurait pu paraître assez curieuse. Assurément, les gens ne pourraient pas comprendre qu’un singe gawalt puisse m’aider dans une tâche domestique.

* * *

La première mission que me demanda d’accomplir la Fille-Dieu fut d’ordonner sa bibliothèque particulière. Elle n’aimait pas la classification de Djawurs et elle souhaitait que j’ordonne les livres par thématique. Sa bibliothèque consistait en une grande étagère qui couvrait un mur entier et je dus utiliser l’échelle pour atteindre les rayons du haut. J’eus assez de mal à classer les livres, car beaucoup traitaient de religion ou de politique, et je n’étais pas une experte en la matière. Cependant, il y avait aussi des romans assez récents et des contes traditionnels. Je passai cinq jours à tout ordonner et lorsque j’annonçai à la Fille-Dieu que j’avais terminé, elle ne se montra pas satisfaite et je dus changer de place certains livres en suivant ses indications.

J’avais l’impression que la Fille-Dieu voulait mettre mes nerfs à l’épreuve. Je n’avais jamais ressenti aussi clairement l’autorité d’une personne et j’avais beaucoup de mal à la supporter. Malgré cela, la Fille-Dieu avait un cœur beaucoup plus tendre que Jisleya. La Hyène, comme l’avaient surnommée ses servantes, était une véritable sorcière. Les apparents privilèges que m’accordait la Fille-Dieu la dérangeaient à tel point que, chaque fois qu’elle me croisait, elle feignait de ne pas me voir ou me regardait fixement et m’adressait une phrase désagréable. Elle était encore pire que Marelta ou Yeysa, parce qu’elle n’était pas aussi intelligente que Marelta pour se rendre compte de son comportement ridicule, ni aussi bête que Yeysa pour se contenter de quelque simple métaphore enfantine. Inexplicablement, ma présence l’irritait, même si je ne lui avais rien fait.

Souvent, la nuit, Syu, Frundis et moi, nous profitions de la nouvelle chambre pour sortir par la fenêtre et aller dans le bois jouir d’un peu de liberté et d’intimité. C’était l’unique moment où je me transformais en démon en toute tranquillité. Comme le bois était peuplé d’arbustes dangereux et épineux, au début, nous n’osions pas courir et nous préférions grimper dans les arbres. Cependant, avec le temps, nous commençâmes à connaître la zone et à nous déplacer avec moins d’appréhension. Craignant pour Syu, je lui répétai plusieurs fois de ne goûter aucune baie inconnue et le singe me répliqua qu’il n’avait pas l’esprit suicidaire.

« Non, mais parfois tu es très gourmand et tu es téméraire », lui répliquai-je, affectueusement.

Pour placer correctement Frundis dans mon dos, je fabriquai une sorte de ceinture avec des lanières qui fixaient le bâton de façon à ce qu’il ne me gêne pas dans mes mouvements. Les courses nocturnes me permirent de retrouver mon agilité en un rien de temps.

La première semaine de la Gorgone, la Fille-Dieu me fit appeler et, lorsque j’allai la voir, elle m’expliqua qu’elle devait aller au Temple d’Aefna pour assister à une importante cérémonie religieuse.

— Le Fils-Dieu y sera, avec tous ses prêtres, et le Daïlorilh, aussi.

— Très bien —dis-je, sans savoir au juste ce que j’avais à voir dans tout cela. Plus d’une fois la Fille-Dieu s’était rendue au Temple et au Palais Royal le mois passé et elle n’avait jamais jugé nécessaire de me prévenir.

— Tu viendras avec moi —m’expliqua-t-elle alors—. Je veux que tu avertisses une personne que je désire lui parler.

— De qui s’agit-il ? —demandai-je.

— De Sirseroth Ashar.

J’ouvris des yeux exorbités, doublement surprise. La Fille-Dieu faisait sans doute allusion au celmiste bréjiste du Palais Royal qui avait gagné une couronne pendant le Tournoi. Mais ce qui me surprenait le plus, c’était que la Fille-Dieu ait des relations avec les Ashar. Devinant mes pensées, la pâle jeune fille sourit.

— Je suppose que tu sauras le reconnaître —dit-elle—. Cherche-le dans le Temple, il y sera. Et quand tu l’auras ramené près de moi, va acheter des citrons et retourne au Sanctuaire.

— Des citrons ? —répétai-je, déconcertée.

— Tout juste. Je veux que tu sois dans la cour d’entrée dans une heure. Ah, et n’emmène ni le singe ni le bâton. Ils te donnent un air ridicule.

Sans un mot de plus, elle rentra dans sa chambre et elle me laissa, les sourcils froncés, face à deux Arsays de la Mort. Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais l’impression que j’allais regretter le seau d’eau et les sols du Sanctuaire.

Une heure après, j’étais dans la cour, vêtue d’une large tunique blanche que m’avait apportée Éleyha. Syu était fâché avec la Fille-Dieu qui nous avait séparés et j’avais essayé de le tranquilliser, mais je n’avais pas réussi à le convaincre de rester au Sanctuaire.

« Personne ne me verra », m’assura le singe.

Et de fait, même moi, je fus incapable de savoir où il était lorsque nous commençâmes tous à descendre la pente. À partir de l’Anneau, les gens rejoignirent petit à petit la procession pour l’accompagner jusqu’au Temple. Malgré la fête religieuse qui devait avoir lieu ce jour-là, je voyais clairement qu’Aefna était beaucoup plus vide que durant le Tournoi.

Pour la première fois, j’entrai dans le Temple, un énorme édifice de pierres sombres jouxtant le Palais Royal, aux pinacles élancés et aux sculptures impressionnantes.

« Ouah », fit la voix de Syu dans ma tête.

Je promenai mon regard autour de moi, mais je ne vis le singe nulle part. Les porteurs emportèrent la litière de la Fille-Dieu à l’intérieur du Temple et ils commencèrent à monter les escaliers jusqu’aux loges supérieures, tandis que je restai en bas, hallucinée par la vue spectaculaire. La salle principale du Temple occupait presque tout, avec ses colonnes majestueuses, ses images religieuses et guerrières. Au bout d’un moment, je me mis à la recherche de Sirseroth Ashar. La salle était remplie de fidèles et j’avais du mal à circuler. J’étais presque sûre que Syu n’avait pas osé entrer au milieu d’une telle foule.

Je mis plus d’une demi-heure à trouver cet Ashar, mais finalement j’y parvins. Il avait les mêmes cheveux blonds que Suminaria et certains de ses traits ressemblaient beaucoup à ceux de la jeune tiyanne. Il portait une tunique noire et avait un aspect assez lugubre. Je me dirigeai vers lui et je me raclai la gorge.

— Sirseroth Ashar ? —demandai-je.

Le jeune tiyan tourna son visage pâle vers moi. Ses écailles rougeâtres brillèrent autour de ses yeux.

— Oui ? —Le ton de sa voix était plus doux que brusque et il me surprit.

— La Fille-Dieu voudrait vous parler —dis-je simplement.

— La Fille-Dieu ? —répéta Sirseroth, en fronçant les sourcils—. Que veut-elle ?

La question me prit au dépourvu. Je n’avais aucune idée de ce que voulait la Fille-Dieu. Je haussai les épaules.

— Je ne sais pas.

— Bien. J’y vais.

Apparemment, il attendait que je le guide auprès d’elle, je traversai donc la salle au milieu de la foule et j’attendis qu’il me rattrape pour monter les escaliers. Comme je ne savais où s’était installée la Fille-Dieu, j’avançais en jetant des regards de tous les côtés jusqu’à ce que je la trouve.

— Elle est là —indiquai-je à Sirseroth—. Si vous voulez bien m’excuser, je vais acheter des citrons.

Sirseroth leva un sourcil, surpris, et sourit, illuminant son visage lugubre.

— Tu es servante de la Fille-Dieu ? —me demanda-t-il.

— Oui —soupirai-je.

— Cela ne semble pas te réjouir —dit-il en riant—. Dis-moi une chose, t’a-t-il semblé que la Fille-Dieu était de bonne humeur aujourd’hui ?

— Eh bien… Je ne sais pas. Elle est toujours un peu étrange.

— C’est une personne divine —observa le tiyan. Mais il ne semblait pas être pressé d’aller voir cette “personne divine”.

— Oui. —Je me raclai la gorge et je demandai, en l’observant attentivement— : Vous êtes un véritable Ashar ?

Sirseroth fit une moue et acquiesça.

— Tout à fait.

— Cela ne semble pas vous réjouir —fis-je, en riant, en reprenant ses propres mots—. Moi, j’ai connu une Ashar.

Sirseroth haussa un sourcil, étonné.

— Qui était-ce ?

— Suminaria —répondis-je—. C’était une bonne amie.

Le blond semblait avoir oublié qu’il avait rendez-vous avec la Fille-Dieu.

— Suminaria —murmura-t-il—. Pourquoi dis-tu que c’était ton amie ? Comment l’as-tu connue ?

— À Ato. Je suis élève de la Pagode Bleue… Enfin, je l’étais avant d’entrer au service de la Fille-Dieu.

Sirseroth prit un air songeur et acquiesça.

— Je comprends. Bon, je vais voir ce que me veut la Fille-Dieu.

— Bonne chance —lui souhaitai-je.

Il paraissait plongé dans ses pensées et peu animé à bouger lorsque je le laissai pour redescendre les escaliers. Je sortis du Temple et je cherchai Syu.

« Syu, il n’est plus nécessaire que tu te caches, la Fille-Dieu est dans le Temple. »

Je n’entendis aucune réponse. Je marchai un peu dans la rue, en l’appelant et, brusquement, je sentis un poids sur mon épaule et je soufflai.

— Syu ! Tu es incorrigible, un jour tu vas me faire mourir de peur.

Le singe gawalt me tira la langue, rieur. Je me rendis sur la Place de Laya pour acheter des citrons, puis je passai par la Pagode, mais je n’osai pas entrer. La cérémonie du Temple devait encore durer plusieurs heures, je n’étais donc pas pressée. Je longeai le quartier général, puis j’allai à la cachette de Lénissu, je me faufilai par la trappe et je vis que personne ne semblait être passé par là depuis le départ de Lénissu et d’Aryès. Finalement, fatiguée de marcher, je me dirigeai vers le chemin qui montait au Sanctuaire, en passant par la forge, petit refuge des Communautaires.

Je chantais à Syu une de ses chansons favorites quand, soudain, j’entendis un bruit dans les fourrés. Je me tournai sur la gauche et je vis trois silhouettes noires se précipiter vers moi. Et sur ma droite, deux autres saïjits vêtus de noir essayaient de me traquer. L’un d’eux portait une corde. Je compris immédiatement que leurs intentions n’étaient pas bonnes.

« Saute et fuis ! », criai-je à Syu.

Je pris mon élan et je réalisai plusieurs pirouettes en arrière, le cœur battant à tout rompre.

— Au secours ! —criai-je à pleins poumons, atterrée de voir qu’ils me poursuivaient et je leur jetai le sac plein de citrons.

Je partis en courant, espérant que Syu saurait se débrouiller seul pour trouver une cachette. Tout en me demandant désespérément qui étaient ces fous vêtus de noir, je descendis la pente à tire d’aile, mais alors j’entendis le bruit d’une corde. Comprenant soudainement que la corde était une sorte de lasso, sans un regard en arrière, je me jetai sur la gauche, en réalisant une pirouette, et je pénétrai dans le bois. Dès que je pus, je grimpai à un arbre, sortant mes griffes et blessant à peine l’écorce, tellement j’allais vite. Les silhouettes entourèrent mon arbre. Je les entendis marmonner et pester contre moi et contre les arbustes et leurs piquants.

— Descends de là, nous ne te ferons pas de mal ! —grogna une voix.

Je réprimai un petit rire ironique. Pensaient-ils que j’allais les croire ? Combien de temps attendraient-ils, au pied de l’arbre ? Ils pouvaient attendre des heures ; s’ils ne bougeaient pas, moi non plus je ne bougerais pas. Cependant, lorsque je vis l’une des silhouettes sortir ses griffes et commencer à grimper à l’arbre, je sentis le sang se glacer dans mes veines. Le ternian se rapprochait de moi beaucoup trop vite. Il me regarda et ses dents féroces apparurent sous son masque. Il prononça alors le mot qui finit de m’horrifier.

— Allons, petit démon, nous voulons seulement t’aider.

13 Ténèbres

La première chose que je pensai en grimpant précipitamment vers les branches supérieures, c’est que j’avais jeté et perdu les citrons bêtement. J’agrippais l’écorce irrégulière si fort que j’en avais mal aux mains. Le ternian me poursuivait, mais il avançait plus lentement. Mon cœur battait à tout rompre, de peur plus que de l’effort. En voyant que l’individu masqué commençait à monter plus rapidement et que les branches devenaient vraiment fragiles, je décidai de sauter. Les yeux dilatés par la peur et le désespoir, je pris mon élan et je me jetai vers l’arbre le plus proche. Un instant, j’éprouvai une terrible détresse en sentant que j’allais probablement mourir… je tombai sur une grosse branche, enfonçant mes griffes de mains et de pieds dans l’écorce.

« Ça va ? », me demanda Syu, angoissé.

« Je suis vivante ! », fis-je, sans pouvoir le croire. « Où es-tu ? »

« Juste au-dessus », répondit le singe.

Je levai les yeux et je le vis suspendu à une branche, entre le feuillage épais.

« Je propose qu’on se cache », dis-je, en essayant de ne faire aucun bruit. « Grimpons et passons à un autre arbre. »

« Tu es sûre ? », me demanda Syu, inquiet. « Je ne suis pas capable de sauter de telles distances. »

« Mais moi si », fis-je en souriant largement, les yeux brillants d’excitation. « Ça a été génial ! »

« Je te rappelle que tu as failli te tuer », gémit Syu, peu convaincu.

J’étais consciente que l’excitation qui m’envahissait était le fruit de la peur, mais je ne pus faire autrement : j’étais convaincue que ce n’était pas si difficile de sauter d’un arbre à l’autre. Après tout, ils étaient chargés de grosses branches et de feuilles qui me dissimuleraient à la vue des chasseurs de démons. À moins que ce soient des démons, me dis-je, pensive. Mais en tout cas, ce n’étaient pas des alliés.

Je grimpai plus haut, en essayant d’être aussi discrète que possible. Je m’enveloppai dans les harmonies, maintenant que j’avais un peu plus de temps pour penser, et je me demandai où était à présent le ternian qui me poursuivait. Une fois en haut, je sautai sur la branche d’un autre arbre assez proche et Syu siffla entre ses dents, soulagé de constater que, finalement, le saut ne s’était pas si mal passé. Je m’entourai de nouveau d’harmonies, car, en sautant, j’avais perdu ma concentration, et je continuai de fuir discrètement mes ennemis.

Ce qui m’empêchait de me sentir en sécurité, c’était le silence de la forêt. On n’entendait pas une voix. Et, à chaque instant, je m’imaginais que le ternian m’observait comme un prédateur, découvrant ses dents blanches et menaçantes.

Le soleil baissait et le côté est de la colline se retrouva soudain dans l’obscurité, bien que le ciel soit encore bleu.

« Tu les entends ? », demandai-je.

« Non », murmura Syu, en regardant en bas. « Tu crois qu’ils sont partis ? »

« Je l’espère », soupirai-je.

« Je vais vérifier ? »

« Non ! », dis-je, vivement. Je ne voulais pas que Syu s’approche de ces déments qui m’avaient tendu une embuscade comme des traîtres. M’aider, avaient-ils dit. Je soufflai, sarcastique. Mais comment avaient-ils découvert que j’étais un démon ? Les Communautaires m’avaient-ils vendue ? Ou était-ce cette elfe de la terre, vêtue de noir… ? Elle m’avait vue me transformer. Et elle m’avait suivie…

— Bonjour —me chuchota une voix.

Je crus mourir de frayeur. La respiration entrecoupée, je me retournai brusquement et je vis une chevelure violette.

— Spaw ! —murmurai-je, en sentant que la tension avait noué ma gorge. Je secouai la tête pour chasser les points noirs qui, avec la frayeur, avaient commencé à brouiller ma vue—. Que fais-tu ici ?

— Je suis venu te protéger, comme convenu —annonça-t-il, en souriant—. Nous avons un grave problème.

— Lequel ?

Il haussa un sourcil.

— Tu ne le sais pas ?

— Oh —grognai-je—. Tu parles de ces fous qui me poursuivaient ?

Ses yeux violets se tournèrent vers le sol un instant et revinrent se fixer sur moi.

— C’est bien d’eux dont je parle. Il est très probable… que ce soient des chasseurs de démons.

— Des chasseurs de démons ? —répétai-je, scrutant la forêt—. Je me disais bien, aussi. L’un d’eux m’a appelée démon.

— Alors, j’avais raison —se félicita Spaw. Malgré le ton de sa voix, il avait l’air un peu nerveux, assis sur sa branche.

— Je n’aurais jamais cru que tu serais capable de grimper à un si grand arbre —commentai-je.

— Je ne suis pas arrivé en grimpant —répliqua-t-il, à voix basse—. Combien sont-ils ?

— Cinq. Tu n’es pas arrivé en grimpant ? Que veux-tu dire ?

— Je ne sais pas grimper comme toi. Cinq, cela fait beaucoup. Il est clair qu’ils ont peur des démons. Ils doivent penser que tu as des pouvoirs maléfiques ou quelque chose comme ça.

Nous sourîmes tous deux, amusés. J’inclinai la tête, une pensée me frappant subitement.

— Si tu ne sais pas grimper, comment vas-tu faire pour redescendre ? —demandai-je.

Spaw fit une moue.

— C’est un problème —avoua-t-il—. Mais, pour le moment, il faut penser à comment, toi, tu vas échapper.

Il s’accrochait à la branche de toutes ses forces et, même s’il ne voulait pas le laisser paraître, il était évident qu’il n’était pas du tout à l’aise assis dans un arbre.

— Spaw, je peux te demander quelque chose ?

— Bien sûr —répondit-il, avec un sourire franc.

— Je ne veux pas faire trop de suppositions, mais j’ai l’impression que tu ne sais pas léviter —commençai-je.

Ma conclusion sembla vraiment amuser le démon.

— Exact —dit-il.

— Et le collier que tu m’as donné est une magara très puissante, n’est-ce pas ?

— Plutôt —reconnut-il.

— Alors, quand tu as dit que le collier me protègerait, en fait, tu voulais parler de toi, pas du collier. Tu es venu ici…

— Oui, oui —m’interrompit Spaw, impatient—. Si tu souhaites tant le savoir, mon collier me permet de me télétransporter là où se trouve l’autre collier, le tien. Mais tout de suite écoute-moi, la Fille-Dieu et son cortège sont en train de passer sur le chemin, tu les entends ?

Je tendis l’oreille et j’acquiesçai.

— Eh bien, je te conseille de courir les rejoindre. Une fois que tu seras avec eux, les chasseurs de démons n’oseront rien te faire.

— D’accord.

Spaw se racla la gorge.

— Et si je peux te demander une faveur… —poursuivit-il.

Je haussai un sourcil, stupéfaite.

— Une faveur ?

— Essaie de ne pas vagabonder toute seule, d’accord ?

J’esquissai un sourire.

— Mais s’ils m’attaquent, tu apparaîtrais pour me sauver, n’est-ce pas ?

— Il n’existe aucune magara parfaite. Celle-ci ne fonctionne pas toujours. Surtout une fois qu’elle a déjà été utilisée…

— C’était prévisible —répliquai-je, tranquillement—. Je te promets que j’essaierai d’être prudente. De toutes façons, je ne suis jamais seule —ajoutai-je, en signalant Syu, qui se redressa tout fier.

— Allez, cours vite, sinon je devrai trouver une autre méthode pour te sortir de là —me pressa Spaw.

Je joignis les deux mains en guise de salut, je me levai et je sautai sur une autre branche pour passer ensuite sur un arbre plus proche du chemin. Peu après, j’atterris près du cortège et je vis la Fille-Dieu sur sa litière, entourée de ses gardes et de ses prêtresses. Djawurs fermait la marche et fut le premier à me voir.

— Bonne après-midi —dis-je, avec un sourire forcé. Je me demandais encore comment diables Spaw allait descendre de l’arbre et je me l’imaginai, la nuit, tremblant de froid, entouré de chasseurs de démons, sans pouvoir dormir ni faire quoi que ce soit.

L’humain me jeta un regard méfiant.

— Que fais-tu là ? Tu n’étais pas censée être de retour au Sanctuaire ?

— Oui —répondis-je lentement—. Mais j’ai décidé… d’explorer le bois. Pour méditer —ajoutai-je, un léger sourire innocent sur les lèvres.

L’expression de Djawurs s’assombrit encore davantage. Il était impossible de mentir à cet humain, me désespérai-je. Cependant, il devait avoir décidé qu’il était inutile de me parler, ou que ce n’était pas digne de lui, car il ne répliqua pas. En chemin, je ramassai le sac de citrons et je souris, hésitante, en voyant que Djawurs me regardait fixement, désapprouvant sans doute les bêtises que j’avais bien pu faire. D’un coup d’œil rapide, je vérifiai que les citrons n’étaient pas trop écrasés et je suivis le cortège, l’air grave, auprès de Djawurs.

L’humain se racla la gorge lorsque nous arrivâmes au Sanctuaire et, pendant que les porteurs emmenaient la Fille-Dieu à l’intérieur, il se tourna vers moi.

— Je croyais avoir compris que la Fille-Dieu t’avait demandé de ne pas emmener le singe à Aefna.

J’écarquillai les yeux et je tournai la tête vers le singe, qui, irrité, s’était raidi sur mon épaule.

— Hum… vous faites allusion à Syu ? Il n’était pas avec moi au Temple —argumentai-je.

Djawurs soupira.

— Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi la Fille-Dieu t’a prise pour servante. Tu désordonnes la bibliothèque et, maintenant, elle veut faire de toi la messagère de ses petites histoires, comme si tu étais sa fidèle amie.

Je fronçai les sourcils.

— Vous avez raison, moi non plus je ne comprends pas pourquoi la Fille-Dieu a décidé de m’aider. Lorsque je suis venue ici, j’avais peu d’espoir que quelqu’un m’écoute.

Ma réponse sembla surprendre Djawurs et son visage s’adoucit un peu, mais très vite la préoccupation s’y dessina de nouveau.

— La Fille-Dieu m’a demandé de te dire que tu ailles dîner avec elle ce soir. À dix heures, dans sa chambre.

Je retins un soupir et j’acquiesçai vivement.

— J’y serai.

— Je te conseille de changer de tunique, on dirait que tu as passé dix ans dans une jungle —ajouta Djawurs, en s’éloignant déjà.

Je baissai les yeux sur ma tunique et je constatai, surprise, que ma nouvelle tunique blanche était plus sale que le torchon que j’avais utilisé pour nettoyer les sols.

Je portai les citrons à la cuisine et je saluai Noysha et Zalhi avant de retourner rapidement dans ma chambre. Une fois là, je fermai la porte et j’examinai attentivement toute la pièce.

« Tu crois qu’il y a des chasseurs de démons ici ? », s’inquiéta Syu, appréhensif.

J’essayai de me tranquilliser et je fis non de la tête.

« Ils n’oseraient pas entrer au Sanctuaire », répondis-je. Mais Syu perçut parfaitement mon hésitation et demeura sur mon épaule, sur le qui-vive.

Fermant les yeux sur mes craintes, je revêtis ma tunique rouge, et je pliai avec soin ma tunique sale, en me demandant que me voulait la Fille-Dieu. Djawurs disait qu’elle souhaitait faire de moi sa messagère. Cela ne me plaisait pas du tout, me dis-je. Parce que cela signifiait que je devrais sortir du Sanctuaire seule…

« Je te protègerai », me dit Frundis. Je l’avais pris dans ma main, cherchant peut-être une chanson apaisante, et le bâton, s’apercevant de mon trouble, essaya de m’encourager. « Après tout, je suis un bâton de combat », ajouta-t-il, avec un petit rire satisfait.

« Et moi une lutteuse », lui répliquai-je, en me mordant la lèvre. « Du moins, je suis censée l’être… »

« Les gawalts, nous ne sommes pas des lutteurs », répliqua doucement Syu, en s’asseyant sur mon genou. « Mais nous savons nous défendre. »

Je l’ébouriffai affectueusement et je m’allongeai sur le lit, méditative. Je ne vis pas le temps passer et je m’étais presque endormie lorsque, soudain, je me rappelai que je devais aller voir la Fille-Dieu. Je me levai d’un bond, je pris congé de Frundis et de Syu, en leur assurant que je n’allais pas très loin et que je reviendrais en courant si des chasseurs de démons m’attaquaient de nouveau.

Dans le couloir, Lacmin était devant la porte des appartements de la Fille-Dieu. Pour la première fois, sa présence me réconforta et je le saluai amicalement avant d’entrer dans la chambre. La Fille-Dieu était assise sur un coussin, en train de lire à voix haute un livre de poèmes à Éleyha, pendant que Shaluin dressait la table. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce. La Fille-Dieu récitait les vers avec clarté, pendant que la petite elfe noire l’écoutait avec fascination.

Elle est telle une blanche lune
qui sur la terre miroite
et laisse un flou souvenir
dans la mémoire.

Brillant sous le triste ciel,
telle une opale d’été
qui dans l’air, en vain, s’avance,
trouble d’histoire.

Elle se tut et je devinai qu’elle était arrivée à la fin du poème. Éleyha sourit largement, ravie.

— Ce poème parle d’une jeune fille qui se transforme en fantôme pour sauver son bien-aimé —prononça la Fille-Dieu, sans me regarder—. Aimes-tu la poésie ?

— Oh… Oui, bien sûr —répondis-je.

— Merci, Shaluin —dit alors la pâle jeune fille, en relevant la tête et posant les yeux sur moi—. Tu peux aller dîner.

La caïte fit un geste et me jeta un regard curieux avant de sortir. La Fille-Dieu referma le recueil de poèmes et se leva. En silence, nous nous attablâmes.

— Quel est ton poète préféré ? —me demanda la Fille-Dieu, pendant qu’Éleyha enlevait le couvercle d’une casserole qui contenait une salade de riz.

Vraiment, je ne m’attendais pas à une conversation sur les poètes. Je me raclai la gorge.

— Eh bien…

— Limisur est le meilleur —m’interrompit-elle, avant que j’aie pu dire quoi que ce soit—. Je te recommande ce livre, Shirel de la montagne. Le liras-tu ?

J’inclinai la tête, surprise. Elle semblait vouloir à tout prix que je le lise.

— Je le lirai —acquiesçai-je. Et j’allais prendre ma cuillère, lorsque je me rappelai qu’au Sanctuaire, il fallait toujours méditer avant de manger.

Pendant que la Fille-Dieu prononçait quelques prières plus brèves encore que celles de Zalhi à la cuisine, un détail me vint soudain à l’esprit. Et si les chasseurs de démons prétendaient me tuer ? Dans ce cas, ils pouvaient utiliser tous les moyens. Je baissai les yeux sur le riz et je me mordis la lèvre. Ils pouvaient même tenter de m’empoisonner.

Je secouai la tête. Depuis l’empoisonnement de Taroshi, je devenais trop méfiante, me dis-je. Alors, sans plus de précautions, je me servis et je commençai à manger le riz.

— Cette après-midi, j’ai eu une conversation intéressante avec Sirseroth Ashar —me dit la Fille-Dieu.

Je levai les yeux vers elle, silencieuse, en mâchant mon riz. Éleyha nous observait tour à tour. Il était clair que la Fille-Dieu voulait que je me montre intriguée et curieuse d’en apprendre plus sur cette conversation. Mais je n’avais pas envie de lui faciliter la tâche pour qu’elle me mêle à ses affaires.

— Sirseroth est un Ashar très particulier —poursuivit-elle—. C’est le seul qui sait être aimable et compréhensif. Il a bon cœur. C’est pour ça que je voulais lui parler.

— Pour lui dire qu’il avait bon cœur ? —demandai-je, sans pouvoir m’empêcher de prendre un ton léger.

La Fille-Dieu plissa les yeux, mais elle rougit.

— Une Fille-Dieu ne peut pas dire ce genre de choses —grogna-t-elle—. Nous avons parlé d’énergie bréjique. Et de sa famille. Et de la cérémonie. —Elle m’adressa soudain un regard autoritaire—. J’ai décidé ce que tu vas faire cette semaine.

— Ah ? —m’enquis-je, en essayant de ne pas laisser trop voir ma contrariété.

— Tu vas épier Sirseroth —déclara-t-elle.

— É… épier ? —bredouillai-je, incrédule, en crachant des grains de riz.

— Exactement. Si tu as été capable de tuer un dragon, tu es capable d’épier un jeune celmiste, même si c’est Sirseroth Ashar —ajouta-t-elle, avec un petit sourire.

— Un dragon ? —répétai-je, en laissant échapper un rire nerveux—. Je n’ai tué aucun dragon, j’en ai seulement énervé un. En plus, Sirseroth vit au Palais Royal.

— Je sais, mais ceci n’est pas un obstacle pour une kal pagodiste —répliqua-t-elle, sans accorder d’importance à mes protestations.

Je la regardai fixement. Croyait-elle que j’allais pouvoir entrer dans le palais, comme ça, sans problèmes ?

— Pourquoi diables veux-tu épier Sirseroth ? —demandai-je, en exigeant la vérité.

La Fille-Dieu arqua un sourcil.

— Pourquoi as-tu nettoyé les sols du Sanctuaire ? —répliqua-t-elle—. Pourquoi as-tu ordonné la bibliothèque ? Pourquoi me sers-tu ? —ajouta-t-elle.

— C’est impossible de débattre avec ces arguments insensés —grognai-je.

La Fille-Dieu ouvrit grand les yeux, offensée. Apparemment, elle n’était pas habituée à ce qu’on lui parle de la sorte. Mais la vérité était que j’en avais assez de ses caprices.

— Fais attention à ce que tu dis —m’avertit-elle sur un ton menaçant qui me laissa indifférente—. Les dieux peuvent venir te punir.

— Il est évident que les dieux t’ont demandé d’épier le jeune et élégant Sirseroth —fis-je avec désinvolture—. Dans ce cas, ce serait un sacrilège que je n’accepte pas ton travail. Mais si c’est un travail divin —ajoutai-je—, alors tu devrais réduire davantage le temps que je dois te servir.

La Fille-Dieu souffla, sarcastique.

— Tu ne sais pas traiter avec les gens comme moi —répliqua-t-elle—. Moi, je ne condescends aux souhaits que lorsque je sens réellement qu’il est de mon devoir de le faire. De toutes façons, je ne te demandais pas de me dire oui ou non. C’est simplement un travail dont je te charge, de maîtresse à servante. Tu ne peux pas refuser.

Elle non plus ne savait pas traiter les gens comme moi, me dis-je mentalement, en grognant. Mais je ne gagnais rien à la rendre furieuse, aussi, j’essayai de me calmer.

— C’est bon —répliquai-je—. Que dois-je faire ?

— Je veux que tu me dises tout ce qu’il fait. Quels sont ses amis. Avec qui il parle. S’il est travailleur, s’il est joueur, s’il a une bonne réputation, tout ce qui peut être intéressant.

— Ah. —Je fronçai les sourcils, pensive—. Et comment suis-je censée entrer dans le palais ? En cachette ? Et si l’on me surprend ?

— Si l’on te surprend, tu te fais passer pour une servante, ou que sais-je —répliqua la Fille-Dieu, qui ne voulait pas se soucier de ces détails sans importance—. Pour ce qui est d’entrer… demain, tu iras voir une de mes amies au Palais Royal pour lui donner un message. Et après-demain, tu iras chercher sa réponse. Et une fois là-bas, tu te débrouilles.

Ce travail ne me plaisait pas du tout. Non seulement parce qu’en soi, il n’avait aucun intérêt, mais, en plus, cela impliquait que j’allais devoir sortir du Sanctuaire. Et je ne voulais pas tomber de nouveau sur les chasseurs de démons.

— Quelqu’un pourrait m’accompagner jusque là-bas —insinuai-je—. Par exemple, un Arsay.

— Pourquoi ? —demanda-t-elle, sans comprendre.

— Tous ceux qui verraient l’Arsay, ne remarquerait pas ma présence —raisonnai-je, en sachant que mon argument n’était pas très convaincant.

— Hum… Cela me semble vraiment superflu. Les Arsays servent à protéger le Sanctuaire, ils ne sont pas là pour accomplir ce genre de travail.

Son ton laissait entendre que Djawurs avait dû lui répéter plus d’une fois que les Arsays de la Mort n’étaient pas à ses ordres. Et alors, la Fille-Dieu avait décidé d’avoir recours à moi.

Éleyha s’agita sur sa chaise. Nous avions fini de manger et la petite elfe noire s’ennuyait mortellement. Aussi, peu après, je sortis enfin dans le couloir, le recueil de poèmes Shirel de la montagne entre les mains. Je souhaitai bonne nuit à Lacmin et j’allai dans ma chambre, plongée dans mes réflexions. Je trouvai Frundis et Syu en pleine discussion philosophique. À ce que je compris, chacun prétendait expliquer ce que signifiait avoir des principes.

« Syu ne veut pas m’écouter », se plaignit Frundis.

« Bouah. Je l’écoute depuis que tu es partie », répliqua Syu, en me regardant, les bras croisés.

Je roulai les yeux et je m’assis sur le lit.

« Il n’est pas nécessaire de penser autant. On agit comme il faut, et voilà », déclarai-je avec simplicité.

Syu acquiesça énergiquement.

« C’est vrai, Frundis me fait trop penser », grogna-t-il. « Toujours avec ses réflexions de bâton saïjit. À la fin, il va finir par me faire oublier tout ce que je t’ai appris, Shaedra. Tu fais bien de me rappeler que nous sommes des gawalts. »

Je ris sous cape et je bâillai.

« Je dois vous raconter quelque chose. Devinez ce que m’a demandé la Fille-Dieu. Elle veut que j’épie quelqu’un pour elle. Je me sens ridicule d’accepter un tel travail », soupirai-je.

Syu et Frundis essayèrent de me consoler, l’un, en me disant que les saïjits avaient des idées très bizarres et, l’autre, en m’assurant qu’il avait eu un porteur qui était un espion de la confrérie raenday tout en étant un très bon garçon. Au bout d’un moment, je m’endormis, bercée par la douce musique du bâton.

Je rêvai que je courais d’arbre en arbre et que j’étais poursuivie par des nadres rouges qui sautaient très haut. Je pensais déjà qu’ils allaient m’attraper lorsque, soudain, Aryès apparut, en volant, et il me prit par la taille, m’emmenant très loin des maudits monstres. Et, lui, me souriait et me disait qu’il n’avait jamais volé si haut ni si loin. Et alors, nous commencions à tomber, à tomber à grande vitesse… Démons !, me dis-je. Je me réveillai le cœur battant à toute allure. J’entendis un bruit dans le couloir et je me pétrifiai, convaincue qu’un malheur allait arriver.

Frundis changea sa douce mélodie de violons pour un air inquiétant de flûtes précipitées.

« Que se passe-t-il ? », demanda Syu, en clignant des yeux, à moitié endormi.

Je ne savais pas quoi lui répondre. Le bruit des pas s’arrêta très près de ma porte. Livide de terreur, je pris Frundis avec fermeté et je me levai discrètement. Les rayons bleus de la Gemme illuminaient doucement la chambre et je vis, atterrée, que quelqu’un tournait la poignée de la porte. J’hésitai entre sortir par la fenêtre ou affronter mes attaquants et crier le plus fort possible pour que les Arsays me viennent en aide.

— Shaedra ? —dit alors une voix familière.

Une petite silhouette passa la porte et, ne me trouvant pas dans le lit, elle balaya la chambre du regard. Je sentis que le soulagement m’envahissait comme si on m’avait jeté un seau d’eau.

— Éleyha —murmurai-je—. Tu m’as fait une de ces peurs.

La petite elfe noire courut vers moi et m’embrassa.

— J’ai eu un cauchemar horrible —fit-elle, d’une voix aigüe—. Et ma sœur est méchante. Elle ne me laisse pas aller dans son lit.

Sœur, me répétai-je, et j’écarquillai les yeux de surprise. Alors comme ça Éleyha était la sœur de la Fille-Dieu ? Mais… la Fille-Dieu n’était-elle pas censée s’écarter de toute sa famille, lorsqu’on la nommait ? Du moins, c’était ce que disait le livre que m’avait offert Wiguy.

— Qu’as-tu rêvé ? —lui demandai-je, doucement.

Le petit visage de l’elfe apparut, au milieu de ses mèches noires désordonnées. Ses grands yeux verts étaient pleins de larmes.

— Il y avait un énorme monstre de roche —me raconta-t-elle—. Il me poursuivait et il avait des yeux violets, c’était terrible ! Et nous étions dans un désert, ma sœur et moi et… il nous poursuivait —répéta-t-elle— et, là, je me suis réveillée.

J’essayai de la consoler, je lui dis que les cauchemars n’avaient ni queue ni tête et qu’il fallait essayer de changer de rêve si l’on pouvait. Au bout d’un moment, je lui suggérai de retourner au lit, mais Éleyha refusa énergiquement de la tête, quoique plus apaisée maintenant.

— Je ne veux pas revoir le monstre —affirma-t-elle.

Finalement, je lui proposai de jouer au kiengo. Le jardinier, Sakun, m’avait donné un vieux jeu de cartes et l’elfe noire s’anima aussitôt. Nous jouâmes, Syu, elle et moi pendant une heure entière, mais le singe et moi, nous étions assez fatigués et, en plus, le moindre bruit que nous entendions dans le Sanctuaire me rappelait que des chasseurs de démons pouvaient rôder dans les parages.

— La Fille-Dieu disait qu’elle n’était pas sûre que tu saches qu’elle et moi, nous étions sœurs —dit à un moment Éleyha, en attendant que je joue—. Mais, moi, je savais que tu le savais déjà.

Je la regardai, un sourcil arqué au-dessus de mes cartes.

— Et comment en es-tu si sûre ? —demandai-je, en jouant une carte.

— Tu n’as pas eu l’air surprise quand je te l’ai dit —expliqua simplement la fillette.

— Oh. Eh bien, parfois, il faut se méfier des apparences —lui dis-je, sagement—. Mais ne te tracasse pas, je n’avais pas l’intention d’en parler à qui que ce soit.

Éleyha me fit un grand sourire.

— J’aimerais avoir une sœur comme toi. Les autres servantes me parlent à peine et elles ne jouent pas avec moi. Jisleya dit que je suis une enfant gâtée.

— Vraiment ? —m’étonnai-je.

« Sénateur noir », fit Syu, impatient, après avoir posé sa carte de sénateur. « On joue ou non ? »

— C’est à toi. N’écoute pas trop Jisleya —continuai-je, alors qu’Éleyha jouait.

— Je la déteste —grogna la petite elfe noire—. Ma sœur dit qu’elle a une âme de harpie. Mais ne le dis à personne !

Je souris.

— À personne. Et, pour que tu ne penses pas que je te cajole… —je jouai ma dernière carte— je te laisse perdre généreusement —déclarai-je. Syu siffla entre ses dents et Éleyha fit une moue comique—. Et maintenant tout le monde au lit.

Je rangeai les cartes et Éleyha s’approcha de la porte, hésitante, comme si elle voulait ajouter quelque chose.

— Bonne nuit —se contenta-t-elle de dire, cependant.

— Bonne nuit, Éleyha. Ne rêve pas de monstres —plaisantai-je. Éleyha se mordit la lèvre, acquiesça et retourna dans sa chambre.

J’étais sur le point de m’endormir quand Syu se racla la gorge.

« Tu as eu beaucoup de chance aux cartes. »

« Pourvu que j’aie autant de chance demain », répliquai-je. Je me voyais déjà errant, avec ennui, dans les énormes couloirs du palais inconnu, sans trouver Sirseroth nulle part.

Le singe gawalt vint se rouler en boule contre moi et bâilla :

« Boh. Tant que nous sommes ensemble, tout ira bien », m’assura-t-il.

Je souris, émue par sa confiance.

« C’est vrai », approuvai-je. Et je m’endormis, plus tranquille, près de Syu, tenant Frundis dans la main.

14 Une guirlande de méfiance

Le jour suivant, je descendis le chemin qui menait à Aefna à toute vitesse, en utilisant le jaïpu pour accélérer mes mouvements. J’étais convaincue que d’un moment à l’autre des capes noires chasseuses de démons allaient surgir du bois sombre pour m’attaquer. Je pensai à aller vérifier que Spaw n’était plus juché sur une branche, mais l’idée me parut si loufoque sur le moment que j’accélérai encore davantage. La musique agitée de Frundis accompagnait mon rythme rapide et elle ne se calma que lorsque j’eus traversé l’Anneau.

« La chance m’accompagne ! », haletai-je, débordante de joie, alors que le singe, soufflant, cessait de s’agripper autant à mon épaule.

« Pff, quelle vitesse, tu exagères », se plaignit-il. Mais il savait qu’au fond, à ma place, il aurait couru pareillement.

Je traversai la ville à l’heure où tous commençaient déjà à travailler. Les marchés se remplissaient peu à peu et, lorsque j’arrivai au Palais Royal, des charrettes et des travailleurs entraient et sortaient. Je me présentai aux deux hommes qui gardaient les portes, en leur disant que je devais apporter un message à une personne vivant dans le palais. En me voyant revêtue de l’habit du Sanctuaire, ils ne prêtèrent pas attention au bâton ni à Syu et ils acquiescèrent de la tête.

— Fais attention à ne pas te perdre dans le palais —me conseilla le plus jeune d’entre eux, en souriant—. Moi, à ta place, je demanderai à quelque serviteur, sinon, il se peut que tu mettes plusieurs journées à trouver la personne que tu cherches.

— Merci —dis-je, en ouvrant de grands yeux appréhensifs, avant de passer les portes.

D’abord, je trouvai une grande place d’un blanc immaculé et, en la traversant, je me demandai combien d’heures de nettoyage il fallait pour obtenir une telle blancheur. Les portes principales étaient énormes, mais elles étaient fermées et je supposai qu’on ne les ouvrait que pour les grandes occasions. En suivant les autres personnes du palais, je passai par plusieurs vérandas et couloirs, en me rendant rapidement compte que le jeune garde ne m’avait pas conseillée en vain : des tas de personnes devaient vivre là, parce qu’il y avait des couloirs et des escaliers à n’en plus finir.

Je roulai les yeux. « Si la Fille-Dieu croit que, juste parce que je suis pagodiste, je peux trouver Sirseroth dans un labyrinthe comme celui-ci… »

Mais je devais d’abord chercher une certaine Adorina Waraiser qui, selon la Fille-Dieu, était son amie depuis qu’elle était arrivée à Aefna pour s’enfermer au Sanctuaire. Je m’approchai donc d’une jeune humaine qui arrosait des plantes et je lui demandai poliment si elle pouvait m’indiquer le chemin. L’humaine, avec un sourire qui lui donna soudain un air comique, répliqua :

— Aucune idée. Cette Adorina, c’est une servante ou une hôte du palais ?

— Je suppose qu’une hôte.

— Tu supposes ? —Elle fit une moue—. Eh bien, écoute, je te conseille d’aller aux cuisines et demande après Chako Wak, le chef des cuisiniers. Il connaît tout le monde.

— Merci. Par curiosité, combien de gens vivent dans ce palais ? —demandai-je.

— Aucune idée —répéta-t-elle, en continuant son arrosage des plantes—. Mais plusieurs centaines. Les cuisines, tu les trouveras de l’autre côté, par là, et quand tu verras la cour des géraniums de lumière, tourne à droite. De toutes façons, tu sentiras l’odeur : à cette heure, ils font les derniers pains pour ceux qui se lèvent tard.

Je la remerciai de nouveau, sans lui dire que je n’avais jamais vu de ma vie des géraniums de lumière, car ils ne poussaient pas à Ato, et je m’éloignai, en prenant la voie indiquée. Je trouvai les cuisines sans problèmes, plus grâce à l’odeur du pain que grâce aux géraniums.

Chako Wak était un tiyan extrêmement grand, au visage souriant et au caractère bavard, qui s’offrit aussitôt à me guider au travers du dédale de couloirs.

— Nous devrions avoir des guides —me dit-il, tandis qu’il sortait des cuisines—. Chaque fois que nous avons un nouveau serviteur, les premiers jours, il se perd et il ne réussit à être vraiment à l’aise qu’au bout de quelques mois. Adorina Waraiser… tu la connais ? —Je fis non de la tête—. C’est une grande amie des oiseaux. Dans sa chambre, elle a de très nombreux dessins d’oiseaux ; certains l’appellent la Dame aux Oiseaux…

Il continua à parler posément, mais sans interruption, d’Adorina, du palais, et de tout ce qui lui passait par la tête jusqu’à ce que nous arrivions devant une porte.

— Nous sommes arrivés. C’est la porte des appartements des Waraiser.

J’arquai un sourcil.

— Alors, il y a toute la famille ? Mais n’as-tu pas dit qu’Adorina n’était pas mariée ?

— Non, mais elle a deux autres sœurs —m’expliqua-t-il, en ouvrant la porte sans frapper. Et alors j’observai que la porte donnait sur un autre couloir, avec quatre portes.

Chako Wak sourit en voyant mon expression.

— Sa porte est celle-ci —dit-il, en me la signalant.

Je le remerciai et il reprit le chemin de sa cuisine. Sans plus hésiter, je frappai à la porte indiquée et, peu après, une dame aux cheveux rouges élégamment coiffés m’ouvrit. Elle portait une robe blanche et simple, et son visage me rappela celui d’un félin.

— Que veux-tu ? —me demanda-t-elle.

Je croisai à peine quelques mots avec elle, mais elle ne me laissa pas une mauvaise impression. Je lui donnai le message de la Fille-Dieu, elle me remercia et me demanda si le singe savait m’obéir. Syu, évidemment, ne put s’empêcher de lui montrer les dents et je fis une moue.

— Le singe est un ami et les amis n’obéissent pas —lui expliquai-je avec toute la simplicité du monde.

— Oh —répondit la caïte et elle sourit au singe—. Bien sûr. Comme les oiseaux. Eux non plus n’obéissent à personne.

Je roulai les yeux en l’entendant comparer Syu à un oiseau. Frundis et moi, nous tentâmes de calmer le singe, pendant que nous sortions des appartements d’Adorina Waraiser et que nous nous mettions à la recherche de Sirseroth. Cela faisait déjà une heure que je me promenais dans les couloirs, fatiguée, croisant toute sorte de gens vêtus élégamment, lorsque, soudain, je tombai sur lui et sur une tiyanne aux yeux violacés qui demeura pantoise en m’apercevant.

Nous nous regardâmes toutes deux, stupéfaites, et nous ne réagîmes que lorsque Sirseroth secoua Suminaria et Frundis me souffla une rafale musicale.

— Shaedra ! —s’exclama-t-elle.

— Suminaria —haletai-je.

— C’est impossible !

— Chère cousine, j’ai l’impression que c’est tout à fait probable —affirma posément Sirseroth en souriant—. J’allais justement te raconter que j’avais rencontré une de tes amies, hier.

Je les regardai tour à tour, en clignant des yeux.

— Vous êtes… cousins ?

— Oui, bon, en fait des cousins éloignés —répondit Sirseroth—. On dirait que vous avez vu un fantôme au lieu d’une amie —observa-t-il.

Suminaria secoua la tête et se racla la gorge.

— Pardon. C’est que je ne m’attendais pas à te rencontrer au Palais Royal. Et avec cette tunique. Je croyais que tu étais partie, une fois le Tournoi terminé… Que s’est-il passé ?

Je gonflai les joues, prenant une expression éloquente.

— Ce printemps est très mouvementé —lui assurai-je.

Suminaria ouvrit grand les yeux, puis gloussa et se précipita sur moi pour m’embrasser. Je me réjouis de voir qu’elle n’affectait plus froideur et distance à mon égard.

— Tu n’as pas changé —me dit-elle, les yeux brillants de joie.

Je sentis une douce flamme réchauffer mon cœur en voyant que je lui avais manqué. Cela faisait plus d’un mois que je n’avais pas vu de véritable ami. Excepté Syu et Frundis, bien sûr.

— Toi, par contre, tu as changé —lui répliquai-je, moqueuse—. Je ne t’ai jamais vue à Ato porter une tunique aussi fleurie.

— Des coutumes d’ici —répondit-elle, avec un soupir—. Mais dis-moi, cette tunique, c’est vraiment celle du service de la Fille-Dieu ? —J’acquiesçai—. Je ne peux pas le croire. Tu dois me raconter ce qui t’est arrivé.

Je réprimai une moue en pensant que l’histoire était tellement liée à Lénissu que, peut-être, cela rappellerait à Suminaria l’échec de l’expédition de l’année précédente. Cependant, j’acquiesçai, vivement. Je sentais que j’avais besoin de lui parler. Peut-être me donnerait-elle quelque conseil utile, après tout.

— Bien sûr ! —dis-je alors—. Mais c’est une longue histoire.

Suminaria, comprenant, acquiesça.

— Alors, cherchons un endroit où nous asseoir.

— Allons au parc du palais —suggéra Sirseroth.

Toutes deux, nous le regardâmes, étonnées. Je n’avais vraiment pas pensé que Sirseroth veuille entendre mon histoire.

— Quoi ? —répliqua-t-il, cependant, avec désinvolture—. Moi aussi, je suis curieux de savoir comment une pagodiste d’Ato avec un singe gawalt a terminé au service de la Fille-Dieu.

Présenté de la sorte, je compris que son intérêt avait pu être éveillé. Cependant, je me raclai la gorge.

— Si tu veux écouter mon histoire, tu devras me faire une faveur —déclarai-je.

Le tiyan blond haussa un sourcil.

— Quel genre de faveur ?

— Tu devras répondre à quelques questions, pour que je ne revienne pas auprès de la Fille-Dieu les mains vides.

Sirseroth battit des paupières.

— Je ne comprends pas. Quelles questions ?

Je souris à demi. Après tout, la Fille-Dieu ne m’avait pas demandé de garder le secret. Et cette histoire d’espionnage était si ridicule que je ne parvenais pas à la prendre au sérieux.

— La Fille-Dieu m’a chargée d’une mission divine. Et elle veut que je lui rapporte les réponses à des questions du genre… quels amis as-tu ? Comment t’habilles-tu ? Es-tu sympathique ? Égoïste ? Philanthrope ? —Je souris largement en voyant que les deux tiyans me dévisageaient bouche bée—. Alors, si tu veux savoir pourquoi une célèbre tueuse de dragon comme moi s’est retrouvée au service de la Fille-Dieu, tu devras me donner un coup de main, je n’ai pas envie d’inventer toute seule les réponses à lui donner.

Finalement, Sirseroth s’esclaffa.

— La Fille-Dieu est incorrigible —souffla-t-il—. Je savais bien qu’elle manigançait quelque chose. Mais ne crois pas qu’elle ait succombé à mes charmes ni rien de cela, cette Fille-Dieu aspire seulement à consolider sa position pour le jour où l’on nommera une autre à sa place et qu’elle se retrouvera sans rien. Ce qui se comprend très bien. Au bout du compte, il ne lui reste qu’un an avant la cérémonie avec le Fils-Dieu. Cela me paraît un bon accord —dit-il alors—, je te donne les réponses à tes questions et, toi, tu nous racontes toute ton histoire. J’adore les histoires.

Ils me conduisirent dans le parc du palais et je constatai qu’il ne s’agissait pas d’un petit jardin, mais d’un petit bois avec des chemins sinueux et des arbustes fleuris. Tranquillisé par un entourage aussi familier, Syu se sépara bien vite de moi. Suminaria, Sirseroth et moi, nous allâmes nous asseoir sur la margelle d’une fontaine.

Je leur racontai ce qui m’était arrivé avec Lénissu, sans trop détailler. Cependant, je ne cachai pas que quelqu’un avait voulu voler l’épée de mon oncle et que Lénissu et Aryès avaient été bannis pour dix ans.

— Je n’ai pas trouvé d’autre solution que de demander de l’aide à la Fille-Dieu, étant donné qu’elle me devait une faveur —leur expliquai-je—. Elle a consenti à passer un accord avec moi : de mon côté, j’ai accepté de rester travailler pour elle le temps que Lénissu et Aryès seront bannis, et elle, de son côté, a promis de faire tout son possible pour réduire la durée de l’exil, mais il s’avère qu’elle n’a pu le réduire que de cinq ans. Et là se termine l’histoire —soupirai-je, un peu découragée—. Cela fait plus d’un mois que je suis au Sanctuaire, et je me demande si cela a réellement servi à grand-chose.

— Tu aurais dû m’en parler avant —se lamenta Suminaria—. Les Ashar, nous avons beaucoup de pouvoir. Nous aurions pu annuler l’exil.

— Cousine —grogna Sirseroth, en levant les yeux au ciel—, tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Toi, tu n’es pas les Ashar. Et je doute que tes parents prennent la peine de sauver une inconnue.

— Je pourrais les convaincre —protesta Suminaria.

— Impossible —répliqua-t-il—. On dirait que tu ne les connais pas.

— Ce n’est pas grave —leur assurai-je, avant qu’ils ne commencent à se disputer—. Comme dit Lénissu, chacun doit résoudre ses problèmes à sa façon.

« Bien dit », approuva Syu, en apparaissant près de moi.

À partir de là, Suminaria n’aborda plus le sujet et Sirseroth répondit patiemment à mes questions, insérant dans son récit quelques mensonges suffisamment crédibles pour satisfaire encore davantage la Fille-Dieu. Finalement, je dus prendre congé, en promettant à Suminaria que je passerais chez elle, le jour suivant.

Je sortis du palais sans trop de difficultés et je pris le chemin du retour. En arrivant à l’Anneau, je me souvins des chasseurs de démons et je ralentis le rythme, craintive. Je n’avais pas du tout envie de monter le chemin désert qui menait au Sanctuaire…

J’entendis alors prononcer mon nom et je me retournai brusquement, en sursautant. Je cherchai la personne qui m’avait appelée, alarmée.

« Vous avez vu quelqu’un ? », demandai-je à Syu et à Frundis.

Le singe gawalt laissa échapper un petit rire ironique.

« Si j’ai vu quelqu’un ? Avec tout ce monde, c’est difficile de ne voir personne. Mais celui que tu cherches, je ne l’ai pas vu. Moi, à ta place, je ne traînerais pas. Cette affaire ne me dit rien qui vaille. C’est la typique situation où il arrive un malheur », m’avertit-il, en adoptant un ton savant.

— Shaedra —appela de nouveau une voix.

Je tournai la tête et je vis Srakhi Lendor Mid qui avançait rapidement vers moi.

« Pour une fois, tu te trompes, Syu ! », exclamai-je, en souriant.

Je me précipitai vers le gnome.

— Srakhi !

— Bonjour, Shaedra. Suis-moi. Il y a… des nouveautés.

— Tu ne sais pas combien je suis contente de te voir, Srakhi —lui assurai-je et il me répondit par un petit sourire—. Tu as appris quelque chose sur Lénissu et Aryès ? —demandai-je, anxieuse.

Srakhi leva une main pour m’imposer silence et je le suivis sans un mot, bon gré mal gré. Les questions tourbillonnaient dans ma tête, et Syu, quoiqu’il ne dise rien, laissait clairement comprendre que tout cela n’augurait rien de bon. Le gnome s’arrêta dans une ruelle et poussa une porte.

« Ne me dis pas que tu crois qu’un écaille-néfande nous attend derrière cette porte ? », demandai-je au singe, en essayant de prendre un ton léger.

« Je ne suis pas devin », grogna-t-il. « Peut-être qu’une corbeille pleine de bananes nous attend, mais j’en doute », m’assura-t-il très gravement.

Avec appréhension, j’entrai devant Srakhi. La pièce était remplie de vieux meubles couverts de poussière. Allongé sur une chaise, un chat qui nous observait fixement poussa un miaulement inquiétant. Je sentis Syu se raidir.

« Ce n’est qu’un chat », lui dis-je pour le tranquilliser.

« C’est ça, oui, qu’un chat, comme s’il n’avait pas de griffes », répliqua Syu, craintif.

« Moi aussi, j’ai des griffes », remarquai-je, moqueuse.

« Ce n’est pas pareil », m’expliqua-t-il patiemment. « Toi, tu as l’esprit gawalt. Cela fait toute la différence. »

« Je me réjouis que tu trouves au moins une différence », soufflai-je mentalement, amusée, en détournant les yeux du chat.

— Par ici —me dit Srakhi, en interrompant notre conversation.

— Tu peux m’expliquer un peu où tu m’emmènes ? —lui demandai-je, de plus en plus appréhensive.

M’emmenait-il dans quelque clan de say-guétrans ?, me demandai-je. Mille possibilités me venaient à l’esprit. Lénissu avait-il réussi à s’échapper de Kaendra et se trouvait-il de nouveau à Aefna ? Mais cette pensée était trop belle pour être vraie. Et si Syu avait raison et une catastrophe était survenue ? Tout compte fait, Srakhi ne semblait pas être tout à fait tranquille. Tout était possible.

En entrant dans la nouvelle pièce, mes pensées s’évanouirent et je reculai, impressionnée. Sur deux sofas, cinq personnes étaient assises. Et je connaissais déjà deux d’entre elles : l’une était Wanli, l’elfe de la terre aux cheveux gris et mèches violettes, et l’autre était Neldaru Farbins, surnommé le Loup, dont le visage très étrange était le résultat d’un croisement de plusieurs races. Tous deux étaient des membres des Anciens Chats Noirs, comme Lénissu. Et, d’après ma conversation avec le maître Dinyu, je conclus que tous les présents étaient étroitement liés à la confrérie des Ombreux.

« Je te l’avais dit », gémit Syu, mal à l’aise en voyant que tous les regards s’étaient posés sur nous.

— Bonjour, Shaedra —dit Wanli, souriante. Son visage dénotait cependant que cela faisait longtemps qu’elle ne dormait pas suffisamment. Elle se leva avec agilité pour réaliser un salut de bienvenue et je lui répondis en essayant de penser avec un peu de cohérence—. Nous voulions te parler —ajouta-t-elle.

— Eh bien, ça alors —fis-je, sans savoir quoi dire.

Ils m’invitèrent à m’asseoir et je pris place dans un fauteuil, convaincue que je ne m’étais jamais sentie aussi déconcertée. Pourquoi Srakhi m’avait-il amenée ici, à une réunion d’Ombreux ?

Une fois tous assis, le gnome inclus, un homme au visage sympathique et aux cheveux noirs, bouclés et emmêlés prit la parole d’une voix tout à fait sereine.

— Bien, maintenant que tu es là, je voudrais t’informer de plusieurs évènements qui t’ont probablement échappé. —Je l’observai avec une extrême attention—. Tout d’abord, tu dois vouloir savoir qui nous sommes, même si tu le sais peut-être déjà. Nous sommes des Ombreux, et je souhaiterais que tu effaces de ta mémoire, dès à présent, toutes les rumeurs qui courent sur nous, car la plupart sont fausses.

— Tu savais déjà que nous étions des Ombreux, n’est-ce pas ? —demanda Wanli, en voyant ma réaction.

— Je le savais —acquiesçai-je—. En réalité, je le sais depuis peu.

— Bien —dit l’humain—. Tu dois donc savoir que ton oncle Lénissu aussi était un Ombreux.

Je blêmis.

— Était ? —répétai-je, la gorge sèche.

— Est —s’empressa de rectifier l’humain.

Une elfe noire un peu âgée gloussa.

— Keyshiem, ne gaffe pas, d’accord ? Si tu continues comme ça, tu vas t’embrouiller et la jeune fille va tourner de l’œil.

— Bon, ça va. Lénissu est un Ombreux depuis longtemps déjà —poursuivit l’humain, en recouvrant son calme—. Mais dernièrement il a eu des problèmes.

— Ses problèmes ont un rapport avec les Ombreux ? —m’étonnai-je. Je fronçai les sourcils. Qu’avait à voir l’épée d’Alingar avec les Ombreux ?

— D’une certaine façon —répondit Neldaru, le regard fixé sur le sol.

— Mais… il est toujours emprisonné ou il ne l’est plus ? —demandai-je, anxieuse de savoir s’ils étaient là pour me donner de bonnes ou de mauvaises nouvelles.

— Son exil à Kaendra vient d’être invalidé —dit Keyshiem—. Mais il ne peut toujours pas s’approcher d’Aefna.

Je sentis mon cœur bondir.

— Il est libre —murmurai-je, abasourdie—. Alors, tout ce que j’ai fait n’a servi à rien…

Keyshiem se racla la gorge, embarrassé, et la vieille elfe noire me sourit gentiment.

— Tu te trompes. Que tu te sacrifies pour Lénissu nous a prouvé que nous pouvions avoir confiance en toi.

— Où est Lénissu maintenant ? —m’empressai-je de demander.

— Nous allons te raconter l’histoire depuis le début, pour qu’ensuite tu puisses la raconter à Lénissu —m’expliqua Keyshiem—. Tu sais que Lénissu porte un objet de beaucoup de valeur.

— L’épée d’Alingar —affirmai-je.

— Exact. Personne ne sait très bien d’où Lénissu l’a sortie, mais plusieurs histoires racontent que c’est le Nohistra d’Agrilia qui la lui a offerte, en remerciement de quelque service réellement extraordinaire. —Je me rappelai que les Nohistras étaient les dirigeants des Ombreux et je soupirai intérieurement en me demandant pourquoi diables Lénissu se fourrait toujours dans tant d’histoires.

« Tu n’es pas très différente », m’assura Syu. « Ou bien as-tu oublié cette potion que tu as bue… ? »

« Syu ! », protestai-je, en l’interrompant. Et Syu laissa échapper un petit rire sarcastique dans ma tête.

— Bon —poursuivit Keyshiem en secouant la tête—, que ce soit vrai ou non, cette épée n’arrête pas de lui causer des problèmes depuis des années déjà, parce que, chaque fois que quelqu’un apprend que cette épée est une relique, on veut la lui dérober.

Il y eut alors un silence pendant lequel les Ombreux se regardèrent, hésitants. On aurait dit qu’ils n’osaient pas me dire quelque chose et je m’inquiétai.

— Si on le libère, cela signifie qu’ils ont déjà l’épée et qu’ils n’ont pas besoin de Lénissu ? —demandai-je, en voyant qu’ils ne se décidaient pas à parler.

— Non —intervint Neldaru, en tournant brusquement ses yeux vers moi—. Qu’il ait été relâché n’a rien à voir avec ça. Le Nohistra a demandé au Mahir de le libérer, ainsi que son fils.

J’écarquillai les yeux.

— Son fils ? Le fils de qui ? —exclamai-je, alarmée.

— Du Nohistra d’Aefna, bien sûr —me dit patiemment Keyshiem—. Son nom est Manchow Lorent. Lénissu n’a pas d’enfants, que je sache.

— Ah —j’inspirai—. Alors, le Nohistra a sauvé Lénissu, mais pourquoi ?

— Parce que c’est un Ombreux. Et pour lui confier une mission —répondit simplement l’humain—. Dans les Souterrains.

— Les Souterrains ! —répétai-je, atterrée—. Mais cela va le tuer. C’est un acte cruel. Lénissu ne voulait plus jamais retourner dans les Souterrains…

— Nous le savons —grogna l’elfe noir qui n’avait pas encore parlé—. Il nous l’a répété plusieurs fois quand il était ici, à Aefna.

— Sa situation était délicate —expliqua Keyshiem—. S’il n’acceptait pas le pacte, le Mahir ne l’aurait pas libéré. En tout cas, il n’a pas eu beaucoup le choix.

Je soufflai, un peu perdue.

— Et Aryès ? —demandai-je.

Keyshiem fronça les sourcils et haussa les épaules.

— Les trois ont été graciés. Manchow inclus. Lui n’aurait jamais dû être emprisonné de toutes façons.

— Il y a trop de choses que je n’arrive pas à comprendre —me désespérai-je—. Pourquoi Lénissu a-t-il dit qu’il se laissait emprisonner volontairement ? Pourquoi y avait-il des chasseurs de trésors à la recherche de l’épée d’Alingar ? Et qu’est-ce que le Nohistra d’Aefna a à voir dans tout cela ? Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas —ajoutai-je, en me mordant la lèvre—. Mais je ne comprends pas pourquoi…

— Tu vas comprendre —m’interrompit Keyshiem—. Mais ce que nous allons te dire ne doit pas sortir de cette pièce. Je veux que tu saches que nous sommes tous des Ombreux, mais nous sommes de vieux amis de Lénissu, et tout ce qui est arrivé nous a pris par surprise alors que… —il se racla la gorge— alors que, en réalité, ce sont les Ombreux eux-mêmes qui sont à l’origine de cette affaire, enfin, disons, le Nohistra d’Aefna.

— Mais, ça, ne le dis à personne —insista Wanli, en me regardant sérieusement—. Si le Nohistra découvre que nous révélons ses agissements…

— Je ne le dirai à personne —leur assurai-je, avec une moue. Il fallait toujours qu’ils me mêlent à leurs affaires.

— Sauf à Lénissu —intervint la vieille elfe noire—. Nous souhaitons que tu ailles le trouver et que tu lui dises la vérité, pour qu’il sache que le Nohistra l’utilise d’une façon peu honorable. La mission des souterrains n’est qu’un prétexte pour…

— L’éloigner —compris-je.

— Et le mettre en danger —ajouta Wanli, avec une moue.

— Je ne crois pas que le Nohistra veuille qu’il lui arrive un malheur —raisonna Neldaru—. Surtout si l’on pense que Manchow va l’accompagner. Il veut seulement qu’ils passent un certain temps loin d’ici. Mais nous avons un problème.

— Lequel ? —m’inquiétai-je.

Keyshiem et Neldaru échangèrent un regard et l’humain secoua la tête.

— Le problème —dit-il— c’est que Lénissu ne voudra pas s’en aller dans les Souterrains s’il sait que tu es à Aefna. Nous voulons donc que tu t’en ailles.

Les battements de mon cœur s’étaient accélérés.

— Moi ? Mais quand ? Où ? Dans les Souterrains ? —demandai-je, précipitamment.

— C’est cela —approuva la vieille elfe—. Nous voulons que tu tranquillises un peu Lénissu et que tu lui dises aussi que le Nohistra d’Aefna n’est pas aussi misérable qu’il pourrait le croire une fois que tu lui auras révélé que c’est lui qui a vendu l’épée à un membre des Ashar.

Je pâlis. Alors comme ça, le Nohistra avait planifié le vol de l’épée de Lénissu pour la donner à un… Ashar ?

— Mais il a fait cela pour libérer quelques Ombreux des travaux forcés —expliqua Keyshiem, avant que je puisse réagir—. Et cela n’a pas marché tout à fait comme il l’espérait, puisque cet idiot de Manchow aussi s’est laissé emprisonner. —Il eut un sourire narquois et la vieille elfe lui jeta un regard d’avertissement—. En tout cas, ce sont des détails qui ne devraient pas te préoccuper. Lénissu a seulement perdu une épée, pas la vie, mais nous considérons cependant insultant que le Nohistra nous ait éloignés d’Aefna pendant que, lui, il s’occupait de négocier avec le vieil Ashar, en traitant de la sorte un de nos membres.

— C’est un comportement lâche —acquiesça Wanli, et je perçus dans sa voix une forte indignation.

— N’embrouillons pas la jeune fille —intervint la vieille—. Elle doit seulement dire à Lénissu de ne pas fouler Ajensoldra pendant un bon moment et de mener à bout son travail le mieux qu’il pourra. Après tout, il est toujours un Ombreux.

— Mais… —je me raclai la gorge—. Si je lui raconte tout ce que vous m’avez raconté… moi, à sa place, je suis désolée de vous le dire, mais je ne me mêlerais plus des affaires des Ombreux —ajoutai-je, tendue.

Je les vis échanger des regards rapides.

— Bon —dit Wanli, embarrassée—. Cela dépend de lui. Alors, quand vas-tu partir d’Aefna ?

Je fus surprise qu’il me demande mon opinion et je fronçai les sourcils, pensive. Je devais aller voir Suminaria le lendemain, quoique… en ce moment même, entrer dans la maison des Ashar en sachant que l’un d’eux au moins était responsable du malheur de Lénissu, cela m’inspirait une certaine répugnance. Et quitter Aefna, ce serait pour moi une libération, pas seulement parce que je commençais à en avoir assez de la Fille-Dieu, mais aussi parce que je ne voulais pas finir entre les mains des chasseurs de démons, qui avaient tout l’air de m’avoir pris pour leur jouet préféré.

— Tu devrais partir tout de suite —réfléchit l’elfe noir, en voyant que je ne répondais pas.

Je fis non de la tête.

— Je partirai demain. Mais je ne peux pas m’en aller seule.

— Je t’accompagnerai —intervint Srakhi—. Ce dernier mois, je crains de ne pas avoir tenu la promesse que j’ai faite à Lénissu de le protéger.

Keyshiem se leva, en disant :

— Ça, vous l’arrangez entre vous. Je voudrais seulement te donner cette lettre pour Lénissu. Tu la lui donneras ?

Ses yeux sombres brillèrent avec une intensité étrange. J’acquiesçai solennellement.

— Je la lui donnerai.

Je devinai que je n’allais pas oublier cette lettre aussi facilement que celle d’Yrasiuth… Nous nous étions tous levés, lorsque j’osai demander :

— Et ce travail que le Nohistra a donné à Lénissu… en quoi consiste-t-il exactement ?

— Aucune idée —répondit Neldaru Farbins en posant sur moi ses yeux impassibles—. Même Lénissu ne le sait probablement pas encore.

— Ne te tracasse pas pour ça —me dit la vieille, en souriant—. Ce n’est sûrement qu’un prétexte pour l’éloigner d’ici. Ton oncle Lénissu a toujours une habileté surprenante pour exaspérer les Nohistras.

Ils commencèrent à sortir l’un après l’autre de la pièce et j’allais les suivre quand Wanli me retint.

— Attends —murmura-t-elle—. Moi aussi, j’ai une lettre pour Lénissu. C’est important.

Je pris l’enveloppe et je souris.

— S’il ne m’arrive rien en chemin, elle parviendra à son destinataire, je te le promets.

« Je déteste faire tant de promesses », soupirai-je mentalement. Et Syu sourit, railleur, en me disant tout sereinement :

« Eh bien, ne les fais pas. »

15 Tourbillon de vent

— Et qu’est-ce que ça peut me faire qu’il aime les poissons ? —s’écria la Fille-Dieu, colérique—. Je te demande si tu sais quels sont ses amis et, toi, tu me parles de poissons !

Je soupirai doucement.

— Cela peut paraître des détails, mais le fait qu’il aime les poissons nous en apprend beaucoup sur lui —lui assurai-je.

— Qu’est-ce que ça nous apprend ? —demanda-t-elle avec brusquerie.

Nous étions assises sur des coussins à l’Autel des Neuf, au fond du Sanctuaire, et ni les prières ni les dieux ne semblaient apaiser la jeune fille pâle face aux informations que je venais de lui donner sur Sirseroth.

— Eh bien, qu’il a un caractère paisible, et un cœur sincère et bon —lui dis-je avec un sourire—. C’est évident.

La Fille-Dieu me foudroya du regard.

— Parce qu’il aime les poissons ?

« Tu devrais avoir dit qu’il aimait les bananes », soupira Syu, allongé sur le rebord de la fenêtre. « Généralement, cela inspire confiance. »

« Tu aurais dû me le dire avant », fis-je, en souriant, très amusée, et je regardai fixement la Fille-Dieu avec le plus grand sérieux.

— Il aime aussi les bananes et les friandises —affirmai-je—. Et cela signifie qu’il a un esprit sauvage et rebelle. C’est pour ça que c’est un celmiste très respecté.

« Ou un gawalt », ajouta Syu en riant. « Tu n’es pas, par hasard, en train de faire mon portrait au lieu de celui du tiyan ? »

Devant mes répliques puérilement stupides, la Fille-Dieu finit par perdre patience.

— Ton comportement a dépassé les bornes de l’infamie. Tes plaisanteries ne sont pas amusantes. Tu ne sais pas travailler pour moi —déclara-t-elle—. Je croyais que tu ferais davantage d’efforts pour sauver tes amis. Je me demande si je ne devrais pas annuler ma faveur et laisser tes compagnons purger leurs dix ans d’exil —me prévint-elle.

— Cela va être difficile, car ils ont été graciés —lui répliquai-je.

La Fille-Dieu eut l’air d’avoir reçu un coup sur la tête.

— Comment le sais-tu ? —souffla-t-elle.

Je plissai les yeux, impressionnée. Alors, la Fille-Dieu était déjà au courant et ne m’en avait rien dit ? Croyait-elle que je ne l’apprendrais pas un jour ou l’autre ?

— Tu le savais déjà —répliquai-je.

La Fille-Dieu adopta une expression imperturbable.

— En toute logique, tu ne dois plus souhaiter rester au service de la Fille-Dieu —dit-elle, en reprenant un ton officiel qu’elle n’avait plus employé depuis longtemps avec moi.

— En toute logique —approuvai-je.

— Tu n’as pas été très utile pour la Fille-Dieu —déplora-t-elle.

— Je crois que ce que j’ai fait de plus utile, ce sont les tâches de nettoyage —acquiesçai-je.

— Très bien. Tu veux t’en aller juste quand la Fille-Dieu pensait que tu pourrais devenir une bonne amie et une bonne messagère.

— Espionne, veut sans doute dire la Fille-Dieu —rectifiai-je courtoisement, en rentrant dans son jeu.

La jeune fille se redressa sur son coussin et jeta un regard sur les statues des dieux.

— La Fille-Dieu ne voit pas pourquoi tu es encore ici, alors que tu devrais déjà te trouver loin de ce lieu sacré —prononça-t-elle, très dignement.

Je me levai, je pris Frundis et je sortis sans un mot, suivie du singe. Mais sur le seuil, je lançai sans me retourner :

— Je crois que tu fais bien de rester ici, à méditer. Tu en as besoin. Quoique dans le fond tu sois une personne qui n’a pas un mauvais cœur.

Je m’éloignai sans attendre qu’elle me réponde. Une fois dans ma chambre, je troquai la tunique du Sanctuaire pour celle de pagodiste d’Ato, je ceignis le ruban bleu de Wiguy, je ramassai mes affaires personnelles, c’est-à-dire mon sac orange, et je sortis dans le couloir, où je croisai Lacmin.

— Bonjour, Shaedra —me dit-il, comme d’habitude, avec un geste de la tête.

— Je m’en vais, Lacmin —l’informai-je—. La Fille-Dieu n’a plus besoin de mes services.

L’Arsay de la Mort haussa les sourcils, surpris.

— Dommage —dit-il—. Où vas-tu ?

— Je ne le sais pas encore —répondis-je, sans vouloir lui mentir—. Je vais dire au revoir aux autres.

— Eh bien, que la chance t’accompagne.

— Pareillement. La Fille-Dieu, parfois, est difficile à supporter.

Lacmin sourit même si mes paroles n’étaient pas tout à fait réglementaires. Je fis mes adieux à Noysha, Zalhi, Sakun, Shaluin et Liturmool et j’allais m’en aller, en regrettant de ne pas avoir vu Éleyha, quand soudain la petite elfe noire apparut en courant dans la cour.

— Shaedra ! —m’appela-t-elle.

Elle se précipita sur moi et je l’étreignis, émue.

— Essaie de contredire un peu ta sœur —lui recommandai-je—. Ça lui fera du bien. Mais c’est quand même une bonne sœur.

Elle sourit et acquiesça, les yeux brillants. Je descendais déjà la pente, lorsqu’elle m’appela de nouveau :

— Tu me manqueras ! —me cria-t-elle, et je levai une main en signe d’adieu définitif à Éleyha et au Sanctuaire.

La vérité, c’est que je n’avais pas prévu de dire quoi que ce soit à la Fille-Dieu avant le lendemain et je n’avais pas pensé que je devrais passer une nuit à Aefna hors du Sanctuaire. Mais avant de me préoccuper de cela, je devais parvenir saine et sauve à l’Anneau, me souvins-je.

Je descendis la côte en courant comme si un ours sanfurient me poursuivait, en me disant que ce serait la dernière fois que je passerais par là. Je m’étais entretenue assez tard avec la Fille-Dieu et maintenant le ciel commençait à s’assombrir.

J’avais presque atteint l’Anneau, quand Syu s’écria soudain :

« Sur ta droite ! »

Au coin d’un grand mur, je remarquai la présence d’une personne couverte d’une cape verte. On aurait dit la cape de Spaw. Ce pouvait être lui, mais peut-être lui avait-on volé la cape. Je plissai les yeux, méfiante, cependant je ralentis le rythme, horrifiée à la pensée qu’il pourrait être arrivé un malheur à Spaw.

La silhouette s’agita soudain et je sentis qu’elle me faisait des signes pour que je m’approche. Mais, malgré mes tentatives, je ne parvenais pas à voir son visage.

« Cela ne me plaît pas », dis-je à Syu. Le singe acquiesça, appréhensif.

« Boh, ne vous préoccupez pas », intervint Frundis. « S’il y a un problème, je vous protègerai. » Il semblait désireux de voir surgir dix ennemis pour leur flanquer une raclée.

Et le pire, c’est que cette pensée ne s’avéra pas très éloignée de la réalité, car, effectivement, ceci n’était rien d’autre qu’un piège.

Brusquement, j’entendis un bruit derrière moi et je me retournai, en tenant le bâton, dans mes mains tremblantes. Je donnai un coup de bâton à une femme qui avait voulu m’attaquer par-derrière. Frundis poussa un hurlement jubilatoire.

« Frundis, calme-toi, tu veux ? », bégayai-je, en tremblant comme une feuille, tandis que je voyais trois autres personnes foncer sur moi. Mais Frundis semblait contrôler la situation ; je me laissai donc guider maladroitement par le bâton, dont la musique s’était changée en une rude mélodie guerrière de quatre notes. À un moment, je décidai de réagir un peu plus intelligemment, et je m’entourai d’harmonies pour leur rendre la tâche plus difficile.

Je donnai un bon coup au ternian qui m’avait poursuivie dans l’arbre la dernière fois, et je donnai un coup de pied à un autre, quand, soudain, je sentis un filet de corde tomber sur moi.

— Par Nagray ! —m’exclamai-je, désespérée—. Sortez-moi de là ou vous le regretterez —grognai-je.

Mes paroles ne semblèrent pas les convaincre parce qu’ils me ligotèrent avec une autre corde autour du filet pour que je ne puisse pas m’échapper. Je les foudroyai du regard, je me démenai comme je pus et j’allais crier de toute la force de mes poumons pour réveiller tout Aefna quand, soudain, je sentis que l’on me plantait dans le cou un objet pointu comme une aiguille et je chancelai. Brusquement engourdie, je clignai des yeux avant de plonger dans l’inconscience.

* * *

Lorsque je me réveillai, ce que je vis en premier, ce fut Syu, assis sur moi, me regardant d’un air préoccupé.

« Tu vas bien ? »

« Je crois que oui », répondis-je, en me redressant, encore un peu étourdie. Je massai ma tête endolorie puis la secouai pour m’éclaircir les idées et jetai un regard autour de moi. Mes yeux tombèrent aussitôt sur le visage de Spaw, de l’autre côté des barreaux… Non, disons, plutôt, que lui aussi était dans une cage. Assis, les jambes croisées et les yeux fermés, il avait l’air de méditer tranquillement, mais, en entendant mon mouvement, il ouvrit les yeux et me sourit.

— Quelle nuit, n’est-ce pas ? —fit-il.

Nous étions dans une salle illuminée simplement par une torche accrochée au mur d’escaliers qui montaient.

— Démons —soufflai-je.

— On ne peut pas mieux dire —dit Spaw, en riant.

— Où sommes-nous ? —demandai-je—. Dans le repaire des fous qui m’ont attaquée ?

— J’ai l’impression qu’ils ont décidé de nous héberger pendant un moment —acquiesça le démon.

J’allais répondre, quand, subitement, une pensée me frappa comme une roche catapultée.

— Frundis ! —rugis-je, atterrée.

« Il est là », me dit Syu, en signalant un coin de la pièce. « Je suis allé le voir avant. Il va bien, mais il se sent indigné parce qu’on nous a attaqués par traîtrise », expliqua-t-il.

— Tu te sens bien ? —demanda Spaw, en m’observant, surpris.

Je le regardai et je compris qu’il ne pouvait pas savoir qui était Frundis. Je soupirai de soulagement en apercevant le bâton au milieu de l’obscurité de la pièce et je me raclai la gorge.

— Assez bien —répondis-je—. Mais je me sentirais encore mieux hors de cette cage.

— Si tu as l’intention de sortir d’ici, je suis ouvert à toute proposition —m’assura-t-il.

Je fixai mes yeux sur lui, une pensée me venant subitement à l’esprit.

— Spaw… je peux te demander quelque chose ?

Le démon sourit de toutes ses dents, sûrement parce que je lui avais posé la même question la dernière fois que nous nous étions vus.

— Vas-y —me dit-il. Il avait l’air de prendre son emprisonnement avec philosophie.

— Eh bien… Comment diables es-tu arrivé ici ? En tout cas… je suis contente de te revoir, parce que j’avais peur que tu sois tombé de l’arbre —lui dis-je, avec sincérité.

Spaw fit une moue.

— J’ai eu assez de mal à descendre de cet arbre —reconnut-il—. Il était assez grand. Mais, malgré cela, lorsque j’ai enfin pu poser les pieds par terre, ces maudites canailles m’attendaient en bas.

— Ils n’ont pas d’honneur —soupirai-je—. Syu dit qu’ils ne pourront jamais devenir des gawalts. Il a tout à fait raison. Mais qu’est-ce que tu crois qu’ils vont faire de nous ?

Spaw m’adressa un grand sourire.

— Tu sais ? Cela fait tout un jour et toute une nuit que je me pose la même question.

16 Orties bleues

Je gardai le silence pendant une demi-heure entière, en essayant de penser à une solution pour sortir de là. Dans la cage, nous n’avions qu’un sol de pierre où nous étendre. Il n’y avait ni eau, ni nourriture, et il ne se trouvait aucun geôlier visible pour que nous puissions directement rejeter la faute sur quelqu’un.

Lorsque je me rendis compte que j’avais perdu les deux lettres des Ombreux, je me sentis terriblement mal. Syu essaya inutilement de me consoler et, finalement, il me proposa de m’apporter Frundis pour qu’il me chante une mélodie tranquillisante, mais comment pouvais-je me tranquilliser si je venais de me fourrer dans un pétrin qui allait probablement courroucer tous les Ombreux d’Aefna ?

« Je me souviens qu’une fois tu m’as dit qu’il ne fallait pas généraliser », observa Syu.

« Je ne généralise pas », répliquai-je. « Mais, de toutes façons, tu as raison, cela ne fait rien si les Ombreux sont furieux contre moi, puisque les chasseurs de démons nous gardent bien à l’abri. »

Je laissai échapper un soupir de désespoir et Spaw s’étira, sortant de ses méditations.

— Je suis à court d’idées —déclarai-je.

— Si au moins quelqu’un venait nous voir —soupira Spaw—. Mais on dirait qu’après tant d’efforts pour nous mettre en cage, ils nous ont oubliés. Si nous avions quelque chose pour ouvrir ces serrures…

Je fronçai les sourcils et, aussitôt, je plongeai la main dans une des poches internes de ma tunique. Les trois pierres étaient là. Au moins, je n’avais pas perdu les Triplées, me dis-je, soulagée. Mais les Triplées ne me serviraient pas à ouvrir une cage.

Je me levai, je sortis mes griffes et j’essayai d’en introduire une dans la serrure… mais le trou était trop petit.

— Un instant, j’ai cru que nous allions sortir de là —regretta Spaw.

— Tout ne s’obtient pas en un clin d’œil —fis-je observer.

M’écartant des barreaux, je recommençai à réfléchir un moment. Alors, une idée me traversa l’esprit, mais je me sentis tout de suite coupable.

« Syu. Tu crois que Frundis pourrait ouvrir la cage avec un de ses pétales ? Ils ressemblent beaucoup à des clés. »

Le singe haussa les épaules.

« Essayons », dit-il, et il passa entre les barreaux pour traîner avec difficulté Frundis jusqu’à la cage.

— Tu as eu une idée ! —s’écria Spaw, en se rapprochant des barreaux, avec espoir—. Comme ce singe est intelligent !

— C’est un gawalt —répliquai-je, avec un sourire en coin.

Je saisis Frundis et, aussitôt, une musique douce de piano m’envahit. Il semblait être à moitié endormi.

« Frundis ? »

« Hum ? Oh, Shaedra, laisse-moi un moment, s’il te plaît. J’essaie de me tranquilliser. Si tu me parles de la bataille avec ces misérables, je vais éclater », m’assura-t-il, faisant apparemment un terrible effort pour se contrôler. Pendant qu’il parlait, la musique s’était accélérée, laissant la place au grincement précipité d’un violon.

Je fis une moue et je palpai les pétales de l’extrémité supérieure. Je caressai le pétale bleu et Frundis se détendit aussitôt.

« Pourquoi tant de caresses à un moment si critique ? », demanda-t-il, méfiant.

« Je ne veux pas te voir éclater », répliquai-je, amusée. « Et en plus, je voudrais te proposer une idée qui m’est venue. Tes pétales sont durs comme le métal. Ils pourraient ouvrir la serrure de la cage. »

Frundis poussa un cri d’indignation.

« Mes pétales ne servent pas à ça ! Ouvrir des serrures… mais qui peut avoir une idée pareille ? C’est la chose la plus absurde et la plus insultante que j’ai entendue de toute ma vie. »

Syu et moi, nous échangeâmes un regard.

« Lui aussi, il généralise », remarqua Syu.

J’acquiesçai et j’essayai de réunir mon courage pour convaincre Frundis. Après tout, Frundis ne s’était pas montré si délicat lorsqu’il s’était agi de répartir des coups de bâtons aux chasseurs de démons…

— Que se passe-t-il ? —demanda Spaw, ignorant que j’étais en pleine conversation.

— C’est… C’est Frundis qui ne veut pas nous aider —expliquai-je, distraite.

« Comment ça, qui a dit que je ne voulais pas vous aider ? », protesta le bâton. « Il y a une différence notable entre aider et se sacrifier. C’est comme si je te demandais de mettre la tête dans la serrure pour ouvrir la porte, en la faisant tourner. Mes pétales sont mes pétales », déclara-t-il sur un ton ferme.

J’acquiesçai, résignée.

« Je comprends. N’y pense plus, Frundis », m’excusai-je.

— Cela ne fait rien —dis-je à Spaw—. Nous trouverons une autre solution.

— Soyons optimistes —approuva-t-il, mais il ne semblait pas avoir beaucoup d’espoir.

Alors, nous nous mîmes à partager toutes les possibilités qui nous passaient par la tête. Spaw donna plusieurs coups de pied contre la serrure de la cage. Moi, j’essayai d’invoquer une lame de métal, mais je savais depuis le début que ce serait un échec retentissant et, au lieu de créer les bonnes énergies, j’utilisai les harmonies. C’était frustrant, mais il m’était de plus en plus difficile de ne pas libérer d’harmonies à chaque sortilège que je lançai. L’unique énergie qui échappait à la règle, c’était la brulique.

J’observai les barreaux, pensive. Je pouvais toujours essayer de desserrer les barreaux avec un sortilège de désintégration.

— Laisse tomber —me conseilla Spaw, en devinant que je prétendais lancer un autre sortilège—. Tu finiras par te faire mal.

Je fis une moue têtue, je saisis un barreau à deux mains et je me concentrai. J’étais en pleine génération d’énergie brulique, lorsque j’entendis un fort grincement métallique et je restai bouche bée, en regardant le barreau.

— C’est moi qui ai fait ça ? —m’émerveillai-je.

— Je crois que non —dit Spaw, en s’approchant des barreaux, le regard grave, tourné en direction des escaliers—. Quelqu’un vient.

Syu se cacha aussitôt derrière mes cheveux et je m’assis sur la pierre, les jambes croisées, en tentant de stabiliser mes énergies.

— Si on te demande quelque chose —chuchota Spaw— ne dis rien.

— Ne t’inquiète pas —souris-je—. C’est moi qui vais poser les questions.

Spaw esquissa un sourire et il se contenta de me jeter un regard m’invitant à la prudence. Comme si je ne savais pas être prudente !, m’indignai-je.

Petit à petit, deux bottes rouges apparurent, un pantalon noir, une tunique blanche bien soignée et un visage d’elfe noir qui portait entre les mains une plaque de bois avec des feuilles et un sac. En arrivant aux dernières marches, l’elfe s’arrêta ; il nous contempla avec curiosité et appréhension, comme s’il se demandait si les cages le protègeraient de l’attaque éventuelle d’un démon furieux. Mais quel cercle de saïjits pouvait bien avoir l’idée de se soucier de ce que faisaient les démons ?, me demandai-je, abasourdie.

— Bonjour —dis-je, avec calme—. Je serais heureuse de te laisser franchir le seuil de mon humble demeure, mais malheureusement je n’ai pas la clé.

J’entendis le soupir de Spaw, tandis que j’adressai à l’elfe appréhensif un demi-sourire qui se transforma peu à peu en un rictus.

— Qui es-tu ? —demandai-je.

L’elfe noir, ayant sans doute considéré que nous ne sortirions pas de nos cages, laissa son matériel sur la dernière marche et avança d’un pas vers nous, en gardant une distance exagérée.

— Moi, avant, j’aimerais savoir pourquoi nous sommes ici —intervint Spaw avec toute l’amabilité du monde.

Je remarquai que Syu, caché sous ma cape, était nerveux et qu’il s’était mis à me tresser les cheveux. Frundis, pour une fois, semblait être attentif à la scène et il ne jouait que quelques cordes de luth.

— Oui, pourquoi nous a-t-on enfermés ici ? —interrogeai-je—. Êtes-vous des ravisseurs ? Parce que, dans ce cas, je ne vois pas pourquoi vous vous êtes donné la peine de prendre en otage deux jeunes pauvres comme nous.

— Qui t’a dit que j’étais pauvre ? —répliqua Spaw.

J’arquai un sourcil.

— Tu ne l’es pas ?

Le démon grogna.

— Boh, je suis sûr que nos ravisseurs ne savent même pas qui nous sommes.

L’elfe noir, qui nous écoutait, ne disait pas un mot. Il continuait à nous regarder comme si nous étions des êtres qui, malgré leur comportement normal, cachaient sans doute une terrible monstruosité intérieure. Alors, il fit demi-tour et il s’assit sur une marche, il prit une feuille et un crayon, il mit des lunettes et commença à gribouiller quelque chose.

— Tu ne vas rien nous dire, n’est-ce pas ? —lui demandai-je, avec un certain désespoir.

— Peut-être qu’il est muet —suggéra Spaw.

— Au moins, on ne dirait pas un criminel —dis-je. À cet instant, l’elfe leva la tête vers nous. Ses yeux rouges nous détaillèrent comme un paysage exotique et revinrent se poser sur sa feuille.

Il passa ainsi un bon moment, à lever la tête, à nous examiner et à écrire sur ses papiers.

— J’ai l’impression d’être un oiseau de Kunkubria —commenta Spaw.

— Peut-on savoir ce que tu écris ? —m’enquis-je, inquiète—. Cela a l’air très intéressant. —Nous gardâmes le silence un moment puis, finalement, je perdis patience—. Cela ne te dérange pas d’être face à deux prisonniers encagés qui ne savent pas pourquoi ils sont là ? Tu pourrais nous aider, ou nous parler, au moins. Ce serait la moindre des choses.

À ce moment, cependant, l’elfe noir ramassa ses affaires, se leva et s’en alla.

— Etska te châtiera ! —le menaçai-je, alors qu’il disparaissait dans les escaliers.

Spaw laissa échapper un petit rire.

— La Fille-Dieu semble t’avoir transmis la veine érionique —commenta-t-il.

Je roulai les yeux.

— C’était pour voir s’il y réfléchissait à deux fois. Certains ne savent pas faire le bien s’ils n’ont pas de dieux pour leur montrer le chemin —lui expliquai-je.

Spaw, un demi-sourire sur les lèvres, secoua la tête.

— Au moins, on ne dirait pas qu’ils pensent se débarrasser de nous. Pour le moment —ajouta-t-il.

Je ne sais pas combien de temps s’écoula avant que nous n’entendions un grincement métallique et un bruit de bottes sur la pierre. Des heures entières. Je pus à peine dormir et, comme nous nous étions résignés à rester dans nos cages tant que nous n’avions pas une meilleure idée, Spaw et moi, nous nous occupâmes à partager des histoires. Il me raconta un bon nombre de récits étranges que je n’avais jamais entendus et, lorsque je lui demandai d’où il était, il haussa les épaules.

— Je ne suis pas d’Ajensoldra. C’est ton tour de me raconter une histoire.

Me lançant dans une de mes spécialités, je lui racontai une légende très connue à Ato et j’enchaînai avec d’autres que je tenais de la taverne ou des chansons de Frundis.

Je terminai par avoir la voix enrouée et Spaw me demanda de garder un peu de voix pour jeter des malédictions à nos geôliers. Le bâton gloussa.

« Tu devrais utiliser les harmonies, elles n’éraillent pas les cordes vocales », me conseilla-t-il.

« Je ne sais pas parler avec les harmonies », lui répliquai-je, en caressant son pétale rouge. « Et si tu nous chantais une chanson ? »

« La terre du soleil ! », suggéra Syu, en grimpant sur mon épaule.

« Si tu insistes… », soupira Frundis, dissimulant le plaisir que lui donnait tant d’enthousiasme.

Et pendant que je m’appuyai sur le sol froid, Frundis se fit une joie de nous montrer toutes ses habiletés de musicien et de chanteur. La nuit devait avoir pris fin depuis un bon moment quand trois saïjits descendirent. Avant de les voir, je commençai à entendre leurs voix.

— Ce doit être de la télékinésie —disait l’un.

— Ne dis pas d’absurdités —lui répliquait un autre—. Et maintenant, silence.

Près d’un elfe noir inconnu, apparurent l’elfe de la terre qui m’avait suivie depuis un mois et le ternian qui avait voulu m’atteindre en grimpant aux arbres.

— Bien heureuse journée —fit l’elfe noir, en s’approchant des cages sans crainte apparente.

Il portait une tunique verte de bonne toile, avec des pompons et des ornements divers. Il était jeune, il ne devait pas avoir plus de trente ans, et il nous adressa un sourire tout à fait cordial.

— Ne me regardez pas avec cet air de méfiance —poursuivit-il—. Je suis seulement venu vous apporter à boire. Voici.

Il sortit une bouteille et le ternian sortit deux verres.

— Et nous sommes venus aussi vous poser quelques questions —ajouta l’elfe noir, tout en versant le contenu de la bouteille dans les verres.

— C’est moi qui commence, si cela ne vous dérange pas —dit Spaw, avec un calme absolu—. Peut-on savoir qui vous êtes ?

— Vos bienfaiteurs. Et maintenant, buvez, je suppose que vous devez être assoiffés.

— Pourquoi nous poursuiviez-vous ? —insista Spaw.

— Je crains que vous n’ayez pas l’esprit très clair —répliqua l’elfe noir, en souriant—. Vous vous trompez si vous pensez que nous avons de mauvaises intentions.

Et en disant cela, il tendit le verre à Spaw, qui l’observa, impassible.

— Je crois que je n’ai pas soif.

L’elfe noir s’esclaffa et le ternian et l’elfe de la terre échangèrent des sourires qui ne m’inspirèrent pas une grande confiance. Prétendaient-ils nous empoisonner ou quelque chose du style ?

— Jeune démon —sourit l’elfe noir, et je tressaillis, très pâle, en entendant ses mots—, tu es ici en cage, pour ton bien. Nous sommes ici pour t’aider. Je te le proposerai donc une autre fois —dit-il, en tendant le verre à travers les barreaux—. As-tu soif ?

Spaw le regarda fixement, puis, avec beaucoup de précaution, il tendit la main et prit le verre. J’écarquillai les yeux.

— Moi à ta place, je ne le boirais pas —intervins-je—. Les personnes bienveillantes ne mettent pas les autres en cage en prétextant que ce sont des démons et des monstres.

Spaw m’adressa un grand sourire.

— Pas possiiible ! —répliqua-t-il, ironique.

— Toi —m’apostropha l’elfe noir, en s’approchant de ma cage—, comment as-tu réussi à récupérer ce bâton sans sortir de cette cage ?

Je haussai un sourcil.

— Qui t’a dit que je n’étais pas sortie de la cage ?

L’elfe noir fronça les sourcils et vérifia que la porte était bien fermée.

— Seuls les celmistes très puissants sont capables de faire cela —murmura l’elfe de la terre.

— Ou les démons —ajouta le ternian, en me regardant dans les yeux.

Je poussai un soupir.

— Faire quoi ?

L’elfe de la terre croisa les bras.

— Tu connais la science de la télékinésie.

Décidément, quelque chose ne tournait pas rond dans la tête de ces trois jeunes saïjits.

— La… télékinésie ? —répétai-je, hallucinée.

— Le bâton est bien arrivé jusqu’à toi d’une façon ou d’une autre —raisonna l’elfe noir, en me tendant le second verre.

— Qu’est-ce que c’est que ce liquide ? —demandai-je, méfiante.

L’elfe noir haussa un sourcil, mais ce fut Spaw qui répondit :

— Du sirop d’orties bleues.

— Tu l’as goûté ? —m’alarmai-je.

Spaw sourit.

— Je ne pense pas y goûter.

L’elfe noir nous regarda tour à tour. Son expression reflétait une intense réflexion.

— Nous le savions —prononça-t-il alors, en posant le verre sur le sol, près des barreaux—. Vous êtes donc réellement des démons. Nous le vérifierons plus à fond. Nous vous laissons les verres. Et vous ne sortirez pas d’ici, avant de mourir de soif ou de nous dire la vérité. Allons —dit-il à ses compagnons—, nous sommes restés ici trop longtemps, on va se demander où nous sommes passés.

Ils firent demi-tour et s’en furent, nous laissant seuls et stupéfaits. Avant de monter les escaliers, l’elfe noir posa la bouteille à moitié vide sur le sol, dans l’espoir peut-être de vérifier de nouveau mes capacités de télékinésie.

— Ils prétendent donc nous tuer ? —fis-je, atterrée.

Spaw s’assit sur le sol, en poussant un soupir.

— On dirait bien.

— Bon, au moins, nous avons le choix —relativisai-je.

Le démon me regarda, sans comprendre.

— Le choix ?

— Mourir de soif ou mourir empoisonné. Qu’est-ce qui te semble le mieux ?

« Arrête de parler de choses aussi macabres », protesta Frundis.

« Laisse-moi penser… qui a inventé la note macabre, il y a peu ? », répliquai-je, en roulant les yeux. « Tu as failli me faire mourir de peur. » Le bâton mâchonna quelque chose d’inintelligible.

— Bon… —fit Spaw, en regardant le verre, l’air pensif—. Vu comme ça, effectivement, c’est un choix difficile… Quoique, laisse-moi te dire quelque chose, Shaedra.

— Quoi ?

— Ceci est du sirop d’orties bleues. Selon certaines légendes, il s’agit d’une boisson qui purifie l’âme et expulse tout le mal au-dehors. Tu sais ce que je crois ? —Je fis non de la tête—. Que ces fous essaient de tuer le démon qui est en nous pour nous sauver.

Je restai bouche bée, à le regarder.

— Le démon qui est en nous ? —répétai-je.

— C’est une façon de parler. Certains saïjits pensent que les démons, nous sommes un peu comme des esprits malins qui s’infiltrent à l’intérieur des personnes innocentes.

Je pris un air songeur. Il était vrai que la plupart des contes qui parlaient des démons, à Ato, donnaient une image du démon plus proche de cette définition que de la simple explication selon laquelle, par accident, une partie existante de tout être vivant, appelée Sréda, se réveillait.

— Et tu es sûr que ce sirop ne peut rien nous faire ? —demandai-je—. Parfois, les légendes disent des vérités.

Spaw esquissa un sourire amusé.

— Il est possible que tu te transformes en un grand monstre à trois têtes avec des cornes et des crocs de vampire, mais ne te tracasse pas, nous allons sortir d’ici —déclara-t-il.

— Oh. Bien sûr —marmonnai-je—. Je propose que nous buvions le sirop. Si nous nous transformons réellement en monstres, je suppose que nous serons assez forts pour détruire la cage, qu’en penses-tu ?

— C’est une idée extraordinaire —me félicita Spaw, moqueur—. Mais je te conseille de ne pas toucher à ce sirop. Nous ne savons pas s’il contient d’autres choses.

— Ne t’inquiète pas, je ne le boirai pas —répliquai-je—. Que proposes-tu ?

Spaw s’approcha des barreaux et me parla à voix basse.

— La prochaine fois qu’ils viendront, nous ferons les morts. Ils ouvriront la cage, ils nous sortiront de là et, alors, nous prendrons la fuite.

« Cette idée me plaît », intervint Syu, en agitant la queue.

Spaw et moi, nous sourîmes. Nous avions enfin un plan. J’étais en pleine réflexion, lorsque, soudain, j’entendis le souffle de Spaw.

— Démons ! —haleta-t-il entre ses dents.

— Que se passe-t-il ? —demandai-je, étonnée.

Il y eut un silence.

— Rien. Il ne se passe absolument rien —prononça-t-il.

Je fronçai les sourcils en voyant qu’il me cachait quelque chose. Que lui était-il arrivé ? À partir de ce moment, Spaw se montra plus réservé et, lorsque je lui demandai où nous pouvions cacher le sirop pour qu’ils croient que nous l’avions bu, il secoua la tête, pensif. Il semblait avoir oublié que ce n’était pas le meilleur moment pour méditer.

Quand la porte s’ouvrit de nouveau, je sentis mon sang se glacer, comme si j’avais réellement cessé de vivre.

17 Liberté

— Quelle honte —disait une voix inconnue—. J’espère qu’ils ne sont pas morts ou tu le regretteras.

J’entendis la porte de la cage s’ouvrir et quelqu’un s’approcha de moi. Allongée sur le sol, faisant la morte, j’aurais aimé ouvrir les yeux pour voir ce qui se passait autour de moi, mais j’aurais gâché les plans de Spaw. Quelqu’un posa une main sur mon cou et soupira.

— Elle respire encore. Que leur as-tu fait ?

— Moi… —bredouilla la voix de l’elfe noir qui nous avait apporté le sirop d’orties bleues—. Moi… Père, je ne voulais pas… Je voulais seulement…

— Bouah, laisse tomber. Tu n’es qu’un rustre qui ne sait pas faire la différence entre l’illusion et la réalité. Et si ces jeunes gens sont des enfants d’Ombreux importants ? Tu es un…

Apparemment, le père ne trouva pas le mot adéquat ou il ne réussit pas à le prononcer, furieux comme il l’était.

— Cette terniane est un démon ! —protesta l’elfe noir, en essayant de se justifier.

— Un démon et tout ce que tu voudras, mais c’est aussi une Ombreuse, et c’est tout ce qui devrait t’importer si tu avais un tant soit peu de jugeote. On voit que tu n’as jamais écouté ce que je te disais, quand tu étais petit. Et maintenant, comme l’imbécile le plus complet de la Terre Baie, tu t’es mis dans la tête que tu étais un chasseur de démons, et tu captures deux jeunes qui ne t’ont rien fait, comme le plus sauvage des criminels ! Et en plus, tu essaies de justifier tes folies, par Nagray ! Je regrette de te dire que, malgré tous mes efforts, tu n’es rien d’autre qu’un enfant gâté qui n’a jamais pensé à tout ce qu’il pourrait faire pour son père et pour sa famille, au lieu de parcourir la ville à la recherche d’hypothétiques monstres, avec des amis irresponsables qui te suivent sans te contrarier, comme de bons fanatiques stupides et écervelés…

— Père…

— Ne m’interromps pas ! —fit le père—. Arrête de me casser les pieds ou je t’envoie dans les Souterrains, avec les harpies, les trolls et tous les petits monstres que tu sembles tant aimer, pour que tu laisses ta famille en paix. On en a plus qu’assez de tes bêtises, surtout ta mère.

— Tu ne vas quand même pas raconter ça à maman… —bredouilla l’elfe noir.

— Bon sang, non ! Et maintenant cesse de protester et aide-moi à réveiller cette jeune fille.

— Elle est vraiment vivante ?

Je sentis une pointe de crainte dans sa question.

— Imbécile, bien sûr qu’elle est vivante. Ne me dis pas que tu croyais ce conte des orties bleues ? Allez, donne-moi un coup de main et sortons ces pauvres âmes d’ici avant que quelqu’un nous voie et pense que les Clark ne sont pas aussi respectables qu’ils en avaient l’air. Quelle honte —répéta-t-il—. Si tu revois ces amis, je t’assure que tu ne repasses pas le seuil de ma maison avant que mon corps ne soit devenu cendre.

Quelqu’un me prit et me souleva sans effort apparent. Et, juste à ce moment, Syu laissa échapper une exclamation de surprise. Je soupirai et j’ouvris un œil.

— C’est mon ventre —dis-je avec naturel, en voyant que le grand elfe noir qui me soutenait dans ses bras me regardait fixement, effrayé.

« Désolé », murmura Syu, caché sous ma cape.

« Ce n’est pas grave », lui assurai-je.

Je bondis sur le sol, je jetai un coup d’œil aux deux elfes noirs, une fraction de seconde et, brusquement, je pris Frundis et je me précipitai vers la porte ouverte de la cage, en passant près du fils des Clark qui était resté bouche bée. Comme s’il n’avait jamais vu un démon en action, pensai-je, amusée.

— Attends ! —me dit l’elfe le plus âgé—. Je voudrais vous présenter des excuses pour cette terrible erreur. Mon fils n’avait pas l’intention de vous capturer.

Et, en disant cela, il jeta un regard éloquent à son fils, qui acquiesça énergiquement.

— Bien sûr que non —affirma-t-il.

Une fois hors de la cage, j’essayai de me tranquilliser et de réfléchir correctement. L’elfe noir le plus âgé semblait vouloir faire tout son possible pour me satisfaire. D’après la conversation que j’avais entendue, il croyait que j’étais une Ombreuse… probablement parce qu’il avait lu les lettres. À ce moment, j’ouvris grand les yeux, atterrée. Je m’éloignai légèrement des escaliers et j’observai le père et le fils, les yeux plissés. Il y avait un temps pour tout, un temps pour la fuite et un temps pour la ruse et le théâtre.

— Je suis heureuse de le savoir —dis-je, en essayant de paraître sûre de moi—. Dans ce cas, pourquoi mon compagnon est-il toujours dans cette cage ?

— Parce que mon fils n’a pas encore eu le temps de le libérer, jeune fille —répondit le père.

Le jeune elfe noir, sous le regard impératif de son père, se précipita vers la cage de Spaw, il sortit le trousseau de clés et il ouvrit. Spaw continuait de faire le mort et je me demandai pourquoi.

Je vis les clés sur la serrure et, un instant, j’eus l’idée de pousser les deux elfes noirs à l’intérieur de la cage et de les enfermer… Mais, Spaw se trouvait aussi dedans, me rappelai-je.

— Il est inconscient —constata alors le père.

Je suivis le regard du jeune et je pâlis. Le verre de sirop d’orties bleues n’était pas plein. Mais comment avait-il pu en boire quand lui-même avait dit qu’il n’en boirait pas… ?

— Que contenait ce verre, à part le sirop d’orties bleues ? —demanda le père à son fils, en le foudroyant du regard.

— Rien ! —s’écria l’elfe noir, en reculant dans la cage. Son visage reflétait clairement son trouble.

Le père l’observa quelques secondes, puis il se tourna vers moi.

— Je regrette ce contretemps. Je suppose que tu dois être pressée de remettre les deux messages.

— Vous les avez lus ? —grognai-je, en feignant la colère, lorsqu’en réalité j’étais de plus en plus inquiète pour Spaw. Que pouvait-il y avoir dans ce verre pour que Spaw se soit évanoui ? L’elfe fit une moue.

— Ce n’était pas mon intention d’ouvrir les lettres des Ombreux —assura-t-il, prudemment—. Mais, de toutes façons, j’en suis resté à la première phrase, vu que tout le reste est crypté et cette première phrase a satisfait toute ma curiosité. Écoute, je te propose quelque chose : nous te rendons les lettres et vous sortez tous les deux d’ici discrètement sans rien commenter de ce qui s’est passé, qu’en penses-tu ?

L’idée d’être en train de parler avec un Ombreux semblait le rendre nerveux. Certainement, si les Ombreux s’en prenaient à lui en croyant que les Clark agissaient contre leurs intérêts, il allait avoir des problèmes. Il ne pouvait pas savoir que je n’étais ni une personne importante ni une Ombreuse et que la seule chose que je voulais, c’était sortir d’Aefna.

« Je ne suis qu’un humble démon », pensai-je, amusée. Je perçus le sourire mental de Syu.

— Cela me semble correct —répondis-je—, du moment que ces lettres me seront rendues. Sans oublier le sac orange —ajoutai-je, en me mordant la lèvre—, je l’apprécie beaucoup.

— Eh bien, allons-y —dit-il—. Aide ton ami à monter ces escaliers. Mon fils et moi, nous t’attendrons en haut. Tu vas le regretter —siffla-t-il tout bas à l’intention de son fils.

Je les regardai passer près de moi, interdite. N’allaient-ils pas m’aider à sortir Spaw de la cage ? Je commençai à douter qu’ils veuillent réellement nous libérer et je pensai à m’interposer et à leur exiger de me donner des explications. Je sentis que Frundis avait commencé à vibrer, désireux de nouveau de prouver sa valeur comme lutteur et je secouai la tête.

« Pas maintenant », dis-je au bâton. « Je veux savoir comment va Spaw. »

La première chose que je fis fut de traîner Spaw hors de la cage. Au moins, nous avions réussi à faire un pas vers la liberté, me dis-je, optimiste.

— Spaw —murmurai-je—, tu n’as plus besoin de feindre.

Mais Spaw était toujours inconscient. Syu grimpa prudemment sur sa poitrine et l’examina attentivement.

« Les démons sont les êtres les plus vivants qui existent », prononça-t-il, imitant le ton solennel de Kwayat.

Je ne pus réprimer un sourire, mais je repris aussitôt mon sérieux.

« Syu, ne plaisante pas avec ces choses, peut-être que c’est grave. »

Je donnai à Spaw de petites tapes sur la joue. Je lui donnai une gifle plus forte. Rien. Il n’y avait rien à faire.

— Spaw ! —fis-je.

Je commençai à être vraiment inquiète. L’elfe noir pouvait-il avoir raison ? Les orties bleues tuaient-elles réellement les démons ? La peur au ventre, je tentai de le prendre par la taille pour lui faire grimper les escaliers, tout en sachant que cela n’allait pas être facile.

En soufflant, j’arrivai à la troisième marche quand je perdis l’équilibre. Je feulai. L’escalier avait au moins vingt marches de plus. Spaw ouvrit alors les yeux et il me regarda, les commissures des lèvres relevées.

— Merveilleux —murmura-t-il.

— Spaw ? —demandai-je, en craignant qu’il ne s’évanouisse de nouveau—. Tu vas bien ?

— Merveilleux ! —s’exclama-t-il alors, en se levant d’un bond—. Comment as-tu fait ? Comment sommes-nous sortis de la cage ?

— Oh. C’est le père du chasseur de démons qui nous a libérés. Il a d’ailleurs passé un sacré savon à son fils pour avoir capturé deux Ombreux —expliquai-je—. Nous n’avons qu’à monter ces escaliers, sortir de cette maison et nous serons complètement libres.

Spaw me regarda comme s’il essayait de deviner si ce que j’affirmais était vrai.

— Allez, sortons d’ici —lui dis-je—. Tu peux marcher ?

Il arqua un sourcil et répliqua, moqueur :

— Et toi ?

18 Dissensions

La maison des Clark n’était pas n’importe quelle maison. En tout cas, ils ne semblaient pas moins riches qu’Amrit Daverg Mauhilver à Dathrun, pensai-je, en admirant la salle où nous apparûmes, Spaw, Frundis, Syu et moi, après avoir monté rapidement les escaliers. Je renouvelai ma sphère harmonique de lumière pour obtenir plus de clarté et je vis que nous étions entourés de toutes parts par des sculptures et autres objets qui devaient coûter une fortune.

— Un endroit curieux pour occulter une porte menant à un cachot —commenta Spaw.

— C’est la récompense pour celui qui réussit à sortir vivant d’ici —dis-je sur un ton théâtral et mystérieux.

Je trouvai d’énormes rideaux et je les tirai légèrement, découvrant une fenêtre.

— Il fait nuit —observai-je. Cette journée avait été un désastre total. Non seulement je n’avais pas rendu visite à Suminaria, mais, en plus, Srakhi avait dû m’attendre aux abords de la ville, sans me voir apparaître. Au moins, le père de ce chasseur de démons néophyte n’avait pas mis longtemps à découvrir les machinations de son fils, pensai-je.

Par la fenêtre, on voyait une terrasse et un jardin où se promenaient des silhouettes estompées dans l’obscurité nocturne. Alors, seulement, je pensai que ce n’était peut-être pas une bonne idée de sortir par la fenêtre avec une sphère de lumière et j’annulai le sortilège d’un geste précipité de la main.

Je me tournai vers Spaw et je le vis examiner le buste d’un saïjit qui partageait certains traits avec les Clark que nous venions de voir.

— Étrange —dit Spaw, en touchant le nez de la sculpture et en fronçant son propre nez—. C’est du marbre de Lisia.

— Spaw —intervins-je, en m’approchant de la sculpture et en lui jetant un rapide coup d’œil avant de poser la question qui me brûlait la langue—. Dis-moi que tu n’as pas bu de sirop d’orties bleues.

Spaw cligna des yeux, il me regarda et sourit.

— Je n’ai pas bu de sirop d’orties bleues —répéta-t-il—. Tu sais ? Je ne t’avais encore jamais menti, mais je viens de le faire —déclara-t-il, en fronçant les sourcils—. Bon, c’est ce que je crois.

J’ouvris grand les yeux et je sentis ma respiration se bloquer.

« Du calme », me dit Syu. « Peut-être aime-t-il le sirop. »

« Et s’il contenait du poison ou une autre chose ? », répliquai-je énergiquement.

« On dirait que cette autre chose, comme tu dis, l’affecte déjà », commenta le singe.

En effet, Spaw se promenait dans la salle, la démarche tout à fait désinvolte, observant tous les objets sans se préoccuper de trouver la sortie.

— Spaw, tu es sûr que tu vas bien ? —aventurai-je, en le suivant.

— C’est à moi que tu parles ? —demanda-t-il, en fixant ses yeux noirs dans les miens—. Bien sûr que je vais bien. Quelque peu affecté, c’est un fait, mais je ne peux pas me plaindre, avec tant de jolies choses autour de moi.

Je rougis en remarquant son regard direct, je me raclai la gorge et je le tirai par le bras.

— Spaw, je crois que la sortie est… euh… par là.

À ce moment, la porte que je signalais s’ouvrit et une lumière brillante baigna toute l’entrée. Je plissai les yeux et j’aperçus le visage de l’elfe noir à la tunique verte qui nous avait capturés.

— Ne touchez à rien —nous dit-il, tendu—. Venez. Je vais vous conduire vers la sortie. Voici vos biens, avec… avec les lettres des Ombreux.

Nous nous approchâmes de lui et je soupirai de soulagement en voyant mon sac orange. À l’intérieur, se trouvaient un jeu de cartes, trois livres, du linge de rechange et… les lettres de Lénissu, vérifiai-je.

Sous le regard attentif de l’elfe noir, je gardai ces dernières dans une poche intérieure de ma tunique et j’acquiesçai.

— Nous te suivons.

Spaw, qui avait récupéré sa cape verte, marchait de moins en moins droit et je dus le prendre par le bras pour l’aider.

« J’ai la tête qui tourne, rien que de le voir marcher comme ça », se plaignit Frundis, qui se tenait toujours très droit.

Le fils des Clark nous fit passer par des escaliers déserts et nous conduisit jusqu’à une porte de service par laquelle peu de gens devaient passer.

— Je vous laisse ici —nous déclara-t-il froidement.

Au loin, on entendait des bruits de voix et des rires. Tout indiquait que, cette nuit-là, il y avait une fête dans la demeure des Clark.

— Je vous demande de m’excuser pour cette erreur —poursuivit l’elfe. On aurait dit que chaque mot lui brûlait la bouche—. Et je vous donne cette bourse d’argent en signe de respect aux Ombreux.

Étouffant la surprise qui m’envahissait, je pris la bourse et je réalisai un salut de remerciement.

— Ne parlons plus de l’incident —dis-je.

— Une question seulement —intervint Spaw. Il semblait avoir retrouvé un certain aplomb. Je l’entendis inspirer profondément et il me signala—. Qui vous a payés pour la trouver ?, et —il marqua une pause— qui vous a donné cette bouteille ?

— Personne ne nous a payés —répliqua l’elfe noir, en prenant un ton dédaigneux—. Vous avez beau dire, je sais que vous n’êtes pas des saïjits normaux.

— Qui est normal par les temps qui courent ? —répliquai-je, moqueuse.

Alors, il se passa quelque chose à quoi je ne m’attendais pas : en une seconde, je vis Spaw sauter sur l’elfe noir, le jeter par terre et pointer une sorte de dague pointue sur son cou.

— Si tu cries, c’est la dernière fois que tu respires —l’avertit-il.

L’elfe noir et moi, nous le regardions, les yeux dilatés et la respiration entrecoupée.

« Il est devenu fou ! », s’écria Syu, s’agrippant à mon cou et cachant sa tête dans mes cheveux pour ne pas voir.

— Maintenant, réponds —dit tranquillement Spaw—. Qui t’a donné cette bouteille ? Réponds —répéta-t-il, en voyant que l’elfe respirait à un rythme saccadé, mais ne parlait pas.

— Je… je ne veux pas… mourir —haleta l’elfe.

Le sourire qu’adressa Spaw à sa victime me glaça le sang dans les veines.

— Ah bon ? Alors, tu n’as qu’à me dire un nom.

— Je ne le connais pas. C’est Chimath qui m’a parlé de lui. Mon ami ternian. Moi, je ne sais rien.

— Le nom —insista le jeune humain.

— Tu es un démon —beugla l’elfe, le visage déformé par la haine et la peur.

— Où est Chimath ? —demanda alors Spaw.

— Je ne te le dirai jamais.

— Ah ! Et que dirais-tu si cet inconnu est en réalité un de nos ennemis et qu’il profite de votre crédulité pour que vous nous poursuiviez gratuitement en vous faisant croire que nous sommes des démons ? Hein ?

L’elfe noir l’observa et fit non de la tête.

— Je ne te crois pas. Et maintenant, arrête de me planter ce truc ou tu finiras par me faire mal.

— Tu crois que cela m’importe ? —répliqua Spaw.

Cependant, il se leva d’un bond et recula vers la porte. Je le rattrapai avant qu’il ne s’affale. Il semblait être retombé dans un état d’étourdissement.

— Bon —dis-je, en ouvrant précipitamment la porte—. Je crois que nous allons partir. Bonne nuit.

Et nous sortîmes de là le plus rapidement possible.

— Quelle mouche t’a piqué, pour attaquer cet elfe ? D’où as-tu sorti cette dague ? —demandai-je, en soufflant.

— De la salle des sculptures —répondit-il.

Nous descendîmes maladroitement les escaliers et nous nous dirigeâmes directement vers le mur qui entourait la maison. Spaw marchait d’un pas plus ferme qu’avant, mais je remarquai cependant que la boisson continuait de l’affecter.

— Pourquoi diables as-tu bu de ce verre ? —grommelai-je, lorsque nous parvînmes au pied du mur.

— C’était… une expérience —expliqua Spaw, en appuyant un pied sur une pierre.

— Une… expérience ? —répétai-je. Je ne pouvais pas le croire—. Ne me dis pas que tu as bu par simple curiosité, pour savoir si tu allais mourir ou perdre la tête ? —demandai-je, hallucinée—. Bon… la tête, on dirait que tu l’as déjà perdue.

Spaw prit un autre appui, grimpa sur le mur et me jeta un regard songeur, mais il passa de l’autre côté sans me répondre. Syu le suivit d’un bond agile et, moi, je plaçai Frundis dans mon dos pour escalader plus facilement.

J’atterris dans une rue au nord du Palais Royal.

— Par ici —me dit Spaw, en me signalant une ruelle.

— Je n’ai pas de temps à perdre —dis-je—. Je dois quitter Aefna.

— Tu t’en vas d’Aefna, hein ? Hum… peut-être est-ce une bonne idée —approuva Spaw. Il s’arrêta au début de la ruelle et se tourna vers moi—. Je peux te demander quelle relation tu as avec les Ombreux ?

— Ah ! Je crois que c’est moi qui t’ai posé une question la première. Tu sais quelque chose sur ces chasseurs de démons. Tu penses vraiment que quelqu’un leur a donné cette bouteille et leur a demandé de nous capturer ? Cela ne te semble pas un peu exagéré ?

— Eh bien, je reconnais que j’avais des doutes et que je n’en aurais pas été sûr si Zaïx ne m’avait pas parlé —reconnut Spaw.

Je le regardai fixement et je m’esclaffai.

— Zaïx ? —répétai-je, incrédule, avec un grand sourire—. Et que t’a-t-il dit ?

— Que la bouteille que détenait ce jeune rupin contenait probablement quelque chose de mauvais. Or, comme il m’a dit, qui, à part Askaldo, voudrait se venger de toi ?

— Askaldo —murmurai-je, en fronçant les sourcils—. Oh. Askaldo. Bien sûr.

« Qui est Askaldo ? », me demanda Syu.

« À vrai dire, je ne m’en souviens pas », répondis-je. « Mais cela me dit bien quelque chose. »

— Et, apparemment, Zaïx avait raison —poursuivit Spaw—. Ce « sirop » ne pourrait pas avoir été préparé par quelqu’un qui ne connaît pas les démons et la Sréda. Je me sens… comme si j’avais dix mille fourmis courant à l’intérieur et… —il laissa échapper un son guttural— je crois que je vais vomir…

— Askaldo ! —m’exclamai-je alors. Bien sûr !, me dis-je. C’était le fils d’Ashbinkhaï. Celui qui avait souffert des altérations irrémédiables, car il n’avait pas reçu à temps la potion destinée à stabiliser sa Sréda… et tout cela par ma faute. Et par la faute de Zoria et Zalen, me rappelai-je, morose.

Spaw s’était incliné en avant, se soutenant à l’angle d’un mur, mais il ne semblait pas arriver à vomir, aussi, je le pris par le bras, en lui disant :

— Éloignons-nous d’ici et allons à un endroit où tu pourras te reposer tranquillement.

Je pensai à l’emmener à la cachette de Lénissu, près de l’Anneau. Mais c’était trop loin, de l’autre côté de la ville.

— Je vais mieux —dit Spaw, en se redressant et en inspirant profondément.

— Tu crois que les effets vont et viennent ? —demandai-je.

— Cela ne me plaît pas du tout —souffla-t-il—. Les expériences de Zaïx finiront par me tuer un jour. —Il sourit—. Mais ce ne sera pas aujourd’hui. —Et alors il indiqua une rue—. Par ici.

Nous entrâmes dans une cour entourée de maisons et Spaw se mit à monter des escaliers, silencieux.

— Je ne veux pas être pessimiste —commençai-je à dire—, mais la dernière fois que j’ai bu une potion, les conséquences n’ont pas été insignifiantes. Toutefois, je ne voudrais pas t’alarmer.

Spaw se tourna vers moi et laissa échapper un petit rire ironique.

— Ne te préoccupe pas —m’assura-t-il—. De toutes façons, je suis déjà alarmé.

De fait, ses yeux noirs reflétaient quelque chose de très semblable à la peur. Je sentis un frisson me parcourir tout le corps en m’en rendant compte. Et s’il s’avérait que le sirop contenait un poison qui tuait petit à petit ? Après tout, Askaldo avait peut-être tant souffert de ses mutations imprévues qu’il en était devenu fou. Le plus absurde, c’était que malgré la maladresse avec laquelle ces chasseurs de démons nous avaient donné le sirop, Spaw avait été capable de le boire. Vraiment, ce jeune humain ne se distinguait pas par sa prudence.

Spaw s’arrêta devant une porte, il prit une clé au-dessus du cadre et ouvrit. Je dus me précipiter pour l’empêcher de tomber la tête la première contre le sol de la pièce.

J’avançai, en le soutenant comme je pus, je laissai tomber Frundis et je fis asseoir Spaw dans un fauteuil.

— Comment te sens-tu ? —demandai-je.

Il poussa un soupir pour toute réponse, les paupières closes. J’allai refermer la porte, je ramassai Frundis et, je venais d’invoquer une sphère de lumière, lorsque, dans le cadre d’une porte, sur ma gauche, apparut une silhouette avec une sorte de machette à la main.

— Euh… —fis-je, en ouvrant de grands yeux apeurés. « Où diables nous as fait entrer, Spaw ? », demandai-je à Frundis et à Syu, appréhensive.

La lanterne que portait la silhouette dans son autre main illumina toute la pièce et, en m’habituant à la lumière, je vis une elfocane très vieille dont le visage ridé me rappela la vieille Émariz d’Ato.

— Spaw ? —dit-elle alors, en lâchant la machette et en s’approchant de l’humain précipitamment. À mi-chemin, elle s’arrêta et ses yeux incolores se fixèrent sur moi—. Qui es-tu ?

— Moi ? Oh… Euh… une amie de Spaw —répondis-je, surprise de voir que, finalement, Spaw ne s’était pas trompé de porte—. Et vous ?

La vieille femme, sans répondre, s’approcha du fauteuil où se trouvait Spaw, à moitié inconscient, et elle posa une main très blanche sur le front du démon. Celui-ci ouvrit les yeux au contact et murmura quelque chose si bas que je n’entendis rien.

« Qui peut bien être cette vieille femme ? », commentai-je avec curiosité. Elle connaissait Spaw, me dis-je. Et si c’était un démon ?

Le singe, sur mon épaule, observait la scène avec un intérêt relatif. Le pauvre avait à peine dormi dans la cage et, maintenant, il avait du mal à rester éveillé.

— Vous croyez que c’est grave ? —demandai-je, en promenant mon regard sur la pièce. Il y avait une grande fenêtre avec des volets, une cheminée condamnée, une chaise et, collé au mur, un papier avec le dessin au crayon d’un lapin et d’une petite fille jouant dans les prés.

Je m’étais approchée pour mieux voir le dessin, mais je me retournai en entendant la profonde inspiration de Spaw.

— Je vais bien —dit-il—. J’ai simplement besoin d’une de tes potions, Lu. C’est la Sréda, elle est embrouillée.

— Je comprends —répondit alors la vieille femme—. Ne t’inquiète pas. J’ai tout ce qu’il faut.

Spaw sourit largement puis il expira et reposa sa tête contre le dossier du fauteuil, exténué. La vieille femme me regarda et fit un geste.

— Essaie de ne pas trop t’approcher de Spaw —m’avertit-elle—. Il est instable.

— Et c’est contagieux ? —demandai-je, incrédule.

La vieille femme se contenta de refaire un geste de la tête, avec une moue grave, et elle disparut par la porte par laquelle elle était apparue.

— Cela ne me plaît pas —commentai-je—. Qui est cette Lu, Spaw ? Elle sait vraiment qui tu es ?

— Hmpf. —Il sourit faiblement—. Lu est ma grand-mère. Bon, elle ne l’est pas biologiquement parlant, mais je la considère comme telle.

Je le fixai, interloquée.

— Ah.

Je m’assis sur la chaise, en essayant de mettre de l’ordre dans mon esprit confus.

— Alors, elle est au courant, pour les démons ?

— Oui —soupira Spaw, en ouvrant un œil—. C’est elle qui a achevé mon instruction de démon, si tu veux le savoir. Démons ! —s’exclama-t-il alors, en sursautant—. J’ai l’impression de brûler. Je vais chercher de l’eau.

— Non, ne bouge pas, laisse-moi faire —lui dis-je, en me levant et en faisant un geste apaisant.

— Tu ne vas pas savoir où trouver de l’eau —fit Spaw en secouant la tête— et si tu entres dans le laboratoire de Lu… Je ne te le conseille pas.

— Sottises —répliquai-je—. Je sais faire la différence entre une cuisine et un laboratoire. Et, en plus, j’ai une soif terrible —me rendis-je compte.

Spaw sembla se résigner, car il ne tenta plus de se lever et il dit :

— Et moi, j’ai soif et faim.

— Je vais essayer d’arranger ça aussi —fis-je en souriant.

Et je m’aventurai dans les profondeurs de la maison de Lu. Bon, en réalité, il n’y avait qu’un couloir avec trois entrées. Deux d’entre elles avaient des portes et la troisième donnait sur la cuisine. Je mis en réalité un bon moment à trouver de l’eau. Finalement, je repérai une cruche avec très peu d’eau. Je la versai dans un bol et je fis un effort considérable pour ne pas la boire.

« Syu », l’avertis-je, en voyant que le singe passait la langue sur ses lèvres sèches.

Du regard, je cherchai à manger, mais je ne trouvai que des pommes de terre et des poireaux et je n’allais pas me mettre à cuisiner à ce moment-là.

Je portai l’eau à Spaw et il la but d’un trait.

— Merci —murmura-t-il—. C’est curieux comme parfois on dirait que subitement tout se stabilise et, alors, quand tout va bien, cela se dégrade de nouveau.

— Je ne comprends toujours pas comment tu as pu boire cette potion —soupirai-je, incrédule.

Spaw haussa les épaules.

— Je te l’ai dit. Je suis plus curieux que prudent.

— Eh bien, tu vas finir par tuer ta grand-mère à force de lui faire des frayeurs pareilles —répliquai-je, en prenant un ton très semblable à celui de Wiguy quand elle me grondait.

— Je t’assure qu’elle m’a vu dans de pires états.

Les yeux exorbités, il inspira soudain profondément, en émettant un bruit guttural et je sentis que la peur accélérait les battements de mon cœur. Mais, heureusement, Spaw se calma.

— Quoique, cela pourrait devenir un des pires —rumina-t-il.

— Ta grand-mère en a pour longtemps ? —m’inquiétai-je.

— Préparer ce genre de breuvages prend toujours un certain temps. En tout cas, s’il m’arrive quelque chose de grave, rappelle-lui ce que je lui ai toujours dit, que je suis entièrement responsable de ce qui m’arrive.

Ses paroles m’épouvantèrent.

— Ne sois pas dramatique —répliquai-je, en sentant la panique m’envahir—. Cela va passer.

Je ne parvenais pas à très bien comprendre ce qu’il arrivait à Spaw. Je supposai que ce ne devait pas être très différent de ce que j’avais ressenti lorsque je m’étais changée en démon. Après tout, c’était une déstabilisation de la Sréda. Bien sûr, la Sréda éveillée et déstabilisée pouvait sans doute être plus dangereuse, pensai-je.

— Ne me dis pas que c’est Zaïx qui te l’a demandé ? —fis-je alors, après avoir médité un moment.

Spaw ouvrit les yeux. Son front transpirait et je commençai à me demander si, en plus de la Sréda déstabilisée, il ne subissait pas les conséquences de quelque poison ou de quelque grippe.

— Tu parles du sirop ? —J’acquiesçai et il fit non de la tête—. Il ne me l’a pas demandé. Il me l’a suggéré.

Je haussai un sourcil, surprise. Était-il possible que Spaw soit capable de faire des expériences sur sa propre personne si à la légère ? Je repensai à la fois où il était apparu juché sur un arbre, près de moi, sans être apeuré par les chasseurs de démons et je commençai à douter de la sagesse de ce jeune humain.

— C’est une folie —je secouai la tête—. Mais, dis-moi, comment connais-tu Zaïx ?

— Ah, ah. —Il agita l’index, en souriant—. Réponds d’abord à ma question. Tu es une Ombreuse, oui ou non ?

Je le regardai, stupéfaite en voyant briller la curiosité dans ses yeux, et je m’esclaffai.

— Non. Cela ne me viendrait jamais à l’idée d’entrer dans une confrérie quelle qu’elle soit.

— Pourtant, tu as en ta possession deux lettres écrites par des Ombreux, si j’ai bien compris.

— Elles sont pour mon oncle —expliquai-je—. Lui, apparemment, est un Ombreux, mais je ne le sais que depuis peu. Lénissu a toujours des petits secrets. Je ne sais pas comment il s’y retrouve.

Spaw laissa échapper un grognement et il se releva à moitié, faisant tomber le bol vide sur le sol.

— Spaw ? —fis-je, en me précipitant vers lui.

— Arggg —dit-il pour toute réponse. Une main sur la poitrine et les yeux fermés, il semblait essayer de surmonter une nouvelle attaque d’énergies instables.

Si cela avait été des énergies normales, j’aurais pu tenter de lancer des sortilèges de stabilisation, avec l’énergie brulique ; le problème, c’est que non seulement je n’étais pas une experte dans ce domaine spécifique, mais en plus la déserrance ne s’utilisait pas à l’intérieur d’un être vivant. Et peut-être aurais-je fait empirer les choses. En définitive, ce n’était pas une bonne idée.

— Tu veux que j’aille dire à Lu que tu as besoin d’une aide urgente ? —demandai-je—. Peut-être que…

— Non… non, laisse-la tranquille —souffla-t-il—. Elle a besoin d’être concentrée. Quelle idée j’ai eue.

Avec un effort et avec mon aide, il se rassit sur le fauteuil.

— Je vais bien —me dit-il—. Je veux dire, je m’en remettrai. Tant que la Sréda est toujours instable et qu’il ne m’arrive rien, tout va bien. Le pire, c’est si elle décide de changer. Bon, tu me comprends.

Je le regardai fixement.

— Non, je ne te comprends pas. La vérité, c’est que Kwayat m’a beaucoup parlé de la Sréda, mais il ne m’a pas dit grand-chose sur la déstabilisation de la Sréda. D’après lui, cela n’arrive jamais ou presque jamais.

Spaw laissa échapper un petit rire ironique.

— Oui, bien sûr. Le grand Kwayat n’a jamais de problèmes.

— Je suppose qu’il ne boit pas n’importe quel breuvage qui lui tombe sous la main —commentai-je. Syu gloussa et j’esquissai un sourire en me souvenant que ma phrase ressemblait beaucoup à celle de Seyrum, le jour où, à Dathrun, j’avais bu une potion en croyant que c’était du jus mildique.

Spaw fit une moue de protestation.

— Eh ! c’était une expérience. Maintenant, nous savons que ces chasseurs de démons ont été engagés par un démon.

— Tu en es sûr ?

— Qui, sinon, serait capable de déstabiliser la Sréda aussi efficacement ? —répliqua-t-il.

Je fronçai les sourcils, songeuse.

— Et tu crois que cet Askaldo… ?

— On ne peut pas savoir.

— Bon. —Je haussai les épaules et je souris largement—. Il suffit d’aller lui demander. Où vit-il ?

Spaw me regarda, comme si j’étais devenue folle.

— Askaldo ne vit pas à Aefna.

— Oh, et alors, où ? Dans un endroit reculé des Souterrains, ruminant sa vengeance ?

Le jeune humain roula les yeux.

— Il a vécu à Mythrindash, jusqu’à son départ. Alors, il a disparu. Les Communautaires ne savent pas où il est. Et Zaïx est convaincu qu’il veut se venger de toi. Et de lui, parce qu’il t’a protégée. Dès qu’il se sent un peu menacé, Zaïx se croit le centre du monde et il aime ça. Il a un petit problème de personnalité.

J’ouvris grand les yeux. Une idée absolument nouvelle m’était venue à l’esprit.

— Tu connais Zaïx ?

Spaw fit une moue exaspérée.

— Bien sûr que je le connais, je t’en parle.

— Non, non, je veux dire, tu l’as déjà vu ?

— Oh. Oui. Évidemment que je l’ai vu. Son refuge est un peu secret, mais si un jour tu veux aller le voir, je t’accompagnerai. Je dirai même plus, tu devrais y aller un jour, par simple politesse. Alors… ton oncle est un Ombreux, hein ? C’est une information intéressante. —Son expression se déforma et il souffla—. J’aurais préféré que ce grand gamin me poignarde. Cet Askaldo, je le déteste déjà.

— Bon, ne parlons pas trop vite. Peut-être qu’Askaldo n’a rien à voir là-dedans. Un singe gawalt agit bien et vite, mais pas sans réfléchir.

À peine eus-je prononcé ces mots, je m’empourprai, gênée.

— Je veux dire… —fis-je précipitamment— un démon…

Spaw eut un demi-sourire, amusé.

— Toi, tu as vraiment un problème de personnalité.

Je me raclai la gorge, mais je ne répondis pas. À ce moment, j’entendis des pas dans le couloir et je me tournai juste à temps pour voir entrer la vieille Lu dans la pièce, portant un plateau avec deux bols, une bouteille, du fromage et du pain. J’arquai un sourcil. Elle devait garder la nourriture bien cachée pour que Syu ne l’ait pas trouvée.

« S’il y avait eu quelque chose de mangeable, je l’aurais senti », se défendit le singe, en jetant un coup d’œil de déception au fromage.

Je remerciai la vieille femme et j’observai comment elle faisait boire à Spaw un bol entier, plein d’un liquide noir et gluant. Lorsque le bol était à moitié vide, je me disposai à me préoccuper de mes propres besoins et j’ouvris la bouteille. Je fronçai le nez. C’était du vin.

La vieille femme sourit en apercevant mon air réticent, elle me prit la bouteille des mains, remplit entièrement le bol et me le tendit.

— Merci pour avoir aidé Spaw à arriver jusque-là —me dit-elle, reconnaissante.

Elle semblait enfin plus disposée à parler, pensai-je. Cependant, je n’avais pas envie de me retrouver ivre.

— Euh… merci. Je ne voudrais pas déranger, mais… vous n’avez pas d’eau ?

La vieille femme fit non de la tête.

— Il faut aller au puits, pour ça. Et je n’y vais pas tous les jours.

— Oh, je comprends.

J’avais réellement très soif, me dis-je, en regardant le vin d’un air affligé. Je levai la tête vers le visage souriant de la vieille femme et je me dis que, si elle était tranquille, cela signifiait qu’elle avait bon espoir que Spaw se rétablisse après avoir bu sa potion.

— Tu es alchimiste ? —demandai-je.

La vieille elfocane haussa les épaules.

— Je me limite à faire des sédatifs et des stabilisateurs de Sréda. Et toi, d’où viens-tu ?

— D’Ato —répondis-je—. Bon, euh… mais cela fait plus d’un mois que je suis à Aefna. Je m’appelle Shaedra.

La vieille eut un sourire comique.

— Moi, c’est Lunawin, mais tout le monde m’appelle Lu.

19 Soupe de poireaux

L’été approchait et le soleil commençait à se lever avant la plupart des gens. La place était déserte et tranquille. Je laissai tomber le seau dans le puits et je le remontai, plein d’eau. Les oiseaux chantaient joyeusement dans les arbres et, les chats, allongés sur les seuils en pierre, se délassaient en me regardant, indolents.

Je remplis la deuxième cruche que m’avait donnée Lu et j’étanchai ma soif avec l’eau qui restait dans le seau du puits. Syu, alors, sauta dedans en m’éclaboussant et je me mis à rire de le voir si heureux de barboter. Ses moustaches mouillées se dressèrent, provocantes.

« Quoi ? Ce n’est pas parce que, toi, tu ne peux pas loger dans un seau que je n’ai pas le droit de m’y baigner », raisonna-t-il.

Je lui donnai entièrement raison, mais j’ajoutai :

« Je croyais que tu n’aimais pas l’eau quand il y en avait trop. »

« Bah. Tu te trompes. C’est l’idéal », m’assura le singe, en tournant dans l’eau, très content.

Un vent chaud soufflait et je pensai que, moi aussi, j’aurais bien aimé pouvoir me plonger dans un seau d’eau. Mais, de toutes façons, il était temps de rapporter les cruches de Lu. Ce jour allait être un jour bien rempli : je devais chercher Srakhi, lui demander de m’excuser et quitter Aefna. Et, si j’avais le temps, parler avec Suminaria et lui demander à elle aussi de m’excuser pour ne pas m’être présentée chez elle la veille.

Après avoir convaincu Syu que sa peau allait se rider s’il restait trop longtemps dans l’eau, je pris le seau et je finis de le vider au pied d’un buisson aux très jolies fleurs.

Syu grimpa sur mon épaule, en m’inondant.

« Pourquoi regardes-tu cette plante ? », me demanda-t-il, intéressé.

Je m’aperçus que, songeuse, j’étais restée absorbée dans la contemplation de l’arbrisseau et je me réveillai.

« Je pensais que la nature était très belle », lui expliquai-je.

Syu pencha la tête et observa plus attentivement les fleurs. Finalement, il acquiesça.

« Je suis d’accord », dit-il. Et il tourna vers moi un visage moqueur. « Les gawalts, nous en sommes une preuve. »

Je roulai les yeux.

« Et les ternians », répliquai-je. « Mais, sans fleurs, il n’y aurait pas de bananes, ni de pommes, ni rien de tout ce que tu aimes tant », observai-je.

Ces paroles laissèrent Syu très songeur. Je ramassai les deux cruches de Lu, et je me dirigeai vers la ruelle. Lorsque j’arrivai chez Lunawin, je trouvai Spaw dans la cuisine, assis à table, un couteau à la main, face à trois poireaux. Ses cheveux violets étaient attachés en une queue de cheval et il n’avait pas du tout l’air d’avoir passé une nuit horrible, comme je savais qu’il l’avait passée.

— Bonjour —lui dis-je, en lui jetant un regard curieux—. Que fais-tu ?

— De la soupe —m’expliqua-t-il, en souriant.

— À cette heure ? —m’étonnai-je.

— Lu aime bien déjeuner de la soupe. Mais, comme elle est très occupée avec ses expériences, elle oublie toujours de la préparer.

Je le regardai fixement et je souris, amusée.

— Comment te sens-tu ? —demandai-je, en m’asseyant à la table.

— Mieux. Les potions de Lu sont assez efficaces quand elles fonctionnent.

Je grimaçai en entendant ses derniers mots. Mais, bien sûr, il était tout à fait naturel qu’un alchimiste commette des erreurs de temps à autres, pensai-je.

— J’ai réfléchi —dit soudain Spaw, en coupant les poireaux avec célérité—. Tu m’as dit que tu aurais dû quitter Aefna hier, et cela me paraît une très bonne idée. Avec qui as-tu dit que tu devais partir ?

J’arquai un sourcil.

— Je ne l’ai pas dit.

Spaw s’arrêta en plein mouvement.

— Tu ne penses sans doute pas t’en aller toute seule ?

— Et pourquoi pas ? —fis-je, en sentant un sourire se dessiner sur mon visage—. Je suis un démon har-kariste avec un singe gawalt et un bâton compositeur, qui pourrait me faire du mal ?

Spaw roula les yeux.

— Un bâton compositeur ? —répéta-t-il.

— Ouaip —acquiesçai-je, avec désinvolture.

— Ton bâton est une magara, hein ? Je m’en doutais. Il émet de la musique ?

— Ce n’est pas une magara —lui assurai-je—. C’est un ami.

Le démon esquissa un sourire incrédule et il revint à ses poireaux, en soupirant :

— Je doute que la musique puisse te sauver d’une bande de truands.

— Je doute que des truands s’intéressent à une terniane sans un kétale —rétorquai-je—. Mais, de toutes façons, Srakhi va m’accompagner. C’est un ami de mon oncle.

— Ah —dit alors Spaw en secouant la tête—. C’est… un Ombreux ?

— Non, il n’en est pas un. Mais il doit la vie à mon oncle Lénissu. Et maintenant, comme il lui a promis de veiller sur moi… Je vais rejoindre Lénissu —expliquai-je.

— Et… ça se trouve loin ? —demanda Spaw.

Je haussai un sourcil.

— Pourquoi veux-tu le savoir ?

Le démon me regarda, surpris.

— Eh bien… c’est naturel. Après tout, je suis là pour te protéger.

Je restai muette un moment. Les yeux noirs de Spaw brillèrent, souriants, et je m’étouffai avec ma salive, en comprenant.

— Tu travailles pour Zaïx.

Spaw acquiesça.

— Je croyais que tu le savais. —Il sourit—. Tout compte fait, tu es sa nouvelle créature.

Et il se leva pour mettre à bouillir, dans la casserole, l’eau, les pommes de terre, les poireaux et un autre ingrédient qui me rappelait quelque chose, mais que je ne sus identifier.

— Démons —soufflai-je, impressionnée—. Cela signifie que… Zaïx me protège ?

Spaw fit une moue.

— Cela signifie que je te protège. Zaïx… récompense.

Je le regardai, outragée.

— Alors, comme ça, le collier, les chasseurs de démons et tout… c’était juste pour une récompense ?

Lorsqu’il revint près de sa chaise et s’assit, je perçus dans ses mouvements une certaine fatigue qu’il parvenait toutefois à effacer de son expression.

— Ne m’interprète pas mal —répondit-il—. Je n’ai rien d’un chasseur de récompenses. Écoute, je t’expliquerai les choses plus clairement. Zaïx est comme un père pour moi. Il s’est occupé de moi depuis que j’étais un enfant. Et les autres démons de la communauté m’ont donné tout ce dont j’avais besoin. C’est tout à fait normal que, maintenant, ce soit mon tour d’aider les autres, tu ne crois pas ?

Je le regardai avec une soudaine méfiance.

— Euh… de quelle communauté parles-tu ? Zaïx a une communauté ? —Il acquiesça avec calme—. Et vous êtes nombreux ?

Spaw éclata de rire, amusé.

— Nous sommes cinq —dit-il simplement—. Mais, à présent, nous nous voyons à peine.

J’acquiesçai pour moi-même. Les communautés des Démons Majeurs regroupaient des centaines de démons. En comparaison, la communauté de Zaïx était plutôt réduite.

« Suffisante, si ce sont des gawalts », intervint Syu avec un sérieux railleur.

« Tu crois qu’il y a des démons gawalts ? », lui demandai-je, amusée.

— Je suppose que tu dois te demander pourquoi je ne t’ai pas parlé de Zaïx plus tôt —poursuivit Spaw—. Mais tu dois comprendre qu’une personne qui travaille pour le Démon Enchaîné est très mal vue. Et je ne veux pas que tout le monde apprenne que je travaille pour lui.

— Kwayat le sait ? —demandai-je.

— Il sait que Zaïx m’a éduqué. Mais il croit que je travaille pour Ashbinkhaï. Ce qui est vrai aussi.

Je le regardai, perdue.

— Spaw… tu es en train de me dire que tu travailles pour deux démons à la fois ?

Spaw soupira.

— Je vais être sincère avec toi, comme je le suis toujours. —Il se racla la gorge et inspira profondément avant de dire— : Eh bien, voilà… je suis un templier.

Je le fixai du regard un moment, pensant qu’il allait ajouter quelque chose, mais il semblait m’observer, désireux de voir quelle allait être ma réaction.

— Très bien —dis-je, impatiente—, qu’est-ce que c’est, un templier ? Je suppose que cela n’a rien à voir avec ces anciens guerriers qui se jetaient du haut des falaises pour échapper à leurs terribles ennemis —dis-je, en me souvenant d’une scène historique que nous avait racontée le maître Tawb, à Dathrun.

— Rien à voir avec ce que tu dis —confirma-t-il—. Parmi les démons, un templier est une sorte de mercenaire qui sert d’espion, de messager et ce genre de choses. Lu m’a toujours reproché de choisir ce travail —soupira-t-il—. Et elle a tout à fait raison, mais, crois-moi, c’est moins dangereux que d’être alchimiste. Enfin, comme tu peux l’imaginer, mon travail requiert une certaine apparence de neutralité. Et si mes clients savaient que je conserve ma loyauté envers Zaïx, peut-être qu’ils ne me feraient pas autant confiance. Par simple superstition : les gens continuent de croire que Zaïx est un traître.

— Parce qu’il a volé les Chaînes d’Azbhel ?

— Exact —sourit-il—. Bon, maintenant que je t’ai raconté ma vie passionnante, dis-moi, où penses-tu aller avec cet ami de ton oncle ?

Je ne répondis pas immédiatement, pensive.

— Attends un moment —dis-je—. Tu ne m’as pas encore dit pourquoi tu travailles pour Ashbinkhaï.

— Oh, c’est un détail —m’assura Spaw—. Ashbinkhaï m’a demandé de retrouver son fils Askaldo et de le surveiller, parce que dernièrement il est très rebelle. —Il m’adressa un sourire torve—. J’ai appris qu’il avait envoyé un de ses acolytes à Aefna et j’ai compris que, s’il te trouvait, il pouvait survenir quelque incident regrettable.

— Tu veux dire qu’il a envoyé quelqu’un à Aefna et que ce quelqu’un va se venger de moi ? —soufflai-je, atterrée.

— Bon, Askaldo n’est pas une personne violente, selon son père —me consola Spaw—. Mais Ashbinkhaï s’inquiète pour lui, ce qui est normal, c’est son fils unique. Et je te rappelle que “ce quelqu’un” a déjà essayé de se venger de toi.

— Si c’est vraiment Askaldo qui a engagé ces chasseurs de démons —dis-je posément— alors, la potion que tu as bue…

— Oui, oui, ne me le rappelle pas —me coupa Spaw, en se raclant la gorge—. Quand je vais le raconter à Zaïx, il va se moquer de moi. Mais bon, toi, au moins, tu n’y as pas goûté. Parce qu’alors, Lu n’aurait probablement pas pu te sauver, parce qu’elle ne connaît pas du tout ta Sréda, et tu aurais terminé les dieux savent comment.

— Mmpf —fis-je—. Alors, quand tu dis que ce n’est pas une “personne violente”, c’est assez relatif.

Spaw ouvrit la bouche, fit une moue et acquiesça.

— Euh… En fait, oui. Je suppose que ce qu’a voulu me dire Ashbinkhaï, c’était qu’Askaldo ne poignarde pas les gens ni ce genre de choses. De toutes façons, je n’ai pas de mal à le croire, vu que sa famille, normalement, est connue pour sa patience et pour son amabilité.

— Hmm —réfléchis-je—. Et tu ne travailles pas pour plus de gens ?

Les yeux sombres de Spaw étincelèrent d’amusement.

— En ce moment, non —me dit-il—. Je comprends ta méfiance. Zaïx m’a déjà expliqué qu’une personne qui travaille dans ce genre d’affaires n’inspire pas une grande fiabilité ni honnêteté à la plupart des gens. Mais, à mon avis, je suis une personne honnête. Je dis toujours la vérité —m’assura-t-il—, ou presque. Et je ne prends parti pour personne. Sauf dans les affaires de Zaïx, bien sûr —ajouta-t-il.

Je souris. Je commençais à trouver ce démon sympathique.

— C’est bon —dis-je—. D’après ce que tu as dit, tu sembles être un démon avec de grands principes. Alors… tu penses nous accompagner Srakhi et moi ?

Spaw se racla la gorge.

— C’est là le problème. Je ne suis pas tout à fait guéri. J’aurai besoin de plusieurs jours pour me rétablir. —En entendant cela, j’acquiesçai, troublée, et Spaw poursuivit— : Mais, si tu penses que ce Srakhi est digne de confiance, je te conseille de quitter Aefna le plus tôt possible. Je crois… que tu ne devrais pas attendre davantage.

Je redressai la tête, surprise.

— Tu crois que le démon envoyé par Askaldo va vouloir tenter autre chose ? —demandai-je, un peu effrayée.

— Le problème, c’est que… c’est plus que probable.

— Ça, c’est un problème —approuvai-je, en réprimant un sourire moqueur—. Bien. Alors, je pars tout de suite chercher Srakhi. Nous partirons en direction de Kaendra.

Spaw acquiesça de la tête, songeur.

— Tu ne veux pas attendre que la soupe soit prête ? —demanda-t-il alors.

J’arquai un sourcil, amusée.

— D’accord. Mais dis-moi, Spaw, cette recette… d’où la tiens-tu ?

— Pourquoi tu le demandes ? —s’étonna Spaw.

— Parce que… je n’ai jamais vu une soupe préparée avec des anémones blanches et des racines de tugrin. Mais mon oncle m’a commenté que c’était très typique près du lac Turrils. Dans les Souterrains —insistai-je.

Spaw ouvrit grand les yeux, surpris, puis il rit.

— Tu as raison, il ne manque que les poireaux noirs —dit-il—. Alors, ton oncle est un connaisseur des Souterrains, à ce que je vois ?

Je roulai les yeux.

— Tu as dit que tu disais toujours la vérité —lui reprochai-je.

— Ai-je dit un mensonge ? —rétorqua-t-il, avec le plus grand calme.

Le singe s’ébroua. « Ce saïjit ne sait pas ce qu’il dit », commenta-t-il. Je ne pouvais qu’être d’accord avec lui. Spaw était trop sincère et mystérieux à la fois pour pouvoir se fier à lui. Mais, malgré cela, il avait dit des vérités. Et, surtout, il avait assuré qu’il me protègerait. Cependant, en percevant les marques de fatigue sur son visage, je pensai qu’il devrait commencer par se protéger lui-même.

* * *

J’étais partie, chargée de mon sac à dos orange et accompagnée de Frundis et Syu, après avoir pris congé de Spaw et de Lu, en disant à bientôt à l’un et en remerciant l’autre pour son hospitalité. Et, maintenant, je me dirigeai, presque en courant, au Sanctuaire. Spaw m’avait dit que c’était une bêtise, mais je ne pouvais supporter l’idée de voler un livre à la Fille-Dieu. Il était tout à fait normal que je lui rende le recueil de poèmes Shirel de la montagne. Mais j’aurais pu y penser avant, me répétai-je, en traversant la Place de Laya.

Je passai par une rue moins fréquentée, lorsque, soudain, quelqu’un s’arrêta net devant moi. Je le heurtai et je levai le regard, craignant le pire…

— Maître ! —m’exclamai-je, comme dans un rêve.

— Shaedra, ça alors —fit le maître Dinyu, avec un grand sourire—. Précisément, je revenais du Sanctuaire. Mais on m’a dit que tu étais partie avant-hier.

J’acquiesçai, émue.

— Oui. La Fille-Dieu et moi, nous ne nous entendions pas très bien. Lénissu et Aryès ont été relâchés et, elle, elle me l’a divinement caché. Que faites-vous à Aefna ? —demandai-je, en sentant mon cœur s’emplir de joie.

— Oh, eh bien —commença Dinyu—. Je t’avais déjà dit que je ne resterais pas à Ato. J’y suis resté un mois de plus, jusqu’à ce que le Daïlerrin trouve un nouveau maître. De toutes façons, je ne suis que de passage. J’avais des affaires à régler avec la Pagode. Et je voulais savoir si tu allais bien. Mais je vois à présent que les choses s’arrangent. Alors, comme ça, Lénissu et Aryès sont déjà libres ?

— Bon… Les choses sont plus compliquées —dis-je, avec une moue—. Mais, au moins, ils ne sont plus bannis. Je quitte Aefna aujourd’hui même.

— Oh, et où vas-tu ?

— À Kaendra.

Et alors, je lui expliquai que j’irais avec le gnome say-guétran qu’il avait vu, une fois, à l’entrée de la Pagode des Vents. Et lui me donna des nouvelles des autres kals d’Ato.

— Galgarrios se préoccupait beaucoup pour toi —me dit-il—. Et Sotkins n’a pas cessé de me demander si je savais pourquoi tu étais restée à Aefna. —Il sourit—. Je crois qu’elle pensait que tu étais restée étudier à la Grande Pagode ou quelque chose comme ça.

Je lui rendis son sourire, en m’imaginant l’envie de Sotkins.

— Et Kirlens ? —demandai-je alors.

Son visage s’assombrit.

— À ce que j’ai entendu dire, Kirlens est… tourmenté. Il y a quelques semaines, son fils est revenu et il est reparti presque aussitôt. Apparemment, ils se sont disputés.

Je le regardai, les yeux écarquillés. Kahisso était revenu à Ato ! Au moins, cela signifiait qu’il était en vie. Qu’ils se soient disputés ne me surprenait pas beaucoup : Kirlens et Kahisso avaient toujours eu un certain penchant pour les drames. Le visage du maître Dinyu s’éclaira.

— Enfin, cela me fait plaisir de savoir que tu ne vas pas passer ta vie au Sanctuaire —déclara-t-il, moqueur.

Peu après, peut-être parce qu’il s’aperçut que j’étais pressée ou parce que, lui, l’était, le maître Dinyu me dit au revoir et me souhaita un bon voyage. Je le regardai un instant, avec la triste sensation que je ne reverrais pas mon maître de har-kar.

« C’est qui le devin, maintenant ? », se moqua Syu.

« Quelqu’un de bien, ce maître Dinyu », commenta à son tour Frundis, avec une mélodie de grelots et de flûtes. « Il est plus prudent que toi. Et il ne m’utiliserait pas comme manche à balai. Il pourrait être un meilleur porteur… », insinua-t-il malicieusement.

« Frundis ! », m’indignai-je.

J’entendis un petit rire amusé.

« Je plaisantai », protesta-t-il. « Rassure-toi ; lui, je ne crois pas qu’il apprécierait ma musique autant que toi. Et… je ne crois pas qu’il me supporterait aussi bien », ajouta-t-il, pensif. « Tu vois ? Je sais reconnaître mes défauts et tes qualités », remarqua-t-il, satisfait. « Je ne suis pas aussi égocentrique que ce que tu sembles penser parfois. »

Son ton reflétait tout sauf de l’humilité. Je réprimai un rire.

« Je me réjouis de savoir que tu as su choisir le bon porteur », annonçai-je théâtralement.

J’arrivais à l’Anneau quand, soudain, Wanli apparut devant moi, les mains sur les hanches, avec sur le visage, une expression de colère manifeste qui n’augurait rien de bon.

— Shaedra, tu es un désastre —déclara-t-elle.

Et Frundis laissa de nouveau échapper un petit rire amusé.

20 Inconnus

Je marchais rapidement sur le chemin du sud, en suivant Srakhi et en pestant. Wanli n’avait aucune idée de ce qui m’était arrivé et, comme à l’évidence je n’allais par lui parler de démons, elle s’était fâchée avec moi, en me disant que je ne me souciais pas de ce qui pouvait arriver à mon oncle. Bien entendu, tous ses raisonnements absurdes étaient le fruit de sa préoccupation. Ses légers sourires paisibles et aimables de notre dernière rencontre s’étaient transformés en moues contrariées et exaspérées.

Wanli ne tarda pas à m’emmener auprès de Srakhi pour que nous quittions tous deux Aefna sans plus attendre. Nous marchâmes plusieurs heures presque sans un mot, excepté Frundis, qui exultait d’allégresse, ravi de cheminer de nouveau dans la campagne. Cependant, lorsque le soleil venait de passer le zénith, le say-guétran se tourna vers moi et soupira, comme pour signaler qu’après avoir longuement médité, il était arrivé à une conclusion.

— Décidément, tu es exactement comme Lénissu —me dit-il—. Tu commences déjà à garder des secrets. Enfin, je suppose que tu avais une bonne raison pour disparaître pendant une journée entière.

— J’avais une bonne raison —lui assurai-je, avec une moue—. Vraiment, je regrette ce contretemps. Mais je ne crois pas qu’un jour de retard soit grave au point que Wanli se mette dans cet état de… euh… —J’hésitai, puis je finis par dire— : Nervosité.

Srakhi haussa les épaules et prit un air pensif.

— J’admets que je suis intrigué. —J’arquai un sourcil interrogatif et Srakhi se racla la gorge, avec un léger sourire amusé—. Je suis curieux de savoir ce que pensera Lénissu de tout ça —ajouta-t-il et, tandis qu’il continuait à avancer, je demeurai silencieuse, en m’interrogeant sur le sens exact de ses paroles.

« Si tu veux que je te l’explique, tu me le dis », intervint Syu, en regardant ses ongles avec désinvolture, confortablement assis sur mon épaule.

« Oh », fis-je, moqueuse. « Vas-y. »

Le singe me prit une tresse et commença à la défaire pour la tresser de nouveau, tout en me répondant :

« Écoute attentivement, jeune kal », dit-il, sur un ton de maître de Pagode. Il marqua une pause, puis il se racla la gorge et m’adressa un sourire narquois en me montrant toutes ses dents. « J’allais dire quelque chose d’intéressant, mais j’ai oublié ce que je voulais dire. »

Nous entendîmes le rire de Frundis.

« La mémoire épique des singes gawalts… », commenta le bâton.

Syu grogna.

« Bouah, la mémoire n’est pas le plus important dans la vie », relativisa-t-il, philosophe.

Voyant venir le débat, Frundis entonna une chanson très ancienne et assez longue. Syu et moi, nous l’écoutâmes avec attention jusqu’à ce qu’il termine et nous lui demandâmes d’enchaîner avec une autre. Au moins, sa musique me donnait des forces pour avancer.

À un moment, Srakhi s’arrêta et déclara que c’était l’heure de manger. Nous mangeâmes du pain avec du fromage et, là, je commençai à lui raconter mon séjour au Sanctuaire, quoiqu’il n’y ait, à vrai dire, pas grand-chose à raconter. Ensuite, Srakhi se mit à méditer pendant une demi-heure et, du coup, je me pris à douter de son empressement pour voir Lénissu. Lorsque nous reprîmes la marche, j’osai enfin lui demander :

— Srakhi, peut-être que ma question va te surprendre, mais je me la pose depuis longtemps… Dis-moi, comment Lénissu t’a-t-il sauvé des Istrags ?

L’aventure de son enlèvement par la confrérie des Istrags, à Dathrun, il y avait presque deux ans de cela, avait toujours été un mystère pour moi, et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Srakhi n’était pas revenu auprès de Lénissu, ce jour-là, à Ombay. Quoique je me souvienne que Lénissu avait dit qu’il était parti mettre à l’abri en quelque lieu inconnu ces documents si convoités qui avaient causé tant de problèmes.

Après un silence, le gnome haussa les épaules.

— C’est une question un peu embarrassante. J’ai promis à Lénissu de ne pas en parler et je ne le ferai pas —m’affirma-t-il et il m’adressa alors un sourire amusé—. De toutes façons, je ne vois pas pourquoi je raconterais quoi que ce soit à une personne qui ne me dit pas toute la vérité.

Je fis une moue et j’acquiesçai, contrariée.

— C’est un cercle vicieux —soupirai-je—. Lénissu ne raconte rien. Je ne raconte rien et toi non plus. Finalement, avec tant d’efforts pour ne pas compliquer les choses et garder nos secrets, je commence à me demander pourquoi nous avons autant de problèmes.

Srakhi s’esclaffa.

— Je crois que nous sommes loin d’avoir autant de problèmes que Lénissu —déclara-t-il.

Je lui jetai un regard dubitatif.

— Peut-être —dis-je—. Mais peut-être n’en sommes-nous pas si loin comme il pourrait sembler.

« Quoique… », dis-je à Syu et à Frundis, « je crois qu’effectivement mon oncle a une très grande expérience pour s’attirer et accumuler des problèmes. Ce doit être de famille. »

« Ne commence pas à me préoccuper », commenta Frundis. « Moi, je ne veux pas avoir de problèmes. »

Je ris mentalement.

« Qui a dit que je voulais en avoir ? Je crains, Frundis, que ce jour-là, dans la cabane de ton ancien porteur, tu n’aies eu une terrible malchance. »

Frundis lança une suite de notes de piano, en soufflant.

« Ne crois pas cela, mes derniers porteurs ont eu une vie encore plus agitée que la tienne », m’assura-t-il. « Heilder, le dernier, était un imprudent. Une fois, il a failli me jeter à la mer en se penchant trop au-dessus d’une falaise. Oui », dit-il, en devinant mon étonnement et je fus envahie par le fracas de vagues furieuses déferlant contre les rochers pour que je me représente bien la scène, « je suis un martyr », déclara-t-il joyeusement. « Mais je suis toujours là. »

« Pour le moment », répliquai-je.

Et je souris, en levant ma main libre pour caresser le pétale bleu. Frundis, heureux de cette marque d’attention, laissa brusquement retentir un orchestre chaotique de tambours, trompettes et autres instruments, et j’aperçus alors le visage méditatif du singe, qui devait certainement réfléchir aux réactions des bâtons saïjits.

* * *

Le soleil disparaissait à l’horizon lorsque Srakhi déclara qu’il était l’heure de s’arrêter pour nous reposer. Pendant la journée, nous nous étions rapprochés des Montagnes d’Acier qui nous séparaient du Massif des Extrades. Nous étions passés devant de nombreuses granges, champs cultivés et plantations d’arbres fruitiers, mais cela faisait plus d’une heure que nous traversions un paysage à l’herbe rare, parsemé d’arbres aux frêles feuillages et aux troncs tordus et il ne semblait pas y avoir beaucoup de saïjits vivant dans les parages. Et, effectivement, le gnome assura que nous ne trouverions aucun refuge pour passer la nuit.

— Je ne connais pas beaucoup Ajensoldra —avoua-t-il, en s’asseyant sur sa couverture et en sortant la nourriture de son sac—, mais je suis passé une fois par ici et cette zone m’a semblé peu accueillante. Cela me rappelle un peu certains endroits de l’Insaride.

Je le regardai, impressionnée.

— Tu as été dans l’Insaride ? Je connais certains Sentinelles qui travaillent dans la zone. Ils disent que c’est un véritable nid de bestioles.

— Bon, une bonne partie des créatures qui sortent des Souterrains descendent des montagnes en passant par là —concéda Srakhi—. Mais elles ne restent pas là, tu dois parfaitement le savoir, toi qui vis à Ato. —Je fis une moue affirmative—. C’est une zone assez désertique —conclut-il, en me tendant un morceau de gâteau de riz et une poignée de fruits secs.

Nous causâmes tranquillement tout en mangeant et, lorsque nous eûmes terminé, Srakhi me donna une couverture.

— Nous sommes peut-être à la fin du printemps, mais une couverture ne sera pas de trop.

— Merci —dis-je sincèrement—. Tu es vraiment plus prévoyant que moi. Quoique les nuits ne soient plus aussi froides.

Cependant, je n’enlevai pas la cape avant de me coucher, enroulée dans ma couverture.

« Bonne nuit, Syu », dis-je au singe. Celui-ci s’était glissé sous ma couverture et s’était recroquevillé contre moi.

« J’avais oublié ce que signifiait voyager », bâilla-t-il, fatigué.

« Je comprends qu’être assis presque toute la journée sur une épaule en mouvement doit être terriblement épuisant », répliquai-je, moqueuse, feignant la compassion.

Le singe réprima un sourire.

« Ne te moque pas autant », prononça-t-il solennellement. « Après tout, tu es déjà la porteuse d’un bâton. Un gawalt ne pèse pas autant. »

Le bâton fit vibrer un son harmonieux de harpe.

« Je ne tiendrai pas compte de ton insinuation », fit Frundis, magnanime.

Je réprimai un sourire et j’observai alors que le gnome, assis et les yeux fermés, semblait méditer de nouveau. Je me mordis la lèvre, intriguée.

— Combien d’heures passes-tu par jour à tant réfléchir ? —demandai-je.

Srakhi sourit largement et ouvrit les yeux.

— Je ne réfléchis pas, je repose seulement mon esprit.

— Quelque chose tourmente ton esprit ?

Le gnome roula les yeux.

— Lénissu est plus compréhensif que toi. Reposer l’esprit, c’est comme entrer dans une sorte de transe. Je me remémore tous mes principes et toutes les promesses que j’ai faites et je me dis que je dois les tenir. Ensuite, je m’en remets à la Paix, qui est comme l’ensemble des dieux de ce monde. Et, normalement, lorsque je ne voyage pas, je prie quatre heures par jour.

Je clignai des paupières, hallucinée.

— Tu dis que Lénissu est plus compréhensif que moi ? —fis-je, et je soufflai entre mes dents, pensive, en appuyant la tête sur une main—. Bon, je suis assez compréhensive, ne crois pas. Après tout, ce n’est pas très différent de passer quatre heures à faire du har-kar avec le maître Dinyu. Il répète toujours que le har-kar est plus un art pour apprendre la concentration qu’autre chose —expliquai-je, en souriant.

— Ce maître a l’air sensé. C’est celui que j’ai vu à l’entrée de la Pagode des Vents, n’est-ce pas ?

— C’est bien lui.

Le gnome secoua la tête.

— Tu devrais dormir. Demain, nous devrons contourner les Montagnes d’Acier et la journée sera longue.

— Bonne nuit, Srakhi —dis-je, en fermant les yeux et je plongeai rapidement dans un rêve où le maître Dinyu se promenait dans un jardin fleuri et m’informait tranquillement que celui qui avait remporté le Tournoi de har-kar était un démon qui me cherchait, une rose à la main.

* * *

Je me réveillai, en sursaut, en entendant un cri étouffé. Dès que j’ouvris les yeux, je vis Srakhi, l’épée à la main, menaçant une ombre couchée par terre qui haletait de peur. La lune brillait encore dans le ciel sombre.

— Qui es-tu ? —s’enquit le gnome.

— Démons ! Shaedra ! —s’écria Spaw, atterré.

— Srakhi ! —fis-je, effrayée, en me levant d’un bond—, c’est Spaw, un ami à moi.

Le say-guétran recula, mais, méfiant, il ne rengaina pas encore son épée.

— Un ami à toi ? —répéta-t-il, en demandant plus d’explications.

— Oui —dis-je, apeurée—. Euh…

Spaw se leva et, craintif, il s’écarta un peu par prudence. Il secoua sa cape pour en ôter la poussière et prit la parole, en voyant que j’hésitai, ne sachant pas trop comment le présenter.

— Je m’appelle Spaw Tay-Shual —déclara-t-il—. Et je suis venu vous dire que nous devons partir d’ici le plus tôt possible. Il y a des cavaliers, non loin d’ici, et j’ai l’impression qu’ils sont à vos trousses. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en ai aucune idée. Mais je crois qu’ils n’avaient pas de bonnes intentions. Et connaissant… mon amie, cela ne m’étonne pas… Je veux dire qu’il t’arrive toujours un tas d’histoires —ajouta-t-il diplomatiquement en me voyant froncer les sourcils—. Le seul mot important que j’ai pu comprendre, c’était le mot « Ashar ». —Il observa nos réactions et il esquissa un sourire—. Je suis curieux de savoir : tu as vraiment réussi à avoir des problèmes avec l’une des familles les plus influentes d’Ajensoldra ?

Je me raclai la gorge, embarrassée. Tout cela donnait à réfléchir…

Cependant, Srakhi, contrairement à ses habitudes, s’activa aussitôt en toute hâte, ramassant les couvertures, occultant les braises éteintes… Je finis par réagir et je lui donnai un coup de main.

— Tu dis qu’ils ne sont pas loin ? —demandai-je.

— À quelques kilomètres à peine —acquiesça Spaw—. Ils étaient trois. C’est une chance qu’ils aient décidé de s’arrêter pour dormir avant de vous trouver.

Je plissai les yeux, l’observant à travers l’obscurité.

— Tu crois réellement… que c’est nous qu’ils recherchent ?

— Ça se pourrait —intervint Srakhi—. Et avant tout, il faut être prudent. Suivons le chemin pendant un moment, puis nous couperons à travers monts et nous passerons par les Montagnes d’Acier. Merci pour l’information, jeune homme —ajouta-t-il.

Spaw sourit avec sincérité.

— De rien.

Je pris Frundis, tandis que Syu courait déjà sur le chemin. Le singe semblait avoir récupéré toute son énergie. Et Spaw aussi.

— Je n’aurais pas cru que tu te rétablirais aussi vite —murmurai-je à Spaw.

Le démon haussa les épaules.

— J’ai une santé coriace du démon —assura-t-il, amusé.

Nous nous mîmes en marche. Srakhi ne fit pas de commentaires lorsqu’il vit Spaw nous accompagner, mais je me doutais qu’il se méfiait encore de lui.

Que trois personnes ayant une relation avec les Ashar se dirigent vers Kaendra ne pouvait, en soi, m’alarmer. Mais, même s’il s’avérait qu’ils ne nous cherchaient pas, nous ne perdions rien à être prudents.

— Pourquoi penses-tu qu’ils en ont après nous, Srakhi ? —demandai-je, tandis que nous avancions sur le chemin sombre. Le gnome fit une moue, mais il ne répondit pas et je compris qu’il n’osait pas parler devant Spaw—. Ne crains rien. Spaw en sait déjà plus que ce que tu crois. Il sait que mon oncle est un Ombreux. Et si nous laissions de côté les secrets pour une fois ?

Srakhi soupira.

— Cela me préoccupe que tu accordes trop de confiance à des inconnus —dit-il—. Parce que je crois ne pas me tromper en supposant que tu as connu ce jeune garçon à Aefna, c’est-à-dire, il y a peu. Peut-être est-ce un espion.

Je m’empourprai en comprenant qu’il mettait en doute ma capacité à me faire des amis. Mais je ne pouvais révéler que Spaw était un démon templier qui me protégeait pour le compte de Zaïx. En réalité, Srakhi n’était pas si loin de la vérité lorsqu’il disait que Spaw pouvait être un espion…

— C’est un coup bas —commentai-je.

— Ne te tracasse pas —me dit Spaw—. Je suis immunisé contre les insultes. Alors comme ça, c’est toi, Srakhi ? Enchanté de te connaître.

L’expression imperturbable, le gnome regarda la main que lui tendait Spaw, tandis que nous marchions.

— Je ne serre pas la main de quelqu’un en qui je n’ai pas confiance —répliqua-t-il et, Spaw, en soupirant, laissa retomber sa main.

— C’est normal —lui assura-t-il—. Très peu de gens ont confiance en moi.

Je croisai le regard de Srakhi, mais celui-ci secoua la tête, me faisant comprendre qu’il me reprochait d’avoir lié amitié avec cet étrange individu.

— Toi, tu as bien fait confiance à Lénissu sans problèmes après qu’il t’a sauvé la vie —intervins-je, mordante.

Le say-guétran leva les yeux au ciel, exaspéré.

— Accélérons le rythme —déclara-t-il pour toute réponse, pendant que Frundis, peu à peu, se réveillait de son paisible rêve de flûtes.

21 Les Montagnes d’Acier

Comme la Lune… Vent
contre la voix violent.
Comme l’amour, lointaine.
Brise glacée. Rumeur
de l’aurore soudaine
embrassée de vapeur.

Je fermai le livre en secouant la tête.

— Je ne comprends pas ces poèmes —déclarai-je, déconfite—. On dirait des énigmes.

Assis sur des rochers, nous étions sur le versant de la première montagne, qui donnait ensuite sur une sorte de plateau irrégulier. Nous marchions depuis un jour et demi et nous n’avions vu aucun signe de nos poursuivants. Et Srakhi commença à douter à voix haute des paroles de Spaw. Celui-ci supportait sa méfiance avec une patience extrême, cependant je remarquai que, petit à petit, certaines de ses répliques étaient de moins en moins diplomatiques.

Pour éviter toute dispute, pendant que nous mangions et que nous nous reposions, j’avais sorti le recueil de poèmes de la Fille-Dieu intitulé Shirel de la montagne. Au bout d’un ou deux poèmes, Srakhi avait fermé les yeux et, apparemment, il s’était mis à méditer.

— De qui sont ces vers ? —demanda Spaw, appuyé contre l’unique arbre à vingt mètres à la ronde.

— D’un certain Limisur —répondis-je, en jetant un coup d’œil sur la couverture—. Je ne sais pas du tout qui c’est, mais en tout cas Frundis a plus d’imagination.

« Merci, Shaedra », me dit le bâton, reposant sur mes genoux. « C’est toujours agréable d’entendre des compliments. Parfois, je n’ose pas te le dire, mais les compliments me font autant de bien que lorsqu’on me frotte le pétale bleu », m’assura-t-il.

D’une main, je frottai le pétale bleu et, tandis qu’une mélodie de cithare m’envahissait, je repris la parole :

— L’embêtant, c’est que ce livre n’est pas à moi. J’aurais dû le rendre à la Fille-Dieu. Mais on ne m’a pas laissée le rapporter —ajoutai-je, avec une moue, en pensant à l’empressement qu’avait montré Wanli pour que je m’en aille d’Aefna.

— Alors comme ça, Frundis, c’est le nom du bâton —dit Spaw, sur un ton légèrement interrogatif. Il paraissait un peu surpris.

— Oui —répondis-je—, hum… je t’ai dit que ce n’était pas un bâton normal et… En réalité, je ne t’ai pas dit toute la vérité.

« Attends, attends ! », se pressa de me dire le bâton. « Ne lui dis rien. Laisse-moi entre ses mains. Nous verrons comment il réagit », fit-il en riant, s’imaginant déjà la scène.

Je me mordis la lèvre, en réprimant un sourire.

« C’est une bonne idée », concédai-je, amusée. « Mais ne le fais pas mourir de peur. »

Alors, je posai le livre et je tendis le bâton au démon.

— Prends-le et tu verras.

Spaw ouvrit grand les yeux, intrigué, et il saisit le bâton. Il fronça les sourcils et il allait demander quelque chose, quand, soudain, il laissa échapper une expiration. Mais il ne lâcha pas Frundis. Il l’observa avec fascination et, à partir de là, il demeura silencieux, un bon moment. Je devinai qu’il devait parler avec Frundis. J’étais curieuse de savoir ce qu’ils se disaient, mais cela aurait été une impolitesse de le demander.

Je levai les yeux. Srakhi était toujours assis, les pieds croisés, mais ses yeux observaient avec attention Spaw et le bâton. Maintenant que j’y pensais, lui non plus n’était pas au courant de l’existence de Frundis.

« Shaedra », dit alors Syu, en apparaissant près d’un grand chêne barik. « Une course, ça te dit ? »

Mon visage s’illumina, je me levai d’un bond et, laissant Spaw et Frundis à leur conversation et Srakhi à sa transe, je partis courir avec Syu, sans avoir à éviter épines ni arbustes dangereux comme au Sanctuaire. Certains arbres avaient des tas de grosses branches qui partaient presque du sol et nous nous amusâmes comme des enfants à y grimper et à faire des courses.

Lorsque nous revînmes, Srakhi m’attendait avec impatience.

— Nous étions censés faire une pause et, toi, tu te fatigues encore plus —soupira-t-il—. Nous devrions continuer. Je veux arriver au plateau cette nuit.

Spaw s’avança vers moi et me tendit Frundis avec un grand sourire.

— J’ai trouvé Frundis très sympathique —déclara-t-il—. C’est un véritable artiste. Je n’arrive pas encore à croire qu’une personne puisse se fondre dans un bâton.

À peine eus-je touché le bâton, je sentis la musique envahir mon esprit. Frundis paraissait très content d’avoir pu impressionner Spaw.

— Je suppose que, maintenant, tu ne me regarderas pas si bizarrement, quand je dis que le bâton est mon ami —fis-je, avec un sourire.

Le démon fit une moue.

— Je suis désolé. Je ne pouvais rien imaginer de semblable. C’est incroyable.

— Mais vrai —remarquai-je.

Nous poursuivîmes notre voyage, en parlant de Frundis, de la musique et des énergies. Nous descendions déjà la montagne, en direction du plateau, et les bois devenaient de plus en plus denses.

— Où as-tu appris à contrôler les énergies ? —demandai-je, tout en marchant.

— Oh —dit Spaw—. Lu m’a appris, entre autres.

Je compris qu’il ne voulait pas en parler devant Srakhi et je soupirai. Que de secrets ! L’un ne pouvait pas parler des démons, même si être un démon signifiait simplement que la Sréda s’était « réveillée ». Et l’autre ne voulait pas parler des Ombreux parce qu’il se méfiait de Spaw. Heureusement, il n’y avait pas que des démons et des Ombreux dans le monde et nous pouvions parler allègrement de beaucoup d’autres sujets.

La nuit, je leur lus de nouveau deux ou trois poèmes du livre de Limisur et, pendant que Srakhi priait, Spaw, Syu, Frundis et moi, nous fîmes des courses dans le crépuscule. Le terrain était maintenant presque plat et l’herbe était aussi moelleuse et verte que la mousse.

— Dernière course —déclarai-je, quand je vis que Spaw haletait et qu’on ne voyait presque plus où nous mettions les pieds.

Lorsque nous revînmes où nous nous étions installés pour la nuit, nous vîmes Srakhi toujours en train de prier et Spaw ne put réprimer un gros soupir.

— Tu sais, toi, pourquoi il est toujours comme ça ? —me demanda-t-il tout bas.

— C’est un say-guétran —lui expliquai-je, dans un murmure—. Avant-hier, il m’a expliqué qu’il priait pour la Paix.

— La Paix ? —répéta Spaw, avec un rire étranglé—. Eh beh, il a pourtant failli me transpercer avec son épée, quand je l’ai connu.

— Hum… —Je me raclai la gorge, embarrassée.

— Il faut respecter les coutumes de chacun —intervint alors Srakhi, en ouvrant les yeux—. Allez, allons dormir.

Nous nous souhaitâmes bonne nuit et nous nous enveloppâmes dans nos capes et nos couvertures. Malgré la chaleur du jour, les nuits étaient assez fraîches à une telle altitude et je me réveillai même une fois à cause du froid, en pleine nuit. Les étoiles étincelaient, magnifiques, dans le ciel et la Lune illuminait la clairière où nous reposions. Avec tant de lumière, je vis aussitôt que Spaw n’était pas dans son état normal. Il était sous sa forme de démon. Et les marques noires, sur son visage, se percevaient clairement. Il dormait placidement cependant et, après un moment d’hésitation, je supposai que peut-être sa Sréda se rétablirait plus vite s’il se transformait. Cette pensée en tête, je plongeai de nouveau dans un profond sommeil.

Le matin suivant, une brume épaisse nous cernait. On voyait à peine à quelques mètres de distance, mais Srakhi assura qu’il savait vers où nous devions nous diriger, et nous le suivîmes donc. Nous continuâmes à avancer, mais sans bruit, cette fois. Même la musique de Frundis s’était harmonisée avec la matinée brumeuse. À peine quelques heures plus tard, la brume commença à se lever et, en un rien de temps, un soleil resplendissant nous éclaira.

— Qui aurait dit que derrière ce brouillard se cachait un jour si radieux —se réjouit Srakhi, en avançant d’un pas décidé.

— Quelqu’un vit-il dans cette contrée ? —demanda Spaw, au bout d’un moment.

J’acquiesçai.

— À ce que je sais, il existe un village. Autrefois on l’appelait Eklao, ce qui signifie « refuge » en jruensien, mais, aujourd’hui, on l’appelle Kolcero, du nom de Chaubil Kolcero.

Spaw fronça les sourcils.

— Chaubil Kolcero ? À vrai dire, je ne connais pas beaucoup l’histoire d’Ajensoldra. C’est qui celui-là ?

— Le saïgéant qui a tué le dragon de glace qui vivait dans la région, il y a une centaine d’années —expliquai-je—. Mais je t’avertis, moi non plus, je n’en sais pas beaucoup en histoire. J’ai beaucoup lu, mais j’ai une tête percée comme une passoire pour ces choses-là. C’est terrible.

— Et ce saïgéant… il ne vagabonde plus dans les parages, n’est-ce pas ? —demanda Spaw, en regardant autour de lui.

— Bien sûr que non —le réconfortai-je—. Il est sûrement déjà mort. Et il n’a peut-être même jamais existé, personne ne peut réellement connaître le passé. Mais, s’il a vraiment existé, peut-être que ses descendants sont toujours dans le coin —insinuai-je, moqueuse.

À ce moment, nous étions en train de traverser une clairière, sous l’éclat du soleil, et le cri de Srakhi, à quelques pas devant nous, nous surprit totalement.

— Arrière, monstre ! —vociféra le gnome—. Par tous les démons, Shaedra, cours !

Le cœur battant subitement à tout rompre, je tendis le cou et… je m’esclaffai en voyant un petit dragon aux écailles rouges qui nous regardait, les yeux écarquillés par la peur.

— Ne t’inquiète pas, Srakhi —soupirai-je—. Je la connais, c’est Naura.

En entendant son nom, la dragonne se précipita sur nous, elle bouscula et fit tomber Srakhi sans le vouloir et, agitant bruyamment la queue, elle se mit à sauter, heureuse de me reconnaître. Vraiment, toute sa timidité antérieure semblait s’être évanouie.

— Bonjour, Gobeuse de Pommes —lui dis-je, en caressant son museau souriant.

J’ouvris grand les yeux. Si Naura était là, ce ne pouvait signifier qu’une chose : Kwayat ne devait pas être très loin. Je relevai la tête. Et je croisai les regards stupéfaits du démon et du say-guétran, qui ne savaient comment réagir devant une scène aussi inédite. Et Syu, aux côtés de Spaw, secouait la tête, maintenant une distance prudente.

22 Les Rills du Songe

— C’est une amie à toi, n’est-ce pas ? —fit Srakhi, en respirant profondément pour recouvrer son calme.

— Oui —affirmai-je—. Mais je suis surprise qu’elle m’ait reconnue. Nous nous sommes connues dans les Hordes. C’est une dragonne orpheline.

— Vraiment dommage —dit Srakhi distraitement. Son attention était tournée vers la dragonne, qui, à présent, était allongée au soleil, à quelques mètres, un regard mélancolique posé sur nous.

Quoique fasciné, Srakhi réagit rapidement et nous reprîmes la marche, laissant Naura derrière nous. Mais je remarquai que celle-ci nous suivait, comme si elle était seule et s’ennuyait mortellement. Cela voulait-il dire que Kwayat n’était pas avec elle ?

Lorsque nous nous arrêtâmes, le ciel s’obscurcissait déjà et nous avions commencé l’ascension d’une montagne qui indiquait la fin du plateau. Nous n’avions rencontré aucun village ni aucun saïjit. Après tout, pour aller à Kaendra, on contournait normalement les Montagnes d’Acier par le sud, près des Prairies du Feu. C’était infiniment plus pratique que de les traverser. Pensive, je calculai que, la nuit suivante, nous atteindrions déjà les Rills du Songe. En guère plus de trois jours, nous arriverions à Kaendra, me dis-je.

— Ce n’est pas pour dire —annonça Spaw, en voyant que le gnome sortait ses fruits secs et versait du riz dans une casserole—, mais un bon lapin viendrait à point avec le riz.

— Je sais, mais nous n’avons pas de lapin —répliqua Srakhi, catégorique—. En plus, si cela ne te semble pas suffisant, moi, j’avais prévu à manger pour deux, pas pour trois.

— Par ici, il y a beaucoup de lapins. J’en ai vu plus d’un gambader pendant que nous marchions. Si tu me promets que tu ne vas pas manger tout le riz, je vais tout de suite en chasser un.

Finalement, Srakhi nous envoya Spaw et moi chasser et, lui, partit chercher du bois pendant que la dragonne nous épiait non loin de là.

— Spaw —dis-je, pendant que nous avancions dans le bois—, je voulais te parler sérieusement de quelque chose.

— Dis-moi. Cela a un rapport avec la dragonne ?

— En partie —acquiesçai-je—. Cette dragonne, nous l’avons trouvée, Kwayat et moi, dans les Hordes. Et depuis, Kwayat s’occupe d’elle. Ou, du moins, c’est ce que je croyais. Mais on dirait que Naura n’a nulle part où aller.

— Tu ne vas pas me dire que tu penses l’adopter ? —s’inquiéta Spaw—. Je n’ai rien contre les dragons, que ce soit clair, mais si tu prétends que nous allions à Kaendra avec elle…

— Je n’ai pas dit que j’allais l’adopter. Et même, je crois qu’elle est mieux sur ce plateau que nulle part ailleurs. Il y a des animaux en abondance et on dirait qu’il n’y a pas beaucoup de saïjits.

— Oh, je comprends. C’est Kwayat qui te préoccupe —devina Spaw, en tournant vers moi ses yeux noirs comme le jais—. Tu te demandes où il peut être s’il ne s’occupe pas du bébé dragon ni de toi, pas vrai ? Eh bien, je vais te donner un conseil, Shaedra : ne te tourmente pas pour Kwayat. —Je le regardai, surprise, et il secoua la tête—. Il a sa propre vie, Shaedra, et, s’il a des affaires plus intéressantes, je t’assure qu’il ne va pas revenir. Zaïx respecte ses connaissances, c’est pour ça qu’il l’a chargé de t’instruire, mais il dit qu’il est comme Sahiru, tragique et distant. Cependant, il dit aussi qu’il l’amuse —il sourit, ironique.

Je méditai ses paroles un moment.

— D’accord —dis-je finalement—. J’ai déjà remarqué comment Sahiru et Kwayat se regardaient. Ils ont l’air de se connaître depuis longtemps.

Spaw acquiesça.

— Cela ne fait pas de doute. Maintenant que tu le dis, je crois qu’ils ont été élevés ensemble —fit-il avec désinvolture.

— Quoi ? —exclamai-je, stupéfaite—. Sahiru, le guide des Communautaires, a grandi avec Kwayat ?

— Le guide des Communautaires —répéta Spaw, très amusé—. Ce titre est un peu pompeux. Mais, c’est un fait, Sahiru n’est pas n’importe qui. Et Kwayat non plus. Avant, ils étaient unis comme les deux doigts de la main, à ce qu’on m’a raconté. Et un jour, plaf, ils ont cessé de s’adresser la parole. Ni vengeance, ni dispute, ni rien. Simplement, ils ont cessé de s’adresser la parole —raconta-t-il, l’air mystérieux—. Ou, enfin, presque. Et apparemment personne d’autre qu’eux ne sait pourquoi.

— Étrange —commentai-je, et alors je levai les yeux en percevant un mouvement et je m’écriai— : Là-bas !

Un lapin filait entre les arbres et les arbustes. Il nous fallut plus d’une demi-heure pour en attraper un et, pourtant, nous en aperçûmes plus de dix. Le Plateau d’Acier fourmillait de vie.

Lorsque nous revînmes, Srakhi avait déjà rassemblé un bon tas de bois et il avait allumé le feu. À une vingtaine de mètres de lui, se trouvait Naura, passant son énorme langue râpeuse sur son corps brillant d’écailles rouges.

Spaw tenait le lapin mort par les oreilles et, en arrivant, il me le tendit, en disant :

— Avant, j’ai vu des framboises. Je vais en chercher quelques-unes.

Et pendant que Spaw disparaissait dans la pénombre, Srakhi me pria :

— Dépèce-le et nous le mettrons en morceaux dans le riz, comme ça, cela lui donnera du goût.

Je m’étonnai de la légèreté du lapin. Je tournai la tête vers l’animal, je le regardai et, en le voyant immobile et sans défense et si dépourvu de vie, mon cœur se brisa et je sentis les larmes commencer à couler sur mes joues.

— Je ne peux pas —déclarai-je, en sanglotant, le regard rivé sur le lapin au pelage gris.

Srakhi leva vers moi des yeux empreints de surprise.

— Comment ça, tu ne peux pas ?

Je m’agenouillai près de lui, en essayant de sécher mes larmes.

— Je ne peux pas —répétai-je—. Fais-le, toi.

Srakhi poussa un immense soupir.

— Eh bien nous devrons attendre que Spaw revienne, parce que moi non plus je ne peux pas. C’est une question de principes say-guétrans —expliqua-t-il, comme je le regardais, surprise, à travers mes larmes.

— Eh beh —fis-je. Et je laissai le lapin sur ma cape, étendu par terre—. Il y a donc des règles chez les say-guétrans ?

— Ce ne sont pas exactement des règles, mais des principes moraux.

— Mais… manger de la viande, c’est naturel chez les saïjits —dis-je, plus sereine maintenant que je ne tenais plus le lapin mort entre les mains.

— Naturel, oui. Mais la nature est parfois cruelle. Et les say-guétrans, nous essayons d’éviter tout acte de cruauté.

Je me mordis la lèvre, méditative.

— Je suis curieuse de savoir. Il existe un centre de la confrérie des say-guétrans, ou vous allez chacun de votre côté ?

— Les say-guétrans, nous ne sommes pas une confrérie. Nous sommes des personnes qui partagent un même objectif dans la vie.

— Un objectif ? —m’étonnai-je—. Et quel objectif ?

Le say-guétran fit un mouvement grave de la tête et déclara :

— Propager la bonté dans le monde.

Nous entendîmes soudain un craquement d’os cassés et nous nous tournâmes pour voir Naura mâcher et savourer le lapin gris que nous venions de chasser.

— Notre repas ! —m’exclamai-je, en me levant d’un bond. L’indignation m’envahissait—. Naura, ce n’est pas bien. Tu aurais pu chasser ton propre lapin, le lapin gris était pour nous…

— Shaedra, calme-toi, s’il te plaît —me demanda Srakhi—. Je ne sais pas jusqu’à quel point tu connais cette dragonne, mais j’ai lu une fois que les dragons sont très intelligents, surtout les dragons rouges, et si elle s’offense de tes paroles, je préfère ne pas imaginer ce qui peut arriver.

J’ouvris grand les yeux, en me rendant compte qu’en réalité je ne connaissais pas suffisamment Naura la Gobeuse de Pommes pour pouvoir prévoir ses changements d’humeur.

— C’est bon, mange-le —fis-je, résignée—. Vas-y, savoure-le bien et ne te gêne pas. Comme si ce n’était pas plus facile pour elle que pour nous de trouver à manger —grommelai-je.

— Euh… —J’entendis une voix derrière la dragonne et je vis apparaître Spaw, la chemise relevée remplie de framboises.

« Espérons que la Gobeuse de Pommes n’apprécie pas autant les baies que les pommes et les lapins », soupirai-je. Syu approuva, sans perdre un seul mouvement de la dragonne.

Spaw s’approcha de nous, en contournant prudemment Naura.

— Elle a mangé le lapin —l’informai-je à regret.

Le démon eut l’air déçu, mais il haussa les épaules, en voyant comment Naura finissait de ronger et de rejeter les os de lapin.

— Nous nous contenterons de riz et de framboises —déclara-t-il.

Finalement, comme la dragonne ne cessait d’observer Spaw et ses framboises, le rendant extrêmement nerveux, nous décidâmes de les verser dans la casserole avec le riz.

— Lénissu penserait probablement que c’est une aberration culinaire —soupirai-je—. Mais, au moins, je ne crois pas que Naura fourre son museau au-dessus du feu.

Heureusement, la Gobeuse de Pommes nous laissa manger en paix notre riz aux framboises, faisant un petit somme après son dîner. Srakhi décida de monter le premier tour de garde cette nuit-là, quoique je lui assure que Naura serait incapable de nous faire du mal.

Aussi, le jour suivant, je trouvai Srakhi endormi. C’était la première fois que je voyais quelqu’un dormir assis. Je le réveillai et nous nous mîmes en marche. Nous laissâmes définitivement derrière nous le plateau et nous prîmes congé de Naura plusieurs fois, en lui demandant de ne pas nous suivre. Finalement, alors que je pensais que nous ne parviendrions pas à lui faire comprendre qu’elle était beaucoup mieux dans les Montagnes d’Acier, nous nous retrouvâmes face à une falaise où serpentait un étroit sentier naturel. Là, la Gobeuse de Pommes fut incapable de nous suivre et elle nous regarda nous éloigner avec de grands yeux tristes.

À partir de là, notre voyage vers Kaendra fut plus monotone. Nous arrivâmes sur la crête d’une montagne sans arbres et nous contemplâmes les énormes crevasses de pierre claire qui parsemaient les Rills du Songe. Et au-delà, on apercevait les hautes montagnes des Extrades. Nous mîmes plusieurs heures à descendre la montagne et à atteindre la vallée. Nous traversâmes plusieurs ravins hérissés de roches noires aux formes étranges et Syu, Frundis et moi, nous nous amusâmes à deviner les formes et à donner des noms à chaque roche singulière. Spaw nous raconta, après le repas, une terrible histoire sur cette région et je l’avertis que, si j’avais des cauchemars, ce serait sa faute.

Cependant, nous parvînmes au pied des Extrades sans cauchemars ni aucun problème. Par contre, l’eau manquait. Et je me demandai comment les énergies naturelles pouvaient autant changer d’un endroit à l’autre pour qu’à Ato, on ait prévu un Cycle des Marais et qu’ici, dans les Rills, il n’y ait même pas un ruisseau qui sillonne ce terrain rocheux et désert.

Une fois arrivés dans les Extrades, nous nous dirigeâmes vers le sud pour rejoindre le Chemin des Orfèbres qui unissait Kaendra aux autres villes d’Ajensoldra. Tout devint verdoyant et, le jour où nous atteignîmes le chemin, un vent du sud commença à souffler. Non seulement il embrasa l’atmosphère, mais il nous recouvrit aussi de poussière et de sable chaud des Plaines du Feu.

« Une région sympathique », dit Frundis. « Si je me souviens bien, la dernière fois que je suis passé par ici, c’était en hiver. Cela avait été toute une aventure. Les gens roulaient dans les précipices. Quelqu’un, je ne me rappelle plus qui, disait que Kaendra était la ville la plus accueillante de tout Ajensoldra. Si l’on n’y meurt pas de froid, on vous jette des pierres, on vous refile des maladies et on vous fait passer des sacs de boue pour de l’or. »

Je haussai un sourcil, surprise.

« Eh bien, ce quelqu’un n’était pas très optimiste », commentai-je. Si je me souvenais bien, Ar-Yun, l’har-kariste kaendranais contre lequel j’avais lutté, m’avait semblé aimable et honnête. Mais comment savoir ce que nous pouvions trouver, soupirai-je. Peut-être que nous ne trouverions même pas Lénissu, me dis-je, ironique. Je ne croyais pas que Lénissu soit capable de nous attendre patiemment dans une ville plus d’un jour. Surtout dans une ville où il avait été exilé.

23 Épi brisé

Nous marchions depuis un bon moment et le chemin commençait à se rétrécir de sorte que deux carrioles à la fois ne pouvaient pas s’y croiser. Les montagnes, autour de nous, étaient abruptes et rocheuses. Quelque chose m’empêchait de les comparer à celles des Hordes. Peut-être parce qu’elles manquaient d’arbres, pensai-je. Une charrette de marchandises, qui allait un peu trop vite à mon goût, venait de passer, lorsque Srakhi, qui allait en tête, se retourna vers moi.

— Shaedra, tu devrais enlever cette tunique et en mettre une autre. Je ne sais pas si c’est une bonne idée que tu montres à tout le monde que tu appartiens à la Pagode Bleue.

Je baissai les yeux sur ma tunique, surprise, et je contemplai la feuille de chêne noire.

— Quel mal y a-t-il à venir d’Ato ? —demandai-je alors, sans comprendre.

Srakhi esquissa un sourire.

— On voit que tu n’es jamais allée à Kaendra. Il existe dans cette ville une aversion ancestrale pour le pouvoir d’Ajensoldra.

Je haussai les épaules. J’avais déjà entendu parler du caractère indépendant de Kaendra.

— Et une pagodiste d’Ato représente le pouvoir d’Ajensoldra ? —me moquai-je, amusée.

— Oui.

Sa réplique me fit arquer un sourcil.

— Bon, bon. Alors je me changerai. Je n’aime représenter personne —réfléchis-je—, et encore moins un pouvoir qui m’a attiré plus de problèmes qu’autre chose —ajoutai-je, en jetant un coup d’œil sur mes griffes.

Peu après, nous arrivâmes près d’un ruisseau bordé de buissons et nous fîmes une pause pour manger et nous reposer un peu. Avant toute chose, j’en profitai pour enfiler une tunique de rechange que je possédais.

— Alors comme ça, tu es déjà venu à Kaendra —dis-je, lorsque je rejoignis Srakhi et Spaw.

— Une fois —acquiesça gravement le gnome—. Il y a de nombreuses années.

Il n’en dit pas davantage et je réprimai un sourire ironique : Srakhi ne se différenciait pas tant de Lénissu pour certaines choses. Je remarquai alors que Spaw était très silencieux. Mais, lorsque je croisai son regard, il me sourit et suggéra :

— Si tu nous lisais quelque chose de Limisur ?

Je roulai les yeux, mais je sortis le livre et je leur lus quelques poèmes pour passer le temps.

Après avoir rempli nos outres d’eau, nous reprîmes la marche. Sur le chemin, nous croisâmes une patrouille de gardes et quelque carriole chargée de marchandises et de voyageurs avec une escorte. Il était presque impossible de ne pas se souvenir alors combien le portail funeste était proche de la ville des Extrades. Et chaque fois que Frundis faisait une réflexion macabre sur la région, Syu et moi, nous jetions des coups d’œil inquiets autour de nous.

Le chemin s’élargit peu à peu et je me rendis compte, au bout d’un moment, que nous étions dans une vallée et que, de chaque côté du chemin, s’étendaient des bois.

— Il fait une chaleur de mille démons —souffla Srakhi, en ouvrant le col de sa tunique.

En effet, le soleil tapait fort et Syu s’était enfoui sous mes cheveux pour se protéger des rayons brûlants. Pour compenser, Frundis nous chanta au singe et à moi une chanson épique du grand Thurb’Orak perdu dans les Montagnes Enneigées.

Heureusement, peu après nous trouvâmes une rivière et nous nous aspergeâmes tous la tête. C’est seulement lorsque je relevai les yeux, dégoulinant d’eau, que je m’aperçus que quelqu’un nous observait. Il était assis sur un rocher, à l’ombre, sur la même rive que nous. C’était un ternian aux cheveux sombres et son visage reflétait l’appréhension. Il devait avoir à peu près le même âge que Kahisso et il revêtait l’habit typique des paysans de la région d’Aefna. Je supposai que la carriole que je venais de remarquer était chargée de produits agricoles.

— Quelle chaleur, hein ? —fit-il, malgré son air prudent.

— Tu l’as dit —répondis-je, souriante.

— Vous allez à Kaendra, n’est-ce pas ? —demanda-t-il, en se levant—. Savez-vous si tout va bien, là-bas ?

Srakhi haussa les épaules.

— Nous n’en avons aucune idée. Pourquoi ? Il y a des problèmes dernièrement ?

— Ah ! —sourit le commerçant—. Il y en a toujours. Mais le blé se vend plus cher qu’à Aefna, alors le voyage en vaut la peine.

Du blé, pensai-je, en jetant un coup d’œil à la charrette, tandis que l’homme attelait de nouveau les chevaux.

— Vous êtes… d’Aefna ? —demanda-t-il.

— Nous en venons —acquiesça le gnome—. Mais, moi, j’ai grandi dans les Communautés.

— Les Communautés ? —répéta l’homme, en fronçant les sourcils, pensif—. Je vois que vous avez marché toute la journée. Puisque nous allons tous à Kaendra, pourquoi ne voyageons-nous pas ensemble ?

Srakhi, Spaw et moi échangeâmes un regard et nous acquiesçâmes.

— Ce sera avec plaisir —dit Srakhi.

— Merci —dis-je, en joignant les mains.

— Alors bienvenus à bord. Mon nom est Pflansket —déclara-t-il. Après que nous nous fûmes présentés, il nous apprit que celui qui lui avait donné ce nom était un grand-oncle à lui, explorateur, qui s’était aventuré jusque dans la lointaine Albrujia—. Cela signifie « Résistance » dans un dialecte de là-bas —nous expliqua-t-il, tandis qu’il stimulait les chevaux et que nous reprenions la route sur la carriole—. Un drôle de nom, n’est-ce pas ? Mon grand-oncle a parcouru toute la Mer d’Argent. Et il n’est revenu qu’à soixante-seize ans. C’est lui qui a donné un nom à tous mes frères et sœurs : Ravacha, Liklata, Linsawdro, Kujnigra, Laychows et Jatraguembo. Vous devez vous douter qu’on ne s’appelle pas comme ça tous les jours. Nous préférons les diminutifs Rava, Lik, Lin, Kujni, Lay et Jat. Moi, on m’appelle Flan —dit-il en riant—. Et toute cette histoire à cause des explorations de mon grand-oncle.

La conversation de cet homme était amusante et ininterrompue. On aurait dit que son grand-oncle lui avait raconté ses histoires tant de fois qu’il les savait par cœur, aussi, il nous divertit en nous racontant des faits réels de ces lointaines terres du sud. Toute son appréhension semblait s’être dissipée. Je suivais ses paroles avec beaucoup d’attention, fascinée par ces explorations des terres d’Albrujia, Kunkubria et de la Principauté de Néih. Le maître Aynorin nous avait toujours fait comprendre que ces terres avaient toujours été sauvages et qu’il n’existait aucune sorte de civilisation, si l’on exceptait certaines villes de Néih et j’étais surprise d’entendre parler Pflansket de peuples accueillants, de commerce et de culture.

— Oui —disait-il, en remarquant mon expression étonnée—. Selon mon grand-oncle, il existe tout un réseau de peuples nomades en Kunkubria. Et pour se rendre d’un village à l’autre, il faut traverser des lieues entières de terres inhospitalières pleines de monstres de toutes sortes. Je ne sais pas comment il a pu revenir vivant de là, mais il ne s’en est pas mal sorti, car cela ne l’a pas empêché d’atteindre les cent dix ans avant d’aller rejoindre les ancêtres.

Srakhi ne semblait pas très attentif à ce qu’il disait et Spaw gardait un silence qui me surprenait de plus en plus.

Nous avancions depuis plusieurs heures déjà et le soleil commençait à disparaître derrière les montagnes, lorsque, soudain, nous entendîmes un cri qui me fit dresser les cheveux sur la tête. Nous regardâmes autour de nous et, alors, Spaw siffla :

— Des bandits.

Ils étaient deux, l’un avec un bâton et l’autre avec une machette. Ils se précipitaient vers nous, en sortant à découvert des bois. Flan était devenu livide de terreur, mais il réagit vite et stimula les chevaux.

— Au galop, Nin et Gar ! Courez !

Les deux chevaux étaient résistants et de bonne race, mais ce n’étaient pas de ceux qui font des courses de quadriges. Nous ne tardâmes pas à nous rendre compte que, devant nous, deux autres personnes avaient placé une barrière. Et il était impossible de quitter le chemin avec une carriole, pensai-je.

— Nous sommes perdus —se lamenta Flan.

— Quelle honte —fis-je, en regardant nos assaillants avec mépris—. Qui peut bien oser attaquer quatre pauvres voyageurs avec une carriole pleine de blé ?

— Ils ne veulent pas le blé —dit Flan, les yeux exorbités par la peur. Il soupira et, à ma grande surprise, il avoua— : C’est moi qu’ils cherchent. Désolé —murmura-t-il. Il semblait être sur le point de s’évanouir, aussi, je lui pris les brides des mains et je tirai pour que les chevaux s’arrêtent.

Les deux bandits qui nous suivaient étaient déjà à moins de cinquante mètres, mais ceux qui se trouvaient devant nous étaient encore loin. J’empoignai Frundis, Srakhi dégaina son épée et Spaw nous regarda avec un sourire espiègle.

— Vous allez lutter ? —demanda-t-il.

— Je crains qu’ils ne nous laissent pas d’autre option —soupira le say-guétran, à contrecœur.

— C’est bon —déclara Spaw avec calme et il sortit vivement de sa botte une dague d’un métal rougeoyant.

Je l’observai, surprise, mais je me concentrai aussitôt et je descendis de la carriole d’un bond. Je serrai Frundis avec force et j’observai les deux hommes qui s’approchaient en courant.

« C’est maintenant ou jamais », dis-je. Je perçus l’assentiment du bâton. Je plissai les yeux de concentration.

— Iii-Aaaa ! —vociférai-je, comme une sauvage, tandis que le bâton lançait soudain des rayons de lumière harmonique qui stupéfièrent les bandits—. Vous terminerez aux Enfers ! —déclarai-je et je lançai le sortilège harmonique que je préparais depuis un moment. Une horrible image sombre et épouvantable prit forme devant les attaquants.

— Un azruk ! —s’écria l’un d’eux, derrière l’image créée. Dans sa voix, je pus percevoir un sentiment de panique. J’entendis le petit rire moqueur de Frundis. Nous avions réussi à les effrayer.

« Qu’est-ce que c’est, un azruk ? », demanda Syu, en penchant la tête.

Je haussai les épaules.

« Aucune idée. »

Cependant, notre petite victoire, n’arrangeait pas tout, car de là où j’étais, il était difficile de ne pas reconnaître une harmonie, à moins de ne vraiment rien en savoir. C’est pourquoi les deux bandits face à la carriole, un caïte blond et une terniane, tous deux masqués, se mirent à courir vers nous tandis que leurs compagnons fuyaient épouvantés.

— Rends-toi, Pflansket ! —cria le blond.

Sa compagne, aux longs cheveux noirs, tendit son arc vers nous et s’arrêta à moins de vingt mètres.

— Nous savons ce que tu transportes ! —rugit-elle—. Et tu ne vas pas échapper, même si Agalsur le Terrible en personne t’accompagne.

Je perdis ma concentration en voyant Flan inspirer profondément, atterré, et mon monstre ténébreux s’effilocha, puis disparut.

— Nous, nous n’avons rien à voir avec ça —dit Spaw, en descendant de la carriole d’un bond—. Nous vous laissons entre vous puisque vous semblez vous connaître.

— Je regrette de vous avoir mêlés à cela —nous murmura Flan—. J’ai commis une grave erreur.

— Rends-nous ce qui est à nous ou je brûle toutes tes marchandises —déclara brusquement celle qui portait l’arc. Alors, mes yeux se fixèrent sur la flèche et j’aperçus une légère étincelle.

— Non ! —s’écria Flan, en levant des mains tremblantes—. Ne fais pas ça.

— Nous ne cherchons pas les ennuis —intervint Srakhi—, il est vrai que nous venons à peine de connaître cet homme, mais nous ne pouvons pas permettre que vous régliez votre querelle d’une manière aussi sauvage.

— Ne tire pas, Dékéla —supplia Flan à la femme archer—. Nous pouvons arriver à un accord. Je vous donnerai ce que vous cherchez. Mais n’utilise pas cette flèche de feu. Je ne transporte pas… seulement du blé, tu comprends ? Cette carriole contient plusieurs kilos de poudre.

De la poudre ?, me répétai-je, horrifiée. D’un subit élan, Spaw, Srakhi et moi, nous nous mîmes à courir aussi loin que possible de la carriole et les bandits reculèrent de quelques pas, prudemment.

— Si elle tire, tout va exploser ! —soufflai-je, horrifiée, en me retournant vers Flan et la carriole, après m’être éloignée d’une vingtaine de mètres—. Pourquoi ne court-il pas ? —demandai-je à Spaw et Srakhi, mais ceux-ci secouèrent la tête, le regard rivé sur la scène. Pourquoi ne courait-il pas ?, me répétai-je à moi-même.

— Qui es-tu en réalité ? —demanda Dékéla, autoritaire—. Dis-nous la vérité. Tu travailles pour quelqu’un d’autre ? Ou as-tu cru que tu pourrais vendre l’anneau tout seul et profiter de l’argent à ta guise ?

Les deux bandits qui avaient fui étaient revenus au niveau de la carriole et le blond leur fit signe de s’écarter promptement. Nous, nous étions déjà à une distance raisonnable.

— Allons-nous-en —nous suggéra Spaw—. Ils se débrouilleront bien entre eux.

— Nous avons un problème —soupirai-je—. Nos sacs sont dans la carriole.

Et soudain, je blêmis et je passai la main dans les poches internes de ma tunique. Je m’étais changée de vêtements, me rappelai-je, atterrée. Et j’avais oublié les Triplées. Sans parler des lettres de Lénissu et de la lettre de Laygra. Une explosion de poudre les anéantirait, sans aucun doute…

— Je ne peux pas laisser couler le sang —déclara gravement Srakhi, en interrompant mes pensées—. Vous autres, éloignez-vous un peu plus et surtout ne vous approchez pas.

Je l’observai descendre de nouveau vers le chemin et, après nous être éloignés quelques mètres de plus, je tendis l’oreille pour écouter l’échange entre Flan et Dékéla, mais j’entendais à peine quelques mots décousus. Lorsque Srakhi arriva près de la carriole, il parla posément, Dékéla eut un geste d’impatience et le gnome prit mon sac à dos et le sien. Il avait parcouru quelques mètres, quand, soudain, la femme s’emporta. Je perçus clairement le mot « ashro-nyn ».

— Elle a dit ashro-nyn ? —demanda Spaw, en arquant un sourcil, intrigué.

— C’est ce qu’il m’a semblé —confirmai-je. S’il s’agissait de membres de la confrérie des ashro-nyns, ce que nous avions de mieux à faire, c’était de partir d’ici en courant le plus vite possible. On disait que les ashro-nyns étaient des assassins et des voleurs qui ne respectaient rien. Ils avaient une réputation semblable à celle des Istrags dans les Communautés et, si Flan avait des histoires avec ces gens-là, il avait un grave problème.

J’entendis alors un bruit de pas non loin de là et je me retournai. Je levai les yeux au ciel en voyant que les deux bandits qui avaient fui devant mon image harmonique nous menaçaient à présent avec leurs armes.

— Vous vous êtes moqués de nous —fit l’un en approchant. Son expression était déformée par un sentiment destructeur.

— Vous mourrez pour cela —affirma l’autre, en levant sa machette.

En entendant de telles paroles, je frémis. Je remarquai un éclat rougeoyant dans les yeux de Spaw et, avec une certaine crainte, je compris que sa Sréda n’avait pas encore tout à fait retrouvé son équilibre.

— Je déteste que l’on me menace de la sorte —siffla le démon, en levant sa dague rouge.

Je ne sais pas exactement comment le combat commença. En tout cas, à un moment, celui qui tenait le bâton essaya de me donner un coup et je n’eus pas d’autre solution que de répliquer. L’incroyable, c’est que, bien qu’il soit beaucoup plus fort, il ne réussit pas à m’atteindre une seule fois. Par contre, Frundis et moi, nous le rouâmes de coups jusqu’à ce qu’il tombe à genoux, exténué. Je reculais de quelques pas en inspirant profondément, lorsque j’entendis un cri de douleur. Spaw venait de taillader le bras de son adversaire et celui-ci lâcha la machette, soutenant son membre avec une grimace de souffrance.

— C’est ça les terribles ashro-nyns ? —haleta Spaw, sarcastique. Il était resté sans souffle.

À peine eut-il parlé, nous entendîmes une terrible explosion. Je laissai tomber Frundis et je me couvris les oreilles. En jetant un coup d’œil vers la carriole, nous vîmes la femme et le blond couchés par terre, se protégeant les oreilles, tandis que Flan, monté sur l’un des chevaux de la carriole, galopait à bride abattue. La flèche de la terniane était encore près de son arc, sans avoir été décochée. Alors, qui avait provoqué l’explosion ? Je n’arrivais pas encore à comprendre ce qui se passait, quand je perçus un mouvement du coin de l’œil et je lançai une attaque étoile au malheureux qui avait voulu m’agresser par surprise. Je lui donnai ensuite un coup de pied et l’ashro-nyn s’affala de nouveau, inconscient cette fois.

— Maudit brigand. Je n’avais pas envie de lutter —grognai-je, contrariée.

Spaw sourit en entendant ma remarque, mais son visage s’assombrit aussitôt.

— Où est Srakhi ?

La question me glaça le sang dans les veines. Je ramassai Frundis et, tandis que nous courions vers le bois, je jetai des regards autour de moi, très inquiète. Quelques secondes après, cependant, nous vîmes Srakhi sortir de derrière des arbustes et courir vers nous.

— Vite. Fuyons ce maudit endroit —marmonna-t-il.

Tous deux, nous approuvâmes de la tête et je détalai à toutes jambes avec eux. Je soupirai intérieurement en pensant que nos premières rencontres dans les Extrades n’avaient pas été très heureuses.

« Si Naura la Gobeuse de pommes avait été là, nous nous en serions mieux tirés », plaisantai-je, tout en suivant le gnome.

« Cela ne fait pas de doute », réfléchit Frundis. « Pour commencer, personne ne nous aurait proposé de monter sur sa carriole. »

En m’imaginant la dragonne, juchée sur une carriole pleine de poudre, je réprimai un sourire amusé. L’image de son visage sympathique et innocent réveilla en moi une certaine nostalgie. Je voyais encore les yeux brillants d’incompréhension de la Gobeuse de pommes en nous voyant nous éloigner. J’espérais que Kwayat s’en occuperait correctement.

En arrivant dans le bois, Spaw se plia en deux et déclara, en haletant :

— À partir de maintenant, nous le saurons : n’accepte jamais de voyager avec un inconnu.

— On s’en souviendra —approuvai-je—. Mais, qui sait, peut-être que nous avons sauvé la vie de Flan. Je me demande comment une personne aussi gaie et sympathique comme lui peut avoir des relations avec des assassins.

— À ce que j’ai pu comprendre —dit Srakhi, en reprenant sa respiration—, ce sont tous des ashro-nyns. Y compris Flan.

J’ouvris grand les yeux, épouvantée.

— Mais on dirait que ce dernier avait déserté la confrérie —ajouta le gnome—. Boh, leurs histoires ne nous regardent pas. Ne nous arrêtons pas ici. Continuons. Nous avancerons un bon bout de temps hors du chemin.

— Toujours aussi prudent —observai-je, en souriant, contente de voir que, malgré l’incident, nous étions tous sains et saufs—. Au fait —ajoutai-je, tandis que nous reprenions la marche—, quelqu’un sait-il ce qu’est un azruk ?

Spaw, derrière moi, s’esclaffa.

— Selon la croyance, c’est un Démon des Ombres, ou quelque chose comme ça.

Srakhi se tourna vers lui, la mine sérieuse.

— Ce n’est pas seulement une croyance. Les Démons des Ombres existent. Mais pas à la Superficie.

Spaw et moi, nous échangeâmes un regard et, lui, fit une moue, pensif.

— Je suis curieux de savoir. Tu crois vraiment que les démons existent ?

Je perçus dans son ton une incrédulité parfaitement réussie et je foudroyai le démon du regard. Le say-guétran eut un sourire en coin.

— Bien sûr qu’ils existent. Tous les livres d’Histoire te le diront. Mais ils ont tous été éradiqués de la Superficie.

— La Superficie —répéta Spaw, méditatif—. C’est une chance alors que nous ne soyons pas dans les Souterrains.

— Pas pour très longtemps —déclarai-je.

Le jeune humain haussa un sourcil, alarmé.

— Que veux-tu dire ?

Je reçus un regard d’avertissement du gnome, mais je l’ignorai.

— Dès que nous trouverons Lénissu, nous irons dans les Souterrains.

Spaw m’observa avec attention. Les commissures de ses lèvres commencèrent à se relever.

— Merveilleux —déclara-t-il sincèrement.

24 Dénouement

Le jour suivant, nous arrivâmes à Kaendra sans autre contretemps. La ville était totalement différente d’Ato. Entourée de précipices et de montagnes abruptes, elle était construite sur une colline rocheuse et escarpée. Elle avait des escaliers de pierre de toutes parts, même dans les jardins périphériques et, d’après ce que j’avais lu, les maisons se prolongeaient dans la roche. Ce qui me parut insolite, c’est que Kaendra était entourée de plusieurs murailles. Pendant les dernières heures de route, nous vîmes deux tours de garde au bord de l’étroit Chemin des Orfèbres.

— C’est impressionnant —reconnus-je, alors que nous approchions des portes de la ville. Combien de temps avait-il fallu pour construire ces murailles ?, me demandai-je, en admirant le tout et en voulant immortaliser cette image dans mes souvenirs.

« Trop de roche », commenta Syu. « Et trop peu d’arbres. »

« Gekyo vivait ici », intervint Frundis, ému, s’accompagnant de quelques notes de piano.

« Gekyo ? », répétai-je, sans comprendre.

« Oh, voyons ! Parfois, tu as l’air d’une personne cultivée et d’autres fois, tu méconnais les choses les plus basiques », se plaignit le bâton, contrarié. Et il prit un air de biographe en poursuivant : « Gekyo est un grand musicien, essentiellement pianiste, et compositeur, aussi. Son œuvre la plus notoire est Automne de Chakalamov. Il est né en 5287… »

« C’est-à-dire, il y a plus de trois siècles », l’interrompis-je, amusée. « Tu crois vraiment que je connais tous les musiciens célèbres de tous les coins du monde ? Je ne connais même pas tous les har-karistes célèbres. Et pourtant je suis censée devoir les connaître. Enfin, même toi, tu ne connais pas tous les musiciens éminents d’aujourd’hui. »

Frundis soupira.

« Tilon Gelih », prononça-t-il. « Mais je suppose que ce guitariste n’est pas représentatif, parce que, sinon, je regrette d’avoir à dire que la musique est entrée dans une phase de décadence morale en ces temps nouveaux. Gekyo, en comparaison, était un semi-dieu venu directement des Harpes Divines… »

Il continua à pérorer contre l’illustre musicien, tandis que Srakhi s’arrêtait devant les gardes. Le gnome les salua à la manière d’Éshingra et, moi, je le fis à la façon d’Ato. Bien qu’en Ajensoldra les salutations soient assez semblables, il existait certaines différences qui ne passèrent pas inaperçues aux yeux perspicaces des gardes. Spaw, par contre, se contenta de les regarder fixement, les scrutant, silencieux.

Après nous être présentés, ils nous laissèrent franchir les portes, en nous avertissant que si nous pensions rester plus de trois jours, nous devrions revenir et demander une prolongation. Devoir me présenter devant des gardes avant d’entrer dans la ville et leur payer cinq kétales par personne me fit une drôle d’impression. Au moins, la population semblait jouir d’une certaine sécurité, pensai-je, en observant les gens que nous croisions.

— Bien —dis-je, alors que nous remontions la rue principale—. Nous sommes arrivés. Et maintenant, Srakhi, que faisons-nous ?

Le gnome, les sourcils froncés, regarda autour de lui.

— Cherchons un endroit plus tranquille.

J’approuvai et, Spaw et moi, nous suivîmes Srakhi sans savoir où il nous conduisait. Lorsque nous parvînmes à un endroit désert, le gnome me dit à voix basse :

— Nous devons trouver une vannerie du nom d’Ombre verte et chercher à parler avec un certain Darosh.

— Lénissu sera là ? —demandai-je, avec espoir.

— Je l’ignore. Mais je suppose que s’il n’est pas là, nous ne tarderons pas à le trouver.

— Hum —dis-je, pensive—. Eh bien en route. Tu veux que nous nous séparions pour trouver la vannerie ?

Srakhi fit une moue de dissentiment.

— Non, Kaendra n’est pas si grande. Ce n’est pas nécessaire.

— Nous pourrions demander —intervint Spaw, pragmatique—. Les Ombreux sont une confrérie légale. Nous n’avons pas besoin de cacher que nous voulons parler avec eux.

Le gnome le scruta du regard.

— Shaedra, tu fais trop confiance à ce garçon. Il en sait trop.

— Srakhi —je me raclai la gorge, embarrassée—. Spaw est mon ami. Et je ne vois pas pourquoi il n’a pas le droit de savoir où il met les pieds. Tu as bien vu comment il s’est défendu hier contre les bandits. Arrête d’être aussi méfiant.

Srakhi haussa les épaules.

— Au moins, je veux qu’il sache que je me méfie de lui.

— Ça, tu me l’as déjà fait comprendre clairement —assura Spaw, en souriant, l’air amusé.

Tandis que nous gravissions la colline, à la recherche de l’Ombre verte, des nuages sombres apparurent sur les montagnes, zébrées d’éclairs qui illuminaient toute la vallée et émettaient un bruit de tambours.

— Si nous ne trouvons pas rapidement la vannerie, nous devrons nous abriter dans quelque taverne —observa Srakhi.

J’acquiesçai, en jetant un coup d’œil sur l’orage qui approchait. Nous arrivâmes au Temple, au sommet de la colline, sans avoir vu aucun commerce du nom d’Ombre verte dans la rue principale. Le Temple de Kaendra était plus petit que celui d’Ato, mais il était entouré de magnifiques jardins. En avançant, nous aperçûmes sur le large chemin qui menait à l’édifice une longue procession qui accompagnait… Je m’arrêtai net et je sentis un frisson en voyant la personne allongée sur la litière, recouverte d’une couverture aux couleurs de la Garde de Kaendra.

— Une Sentinelle —dit soudain une voix. Je détournai les yeux du mort et je les posai sur un humain grand et mince qui s’était arrêté près de nous. La peau livide et les cheveux noirs, il avait des yeux bridés et sombres et il portait une longue cape noire qui lui donnait un aspect presque irréel—. Il est mort en luttant contre une harpie à quelques heures de là. Ses compagnons partiront demain pour achever toute la famille de cette créature répugnante.

Nous l’observâmes tous trois avec prudence. L’inconnu esquissa un sourire et joignit les mains en signe de salut.

— Darosh —se présenta-t-il. Son mouvement me laissa entrevoir l’épée qu’il portait à la ceinture.

— Srakhi Lendor Mid —répondit le say-guétran, en imitant maladroitement son salut.

Je joignis les mains à mon tour et je dis :

— Shaedra Ucrinalm Hareldyn. Et Syu —ajoutai-je, en signalant le gawalt du pouce.

Darosh répondit à mon salut, il jeta un rapide coup d’œil au singe, mais il se tourna promptement vers le jeune humain, l’expression interrogatrice. Souriant, ce dernier leva brièvement une main.

— Je suis Spaw, enchanté.

— Moi de même —répliqua Darosh.

Une fois les présentations achevées, je ne pus me retenir davantage et j’interrogeai :

— Lénissu… ?

Mais il secoua négativement la tête.

— Il vaudra mieux que vous me suiviez avant qu’un éclair nous foudroie. Je vous raconterai tout, une fois arrivés à la maison.

J’acquiesçai tout en contemplant le panorama de la vallée. Je cherchai une chose depuis un moment déjà, sans la trouver… Pourtant, elle devait être en quelque part, pensai-je, convaincue.

— Tu cherches quelque chose ? —me demanda Darosh.

— Oui. La Pagode —répondis-je, les sourcils froncés.

D’après les livres, la Pagode des Lézards était une relique capable de se rendre invisible, mais j’avais encore du mal à imaginer qu’un énorme édifice puisse être occulté par un enchantement.

— Elle est au nord, par là —affirma Darosh, en signalant une montagne de l’index—. Il faut monter un long escalier de pierre pour y arriver. Tu peux plisser les yeux autant que tu voudras, tu ne la verras pas —me prévint-il—. Depuis là, on ne peut pas la voir. Comme tu dois le savoir, la Pagode est une très vieille relique.

Sur ces entrefaites, un coup de tonnerre fracassant retentit et nous nous dépêchâmes de suivre Darosh dans les rues de Kaendra. L’Ombre verte était une petite échoppe à l’est de la ville. Nous traversâmes un débarras, rempli à ras bord de paniers, et nous pénétrâmes dans un confortable salon avec une vue magnifique sur l’est.

— Mettez-vous à l’aise —nous dit l’Ombreux.

Nous nous assîmes. Le gnome ne cessa pas un seul instant de fixer d’un regard prudent notre amphitryon. Mais, comme il ne disait rien, je rompis le silence :

— J’ai un mauvais pressentiment. —Tous se tournèrent vers moi, les sourcils arqués et j’ajoutai posément— : Si Lénissu était dans la ville, tu nous l’aurais déjà dit.

Darosh s’assombrit et se laissa choir dans un fauteuil, en soupirant. Nous l’observâmes quelques instants en silence, mais désireux d’entendre ce qu’il avait à nous dire. Alors, il posa sur moi un regard sombre.

— Tu as raison. Lénissu n’est pas dans la ville. J’ai commis une grave erreur en lui disant que tu étais déjà en route vers Kaendra. Le jour suivant, il avait disparu sans laisser de traces. Bon, il m’a laissé une note en me demandant de t’accueillir et de te reconduire à Ato.

— Et… il est parti seul dans les Souterrains ? —dis-je dans un souffle, stupéfaite.

— Tout à fait.

Merveilleux, pensai-je, avec découragement. Lénissu était parti sans même attendre de me voir. Je serrai les dents avec fermeté. Eh bien, qu’il s’en aille prendre l’air sur de nouveaux rivages. Alors, mes yeux s’illuminèrent.

— Cela signifie qu’Aryès est toujours là ! —m’écriai-je.

Darosh fit une moue de surprise devant mon changement d’humeur et il acquiesça.

— Tout à fait —répéta-t-il—. Lénissu a essayé de le renvoyer à Ato, mais le garçon est assez têtu. Il n’a pas voulu bouger d’ici quand il a su que vous viendriez. Aujourd’hui, il est allé à la Pagode des Lézards. Apparemment, il connaît l’un des maîtres, un certain Akito Eiben. Il sera bientôt de retour.

Akito Eiben, me répétai-je, en ouvrant grand les yeux. Eiben. Ce nom était celui d’Akyn. Maintenant que j’y pensais, ce maître avait tout l’air d’être un de ses frères aînés.

Lénissu, grognai-je en mon for intérieur. Il fallait toujours qu’il disparaisse juste au mauvais moment. Et j’étais censée lui remettre deux lettres… Maudits soient les Ombreux et leurs lettres.

Srakhi, les sourcils froncés, secoua lentement la tête.

— Dans ce cas, j’emmènerai Shaedra et Aryès à Ato —réfléchit-il—. Et ensuite, j’irai dans les Souterrains.

Je le regardai, l’air exaspéré, mais il leva une main autoritaire.

— Je ne pense pas écouter de protestations, Shaedra —m’avertit-il—. Lénissu ne veut pas te mêler à ses affaires et cela me semble juste.

— Et, toi, pourquoi vas-tu te mêler de ses affaires ? —rétorquai-je, acerbe.

— Pour une raison plus importante que tout autre —répliqua-t-il, implacable.

Sa gravité attira mon attention. Quel motif si important pouvait avoir Srakhi pour suivre Lénissu partout ? Agissait-il ainsi simplement parce que celui-ci lui avait sauvé la vie par deux fois ? Peut-être, quoiqu’il doive bien se rendre compte que, dans les deux cas, il s’était retrouvé dans le pétrin à cause de mon oncle…

— Je regrette beaucoup d’avoir à te le dire, mais je ne suis pas d’accord —déclarai-je, calmement—. Si nous sommes partis ensemble d’Aefna, je croyais que c’était pour rejoindre ensemble Lénissu. Quoique, franchement, l’attitude de Lénissu me semble tout à fait insultante et cela donnerait presque envie de le laisser accomplir sa mission tout seul.

Srakhi me foudroya du regard.

— Ne parle pas sans savoir, Shaedra.

Je roulai les yeux, mais je ne répliquai pas. Darosh était toujours plongé dans ses pensées. Je commençai à en avoir assez de tant d’histoires. Pourquoi Lénissu avait le chic pour tout compliquer ? Il fallait toujours qu’il fuie et qu’il se précipite vers le danger, comme un écervelé. Vraiment, il n’avait pas de sang gawalt dans les veines.

Lorsqu’au-dehors, un coup de tonnerre plus bruyant que les autres résonna, je sursautai, effrayée. La grêle se mit à heurter les vitres avec fracas. La journée ensoleillée se terminait tristement, pensai-je, en jetant un coup d’œil sur le ciel assombri.

— Bon —intervint Spaw—. Je crois avoir compris la position de Shaedra et de Srakhi. Quelle est la tienne, Darosh ?

L’Ombreux l’observa avec attention et, soudain, il éclata :

— Toi. Qui es-tu en réalité ? Personne ne m’a dit que vous seriez trois. Tu n’es pas un Ombreux, mais tu sembles être de notre côté.

Le démon porta la main à son menton, pensivement, et il fit non de la tête.

— Si j’étais un Ombreux, je crois que je m’en souviendrais. Et je ne suis du côté de personne. En réalité, je suis un ami de Shaedra.

Une lueur de méfiance brilla dans les yeux de Darosh et je grognai, fatiguée que tous se méfient toujours de Spaw.

— C’est un ami —affirmai-je—. Pour ne pas ajouter qu’il m’a plus ou moins sauvé la vie.

Je ne manquai pas de m’apercevoir du sursaut de Srakhi, qui dut penser que, finalement, Spaw n’était pas une si mauvaise personne.

— Alors, c’est décidé, tous à Ato. Les Souterrains sont dangereux et l’idée de t’y conduire ne me plaisait pas du tout. Tu devrais être plus sensée, Shaedra. Je suis sûr que ton oncle a dû te raconter des histoires terribles de son séjour là-bas. Au fait, où gardes-tu la lettre de Keyshiem ? Donne-la-moi —m’ordonna le say-guétran, en tendant la main.

Je haussai les épaules. Après tout, qu’importait qui détenait la lettre. Et même, elle serait plus en sécurité dans les mains de Srakhi que dans les miennes. Tout en cherchant dans mon sac à dos, je commentai :

— J’ai connu une naine qui a étudié à Dumblor. Apparemment, nombre des terribles histoires que l’on raconte sur les villes souterraines ne sont que des légendes.

— Mais beaucoup de légendes ont un fond de vérité —répliqua Spaw, en m’adressant un clin d’œil.

On entendit alors le son d’une cloche à l’entrée de l’échoppe et Darosh se leva et disparut par la porte du salon. En prenant la lettre que je lui tendis, Srakhi lui jeta un coup d’œil et fronça les sourcils.

— Cette enveloppe a été ouverte.

Je sentis mes joues s’empourprer et, inquiète, je croisai le visage de Spaw.

— Eh bien… —murmurai-je—. Eh bien…

— Il vaut mieux que personne n’apprenne que tu l’as ouverte —soupira Srakhi, en gardant la lettre.

— Je ne l’ai pas ouverte ! —protestai-je—. Je ne l’ai même pas regardée une fois ouverte. En plus, elle est cryptée.

— Comment le sais-tu si tu ne l’as pas regardée ? —répliqua aussitôt le gnome, irrité—. C’est décevant que tu me mentes.

Je le contemplai, une moue embarrassée sur le visage.

— Je ne mens pas. Je dis seulement que ce n’est pas moi qui l’ai ouverte.

— J’ai du mal à le croire —répliqua Srakhi.

Je ne pris pas la peine de lui répondre, car Darosh venait d’entrer et, à peine j’aperçus la chevelure blanche et les yeux bleus et sereins d’Aryès, je me levai d’un bond et, les yeux embués par la joie, je me précipitai sur lui pour l’embrasser avec effusion.

— Shaedra —souffla-t-il, ému—. Moi aussi, je suis content de te voir. Mais… je suis trempé.

Je m’écartai et je l’observai un bref instant avec un grand sourire.

— Par Nagray —dis-je, en plaçant mes mains sur les hanches—. On dirait que l’on t’a jeté cinquante seaux d’eau sur la tête.

— Du moins, la foudre ne m’est pas tombée dessus —relativisa Aryès—. Comment s’est passé le voyage ?

— Bien. Nous n’avons eu presque aucun contretemps —assurai-je.

— Presque ? —répéta-t-il, un sourcil arqué.

— Hier, nous avons rencontré des bandits —expliqua Srakhi, et il esquissa un sourire— : C’est un plaisir de te revoir, garçon.

— Attendez une minute. Vous étiez avec la carriole qui a explosé hier sur le chemin ? —demanda Darosh.

Alors, nous nous rassîmes et nous leur racontâmes l’incident. Aryès blêmit lorsque j’évoquai le combat avec les ashro-nyns.

Lorsque Srakhi termina de raconter comment Flan s’était échappé, montant un des chevaux, Darosh commenta :

— Les ashro-nyns sont de véritables serpents. Le pauvre Flan va avoir des problèmes.

— Tu en parles comme si tu le connaissais —observa Aryès.

— Je le connais —acquiesça Darosh—. En réalité, c’est, ou plutôt, c’était un Ombreux infiltré dans la confrérie des ashro-nyns. —Je le regardai bouche bée—. Moi, je n’accepterais pas ce travail ni pour cent mille kétales. Cette confrérie est remplie de fous et d’assassins. On dit qu’ils recrutent des enfants orphelins et qu’ils les entraînent à tuer.

— Le monde est plein de cruauté —se lamenta Srakhi avec gravité. La veine say-guétranesque s’était réveillée en lui et il déclama d’autres phrases solennelles. Ils continuèrent à commenter l’explosion de la carriole et je gardai le silence, épuisée et somnolant déjà dans le confortable fauteuil.

— Au fait —les interrompis-je à un moment—. Tout cela est très intéressant, mais… —Je me grattai la tête, embarrassée—. Eh bien… Comment dire… Nous avons marché toute la journée et, je me demandais… Tu n’aurais pas quelque chose à donner à manger à une affamée, Darosh ?

Tous me regardèrent surpris par le changement radical de la conversation. Alors Aryès sourit.

— Si tu me le permets, Darosh, je vais préparer le dîner.

Darosh acquiesça et je me levai d’un bond.

— Je t’aide !

Lorsque nous sortîmes de la pièce, je m’enquis, curieuse :

— Que va-t-on préparer ? Quelque chose de bon ? Un plat de riz ? —demandai-je. Rien que de penser à une assiettée de riz bien épicée, l’eau me venait à la bouche.

Aryès me donna un coup de coude, moqueur.

— Ça, ce sera la prochaine fois. Tout de suite, nous allons faire une recette secrète que m’a apprise Lénissu —révéla-t-il—. Le plat s’appelle « déandrane de pommes ».

J’entendis le bruit de mon ventre et je lui donnai de petites tapes réconfortantes. Syu, qui gambadait dans le couloir, me demanda, enthousiaste :

« Je pourrai en manger moi aussi ? »

« Oui », lui promis-je. « Tant que tu ne manges pas autant que la Gobeuse de Pommes… »

« Ne me compare pas à une telle gloutonne », me répliqua-t-il, amusé. « Les gawalts, nous avons le sens de la mesure. Je me modère même avec les friandises », affirma-t-il, fièrement.

Nous entrâmes dans la cuisine et les yeux de Syu s’illuminèrent en voyant la corbeille pleine de fruits.

« Je remarque que tu es en voie de devenir un parfait ascète », le félicitai-je, moqueuse.

25 Trahison

Un pas de plus, une marche de plus. J’inspirai profondément. J’étais à bout de souffle. Une de plus…

— Allez, nous sommes presque arrivés —m’encouragea Aryès, quelques mètres plus haut.

— Pfff —soufflai-je, en m’appuyant sur Frundis, épuisée—. C’est… mortel !

Aryès roula les yeux et, en arrivant en haut, il s’assit sur une roche, pour m’attendre patiemment. Syu, qui pendant toute l’ascension était resté tranquillement assis sur mon épaule, sauta agilement et grimpa les dernières marches pour le rejoindre.

« J’ai gagné ! », exclama-t-il, goguenard.

Je lui jetai un regard noir et je grimpai une marche de plus. Une autre. La musique des tambours s’accéléra en voyant que j’étais presque arrivée et je laissai échapper un grognement.

« Frundis, ne t’emballe pas », lui suppliai-je.

Lorsque j’arrivai en haut, je vis un immense édifice avec des tours semblables à de gigantesques pétales blancs. Mais, ça, j’aurais déjà pu l’imaginer d’après les descriptions que j’avais lues. En fin de compte, la vue ne me sembla pas merveilleuse au point de risquer sa vie à grimper des escaliers interminables et sans rampe.

— Joli, n’est-ce pas ? —dit Aryès, en se levant et en contemplant la Pagode des Lézards, les mains sur les hanches.

Tout bien considéré, c’était plus que joli, pensai-je, en admirant la pagode. Une grande place pavée conduisait à la porte principale, ouverte à deux battants.

« Cela donne le vertige », dit Syu, en jetant un coup d’œil en arrière. Je me retournai et je restai sans voix, en apercevant, au loin, la ville de Kaendra et la vallée, nous étions si haut… Je reculai vers la Pagode, appréhensive.

— Démons —marmonnai-je.

Aryès s’esclaffa, amusé.

— Ne me dis pas que tu as le vertige, toi, qui saute toujours de toit en toit ?

— Penses-tu —protestai-je avec une moue têtue—. Je reconnais que c’est impressionnant. Mais ils pourraient avoir installé une rampe à ces escaliers.

— J’ai pensé la même chose —approuva Aryès—. Mais les pagodistes disent que cela pourrait être dangereux pour l’enchantement d’invisibilité. Comme si une relique de cette taille pouvait être détruite par une simple rampe —marmonna-t-il, en reportant son regard sur la Pagode, l’air ébloui. Il se tourna vers moi—. Apparemment, les nérus ne montent pas jusqu’ici, ils étudient dans la ville. Et les snoris et les kals vivent d’une façon très différente à ceux d’Ato. Ils passent la majeure partie de l’année à la Pagode, sans se rendre à la ville. C’est pourquoi on dit que les pagodistes de Kaendra appartiennent davantage à la Pagode qu’à leurs familles. C’est curieux comme les choses changent selon les régions, n’est-ce pas ?

Je ne pus réprimer un sourire amusé en le voyant parler avec autant d’enthousiasme. Nous passâmes toute la matinée à visiter la Pagode. Aryès me présenta le maître Akito et celui-ci, en apprenant que j’étais une amie de son frère Akyn, me demanda si j’avais de ses nouvelles. Mon cœur se serra en voyant son visage s’assombrir quand je lui dis que je ne savais rien depuis des mois. Comme il devait donner un cours, nous prîmes congé et nous sortîmes de la Pagode. Dehors, le soleil réchauffait agréablement la terre et nous décidâmes de nous asseoir sur un banc, près des escaliers. Je posai Frundis et je m’étirai comme un chat, détendue, tandis qu’Aryès remettait sa capuche pour protéger sa peau contre les rayons du soleil. Le vent soufflait doucement et il régnait un silence soporifique. Au loin, les eaux d’une rivière étincelaient de mille petites étoiles capturées.

— Cela semble tellement irréel —murmurai-je, en contemplant la vallée de Kaendra.

Aryès acquiesça légèrement. Il avait fermé les yeux comme pour faire la sieste et son visage, assombri par la capuche noire, reflétait une complète sérénité.

Lorsque je pensais qu’il était resté un mois dans une mine à travailler… Selon lui, cela avait été plus ennuyeux qu’autre chose et je comprenais qu’il ne veuille pas en parler, mais je ne pouvais cesser d’imaginer combien cela avait dû être dur. Mais, au moins, comme il l’avait dit lui-même, le soleil n’avait pas été un problème.

Je fermai les yeux et, petit à petit, je me laissai emporter par la musique paisible de Frundis, tandis que mes pensées vagabondaient…

— Shaedra —dit soudain Aryès, en me touchant la joue de l’index pour me réveiller—. Il est l’heure d’aller manger. Il reste encore du déandrane de pommes.

— Ça alors —soufflai-je, en me redressant sur le banc et en clignant des yeux. Combien de temps avais-je dormi ? Je secouai la tête—. Comment ai-je pu m’endormir ?

— On ne peut pas toujours être en train de lutter contre des bandits —dit Aryès, en souriant. Alors, il fronça les sourcils et ajouta— : J’ai réfléchi et… j’aimerais savoir. Il s’agit de Spaw. C’est un démon, pas vrai ?

La question me prit totalement au dépourvu.

— Eh bien, tu as mis dans le mille. En fait, Spaw est… mon démon protecteur. Il travaille pour Zaïx —expliquai-je—. À ce qu’il dit.

Aryès arqua un sourcil.

— À ce qu’il dit —répéta-t-il—. Tu n’as pas confiance en lui ?

— Oh. Je suppose que oui. Pour le moment, il ne m’a pas donné de raisons de douter de lui.

— Un jour, il y a longtemps, tu m’as dit que la confiance se construisait avec le temps —observa-t-il.

— Oui… Et c’est vrai —affirmai-je—. À vrai dire, je ne peux m’empêcher de penser que Spaw me cache quelque chose. Quelque chose qui a à voir avec Zaïx. Mais ce sont seulement des suppositions. Pour le reste, il manque peut-être de prudence, mais il a bon cœur.

— Zaïx —répéta Aryès—. Il continue à te parler par voie mentale ?

— À peine —lui assurai-je—. Ce dernier mois, je ne l’ai entendu qu’une fois et il s’est contenté de me dire « bonjour » avant de partir. On dirait qu’il vient juste pour s’assurer que je suis toujours vivante. C’est un peu déconcertant.

Alors, je racontai à Aryès tout ce qui m’était arrivé à Aefna, en particulier l’enlèvement frustré des chasseurs de démons amateurs.

— Je ne devrais pas te raconter tout ça —dis-je finalement—. Cela pourrait t’attirer des ennuis. Surtout, ne dis pas à Spaw que tu sais ce qu’il est. On ne le connaît pas encore suffisamment pour savoir comment il réagirait. S’il est comme Kwayat, mais cela m’étonnerait, il pourrait se fâcher.

— Je ne sais pas comment tu parviens à te fourrer dans autant d’embrouilles à la fois —affirma Aryès en riant—. C’est stupéfiant.

À ce moment, nous entendîmes des pas derrière nous et, en me retournant, j’ouvris grand les yeux d’étonnement.

— Ar-Yun !

Le jeune har-kariste s’arrêta net avant de descendre les escaliers. Il portait une élégante tunique blanche et jaune, avec le symbole de la Pagode des Lézards brodé sur la poitrine : un dragon rouge emprisonné dans un triangle noir. Il sourit hésitant et il parut me reconnaître.

— J’ai combattu contre toi au Tournoi, n’est-ce pas ? —demanda-t-il.

— Tout à fait, je suis Shaedra —répondis-je, en me levant et en le saluant comme il se devait—. Et voici mon ami Aryès.

— Ça alors —dit Ar-Yun, en passant la main sur sa tête chauve et en nous observant avec étonnement. C’est alors seulement que je me rendis compte qu’il ne devait pas être très courant de voir une terniane avec un singe gawalt et un kadaelfe aux cheveux blancs encapuchonné par une journée radieuse—. Et que font deux citoyens d’Ato à Kaendra ? —demanda-t-il, sur un ton affable.

— Oh. Nous sommes de passage —répondis-je—. C’est une belle ville. Et vraiment, la pagode est plus impressionnante que celle d’Ato.

Ar-Yun acquiesça, les yeux souriants.

— Je sais —répondit-il avec modestie—. Mais elle est beaucoup moins pratique. Ces escaliers sont notre malédiction —assura-t-il.

Nous entreprîmes la descente, en parlant des pagodes et du Tournoi. Bien que descendre les escaliers soit encore plus dangereux que de les monter, cela me parut plus court et nous arrivâmes en bas sans qu’Aryès ait besoin d’utiliser ses sortilèges de lévitation pour me sauver d’une chute mortelle.

Contre toute espérance, au bas des escaliers, allongé sur une roche plate, Spaw somnolait tranquillement au soleil. Cependant, en nous voyant approcher, il se leva. J’ignore pourquoi, j’eus un mauvais pressentiment.

— Il s’est passé quelque chose ? —demandai-je.

— Non, penses-tu. J’essayais de rassembler suffisamment de courage pour monter ces escaliers, c’est tout. Tout va bien —assura-t-il.

Il parla sur un ton trop serein, de sorte que, lorsqu’Ar-Yun nous dit au revoir en entrant dans la ville, je ne fus pas étonnée qu’il rectifie :

— En réalité, tout ne va pas bien. J’étais venu te le dire, quand j’ai buté contre ces escaliers infernaux et j’ai décidé d’attendre en bas. Ce n’est pas si urgent, non plus.

Je roulai les yeux, impatiente.

— Que se passe-t-il, Spaw ?

— Srakhi est parti —déclara-t-il—. Et j’ai l’impression que l’Ombreux se doutait de quelque chose, parce qu’il ne semblait pas très surpris.

Je restai un instant paralysée de stupéfaction. Srakhi était parti ? Ça, je ne m’y attendais pas. N’était-il pas censé nous conduire à Ato avant de partir pour les Souterrains ?

— Ça, c’est vraiment stupéfiant —soupirai-je.

— Pas tant que ça —intervint Aryès—. Après tout, Srakhi a une dette morale envers Lénissu. Dans les mines, Lénissu m’a expliqué un peu la philosophie des say-guétrans. Elle est très stricte. Apparemment, si quelqu’un lui sauve la vie, il ne peut pas s’acquitter de sa dette tant qu’il ne lui a pas rendu la même faveur. Lénissu lui a déjà sauvé la vie deux fois. Comment savoir ce que cela signifie pour Srakhi.

— Lénissu doit être ravi —fis-je, ironique, en riant.

Aryès sourit.

— En fait, il a dit que c’était la dernière fois qu’il sauvait la vie d’un say-guétran.

* * *

— Eh bien, je vous le répète. D’un coup, le gnome a été pris d’une idée fixe et il est parti comme ça, sans plus —marmonna Darosh, les mains dans les poches.

Spaw, Aryès et moi, assis tous les trois sur son sofa, nous le contemplions en silence.

— Le fait est que je ne sais plus quoi faire de vous —poursuivit-il, l’air embêté—. Je suppose que Srakhi pensait que je vous conduirais à Ato. Mais il se trouve que je suis trop occupé par une autre affaire. Je suis un des rares Ombreux de Kaendra et le Nohistra de cette ville fait toujours appel à moi. Il m’est totalement impossible de quitter Kaendra en ce moment. Pour ne pas dire que je n’ai pas du tout envie de parcourir tout Ajensoldra pour emprunter le chemin le plus sûr.

Il marqua une pause et soupira.

— Si vous voulez, vous pouvez rester chez moi —ajouta-t-il—. Personnellement, je vous déconseille de partir à la recherche de Srakhi. Il doit probablement se diriger droit sur le portail funeste et les monstres pullulent là-bas. Je suppose qu’il essaiera de passer un accord avec des mercenaires pour le franchir. Enfin, si ce say-guétran réussit à rejoindre Lénissu tout seul et sans trouver la mort, ce serait vraiment une surprise.

— En tout cas, il pourra engager quelque mercenaire —commentai-je, sur un ton neutre—. Il a emporté tout l’argent que nous avions.

Y compris celui que nous avait donné le sieur Clark à Spaw et à moi, ajoutai-je pour moi-même. Je n’avais pas compté l’argent, mais il devait bien y avoir au moins trois cents kétales… Srakhi, l’honorable say-guétran, était devenu un vulgaire voleur et un traître qui ne prenait même pas la peine de dire au revoir.

— Il aurait pu nous consulter avant —reconnut Spaw—. Moi, je pensais m’acheter une autre cape verte. Celle que j’ai est très élimée…

Aryès secoua la tête.

— Je n’en reviens toujours pas —avoua-t-il—. Il y a deux ans, Srakhi n’aurait jamais agi de la sorte. Il ne serait pas parti en volant l’argent et en nous abandonnant chez quelqu’un que l’on connaît à peine. Excuse-moi si je t’offense, Darosh.

— En aucune façon, je comprends parfaitement ce que tu veux dire. Mais ce gnome pensait sûrement agir correctement. Au bout du compte, c’est un say-guétran.

— À moins qu’il ait reçu une information urgente que nous ne connaissons pas, il est clair que récupérer son honneur de say-guétran est une pensée qui obnubile Srakhi —réfléchis-je.

— Chacun son honneur —dit Aryès avec un sourire—. Les Ombreux aussi ont leur code, n’est-ce pas, Darosh ?

L’homme au teint pâle acquiesça.

— De fait, nous en avons un. C’est pourquoi certains d’entre nous, nous avons décidé d’aider Lénissu, par exemple. Le Nohistra d’Aefna a oublié une des lois essentielles des Ombreux : on ne vole jamais un cadeau.

— Alors, c’est vrai que Corde a été offerte à Lénissu par le Nohistra d’Agrilia ? —demandai-je.

— L’ancien Nohistra, pour être exact —rectifia Darosh—. Selon certains, il lui a donné pour avoir sauvé sa fille d’un enlèvement. Mais, en réalité, il est clair que ce n’était pas la vraie raison, car personne, avant ce jour, ne savait que le Nohistra possédait l’épée d’Alingar. Tout le monde pensait que cette épée se trouvait dans le Donjon du Savoir.

Je fronçai les sourcils.

— Ce qui signifie que…

— Le Nohistra s’est contenté d’offrir un des objets à la personne qui les avait trouvés et qui travaillait pour lui —compléta Darosh.

— Lénissu, à l’évidence —déduisit Aryès, admiratif—. Le Donjon du Savoir ? Incroyable. C’est un des endroits que tout saïjit un tant soit peu sensé évite.

— Souviens-toi, Aryès, que nous sommes en train de parler de mon oncle —fis-je remarquer sur un ton léger—. Que je sache, il n’a jamais eu la moindre lueur de bon sens.

J’entendis Darosh expirer et je compris qu’il venait de rire.

— Quoi qu’il en soit —dit celui-ci, en reprenant son sérieux—, vous avez un problème. Ou vous suivez Srakhi, ou vous retournez à Ato, ou vous restez ici. Choisissez, mais sincèrement, je ne vous recommande pas la première option. La deuxième me semble la plus logique… si vous contournez les Extrades par l’ouest, évidemment : je suppose que vous qui avez étudié à la Pagode, vous connaissez mieux que moi toutes les créatures que vous pouvez trouver dans l’Insaride.

Je réfléchis attentivement. Suivre Srakhi au milieu de créatures de toutes sortes ne me paraissait pas vraiment une très bonne idée, mais j’avais besoin de plus de temps pour accepter de retourner à Ato. Cependant, je ne pouvais pas rester indéfiniment à Kaendra. Pourquoi étais-je restée à Aefna au service de la Fille-Dieu ? Parce j’avais trouvé une façon d’aider Lénissu et Aryès. Mais il se trouvait qu’à présent, tous deux étaient libres. Et si Lénissu ne voulait pas que j’aille dans les Souterrains, eh bien…

— Restez ici quelques jours et pensez-y —déclara Darosh, en interrompant mes réflexions—. Et maintenant, je dois vous laisser, le devoir m’appelle.

— Les Ombreux ? —interrogea Aryès.

— Les paniers —répliqua Darosh, en souriant—. L’affaire des Ombreux requiert mon attention tous les jours, mais pas autant que les paniers.

Aussitôt, nous lui proposâmes de l’aider dans son négoce, puisque nous allions rester quelques jours ; Darosh, après quelques réticences, accéda à nous apprendre les bases de l’art de la vannerie. C’est ainsi que l’Ombreux commença à reconnaître la valeur inestimable de Syu. Effectivement, le singe délaissa mes tresses pour entrelacer des brins d’osier tous les jours, et il courait me montrer le résultat de son œuvre avec une fierté manifeste.

26 L’œil de l’assassin

Les jours s’écoulaient, tranquilles et sereins, et, Aryès et moi, nous commencions à nous rendre compte que nous étions trop heureux pour avoir envie d’entreprendre le voyage à Ato et pour traverser des chemins dangereux. En plus, Darosh semblait être content que nous lui tenions un peu compagnie. Lorsque nous apprîmes que, malgré son jeune âge, il avait déjà été marié, mais qu’il s’était très vite retrouvé veuf, je commençai à mieux comprendre pourquoi, de temps en temps, il avait un air absent. Cependant, il ne voulut pas nous raconter ce qui était arrivé à son épouse et il était évident qu’il était toujours très affecté par sa perte.

Nous finîmes par connaître tout Kaendra. Les premiers jours, Spaw préféra rester à la maison et il m’expliqua qu’il sentait encore sa Sréda un peu instable et qu’il préférait se reposer pour se rétablir avant que nous partions “tuer des dragons”. De sorte qu’Aryès nous fit tout d’abord découvrir la ville, à Frundis, Syu et moi. Il y avait peu de tavernes, et les étrangers n’entraient que dans l’une d’elles. Dans les autres, on nous regarda avec méfiance, l’air de se demander que diables avions-nous perdu dans leur endroit attitré. Les parcs étaient magnifiques, mais ce qui m’impressionna encore davantage ce furent les ateliers de céramique. Kaendra était peuplée de potiers. Il y avait des jarres, des vases, des cruches, avec telle ou telle forme d’ouvertures, de pied, d’anse… Les conversations entre potiers étaient spécialement véhémentes et il régnait une ambiance de compétition animée et active.

Deux semaines s’étaient déjà écoulées et, une après-midi où nous étions assis dans l’atelier de vannerie, travaillant malgré la chaleur, je dis à l’Ombreux :

— Nous te sommes très reconnaissants de ton hospitalité, Darosh. C’est… tout à fait généreux de ta part.

— C’est tout naturel. Vous n’êtes que des enfants. En plus, je ne suis pas si généreux que ça, je sais que Lénissu me revaudra ça —ajouta-t-il avec un sourire moqueur.

« Ça y est », annonça Syu. Il me donna le panier qu’il venait de terminer et je coupai le dernier brin d’osier qui dépassait avec des ciseaux.

— Nous avons réfléchi —poursuivis-je, au bout d’un moment, tout en continuant le travail—. Srakhi nous a laissés tomber. Et nous n’avons pas d’autre alternative que de retourner à Ato.

— Je me doutais que vous arriveriez à cette conclusion —répondit Darosh—. Bien, je m’occuperai de vous donner des vivres suffisants pour votre voyage. —Il bâilla et s’étira—. Et maintenant, je crois qu’il est temps d’arrêter de travailler pour aujourd’hui, merci de m’avoir aidé. Je vais aller faire des courses. Pendant ce temps, vous pourriez préparer le dîner, qu’en pensez-vous ? Depuis que vous êtes là, j’ai l’impression que tout ce que je cuisinais avant, c’étaient des os du diable.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard amusé et nous attendîmes que Darosh soit parti pour commencer à discuter du menu du dîner. Nous hésitions entre trois plats, lorsque Spaw intervint :

— Au cas où mon opinion intéresserait quelqu’un, je vote pour des carottes aux aubergines. Il y en a beaucoup dans le garde-manger.

— Des carottes aux aubergines ? —éclatâmes-nous en même temps, Aryès et moi, horrifiés.

— D’où diables sors-tu ce plat ? —demandai-je, avec une grimace.

— Avec ça, nous nous réveillerons affamés —renchérit Aryès.

— Au fait, je parie que vous ne savez pas en quoi consiste le travail d’Ombreux de Darosh ? —demanda Spaw, l’air innocent.

La question me prit au dépourvu.

— Que dis-tu ?

— Il cache quelqu’un dans une des chambres de sa jolie maison —continua-t-il—. Vous ne devinez pas qui, n’est-ce pas ?

Aryès et moi, nous le foudroyâmes du regard, impatients.

— Qui ? —demanda Aryès.

— Quelqu’un que tu connais, Shaedra : Flan. —Spaw sourit jusqu’aux oreilles, en voyant ma mine stupéfaite—. Des carottes aux aubergines ?

— Prépare-le, toi, si tu es capable de faire un plat comestible avec ça —répliquai-je—. Mais que fait Flan chez Darosh ? Et comment es-tu au courant ?

— Rien de plus facile. Je l’ai suivi une nuit et… je les ai entendus parler.

— Tu les as épiés, tu veux dire —rectifiai-je—. Et qu’est-ce qu’ils se sont dit ?

Spaw prit un air pensif.

— Rien de très intéressant. Mais, sans aucun doute, Flan a de graves problèmes. Et je suis certain que Darosh nous a dit la vérité.

— Darosh est quelqu’un de bien —acquiesça Aryès—. En tout cas, n’importe qui ne cacherait pas chez lui un Ombreux poursuivi par les ashro-nyns.

Vraiment ?, pensai-je. Même si c’était le Nohistra qui le lui demandait ? À ce que j’avais pu voir, certains Nohistras passaient même des accords avec les Ashar. Ce ne devait pas être facile de vivre tranquillement, pour un Ombreux. Je les suivis tous deux à la cuisine, songeuse. Syu, juché sur mon épaule, bâilla.

« Alors, nous partirons bientôt chez nous ? », s’enquit-il.

J’acquiesçai.

« Je crois que c’est le plus raisonnable. »

D’autre part, Kirlens et Wiguy me manquaient. Je perçus un petit rire du gawalt.

« Je suis content que tu sois raisonnable, pour une fois », commenta-t-il, moqueur.

Feignant d’être outragée, je lui tirai la queue et le singe protesta, indigné.

« Par contre, seul quelqu’un de déraisonnable tirerait la queue d’un gawalt », me prévint-il, sentencieux.

Je roulai les yeux.

« Agir une fois raisonnablement ne signifie pas que l’on soit une personne raisonnable », méditai-je tout simplement.

Cette nuit-là, après avoir goûté pour la première fois aux carottes accompagnées d’aubergines bouillies, puis frites à la poêle, je ne pus dormir, en pensant au voyage à venir. La chambre dans laquelle je me trouvais était petite, avec une fenêtre qui donnait sur une cour intérieure. La maison de Darosh était grande et il était évident qu’au départ, l’Ombreux avait voulu y fonder une famille. Syu était plongé dans un rêve agréable et Frundis somnolait au rythme de la mélodie d’une berceuse très ancienne.

Incapable de dormir, je m’approchai de la fenêtre pour observer le ciel nocturne. Cette nuit était dégagée et, aux côtés de l’éclat de la lune, les étoiles brillaient, parsemant l’obscurité.

J’étais absorbée dans des pensées presque philosophiques, lorsque, du coin de l’œil, j’aperçus un mouvement sur le toit. La silhouette marchait courbée, armée d’un arc. Mon sang se glaça dans mes veines. Je ne sais pas pourquoi j’avais la désagréable impression que cette ombre était celle d’un ashro-nyn, plus précisément, celle de Dékéla, la femme qui avait visé Pflansket sur sa carriole.

Ce n’étaient pas de bonnes nouvelles. Surtout pour Flan, pensai-je, en m’éloignant prudemment de la fenêtre. Avec discrétion, je sortis de ma chambre et je m’approchai de celle de Darosh. Je frappai à la porte trois fois, rapidement. Je frappai de nouveau. Rien. Je commençai à me sentir un peu angoissée. Et si, soudain, Dékéla apparaissait dans les couloirs… ? Je passai par la cuisine et je pris la première chose que je trouvai : un grand rouleau à pâtisserie en bon bois massif. Je songeai à prendre un couteau, mais cela me faisait froid dans le dos, rien que de voir cette énorme lame coupante. Il n’allait rien se passer, me répétai-je.

Je marchais dans un couloir, lorsque j’entendis un bruit sourd sur le toit et un cri de douleur. Livide, je me mis à courir. J’arrivai devant une chambre où, près de la porte ouverte, Darosh, étendu par terre, se tordait de douleur. Il avait une flèche fichée dans l’épaule.

— Diantre, que ça fait mal ! —marmonna-t-il entre ses dents.

— Je vais tuer cette sorcière —dit une voix à l’intérieur de la chambre.

Je reconnus Flan quand je le vis passer par la fenêtre. Je me précipitai auprès du blessé.

— Darosh ! —exclamai-je, le souffle coupé—. Comment te sens-tu ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Oh, c’est toi. Si tu pouvais me faire une faveur : empêche cet inconscient de courir après l’ashro-nyn —fit-il, avec une grimace—. Il n’est pas censé mourir.

— J’y vais —acquiesçai-je, en m’insufflant du courage.

Darosh laissa alors entrevoir un sourire surpris et il leva le bras qui n’était pas blessé.

— Attends un moment, l’ashro-nyn ne s’aplatit pas avec un rouleau à pâtisserie, prends ça.

Il me tendit sa dague, mais je conservai mon rouleau dans l’autre main.

— C’est pour détourner l’attention —me justifiai-je.

Je sortis par la fenêtre et je suivis les pas de Flan. Je descendis jusqu’au rez-de-chaussée par le toit, je traversai un parc et finalement je le rattrapai : il était plié en deux, très fatigué.

— Flan, Darosh te demande de rentrer à la maison. S’il te plaît. Elle a un arc. On dirait qu’elle est partie, mais elle pourrait être à l’affût, peut-être qu’en cet instant même, elle est en train de nous viser, qui sait…

— Tais-toi —siffla l’humain—. Je ne pourrai pas continuer à vivre si je ne tue pas cette meurtrière.

Je reconnus l’état de l’homme : il était aveuglé par la haine et la hâte. Cela n’allait pas être facile de le convaincre de renoncer à sa vaine entreprise. J’essayai de formuler une phrase convaincante, mais une voix intervint avant :

— Vous n’allez pas faire de scandale. Si vous répondez à mes questions, nous ne vous ferons pas de mal.

La femme aux longs cheveux noirs apparut dans l’obscurité des arbres.

— Dékéla —grogna Flan, en se dressant—. Je n’ai jamais connu une personne aussi odieuse que toi.

La ashro-nyn sourit.

— Il y a à peine quelques semaines, je croyais que tu opinais tout le contraire.

— C’est à cause de ta langue de serpent insidieuse —cracha Flan.

— Insidieuse ? —répliqua Dékéla. Lentement, elle tendit son arc—. C’est toi, le menteur. Tu es un Ombreux. Tu nous as toujours trompés.

— Je ne le nie pas.

— Tu nous as trahis.

— Je ne le regrette pas.

— Alors, tu mourras —décréta-t-elle.

— Attendez un moment ! —m’empressai-je de dire—. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Je ne sais absolument pas pourquoi vous vous entendez aussi mal entre Ombreux et ashro-nyns, mais, s’il vous plaît, comportez-vous comme des gens civilisés. Nous sommes dans une ville…

Je me tus en apercevant le regard froid de Dékéla posé sur moi.

— Une question —prononça-t-elle—. Flan. Dis-moi où est l’anneau d’Azeshka.

— Qu’importe que je te le dise ? Tu me tueras de toutes façons.

— Cela dépend. Je peux te laisser un temps de répit. Je peux te promettre de ne rien tenter à Kaendra, qu’en penses-tu ? —demanda-t-elle avec un sourire narquois.

Flan était pâle comme la mort, mais je décelai dans ses yeux une certaine détermination et je compris qu’il n’allait rien lui dire. Pourquoi Darosh m’avait-il envoyée le chercher si ce maudit Flan ne voulait même pas rester en vie ?

— Cela me paraît juste.

J’écarquillai les yeux et je soupirai, soulagée. Flan n’était pas si fou comme il en avait l’air.

— Alors, marché conclu —dit la femme—. À moins que tu décides entretemps de révéler nos secrets. Dans ce cas, nous nous reverrons avant.

— Tu sais parfaitement que je ne connais pas les ashro-nyns autant que toi.

— Tu es méprisable. Tu parles des ashro-nyns comme si tu n’étais pas l’un d’eux. Mais tu étais pourtant l’un des nôtres. Traître. Aucun code d’aucune confrérie ne laisserait la vie à un traître.

— Cela m’étonnerait que tu aies lu d’autres codes, ma belle —répliqua Flan.

— Réponds. L’anneau.

— Ce n’est pas moi qui l’ai. Je l’ai donné au Nohistra de Kaendra. À présent, il doit être en route pour Aefna. Comme tu dois le savoir, l’anneau d’Azeshka appartient à la famille Éhetayn.

— Les derniers jours de cette famille vont être tristes —jugea Dékéla. Un frisson de peur me parcourut. Cette femme n’avait pas de cœur—. Mais, cela m’étonne que tu ne sois pas au courant. La famille Éhetayn ne vit plus à Aefna depuis des années.

Flan haussa les épaules.

— Ceci ne fait plus partie de ma mission comme Ombreux.

Dékéla laissa échapper un petit rire.

— Toi, tu n’appartiendras jamais à aucune confrérie. Et tu finiras par mendier le pain à ta famille et ta stupidité causera sa ruine.

J’observai que Flan tremblait de rage.

— Tu ne feras pas de mal à ma famille, Dékéla, ou je te poursuivrai jusque dans les enfers, s’il le faut. Ton âme, si tu en as une, ne reviendra plus dans ce monde.

— Que de belles paroles. —Elle feignit de s’émouvoir—. Mais assez de malédictions. J’ai besoin de plus d’informations.

— Je suis désolé de vous interrompre —dit soudain une voix.

Derrière Dékéla, apparut Spaw, une dague à la main.

— Tu ne peux tuer qu’une seule personne avant que je t’égorge —l’informa-t-il calmement—. Ce serait une terrible erreur d’agir précipitamment et je te conseille de te retirer, en nous laissant ton arc et tes jolies flèches.

— Mais pourquoi vous mêlez-vous de cette affaire ? —marmonna la femme, avec ennui. Malgré son ton, je m’aperçus qu’elle avait blêmi—. La jeune fille et toi, vous pouvez partir. Je n’ai besoin que de Flan.

— Oh —dit Spaw—. Pour moi, pas de problème. Mais je crois que la patrouille de gardes qui arrive ne va pas apprécier votre spectacle. Je répète ce que j’ai dit : laisse cet arc et va-t’en.

Parfois, Spaw, lorsqu’il devenait sérieux, m’impressionnait. Dékéla soupira.

— C’est bon.

Et, à peine eut-elle dit ces mots, elle tira. La flèche alla se ficher dans le ventre de Flan, Spaw blessa la meurtrière avec sa dague et, moi, je lui assénai un bon coup avec le rouleau à pâtisserie. Elle sortit sa propre dague et essaya désespérément de nous atteindre par quelque estafilade ; je lui donnai un coup de pied, sa dague m’érafla la cheville et je m’écartai, atterrée, tandis que Spaw lui ôtait la dague et lui appliquait sur le nez un chiffon. Dékéla s’effondra sur le sol et ne remua plus.

— Idiote —prononça Flan, les yeux rivés sur la femme inconsciente—. Et dire que je l’aimais…

Il s’évanouit.

— Quel désastre —soufflai-je. Mon cœur battait à tout rompre et je sentais mes yeux se remplir de larmes.

Spaw ramassa sa dague, il s’approcha de Flan et il coupa la tige de la flèche.

— Je déteste ces scènes absurdes —soupira-t-il, mal à l’aise. Puis il se tourna vers moi—. Tu vas bien ? —J’acquiesçai et il m’adressa un sourire—. Finalement, je ne suis pas un si mauvais protecteur.

— Merci… de m’avoir sauvée —dis-je, encore secouée.

Il arqua un sourcil.

— C’est mon travail.

— Et la patrouille ? —demandai-je, en regardant autour de moi.

— C’était un truc —expliqua Spaw, en regardant la scène avec une moue de dégoût—. Mais peut-être pas un mensonge. Nous avons pu réveiller quelque voisin, quoique, nous avons tous été assez silencieux. Je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à ce que tu cries d’horreur.

Je le foudroyai du regard et j’essayai de retrouver un certain aplomb, mais la panique menaçait toujours de m’envahir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? —demandai-je.

— Sincèrement, je ne sais pas. Nous ne pouvons pas ramener Flan à la maison. Ce n’est pas qu’il soit spécialement gros, mais il pèse son poids.

— Nous ne pouvons pas le laisser ici —protestai-je.

— Toi, fais ce que tu voudras. Ceux qui verront ça, penseront tout au plus qu’il s’agissait d’un duel illégal…

— Et puis quoi encore —répliquai-je, ironique—. Rentrons à la maison. Peut-être que Darosh aura une idée.

— Peut-être.

Mais, lorsque nous rentrâmes à la maison, nous trouvâmes Darosh dans son lit, transpirant et grelottant, tandis qu’Aryès, une serviette mouillée à la main, essayait de lui soutirer où nous étions passés.

— Par tous les dieux ! —s’écria le kadaelfe en nous voyant entrer par la fenêtre—. Que s’est-il passé ? Où est Flan ?

Sans préavis, en voyant l’état de Darosh, après tant de tension, je craquai et je me mis à sangloter.

— Il est mort. Ou presque —répondis-je.

— J’ai essayé de les arrêter, mais leur sang était destiné à nourrir la terre kaendranaise —rapporta Spaw, avec éloquence.

— La ashro-nyn aussi est morte ? —demanda Darosh, en écarquillant des yeux vitreux et fébriles.

— Non —le tranquillisa Spaw—. Mais presque. Les deux sont en très mauvais état ; elle, elle a décoché une flèche et Shaedra lui a alors donné un bon coup qui l’a assommée.

Il expliqua un peu ce qui s’était passé et je remarquai qu’à aucun moment il ne mentionna le chiffon blanc qui avait plongée définitivement la meurtrière dans l’inconscience. Après tout, c’était un démon templier, pensai-je. Vers la fin du récit, cependant, Darosh ferma les yeux.

— Pourquoi Darosh va-t-il si mal ? —demandai-je, inquiète, en observant la flèche dans son bras.

Aryès plongea ses yeux bleus dans les miens et répondit :

— Je crois que la flèche était empoisonnée.

Je le contemplai, stupéfaite, et je remarquai alors un léger fluide intrus qui montait dans mes veines.

— Oh, non —murmurai-je, en jetant un coup d’œil sur la petite blessure que m’avait faite la dague de Dékéla à la cheville—. Maudite ashro-nyn !

27 Dents d’ivoire

La première chose que je fis, lorsque je revins dans ma chambre, fut de me transformer avec l’espoir que mon corps de démon réussirait à éliminer le poison comme il l’avait fait avec l’anrénine. Et pendant qu’Aryès et Spaw s’occupaient de Darosh, je racontai à Syu et à Frundis ce qui s’était passé.

« Chaque fois que tu t’en vas toute seule, il t’arrive un malheur », soupira le singe avec une infinie patience. « Tu devrais apprendre la leçon. »

« Un rouleau à pâtisserie », répéta Frundis, halluciné. « Saints clairons ! Ce rouleau à pâtisserie entache ton parcours de porteuse d’armes. J’espère que tu ne me confondras pas avec cet ustensile de cuisine, parce que je me sentirai très insulté. »

Je roulai les yeux.

« Jamais de la vie je n’aurai l’idée de te confondre avec un rouleau à pâtisserie, Frundis. Et tu as raison, Syu, maintenant, si je n’arrive pas à éliminer ce poison, cela va être un véritable problème. Et Darosh va très mal », ajoutai-je, préoccupée.

« Nous pourrions chercher un antidote », proposa le gawalt, plus enthousiaste. « Comme dans la Ballade de la sorcière de Chaybenkull. Évidemment, il faudrait savoir quel antidote », ajouta-t-il, en se rendant compte que ce n’était pas si facile.

À cet instant, Aryès apparut près de la porte ouverte. Il faisait nuit noire, mais nous étions loin d’avoir envie de dormir.

— Je peux passer ? Comment te sens-tu ? —me demanda-t-il.

— En réalité, pas si mal —lui assurai-je—. C’était bien pire avec l’anrénine.

— L’anrénine ? —répéta Aryès, sans comprendre.

— Oh. C’est une vieille histoire. Au printemps, Taroshi m’a empoisonnée avec de l’anrénine. Mais je lui ai déjà pardonné. Bon, pas tout à fait, mais, tant que je ne l’ai pas en face de moi, nous sommes en paix.

Aryès me regarda, bouche bée.

— Taroshi, le fils de Kirlens ? Par la barbe de Karihesat, comment a-t-il pu… ?

— Aryès —l’interrompis-je—, comment va Darosh ?

— Oh. À vrai dire, très mal. Mais il s’est réveillé et il nous a demandé d’aller parler au Nohistra de Kaendra. Spaw et moi, nous allons tout de suite aller le voir. Et il vaudra mieux que tu ne bouges pas beaucoup, sinon le poison s’étendra plus rapidement —m’avertit-il en voyant que je me redressai sur le lit.

— Je sens le poison, mais, lorsque je suis transformée, il ne semble pas avoir beaucoup d’effets —le tranquillisai-je.

— Quelle idée de poursuivre une ashro-nyn…

— C’est Darosh qui me l’a demandé ! —protestai-je, en rougissant—. Ne commence pas toi aussi. Syu et Frundis m’ont déjà passé un savon —lui expliquai-je avec une moue de fillette contrite.

Aryès eut un sourire espiègle.

— Je commence à comprendre pourquoi Lénissu a tant de problèmes. Si les Ombreux se mêlent des affaires des autres confréries aussi allègrement, tous leurs membres doivent dormir avec une dague sous l’oreiller. Repose-toi, nous serons de retour bientôt.

— Tu sais où vit le Nohistra ? —demandai-je, étonnée.

— Darosh nous a donné des indications. Il s’appelle Sinen Minantur. Et il vit près du Temple.

— Aryès ? —appela Spaw, en apparaissant dans l’encadrure de la porte. Et, soudain, il s’arrêta net—. Shaedra ? Qu’est-ce… ? Mince, alors. Quelle surprise.

Je compris le problème et je ne pus que m’esclaffer.

— Cela fait longtemps qu’Aryès sait que je suis un démon, Spaw, ne te tracasse pas. Si j’ai pu te faire confiance, tu pourras, toi aussi, lui faire confiance.

Devant le regard scrutateur de Spaw, Aryès s’agita, mal à l’aise.

— Bon, on y va ? Ce n’est pas pour dire, mais Darosh agonise.

Spaw acquiesça et commenta :

— Je n’aime pas parler à des gens comme les Nohistras, mais je ne vais pas te laisser y aller tout seul. Tu pourrais te perdre.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard, moqueurs.

— Essayez de ne pas rencontrer d’assassins en chemin —leur conseillai-je—. Au fait, quelqu’un veut-il emmener Frundis ? Il brûle d’envie de vivre des aventures.

Aryès et Spaw se regardèrent surpris.

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’aventures ? », demanda le bâton.

« Comme ça, tu pourras tout me raconter en détail. Et si c’est possible, ne compose rien pendant la conversation avec le Nohistra et ne déstabilise pas ton porteur temporel. »

« Déstabiliser, pouff ! Quelle idée », répliqua Frundis, avec un petit rire malveillant.

Aryès s’avança et attrapa Frundis. Il échangea quelques brèves paroles avec le bâton qui le firent sourire.

Lorsqu’ils me laissèrent seule, je me levai et je me dirigeai vers le miroir, près d’une petite table. Les marques de la Sréda se dessinaient clairement sur mon visage et mes yeux, rouges, étincelaient. À l’évidence, Darosh ne pouvait pas me voir ainsi ou il penserait que les âmes des défunts venaient le chercher pour l’emmener à la Mort.

« Je vais aller voir si Flan est toujours vivant », dis-je.

Syu, qui m’observait attentivement, m’adressa un grand sourire de singe.

« Je ne sais pas pourquoi, je me doutais que tu ne pourrais pas rester deux minutes tranquille. »

Je roulai les yeux.

« Je sens à peine le poison. Je sais que je ne vais rien pouvoir arranger, mais j’aimerais savoir… »

« Vous autres, les saïjits, vous souhaitez toujours tout savoir. Il a reçu une flèche empoisonnée dans le ventre. Que veux-tu savoir de plus ? Il faut vraiment avoir envie de se compliquer la vie », grogna Syu.

Je me mordis la lèvre et je considérai sérieusement la position du singe gawalt. Il avait entièrement raison. En sortant, je n’allais réussir qu’à étendre le poison qui était dans mon corps, que Flan soit vivant ou mort.

« Heureusement que tu es là, Syu », fis-je, en me rallongeant sur le lit, songeuse. « Parfois, dans certaines occasions, je perds ma capacité de réflexion. »

Syu souffla, amusé.

« C’est exactement ce que je pensais. »

* * *

Lorsque Spaw et Aryès revinrent, le ciel commençait à bleuir et moi, je me sentais remise et je les attendais dans la chambre de Darosh, sous ma forme habituelle. Après tout, la dague m’avait à peine éraflée. Par contre, Darosh était encore plus pâle que d’habitude et il n’avait pas ouvert l’œil depuis que je m’étais assise à son chevet.

Aux côtés de Spaw et d’Aryès, un homme d’une soixantaine d’années, dont le visage inspirait à la fois le respect et l’appréhension, entra dans la chambre. Il était accompagné d’une femme blonde au visage rond et d’un jeune à l’expression imperturbable et aux yeux vigilants, qui observaient, alertes, ce qui l’entourait. Tous trois étaient bien armés.

— Laissez-nous seuls —ordonna le sexagénaire.

Certainement, ce devait être le Nohistra, pensai-je, surprise. Je n’aurais jamais cru qu’il viendrait en personne porter secours à Darosh.

Spaw, Aryès et moi, nous sortîmes de la chambre en silence et je récupérai Frundis des mains du démon, qui l’avait ramené à la maison.

« Intéressante promenade », me raconta-t-il.

« Cet homme si sérieux est le Nohistra, n’est-ce pas ? », demandai-je.

« Ouaip. Il nous a fallu un moment pour parvenir jusqu’à lui, mais dès que nous lui avons expliqué de quoi il s’agissait, il s’est mis en marche. Et pourtant sa femme essayait de le retenir ; je crois avoir compris qu’elle ne portait pas Darosh dans son cœur. En réalité, tout semble indiquer qu’il existe une étroite relation entre le vieil homme et notre amphitryon. »

J’écarquillai les yeux, en comprenant.

« Tu veux dire que Darosh est le fils du Nohistra ? »

« C’est ce que, moi, j’ai déduit », approuva gravement Frundis.

Je m’approchai d’Aryès et de Spaw, dans le couloir, et je leur chuchotai :

— Ils vont le sauver ?

— Je suppose que oui —répondit Aryès.

— Mais, va savoir, peut-être que l’on va découvrir que le Nohistra est un ashro-nyn —plaisanta Spaw.

Je souris, puis je secouai la tête.

— Il ne pourrait pas faire de mal à son propre fils.

Spaw sourit.

— Logiquement, il ne devrait pas. Alors comme ça, Frundis t’a fait part de ma théorie, hein ?

— Ce n’était pas une idée de Frundis ? —m’étonnai-je.

— Oh ! C’est ce qu’il t’a dit ? —demanda Spaw, incrédule.

Devinant sans doute que j’allais lui poser une question embarrassante, Frundis me remplit la tête d’une vive mélodie de piano, feignant d’être très absorbé par sa création.

« Il ne changera jamais », commentai-je.

Syu secoua la queue.

« C’est un bâton. »

Dans le couloir, nous tombâmes sur un vieil elfe noir entièrement vêtu de noir, au visage extrêmement ridé, qui nous adressa un sourire sympathique et édenté.

— Bonjour, jeunes gens. Entrez, entrez, le Nohistra, ce brave homme, m’a demandé de vous surveiller !

Manifestement, l’idée lui semblait tout à fait amusante et j’eus du mal à réprimer un sourire. Il nous invitait à entrer dans le salon, aussi, nous le suivîmes à l’intérieur, je laissai Frundis contre le mur et je m’assis sur le sofa, à côté d’Aryès et de Spaw.

— Bien, bien —dit le vieil homme, en prenant place dans un fauteuil—. Ouf ! Je n’aurais pas dû m’asseoir ; même Vaersin n’arriverait pas à se relever de ces fauteuils à mon âge. Je m’appelle Chakrinel.

Je haussai un sourcil, en l’observant attentivement. Je me demandai pourquoi on lui avait donné le nom d’une épice de Mirléria connue pour son piquant. Après que nous nous fûmes présentés courtoisement, le vieil homme ôta son chapeau de paille, il sortit une pipe, l’alluma et se mit à fumer des herbes qui sentaient le fumier cramé.

— À ce qu’on m’a dit, vous êtes d’Ato —dit-il, après avoir relâché une bouffée de fumée.

« On dirait un dragon », commentai-je.

« Hum », approuva le singe gawalt, en fronçant le nez.

— Shaedra et moi, nous sommes d’Ato —acquiesça Aryès—. Spaw… par contre… —Il lui jeta un regard interrogatif et le démon bâilla en s’en décrocher la mâchoire, avant de répondre.

— Je suis d’Aefna. Et toi, Chakrinel ?

Le vieil homme prit une mine songeuse, l’air de remémorer son passé.

— Je suis né à Kaendra, j’ai passé ma jeunesse à Aefna et j’ai vécu pendant trente ans près de la Sylve.

Il faisait sans nul doute allusion à la mythique Sylve des Républiques du Feu, m’émerveillai-je.

— Es-tu entré dans la Sylve ? —demandai-je avec une extrême curiosité.

— À plusieurs reprises, oui —répondit-il avec entrain—. C’est un endroit magnifique. Hélas, j’y ai perdu plus d’un vieil ami. C’est un de ces endroits chargés de bonnes et de mauvaises surprises, où l’on ne peut pas se distraire.

— Et que faisais-tu là-bas ? —interrogea Aryès.

— Oh, je vois où tu veux en venir. Certains de mes amis recherchaient la Source de la Jeunesse, mais, moi, j’ai tout de suite renoncé, comme vous pouvez le constater. J’avais d’autres préoccupations plus réalistes. De vieilles affaires qui n’intéressent plus personne. Je me suis marié là-bas et j’ai fondé une joyeuse famille… Mais malheureusement la guerre est survenue et la stupidité saïjit les a tous emportés. Un peu comme ce qui est arrivé à Darosh, mais, dans son cas, c’est encore plus tragique, parce que l’épidémie semble avoir ressurgi du néant uniquement pour emporter sa femme.

Je restai sans voix.

— Son épouse est morte à cause d’une épidémie ? —souffla Aryès.

— Les fièvres froides —approuva le vieil homme—. Ce n’était pas n’importe quelle épidémie. Cette année fatidique a emporté beaucoup de gens de Kaendra —se souvint-il, l’air sombre—. C’est pour cela que tout semble tellement à l’abandon. Je ne sais pas encore comment j’ai survécu à cet hiver. Cette année-là, Darosh avait déménagé à Aefna avec son épouse, mais l’année suivante il est revenu pour une mission. Et la malchance a voulu que son épouse soit l’une des dernières victimes de cette époque sombre.

Je me rappelai bien de l’épisode, raconté par quelques habitués du Cerf ailé, mais c’était de l’histoire récente et je n’avais jamais rien pu lire là-dessus dans un livre. Si je me souvenais bien, les fièvres froides avaient dévasté Kaendra l’an 5617, cela faisait donc dix ans. Mais ce n’était pas la même chose d’entendre une histoire racontée dans une taverne d’Ato que d’entendre raconter à Kaendra la vie réelle de Darosh.

— C’est le Nohistra qui l’a fait revenir à Kaendra —devina Spaw—. Terrifiant. C’est son père, n’est-ce pas ?

— Ah ! —Le vieux esquissa un sourire—. Il l’est, en effet. Certains malappris de Kaendra l’appellent Darosh le Bâtard de Sinen. Chaque fois que j’entends quelqu’un parler de la sorte, je le punis d’un coup de canne, s’il ne s’enfuit pas avant, bien sûr —plaisanta-t-il.

Il lâcha une autre volute de fumée et, cette fois, c’est Syu qui la compara aux cheminées d’Ato.

— Vous autres, vous êtes très jeunes pour avoir vécu ce que j’ai vécu —poursuivit-il—. Ah ! Quelle époque ! Lorsque je n’avais guère plus d’années que vous, à Kaendra, il y avait des étrangers aventuriers de toutes parts. Des chasseurs de dragons, des chasseurs de trésors, des celmistes suspects, il passait toutes sortes de gens par ici. Il y avait presque davantage de gens bizarres que de mineurs. Et Aefna, vous ne pouvez même pas vous l’imaginer. Dans les années quarante, les jeunes, nous organisions de sacrés chahuts !

Il continua à parler de sa vie passée et du siècle précédent avec un agréable enjouement. Cependant, j’étais incapable de ne pas penser à Darosh. Il était très mal et je ne voulais pas qu’il lui arrive de malheur.

— Pourquoi te surnomme-t-on Chakrinel ? —demandai-je, curieuse, quand je m’aperçus qu’il s’était tu depuis un moment.

— Tout le monde me le demande —dit-il en souriant—. Lorsque je suis revenu à Aefna, l’année soixante-dix-huit, tous se moquaient de moi parce que j’étais incapable de manger un plat sans y ajouter de chakrinel. Quelqu’un a eu l’idée de me surnommer Chakrinel et cela m’est resté. Avant, je m’appelais Hébalith. Un nom horrible pour un Ombreux ! —exclama-t-il—. Dans le dialecte typique de Kaendra, cela signifie Soleil Levant.

Il se mit alors à parler de l’étymologie des noms et je m’aperçus que Spaw et Aryès, qui avaient veillé toute la nuit, commençaient à avoir du mal à maintenir les yeux ouverts. Que diables faisait le Nohistra ? Était-il une sorte de guérisseur ? Le vieil elfe noir finit par s’impatienter lui aussi et il nous abandonna un moment pour aller s’informer. Spaw, qui avait fermé les yeux, en ouvrit un pour observer le vieil homme sortir du salon. Aryès, par contre, semblait profondément endormi, constatai-je, avec un léger sourire.

— Je crois qu’il est dans la Cinquième Sphère —commenta Spaw.

— La Cinquième Sphère ? —répétai-je, étonnée.

— C’est une expression —répondit Spaw, en se raclant la gorge—. Lu l’emploie souvent.

À vrai dire, je ressentais une réelle curiosité pour cette « grand-mère-démon » de Spaw. Malheureusement, ce n’était pas le moment de parler de démons, me dis-je.

— Eh bien, je viens de redescendre à la Quatrième —fit Aryès, sans ouvrir les yeux, mais en bâillant—. Par Nagray, quelqu’un sait-il enfin s’ils vont sauver Darosh ? —demanda-t-il, en se redressant.

À ce moment, nous perçûmes des pas dans le couloir et nous attendîmes, impatients, que le vieil homme revienne. Chakrinel entra, suivi du Nohistra, dont l’air sombre me glaça le sang dans les veines.

— Darosh… —murmura Aryès, les yeux écarquillés.

— Nous emmenons Darosh pour le soigner —nous informa-t-il—. Cela ne le dérange pas que vous restiez ici, mais lorsque vous partirez, passez par chez moi pour laisser les clés. —Soudain, il se tourna vers moi—. Tu es la nièce de Lénissu, n’est-ce pas ?

Je haussai les sourcils, étonnée par la subite attention qu’il me prêtait.

— Oui —dis-je, hésitante—. Comment va Darosh ?

— Son état est grave, mais il vivra si nous le soignons bien. Je voudrais vous remercier tous les trois de vos bonnes intentions. Et je voudrais, jeune terniane, que tu répètes ces mots à ton oncle lorsque tu le verras : les feuilles rouges naissent en automne. Il comprendra.

— Je crains de ne pas pouvoir le lui dire —répliquai-je, très embarrassée à l’idée d’avoir à me souvenir d’une nouvelle tâche à remplir—. Lénissu est parti dans les Souterrains et Srakhi nous a laissés tomber. Moi, je retourne à Ato.

Il haussa les épaules.

— Eh bien, dis-le-lui si tu le vois. Il serait cependant bon pour lui de le savoir.

— Et qu’en est-il de Flan ? —demanda Aryès, tandis que je me répétais, perplexe, les paroles énigmatiques de Sinen.

— Nous nous en sommes occupés —nous assura-t-il—. Maintenant, dormez un peu et, naturellement, ne parlez de tout cela à personne. Je le considérerais comme une trahison. Bonne journée —nous dit-il gravement, en sortant de la chambre.

Nous nous levâmes pour les saluer, lui et Chakrinel. Le ciel commençait à s’éclaircir, mais c’était l’été et les jours étaient très longs, de sorte qu’il n’y avait encore personne dans les rues. Malgré tout, cela m’étonnait que seuls les Ombreux soient au courant de ce qui s’était passé.

— J’espère qu’il se rétablira vite —commenta Aryès, lorsque nous eûmes refermé la porte derrière eux.

J’acquiesçai de la tête, pensive.

— Bon ! Moi, je vais dormir —déclara Spaw—. Et je vous propose de partir aujourd’hui même.

Aryès et moi, nous le contemplâmes, surpris.

— Bon… —réfléchit le kadaelfe—. J’avoue que je n’ai pas envie de rester ici. Avoir des relations avec les Ombreux est une chose. Mais avec les ashro-nyns…

— D’accord —soupirai-je, convaincue—. Mais il faudra acheter des vivres. Comment va-t-on les acheter ? Nous n’avons pas un kétale en poche.

Spaw roula les yeux.

— Darosh doit bien avoir quelque kétale perdu dans quelque coin. Il ne mourra pas pour un ou deux kétales en moins.

— Bien sûr —approuva Aryès.

— D’accord —répétai-je.

Spaw se dirigea vers sa chambre et je soupirai. Sincèrement, j’éprouvais une certaine appréhension à partir de Kaendra dans de telles circonstances et, avec pour seule compagnie, Aryès et Spaw. Au bout du compte, Aryès et moi, nous avions quinze ans et Spaw ne devait pas avoir beaucoup plus… Allons !, me dis-je, hallucinée. Moi qui m’étais toujours fourrée dans les pires histoires possibles, en suivant fidèlement les pas de Lénissu, étais-je devenue lâche au point de craindre de sortir d’une ville ? L’image du cadavre du garde assassiné par une harpie me frappa de nouveau et je secouai la tête pour essayer de chasser ce souvenir.

— Ne t’inquiète pas —me dit Aryès, en devinant sans doute mes réticences—. Nous passerons par le chemin le plus sûr.

— À l’aller aussi, nous sommes passés par le chemin le plus sûr —remarquai-je. Et je souris largement, en ajoutant— : Mais assez pensé, soyons de bons gawalts et allons dormir.

Aryès m’adressa un sourire amusé, puis il fronça les sourcils.

— Tu ne sens plus le poison, n’est-ce pas ? —s’enquit-il.

— Non. La dague m’a à peine frôlée. Aryès, qu’est-ce que tu crois que le Nohistra a voulu dire avec “les feuilles rouges naissent en automne” ?

Mon ami fit une moue comique.

— Tu sais ? Cela fait longtemps que je ne cherche plus à comprendre les histoires des Ombreux et de Lénissu —répondit-il simplement—. Elles sont compliquées et ce ne sont pas mes affaires.

« Il m’a enlevé les mots de la bouche », s’enflamma Syu, en s’agitant sur mon épaule.

Aryès sourit en l’entendant et je m’esclaffai.

— Je crois que dorénavant je vais suivre ton exemple —décidai-je.

28 Trois tristes pics

— Bon… Je crois que cela suffira —dis-je, en contemplant nos possessions.

Nous avions acheté des vivres suffisants pour remplir trois sacs entiers et j’avais l’impression que nous pourrions alimenter une tribu entière d’anéfaïns.

Nos sacs sur le dos, nous grimpâmes la côte jusqu’à la demeure de Sinen Minantur, nous laissâmes les clés de l’Ombre verte et nous nous dirigeâmes vers les murailles. Il faisait une journée magnifique, avec des nuages blancs qui glissaient lentement dans le ciel. La brise était fraîche et je conclus que c’était une bonne journée pour voyager.

Une fois dehors, je pensai qu’être har-kariste, finalement, n’était pas si inutile que ça. J’avais pu lutter contre des ashro-nyns, me rappelai-je, avec une certaine fierté. J’entendis une note de violon plus haute que les autres.

« Qui veut entendre une nouvelle composition ? », demanda Frundis. Ce jour-là, il était de très bonne humeur. Cela faisait un moment que j’avais deviné qu’il nous cachait quelque chose et je souris en devinant qu’il avait composé une nouvelle chanson.

Syu et moi, nous l’encourageâmes à partager sa création avec nous et, pendant que Spaw et Aryès bavardaient sur la vie pagodiste d’Ato, j’écoutai le bâton avec un extrême plaisir.

Il était sur le point de terminer sa composition, ou c’est ce qu’il me semblait, lorsque Spaw se tourna vers moi :

— À quoi penses-tu, Shaedra ? Ne me dis pas que tu penses à Darosh ?

— Non… —commençai-je. Je me tus en entendant une rafale de notes discordantes.

« Arrière, arrière ! », s’exclama Frundis, outragé. « Il me coupe juste pour le bouquet final. Qui peut faire une chose pareille ? Je ne… »

Je laissai échapper un gros soupir.

« Du calme, Frundis, du calme », l’apaisai-je.

— Frundis était en train de me faire écouter sa dernière composition —leur expliquai-je—. C’est une véritable merveille. Il daignera sûrement vous la faire entendre à vous aussi —ajoutai-je, en caressant doucement le pétale bleu du bâton.

« Tu me frottes toujours le pétale bleu, comme si cela servait à me tranquilliser », me reprocha le bâton.

« Cela ne fonctionne pas ? », lui répliquai-je, moqueuse.

« Hum. Tant que tu y es, le pétale rouge est envieux », suggéra Frundis.

Je souris et je me mis à frotter le pétale rouge.

— Ce serait un honneur d’écouter sa composition —répondit Spaw avec sincérité.

— Oh, oh ! —fis-je, amusée, à voix haute—. Je suis certaine que tu lui pardonnes d’avoir eu l’audace insultante de t’interrompre, n’est-ce pas, Frundis ?

Le bâton enchaîna avec une autre de ses compositions sans répondre. Mais on voyait clairement qu’il n’était plus fâché.

— C’est étrange de savoir que tu parles avec le bâton et que nous ne l’entendons pas —commenta Aryès—. Alors que, lui, il nous entend.

— Moi qui le porte tout le temps, parfois, je suis surprise de ne pas l’entendre quand je le laisse un moment —avouai-je et j’ajoutai, amusée— : Frundis me torture musicalement.

— C’est certainement la pire des tortures —affirma Spaw, moqueur.

Un attelage bondé de passagers nous dépassa peu après et nous dûmes nous jeter sur le côté pour qu’il ne nous écrase pas. Sur la carriole, deux hommes armés étaient assis.

— Combien croyez-vous que cela coûte de voyager en carriole ? —demandai-je.

— Je crois qu’avec les vivres, nous avons déjà pris suffisamment d’argent à Darosh —répondit Aryès—. Voyager en carriole doit revenir cher.

— Darosh… —répétai-je—. Je vais poser une drôle de question mais… vous croyez que Flan et Dékéla sont encore vivants ? Il est bien possible qu’ils soient morts à cette heure.

Spaw éclata d’un grand rire et je le dévisageai, stupéfiée.

— Je ne peux pas le savoir avec certitude. Je parierais que, si on s’en est occupé à temps, Flan s’en sortira. Par contre, cela m’étonnerait que le Nohistra se soit beaucoup préoccupé de Dékéla.

Je pâlis, en me souvenant de la scène.

— Tu lui as planté ta dague —prononçai-je lentement—, mais tu lui as aussi fait respirer un mouchoir blanc. Qu’est-ce que c’était ? De l’évandréline ?

Je savais que l’évandréline était capable d’endormir un orc noir, mais l’évandréline était très chère, sans ajouter qu’elle était tout à fait illégale.

— Ça y ressemble —approuva Spaw—. Mais ce n’était pas de l’évandréline. Elle agit trop lentement. Ce que j’ai utilisé, ça s’appelle du sansil. Une recette inventée par Lu.

— Qui est cette Lu dont vous parlez ? —s’enquit Aryès, curieux.

— Hum, hum. —Spaw se racla la gorge, mal à l’aise—. J’espère que tu es quelqu’un sur qui on peut compter, parce que je ne raconte pas ma vie à n’importe qui. Lu est ma grand-mère.

— Ah ! —comprit Aryès—. Celle qui vous a recueillis après l’histoire des… —Il se tut soudain, rougissant—. Pardon, je ne voulais pas…

Alors que je me mordais la lèvre pour réprimer un sourire, Spaw se tourna vers moi, halluciné.

— Je ne peux pas le croire. Tu lui racontes toutes les histoires des démons et aussi l’épisode des chasseurs de démons ? Et il avale tout tranquillement sans penser que nous sommes d’horribles monstres sournois ? Je ne comprends pas.

— D’horribles monstres sournois ? —répéta Aryès, avant que je puisse répondre—. Je ne sais pas très bien ce que c’est qu’un démon, mais je crois que Shaedra est loin d’être ce que tu dis.

— Je n’ai jamais dit que les démons sont des monstres —répliqua Spaw—. Je dis simplement que les saïjits sont convaincus que nous en sommes.

Nous étions entrés dans une conversation un peu épineuse, devinai-je.

— Il me semble naturel que j’aie tout raconté à Aryès —intervins-je—. Après tout, cela ne te semblerait pas sournois, justement, de ne pas l’avoir averti, si d’un coup il découvre plus tard qu’il est entouré de démons ?

— Tu exagères en disant entouré —dit Spaw—. Mais, d’une certaine manière, tu as raison, je ne dis pas le contraire. Pourtant, je suis sûr que Kwayat t’a avertie du danger. Méticuleux comme il est, je suis certain qu’à ma place, il lui aurait planté un poignard entre les côtes.

— Arrête d’être aussi macabre —protestai-je—. En plus, Aryès et moi, nous avons connu Kwayat en même temps.

— Et même si Kwayat n’était pas tout à fait convaincu, finalement nous lui avons fait entendre raison —ajouta Aryès.

Spaw nous regarda l’un après l’autre et il haussa les épaules.

— Faites comme vous voulez, mais ne raconte pas tout à tout le monde, Shaedra, parce qu’à la fin, je vais devoir me mettre un bâillon pour ne rien dire.

Je soufflai.

— Aryès n’est pas « tout le monde », d’accord ? Même Lénissu ne sait rien.

Spaw haussa un sourcil et regarda fixement Aryès.

— Même après l’expérience des mines ?

Le kadaelfe le foudroya du regard.

— Je sais garder un secret, ne m’insulte pas.

— D’accord, je n’ai rien dit. Tant que vous comprenez que, normalement, les saïjits n’ont pas une grande estime pour les démons, je ne me plains pas. Au fait, Aryès, je suis curieux de savoir, pour quelle raison es-tu toujours encapuchonné ? C’est un problème de peau sensible, peut-être ? Ou bien une manie psychologique ?

Je fis une moue. Spaw, vraiment, était tout sauf diplomatique. Et il pouvait passer du sérieux le plus extrême au ton le plus mordant ou moqueur.

— Je ne supporte pas la lumière du soleil —répondit Aryès—. Et lorsqu’il y a trop de lumière, mes yeux prennent un ton rougeâtre.

J’écarquillai les yeux. Ça, je ne le savais pas.

— Tu n’es pas un démon des neiges, par hasard ? —demanda Spaw.

— Un démon des neiges ?

— Ne me dis pas que tu n’as jamais entendu parler des démons des neiges ? Ce sont des êtres très blancs, aux yeux rouges chargés de sang, aux cheveux blancs et avec des palmes aux pieds. On dit qu’ils chantent comme des sirènes et qu’ils ont deux rangées de dents affilées avec lesquelles ils mastiquent leurs proies… —Spaw s’esclaffa devant le regard sceptique d’Aryès—. D’accord, je ne sais pas du tout si ces créatures existent ou non. C’est dommage que le mot « démon » ait été déformé à tel point qu’il peut désigner n’importe quel monstre esthétiquement repoussant pour les saïjits.

— Et pourquoi utilisez-vous les langues saïjits, si elles vous semblent si peu rigoureuses ? —demanda Aryès en souriant.

— Parce que la langue des démons, le tajal, est indigeste.

J’approuvai de la tête. Kwayat m’avait appris à la parler, mais cette langue ne ressemblait à aucune autre. À partir de là, nous nous mîmes à parler avec animation de linguistique et nous oubliâmes les démons.

Cette nuit-là, j’eus du mal à dormir. J’imaginais que des nadres rouges nous épiaient, à l’ombre des arbres. Et que, d’un autre bosquet, sortaient des ashro-nyns avides de vengeance. Mais le matin arriva et je constatai que personne ne nous avait encore dévorés tout crus.

Les oiseaux chantaient joyeusement tandis que l’atmosphère s’éclaircissait, dans la vallée ombragée. Le soleil était encore occulté par les montagnes et ses rayons ne parviendraient pas jusqu’à nous avant plusieurs heures.

— Bonjour —dis-je à Aryès, en m’étirant.

Alors que Spaw était toujours dans sa « Cinquième Sphère », Aryès avait déjà mis chauffer de l’eau sur le feu pour le petit déjeuner et nous prîmes une infusion avec des biscuits achetés dans un magasin spécialisé de Kaendra. Je mangeais mon troisième biscuit, lorsque je sentis qu’il y avait quelque chose à l’intérieur. Je fis une moue et j’en sortis quelque chose qui ressemblait à…

— Un papier ! —m’exclamai-je.

— Ça alors —Aryès fronça les sourcils—. Maintenant que j’y pense, nous avons acheté des biscuits de la chance. Certains contiennent des messages.

Encore surprise, je nettoyai le papier pour essayer de lire. Je soufflai.

— Je le savais. Cela doit être du maudensien, le dialecte de Kaendra. Je ne comprends rien. C’est écrit : « Lanek inelo djan mur daperra litsesura shi ». Démons, et moi qui déblatérais hier contre le tajal.

— Inelo signifie « vent » —dit Aryès.

Je le contemplai, bouche bée.

— Tu sais parler le maudensien ?

— Non. Mais, dans les mines, il y avait des gens de Kaendra et il y en avait un qui, chaque fois qu’il sortait de la mine, disait “Inelo, kost, méligo !”, ce qui signifie « Du vent, enfin, de l’air ».

— Vous avez passé toute la nuit à parler de langues ? —demanda Spaw, en s’approchant de nous, à moitié endormi. Il se frotta le visage et bâilla—. Dara témena —ajouta-t-il, en souriant.

— Cela signifie « bonjour » en tajal —expliquai-je à Aryès, qui regardait le démon, l’expression interrogatrice—. Bon, je vais manger un autre biscuit… pour voir s’il y a un autre message.

— Moi aussi ! —s’écria Aryès.

Nous ne trouvâmes pas d’autres messages, par contre Spaw retira un long cheveu de son biscuit et commenta sa découverte sur un ton moqueur. Nous ne tardâmes pas à reprendre la marche. En jetant un coup d’œil sur le ciel, je prédis que ce jour serait plus chaud que le précédent. Aryès put marcher sans capuche jusqu’à ce que le soleil laisse entrevoir ses rayons ; alors, je l’observai se couvrir avec précaution. Ses cheveux blancs me rappelaient ceux de Kwayat, toutefois ces derniers avaient des reflets argentés, contrairement à ceux d’Aryès.

Les dernières heures de l’après-midi furent pénibles. Il faisait chaud, nous étions fatigués de marcher et Frundis s’était endormi, de sorte que je ne pouvais pas lui demander de m’insuffler un peu d’entrain. Vraiment, ce n’était pas le meilleur jour pour marcher. Près du chemin, il y avait très peu de bosquets et les endroits ombragés étaient rares. En plus, nous cheminions face au soleil, quelque peu aveuglés par ses rayons.

— Ces nuages sombres, au sud, se rapprochent —constata Aryès à un moment.

Je tournai avec espoir le regard sur ma gauche. À cet instant précis, je vis un éclair traverser le ciel dans le lointain.

— Oh, oh —dis-je, en me mordant la lèvre—. Un orage. Vous croyez qu’il y a des refuges par ici… ? Démons ! —Je n’avais pas fini de parler lorsqu’un coup de tonnerre éloigné mais fracassant retentit.

Nous nous arrêtâmes sur le chemin et nous échangeâmes des regards interrogatifs. Qu’allions-nous faire ? Continuer ou nous mettre à l’abri entre les rochers ? Syu plaidait pour la seconde option et nous étions tous tombés d’accord pour abandonner le chemin quand, soudain, entre deux coups de tonnerre, nous entendîmes un cri.

Nous nous tournâmes tous trois en même temps.

Il m’était arrivé parfois, suite à quelque choc émotionnel, de sentir mon cœur sur le point d’exploser. Lorsque je vis, au loin, mon oncle Lénissu courir vers nous en haletant, nous criant de nous arrêter, je ressentis quelque chose de très similaire, une sensation semblable à une explosion de joie et de stupéfaction.

— Je sens que je vais défaillir —commentai-je, en soufflant—. Par tous les démons, que fait Lénissu ici ? Hein ? Vous pouvez me l’expliquer ? Dites-moi que ce n’est pas une hallucination.

— Non, non, je crois que nous voyons bien tous la même chose —assura Aryès, abasourdi.

— C’est ton oncle, l’Ombreux ? —demanda Spaw rhétoriquement, en plissant les yeux pour mieux voir—. Il a l’air fatigué.

Et comment !, pensai-je, en commençant à marcher vers mon oncle. Malgré la distance, je pouvais presque entendre le souffle de Lénissu qui, maintenant qu’il savait que nous l’attendions, avait cessé de courir et marchait, à présent, à grandes enjambées.

Tandis que nous nous rapprochions, une kyrielle de questions commença à s’amasser dans ma tête. Que faisait Lénissu en Kaendra ? Il était censé être dans les Souterrains… Était-il possible qu’il se soit caché dans la ville ? Ou dans les montagnes ? En tout cas, il n’agissait pas comme les Ombreux voulaient qu’il agisse, n’est-ce pas ?

Remarquant mon état d’esprit, Frundis était sorti de son engourdissement et il s’était lancé dans une mélodie rapide de violons. Il n’y avait pas une âme sur le chemin et, à vrai dire, cela faisait plusieurs heures que nous ne croisions personne. Et, soudain, apparaissait la personne à laquelle je m’attendais le moins…

Lénissu était déjà à moins de deux cents mètres, lorsque, brusquement, une silhouette à la chevelure verte surgit d’un bosquet et se précipita vers nous, en bondissant de joie. Je m’arrêtai net.

— Ce n’est pas un saïjit… —murmura Spaw, tendu.

— C’est Drakvian —expliquai-je, en souriant, en voyant l’expression appréhensive du démon. Alors, je me souvins des paroles qu’un jour, Marévor Helith avait prononcées et j’ajoutai— : Elle est têtue et rebelle. Vous sympathiserez tout de suite.

Aryès, qui était resté stupéfait face à tant de nouveautés, sourit en m’entendant. Par contre, Spaw commença à reculer, les yeux ronds comme des assiettes.

— C’est… une… vampire ! —s’écria-t-il, atterré, la voix saccadée—. Je ne peux pas le croire…

Drakvian réalisa un dernier bond et atterrit près de nous.

— Ouf, ça fait un sacré bout de temps ! Je suis heureuse de te voir, Shaedra. Aryès, voyons si je devine, tu as trop lévité et c’est pour ça que tes cheveux ont pris la couleur de la neige.

— Plus ou moins —approuva celui-ci.

Drakvian nous embrassa tous deux avec effusion, puis elle posa ses yeux bleus sur Spaw.

— Votre compagnon ne semble pas très à l’aise —observa-t-elle tranquillement—. Bonjour, qui es-tu ?

— Spaw —souffla ce dernier—. On m’appelle Spaw Tay-Shual. C’est incroyable. Je parle à une vampire !

Et Drakvian parlait avec un démon, ajoutai-je pour moi-même, en roulant les yeux. Je ne voyais pas pour quelle raison Spaw était si bouleversé. Notre rencontre fortuite avec Drakvian et Lénissu me semblait plus incroyable.

— Et, moi, je parle avec un saïjit —répliqua Drakvian sur un ton léger—. C’est saisissant. Je suis presque aussi épouvantée que toi.

— Ce qui est saisissant, c’est de vous voir apparaître Lénissu et toi, si soudainement —intervins-je—. Comment est-ce possible… ? —Je me tus—. Bon, la vérité, c’est que je ne comprends rien du tout.

— Je vais t’expliquer —fit la vampire en se raclant la gorge, et en jetant un coup d’œil à Lénissu qui s’approchait—. Mon clan de vampires a failli tuer ton oncle. C’est-à-dire, lorsque je l’ai trouvé, il voyageait seul dans les montagnes, il y a une dizaine de jours et…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de clan de vampires ? —interrompit Aryès, sans comprendre—. Je croyais que tu n’avais jamais connu d’autres vampires.

Tandis que Drakvian lui racontait sa rencontre avec les vampires, j’observai que Spaw faisait un gros effort pour ne pas décamper en courant.

— Et voilà —termina Drakvian, la mine sombre—. Ils m’ont expulsée du clan, simplement parce que j’ai voulu aider Lénissu. Eux qui m’avaient dit : oui, oui, nous ne buvons pas de sang saïjit, tu parles ! Ils attaquent tous les saïjits qui se perdent dans les montagnes. Au bout d’un moment, je me suis dit que cela ne pouvait plus durer et, quand j’ai vu qu’ils voulaient attaquer ton oncle, Shaedra, j’ai pris la décision d’en finir avec ce mode de vie. Je préfère mille fois la vie de Dathrun à la vie sauvage. Ils pourront dire tout ce qu’ils voudront, que j’ai été pervertie par les saïjits et tout. —Elle haussa les épaules, en soufflant—. Tu te rends compte ? Je leur ai demandé de ne pas boire le sang de Lénissu et ils ne m’ont même pas écoutée, ils n’avaient pas le moindre respect pour moi. Au diable les vampires —affirma-t-elle, avec véhémence.

Son discours me laissa sans voix pendant quelques secondes, puis j’éclatai de rire.

— Tu es une véritable amie, Drakvian. Mais je crois que tu es simplement mal tombée. Je suppose qu’il doit y avoir d’autres vampires comme toi.

Drakvian soupira.

— Cela ne fait rien. En réalité, mon ancien clan avait raison, j’ai reçu trop d’influence saïjit avec le maître Helith. Après tout, c’est lui qui m’a élevée.

J’arquai un sourcil. Voir une vampire qui se considérait davantage comme une saïjit que comme une vampire grâce à l’influence d’un nakrus ex-nécromancien était une scène plutôt mémorable.

— Bel orage ! —ajouta-t-elle, en entendant un coup de tonnerre retentir.

À ce moment, Lénissu nous avait presque rejoints et je posai mon sac sur le chemin pour courir vers lui.

— Oncle Lénissu —dis-je, les lèvres tremblantes.

Lénissu posa ses deux mains sur mes épaules et sourit.

— Bonjour, ma nièce.

Il m’embrassa avec effusion puis, alors, je lui demandai :

— Pourquoi apparais-tu toujours au moment où, moi, j’ai renoncé à te chercher ?

— Tu sais bien que j’adore avoir des problèmes —répondit Lénissu, tandis que nous rejoignions les autres—. Mais nous sommes enfin de nouveau ensemble.

— Sans l’épée —observai-je.

Lénissu laissa échapper un immense soupir et acquiesça. Un bref instant, je vis passer sur son visage une expression proche à la douleur, mais elle disparut aussitôt, remplacée par un air moqueur.

— Mais je suis toujours vivant. Et pourtant les amis de Drakvian ne m’ont pas facilité les choses.

— Ne te vante pas autant —l’avertit la vampire, en croisant les bras—. C’est moi qui t’ai sauvé. Si je n’avais pas été là, il ne te resterait pas une goutte de sang dans le corps.

Lénissu grimaça. Sachant que le sang était une des choses qui le révulsait le plus, j’essayai de changer de sujet.

— Bon ! Je crois que tu ne connaissais pas Spaw. —Je signalai le jeune humain d’un geste bref—. C’est un ami d’Aefna.

— Oh. —Lénissu fronça les sourcils, pensif, sans quitter Spaw du regard—. Je vois qu’il n’a pas l’air très rassuré. Tu ne lui avais jamais parlé des vampires, n’est-ce pas ?

Je me raclai la gorge et je fis non de la tête.

— À propos de vampires —dit Drakvian—, je crois que je devrais m’écarter du chemin, au cas où quelque commerçant apparaîtrait d’un coup ; je ne voudrais pas avoir à l’avaler juste pour protéger mon intimité.

En prononçant ces mots, elle ne cessa d’observer fixement Spaw et celui-ci roula les yeux.

— Ça va —déclara-t-il. Son visage commençait à reprendre peu à peu sa couleur naturelle—. Excuse-moi pour ma réaction, c’est que l’on m’a toujours enseigné que les vampires, vous n’êtes… Enfin, tu vois ce que je veux dire, que vous n’êtes pas tout à fait vivants.

Drakvian laissa échapper un éclat de rire malveillant.

— Pas tout à fait vivants ? —répéta-t-elle, indignée, et elle se mit à tourner autour de lui vivement en le faisant de nouveau pâlir. Il me fit de la peine—. Que crois-tu ? Que je suis un esprit sans corps ? Un squelette ? —La vampire, les mains sur les hanches, ajouta— : Je crois que je suis suffisamment vivante, humain.

— Oui… mais il y a des degrés de vie et les vampires… —Spaw s’interrompit et souffla sous le regard interrogatif de Drakvian—. Il vaudra mieux que je me taise —conclut-il.

— Drakvian, laisse-le tranquille —intervins-je—, il est en état de choc.

— Non, penses-tu —protesta le démon—. Je vais à merveille.

Je lui jetai un regard sceptique. Je savais que les démons, par tradition, vénéraient la vie et, comme les vampires vivaient d’une manière si différente à celle des saïjits, il était logique qu’ils les méprisent. Mais ce n’était pas le moment de parler de démons ni de croyances, aussi, je me retournai vers Lénissu. Mon oncle détourna le regard vers les nuages sombres, comme pour éviter que je lui pose des questions.

— Et alors ? —m’enquis-je—. Tu ne devrais pas être dans les Souterrains, mon oncle ? C’est ce que je supposais, du moins.

— Ne te fie jamais à des suppositions —répondit Lénissu—. Cet orage ne se dirige pas vers nous, c’est un soulagement. Mais je propose que nous cherchions un endroit tranquille pour passer la nuit, cette course m’a épuisé.

Je levai les yeux au ciel, exaspérée. On aurait dit que Lénissu faisait toujours tout pour me faire perdre patience, mais je me contrôlai et j’approuvai. Nous sortîmes du chemin et nous nous installâmes finalement entre deux rochers énormes qui formaient un petit refuge entouré d’arbustes et d’herbe jaune.

— Je me réjouis que vous ayez acheté des provisions pour toute une armée —commenta Lénissu, en nous voyant décharger nos sacs lourds.

— Nous n’étions pas très sûrs des quantités nécessaires ni de la durée du voyage —protesta Aryès—. Mieux vaut être prévoyant.

— Tout à fait. Je vais chercher du bois. Vous, préparez un trou pour le feu.

À vrai dire, nous ne pensions pas faire de feu : les vivres que nous avions emportés n’avaient pas besoin d’être réchauffés.

— Ce n’est pas seulement pour cuisiner —me répliqua pourtant celui-ci, lorsque je le lui dis—. Si des loups s’approchent, c’est un bon moyen pour les tenir en respect.

Je restai un instant bouche bée. J’avais pensé aux nadres rouges, aux ashro-nyns, aux ours sanfurients… mais pas aux loups. En voyant mon oncle s’éloigner, je m’écriai précipitamment :

— Je t’accompagne !

Si Lénissu souhaitait me dire quelque chose à moi seule, c’était le moment idéal. Je laissai Frundis avec les autres et nous nous éloignâmes du groupe pour pénétrer dans un petit bois proche. Le ciel s’assombrissait, non pas à cause de l’orage, qui s’éloignait vers l’est, mais parce que la nuit tombait. Syu se mit à fouiner et à sauter joyeusement d’arbre en arbre. Pendant que nous ramassions des branches sèches, je racontai brièvement à Lénissu mon séjour à Aefna et mon voyage à Kaendra. Alors que je lui commentais notre rencontre avec Naura la Gobeuse de Pommes, il s’arrêta net et m’écouta, abasourdi.

— Tu dis que cette dragonne est orpheline ? Comment le sais-tu ? —demanda-t-il, après avoir gardé le silence un instant.

— Je le sais —répliquai-je—. Je l’avais vue avant, dans les Hordes. Je te le raconterai plus tard, c’est une histoire un peu longue.

— Et une histoire que tu ne m’as racontée ni à Ato, ni à Aefna, quand nous nous sommes vus —observa Lénissu.

Je soufflai, moqueuse.

— Si tu crois que l’on peut parler facilement à quelqu’un qui se fait arrêter tous les quatre matins…

Le raclement de gorge embarrassé de Lénissu m’amusa beaucoup.

— Je te raconterai ce qui m’est arrivé —lui promis-je—, si, toi, tu me racontes pourquoi tu es parti de Kaendra alors que tu savais que j’étais sur le point d’arriver.

Le visage de Lénissu s’assombrit.

— Je sais que mon excuse va te paraître peu convaincante, mais je suis parti de Kaendra pour ne pas t’attirer davantage de problèmes. Cela peut te sembler curieux, mais je n’ai jamais prêté aucun serment envers les Ombreux d’Aefna. Ils ont inventé que j’étais l’un d’eux, étant donné que je travaillais… et que je travaille pour eux. De toutes façons… à aucun moment, je n’ai eu l’intention d’accepter d’aller dans les Souterrains. Je sais que c’est un traumatisme que je devrai surmonter un jour. Après tout, j’ai, là-bas, des amis qui me manquent…

— Et Manchow ? —m’enquis-je, en voyant qu’il se perdait dans ses souvenirs.

— Manchow Lorent ? Le Nohistra d’Aefna n’a pas de chance d’avoir un tel fils. C’est l’imbécile qui t’a volé le sac à dos orange, si tu te souviens bien. Je crois que c’est lui qui m’a vendu aux gardes —commenta-t-il, pensif.

Je me mordis la lèvre.

— À Aefna, j’ai parlé avec des Ombreux. Un certain Keyshiem m’a dit que le Nohistra avait tout planifié pour vendre l’épée à un Ashar et que le Nohistra de Dumblor avait une mission pour toi et pour Manchow —expliquai-je.

Lénissu fit une moue.

— Oui. Je le sais. J’ai rencontré Keyshiem à Ato et il m’a tout raconté. Je t’assure —dit-il, en voyant mon air interrogatif—. J’ai laissé Manchow avec Sinen Minantur, le Nohistra, et Aryès avec Darosh. —Il posa sur moi un regard attentif et il ajouta— : Je suis parti et je me suis rendu à Ato pour chercher quelque chose qui m’appartient et dont je t’avais demandé de prendre soin, il y a plus d’un an.

Je blêmis, en comprenant. Ce « quelque chose » ne pouvait être que…

— De quoi s’agit-il ? —réussis-je à demander.

Les yeux violets de Lénissu brillèrent intensément.

— La boîte de tranmur. Drakvian m’a avoué que tu la lui avais prêtée.

29 La lumière ouverte

— Oooh… —marmottai-je, embarrassée. Les yeux de Lénissu étincelèrent, mais son expression reflétait avant tout l’urgence—. Tout ce que j’ai fait, c’était dans le but de te sauver. En plus, j’ai récupéré la boîte et… je l’ai cachée.

— Où ? —insista Lénissu—. J’ai cherché dans ton refuge et elle n’y était pas. Je suis entré dans ta chambre et rien. Où l’as-tu mise ? J’ai parcouru tout Ato en évitant les vigiles. Tu ne l’as pas perdue, j’espère ? Je me souviens encore du shuamir…

— Non ! —exclamai-je—. Je sais ce que j’en ai fait. Je te conduirai là où je l’ai gardée. Au fait, que contient cette boîte ?

Lénissu me regarda fixement, stupéfait.

— Tu ne l’as pas ouverte ? Vraiment ? Eh beh, parfois tu me surprends, Shaedra. C’est bien vrai, tu n’as… ?

Je haussai les épaules.

— Non. C’était ta boîte, pas la mienne.

— C’est pour ça que tu l’as offerte à une vampire —répliqua Lénissu, sarcastique.

— Je ne la lui ai pas offerte ! —protestai-je, en passant ma main dans mes cheveux, mal à l’aise—. Bon, qu’est-ce qu’il y a dedans ?

— Je te laisserai le découvrir par toi-même, si tu sais où elle est. Une minute ! —s’exclama-t-il soudain—. Tu ne l’as pas emmenée à Aefna, n’est-ce pas ?

— Non, elle est toujours à Ato —lui assurai-je. Je perçus le soulagement reflété sur son visage—. Une nuit, j’ai décidé de mieux la cacher et je l’ai emmenée sur le toit de la Pagode Bleue, dans un recoin.

Lénissu me contempla, incrédule.

— Sur le toit de la Pagode ?

— C’est ça.

Je le laissai songeur et je ramassai une autre branche. Brusquement, Syu apparut entre les arbres et tomba sur mon épaule.

« J’ai effrayé un oiseau rouge ! », s’écria-t-il. « Il me regardait de travers, avec son long bec jaune, alors je lui ai montré les dents et il a fui comme un lâche ! », m’informa-t-il, tout en émettant de fiers piaillements de singe.

Je souris.

« Tu devrais composer une chanson avec Frundis sur tes batailles épiques », lui conseillai-je.

« Ce n’est pas une mauvaise idée », reconnut le gawalt, en considérant sérieusement l’idée.

— Bon —dis-je à mon oncle—. Je crois que nous avons déjà ramassé suffisamment de bois.

Lénissu acquiesça et nous prîmes le chemin du retour, en causant tranquillement. Mon oncle semblait être plus détendu que d’habitude et, pourtant, à mon avis, il avait des motifs pour ne pas l’être. Je ne connaissais sûrement pas aussi bien que Lénissu la confrérie des Ombreux, mais j’étais certaine que le comportement de mon oncle face à l’autorité du Nohistra d’Aefna pouvait générer quelques tensions.

Cependant, je n’avais pas envie de parler de ce sujet pour le moment, je souhaitais seulement bavarder tranquillement, sans préoccupations. Mais Lénissu était resté trop intrigué par ma rencontre avec la dragonne pour ne pas poser de questions.

— Bon, Shaedra —dit-il, lorsque nous étions presque arrivés près des deux grands rochers, où étaient assis Drakvian, Aryès et Spaw—. Maintenant que tu sais que, ces dernières semaines, j’ai vagabondé comme un âne boiteux, c’est à ton tour de parler. Comment as-tu rencontré comme ça une dragonne dans les Hordes et ensuite dans les Montagnes d’Acier ? Dis-moi, tu ne penses sans doute pas à dompter un dragon pour qu’il t’aide à tuer Jaïxel ? —ajouta-t-il, sur un ton railleur, mais curieux.

— C’est une idée —approuvai-je, moqueuse, en déposant mon fagot de bois près du trou que les autres avaient creusé—. Mais je ne m’imagine pas en train d’envoyer une sympathique dragonne lutter conter Jaïxel. Naura est presque une amie.

— Vous avez dit Jaïxel ? La liche de Neermat ? —intervint Spaw. Je remarquai une lueur intriguée dans ses yeux. Lénissu me regarda du coin de l’œil et resta en suspens sans savoir quoi dire. Apparemment, il me laissait la liberté de décider si je racontais ou non à Spaw l’histoire du phylactère. Tout un détail, pensai-je, ironique.

— Tout juste —répondis-je avec naturel—. Lui et moi, nous avons des affaires à régler.

Un regard suffit à Spaw pour comprendre que nous savions tous à quoi je faisais allusion.

— Très bien —dit-il—, vous plaisantez, n’est-ce pas ? Je ne crois pas que nous parlions du même Jaïxel. La liche dont je parle est une véritable liche. Elle a plus de cinq cents ans. Neermat est une ville souterraine pleine de nécromanciens. Et, lui, c’est le chef de la bande.

— À ce que je sais, ce n’est pas tout à fait exact —intervint Drakvian—. Jaïxel vit près de Neermat, mais les nécromanciens de cette ville ne pensent qu’à se débarrasser de la liche. Jaïxel n’est le chef de rien ni de personne.

— Bon, peut-être, ces histoires ont beaucoup de versions —répliqua Spaw.

— Sans aucun doute —approuva la vampire, en jouant avec une mèche de ses cheveux verts—. Mais ma version est plus directe.

Spaw arqua un sourcil, intéressé. Il ne paraissait plus aussi effrayé par la présence de la vampire.

— Tu as été dans les Souterrains ? —interrogea-t-il.

— Quelques fois —avoua-t-elle—. Le maître Helith, qui est comme un père pour moi, m’a emmenée une fois au Lac Blanc, pour que je le voie. Je crois que je n’ai jamais vu une telle merveille de toute ma vie.

Spaw secoua la tête, songeur, pendant que Lénissu commentait :

— Moi, je voulais juste en savoir plus sur la dragonne. En tout cas, je trouve qu’un dragon rouge est plus fascinant que le Lac Blanc. Le lac est plein de bestioles répugnantes.

Il se tourna vers moi, attendant une réponse. Je m’assis près des autres, en sentant que les battements de mon cœur s’accéléraient. Ou je lui racontais tout sur les démons tout de suite, ou alors je ne le lui raconterais jamais, pensai-je, en prenant une inspiration.

— Je te jure, Lénissu, que, si cela ne tenait qu’à moi, je te raconterais tout. Mais avant, Spaw doit me dire si cela ne le dérange pas que j’en parle.

Le jeune humain me foudroya du regard, en devinant mon intention. Il se leva, il fit quelques pas, les mains dans les poches, agité.

— Shaedra, je ne te le conseille pas.

— Spaw, ici tous le savent sauf Lénissu —rétorquai-je—. C’est ridicule. En plus, en contrepartie, je te promets de te raconter tout au sujet de Jaïxel. Et s’ils vendent la mèche, je te laisserai te venger comme bon te semblera, qu’en dis-tu ?

Les autres suivaient notre échange en silence. Aryès et Drakvian avaient deviné sans difficulté le dilemme de Spaw. Par contre, Lénissu allumait tranquillement le feu, en attendant que Spaw se décide à répondre.

— Je dis que cela me semble une erreur —déclara-t-il enfin avec gravité—. Si tous faisaient la même chose, cela se terminerait comme autrefois : des chasseurs et des pisteurs de tous les côtés. Je n’exagère pas —m’avertit-il—. Il existe un proverbe qui dit : “verse une goutte de sang et tu trouveras un océan”. Il y a peu de règles entre nous, mais les peu qui existent sont tout à fait fondées. En plus, je veux que tu te rendes compte que tu m’obliges à faire confiance à toute personne à qui tu le dis. Je ne te le reproche pas et je comprends parfaitement que tu ne puisses plus garder ce « secret ». Moi, je n’ai jamais dû l’occulter de cette façon, car je n’ai jamais connu des gens comme eux. Enfin, raconte ce que tu crois opportun, moi… je vais faire un tour.

Stupéfaite et empourprée, je le contemplai s’éloigner.

— Spaw a raison —soupirai-je, en rompant le silence—. Un secret n’est pas fait pour être partagé, même si c’est avec des personnes en qui tu as confiance. Je n’aurais dû le dire à personne.

— À moi, tu ne m’as rien dit —répliqua Aryès, en souriant.

— Mille sorcières sacrées ! —s’exclama soudain Lénissu, en perdant son calme—. Vous allez m’expliquer quelque chose, oui ou non ?

Je me mordis la lèvre, méditative. Spaw en avait trop dit devant tout le monde et, maintenant, se taire aurait été irrémédiablement insultant. Mais Lénissu ne pouvait pas me trahir, de même qu’Aryès et Drakvian ne l’avaient pas fait. Mon oncle était un expert pour garder des secrets, ajoutai-je pour moi-même. Il était vrai que je n’étais pas obligée de parler de Spaw, mais…, par tous les dieux !, c’était lui qui avait voulu me suivre et me protéger. Je n’avais pas besoin d’y réfléchir davantage, décidai-je, et j’inspirai profondément.

— Tu te souviens de ce jour, à Dathrun, quand tu m’as trouvée sur la colline, en été ?

Lénissu arqua un sourcil, étonné que je remonte autant dans le temps. Il acquiesça.

— Je m’en souviens.

Je me jetai à l’eau.

— Cette nuit-là, j’ai bu une potion de mutation en croyant que c’était du jus mildique. —J’essayai de ne pas rougir de honte et, lorsque je vis Lénissu ouvrir la bouche, je levai une main pour qu’il ne m’interrompe pas—. Écoute. J’ai commencé à sentir un changement d’énergies dans mon corps, puis ma première transformation est arrivée, mais je n’ai compris en quoi je me transformais qu’après l’attaque de l’ours sanfurient, dans les Extrades.

J’échangeai un regard avec Aryès. D’une voix tremblante, j’ajoutai :

— Cette mutation m’a transformée en démon.

J’observai la réaction de Lénissu. Il était resté pétrifié. Moi, j’avais plutôt imaginé qu’il éclaterait de rire, en argumentant qu’il était impossible de se transformer en démon et en affirmant même que mon histoire était invraisemblable… Mais, au contraire, il demeurait muet de stupeur, comme s’il me croyait et me prenait au sérieux.

— Je sais que tu vas trouver ça incroyable, mais les démons ne sont pas techniquement mauvais —poursuivis-je, en essayant d’adopter un ton plus léger—. Les démons saïjits ne se distinguent des autres que par la Sréda. Elle se réveille et, paf, on est capable de se transformer. Et parfois, c’est assez utile. De fait, ma forme de démon m’a sauvé la vie, quand j’ai dû éliminer l’anrénine de mon corps. Drakvian en est témoin.

— Toi… —murmura Lénissu—. Un démon. Démons ! —fit-il, en se redressant maladroitement—. J’ai besoin de boire un peu de vin.

— Nous avons de tout sauf ça —s’excusa Aryès.

— Hum. —Il se rassit. Il me semblait presque que je pouvais entendre ses pensées tournoyer frénétiquement dans sa tête.

Pendant que Lénissu se remettait, nous commençâmes à dîner et, soudain, Lénissu brisa le silence et commença à poser des questions auxquelles je tentai de répondre comme je pus. Sur la potion, sur les démons, sur la Sréda, et il voulut savoir pourquoi je ne l’avais pas dit avant… Peu à peu, le feu s’éteignait et nous dûmes l’alimenter de nouveau avec plus de bois. Lorsque Spaw revint, Lénissu s’était déjà tranquillisé. Cependant, j’aperçus le changement d’expression à la lumière dansante du petit feu. Savoir que ce jeune humain était en réalité un démon ne devait pas être facile à assimiler, me répétai-je, en essayant de comprendre le point de vue de Lénissu.

— Bon, on apprend des choses tous les jours —déclara-t-il en parlant brusquement plus fort—. Je vais dormir. Et demain, je propose que nous voyagions vers le nord. Nous couperons par l’ouest des Extrades.

— Ne serait-ce pas plus prudent de contourner les Montagnes d’Acier ? —demanda Aryès.

— Contourner les Montagnes d’Acier ? —répéta-t-il. Il avait l’air totalement distrait—. Non, ce serait inutile. La dernière fois que je suis passé par ici, je n’ai eu aucun problème.

J’échangeai un regard sceptique avec Aryès, mais nous ne protestâmes pas.

« Nous connaissons l’oncle Lénissu », intervint Syu avec un soupir fatigué. « Il n’apprendra jamais à être un bon gawalt. C’est dangereux de passer par où il dit, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, je ne sais pas », admis-je. « Mais il y a quelques années, il y a eu un tremblement de terre qui a déformé quelque versant, par là-bas. Et le Labyrinthe ne se trouve pas très loin. Si tu y entres, tu n’en sors pas. Moi, en tout cas, je n’avais pas prévu de passer si près de cet endroit. »

Nous éteignîmes le feu et nous nous couchâmes sous l’arc formé par les roches, après avoir fermé un des côtés avec des branches pour qu’il y ait moins de courants d’air.

— À demain —dit Lénissu, en s’enveloppant dans sa couverture.

— Bonne nuit —répondîmes-nous.

La vampire, pour faire enrager Spaw, se coucha à côté de lui et lui sourit pour lui montrer ses deux dents pointues.

— Bonne nuit, cher démon —lui dit-elle.

Spaw me jeta un regard inquiet et se racla la gorge, en scrutant Drakvian avec prudence.

— Hum, oui, bonne nuit.

Je réprimai un sourire et je me plongeai dans la contemplation du ciel, par l’ouverture du refuge improvisé. L’air, chaud pendant la journée, s’était refroidi étonnamment vite, une brise persistante soufflait et me fit frissonner. Je sentis que quelqu’un posait sur moi une autre couverture et je vis alors Aryès se recoucher et fermer les yeux, en bâillant. Je souris, reconnaissante. Bercée par une lente mélodie de luth, je m’endormis presque aussitôt.

30 La Falaise Ténébreuse

— Je suis passé par ici et je n’ai eu aucun problème —ronchonnai-je, en répétant les paroles de Lénissu, avec un mélange de désespoir et de sarcasme.

Le singe gawalt sautait d’arbre en arbre, tout joyeux, et Frundis jouait au piano un rythme rapide et encourageant. Ils semblaient enchantés de grimper une côte de mille démons. Quant à Drakvian, elle avait disparu quelque part. Lénissu ouvrait la marche et Spaw, Aryès et moi, nous étions à la traîne, soufflant et maudissant mon oncle pour ses idées farfelues.

— Bon, si le problème n’est que la côte, passons —haleta Aryès—. Mais si nous sommes attaqués par…

Il était resté sans souffle, aussi je terminai la phrase pour lui.

— Des gobelins, des nadres, des ours, des dragons ?

— Par exemple —acquiesça-t-il.

Lénissu, en nous entendant, s’arrêta et il nous attendit avant de nous répliquer :

— Arrêtez de vous plaindre. Mieux vaut ne pas s’inquiéter de ce que nous pourrions rencontrer. Sur le chemin, nous serions tombés sur des choses cent fois pires : les patrouilles.

Je roulai les yeux.

— C’est ça, c’est ça —soufflai-je.

Mon oncle nous observa et haussa les épaules.

— C’est bon, nous allons faire une pause.

— Hé, cela fait deux heures qu’on demande une pause —commenta Aryès comme si de rien n’était.

— Après ce ne sera plus que de la descente —nous promit-il.

— Ça, c’est bien pire —assura Spaw—. Moi, quand je suis passé par ici…

— Quoi ? —m’exclamai-je, stupéfaite—. Tu es déjà passé par ici une fois ?

Le jeune humain se frotta la tête, embarrassé.

— Euh… oui. Je disais donc que, lorsque je suis passé par ici, il y a environ quatre ans, j’ai dégringolé dans la pierraille et j’ai roulé jusqu’en bas. C’est là que mon maître m’a trouvé. Je ne sais pas comment j’en suis sorti vivant.

Ses paroles me rappelèrent ma chute dans une descente au nord-est du massif, après que Frundis m’avait déstabilisée… Le sifflement innocent du bâton m’arracha un sourire.

Nous nous installâmes pour nous reposer à l’ombre d’arbustes et, pendant qu’Aryès sortait des biscuits aux fruits secs, plongée dans mes pensées, je laissai échapper un petit rire qui attira tous les regards sur moi.

— Je pensais à Srakhi —expliquai-je, sans cesser de sourire—. Vous croyez qu’il est vraiment entré dans les Souterrains ?

Les autres sourirent, bien malgré eux. La situation du gnome était tout à fait ridicule.

— Je parierais que oui —répondit Lénissu—. Mais ne me demandez plus d’aller lui sauver la vie, on dit que si tu sauves la vie d’un say-guétran par trois fois, il n’a pas d’autre alternative que de te tuer ou de se suicider. Du moins, c’est ce qu’on dit.

J’arquai un sourcil, stupéfaite.

— C’est vrai ? Quelles drôles de coutumes !

— Mais de là à penser que Srakhi serait capable de me tuer ou de se suicider… —douta Lénissu—. Pauvre homme.

— Je me demande pourquoi il est entré dans la confrérie des say-guétrans —dis-je, méditative.

— Je préfère ne pas le lui demander —affirma Lénissu—. Moi non plus je ne sais pas pourquoi j’ai commencé à travailler pour les Ombreux. Dans mon cas, je suppose qu’il s’agissait d’une question de survie. Dans son cas, probablement d’une question d’influences.

— J’espère qu’il ne lui arrivera pas de malheurs —commenta Aryès.

— Je lui fais confiance pour survivre —intervint Spaw—. Même si, lui, ne me faisait pas confiance —ajouta-t-il, amusé.

Je perçus soudain les réserves de Lénissu et je devinai qu’il venait de se souvenir de notre conversation de la veille sur les démons. Il fallait lui laisser du temps pour qu’il se rende compte qu’être un démon ne changeait pas beaucoup la façon d’être.

Nous reprîmes la marche et nous grimpâmes des heures entières. Lorsque nous nous arrêtâmes enfin, nous avions atteint l’autre versant de la montagne et nous avions une vue impressionnante des Rills du Songe et des Montagnes d’Acier. On pouvait presque apercevoir les prairies du nord.

— Nous ne sommes pas très loin du Labyrinthe —observa Aryès, en contemplant la large vallée rocheuse de terre rougeâtre.

— Nous n’allons pas nous en approcher —assura Lénissu—. Demain, nous continuerons en suivant la crête et… —Il s’arrêta net, en contemplant quelque chose sur notre droite. Il signala une sorte de falaise de plusieurs mètres de hauteur qui se dressait sur tout le versant, s’élevant comme une muraille—. Qu’est-ce que c’est que ça ? —demanda-t-il, déconcerté.

Sans avoir besoin de réfléchir plus longtemps, je compris avant qu’Aryès n’explique :

— Ce doit être le tremblement de terre qu’il y a eu il y a deux ans. D’après ce que j’ai lu, cette zone énergétique est très instable.

Le visage de Lénissu s’était assombri. Apparemment, il n’avait pas compté sur ce contretemps.

— J’ignore comment nous allons passer par là. Peut-être bien que je vous ai conduits par le mauvais chemin.

Nous ne fîmes pas de commentaires et nous nous installâmes sur une esplanade relativement plane. La longue descente vers le Labyrinthe était escarpée et rocheuse. Entre ses pierres blanches, seuls poussaient de rares arbustes.

— C’est là que tu es tombé ? —demanda Drakvian à Spaw avec un grand intérêt.

Celui-ci acquiesça et Drakvian ouvrit grand les yeux.

— Alors, tu te dirigeais vers le Labyrinthe ?

— Je suis passé par là —dit-il, évasif, en se raclant la gorge.

— Alors, je ne comprends pas. Tu es passé par le Labyrinthe, et tu as peur d’une vampire ?

Spaw soupira, exaspéré.

— Il s’agit d’une croyance des démons. Mon ancien maître m’a rabâché les oreilles, excuse-moi si j’en ai gardé des cicatrices indélébiles.

— Et que pensent les démons des vampires ? —demanda Drakvian, intriguée—. Parce que les vampires, aussi, nous avons une mauvaise opinion des démons.

— Comme les saïjits —observai-je avec un demi-sourire.

Alors, je vis Lénissu assis sur un rocher un peu plus loin et je m’approchai de lui, en sortant de mon sac orange la lettre de Wanli. Je la lui tendis, en disant :

— J’avais oublié de te la donner. C’est de Wanli. Srakhi a emporté celle de Keyshiem.

— Keyshiem —répéta Lénissu, surpris. Et alors il regarda fixement la lettre et la prit, en murmurant— : Wanli. Eh bien, merci, Shaedra.

— Et tant qu’on y est, au cas où j’oublierais —commençai-je à dire, avec une moue innocente—, le Nohistra de Kaendra m’a donné un message pour toi. Il m’a dit : “Les feuilles rouges naissent en automne”. Je suppose que tu sauras le déchiffrer.

Lénissu arqua un sourcil.

— Ce brave homme adore les images —observa-t-il simplement, et il s’intéressa de nouveau à la lettre de Wanli.

Je compris qu’il désirait être seul et je le laissai pour aller chercher du bois, avec Aryès, Spaw et Drakvian. En revenant, comme il restait encore deux heures de soleil, je leur proposai de faire une course et, bien sûr, Drakvian l’emporta. Mais quand elle essaya de m’imiter pour faire des pirouettes, elle s’étala par terre et, Syu et moi, nous rîmes un bon moment en voyant son expression frustrée.

Le soleil couchant fut un des plus beaux que je pus contempler. Le ciel rougeoyant et doré se mêlait à l’obscurité des nuages lointains et un vent de montagne soufflait dans un silence paisible. Nous dînâmes et nous bavardions tranquillement, lorsque Drakvian se leva brusquement d’un bond.

— Je sens une odeur de sang —déclara-t-elle avec gravité.

Nous pâlîmes et nous échangeâmes des regards alarmés.

— Tu veux dire qu’il y a des créatures tout près ? —demanda Lénissu, en se levant à son tour.

Drakvian acquiesça de la tête. J’étais à moitié levée lorsque j’entendis soudain un grognement terrifiant suivi d’autres grognements. Notre sang se glaça.

— Cela a tout l’air d’être un gobelin —dit Lénissu, en se précipitant vers la crête.

— Que les dieux nous protègent ! —souffla Aryès, livide—. Nous ne devons pas rester là.

Je sentis la panique m’envahir tandis que nous ramassions nos possessions à la hâte.

— Ils nous ont sentis —siffla mon oncle, en courant vers nous.

— Et ils nous ont vus —articulai-je, en signalant de l’index une zone moins élevée de la crête.

Des créatures élancées bipèdes se précipitaient vers nous, armées de bâtons et d’arcs. Elles étaient encore loin, mais apparemment d’autres gobelins se cachaient derrière la crête et ils ne tarderaient pas à apparaître.

— Ils ont vu que nous n’étions pas dangereux —déclara Lénissu. Alors qu’il parlait, son sang-froid m’impressionna—. Écoutez. Nous avons deux options. —Ses yeux violets brillèrent intensément— : Soit nous descendons vers le Labyrinthe. Soit nous nous laissons dévorer tout crus. —Il prit fermement son sac et il ajouta— : Courez.

Ses paroles suffirent pour que nous commencions à descendre précipitamment la pente rocailleuse, chargés de nos sacs. La première flèche passa entre Aryès et moi en sifflant comme un serpent.

— Démons —prononçai-je, tremblante, en faisant un bond et en accélérant si cela était possible.

La plupart des flèches étaient très loin d’atteindre leur objectif, mais j’étais tout de même morte de peur.

— Transforme-toi, ta peau te protègera en cas de chute ! —me cria Spaw.

Je vis qu’effectivement, il avait pris sa forme de démon. Ses marques noires reluisaient dans la lumière du soir et l’iris de ses yeux rouges se réduisait à une fente. Je compris sa tactique : la peau des démons était plus résistante et, si Spaw tombait, ses blessures seraient moins graves.

— Je déteste les gobelins ! —fulmina Lénissu, derrière nous, tout en faisant glisser des pierres dans sa descente précipitée.

Je libérai la Sréda. Je ne sais comment j’y parvins, effrayée comme je l’étais. À côté de moi, Aryès trébucha et ce fut un miracle qu’il ne tombe pas. Il me sourit en voyant que je tendais une main pour l’aider à reprendre l’équilibre.

— Je t’ai déjà dit que tes yeux de démons sont terrifiants ?

Une flèche siffla près de nous.

— Si seulement ces monstres en pensaient autant ! —fis-je, pantelante, et je continuai à courir.

Nous avancions à toute allure. Drakvian et Spaw se trouvaient devant nous, et Lénissu nous suivait de près. Quelques gobelins audacieux dévalaient le terrain rocailleux. À ce moment, l’un d’eux perdit l’équilibre et dégringola dans la pente escarpée en poussant un gémissement.

Je perçus un son étouffé qui provenait de Frundis, placé dans mon dos.

« J’ai peur », avoua le singe gawalt, caché sous ma cape. Il était rare de le voir admettre cela, mais ce n’était pas le meilleur moment pour essayer de le tranquilliser.

Je courus et courus, le cœur battant à tout rompre. La tête me tournait et il me semblait que le monde était devenu fou. J’entendais le fracas des pierres qui déboulaient, les sifflements grondeurs des gobelins et… soudain, devant moi, j’entendis un grognement qui se transforma en un cri. C’était Spaw. Je perdis l’équilibre, je tombai à plat ventre et je me mis à rouler sans pouvoir m’arrêter. C’est seulement alors que j’entrevis l’abîme qui s’ouvrait devant moi.

— Non ! —hurlai-je. Je me dirigeai irrémédiablement vers un précipice. La tension et la terreur m’envahirent et me troublèrent la vue. Toutes griffes sorties, je m’agrippai aux pierres, qui roulaient, tombant avec moi… Je finis par fermer des yeux emplis de larmes.

Tout se passa très vite. Juste avant d’atteindre le précipice, je heurtai une pierre qui freina quelque peu ma chute et des mains fermes m’attrapèrent par la taille.

J’ouvris les yeux et je restai interloquée. Je croisai des yeux bleus… Aryès me sourit. C’est alors seulement que je m’aperçus que nous lévitions au-dessus du vide.

— Nous volons —murmurai-je, incrédule.

— Nous lévitons. Ne t’affole pas, je pourrais perdre la concentration —m’avertit Aryès.

« Aïe aïe aïe », gémit Syu. Le singe avait prudemment sauté lorsque j’avais perdu l’équilibre. Je fus soulagée de le voir lorsqu’il quitta l’épaule d’Aryès pour se blottir contre moi. Tout son corps tremblait de peur.

Peu à peu, nous descendîmes entre les roches pointues, jusqu’au fond du précipice. Je me posai par terre avec un certain soulagement, mais alors je sentis ma tête tourner et je cherchai une roche pour m’appuyer. Puis j’essayai de brider ma Sréda, qui tourbillonnait, plus énergique que jamais.

— J’ai l’impression que je continue à rouler —dis-je dans un filet de voix.

— Assieds-toi un moment —me conseilla Aryès—. Je vais chercher les autres. J’espère qu’il n’y a pas de bêtes ici aussi.

Je secouai la tête pour m’éclaircir les idées et je détachai Frundis de mon dos. Aussitôt, je fus envahie par la douce mélodie de flûtes que j’avais entendue comme une rumeur lointaine pendant la descente.

« Une curieuse mélodie pour un moment comme celui-ci », observai-je.

« Eh bien, c’est pour équilibrer. J’ai été attentif au cas où j’entendrais un bruit particulier dont je pourrais m’inspirer », ajouta le bâton, l’air innocent.

« Et ? », m’enquis-je, curieuse.

« Rien. Rien qui puisse donner naissance à un chef-d’œuvre », soupira-t-il.

Je roulai les yeux et je cherchai Aryès du regard. Celui-ci était déjà en train de remonter le précipice grâce à un sortilège de lévitation.

« Qu’a-t-il voulu dire par « je vais chercher les autres » ? », fis-je subitement. « Il va tous les faire descendre ? »

Le singe gawalt, qui se massait les tempes, leva la tête vers le kadaelfe et haussa les épaules.

« Je suppose que les autres sont restés en haut. »

Je jetai un regard sur l’étroit couloir naturel… Je restai paralysée de frayeur en apercevant deux squelettes de saïjits.

— Le Labyrinthe —murmurai-je, atterrée.

À ce moment, une main blanche surgit entre des rochers.

— Shaedra…

— Drakvian ! —exclamai-je, en me précipitant vers elle.

Je la trouvai, étendue sur le sol, les mains pleines d’égratignures couleur cendre.

— Je sens que je vais m’évanouir —marmonna-t-elle, les yeux dilatés.

N’importe quel saïjit, après une telle chute, serait mort sur le coup. Mais Drakvian était encore vivante… Mais pour combien de temps ?, me demandai-je. Prise de panique, je sentis mon cœur s’accélérer. Je lui pris la main et je la serrai avec force.

— Ne t’évanouis pas —lui dis-je—. Sois forte. Je vais te sauver.

Une légère pression de sa main me fit comprendre qu’elle m’avait entendue.

— J’ai besoin… de sang.

Sa voix était faible. Trop faible.

« Il faut aller chasser », décida Syu.

Oui, mais dans le Labyrinthe, ceux qui chassaient c’étaient plutôt les créatures qui vivaient là et non les saïjits perdus qui s’y aventuraient par hasard.

Lorsque Spaw et Aryès touchèrent le sol, ils se précipitèrent vers moi, livides en comprenant ce qui se passait.

— Drakvian, ne meurs pas —réussis-je à prononcer, les yeux noyés de larmes.

— Non —dit Aryès—. Ce n’est pas possible.

Cependant, le kadaelfe essaya de se reprendre : il ne pouvait perdre sa concentration s’il voulait réussir une autre fois le sortilège. Il était en train d’épuiser ses énergies, me rendis-je compte, en le voyant remonter chercher Lénissu.

Spaw s’agenouilla près de moi. Il semblait lui aussi très affecté.

— Et dire que je commençais à trouver la vampire sympathique —murmura-t-il.

Je me sentis soudain envahie par une série de souvenirs qui me brisèrent le cœur. Le voyage dans les Extrades, les plaisanteries de Drakvian, ses sourires, ses délires… Elle ne pouvait pas mourir, me répétai-je, angoissée. Alors, faisant un effort dont je ne me croyais pas capable, je me levai et je dis :

— Je vais chercher du sang.

Les larmes brillaient dans mes yeux rougeoyants.

Épilogue : Étoiles d’été

Redressant faiblement la tête, la vampire planta ses deux crocs dans le cou du rat de roche et commença à aspirer le sang avec avidité.

Incroyable, grimaça Lénissu, en observant la scène, assis à l’écart, sur un rocher. Drakvian récupérait peu à peu ses forces. Son corps avait une résistance impressionnante et était en voie de guérison. C’était un soulagement pour tous.

Shaedra, assise auprès de la vampire, tenait un autre rat, prête à le donner à Drakvian lorsque celle-ci aurait fini de boire le sang du rat qu’elle pressait entre ses mains couleur cendre. Non loin de là, Aryès, allongé sur des couvertures, dormait et délirait. Dans ses moments de lucidité, il assurait qu’il n’avait pas souffert de crise apathique, mais son état inquiétait Lénissu. Remonter par deux fois un précipice requérait sans doute beaucoup d’énergie, même avec Bourrasque autour du cou.

Lénissu vit Shaedra se mordre la lèvre, anxieuse. Elle était revenue en toute hâte après avoir chassé deux gros rats de roche et il n’avait pas eu le courage de se fâcher avec elle pour s’être éloignée du groupe toute seule. En tout cas, ces gobelins avaient réussi à les expulser de leur territoire, pensa Lénissu, ironique. Et, visiblement, ils avaient utilisé une technique qui n’était pas nouvelle, car, en explorant le couloir, il avait trouvé trois cadavres de saïjits qui avaient connu une fin assez terrible.

Lénissu baissa le regard sur l’épée qu’il avait ramassée sur l’un des corps. Elle était plus longue que Corde et elle n’était pas spécialement élégante, mais elle était en bon état et elle remplissait sa fonction.

Le couloir dans lequel ils se trouvaient était silencieux. Cependant, il était impossible de ne pas se rendre compte que les corps avaient été traînés et dévorés par des bêtes qui ne devaient pas être de petite taille. Celles-ci ne tarderaient pas à venir les accueillir. Et il était impossible de se déplacer, alors que Drakvian et Aryès étaient incapables de marcher.

Shaedra s’approcha de lui, en s’essuyant les mains sur sa tunique pour en ôter le sang de rat. À la vue du sang, Lénissu déglutit et réprima une moue de dégoût. Syu, anxieux, nattait et dénattait habilement les cheveux de la terniane.

— Je crois que Drakvian va mieux —murmura-t-elle, en s’asseyant près de Lénissu—. Et toi, comment vas-tu ?

— Parfaitement. Je suis content que Drakvian aille mieux. C’est quelqu’un de bien. Enfin, heureusement que les gobelins n’ont pas décidé de descendre jusqu’au bord du précipice pour nous achever avec leurs flèches.

— D’autres créatures viendront nous achever, sois tranquille —répliqua sa nièce, l’air abattue—. Dans toutes les histoires que je connais sur le Labyrinthe, chaque fois qu’un personnage y entre, il n’en ressort pas.

— Comment pourrais-je te contredire —soupira-t-il. Et penser que c’était lui qui les avait mis dans ce pétrin…

Une main apaisante se posa sur son épaule.

— Mais les histoires ne disent pas toutes les vérités —poursuivit Shaedra, avec un sourire—. Nous nous en sortirons. J’ai vu qu’il y avait des escaliers qui grimpaient vers une sorte de porte, pas très loin d’ici. Je propose que nous y allions demain. Peut-être que nous pourrons sortir par là, ou au moins nous reposer jusqu’à ce qu’Aryès et Drakvian reprennent des forces.

Lénissu arqua un sourcil et acquiesça lentement. Une porte ? Intéressant. Peut-être que, finalement, le Labyrinthe n’était pas aussi sauvage qu’il le croyait.

— Cela ne te dérange pas si je te laisse le premier tour de garde ? —demanda-t-elle, après un silence.

— Pas du tout. Tu peux dormir tranquille.

Il l’observa s’éloigner et s’emmitoufler dans les couvertures et il se rendit compte qu’il en était arrivé à admirer cette jeune fille de quinze ans qui ressemblait tant à sa mère, Ayerel Hareldyn. Il leva les yeux vers le ciel nocturne. Les étoiles brillaient sereines au côté de la Gemme qui colorait la Terre Baie d’un bleu sombre.

À la lumière de l’astre nocturne, Lénissu relut le dernier paragraphe de la lettre de Wanli. « Prends soin de toi », disait-elle à la fin. Lénissu réprima un soupir, il replia la lettre et la rangea dans la poche intérieure de sa tunique.

Peut-être qu’il aurait mieux valu écouter les Ombreux et partir dans les Souterrains, pensa-t-il. Peut-être, se répéta-t-il, en observant les quatre jeunes gens qui dormaient à quelques mètres de lui. Ainsi, non seulement Drakvian serait encore avec son clan et Shaedra, Aryès et Spaw seraient sur le chemin d’Aefna… mais cela lui aurait aussi évité d’être assailli par le souvenir d’un événement passé qui ne cessait de le ronger intérieurement depuis la veille. Et alors que ressurgissait ce lointain souvenir, une petite voix lui répétait, inlassablement : « tu as tué un innocent ».

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.

Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.

Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.

Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :

Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)

Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.

Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.

Petit glossaire

Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.

Premier tome

Saïjits
Un saïjit est un groupe créé arbitrairement qui contient les races humanoïdes suivantes : bélarque, caïte, nain des cavernes, nain des bois, elfe noir, elfe de la terre, elfocane, faïngal, gnome, humain, hobbit, mirol, nuron, orc noir, orc des marais, orquin, sibilien, ternian, tiyan. Dans la Terre Baie, les saïjits vivent en moyenne 120 ans.
Portail funeste
Entrée qui fait communiquer les Souterrains avec la Superficie.
Jours de la semaine
Il y a six jours par semaine : Javelot, Druse, Lubas, Griffe, Blizzard, Guiblanc.
Mois
Il y a douze mois de trente jours dans un an. Au printemps : Planches, Ruisseaux, Gorgone. En été : Cerf, Mussarre, Amertume. En automne : Épine, Ossune, Vidanio. En hiver : Corale, Saneige, Ports.
Pagodes
Les Pagodes sont des centres d’apprentissage à Ajensoldra. Généralement, tous les enfants de six à douze ans y reçoivent les bases de leur éducation. On les appelle alors les nérus. Après les douze ans, ceux qui souhaitent devenir celmistes, Sentinelles, etc. restent à la Pagode. Un pagodiste deviendra snori, puis kal et cékal. Le rang des orilhs est réservé pour ceux qui ont accompli les Années de Dette et ont su se forger une réputation.

Deuxième tome

Énergies
Il existe deux grands types d’énergies : les énergies darsiques et les énergies asdroniques. Les darsiques sont des énergies qui sont toujours présentes, elles sont naturelles et intrinsèques : le jaïpu, le morjas et le païras sont les trois énergies darsiques les plus connues. Les énergies asdroniques sont des énergies créées —que ce soit par des celmistes ou par des phénomènes naturels—. Elles sont nombreuses. La bréjique, l’orique, la brulique, l’essenciatique, la mortique, etc. sont des énergies asdroniques.
Apathisme
Un apathique est une personne, généralement un celmiste, qui arrive à consumer entièrement sa tige énergétique et subit une perturbation mentale, temporelle ou chronique.

Troisième tome

Nécromancie
La nécromancie est l’art de moduler le morjas des os. Un sortilège nécromancien génère de l’énergie mortique. Un squelette mort-vivant est empli d’énergie mortique. Les nakrus, les liches et les squelettes-aveugles sont capables de se régénérer tout seuls à partir de leurs os.

Quatrième tome

Démons
Les démons saïjits sont des saïjits dont la Sréda a subi une mutation. Dans le monde des démons, il existe des communautés, dont certaines sont dirigées par des démons portant le titre ancestral de « Démon Majeur ». Les tahmars sont des démons ne pouvant pas revenir à leur forme saïjit, contrairement aux yirs. Les kandaks ou sanvildars sont des démons ayant perdu tout contrôle sur leur Sréda et ayant subi une perturbation mentale brutale.

Cinquième tome

Ajensoldra
Ajensoldra possède six villes principales : Aefna, Kaendra, Belyac, Agrilia, Neiram, Yurdas et Ato.
Aefna
Aefna est la capitale d’Ajensoldra, située à l’ouest. Là sont installées la plupart des grandes familles d’Ajensoldra (dont les Ashar ou les Nézaru). La Place de Laya divise la ville du sud-est au nord-ouest, séparant le Temple, les palais et le Palais Royal du centre-ville et du Sanctuaire.

Sixième tome

La Fille-Dieu et le Fils-Dieu
Pour une durée d’environ quatre ans, sont élus deux enfants du peuple, de moins de quatorze ans, comme Fille-Dieu et Fils-Dieu d’Ajensoldra, représentants de la religion érionique. Alors que la Fille-Dieu vit dans le Sanctuaire d’Aefna et remplit une fonction plutôt centrée sur les pèlerins et les prêtres et prêtresses, le Fils-Dieu est censé réaliser des voyages entre les villes ajensoldranaises, mais il vit la plupart du temps dans le Palais Royal de la capitale. Tous deux doivent impérativement assister aux grandes cérémonies du Temple d’Aefna.
La Pagode des Lézards
Cette pagode, située près de la ville de Kaendra, est considérée comme une relique, car elle est protégée par un sortilège très ancien qui la rend invisible de loin.

Fin du tome 6, Comme le vent, page du projet