Fiche du tome : La musique du feu

Tome 3, La musique du feu, Cycle de Shaedra —version du 10/06/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra

Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.

Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).

Titre original : La música del fuego (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.

Projet commencé en 2012.

Tomes du Cycle de Shaedra

  1. La flamme d’Ato
  2. L’éclair de la rage
  3. La musique du feu
  4. La porte des démons
  5. L’histoire de la dragonne orpheline
  6. Comme le vent
  7. L’esprit Sans Nom
  8. Nuages de glace
  9. Obscurités
  10. au prochain numéro…

Prologue

Je ne dormais que depuis quelques heures lorsque je me réveillai avec la soudaine impression que quelqu’un m’attendait. J’ouvris les yeux et je secouai la tête, sans comprendre. Je n’allais voir le docteur Bazundir que l’après-midi, et Daelgar m’enseignait les harmonies de nuit. Alors, pourquoi avais-je l’impression que quelqu’un m’attendait derrière la porte ? Si cela avait été Murry ou Laygra, ils seraient entrés depuis longtemps. J’ouvris et je refermai les yeux plusieurs fois et je crois même que je me rendormis pendant quelques minutes avant de me réveiller et d’ouvrir complètement les yeux. Je me rendis compte qu’il faisait grand jour.

Je me levai d’un bond, je frottai soigneusement mes pieds pour en ôter la boue, j’enfilai ma tunique verte et mes bottes et je me dirigeai vers la porte pour sortir. Je fus très surprise de trouver Jirio. Je ne comprenais pas pour quelle raison il attendait devant ma porte sans même frapper. Le plus étrange, c’est que Jirio semblait aussi étonné que moi, comme s’il ne se souvenait soudain plus que diable il faisait là. Mais il se reprit vite.

— Bonjour —me dit-il.

— Bonjour, Jirio, qu’est-ce qui t’amène ici si tôt ? —demandai-je avec curiosité.

— Eh bien… je… hier, tu m’as demandé pardon pour ce que tu m’avais dit et, moi, sur le moment, je me suis comporté comme un lâche, parce que je sais que ce que tu as dit, c’était vrai. —Il fit une pause, les sourcils froncés, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose de plus—. Je te demande de m’excuser, Shaedra. Tu es la seule qui, jusqu’à présent, se soit comportée comme si je n’étais pas un Melbiriar et un fou. Je ne veux pas que tu te méprennes, tu sais bien que je ne suis pas comme les gens normaux, mais je sais reconnaître mes erreurs et je comprends maintenant que tu essayais seulement de m’aider.

Je souris.

— Mais, bien sûr, je croyais que nous nous étions déjà excusés. Alors, tu crois que ma théorie du jaïpu a du sens ? —demandai-je, en essayant de changer de sujet, parce que je voyais bien que Jirio commençait à philosopher un peu trop.

Jirio fit une moue pensive.

— Je ne sais pas, on m’a toujours dit que le jaïpu n’est pas une énergie noble et qu’un celmiste doit apprendre à utiliser les autres énergies sans faire usage des énergies darsiques… Peut-être n’est-ce pas tout à fait vrai, mais, alors, cela signifierait que tous les professeurs que j’ai eus jusqu’à présent se trompaient.

— Peut-être qu’ils ne se trompaient pas —affirmai-je—. Peut-être qu’un très bon celmiste est capable d’utiliser les énergies asdroniques sans s’aider du jaïpu, et peut-être que l’on peut apprendre plus rapidement sans jaïpu, mais je pense que le risque de perdre le contrôle sur les énergies est plus grand. D’où je viens, on utilisait le jaïpu pour tout.

Jirio me regarda l’air surpris.

— Alors, tu utilisais le jaïpu pour jeter un sortilège ?

— Ouaip.

— Comment fais-tu ?

Je l’observai un moment, en essayant de deviner s’il voulait réellement le savoir, puis je me mis à rire.

— Tu veux vraiment que je t’apprenne comment jeter un sortilège avec le jaïpu ? —Jirio rougit légèrement, mais je continuai— : Eh bien, cela me paraît une décision sage et en même temps stupide.

— Stupide ? —répéta-t-il, un peu troublé.

J’acquiesçai.

— Parce que je suis aussi bonne professeur que toi, bon tailleur.

— Je ne suis pas un si mauvais couturier, tu sais —répliqua Jirio, en souriant.

Je songeai à Déria et mon cœur sembla vouloir rétrécir de moitié. Ma première élève avait disparu et je n’avais aucune idée d’où elle pouvait être, qu’arriverait-il à mon deuxième élève ?

Il finirait sans nul doute par être foudroyé par son propre éclair si je ne lui donnais pas un coup de main, pensai-je avec une certaine ironie.

— D’accord —lui dis-je—. Mais en échange, toi, tu m’aideras à étudier pour les examens.

Jirio sourit et me tendit la main.

— Marché conclu.

Je lui serrai fermement la main, puis je portai sa main sur mon cœur et, sous son regard ébahi, j’en fis de même avec la mienne sur le sien.

— C’est ainsi que l’on pardonne tous les outrages, d’où je viens —lui dis-je ; alors, je m’écartai et le saluai solennellement, comme le faisaient les celmistes adultes d’Ato pour se reconnaître mutuellement comme metrardji, c’est-à-dire, pour affirmer entre eux amitié et confiance. Évidemment, Jirio ne comprit rien de tout cela, mais il comprit l’essentiel et inclina la tête, l’expression cérémonieuse, peut-être en pensant que, là d’où je venais, les gens devaient avoir une culture très différente.

1 Transformations

1 Leçons

Bientôt, presque tous les élèves de l’académie revinrent et il flottait dans l’air une ambiance festive que même la fin des vacances ne parvenait pas à étouffer. Ma chambre redevint la scène d’une perpétuelle bataille entre Zoria et Zalen, pendant que Steyra et moi, nous parlions plus tranquillement. Nous échangions malgré tout quelques mots avec les jumelles qui, selon Steyra, s’étaient un peu tranquillisées depuis mon arrivée. C’était difficile à croire.

Nous reprîmes les cours et je rendis mon travail d’endarsie avec une certaine appréhension. Steyra avait écrit beaucoup plus que moi ; elle m’assura pourtant que ce qui comptait, ce n’était pas le nombre de feuilles, mais la pertinence des propos. Je n’avais pas l’impression que mes propos étaient très pertinents, mais, de toute façon, je n’arrivais pas à partager la même tension qui s’emparait de tous les élèves : les examens s’approchaient dangereusement. Toutefois, pour moi ce n’était pas tant l’étude à l’académie, mais plutôt mon apprentissage avec Daelgar, qui m’intéressait le plus. La vérité, c’est que mes rencontres avec Daelgar n’étaient pas très régulières. La plupart du temps, j’y restais deux ou trois heures ; cependant, le cours se résumait parfois à un bref interrogatoire ou à une brève session d’exercices pratiques et j’avais comme l’impression que Daelgar m’expédiait parce qu’il avait des choses urgentes à faire. Néanmoins nous finîmes par très bien nous entendre. Daelgar n’était pas du style bavard, mais il avait de l’humour et il ne se privait pas de se moquer tranquillement de moi lorsque je faisais quelque bêtise. Il n’avait, en tout cas, pas beaucoup de scrupules en tant que professeur.

Bien qu’il soit manchot, il conservait une incroyable agilité, mais sa plus grande habileté, c’était sans aucun doute celle des harmonies. Pendant les premières semaines, il ne mentionna pas une fois les énergies bréjiques et, moi, je n’osais pas lui poser de question directe. En plus, je devais admettre que les harmonies étaient mon point fort et, contrairement aux énergies bréjiques, j’y prenais plaisir : le docteur Bazundir, que je ne voyais plus tous les jours, mais seulement quand mon emploi du temps et mes heures de repos bien méritées me le permettaient, m’avait clairement dit, à l’occasion, que je ne faisais pas assez d’efforts. Et en disant cela, il parlait implicitement du kershi. En fait, après des heures passées à m’enseigner la théorie du kershi, le docteur Bazundir s’était rendu compte que je n’étais pas capable de mettre en pratique ses leçons. De sorte qu’avec le temps, il avait fini par se résigner et par abandonner ses ambitions.

En réalité, il n’arrivait pas à comprendre comment le lien entre Syu et moi pouvait être alimenté par le kershi quand, moi-même, je n’arrivai pas à contrôler cette énergie. C’était quelque chose d’instinctif, mais tout se limitait à me permettre de communiquer avec le singe gawalt. Je n’arrivais à rien d’autre. Petit à petit, mes visites au docteur Bazundir devinrent plus des visites d’amitié que des leçons à proprement parler et, parfois, lorsqu’elle n’avait pas de cours, Laygra se joignait à nous pour boire un verre de moïgat rouge et manger des biscuits.

Pendant tout ce temps, je n’entendis pas un mot sur Lénissu et, lorsque je questionnai Daelgar, il secouait la tête négativement et je me taisais, me promettant que je partirais bientôt à la recherche de Lénissu, quoi qu’il arrive. Je n’avais besoin que d’une piste, même fausse. Mais rien ne venait.

Plus les examens se rapprochaient, moins on voyait de pièges dans les couloirs. Même la bande d’Alay avait arrêté de préparer de mauvaises farces et tous se retrouvaient à la bibliothèque ou dans les salles de lectures. Les cours se poursuivaient et les professeurs conservaient une sérénité incompatible avec la nervosité de leurs élèves. Parfois, j’arrivais en cours en bâillant après une nuit blanche et mes yeux fixés sur le professeur se fermaient peu à peu. Je n’étais pas la seule, car certains élèves semblaient passer leurs nuits à étudier tellement ils étaient stressés. Yensria Kapentoth était l’un d’eux et je ne pus ne pas m’apercevoir que sa peau bleutée était plus pâle de jour en jour.

Les jours précédant les examens, je trouvais toujours Murry et Laygra plongés dans quelque livre. Des deux, Murry était celui qui se préoccupait le plus et il s’était mis dans la tête l’idée qu’il était un ignorant incapable d’en savoir autant que les autres élèves ou que sa propre sœur, qui savait beaucoup plus de choses bien qu’elle soit plus jeune. Ce dernier point semblait être ce qui le dérangeait le plus et je savais qu’il continuait à envier mes leçons avec Daelgar. Je me souvenais encore de la scène qu’il m’avait faite lorsque je leur avais raconté ce qui m’était arrivé la nuit où Amrit s’était aperçu que je le suivais et où, distrait, il était tombé dans le piège de l’attrapeuse. Je préférais ne pas me rappeler à quel point Murry s’était mis en colère. C’est alors seulement que j’avais compris que Murry ne prétendait pas que nous résolvions les problèmes tous les trois ensemble : il voulait tout faire lui-même et s’exposer à tous les dangers. Et, naturellement, cela l’irritait de savoir qu’une jeune fille de treize ans était plus celmiste que lui. Mais lorsqu’il s’était fâché avec moi parce que j’étais sortie de l’académie seule et de nuit, je lui avais répliqué qu’après tout, je n’étais pas la seule à avoir eu l’idée de sortir cette nuit-là. Murry avait rougi et sa colère s’était évanouie aussi vite qu’elle était venue.

Les derniers jours de cours, mon frère et ma sœur étudiaient tant qu’ils étaient sans cesse à moitié endormis et de mauvaise humeur. Murry ne parlait plus de sa bien-aimée Keysazrin et Laygra s’était même fâchée avec Syu quand celui-ci lui avait demandé de regarder les progrès qu’il avait faits en jonglant. Leurs attitudes me laissaient perplexes et je ne trouvais pas d’autre solution que de passer plus de temps avec le docteur Bazundir et Syu.

— Tu ne devrais pas être en train d’étudier ? —me demanda un jour le docteur, comme il nous voyait Syu et moi jouer aux cartes.

— J’apprends à Syu à jouer au kiengo —lui répondis-je, en tournant la tête vers le vieil homme.

— Je vois —dit-il, s’asseyant sur le banc, non loin de nous—. Les examens sont dans peu de temps —ajouta-t-il au bout d’un moment.

Je soupirai et j’acquiesçai tandis que Syu jetait un sénateur rouge. J’étudiai mes cartes, les sourcils froncés, puis, un sourire aux lèvres, je jetai une gemme bleue. Syu fit un bruit guttural et foudroya ses cartes d’un regard pénétrant.

— Tu as perdu —dis-je, en riant.

— Tu as triché.

Je sursautai et je vis que le docteur Bazundir me jetait un regard de désapprobation. Je haussai les épaules.

— Syu aussi —répliquai-je.

Le vieil homme arqua un sourcil, se leva et examina les cartes. Syu et moi, nous échangeâmes un regard batailleur puis tous deux nous sourîmes lorsque le docteur Bazundir vit que le sénateur rouge n’était en réalité qu’un poisson doré et ma gemme bleue, une fleur bleue.

— Tu lui apprends les harmonies ? —demanda-t-il, l’expression moitié incrédule, moitié réprobatrice.

Je me raclai la gorge, mal à l’aise.

« Syu est très intelligent et apprend tout seul », rétorqua le singe avant que je puisse dire quoi que ce soit.

Une des peu de choses que j’avais apprise sur le kershi, c’était comment reconnaître l’aire de communication, comme l’appelait le docteur Bazundir, et je sus ainsi que le singe nous avait parlé à tous les deux à la fois.

— Naturellement —répliqua le docteur—. Naturellement, mais c’est risqué, Shaedra.

— Les harmonies sont les énergies les moins dangereuses —lui dis-je, pour me justifier.

Le vieil homme acquiesça, sans avoir l’air convaincu.

— Oui, néanmoins, je crois que, tout de suite, tu ne devrais pas être en train de jouer, mais d’étudier.

Le changement de sujet et l’idée d’étudier me remplirent d’un sentiment d’accablement, mais je savais qu’il avait raison et je me levai.

— Je devrais étudier l’endarsie —dis-je, en croisant les bras—. C’est le plus difficile, je ne comprends rien à ce que dit le professeur Zeerath et je n’arrête pas de relire sempiternellement la même chose. Bon, eh bien, alors, à bientôt, docteur.

Le docteur Bazundir secoua la tête pensivement.

« Tu viens ? », ajoutai-je, en m’adressant à Syu. Et comme le singe acquiesçait et grimpait sur mon épaule, comme il en avait pris l’habitude depuis un certain temps, le docteur Bazundir intervint.

— Je pourrais t’aider. L’endarsie est ma spécialité, après tout. Et je crois que ce que je peux te dire te sera plus utile que de lire sempiternellement la même chose, tu ne crois pas ?

Je le regardai, agréablement surprise.

— Vous voulez vraiment m’aider ? —Le vieil homme acquiesça et j’inspirai profondément avec un grand sourire—. Vous me sauvez la vie. Enfin bon, les examens —rectifiai-je, en le voyant faire une moue dubitative.

— Moins de paroles et plus de sérieux. Allons-y. Et laisse le singe dehors, il ne manquerait plus que cela, qu’il apprenne aussi à être médecin.

Il lança à Syu un coup d’œil moqueur et nous tourna le dos.

« Hum, tu as entendu ça, Syu ? Tu ne veux pas devenir médecin, par hasard ? »

« N’y songe même pas. Je vais faire un tour. Tu me donnes les cartes ? » Je les lui donnai sans demander pourquoi il les voulait : sans doute pour continuer à pratiquer les harmonies dans l’espoir de me tromper un jour. « Étudie bien », me dit-il, grimpant déjà dans un arbre.

« Et toi aussi », répliquai-je sur un ton moqueur.

La leçon du docteur Bazundir promettait d’être plus amusante que l’étude monotone à laquelle j’étais habituée à l’académie et, effectivement, ses explications me parurent infiniment plus claires que celles de Zeerath.

— Alors, comme ça, tu penses qu’avec cette formule tu vas faire des miracles, hein ? —fit-il, quand je lui récitai par cœur une des formules d’endarsie que j’avais lues dans les notes de Steyra—. Eh bien, je te dirai ceci, ces choses ne peuvent pas se fixer sous une forme aussi stricte qu’une formule. La guérison dépend du patient, des forces corporelles et mentales, de milliers de petits facteurs et de choses que nous ne comprenons pas encore et que peut-être personne ne comprendra jamais. C’est pour ça que l’art de la guérison requiert de la pratique, parce qu’un bon médecin apprend instinctivement à reconnaître certaines situations et à agir comme il convient, même s’il ne sait pas exactement pourquoi. Aucun professeur ne peut t’enseigner à être médecin en te donnant de simples formules.

— Le professeur Zeerath nous dit toujours qu’elles sont essentielles et qu’il faut les savoir —intervins-je.

— Le professeur Zeerath ne vous apprend pas à être médecins. Peut-être qu’il prétend seulement vous faire comprendre combien il est difficile de redonner la santé à un corps saïjit. Celui qui veut être médecin, doit avoir au moins quinze ans pour entrer comme apprenti guérisseur.

— Ce ne sera pas mon cas —dis-je, les yeux écarquillés. Être guérisseuse était la dernière des choses que je souhaitais devenir.

— C’est le cas de très peu de gens —assura le docteur Bazundir. Et il continua à me parler de choses que je n’avais même pas vues en classe, supposant à l’avance avec un peu trop d’allégresse que je possédais des bases qu’en réalité je n’avais pas, de sorte que je n’arrêtais pas de l’interrompre pour demander des explications sur tel ou tel point.

Lorsque je pris congé, j’avais la sensation d’avoir passé une après-midi agréable et, si je n’avais pas retenu toutes les choses que m’avait dites le docteur, au moins avais-je évité une horrible séance de relecture inutile.

De retour à la tour de la Faune, je rencontrai Steyra et les jumelles et, peu après, nous descendîmes dîner avec Klaristo et Rathrin. Comme d’habitude, nous jouâmes un moment au mulkar et, cette nuit, c’était moi la narratrice ; je situai l’histoire dans une zone de lacs et je les fis tous poursuivre des esprits de l’air qui avaient volé un trésor. L’avarice des jumelles les fit agir ensemble pour récupérer l’or. Steyra avait fait un trou sous la malle et avait répandu tout l’or dans le lac, de sorte qu’ils ne réussirent à repêcher que quelques pièces de monnaie. Je ne pus m’empêcher de me moquer d’eux tandis qu’ils grognaient, roulant les yeux et protestant contre l’histoire trop tragique à leur goût.

Nous nous couchâmes tôt et je m’endormis aussitôt, en me répétant que je devais me réveiller vers une heure pour aller voir Daelgar. Et c’est ainsi que, vers une heure, m’assurant que Steyra, Zoria et Zalen dormaient, je me levai, je m’habillai et je sortis par la porte avec une extrême prudence. Jusqu’à présent elles ne m’avaient encore jamais attrapée parce que toutes trois avaient un sommeil très profond, mais je me demandais combien de temps cela durerait.

Une demi-heure plus tard, je grimpais l’avenue principale en causant joyeusement avec Syu.

Le singe gawalt était toujours très enthousiaste lorsque nous nous rendions à nos leçons avec Daelgar. Ce dernier ne s’était pas encore aperçu de la présence du singe et c’était uniquement pour cela que je le laissai venir : si Daelgar s’apercevait que j’étais une yédray, qui sait ce qui se passerait ? Pendant ces semaines, j’avais appris petit à petit plus de choses sur ce qu’étaient les yédrays et, même si j’étais une complète inutile pour utiliser le kershi, le ton de dégoût et de peur sur lequel certains en parlaient m’avait fait prendre conscience que, s’ils avaient soupçonné quelque chose, il n’y avait ni tribunal ni justice qui m’aiderait. Bien sûr, selon l’opinion publique, les yédrays s’unissaient en petites bandes et, donc, je n’avais rien à craindre : mon frère, ma sœur et moi ne formions aucune bande. En plus, qui pourrait soupçonner qu’un étudiant de la respectable académie de Dathrun parlerait avec un singe autrement qu’en employant l’énergie bréjique ? Les yédrays normalement n’utilisaient pas le kershi pour parler avec les animaux, ce n’était donc pas à ça qu’on les reconnaissait. Finalement, il était pratiquement impossible que quelqu’un se rende compte du lien qui nous unissait Syu et moi.

J’avais bien remarqué, petit à petit, que ce lien avait quelque chose d’étrange, car il ne disparaissait jamais même si j’étais loin de lui. C’était comme si nous étions constamment liés l’un à l’autre et cette réalité devenait de plus en plus nette dans mon esprit au fur et à mesure que les jours passaient. Et Syu aussi le percevait, mais, pour lui, il n’y avait rien de plus normal, puisque, s’il avait perdu sa famille et s’il était mort, il fallait bien reconstruire cette famille dans son nouveau monde. Il avait une vision un peu particulière sur le sujet et je n’arrivais pas à comprendre comment il pouvait parfois être si tordu dans ses pensées et d’autres fois si simple.

Je tournai à droite et je continuai à marcher. La nuit était chaude et il y avait encore des gens dans les rues des auberges et des tavernes. Je traversai la place du marché et je contournai le Jardin de Pierre pour me diriger vers un quartier aux maisons plus éparses, avec des parcs, des jardins potagers et des allées fleuries qui, au milieu de la pénombre, se distinguaient à peine.

M’en éloignant, je grimpai une colline où se dressait une tour en ruines et, en regardant autour de moi discrètement, je m’assurai qu’il n’y avait personne avant de sortir un morceau de fer de ma poche et d’ouvrir la porte comme me l’avait appris Daelgar. J’étais fière d’avoir appris si vite certaines choses, bien qu’elles n’aient en réalité rien à voir avec les leçons proprement dites de Daelgar.

« Il n’est pas encore arrivé », commenta le singe, quand je poussai la porte.

« Nous attendrons en haut. »

Le singe entra comme une flèche et je jetai un dernier coup d’œil en arrière avant de passer par la porte entrouverte, que je refermai silencieusement. Je grimpai les escaliers à l’aveuglette, en contant les marches. La première volée de l’escalier avait vingt marches, la deuxième quinze et la troisième seulement dix. Je n’avais pas pu résister à la tentation de les compter et, à vrai dire, cela s’avérait assez utile car cela m’évitait non seulement de trébucher, mais aussi de m’ennuyer en montant.

En haut, il y avait une autre porte et celle-ci était plus difficile à ouvrir. J’avais déjà essayé quelquefois de l’ouvrir par astuce, mais mes tentatives avaient toujours été inutiles. C’est pourquoi, cette fois, au lieu d’utiliser mon morceau de fer, je pris une clé et l’introduisis dans la serrure.

« Je ne comprendrai jamais pourquoi vous séparez les espaces avec des murs et des portes », dit Syu.

« Pour nous isoler du bruit et du froid ou pour mettre des choses à l’abri tout simplement », lui expliquai-je patiemment tandis que je poussai la seconde porte, cette fois plus tranquillement. Le singe passa aussitôt. « Fais attention », lui dis-je. « Et si le vent se lève d’un coup ? »

Mais Syu ne répondit pas, se contentant de me faire sentir que mes craintes étaient totalement ridicules. Je soupirai et je commençai à grimper la dernière volée d’escaliers qui contournait la tour à l’extérieur.

Tout en haut, il y avait un refuge qui autrefois avait eu toutes sortes d’emplois. Il avait servi comme tour de stabilisation énergétique, de tour de guet pour les sentinelles, de lieu de télétransportation, entre autres choses, mais, à présent, cela faisait déjà longtemps qu’on considérait la tour comme une tour maudite, car un sorcier, un nécromancien néophyte, selon certaines versions, avait utilisé ses pouvoirs à la légère, propageant des apparitions de squelettes aux alentours. Daelgar m’avait raconté qu’après avoir condamné le coupable au bûcher, des habitants du village avaient été assaillis par des hallucinations et des cauchemars récurrents, de sorte qu’on avait pensé détruire la tour ; cependant, personne n’avait osé mener le projet à exécution et, à présent, aucune âme ne s’en approchait sans une bonne raison.

— Mais assez d’historiettes fantastiques —m’avait dit Daelgar, assis sur le rebord en pierre d’une fenêtre sans vitres—. La superstition est une chose que tu dois éradiquer de ton esprit, mais attention : ne confonds jamais prudence et superstition. Ne pas être superstitieux ne signifie pas que tu ne doives pas être prudente. Certains, pour se moquer des superstitions, ont fait d’authentiques folies que le sens commun doit nous empêcher radicalement de commettre.

Daelgar alternait ses leçons sur les harmonies avec des leçons de morale et des anecdotes. Il semblait prendre mon apprentissage au sérieux et je ne pouvais m’empêcher de me demander ce que prétendait faire le sieur Mauhilver avec moi. Quoique, pour le moment, les leçons avec Daelgar soient passionnantes.

La salle était octogonale et avait quatre fenêtres dont deux seulement gardaient encore les vitres en plus ou moins bon état, mais si sales que, de jour, elles ne devaient pas beaucoup laisser filtrer la lumière. Le sol était en pierre dure et usée, mais on ne voyait nulle part la trace de mousse ou de végétation. Le phénomène était dû sans aucun doute au fait que la tour vibrait d’énergies. Il était très difficile de déterminer de quelles énergies il s’agissait et, lorsque j’arrivais avant Daelgar et que Syu n’était pas bavard, je me concentrai pour essayer de déchiffrer cet enchevêtrement complexe. Je percevais de l’énergie essenciatique et brulique et une aura étrange d’énergie bréjique, mais il n’y avait pas que ça. Les énergies de cet entrelacement compliqué de la Tour du Sorcier, comme on l’appelait, étaient, à mon avis, impossibles à classifier. C’était une sorte d’hybride informe qui aurait épouvanté n’importe quelle âme ayant un tant soit peu de sagesse. Mais, apparemment, la sagesse n’était pas la même chose que le bon sens pour Daelgar, car le brave homme pensait que cette cachette était un des meilleurs endroits de tout Dathrun. Ni Syu ni moi n’étions totalement d’accord là-dessus, mais ni lui ni moi n’étions suffisamment humbles pour reconnaître que nous avions ressenti une peur indéfinissable la première fois que Daelgar nous avait guidés jusque-là. J’avais même remarqué un instant que Syu avait été sur le point de faire demi-tour et de dire « Au diable la curiosité », mais les singes gawalts étaient connus pour leur esprit curieux et, apparemment, les saïjits aussi.

La salle était en fait petite. Il s’y trouvait un lit de paille avec de grosses couvertures, une planche en bois, un tas de branches sèches et une malle fermée que même Daelgar n’avait pas réussi à ouvrir.

Du côté opposé à celui de la malle, il y avait une petite toile grossière et jaunâtre étendue sur le sol et remplie d’objets ordinaires comme de la poudre de feu, des ciseaux et des aiguilles, mais aussi un échiquier d’Erlun avec ses pièces colorées, dont la disposition montrait une partie touchant à sa fin, et une boîte hermétique de biscuits.

J’ouvris la boîte, je donnai à Syu un biscuit et j’en mangeai un autre tout en observant le dernier coup joué par Daelgar la nuit antérieure. Chaque jour, nous jouions un mouvement et c’était mon tour à présent. Les pièces étaient disposées suivant une sorte de cercle et ma position n’était pas très enviable. N’importe qui d’autre se serait rendu depuis longtemps, mais je continuai à me remémorer tous les coups réalisés, en essayant de comprendre pourquoi je jouais si mal et, à vrai dire, c’est que rétrospectivement, mes actions me semblaient totalement absurdes.

— Tu ne te rendras donc jamais ? —fit Daelgar, en apparaissant soudain dans la pièce octogonale.

Je regardai du coin de l’œil l’endroit où, à peine une seconde avant se trouvait Syu, mâchant les dernières miettes de son biscuit et je fis une moue.

— Cette partie est terriblement longue —me plaignis-je.

— Cela signifie que tu as dépassé l’étape de faire durer le supplice. Avant tu te mordais la queue et maintenant tu restes immobile. Mais une ombre ne peut rester toujours immobile et peut trembler —continua-t-il, en glissant silencieusement de l’autre côté de la pièce—, et elle finira par être découverte.

Je me tournai pour ne pas le perdre de vue et je vis qu’il contemplait les quartiers illuminés de Dathrun avec son expression pensive accoutumée, les bras repliés derrière le dos. Bien que la nuit soit chaude, il portait son habituel manteau brun et large qui occultait son bras manquant aux gens peu attentifs.

— Que vas-tu m’apprendre aujourd’hui ? —demandai-je au bout d’un moment, en me levant.

— Nous reprendrons le sortilège d’absorption de la lumière —dit-il, en se tournant vers moi.

J’ouvris la bouche, me mordis la lèvre et inclinai la tête.

— Encore ? C’est un des sortilèges que je réussis le mieux —exclamai-je prudemment.

Mon maître se retourna vers Dathrun et je vis se profiler son visage sur les lumières de la ville.

— Comme je le disais, une ombre peut trembler. Tu apprends vite et instinctivement, mais il te manque de la pratique et beaucoup d’expérience. Le talent ne fait pas tout. N’oublie pas que le plus important, c’est de déterminer où commence la prudence et où elle termine. Imagine-toi une poursuite sur un terrain à découvert, en plein jour. Le meilleur harmonique du monde serait incapable de se cacher derrière des sortilèges de mimétisme ou d’illusion. Il pourrait invoquer des illusions, bien sûr, et essayer d’effrayer ses ennemis, mais ces illusions ne servent que lorsque les ennemis croient qu’elles sont réelles. N’oublie jamais que les harmonies sont des illusions : elles ne peuvent que tenter d’impressionner et de tromper, elles ne te protègent pas vraiment.

J’acquiesçai de la tête, en me demandant combien de fois Daelgar m’avait répété ces mots : les harmonies n’étaient que des illusions. Ce n’étaient pas des invocations puisqu’elles n’étaient pas matérielles. C’est pour cette raison qu’elles étaient considérées comme les arts les moins nobles et les moins utiles.

Je passai la demi-heure suivante à absorber la lumière et à essayer de me fondre dans l’obscurité ambiante, pendant que Daelgar me répétait les leçons que je savais déjà :

— Il ne s’agit pas d’absorber toute la lumière. Il faut déterminer la lumière nocturne et essayer de ne faire qu’un avec elle. Tu dois faire disparaître les contours entre tes ombres et celles de la nuit. L’harmonie fonctionne toujours à travers des intermédiaires —expliquait-il, pendant que j’observai comment il remodelait le nuage sombre qui m’entourait au fur et à mesure qu’il parlait—. Il faut s’adapter à la logique de chaque individu. Si quelqu’un voit soudain dans une ruelle une masse sombre qui se détache des ombres naturelles, il la verra cent fois avant de voir celui qui se sera caché sans utiliser de sortilèges. Les harmonies peuvent être traîtresses et tu dois prévoir leur effet sur les autres. Si un groupe de saïjits te poursuit, tu ne dois pas te laisser dominer par la panique et créer une image invraisemblable : n’importe lequel de tes poursuivants connaissant un tant soit peu les arts harmoniques se rendra compte du leurre en deux secondes.

Chaque fois qu’il donnait des exemples, Daelgar me surprenait. Il semblait que nous vivions dans un monde rempli d’ennemis et de dangers, comme dans les aventures du mulkar, mais beaucoup plus réaliste.

Soudain, Daelgar considéra que j’avais suffisamment pratiqué le sortilège d’absorption et nous commençâmes à jouer avec les ondes sonores, en émettant des sons. Pendant que je m’exerçais, Daelgar jetait des sortilèges d’isolement sonore pour que la mauvaise réputation de la Tour du Sorcier n’empire pas avec mes sons stridents et mes notes discordantes.

— De la même façon qu’un saïjit avec une guitare n’est pas forcément un bon musicien, les harmoniques ne sont pas non plus forcément des virtuoses —observa Daelgar.

Je rougis et j’étouffai aussitôt la terrible note que je venais de lâcher.

— Je ne m’y connais absolument pas en musique —admis-je.

— Je l’avais remarqué. Cela n’a pas l’air de beaucoup t’intéresser de savoir contrôler les ondes sonores, à ce que je vois.

Je fronçai les sourcils et secouai négativement la tête.

— Eh bien, pour dire vrai, non. Cela ne me semble pas naturel. Les musiciens ont toujours des instruments. Je n’ai jamais vu un musicien harmonique. Il en existe ?

— Bien sûr, bien qu’en général ce soient plutôt des compositeurs que des musiciens. —Il s’écarta de la fenêtre d’un mouvement brusque—. Maintenant, nous allons passer au sortilège de coloration.

J’écarquillai les yeux. C’était la première fois qu’il le proposait et j’écoutais ses explications avec enthousiasme, car même si j’avais déjà certaines bases dans ce domaine, vu que c’était essentiellement ce que l’on enseignait à Ato et à l’académie, je savais que Daelgar m’apprendrait des tas de nouvelles choses.

S’asseyant sur le lit de paille, il prit les ciseaux, il les plaça sur sa paume et il jeta un sortilège. Les ciseaux, qui avant étaient d’une couleur d’acier gris, brillaient à présent d’un rouge vif.

— Le sortilège de coloration est le même que celui d’absorption même si les gens lui donnent un nom différent —expliqua-t-il tandis que je continuai à regarder les ciseaux rouges pour voir combien de temps durerait le sortilège—. Il fait varier le degré d’émission des ondes chromatiques. C’est assez facile de contrôler une couleur, mais il est beaucoup plus difficile de dessiner une image et, encore plus, si tu souhaites qu’on puisse la voir de n’importe quel côté et apprécier la profondeur.

Je me rappelai du sortilège de coloration que j’avais jeté en jouant au kiengo avec Syu, transformant la fleur bleue qui était sur ma carte, en gemme, et je me dis qu’au moins je savais créer une image, même si c’était seulement durant un bref instant.

— Combien de temps peut durer une illusion ? —demandai-je, les yeux fixés sur les ciseaux.

Daelgar posa les ciseaux par terre et me fit signe de m’asseoir. Je m’assis en face de lui, sentant le contact agréable de la pierre froide contre ma peau.

— La durée d’une illusion est une des choses les plus difficiles à déterminer. Dans certains cas simples, comme celui-ci, l’harmonique peut plus ou moins deviner selon la force qu’il a employée et d’autres facteurs que, même moi, je ne connais pas très bien. Je dirais que les ciseaux reprendront leur couleur normale dans cinq minutes environ, vu que le sortilège était à peine élaboré —j’acquiesçai, d’accord avec ce qu’il disait—. Je dois reconnaître que je ne sais pas très bien pourquoi une illusion se détruit, bien que ce soit logique qu’elle ne dure pas indéfiniment. L’énergie se désagrège et l’illusion disparaît. C’est également une des choses que tu dois bien garder à l’esprit —ajouta-t-il sur un ton solennel—. Les illusions peuvent te tromper toi-même. Comme il est très difficile de savoir leur durée et leur composition, elles peuvent disparaître au moment où tu t’y attends le moins. C’est pour ça que certains harmoniques créent des illusions qu’ils maintiennent constamment, mais il faut être très prudent avec cette technique, parce que non seulement cela demande plus d’énergie, mais cela demande aussi que le mage ne perde sa concentration à aucun instant. Regarde, les ciseaux sont en train de perdre leur couleur —observa-t-il après un bref silence.

J’observai les ciseaux et, effectivement, le ton brillant et rougeâtre s’obscurcit et disparut, reprenant rapidement une nuance grisâtre et métallique.

Lorsque Daelgar vit que j’avais une certaine facilité pour les sortilèges simples, il me fit faire l’exercice inverse, c’est-à-dire, essayer de détruire les illusions en les déstabilisant. Il m’expliqua aussi comment, théoriquement, on pouvait réussir à transformer l’illusion réalisée par une autre personne.

— Il existe même des tournois d’illusionnistes, dans certains milieux celmistes. Personnellement, je n’ai jamais assisté à l’un d’eux et cela me semble mortellement ennuyeux.

— Des tournois d’illusionnistes ? —demandai-je, curieuse, en me rappelant, pour ma part, les tournois d’Ajensoldra—. Il y en a beaucoup, à Éshingra ?

— Oh, il y en a beaucoup. Les celmistes, après avoir étudié tant d’années, ont besoin de se vanter de leur petit talent. En ce qui concerne les tournois harmoniques, leurs réunions ne font de mal à personne, mais, moi, je n’en vois pas l’intérêt. Un des défis qui leur plaît le plus, consiste à déformer les illusions créées par l’adversaire. L’un lance une image et l’autre la déforme de sorte que le tableau soit totalement différent. Les gens parient beaucoup d’argent dans ces compétitions.

Il se racla la gorge. Le ton de sa voix montrait clairement qu’il désapprouvait totalement la conduite de ces derniers.

— Et la majorité sont des celmistes qui étaient étudiants dans des académies —ajouta-t-il—. Des gens d’une certaine classe.

— Oh.

Je n’appris pas grand-chose d’autre ce jour-là, car, peu après, Daelgar me dit au revoir et sortit de la tour en me répétant, comme d’habitude, de ne pas oublier de fermer les deux portes. Je lui assurai que je n’oublierai pas et j’écoutai ses pas s’éloigner. Il ne faisait presque pas de bruit et je commençais à me demander s’il ne maintenait pas constamment quelque sortilège pour étouffer les sons. Cela devait être très étrange d’utiliser les énergies sans aucune pause. Mais ceci était-il possible ?

« Tu ne vas pas avancer le Vent ? », me demanda Syu, en signalant le damier d’Erlun.

« Ah », fis-je. J’avais complètement oublié que c’était mon tour. Je me penchai sur l’échiquier, l’expression méditative. « Tu as dit d’avancer le Vent ? Tu crois que c’est logique ? Si j’avance le Vent, alors… »

Syu grogna impatient et apparut près de l’échiquier, les bras croisés.

« Si tu avances le Vent, alors la Flèche pliera et devra s’écarter sur un côté. C’est toi-même qui l’as dit une fois. Maintenant que tu peux le faire, pourquoi tu ne le fais pas ? »

J’observai le jeu, je bâillai et je haussai les épaules.

— Je ne sais pas si c’est un bon coup, mais je suis trop fatiguée pour penser. Je vais bouger le Vent. Tu as intérêt à avoir raison.

« Tu es totalement responsable de ce que tu fais », répliqua Syu, reprenant une des phrases que Daelgar avait l’habitude de prononcer.

Je bougeai la pièce et je me levai. Je jetai un coup d’œil sur Dathrun et je fus prise d’une forte nostalgie d’Ato, avec sa colline, son fleuve, ses bois et ses petites maisons. Dathrun n’était pas aussi grand qu’Ombay, c’est vrai, tout le monde me le disait et des tableaux de plus de cinquante ans peignaient déjà Ombay comme une ville imposante avec des rues, des avenues bondées et des édifices à n’en plus finir, mais, malgré tout, Dathrun était si différente d’Ato que j’avais du mal à me sentir comme chez moi. L’académie était trop grande, construite en pierre froide et les gens se croisaient dans la ville sans se saluer ni se connaître, chacun avec ses préoccupations et ses superstitions. Je ne pouvais pas nier qu’Ato avait aussi ses inconvénients, mais cependant je me souvenais avec douceur des jeux dans le bois et dans le Tonnerre, des cours tranquilles avec le maître Aynorin ou le maître Yinur… et irrémédiablement, tout ceci me faisait penser à Akyn et Aléria, mes amis depuis tant d’années…

« Allez, arrête de pleurnicher sur un passé qui est mort », protesta Syu.

Je sentis une vague de colère, mais je la retins à temps et je secouai la tête. Syu n’était pas un saïjit et il n’était pas capable de comprendre que, pour un saïjit, une vie ne se divisait pas en une succession de morts, comme cela semblait être le cas des singes gawalts, ou en tout cas de Syu. Je soupirai.

« Retournons à l’académie et allons dormir. Je suis trop fatiguée pour penser correctement. »

Syu se mit en marche immédiatement et je le suivis plus lentement vers la sortie, sans oublier de fermer soigneusement les portes derrière moi.

2 Apparitions

— Ferme seulement les yeux et concentre-toi. Ce n’est pas si difficile.

Jirio me foudroya du regard, mais il obéit et referma les yeux tandis que je souriais, très amusée.

— Qu’est-ce que je dois voir ?

Assis par terre, sur le sable, sous les rayons du soleil, nous essayions d’avancer dans l’apprentissage du jaïpu. Jirio avait progressé rapidement au début, mais, à présent, il était complètement bloqué et je fus surprise de me rendre compte que, finalement, il m’avait fallu des années pour contrôler le jaïpu, mais, bien entendu, je n’en dis rien à mon élève. Il était assez découragé comme ça ; il n’était pas nécessaire de le désespérer davantage.

— Tu sens le jaïpu, n’est-ce pas ?

— Évidemment, je le sens —répliqua-t-il.

— Alors, maintenant, concentre-toi uniquement sur ton jaïpu. C’est une partie qui à la fois t’appartient et ne t’appartient pas. C’est une énergie et un petit animal sympathique, comme un lapin. Tu dois le reconnaître —fis-je, sur un ton pressant.

Jirio ouvrit les yeux, totalement exaspéré.

— Un petit animal sympathique ? —répéta-t-il—. Nous parlons du jaïpu, Shaedra, comment veux-tu que je le reconnaisse sous la forme d’un lapin ? Enfin, réfléchis un peu. —Il inspira profondément—. Ne mélange pas ta perception du jaïpu avec le jaïpu lui-même : tu dois comprendre que tous les jaïpus ne se ressemblent pas. Écoute, c’est comme si je cherchais un crocodile et que, toi, tu me dises que le crocodile est en réalité un lapin. Moi, je ne perçois pas le jaïpu comme un lapin.

Je réfléchis quelques instants à ce qu’il venait de dire tout en sentant agréablement les rayons chauds du soleil. Sur la plage, des gens étaient assis, la majorité par petits groupes, avec leurs notes de cours, moitié révisant, moitié sommeillant. C’était une journée radieuse et Jirio et moi avions eu la bonne idée de nous installer là.

— Parfait —dis-je au bout d’un moment—. Tu as raison. On va faire selon ce que tu ressens. Après tout, c’est ton jaïpu et tu le connais mieux que moi. —Jirio hocha la tête affirmativement—. Essaie une autre fois. Concentre-toi. Et moi, je t’aiderai.

Jirio me regarda avec une expression interrogatrice, il haussa les épaules, fixa les yeux sur la mer, puis les ferma doucement, tout en se concentrant.

J’essayai de me souvenir de quelle façon le maître Yinur nous avait enseigné à voir notre jaïpu et je secouai la tête. C’était le maître Aynorin qui nous avait réellement aidés à communiquer avec notre jaïpu. Et il l’avait fait en seulement quelques mots. Je ne me rappelai pas qu’il ait fait davantage. Peut-être que Jirio manquait de temps pour s’exercer, pensai-je.

Je sentis que le jaïpu de Jirio virevoltait, inquiet, et je me concentrai. Je ne savais pas très bien ce que je prétendais faire pour l’aider, mais, apparemment, si je ne faisais rien, nous n’avancerions jamais. Je projetai une partie de mon jaïpu et j’essayai de comprendre le problème de Jirio. Si Jirio n’était pas capable de comprendre son jaïpu, peut-être que moi, je pourrais le faire et lui faciliter ainsi la tâche. Enfin, c’était une théorie.

Je tentai d’examiner le jaïpu de Jirio de plus près, écartant tout scrupule : normalement, à Ato, les gens qui examinaient le jaïpu des autres avec une trop grande attention n’étaient pas bien vus. On considérait cela presque comme une insulte. Mais nous n’étions pas à Ato et, apparemment, à Dathrun, le jaïpu n’était rien d’autre qu’une énergie vitale qui pouvait à la rigueur servir aux acrobates et aux moines.

Je me concentrai faisant totalement abstraction de ce qui m’entourait. Je scrutai le jaïpu de Jirio un certain temps, mais lorsque je me retirai, ce que j’avais découvert m’avait stupéfiée. Son jaïpu était constamment traversé par des éclairs d’électricité, comme recouvert d’un perpétuel orage dont l’énergie se renouvelait sans cesse. C’était une vision un peu préoccupante.

J’ouvris les yeux et je m’aperçus que Jirio m’observait, les sourcils froncés, se demandant sans doute ce que j’avais vu. Nous commençâmes à parler en même temps et nous nous tûmes aussi soudainement.

— Quoi ? —demanda Jirio—. On dirait que tu as vu un fantôme.

Je haussai les épaules.

— Tu n’as pas réussi à remarquer quelque chose de nouveau sur ton jaïpu ? —Il fit non de la tête et je soupirai—. Tu ne devrais pas laisser ton jaïpu aussi visible…

À ce moment, un cri résonna sur la colline qui menait à la plage. Lorsque je me retournai, je vis Laygra qui descendait à toute allure en criant mon nom.

— Shaedra ! Shaedra !

Je me levai d’un bond, soudain inquiète. Les cheveux noirs retenus par un ruban rouge, Laygra courait effrénée vers nous. Elle portait une jupe rouge et une chemise blanche avec de la dentelle qui remontait jusqu’au cou. Je souris en pensant que j’avais souvent surpris le regard fasciné de certains étudiants lorsqu’elle passait devant eux.

— Que peut bien vouloir ta sœur ? —demanda alors Jirio, troublé. Lui aussi s’était levé et il ôtait le sable des notes d’invocation en les secouant vigoureusement.

— Aucune idée. Mais cela semble important.

— Shaedra ! —répéta Laygra en arrivant enfin près de nous—. Tu ne vas pas le croire ! Ils sont là, à Dathrun !

Je la regardai, bouche bée.

— Qui est là ? —demandai-je.

Ma sœur esquissa un geste, irritée.

— Eh bien, qui veux-tu que ce soit ? Lénissu et les autres.

Je sentis une vague de soulagement et de bonheur m’envahir soudain. Mon cœur se mit à battre la chamade et la tension que je maintenais cachée dans un coin de mon esprit éclata. Je fus prise d’un fou rire et j’embrassai Laygra et dansai de joie. J’embrassai aussi Jirio qui m’observait, abasourdi, pensant sans doute que je venais de le surpasser en folie, et je levai les mains au ciel en criant, radieuse :

— Bois de Lune !

Et, toute joyeuse, je me mis à faire des cabrioles et des pirouettes à n’en plus finir.

— Allez, arrête-toi, tu me fais tourner la tête avec tant d’acrobaties —se plaignit ma sœur, mais je voyais bien qu’elle était clairement impressionnée par mon habileté.

Je me calmai un peu, me rétablissant sur mes deux pieds et, impatiente de connaître la réponse, je demandai :

— Où sont-ils, Laygra ?

— Ils sont dans une auberge, à Dathrun —déclara-t-elle—. Et c’est lui qui les a trouvés.

Je compris qu’elle parlait avec précaution pour que Jirio ne comprenne pas et je ne pus éviter de faire une grimace. Si Laygra s’était donné la peine de connaître un peu Jirio, elle aurait su qu’en réalité, c’était une personne sensible en qui l’on pouvait totalement avoir confiance. Malgré l’amitié qui avait commencé à nous unir Jirio et moi, les autres, mon frère et ma sœur inclus, désapprouvaient ma conduite. Yensria et son groupe me jetaient des regards de travers quoiqu’il leur paraisse encore plus curieux qu’un fou comme Jirio puisse nouer amitié avec moi. Yensria Kapentoth m’avait avertie que mes relations laissaient à désirer et qu’elle n’interviendrait pas si Jirio lançait un éclair qui me carbonisait. Toute sa bande s’était alors mise à rire et Zoria et Zalen m’avaient entraînée vers la porte, inquiètes du regard assassin que j’avais jeté à Yensria. Cette dernière avait ajouté, en s’éloignant, que la pauvre était tombée dans les griffes des personnes les plus extravagantes de l’académie, même dans celles de “ces jumelles lunatiques”. À cet instant, j’avais réagi rapidement et refermé la porte avant que Zoria et Zalen n’aient eu le temps de réfléchir et de faire demi-tour pour l’écorcher vive.

En général, les classes communes aux départements étaient si chargées que je ne réussis jamais à connaître plus d’une vingtaine de noms. Certains élèves étaient sympathiques bien que je n’aie vraiment de relations cordiales avec aucun d’entre eux, si ce n’est avec Steyra, Klaristo, Rathrin et les jumelles. Et Jirio, bien évidemment. Mais toutes ces personnes étaient encore nouvelles pour moi. Je ne les connaissais pas à fond comme Akyn ou Aléria, ou même comme Aryès. Plongée dans mes pensées, j’expirai lentement, heureuse.

— Ils sont tous là ? —demandai-je soudain.

Laygra ouvrit la bouche puis la referma. Elle fronça les sourcils et secoua la tête.

— Ça, le message ne le disait pas.

— Où est Murry ? —demandai-je avec impatience—. Nous devons aller à l’auberge tout de suite.

Laygra m’observa, amusée.

— Il nous attend sur le Pont Froid, et on ferait mieux de se dépêcher parce qu’il doit être si pressé qu’il est possible qu’il parte sans nous.

J’écarquillai les yeux et je me mis à courir vers les murailles de l’académie comme si une armée de nadres rouges me poursuivait. Je traversai les couloirs en courant, utilisant le jaïpu comme l’aurait fait le maître Aynorin. On aurait dit que j’avais des ailes. Cependant, tout d’un coup, je heurtai une masse invisible et je dérapai sur le sol glissant et verdâtre avant de m’étaler de tout mon long. J’entendis un éclat de rire et je vis apparaître un jeune d’une quinzaine d’années au côté d’une jeune fille blonde qui se couvrait discrètement la bouche de la main tout en m’observant. Je grognai et je me relevai. Alay, pensai-je, en reconnaissant le jeune que l’on m’avait plus d’une fois désigné comme étant le meneur d’une bande de farceurs peu respectueux.

J’entendis que Laygra arrivait derrière moi, courant rapidement pour me rattraper et je lui criai :

— Attention ! Faisons demi-tour et passons par un autre endroit. Ce couloir est occupé par des sauvages —ajoutai-je sans réfléchir.

— Des sauvages ? —répéta la blonde, indignée—. Tu ne sais pas qui je suis, petite nécromancienne morveuse.

Un instant, je restai pétrifiée. Nécromancienne morveuse ? C’était une insulte courante à Dathrun ou cela s’adressait à moi expressément ?

— Tu as raison —lui dis-je—. Je ne sais absolument pas qui tu es. Mais des fois, on n’a pas besoin de savoir qui est qui. Il suffit de voir les actes. Adieux.

Et j’essayai de reculer, mais quelque chose m’empêchait de marcher rapidement et j’entendis le rire d’Alay.

— Le sortilège d’engourdissement fonctionne —remarqua-t-il, comme s’il faisait une simple observation scientifique.

— Ce n’est pas juste ! —m’exclamai-je, en me couvrant le visage avec les mains. Quelque chose en moi craqua et je me mis à pleurer. Lénissu, Akyn et Aléria étaient à Dathrun et ces chenapans sans cœur m’empêchaient de les voir ! Chaque nouvelle pensée qui traversait mon esprit faisait redoubler mes larmes qui ruisselaient sur mes joues.

Je sentis que l’on me passait une main sous chaque bras. Quelqu’un, maladroitement, déposa quelque chose dans ma main droite. J’essayai de voir ce que c’était, mais les larmes troublaient ma vue.

— Bois ça, allez. Ça fera partir l’engourdissement —dit une voix.

— Si j’avais su que cela l’affecterait autant… —disait une autre voix, celle d’Alay. Avec une certaine surprise, je crus déceler une note de culpabilité dans le ton de sa voix. Je battis des paupières, je passai ma manche sur mes yeux et je jetai un regard autour de moi. La blonde n’était visible nulle part. Alay, les lèvres pincées, observait le professeur Tawb pendant que Laygra me serrait la main avec tant de force qu’elle me faisait mal. Apparemment, je venais d’être frappée d’une commotion.

Je levai le verre que je tenais à la main et j’avalai d’un trait le liquide bleuté qu’il contenait. Sans écouter la conversation entre le professeur et Alay, je frottai mes joues irritées par les larmes et j’inspirai bruyamment.

— Shaedra, tu te sens mieux ? —me demanda Laygra, l’air préoccupé.

J’acquiesçai.

— C’est si injuste —fis-je et, sentant que mes larmes menaçaient de couler de nouveau, je secouai la tête et je pensai soudain— : Lénissu ! Vite, Laygra ! Murry va partir sans nous. Merci beaucoup, professeur Tawb ! —dis-je, me rappelant les bonnes manières.

Nous arrivâmes à l’entrée de l’académie sans autre incident, nous saluâmes rapidement le gardien et nous traversâmes le pont en courant. Là, Murry nous attendait, assis sur une pierre. Il semblait plongé dans ses pensées et j’en déduisis qu’il n’avait même pas vu le temps passer. Sans doute, il devait s’imaginer ses retrouvailles avec Lénissu. Après tout, il l’avait toujours considéré comme une personne malhonnête et, en se rendant compte qu’il l’avait peut-être mal jugé, il ne devait plus savoir quoi penser.

— Murry ? —fit Laygra lorsque nous ne fûmes plus qu’à quelques mètres.

Notre frère releva brusquement la tête et se leva d’un bond.

— Allons-y —dit-il sans autre préambule.

* * *

L’auberge Les trois sirènes était un établissement vieux et pas très bien entretenu, dans le quartier du Port. Même à l’intérieur, on percevait une forte odeur de poisson. Cependant, n’importe quelle auberge de plus de catégorie aurait été plus silencieuse. En effet, lorsque nous entrâmes tous les trois par la porte ouverte, la taverne était bondée. C’était l’heure du repas et, autour des tables et du comptoir, était installé un grand nombre de saïjits, des hommes pour la plupart, qui avaient toutes sortes d’occupations, des équipages de marins, des ouvriers, des voyageurs et des familles entières. On trouvait un peu de tout.

Un tumulte de voix et de musique résonnait. Dans un coin, un garçon qui ne devait pas être plus âgé que moi, jouait une musique joyeuse à la guitare, sûrement pour gagner quelques décimes de kétale à la fin de la journée.

Je parcourus la taverne du regard tout en suivant mes frère et sœur à l’intérieur. La taverne était très différente du Cerf ailé. Je n’avais jamais vu autant d’agitation ni autant d’ivrognes dans la taverne de Kirlens.

— Vous croyez qu’ils sont en train de manger ? —demanda Laygra.

Je jetai autour de moi des coups d’œil frénétiques, m’imaginant voir soudain apparaître Lénissu au milieu de la foule, avec ses yeux violets et souriants.

— Comment savez-vous que ce message venait de lui ? —demandai-je alors, me figurant soudain qu’une âme perfide nous avait trompés.

Murry se tourna vers moi, secouant négativement la tête.

— Qui d’autre cela pourrait être ?

Je ne trouvai rien à répondre et nous arrivâmes finalement au bas des escaliers. Là, nous nous arrêtâmes, indécis.

— Qu’est-ce qu’on fait ? —demandai-je, en me mordant la lèvre.

Mais à cet instant, je sentis quelqu’un dans notre dos et je me retournai brusquement pour découvrir un gnome encapuchonné accoudé au comptoir qui nous dit :

— En haut, numéro quinze.

J’ouvris des yeux ronds.

— Srakhi ? —murmurai-je, stupéfaite.

Les yeux intelligents du gnome m’observèrent un instant. Je perçus un bref assentiment et, lorsque je me rendis compte que mon frère et ma sœur nous regardaient tour à tour, l’expression interrogatrice, j’acquiesçai moi aussi, indiquant d’un geste discret les escaliers.

Sans plus attendre, Murry et Laygra grimpèrent les escaliers et en lisant l’avertissement implicite sur le visage de Srakhi, je tus la question qui avait failli naître sur mes lèvres et je suivis mes frère et sœur en silence.

Les marches de bois crissaient sous les pas, mais aucune n’était cassée et, quand nous arrivâmes en haut, nous trouvâmes un couloir sombre avec beaucoup de portes. Les chambres ne devaient pas être très grandes.

— Où est le gnome ? —demanda Murry à voix basse, en jetant un coup d’œil en arrière, l’air inquiet.

Je secouai la tête.

— Il doit surveiller sans doute, même si je ne sais pas quoi. Par Nagray, on ne voit presque pas les numéros —grognai-je.

Cependant, nous trouvâmes facilement le numéro quinze et nous frappâmes à la porte deux coups sourds. Nous ne savions pas pourquoi, mais l’air mystérieux de Srakhi nous incitait tous à la discrétion.

La porte s’ouvrit et une ombre sortit, tel un éclair, se précipitant sur moi.

— Shaedra ! —s’écria Déria, les yeux brillants de joie.

Je l’étreignis fortement entre mes bras.

— Déria —dis-je, émue.

La porte était restée grand ouverte et je vis les personnes à l’intérieur : Dolgy Vranc et Aryès. Où étaient Aléria, Akyn et Lénissu ?, me demandai-je, alors que je me sentais envahie par un mélange de bonheur et de préoccupation.

Déria s’écarta de moi avec un énorme sourire que je lui rendis. Aryès m’observait, le regard intense. Ses cheveux noirs étaient emmêlés et il portait des vêtements de voyageur de bonne qualité qui lui allaient bien. Son visage d’un bleu pâle s’était légèrement modifié, se faisant plus ferme et plus mûr. Comment était-il possible que je sois capable de remarquer tous ces changements ?, me demandai-je, surprise, en battant des paupières. Dans un subit élan, Aryès fit un pas en avant et me serra dans ses bras ; moi aussi, je le serrai fort, les yeux humides. Je ne m’étais pas rendu compte jusqu’alors qu’une continuelle tristesse m’avait accompagnée tout ce temps, une tristesse que je ne parvenais qu’alors à chasser en partie. Il me restait seulement à savoir où étaient Aléria, Akyn et Lénissu, pensai-je, en essayant de ne pas me laisser trop emporter par mon imagination.

— Tu nous as manqué —dit alors le semi-orc, en m’ébouriffant affectueusement, pendant qu’Aryès s’écartait—. Nous t’avons cherchée à travers toutes les Communautés d’Éshingra. J’espère qu’en notre absence, tu n’as pas trouvé quelque anneau destructeur ou quelque gemme perdue depuis des milliers d’années, hein ?

Je souris, en faisant une moue.

— Pas encore —répondis-je—. Mais avec la chance que j’ai, je finirai par trouver les pires objets de toute la Terre Baie. Voici mon frère, Murry et ma sœur, Laygra. —Je me tournai vers eux et énonçai les noms de mes amis— : Elle, c’est Déria. Et voici Aryès et Dolgy Vranc.

— Enchanté —dit Murry, avec son habituelle courtoisie de gentilhomme. Je ne pus ne pas remarquer, cependant, qu’il observait fixement le visage du semi-orc avec une certaine appréhension. Laygra, si prompte à accepter les différences, souriait, prudente, et maintenait une distance raisonnable entre Dolgy Vranc et elle.

Dolgy Vranc, habitué à ce type de réactions, n’y accorda pas beaucoup d’importance et il sourit.

— Entrez. Nous parlerons avec plus de calme assis.

Après ces retrouvailles chaleureuses, je me sentais beaucoup mieux. Nous refermâmes la porte et nous nous assîmes sur le lit et sur les chaises.

— Tu dois te demander où diable est ton oncle, n’est-ce pas ? —dit le semi-orc sur un ton affable.

J’acquiesçai, en les observant tous avec attention, tentant de lire leurs pensées et de deviner ce que Dolgy Vranc allait me dire.

— Eh bien, voilà. Je vais vous raconter ce qui s’est passé. À peine entrés dans la ville, hier soir, est apparue la silhouette d’un homme qui connaissait Lénissu. Celui-là même qui vous a avertis que nous étions là.

J’acquiesçai de la tête.

— Oui. Nous le connaissons.

Dol arqua un sourcil intéressé.

— Ah ? Eh bien, nous non. En fait, au début nous avons cru que c’était un bandit. Avant de partir avec lui, Lénissu nous a seulement dit que c’était un vieil ami et il nous a demandé de nous installer dans cette auberge en attendant son retour. Il nous a aussi avertis que tu viendrais probablement nous voir.

— Alors, Lénissu doit probablement parler avec lui en ce moment —commentai-je pour moi-même, soulagée et inquiète à la fois, parce que je ne me fiais toujours pas aux plans du sieur Mauhilver—. Et Srakhi ?

Dolgy Vranc m’observa attentivement et répondit :

— Le gnome n’a confiance en personne et il est d’une humeur exécrable parce que le prétendu ami de Lénissu ne lui a pas permis de les accompagner. Tu sais bien qu’il essaie de sauver la vie de ton oncle pour payer sa dette envers lui.

— Lui sauver la vie ? —répétai-je, hallucinée. Je n’aurais jamais imaginé qu’il s’agissait de ça.

— Tu sais, il y a des gens qui suivent à la lettre les principes de leurs confréries.

— Srakhi appartient à une confrérie ? —demandai-je, étonnée.

— Ouaip. Tu n’as pas eu beaucoup de temps pour le connaître, mais moi, cela fait plus d’un mois que je le supporte. C’est un say-guétran —ajouta-t-il en baissant la voix.

J’écarquillai les yeux.

— Ça alors —dis-je.

— Et c’est quoi ça ? —demanda Murry humblement, en me jetant un regard interrogateur.

— La vérité, c’est que je ne sais pas très bien —répondis-je, en secouant la tête—. Une confrérie religieuse, n’est-ce pas, Dol ?

— Bon. Je ne sais pas grand-chose sur eux. Mais je sais qu’au moins un de leurs membres passe deux heures par jour à prier avant de dîner —annonça-t-il sur un ton plaintif assez comique—. Mais cessons de parler du gnome et parlons de toi, Shaedra, comment vas-tu ? Où es-tu apparue après avoir traversé le monolithe ?

— Ici même, à Dathrun. Je me suis réveillée dans l’une des infirmeries de l’académie où m’avait conduite Murry. Apparemment, j’avais souffert une petite commotion en traversant le monolithe, mais je me suis rétablie presque aussitôt. Laygra et Murry étudient ici, dans cette académie —expliquai-je.

Aryès siffla entre ses dents, dévisageant mon frère et ma sœur, l’air impressionné.

— L’académie celmiste de Dathrun ?

Laygra rougit et Murry se racla la gorge.

— Oui… Mais ce n’est pas grâce à notre mérite. Quelqu’un nous a aidés.

— Marévor Helith —ajoutai-je, sans comprendre pourquoi Murry voulait toujours garder des secrets.

— Marévor Helith —répéta Dol, en fronçant les sourcils. Il demeura pensif un moment, puis secoua négativement la tête—. Je ne le connais pas, je devrais ?

Je haussai les épaules.

— C’est un professeur de l’académie.

— Ah.

— Et il est très âgé parce que c’est un nakrus —ajoutai-je.

Dolgy Vranc et Aryès pâlirent.

— Un nakrus ? —fit ce dernier d’une voix gutturale.

— Je préfèrerais vous expliquer tout cela quand Lénissu, Aléria et Akyn seront là. Ils ne me le pardonneraient pas, si je commençais à raconter l’histoire sans eux…

Je me tus en me rendant compte du voile de tristesse qui était apparu sur leurs visages.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Aléria et Akyn n’étaient pas avec nous lorsque nous avons traversé le monolithe —expliqua Dol—. Ils ont suivi Stalius et nous ignorons où ils se trouvent.

J’acquiesçai tristement sans répondre, sentant que quelque chose s’était bloqué dans ma gorge.

— Enfin… peut-être qu’ils n’ont même pas traversé le monolithe —reprit-il—. Je n’en ai aucune idée.

— Ils ont emprunté une entrée du monolithe —intervins-je, essayant de m’en convaincre—. Marévor Helith nous a dit qu’il avait créé un monolithe avec quatre entrées, mais qu’il n’avait pu contrôler qu’un seul chemin.

Dolgy Vranc me regarda, l’air méditatif, et acquiesça.

— Aryès, Srakhi et moi, nous sommes passés par un portail. Lénissu et Déria par un autre.

— Et Stalius a dû passer par la dernière entrée, avec Aléria et Akyn —conclut Aryès, soudainement plus enthousiaste—. Ils sont vivants, Shaedra.

Je lui adressai un pâle sourire et j’acquiesçai.

— Alors, comme ça, ce nakrus nous a sauvé la vie —commenta le semi-orc—. J’aimerais bien le connaître.

— C’est surtout Srakhi qui va vouloir le connaître —dit Déria, en blaguant—. Il ne va plus savoir qui suivre, si Lénissu ou le nakrus.

— Eh bien, dans les deux cas, il aura du mal à les suivre —dis-je, en souriant.

Je regardai ma prétendue apprentie et je me rendis compte qu’elle aussi avait changé. Ce n’est pas qu’elle avait beaucoup grandi, bien que ce soit difficile à savoir, étant donné qu’elle était moitié hobbit moitié faïngale, mais ses yeux ne semblaient plus plongés dans les souvenirs comme avant. Sans doute le temps finissait par étouffer les pires malheurs et, maintenant qu’elle voyait de nouveau le groupe réuni, elle semblait totalement heureuse.

— Alors, comme ça, tu as traversé un portail avec Lénissu ? —lui demandai-je.

Déria se mordit la lèvre, mal à l’aise.

— Lénissu ne voulait pas entrer dans le portail. Il est devenu comme fou et… il s’est agenouillé sur le sol en jetant de côté son épée ensanglantée. Les nadres fondaient sur nous et, lui, il me disait qu’il préférait mourir plutôt que de traverser un autre monolithe !

Je l’observai, bouche bée. Lénissu s’était résigné à mourir plutôt que de traverser un monolithe ? J’essayai de me représenter la scène et, au bout de quelques instants, je contemplai le visage de Déria, atterrée.

— Que s’est-il passé ? —demandai-je.

Déria rougit.

— Je lui ai dit que je ne voulais pas mourir. Alors, il a semblé sortir d’un rêve, il a pris son épée et juste avant que les nadres rouges nous atteignent, il m’a poussée dans le portail.

J’étais demeurée stupéfaite essayant de me représenter la scène. C’était ainsi que je m’occupais de mes élèves ? En les abandonnant à leur sort ? Envahie par la honte, je pensai qu’heureusement que Lénissu s’était trouvé avec elle.

— Et les nadres rouges ne sont pas passés à travers le monolithe ? —demanda Laygra, tout aussi impressionnée.

— Non —fit Déria, en soufflant—. Heureusement, les animaux sont plus prudents que nous…

Pff, me dis-je. Seuls les saïjits auraient l’idée de traverser un monolithe qui conduisait les démons savaient où. Ou bien les singes gawalts, ajoutai-je dans mon for intérieur, avec un petit sourire. Déria tressaillit.

— Les nadres rouges sont vraiment pas beaux —grogna-t-elle.

J’éclatai de rire et j’acquiesçai.

— Et surtout, quand ils meurent, parce qu’au bout d’un moment, leur corps explose —lui dis-je.

— Vraiment ? —s’exclama Déria, horrifiée.

— Oui, c’est pour ça qu’on les brûle normalement pour éviter qu’ils explosent et qu’ils répandent leur énergie dans l’air —expliqua Dol.

Apparemment, Déria ne savait pas grand-chose sur les nadres rouges. À Ato, la garde ne cessait de défendre la ville contre des bandes vagabondes et affamées qui provenaient du portail funeste du sud. Mais, dans les Communautés d’Éshingra, il n’y avait pas de portails funestes et, dans la partie située à l’est, il était difficile de trouver de telles créatures. Il n’en était pas de même à l’ouest des Communautés d’Éshingra, car toutes les créatures refoulées de Kaendra et d’Ato se répandaient dans les montagnes et beaucoup migraient vers l’est, vers la Forêt des Cordes et les Terres d’Acaraüs. Mais la Garde des Communautés d’Éshingra s’assurait qu’aucun habitant d’Ombay ne voie le bout de la queue d’un nadre rouge. Cette question était un des points de tension entre Ato et Ombay, parce que le portail funeste se situait en Ajensoldra et, par conséquent, c’étaient les Ajensoldranais qui devaient s’en charger. J’écartai toutes ces pensées futiles et je sifflai entre mes dents, impressionnée par l’histoire.

— Et où êtes-vous apparus ? —demandai-je.

— Près de Nuina —répondit-elle simplement.

— Quoi ? ! —m’exclamai-je, foudroyant Murry du regard. Nuina se trouvait dans la Forêt des Cordes, il fallait presque trois semaines pour y arriver !

Mon frère ouvrit de grands yeux, prenant un air innocent et il fit un geste apaisant.

— Tout s’est bien terminé, n’est-ce pas ? —répliqua-t-il—. En plus, ne t’en prends pas à moi, je n’ai pas fait grand-chose.

— Shaedra ! —intervint Dolgy Vranc, esquissant un sourire—. Tu ne vas tout de même pas t’en prendre à lui pour nous avoir sauvés des nadres rouges ?

Je baissai les yeux en faisant une moue et je songeai à lui dire qu’il ne penserait peut-être pas de la même façon si le sauvetage du grand Marévor Helith avait mal tourné, mais je me ravisai.

— Et vous, où êtes-vous apparus ? —m’enquis-je.

— Près de la côte, entre Ombay et Dathrun —répondit le semi-orc.

— Au milieu d’un bois —précisa Aryès, avec une curieuse expression. Dol toussa et sourit. Je les regardai tour à tour, intriguée.

— Quelqu’un vous a vus apparaître ?

— Non, grâce au ciel —répliqua immédiatement Dol—. On nous aurait dépecés.

— Qui ?

— Un groupe de guerrières humaines. Elles se baignaient dans la rivière.

— Ah —fis-je alors, en rougissant.

— On s’est éloignés discrètement —continua Dolgy Vranc— et nous sommes arrivés dans un petit village côtier. Nous y sommes restés une semaine, ensuite nous avons voyagé vers le nord. À Ombay, Srakhi est allé voir des gens qu’il connaissait. Ensuite, on a commencé à vous chercher. Nous ne savions absolument pas par où commencer. Plusieurs semaines se sont écoulées avant que nous apprenions qu’un ternian avait disparu sur le chemin menant à Dathrun. On est parti aussitôt dans cette direction, mais nous sommes arrivés à Dathrun sans avoir de nouvelles de Lénissu. Nous pensions déjà au pire, lorsque nous avons vu Déria avec une troupe de jongleurs.

Je me tournai vers Déria, toute étonnée.

— Une troupe de jongleurs ?

Elle sourit, très contente.

— Oui. Lorsque Lénissu a disparu, la troupe de jongleurs m’a trouvée et m’a accueillie. Ils ont dit que j’avais des prédispositions pour devenir jongleuse !

Je souris en la voyant aussi enthousiaste, puis je fronçai les sourcils.

— Oui… mais, comment Lénissu a-t-il disparu ? Et comment l’avez-vous retrouvé ?

— Selon Déria, il est parti chercher du bois pour préparer le repas et il n’est pas revenu —expliqua Dol—. Après, nous l’avons trouvé par hasard sur le chemin, à quelques jours d’ici, au nord. Nous avons failli nous croiser sans nous voir.

— Que lui est-il arrivé ? —demanda Laygra.

Dolgy Vranc et Aryès échangèrent un regard.

— Euh… Eh bien… —dit Dol—, il n’a pas voulu nous le dire. Mais il est revenu de très mauvaise humeur.

— Il n’a pas voulu vous le dire ? —demanda Murry avec curiosité.

Dolgy Vranc observa le visage de mon frère, sa grande tête de semi-orc penchée sur le côté.

— Je suis curieux de vous connaître, tous les deux —dit-il—. Mais, diables, pourquoi ne sortons-nous pas faire un tour ?

— Lénissu nous a dit de ne pas bouger —protesta Déria.

— Srakhi restera là —grogna Dolgy Vranc—. En plus, cela fait des heures que nous sommes enfermés dans ce taudis. Je crois que le moment est venu de profiter de cette merveilleuse journée.

Aryès et moi approuvâmes énergiquement et, peu après, nous marchions sur la plage, sous un soleil radieux, baignés par un air chaud qui nous fit bientôt transpirer.

En chemin, Dolgy Vranc demanda à Murry et à Laygra comment ils étaient arrivés à Dathrun et mes amis furent très impressionnés d’apprendre que mon frère et ma sœur avaient voyagé seuls, depuis les Hordes jusqu’à Dathrun, en traversant certaines des terres les plus dangereuses de la Terre Baie.

— Une fois, nous avons vu une bande de gobelins dans un défilé —raconta Murry—. Heureusement, eux, ils ne nous ont pas vus. Nous avons fait un détour et nous nous sommes cachés pendant deux jours sans rien à manger et avec seulement une outre à moitié vide. Lorsque j’ai été voir s’ils étaient toujours là, j’ai senti une odeur de brûlé et j’ai compris qu’une patrouille d’Ajensoldra s’était chargée de les incendier. Je crois que c’est la plus grande frayeur que nous avons eue.

Déria avait poussé une exclamation de terreur.

— Cela a dû être horrible ! —dit-elle.

Murry sourit, amusé d’avoir une spectatrice aussi compréhensive, puis il se tourna vers Dol.

— Moi aussi, j’aimerais mieux te connaître, Dolgy Vranc. Ma sœur m’a raconté que tu étais un grand identificateur.

Dolgy Vranc adopta une expression modeste.

— Oh, Shaedra, tu leur as vraiment dit ça ? —Il fit une pause et acquiesça—. C’est peut-être bien vrai. J’ai identifié l’Armure des Morts ; vous n’avez jamais entendu parler de cette histoire ?

— Eh bien… —commencèrent à dire Murry et Laygra, les sourcils arqués.

— Laissez-moi vous la raconter —les interrompit le semi-orc—. Cela s’est passé un jour, il y a pas mal d’années déjà. J’avais passé ma journée à vendre des attrape-couleurs et d’autres jouets que je fabrique et je revenais tranquillement chez moi, quand, soudain, en ouvrant la porte, j’ai senti que quelque chose avait changé.

Il fit une pause et, bien que je connaisse déjà l’histoire, je l’écoutai avec la même fascination que les autres.

— Je pose les clés sur le buffet, comme d’habitude, je me dirige vers la cuisine et, en chemin, j’entends un bruit métallique dans le salon. À l’évidence, quelqu’un était entré dans la maison. Alors, je me retourne, je prends mon bâton de marche et je m’approche prudemment. Je pousse la porte et vlan ! —Nous tressaillîmes tous, effrayés, et il sourit—. Je vois un homme très corpulent assis sur mon sofa, avec un énorme paquet enveloppé dans une toile qui ressemblait à un tapis multicolore.

Il relata alors sa conversation avec l’homme et la version de ce dernier selon laquelle il avait hérité une armure magique d’un parent éloigné qui était mort après l’avoir endossée.

— L’imbécile pensait que j’allais tout gober —dit Dolgy Vranc en riant—. Mais, quand j’ai réalisé mes expériences et que je me suis rendu compte que l’armure n’était autre que l’Armure des Morts, j’ai tout de suite compris que cet homme n’était pas des plus honnêtes et qu’il avait sûrement volé l’armure à un malheureux ambitieux. Vous savez sans doute que l’Armure des Morts tue en peu de temps celui qui l’endosse. Heureusement pour l’homme, il était trop gros pour la mettre, mais, de toute façon, je crois qu’il n’a même pas essayé ; ce qu’il cherchait à savoir, c’est si l’armure était magique, pour pouvoir la vendre à un bon prix. Lorsque je lui ai dit la vérité, il ne m’a pas cru. J’ai averti le Capitaine de la Garde et le Daïlerrin a réquisitionné l’armure comme propriété d’Ajensoldra. Je dois admettre que le vendeur a reçu une indemnisation bien supérieure à ce qu’il aurait dû recevoir —ajouta-t-il.

— Et toi, combien t’a-t-on payé ? —demanda Aryès.

— Oh. Je ne peux pas me plaindre —répondit-il avec un petit sourire—. Et pourtant, le vendeur était particulièrement avare. J’ai dû utiliser mes dons d’orateur pour faire monter un peu le prix de mon identification. —Il nous adressa un clin d’œil avec un air complice et je souris, amusée.

Le soleil flottait sur la mer et les rayons du soir illuminaient les tours de l’académie sur son îlot d’une lumière rougeoyante et paisible. Lorsque le soleil ardent disparut enfin en plongeant dans la mer, je pus admirer le crépuscule et je remarquai, au nord-est de l’académie, la présence d’une île sur laquelle s’élevait un édifice de forme sphérique. La maison de Marévor Helith, me rappelai-je. Vivait-il vraiment en cet endroit, si à l’écart ? En tout cas, cela faisait plus d’un mois qu’il avait disparu sans laisser de trace et aucun professeur n’avait mentionné son absence, comme si le fait de perdre un collègue du jour au lendemain était une chose tout à fait ordinaire. Les élèves, par contre, avaient commenté abondamment sa disparition. Nombreux étaient ceux qui disaient qu’on l’avait expulsé, et avec raison, parce qu’en fin de compte, c’était un nakrus et il était inacceptable d’avoir un professeur mort-vivant qui avait été capable de succomber aux « forces du mal ». D’autres regrettaient le départ d’un bon professeur, et d’autres encore pensaient qu’il avait été renvoyé parce qu’il commençait à donner de mauvaises idées à certains élèves. Quand Murry en avait assez d’entendre ces rumeurs, il grognait en affirmant que jamais Marévor Helith ne prendrait le risque d’enseigner à qui que ce soit les arts nécromantiques. Les professeurs le connaissaient depuis de nombreuses années. Il était comme une pierre de plus de l’académie. Et cependant Marévor Helith nous avait confié qu’un jour il s’en irait, me souvins-je.

Nous nous étions assis sur le sable et nous discutions tranquillement de banalités. Moi, je leur racontai ma vie à Dathrun et je leur décrivis les jumelles, en leur contant toutes les bêtises qu’elles faisaient jour après jour.

— Elles ont dans la tête une véritable pagaille d’insultes, d’espiègleries et d’idées extravagantes —dis-je en prenant un air affligé, pendant que les autres riaient—. C’est rare qu’elles se tiennent tranquilles, et je crois que je ne les ai jamais vues méditer calmement sur quoi que ce soit.

— En classe, elles doivent bien être plus sérieuses, non ? —intervint Laygra.

— Elles sont excitées comme des puces —répondis-je, en secouant la tête—. À certains cours, à peine arrivées, elles se mettent à prendre des notes n’importe comment et, d’autres fois, elles n’apparaissent même pas. Elles manigancent quelque chose. Mais elles sont sympathiques.

— Vraiment curieuses, ces jumelles —observa Dolgy Vranc avec un sourire.

— Jirio est encore plus curieux, n’est-ce pas, Shaedra ? —dit Laygra sur un ton qui m’irrita un peu. Je soupirai.

— Il est curieux, c’est sûr. Mais c’est un bon ami, Laygra. Je ne comprends pas pourquoi tu ne vois que son côté lunatique.

— Qui est Jirio ? —demanda Déria, intriguée.

— Oh, s’il ne s’agissait que de ça… —me répondit Laygra les sourcils froncés—. Jirio est un ternian de quatorze ans qui perd le contrôle de ses énergies avec une énorme facilité —expliqua-t-elle en s’adressant à Déria—. On dirait presque qu’il le fait exprès —ajouta-t-elle, en me regardant dans les yeux—. Je n’ai pas confiance en lui, c’est quelqu’un d’instable.

Je fis non de la tête et je la contredis :

— Son énergie est instable, mais lui ne l’est pas. Et j’ai l’intention de l’aider.

— Une noble intention —remarqua le semi-orc.

Je levai les yeux vers lui et le mouvement d’une ombre sur le sable attira mon attention. Je scrutai durant trois secondes la silhouette qui avançait sur la plage d’un pas silencieux et rapide. Elle portait une épée à la ceinture et une ample tunique d’un vert sombre. De longs cheveux noirs entouraient son visage plongé dans l’ombre du crépuscule, mais il n’y avait pas de doute, c’était lui.

— Lénissu ! —criai-je, me levant d’un bond.

Les dernières lueurs du soleil teintaient le ciel. Je courus vers lui, un grand sourire dessiné sur le visage.

— Shaedra —dit-il, lorsque j’arrivai à sa hauteur. Il m’étreignit avec force—. Comment vas-tu ?

— Moi, parfaitement —répondis-je, en le regardant droit dans les yeux—. Mais… toi ?

Lénissu haussa les épaules, esquissa un sourire et m’ébouriffa d’une main affectueuse.

— Maintenant que je suis ici avec toi, je vais beaucoup mieux, ma nièce.

— Eh bien, tu vas te sentir trois fois mieux quand tu verras tes deux autres neveux —déclarai-je.

Et je souris largement en voyant briller la joie dans ses yeux violets.

3 Épreuves pratiques

Je laissai échapper un immense soupir.

Assise sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, je me remémorai les jours passés, cherchant une raison pour laquelle je pouvais me sentir aussi préoccupée en cet instant. Comme les derniers jours avaient coïncidé avec la période des examens, j’avais eu presque tous les après-midi libres, de sorte que j’avais passé beaucoup de temps avec Aryès, Déria, Dol et Lénissu. Nous avions visité la ville en compagnie de mon frère et de ma sœur et nous avions assisté à une représentation de la troupe à laquelle s’était unie Déria pendant quelques jours. J’en avais profité aussi pour leur présenter Syu. Déria et Aryès avaient été ravis, Dol avait fait une moue indéchiffrable et Lénissu avait grogné, en disant qu’il doutait qu’il puisse un jour bien s’entendre avec un singe gawalt parce qu’il avait déjà dû une fois supporter les pièges espiègles de ces « singes écervelés ». Syu en était resté estomaqué et j’avais essayé de le tranquilliser, mais, à partir de là, le singe avait refusé catégoriquement de m’accompagner quand j’allais voir mon oncle à Dathrun.

Le tableau aurait pu paraître idéalement heureux. Seules deux choses m’empêchaient d’écarter les pensées sombres de mon esprit. Où étaient Aléria et Akyn ? Était-il possible qu’ils n’aient pas survécu ? Qu’ils n’aient même pas traversé le monolithe ? Rien que de penser aux nadres rouges les encerclant avec leurs queues chargées de piquants et leurs mandibules de feu, je frémis d’effroi. Un autre sujet me préoccupait et, en théorie, il n’aurait pas dû être difficile à comprendre et à arranger, mais, dans la pratique, les choses étaient beaucoup plus compliquées.

Il s’agissait de Lénissu. Lénissu et ses secrets. Le regard perdu, je contemplai les vagues se lancer à l’assaut des rochers, juchée sur le rebord de la fenêtre comme un singe. Lénissu savait quelque chose qu’il ne voulait pas partager avec moi et qui me concernait directement. J’ignorais quel était le problème, mais il y avait visiblement un problème et Lénissu se comportait comme si rien ne s’était passé. Où s’était-il rendu le jour où il avait abandonné Déria ? Il ne faisait pas de doute que quelque chose l’avait empêché de revenir, mais quoi ?

Soudain, la porte s’ouvrit et Zoria et Zalen entrèrent en se chamaillant, tentant de s’arracher un papier.

— Laisse-le ! —grogna la première, tirant plus fort.

— C’est moi qui l’ai trouvé la première ! —s’indigna la seconde.

Toutes deux s’arrêtèrent net en me voyant dans la chambre, elles échangèrent un regard et Zoria, qui avait gardé le papier, l’agita un peu avec un sourire désinvolte.

— Euh… salut, Shaedra, qu’est-ce que tu fais là ?

Apparemment, elles ne s’attendaient pas à trouver quelqu’un dans la chambre. Intriguée par l’importance qu’elles semblaient donner à ce papier, je les observai attentivement tandis que Zoria rangeait minutieusement la feuille dans son sac sous un coup d’œil rapide, mais foudroyant, de Zalen.

— Je me reposais —répondis-je—. Comment se sont passées les épreuves pratiques ?

— Nous ne sommes pas encore passées —répondirent-elles en même temps.

— On passe à quatre heures —dit Zalen.

— Je déteste les examens —ajouta Zoria, avec une moue—. Et toi, tu passes à quelle heure ?

— À deux heures, dans une heure.

— Et tu n’es pas en train de réviser ?

— Vous non plus —répliquai-je avec un sourire amusé.

Les jumelles échangèrent à nouveau un regard et roulèrent les yeux.

— Allez, dis-le —fit Zalen, en se rapprochant de moi et en croisant les bras—. N’est-ce pas que tu aimerais savoir ce que l’on manigance ?

J’arquai un sourcil, surprise par la nouvelle tournure que prenait la conversation.

— D’accord, qu’est-ce que vous manigancez ? —demandai-je, en essayant de ne pas laisser paraître la curiosité dans le ton de ma voix.

Mais Zoria et Zalen ne s’y laissèrent pas tromper et elles sourirent largement.

— Si on te le disait, tu ne nous croirais pas —dit Zalen.

— Et si l’on savait que tu nous croirais, on ne te le dirait pas —ajouta Zoria en s’asseyant sur un lit et en appuyant le menton sur son poing, amusée.

Je les contemplai, déconcertée.

— Ah —finis-je par dire—. Je ne sais pas si je comprends bien ce que vous prétendez, mais, de toute façon, je ne vous demande pas de me dire quoi que ce soit. Après tout, ce sont vos histoires, pas les miennes.

Zalen fit une moue.

— Ce ne sont pas des histoires —protesta-t-elle—. C’est une épopée.

— Une épopée —répétai-je, en me grattant le cou, perplexe. Que diable pouvaient bien faire Zoria et Zalen qui semblait leur prendre tant de temps ? Je me laissai glisser du rebord de la fenêtre et je pris la tunique verte que j’avais jetée sur mon lit.

— Il s’agit d’un lieu secret que nous avons découvert —dit soudain Zalen, avec un air mystérieux—. L’académie est plus grande qu’elle en a l’air.

Apparemment, leur dire que leurs secrets ne m’intéressaient pas les avait incitées à m’en dire plus. J’enfilai la tunique par la tête et je baissai les bras, en leur adressant à toutes deux un grand sourire.

— Bien sûr —dis-je—. Ça, je le savais déjà.

Zoria et Zalen échangèrent un regard rapide et incrédule.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? —demanda Zoria, méfiante—. Qu’est-ce que tu sais ?

Je fis une moue amusée et je répondis :

— Je sais qu’il existe des passages secrets.

— Elle le sait ! —exclama Zalen, stupéfaite, après un bref silence—. Mais… tu lui as parlé ?

— Évidemment —répondis-je tranquillement et comme je les voyais si troublées, je fis non de la tête et je me mis à rire—. Mais de qui vous parlez ?

— Menteuse ! Je savais que tu te moquais de nous ! —se lamenta Zalen, tandis que Zoria la foudroyait du regard.

— Bah… laissez tomber —répliquai-je avec un grand sourire—. Je ne vais rien vous soutirer si vous ne voulez pas. Il vaudrait mieux que je commence à y aller.

— Où ça ? —demanda Zoria, en sursautant.

Je m’étonnai de leur nervosité. Cette personne mystérieuse devait être très importante pour elles si elles étaient capables de perdre tant d’heures de cours à cause de lui.

— Eh bien, à l’examen d’épreuves pratiques —expliquai-je patiemment.

— Oh, bien sûr…

— Bonne chance, Écaille Verte Menteuse ! —grogna Zalen.

Elles retrouvèrent le sourire en me voyant sortir de la chambre en faisant deux pirouettes théâtrales.

La salle d’examen se trouvait dans un autre édifice et je dus marcher vingt minutes pour y arriver. À force de déambuler depuis presque deux mois dans l’académie, j’avais fini par connaître suffisamment l’endroit pour ne pas me perdre constamment, mais, malgré tout, ce jour-là, j’avais préféré arriver en avance qu’en retard.

Devant la salle, plusieurs personnes attendaient déjà, assises ou debout et, parmi elles, se trouvait Jirio, le visage pâle et les yeux exorbités, tripotant une feuille qu’il avait entre les mains avec des gestes nerveux.

Je réprimai un sourire et je m’approchai de lui, en le saluant. Il fit un geste de la tête et avala sa salive avec difficulté. Je l’observai attentivement. Ces derniers jours, je ne lui avais pratiquement pas parlé et j’ignorais comment il se sentait.

— Ça va ? Tu n’as pas bonne mine.

— Oh, non, ça va parfaitement —répondit-il avec naturel.

Je haussai un sourcil et me tus. Jirio pensait que ces examens seraient les derniers de sa vie. Alors, pourquoi était-il aussi stressé ? Il pouvait revenir avec son frère Warith et il ne lui manquerait pas un endroit où manger ni où dormir. Même si Jirio décrivait son frère comme un esprit perturbé, Warith ne pouvait pas abandonner son frère. Ne serait-ce que par honneur, il ne pouvait pas faire cela.

À dire vrai, je ne savais pas moi non plus si cela valait la peine que je passe ces examens. Après tout, maintenant que Lénissu et les autres étaient revenus, la seule pensée que j’avais était celle de partir à la recherche d’Aléria et d’Akyn. Mais ni Lénissu ni Murry ne semblaient prendre une décision. Mon frère et ma sœur venaient tout juste de connaître mes amis et notre oncle, et je comprenais qu’il était difficile pour eux d’assimiler autant de nouveautés en si peu de temps. Pour eux, leur foyer se trouvait à Dathrun. Ils avaient des amis. Et Murry avait Keysazrin. Comment pouvais-je leur demander de s’en aller ? Ce n’était pas faisable, décidai-je.

Penser que mon frère et ma sœur avaient déjà une vie à part et que, moi, j’avais la mienne, me poussait à comprendre qu’irrémédiablement, un jour, nous devrions nous séparer. Il était clair que je ne pouvais pas abandonner Aléria et Akyn sans savoir ce qui leur était arrivé. Ces pensées créaient un tel chaos dans mon esprit que, d’habitude, je les chassais au bout d’un moment, laissant les questions sans réponse. De toutes façons, me disais-je : il n’y avait pas de solution.

— Je suis un peu nerveux —me confia soudain Jirio.

Je laissai échapper un petit rire.

— Moi aussi. Bon, toi, essaie de ne pas tout brûler.

— J’essaierai. Mais je ne te promets rien. Au cas où, tiens-toi loin de moi, d’accord ?

— Souviens-toi d’utiliser le jaïpu —lui murmurai-je pour que les autres ne nous entendent pas.

Jirio se racla la gorge et m’adressa un regard dubitatif.

— Je doute que cela me serve à quelque chose. Peut-être qu’à toi, oui, mais moi… Je suis encore tout débutant dans ce domaine.

Je haussai les épaules, sans répondre. Il est vrai que Jirio était un débutant pour ce qui était de contrôler le jaïpu, mais j’étais convaincue que le jaïpu était la seule chose qui pouvait lui éviter un jour de provoquer une catastrophe et de perdre totalement le contrôle.

— J’ai besoin de savoir quelque chose, Shaedra —dit-il soudain ; je savais déjà ce qu’il allait dire avant qu’il ne me le demande—. Qu’est-ce que tu as vu exactement dans mon jaïpu, l’autre jour ?

J’ouvris la bouche au moment où la porte s’ouvrait. Le professeur Zeerath apparut avec un grand sourire sur son visage grisâtre.

— Bonjour à tous —dit-il, alors que toute une troupe d’élèves sortait de la salle, tous très soulagés d’avoir enfin terminé les examens, bien que certains soient plus pâles que d’autres.

Jirio me regardait avec insistance et je me mordis la lèvre, me sentant coupable, avant de lui répondre :

— Tout ira bien.

Jirio allait répliquer, mais Zeerath prononça son nom sur la liste et, avec un soupir, il entra dans la salle et je le suivis peu après.

À l’intérieur, les tables avaient été adossées contre les murs, de sorte qu’il y avait un ample espace dégagé pour faciliter nos mouvements. À l’intérieur de la salle, se trouvaient quatre autres professeurs. Ils nous répartirent en cinq groupes et les épreuves commencèrent presque aussitôt.

La vérité, c’est qu’après avoir passé les épreuves, je ne savais pas si j’avais très bien réussi, mais je les surmontai comme je pus. Je passai d’abord l’épreuve d’endarsie et je dus examiner un genre de rongeur velu. La théorie s’était assez bien passée, par contre la pratique d’endarsie fut un peu désastreuse. Zeerath nous observait, attentif et aimable, pendant que nous dessinions un croquis de l’animal. Je ne doutais pas que Steyra avait fait un dessin bien plus professionnel que le mien. Lorsque je rendis mon schéma au professeur Zeerath, je préférai détourner le regard de la feuille.

— Merci. Maintenant, tu peux aller avec le professeur Erkaloth —me dit-il.

Le professeur Zeerath signala le drow d’un geste de la tête et j’acquiesçai, me répétant que cela avait été un désastre. Je caressai affectueusement le rongeur et je m’éloignai, sous l’œil surpris du sibilien.

L’épreuve d’invocation fut un vrai fiasco. Ce n’était pas étonnant car, après tout, la plupart des gens n’étaient pas très enclins à ce type d’art. Je me rappelai que seul Révis, à la Pagode Bleue, avait montré une certaine aptitude pour l’invocation. Je réussis à invoquer un petit éclair, mais, lorsque je dus créer une plume, je n’arrivai qu’à obtenir un bâtonnet harmonique et je déplorai ne pas pouvoir invoquer le couteau informe que j’avais fait apparaître le jour où j’étais devenue étudiante de l’académie.

Heureusement, l’épreuve suivante était celle des harmonies et, là, le professeur Yadria se montra agréablement impressionnée par mon habileté avec cette énergie.

Je sentais déjà que ma tige s’était beaucoup affaiblie lorsque j’arrivai à la dernière épreuve. Le professeur Tawb nous donna à chacun une balle en caoutchouc. Du coin de l’œil, je vis que Jirio était en train de passer l’épreuve d’invocation avec le professeur Erkaloth et je le vis si pâle que je détournai automatiquement les yeux.

Les consignes étaient claires : il fallait transformer la matière qu’on nous avait donnée et aplatir la balle. Je m’armai de patience et j’essayai de me souvenir des étapes qu’il fallait suivre. Le maître Aynorin ne nous avait jamais beaucoup parlé de la transformation. Ces arts, fondés sur l’énergie arikbète, étaient censés être pour les artisans, et ceux qui voulaient les apprendre rejoignaient une corporation, pas la Pagode Bleue. Je commençai à lâcher une à une les mailles qui retenaient le caoutchouc tout en sachant que je n’aurais pas le temps de terminer.

Je me concentrai et j’essayai de comprendre le matériau que je tenais entre les mains. Ce caoutchouc était très dur !, me plaignis-je intérieurement. J’étais sur le point de tenter quelque sortilège quand, soudain, je vis que toute la salle s’illuminait d’une lumière fulgurante. Instinctivement, je me jetai par terre et je me retournai, les yeux plissés. On entendit des cris et, lorsque l’espace se fut un peu libéré, je vis Jirio, debout et livide, tenant dans ses mains deux tourbillons d’électricité qui émettaient un crépitement insupportable.

La vision dura un instant. Ensuite, le professeur Erkaloth lança un sortilège et tout disparut. Jirio vacilla, il fit un pas, deux pas, et s’écroula sur le sol.

— Par Nagray —sifflai-je entre mes dents au milieu d’un tumulte impressionnant. Je me tournai vers le professeur Tawb quand celui-ci annonça :

— Allez, laissez les balles de caoutchouc transformées sur l’étagère. Je les examinerai après. Les épreuves sont terminées.

On ne pouvait pas dire que ma balle en caoutchouc s’était beaucoup modifiée, mais, à cet instant, c’était la moindre de mes préoccupations. Après avoir déposé l’objet sur l’étagère, je me précipitai vers Jirio. Les professeurs Zeerath et Erkaloth étaient debout, à côté de mon ami, et il semblait qu’ils recherchaient quelque chose avec les énergies. Alors, le professeur Tawb apparut et s’agenouilla auprès de Jirio.

— Non ! —dis-je soudain, agrippant le bras du professeur pour qu’il ne touche pas Jirio—. Il est chargé.

Le vieux ternian me jeta un regard surpris.

— Chargé ?

— D’électricité —lui expliquai-je—. Il se décharge très lentement.

Et jamais complètement, ajoutai-je pour moi-même. Le professeur Zeerath fit sortir les élèves de la salle et dit aux suivants d’attendre dehors un moment. J’observai avec une certaine stupeur le corps de Jirio, traversé par de petits rayons électriques qui formaient un arc à la vitesse de l’éclair.

— Jeune fille, tu peux sortir —me dit soudain la voix de Zeerath. Il me prit par le bras et il m’aida à me relever.

Je les contemplai et une pensée me vint à l’esprit. Les trois professeurs ou, du moins, Zeerath et Erkaloth, étaient sûrement au courant que Jirio faisait des expériences avec l’électricité. Ils devaient donc savoir que le jaïpu de Jirio était constamment chargé d’énergie électrique. Considéraient-ils le jeune ternian comme un cobaye ? me demandai-je, scandalisée, les regardant tour à tour. Comment pouvais-je laisser un ami entre de telles mains ?

— Jirio ! —fis-je, en trépignant—. Jirio, souviens-toi de ce que je t’ai dit, sur le jaïpu ! Tu serais capable de te décharger tout seul.

— Il est inconscient —me fit remarquer le professeur Tawb—. Ne te tracasse pas, nous nous occupons de lui.

J’observai le vieux ternian et j’acquiesçai tandis qu’une voix rauque me disait :

— Shaedra.

« Shaedra », dit une autre voix.

« Qu’y a-t-il ? »

J’ouvris grand les yeux et je pris ma tête entre mes mains, en respirant profondément. Que m’arrivait-il ? La première voix était celle de Jirio, la troisième celle de Syu… mais la deuxième ?

« Regarde par la fenêtre », dit la voix. « Marévor vous invite. »

J’ouvris les yeux et je regardai au-delà des visages troublés des professeurs. À travers les fenêtres donnant sur le nord-ouest, une petite lumière rouge brillait dans la maison de Marévor Helith.

— Je crains que la jeune terniane n’ait un peu perdu la tête —dit soudain le professeur Erkaloth.

J’entendis un soupir provenant du professeur Tawb.

— Je vais les emmener tous les deux à l’infirmerie.

— Parfait —dit le professeur Zeerath—. Maintenant, je vais laisser entrer les élèves, ils doivent être sur le point de démolir la porte pour entrer.

— Je ne serai pas long —assura le professeur Tawb.

Jirio avait repris ses esprits et il s’était mis debout. Moi, j’étais encore un peu étourdie, quoique j’ignore pourquoi. J’avais juste échangé quelques mots bréjiques avec un inconnu. Mais de qui pouvait-il s’agir ? Cela ne faisait pas de doute qu’il avait voulu s’assurer que je sois au courant du retour de Marévor Helith à Dathrun. Mais, lorsque je tournai de nouveau mon regard vers l’île, plus aucune lumière n’y brillait.

Nous suivîmes le professeur Tawb jusqu’à l’infirmerie la plus proche, qui s’avéra être l’Infirmerie Rouge. Je ne m’y étais trouvée qu’une fois, à mon arrivée, mais j’étais sûre que Jirio devait connaître la salle par cœur.

Le professeur Tawb ne prononça pas un mot pendant tout le trajet et je vis clairement que Jirio concentrait toutes ses forces pour marcher. De toutes façons, mes pensées étaient trop occupées à examiner encore et encore ce qui s’était passé. Quelqu’un qui savait exactement où j’étais m’avait invitée à aller voir le professeur Helith. Le pire, c’était que je ne savais pas qui. Et s’il s’agissait d’un piège ? Mais cela n’avait pas de sens.

Lorsque j’arrivai à l’Infirmerie Rouge, je me sentais complètement remise. Une fois le professeur Tawb parti, je dis à l’infirmière :

— Je crois que je vais bien, alors…

— Tu crois ? —répliqua l’infirmière avec une moue mécontente—. Non, non, non. Tu ne t’en iras pas tant que je ne te le dirai pas. Voici ton lit.

Malgré mes supplications, elle se montra inflexible et je dus finalement me coucher sur le lit que me montrait l’infirmière, situé à l’opposé de l’endroit où elle avait installé Jirio. Comme si j’allais le déranger !

Au bout d’un moment, je vis que l’infirmière se désintéressait de nous et s’occupait de nouveau d’une jeune humaine dont la main s’était changée en une sorte d’algue informe et verdâtre. La vue était plutôt désagréable.

Alors, je me levai en silence, je m’approchai de Jirio et je le trouvai éveillé. On l’avait fait se décharger et, à présent, il ne paraissait plus en tension ; par contre, il avait l’air épuisé. Il me sourit vaguement.

— Il faut toujours que je me fasse remarquer —me dit-il.

Je souris.

— Dès demain, nous reprenons les leçons de jaïpu —le prévins-je.

Jirio m’observa un instant puis soupira.

— Je ne crois pas qu’il me reste beaucoup de temps. Surtout après ça. Ils vont m’expulser. Ils ont de bonnes raisons de le faire. Je suis un danger.

Je fis non de la tête, mais cela me fit beaucoup de peine de le voir si découragé.

— Eh bien, qu’ils t’expulsent —lui dis-je—. Tu ne perdras pas grand-chose. Moi aussi, je m’en vais —lui révélai-je.

Jirio écarquilla les yeux.

— Vraiment ? Mais pourquoi ? Toi, tu es une excellente élève, tu sais beaucoup de choses que les autres ne savent pas…

— Et j’ignore beaucoup de choses que les autres savent —lui répliquai-je, en grognant—. Mais de toute façon, cela m’est égal. Je m’en vais. Est-ce que je t’ai déjà dit qu’en réalité j’avais étudié à la Pagode Bleue ?

Jirio me regarda avec étonnement puis fit une moue.

— J’aurais dû l’imaginer. Les techniques que tu utilises sont différentes. Mais j’ignorais qu’on enseignait le jaïpu comme une énergie essentielle pour devenir celmiste.

— Dans les Pagodes, c’est comme ça —lui expliquai-je—. En plus, les pagodes instruisent la plupart des Gardes d’Ajensoldra, ce sont des jaïpuistes et des celmistes. Normalement, je devrais être là-bas, en train d’étudier —murmurai-je.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? —demanda Jirio.

Je le regardai et je secouai la tête, en souriant.

— J’ai traversé un monolithe pour sauver une amie, et puis les choses ont encore mal tourné…

— Un… monolithe ?

Visiblement, Jirio ne me croyait pas et je roulai les yeux.

— Allez, Jirio. Dors et repose-toi.

— Hum.

— Jirio…

— Quoi ?

— Promets-moi que tu ne partiras pas de Dathrun sans m’avertir.

Jirio sourit alors que ses yeux s’étaient déjà fermés.

— Je te le promets —dit-il.

J’observai son visage, laissant vagabonder mes pensées librement. Il avait des écailles bleutées sur les sourcils, des mèches noires lui tombaient de façon désordonnée sur le front. Je souris. Comme ça, il n’avait pas l’air si dangereux. Je le laissai dormir et je m’éloignai de l’Infirmerie Rouge en utilisant les harmonies pour que cette sorcière d’infirmière ne me voie pas et, quand je passai la porte, je me mis à courir comme un démon à la recherche de Murry et de Laygra.

4 Plans

— Non —dit catégoriquement Lénissu.

Je le regardai, stupéfaite. Je venais de leur exposer ce qui s’était passé pendant les examens et je leur avais dit que j’avais l’intention d’aller voir Marévor Helith. Mais l’idée ne semblait pas plaire à Lénissu.

— Pourquoi pas ? —dit Murry.

— Parce que Shaedra ne sait même pas qui lui a parlé. Cela pourrait être un piège —ajouta-t-il.

Je l’observai attentivement et je fis non de la tête.

— Ce n’est pas un piège et tu le sais, oncle Lénissu.

Lénissu fit une moue.

— Très bien, supposons que ce ne soit pas un piège. Pourquoi veux-tu parler à ce nakrus ?

— Il sait beaucoup de choses que nous, nous ne savons pas —intervint Laygra—. Il nous a raconté beaucoup d’histoires…

— Moi, je ne me fierai pas beaucoup aux paroles d’un nakrus —avertit Lénissu.

— Qu’est-ce que tu prétends ? —demanda soudain Murry, en l’observant attentivement—. Tu nous caches des choses que nous devrions savoir. Je le sais depuis le début. Si tu veux vraiment qu’on ait confiance en toi, pourquoi tu ne nous dis pas la vérité ?

Lénissu fronça les sourcils, contrarié.

— Murry, ne dévions pas la conversation, s’il te plaît.

— Murry a raison —intervint soudain Dolgy Vranc—. Nous sommes déjà impliqués à fond dans cette histoire de nakrus et de liches, alors pourquoi n’es-tu pas sincère et n’expliques-tu pas la vérité à tes neveux ?

Apparemment, l’intervention du semi-orc finit d’exaspérer Lénissu. Nous étions assis sur la plage depuis plus d’une heure et le soleil était en train de disparaître à l’horizon. Mon oncle, couché sur le sable, les mains derrière la tête, lança un grommellement.

— Très bien. De toutes façons, qu’importe. Cette nuit, nous irons tous là-bas et nous parlerons tranquillement à ce maudit nakrus.

— Tous ensemble ? —demanda Déria, enthousiaste.

— Tous ensemble —confirma Lénissu, se levant d’un bond—. Et maintenant, si vous me permettez, je vais faire un tour.

Je l’observai s’éloigner sur la plage et je soupirai.

— Il ne nous a toujours pas dit ce qui le préoccupe —remarqua Laygra.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive, à ton avis, Dol ? —demandai-je au semi-orc.

Dolgy Vranc se racla la gorge et secoua la tête.

— Je n’en sais rien.

Alors, Srakhi se leva sans un mot et s’éloigna, suivant les pas de Lénissu. Nous l’observâmes, curieux et surpris. Pensait-il pouvoir soutirer quelque chose de notre oncle ? Ou bien était-il lui aussi au courant de tout ? Lorsqu’il parvint à sa hauteur, nous le vîmes lui parler.

— Ce say-guétran —grogna Dol, au bout d’un moment—. Je crois que Lénissu a dû regretter déjà cent fois de lui avoir sauvé la vie.

Nous sourîmes tous et j’éprouvai, comme d’autres fois, un profond sentiment de bonheur de me sentir entourée d’amis que je connaissais.

* * *

Le soleil avait disparu depuis plusieurs heures déjà quand nous embarquâmes enfin sur la chaloupe d’un homme qui semblait familiarisé avec la contrebande et qui, comment en aurait-il été autrement, connaissait Lénissu. Il ne se montra pas plus aimable ni plus bavard pour autant. Il semblait plutôt contrarié qu’on l’ait dérangé. J’ignorai ce que lui avait promis Lénissu en échange, mais sachant qu’il n’avait que quelques kétales en poche, il ne pouvait pas lui avoir payé le service à l’avance.

Cependant, je ne posai pas de questions. Après tout, Lénissu était très habile en affaires et, moi, si ce n’avait été grâce à lui, j’aurais traversé la distance à la nage.

Tout était silencieux dans la baie. La nuit était noire et chaude, la houle était régulière et tranquille et j’étais celle qui était la plus inquiète de tous. Le propriétaire du canot, Trévan, appuya sa perche sur les bas-fonds et poussa l’embarcation jusqu’à ce que nous glissions sur les eaux de Dathrun.

Tout était sombre. Nous n’avions allumé aucune lumière et, assis sur les bancs de nage, nous gardions un profond silence. On n’entendait que la godille fendre l’eau.

Le ciel était étoilé et je me distrayai en observant les astres, tout en écoutant le clapotis de l’eau au milieu du silence. Nous passâmes les énormes murs de l’académie et nous nous rapprochâmes de ce qui devait être l’île où vivait Marévor Helith. Je regardai l’ombre compacte en plissant les yeux. Le nakrus nous attendait-il ? Est-ce que la personne inconnue qui m’avait parlé cet après-midi serait là ? Je pariai que oui. Rien n’échappait à Marévor Helith. Il semblait tout contrôler. Mais j’avais tellement de questions à lui poser que, cette fois, il serait sans doute surpris. Et il devrait me répondre, pensai-je, têtue.

Lorsque nous étions sur le point d’accoster, Déria murmura :

— Peut-être qu’il dort.

Je me retins de rire.

— Je ne crois pas qu’il dorme beaucoup, Déria —lui répondit Lénissu.

— Oh —fit la jeune drayte, en comprenant.

En réalité, cela devait être terrible de ne pas dormir, pensai-je. Un nakrus ne dormait-il vraiment pas ? Je me dis que c’était une question intéressante à poser à Marévor. S’il en était ainsi, un nakrus devait vivre le temps comme une ligne droite et interminable. Aucun saïjit n’était capable de vivre sans dormir. Même les mirols, qui parfois se contentaient de quatre ou cinq heures de sommeil, avaient besoin de fermer les yeux et de se reposer. Et ne pas dormir signifiait ne pas rêver, ce qui était assez terrible, décidai-je.

Soudain, nous ressentîmes une embardée. Le canot avait touché le fond. Nous débarquâmes au milieu d’éclaboussures et de murmures. Lorsque je parvins sur la plage, j’avais le pantalon tout trempé et je me réjouis de ne pas avoir mis mes bottes.

— Bien —dit Lénissu au bout d’un moment—. Nous sommes tous là ?

— Je crois que oui —répondit le semi-orc.

— Alors, allons-y. Trévan, veux-tu bien nous attendre ici. Tout se fera comme nous avons convenu.

Seul le grognement bourru du marin lui répondit. Nous nous mîmes en marche.

Je me rappelai que l’île était petite, mais tout était si sombre que nous aurions bien pu marcher sur tout un continent que je ne m’en serais pas aperçue. Seul le contact avec le sable tiède, le parfum de l’herbe et les bruits sourds de nos pas nous prouvaient que nous étions toujours vivants.

— Aïe ! —exclama une voix.

— Murry ? —fit Laygra.

— Où êtes-vous ? —demanda Déria d’une voix apeurée.

— Il vaudrait mieux que nous nous prenions par la main —proposa Dolgy Vranc.

— Une idée de génie —renchérit Lénissu.

— Oui —confirmai-je—. Il ne faudrait pas que nous nous perdions pour toujours, comme ça arrive à Shakel Borris dans un des épisodes. Personne n’a lu Les aventures de Shakel Borris ? Eh bien, dans le livre, on raconte que, par une nuit aussi noire que celle-ci, tous les aventuriers de sa compagnie s’étaient retrouvés seuls et perdus, très très loin d’où ils auraient dû se trouver normalement…

— Shaedra ! —dit Aryès, d’une voix surprise—. Tu n’es pas en train de devenir une dévoreuse de livres comme Aléria ?

J’éclatai de rire.

— Je n’en suis pas encore arrivée à cet extrême ! —protestai-je—. En plus, Aléria ne lit pas des livres d’aventures. Elle préfère lire… —Je poussai un cri aigu en sentant soudain quelque chose de velu frôler ma jambe.

— Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? —fit Lénissu, exaspéré.

J’expirai brutalement et je laissai échapper un petit rire.

— Non, rien. Je crois qu’un chat s’est cogné contre moi.

— Un chat ? —répliqua Déria, stupéfaite.

— Disons, un animal poilu. Vous n’avez pas entendu comme un miaulement sourd ? … —Je tendis une main et j’attrapai le bout d’une chemise—. C’est toi, Aryès ?

— Non, c’est moi, Murry —répondit mon frère en soupirant—. Donne-moi la main.

— Nous sommes tous là ? —demanda Lénissu.

Nous répondîmes tous que oui, tour à tour.

— Que personne ne se perde —avertit Dol.

Nous avançâmes dans l’obscurité complète, pénétrant dans un terrain couvert de végétation. Nous émettions quelques commentaires sur le chemin que nous suivions, mais, le reste du temps, un silence absolu nous entourait.

Alors j’entendis un autre miaulement, plus fort et clair. Et un autre qui provenait du côté opposé. Je tournai brusquement la tête, en essayant de suivre l’ordre des miaulements.

— Un sacré concert —commenta Lénissu.

— Vous êtes sûrs que l’île où vit le nakrus est bien celle-ci ? —demanda Déria, sur un ton appréhensif.

— En tout cas, c’est ce qu’il nous a dit —répliqua Laygra.

Nous poursuivîmes et bientôt nous remarquâmes que l’air était de moins en moins sombre. Je pus enfin distinguer les silhouettes de mes amis, mais je cherchai en vain la source de la lumière. C’était comme si chaque particule de l’air s’était transformée en une lampe à la lumière ténue et douce.

— Où sommes-nous ? —demanda Déria, les mains sur les hanches, tout en jetant des coups d’œil énergiques de tous les côtés.

— Ça, c’est l’édifice que l’on voit depuis la tour du maître Helith —dit soudain Murry.

Nous nous tournâmes tous vers l’endroit qu’il signalait et nous vîmes, cachée entre les ténèbres de la nuit, une tour de forme curieusement sphérique, légèrement ovale, qui se dressait entre les arbres imposants de l’île. Tout à coup, je vis une ombre fugace passer à côté d’Aryès.

— Un autre chat ! —lui dis-je, me précipitant vers lui.

Aryès plissa les yeux, pour essayer d’apercevoir le félin. Moi, je croisai le regard vert de l’animal au poil noir avec une certaine inquiétude. Quelle sorte de chat gardait cette immobilité devant des inconnus ?

— Je ne savais pas que ce fou aimait autant les chats —dit Lénissu d’une voix rauque, faisant clairement allusion à Marévor Helith.

Outre le chat aux yeux verts, j’en aperçus deux autres qui nous observaient tandis que nous nous dirigions vers la porte de l’édifice. Une fois, j’essayai d’utiliser le kershi pour leur parler, mais ma tentative échoua lamentablement : il semblait que mon kershi avait décidé de ne fonctionner qu’avec Syu, les dieux savaient pourquoi. Et les chats continuaient à rôder aux limites de l’obscurité, poussant des miaulements bruyants. Franchement, ce n’étaient pas des chats discrets.

— Tu crois qu’ils pourraient être dangereux ? —me demanda Aryès, en me voyant aussi inquiète.

Je haussai les épaules.

— Une fois, j’ai lu qu’il existait des félins qui ressemblaient aux chats ordinaires, mais qui avaient du sang berserker dans les veines.

— Eeh… Tu ne sors pas ça de Shakel Borris ? —avança Aryès, sceptique.

Je lui souris largement.

— Non. Ça, c’est vrai, je l’ai lu dans un livre scientifique. Un livre que Runim m’a recommandé de lire —précisai-je—. Mais, si c’étaient des catraïndes, comme on les appelle, je crois qu’en ce moment nous ne serions pas en train de parler.

— Eh ben —se contenta de dire Aryès, en jetant un regard pensif vers les chats.

L’un d’entre eux, tigré, s’était assis et léchait sa patte avant, l’allure arrogante. Je m’étais mise à penser à une anecdote que m’avait racontée le docteur Bazundir, quand des coups frappés à la porte me ramenèrent à la réalité.

La porte s’ouvrit, laissant passer une lumière resplendissante qui nous aveugla tous pendant quelques instants.

— Bienvenus chez maître Helith —dit une voix énergique.

— Bonjour, Iharath —répondit Murry avec désinvolture.

Je sursautai en entendant le nom. Iharath ? Le semi-elfe roux, ami de Murry ? Mais… qu’avait-il à voir avec Marévor Helith ? Je plissai les yeux, en essayant de détailler les traits de la silhouette qui s’était mise sur le côté pour nous laisser passer.

— Vous vous connaissez ? —interrompit Lénissu, une expression interrogatrice sur le visage.

— Bien sûr, nous sommes dans la même classe —répondit le semi-elfe, en souriant ; il marqua une pause puis ajouta— : Bon, vous entrez ou vous restez dehors ?

Nous passâmes le seuil l’un après l’autre.

— Comment ce sont passés les examens pour toi ? —demanda Iharath à mon frère, quand celui-ci passa près de lui et lui serra la main.

Ce dernier haussa les épaules, une expression comique sur le visage.

— Je crois que j’aurais pu faire pire.

Iharath roula les yeux.

— Bah, cela n’a sûrement pas été si désastreux. Bonjour Laygra, bonjour Shaedra.

Ma sœur l’observait, les yeux agrandis par la stupéfaction et je supposai que, contrairement à Murry, elle n’était pas au courant qu’Iharath était plus qu’un simple étudiant de l’académie de Dathrun.

À l’intérieur de la salle circulaire, une sorte d’énorme tapis aux innombrables arabesques colorées recouvrait presque toute la superficie. Les murs de pierre blanche s’inclinaient légèrement vers l’intérieur et je vis à un endroit de larges escaliers qui descendaient. Tout dans la salle resplendissait de lumière et de couleurs. Vraiment, Marévor Helith adorait les teintes vives. Sur le tapis, s’amoncelaient des chaises tapissées, des coussins douillets, des draps, des couvertures et de petits carrés de pierre remplis de lampes et de bougies.

— Ça alors —fit Lénissu. J’observai avec une certaine surprise qu’il avait pâli, comme s’il avait vu quelque fantôme.

J’arquai un sourcil.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Mon oncle me regarda du coin de l’œil et fit une moue pensive.

— Un jour, j’ai rêvé d’un endroit très semblable à celui-ci.

— Tu l’as rêvé ? —répéta une voix, provenant d’un endroit de la pièce—. Et, moi, je me souviens d’avoir rêvé que tu te trouvais là et que tu parlais avec moi, il y a un certain temps, oui.

Sursautant, je balayai la pièce du regard, cherchant la silhouette du maître Helith, en vain. Je ne parvins à le voir que lorsqu’il se leva d’un fauteuil qui nous tournait le dos et qui se fondait avec le mur du fond. Bien que je sache que c’était une personne un peu excentrique, je fus surprise par sa longue tunique ornée de bordures dorées et aux couleurs verte, rouge et noire. Il arborait son habituel sourire, peu esthétique pour qui n’était pas habitué à côtoyer des nakrus.

— Ne mens pas, Lénissu Hareldyn —ajouta-t-il, en promenant ses longs doigts squelettiques sur le dossier du fauteuil—. Ces derniers temps, j’ai perdu le goût pour les mensonges.

Lénissu haussa tranquillement un sourcil, mais je remarquai qu’il observait son interlocuteur avec un air quelque peu suspicieux.

— Vraiment ? —se contenta-t-il de répliquer.

Alors, comme ça, Lénissu et le maître Helith se connaissaient déjà. Bien sûr, pensai-je avec un soupir résigné. Après ça, qu’est-ce qui pourrait me surprendre ?

Le maître Helith se contenta de faire un geste de la tête et il nous regarda tous tour à tour.

— Bienvenus dans ma demeure —déclara-t-il amicalement—. Asseyez-vous. Iharath, peux-tu dire à Drakvian qu’elle surveille le marin ? —Le semi-elfe acquiesça et sortit avec diligence par la porte, sans un mot.

— Qui est Drakvian ? —demanda Laygra, en se mordant la lèvre, les yeux rivés sur son frère.

Murry se racla la gorge, mal à l’aise.

— Je ne l’ai vue qu’une fois. Ou plutôt, disons que je l’ai entendue. C’est une… hum…

— Drakvian est une vampire —expliqua le maître Helith comme si de rien n’était—. Elle est jeune, têtue et très rebelle. Je suis sûr que, si je vous la présente, vous allez tout de suite très bien vous entendre avec elle.

Laygra et moi, nous échangeâmes un regard éloquent. Décidément, le maître Helith était loin de comprendre la répugnance qu’éprouvaient les saïjits à l’idée de nouer amitié avec des morts-vivants.

Lénissu, Dol, Aryès, mon frère, ma sœur, Déria, Srakhi et moi, nous nous installâmes sur un tas de coussins, formant une sorte de demi-cercle. Le maître Helith s’assit en face de nous, les jambes croisées, m’évoquant l’image d’un oiseau exotique plein d’os et de plumes colorées. Il nous observa un moment comme s’il était réellement content de nous voir.

— Comment vont les études ? —demanda-t-il tranquillement.

— Oh, hum… —dit Murry en glissant vers nous un coup d’œil, l’air perdu—, bien. Enfin, plus ou moins.

— As-tu vu la dernière baguette du laboratoire ? —demanda soudain le nakrus, une lueur étrange dans les yeux.

Je vis que Murry rougissait, comme s’il était intimidé d’être le centre d’attention, et il acquiesça de la tête sous nos regards curieux.

— Oui. Iharath n’est pas encore parvenu à bien la comprendre.

— Moi non plus —admit le nakrus—. Il faudra que je passe un peu plus de temps avec cet artefact. Peut-être est-il dangereux, après tout.

Murry écarquilla les yeux.

— Dangereux ?

— Oui. On ne sait jamais. Une fois, j’ai trouvé une baguette qui explosait, si on l’activait. —Il sourit, peut-être en se remémorant la scène.

— De quoi diable parlez-vous ? —demandai-je.

Murry se tourna vers moi, en me disant :

— Nous parlons d’une baguette qu’Iharath a trouvée, il n’y a pas longtemps, dans un endroit abandonné de l’académie. C’est une baguette d’environ trente centimètres, avec au bout, une sorte de gemme qui brille par intermittence. Je n’ai pas pu identifier le bois, il ne ressemble à aucun arbre que je connaisse…

— Ce n’est pas du bois —expliqua Marévor Helith, avec enthousiasme—. C’est de l’os travaillé d’araignée géante.

Je ne pus m’empêcher de grimacer de dégoût.

— Ah —dit Lénissu, l’air faussement impressionné—. Eh bien. Alors, comme ça, maintenant tu te consacres à identifier des baguettes et tu donnes à mes neveux des magaras dont tu ne sais même pas toi-même l’effet qu’elles peuvent avoir. Vraiment intelligent.

Le maître Helith le fixa de ses yeux bleus et brillants et je tressaillis en me rendant compte qu’en réalité, nous parlions avec un nakrus très puissant, capable, par exemple, de construire un monolithe. Je ne pus m’empêcher de me demander pour la millième fois : pourquoi avait-il décidé de porter son attention sur de faibles mortels qui ne cessaient de ressasser des problèmes qu’ils ne pouvaient pas résoudre ?

— Je ne prétends pas vous mettre en danger inutilement —répliqua le nakrus—. Je te connais, tu es toujours aussi méfiant, mais tes neveux n’ont rien à craindre de moi. En fin de compte, j’essaie de les aider.

— Je me demande pourquoi —marmonna Lénissu.

— Mon plan n’est pas aussi froid que ce que tu sembles croire —dit Marévor Helith—. J’ai beaucoup d’années derrière moi et les mauvais sentiments ne m’affectent pas autant qu’avant. Je suis la bonté même —ajouta-t-il avec un grand sourire qui n’invitait pas beaucoup à la confiance.

— J’ai plusieurs questions —intervins-je avant que le sujet de la conversation ne dérive.

Le nakrus me regarda d’un air amusé.

— Moi aussi, j’ai des questions, et beaucoup. Mais je vais devoir imposer une limite à tes questions, je le crains. Nous allons faire un marché, chacun d’entre vous me posera une question et, ensuite, je vous en poserai une à chacun. Et nous répondrons tous avec la plus grande attention. Comme ça, nous ne nous disperserons pas avec des questions superficielles.

Décidément, le maître Helith aimait jouer. Nous nous agitâmes, mal à l’aise, car, tout compte fait, le maître Helith semblait mettre en évidence que, pour lui, toute cette histoire n’était rien d’autre qu’un jeu. Je commençai aussitôt à me demander, un peu paniquée, quelle question, parmi toutes celles que j’avais en tête, était celle qui me tourmentait le plus, alors que je sentais en même temps croître en moi un sentiment d’injustice et de colère. Il ne pouvait pas nous demander ça !, me dis-je, de plus en plus stupéfaite de ce que nous avait proposé le nakrus.

En souriant, il poursuivit en s’adressant à Dolgy Vranc :

— Nous commencerons par toi. Voudrais-tu être assez aimable pour me demander quelque chose d’intéressant ?

Le semi-orc l’observa, surpris, puis se mit à réfléchir, comme nous tous. Il n’attendit pas longtemps cependant.

— Quelle relation as-tu avec Jaïxel ? À ce que l’on m’a raconté, tu le connaissais depuis que c’était un jeune garçon. Tu sais ce qui lui est arrivé. Veux-tu le détruire maintenant malgré cela ?

— Une question ! —protesta Marévor Helith avec un grand sourire.

— Très bien, je poserai ma question plus clairement : veux-tu détruire Jaïxel alors que tu as été son maître ?

— Hum. Ce sont deux questions en une, mais je répondrai. Je n’ai pas l’intention de détruire Jaïxel, je ne sais pas où vous allez chercher de telles idées. Je souhaite seulement le remettre dans le droit chemin. Le fait d’avoir été son maître compte évidemment dans cette histoire. Si je ne l’avais pas été, je ne me serais même pas donné la peine de le connaître en tant que liche. Mais maintenant que je le connais, je suis presque sûr que je pourrais l’améliorer. —Il fit une pause et haussa les épaules—. Je ne vois pas quoi ajouter. À présent, c’est mon tour. As-tu passé une fois l’amulette autour du cou ?

Sa question causa un profond silence. Apparemment, rien ne pouvait échapper au regard vigilant du nakrus. Le semi-orc ouvrit grand les yeux et secoua finalement la tête.

— Non. Je ne l’ai jamais mise. Même si j’ai ressenti souvent une curieuse attraction… ce n’est pas naturel. J’ai l’impression que cette amulette est dangereuse même sans la porter.

Marévor Helith le regarda d’un air sagace et acquiesça, comme s’il s’amusait beaucoup avec ce jeu, puis il se tourna vers le suivant.

— Ton nom est… —dit Marévor Helith, en fronçant les sourcils.

— Srakhi Lendor Mid —répondit le gnome, l’expression bourrue.

— Je suis tout ouïe.

— Bien —dit Srakhi, en ruminant ses pensées. Depuis qu’il était entré, il n’avait pas cessé d’observer le nakrus, d’un air prudent et méfiant—. Je voudrais savoir si jusqu’à présent tu as suivi au cours de ta vie le chemin de la droiture et de la bonté.

J’écarquillai les yeux. J’entendis le rire étouffé d’Aryès et un petit gloussement de Déria. Marévor Helith prit la question sérieusement, cependant, et il répondit :

— Je n’ai pas toujours été une bonne personne. En général, les personnes qui deviennent des nakrus ne sont pas des gens très normaux. Mais j’espère ne pas me tromper en croyant que maintenant je suis quelqu’un de plus fiable et de plus honnête que beaucoup de saïjits. C’était ce que tu souhaitais savoir ?

Srakhi l’observa un moment, comme s’il sondait son cœur, puis il acquiesça. C’était maintenant le tour de Déria et j’étais curieuse de savoir ce qu’elle demanderait.

— Une seule question, ma chérie —l’encouragea maître Helith.

Déria se mordit la lèvre et on lisait la concentration sur son petit visage noir.

— Pourquoi tu n’aides pas Shaedra pour que les nadres rouges ne l’attaquent plus ? —demanda-t-elle.

Le maître Helith plissa les yeux et acquiesça, réfléchissant longuement avant de répondre.

— Je n’ai pas un pouvoir suffisant pour détruire tout ce qui est dangereux dans ce monde, petite. Et, en plus, rien ne nous dit que cette troupe de nadres rouges qui vous a attaqués soit réellement dirigée par quelqu’un. —Il haussa les épaules—. Peut-être que oui ou peut-être que non. Mais laissez-moi vous dire une chose —fit-il en levant l’index—. Lorsque vous étiez à Ato, j’ai appris que tout se compliquait, j’ai eu une idée et j’ai décidé d’agir. —Je remarquai qu’à cet instant Lénissu haussait un sourcil, moqueur—. Drakvian me donnait des informations sur toi, Shaedra, et elle m’a aidé à construire le monolithe que je planifiais pour t’envoyer à Dathrun, mais il se trouve que finalement l’histoire a tourné différemment. Vous avez traversé ces monolithes dont j’ignore totalement l’origine et vous êtes apparus dans la vallée d’Éwensin. J’ai perdu votre piste pendant un moment, mais ensuite je vous ai retrouvés… grâce à l’amulette. —Il sourit légèrement—. J’ai décidé de me presser avant qu’eux aussi ne la trouvent. Alors, Drakvian a sonné l’alarme et j’ai dû utiliser ma création antérieure encore plus tôt que prévu. Je vous ai fait disparaître, et vous avez été dispersés.

— Vous avez dit “eux aussi”, mais de qui parlez-vous donc ? Qui recherche Shaedra ? —demanda Aryès, dès que le maître Helith finit sa longue explication.

— Ah ! Une autre question. Eux, ce sont les membres d’une confrérie de nécromanciens qui s’est installée il y a des siècles dans une petite ville souterraine du nom de Neermat. La confrérie des Hullinrots contrôle naturellement la jolie petite ville et elle en a éminemment par-dessus la tête que ses squelettes invoqués et minutieusement postés à la périphérie pour protéger la ville disparaissent mystérieusement chaque fois qu’une liche exterminatrice de squelettes apparaît dans les parages avec un désir fou de vengeance. Et les Hullinrots craignent que d’autres créatures terribles profitent de la voie libre pour attaquer leur ville, et non sans raison —ajouta-t-il, l’air philosophe.

Nous le regardâmes tous, éberlués, en entendant de telles paroles. Lénissu avait froncé les sourcils, méditatif.

— Mais alors… pourquoi cherchent-ils Shaedra et pas Jaïxel ? —demanda Aryès.

Le nakrus pouffa.

— Je regrette, tu ne peux pas poser d’autres questions.

— Attends une minute —intervint Murry—. Es-tu en train de nous dire que seuls ces Hullinrots cherchent Shaedra ? Et Jaïxel, alors ? Il n’est pas à sa recherche ?

— Je suis content que ce ne soit pas ton tour, parce qu’autrement je ne saurais pas te répondre —lui répliqua-t-il avec un petit rire amusé. Son affirmation nous laissa tous médusés.

— Alors, comme ça, Jaïxel ne la cherche pas —grommela Lénissu, pensif—. C’est une bonne nouvelle. Les histoires sur cette liche m’ont toujours paru abracadabrantes. Toutefois, j’avoue que les liches ne sont pas ma spécialité. Tu pourrais nous éclairer un peu…

— Oh ! Mais arrêtez de m’interrompre —s’impatienta le nakrus avec une moue contrariée—. Je vous l’ai dit, je ne sais pas tout. Peut-être qu’il la cherche, peut-être que non, qui sait ! —soupira-t-il, d’un air dramatique—. Ce n’est pas ce qui nous intéresse pour le moment de toute façon : on en est aux questions —nous rappela-t-il, sur un ton joueur—. Maintenant, c’est à moi de poser des questions. Jeune fille —dit-il, s’adressant à Déria—, aimerais-tu entrer à l’académie de Dathrun ?

J’écarquillai les yeux et regardai Déria. Le visage noir de la drayte reflétait un profond étonnement.

— Moi… si j’aimerais entrer à l’académie de Dathrun ? Mais… pour quoi faire ? Pour étudier ? Ça me ferait énormément plaisir, mais… Je… ce n’est pas possible. Je ne sais rien sur la magie.

— Précisément. Moi, cela ne me servirait pas beaucoup de m’inscrire en première année à l’académie —dit le nakrus avec un grand sourire—. Garçon —dit-il alors, se tournant vers Aryès—. Je connais quelqu’un qui t’apprendrait volontiers plus de choses sur l’énergie orique. Je sais que tu donnerais beaucoup pour l’apprendre. Si je te montre où tu peux trouver cette personne, pourras-tu me promettre une chose ?

Aryès leva un sourcil, déconcerté.

— Quelle chose ?

— Tu ne peux pas me poser plus de questions —lui rappela le nakrus, en l’observant de ses yeux bleus.

Aryès ouvrit la bouche puis la referma ; il nous regarda puis fronça les sourcils et acquiesça.

— Si ce n’est pas une promesse qui aille contre mes principes, oui.

Le nakrus le fixa de ses yeux qui brillaient d’une lueur intense.

— Parfait. Maintenant, je vais passer à… —Marévor Helith nous observa, l’air calculateur, puis prononça— : Hareldyn Bottebrise.

— Cela fait longtemps que l’on ne m’appelait pas ainsi —remarqua Lénissu avec un léger sourire. Son visage cependant était tendu—. Bien, une question. Que prétends-tu faire avec la partie du phylactère de Jaïxel que porte Shaedra ?

Marévor Helith sourit, comme si, enfin, on lui avait demandé ce qu’il espérait depuis le début.

— Ce que je prétends, c’est extraire cette partie de son esprit sans que cela ne l’affecte et la rendre à Jaïxel.

Lénissu sembla s’étouffer avec sa salive.

— Magnifique, mais crois-tu que cela changerait Jaïxel ? —fit mon oncle.

— Je crois que, s’il retrouvait cette partie de son esprit, Jaïxel deviendrait plus conciliant —expliqua le nakrus—. Et maintenant, dis-moi, mon cher Bottebrise, reviendras-tu un jour auprès des autres eshayris ?

Lénissu grommela.

— Je ne vois pas en quoi cette question te concerne. —Il fit une pause et haussa les épaules—. Non, je n’en ai pas l’intention. Ils m’ont apporté plus d’ennuis que de bienfaits.

Les eshayris ? me dis-je, perplexe. Qui étaient les eshayris ? Lénissu et ses secrets, soupirai-je.

— Je m’en doutais —dit simplement le nakrus en le regardant comme s’il lisait ses pensées.

Lénissu, les mains sur la ceinture, soutint un instant son regard puis roula les yeux et se tourna vers moi, comme pour me dire que Marévor Helith n’avait pas toute sa tête.

— Shaedra —dit alors le nakrus. Je devins tout d’un coup nerveuse en entendant mon nom, mais cela faisait déjà un moment que j’avais clairement choisi quelle serait ma question.

— Moi, j’ai beaucoup de questions —dis-je—, mais comme tu n’en veux qu’une… —j’inspirai et me lançai— : Où sont Aléria et Akyn ?

Marévor Helith, apparemment, ne s’attendait pas à cette question. Sans doute attendait-il que je lui demande quelque chose sur le phylactère que j’avais dans la tête. Il n’avait pas escompté que je pouvais être plus préoccupée pour mes amis que pour moi-même.

— Aléria et Akyn, tu dis ? —dit Marévor Helith, me regardant droit dans les yeux—. Eh bien, sincèrement, je ne sais pas où ils sont, mais je pourrais le savoir…

— Tu pourrais le savoir et tu n’essaies même pas ? —m’indignai-je, étouffant presque—. Aléria et Akyn pourraient être en danger. Peut-être que tu les as envoyés directement vers quelque chose d’horrible ! S’il y a une chose que j’aimerais savoir, c’est où ils se trouvent —avouai-je, les yeux brouillés par les larmes, mais avec détermination.

Le nakrus me considéra en silence puis il haussa les épaules.

— Je pourrais le savoir —répéta-t-il—. Et la méthode la plus sûre sera celle de suivre la piste du monolithe. Cela me prendra du temps, mais ce sera le mieux. Je ne peux pas charger davantage Iharath ou Drakvian, ils travaillent bien assez. Ce sont des jeunes excellents —dit-il avec un sourire paternel—. Je suivrai la trace, donc, mais je vous avertis : après tant de temps, les choses ont pu beaucoup changer, cela dépend du nombre de mutations énergétiques qu’il a pu y avoir à l’endroit où est apparu le monolithe, vous savez de quoi je parle.

J’acquiesçai, ignorant si je pouvais me fier à lui pour qu’il recherche Aléria et Akyn. Cependant, si Murry et Laygra faisaient confiance au maître Helith, moi, qui étais plus jeune, je pouvais aussi m’y fier, n’est-ce pas ? J’essayai de m’en convaincre et je soupirai.

— Alors, tu vas essayer de les trouver ?

Le maître Helith sembla être sur le point de me dire que je n’avais pas le droit de lui poser une autre question, mais finalement il acquiesça.

— Oui. Mais laisse-moi les chercher à ma façon et ceci signifie que tu devras attendre. Je n’ai pas l’habitude d’agir avec précipitation. Bien, maintenant, c’est à moi de te poser une question. —Je le regardai méfiante et j’acquiesçai. Que pouvait-il vouloir me demander ? Le nakrus joignit les mains et dit— : Que s’est-il exactement passé le jour où tu as attaqué le dragon de terre ?

J’écarquillai les yeux. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’il me questionne sur le dragon de terre. Du coin de l’œil, je vis que le visage de Déria s’était assombri et je vis qu’Aryès observait le nakrus, les sourcils froncés. J’ouvris la bouche et dis :

— Ce jour-là… —Je promenai mon regard autour de moi et j’avalai ma salive—. Ce jour-là, j’ai voulu jeter au dragon un éclair. Mais finalement, j’ai lancé un sortilège tout à fait différent de ce que je voulais. Le dragon a été pris d’une sorte de crise de nerfs, comme si on lui faisait des chatouilles. Ne me demandez pas pourquoi, je ne le sais pas. Il s’est agité avec plus de violence et il a détruit le tunnel…

Ma voix se brisa. Lénissu posa une main rassurante sur mon épaule et intervint en disant :

— Le dragon n’avait déjà plus toute sa tête avant même d’arriver à Tauruith-jur.

— Et moi, j’ai jeté un sortilège pour que le venin que le dragon crachait rebondisse et l’aveugle un moment. —Je me tournai vers Aryès, surprise qu’il ait parlé—. Ce n’est pas la faute de Shaedra si le dragon est tombé dans la grande salle.

— Non —dit le maître Helith—, bien sûr que non. C’est précisément pour ça que j’ai posé la question. Lancer un sortilège interne à un dragon est très difficile et requiert beaucoup plus de précision et de pratique, et beaucoup de chance par ailleurs. C’est pour ça que lorsque Murry m’a raconté l’histoire, cela a éveillé ma curiosité. —Il se tourna vers moi et je pensai pour la première fois que ses yeux ressemblaient à deux gemmes magiques—. Laygra —prononça-t-il—, une question ?

— Oui —dit ma sœur sur un ton de défi—. Comment est-ce que, Lénissu et toi, vous vous connaissez ? Et pourquoi tu es parti tant de temps de Dathrun et où es-tu allé ? Pourquoi tu nous as envoyés voir Amrit Daverg Mauhilver chercher un livre qu’il n’avait pas ? Pourquoi on ne m’a jamais dit qu’Iharath travaillait pour toi ? Est-ce que je n’ai pas le droit de savoir ce qui se passe autour de moi ? —Si ses yeux remplis de colère avaient pu envoyer des étincelles, ils l’auraient fait, pensai-je, impressionnée.

— Eh bien, une autre question ? —répliqua Marévor Helith, en l’observant avec une curiosité affable.

Laygra lança un bruit semblable à un feulement puis secoua la tête.

— Cela me paraîtrait injuste que tu ne répondes pas à mes questions. Ceci n’est pas un jeu —ajouta-t-elle sur le ton de la réprimande.

D’une certaine façon, parfois, Laygra me rappelait Wiguy, car toutes deux considéraient que tous ceux qui ne se comportaient pas bien méritaient une punition et un sermon. Quand je la vis regarder le nakrus, l’expression implacable, je ne pus réprimer un léger sourire malgré la gravité de la situation.

Lénissu se racla la gorge.

— Je crois que je peux répondre au moins à deux de tes questions —annonça notre oncle—. Je connais Marévor depuis de nombreuses années, j’ai même travaillé pour lui pendant un certain temps. Jusqu’à ce que certains évènements m’obligent à abandonner ma vie antérieure et, depuis, je me suis consacré pleinement à mon honnête travail que vous connaissez tous.

— La contrebande —dit Murry, avec une moue de désapprobation—. Tu ne pouvais pas trouver un meilleur travail ?

— Pour quelqu’un comme moi, il est difficile de trouver un travail qui convienne —répliqua Lénissu, ignorant le ton insultant de Murry—. En plus, il y a contrebandiers et contrebandiers, nous n’avons pas tous les mêmes coutumes. Et tous n’ont pas les mêmes ambitions. Amrit, lui, est particulièrement ambitieux. Il y a un temps où c’était un jeune noble innocent, mais doté d’un immense talent. On dirait que l’esprit de la chance le protège. J’ai connu ce bon garçon il y a des années, à Dathrun. Un type bien, quoique parfois trop impulsif. J’ai parlé de lui à Marévor peu après, parce qu’il avait besoin que je lui fasse une… commission, dont je ne pouvais me charger. C’est pour ça que Marévor vous a envoyés chez Amrit, parce qu’avec son départ, il vous laissait seuls et sans gardien. —Il fit une moue—. Même si, personnellement, j’aurais choisi un gardien plus sûr.

— Alors, l’histoire du livre était définitivement un mensonge ? —grogna Laygra.

Marévor Helith sourit.

— On essaie de veiller à la sécurité des autres et on vous traite de menteur.

Laygra rougit et haussa les épaules.

— Tu n’as pas répondu à ma question. Pourquoi devais-tu quitter Dathrun ?

— Ah, oui, je comprends ta curiosité, bien que je ne comprenne pas comment tu peux te préoccuper davantage de ce que je fais que du plan que j’ai prévu pour ta sœur.

Laygra ouvrit grand les yeux, perplexe.

— Ma sœur ? De quel plan parles-tu ? —répliqua-t-elle.

Je retins un sourire en observant comment Marévor Helith déviait la question antérieure sans aucune discrétion.

— Il me semble que vous devriez commencer à vous demander quel rôle vous allez jouer dans ce plan —dit-il.

— Pourquoi ne nous le racontes-tu pas une fois pour toutes et nous en terminons avec ça ? —demanda Murry.

— Une bonne question —approuva Marévor Helith, l’air amusé—. Mais il y a un problème et c’est que je n’ai pas encore toutes les idées claires.

— Génial —s’exclama Aryès—, un nakrus qui n’a pas les idées claires, comment est-ce possible… ?

Il se tut immédiatement, rougissant en se rendant compte que le nakrus en question était en face de lui, en train de nous parler. Je laissai échapper un petit rire nerveux.

— Quel est ton plan ? —insista Lénissu sur un ton méfiant.

Le nakrus se leva d’un bond.

— Le plan ! —s’exclama-t-il—, je l’oubliais, je ne vous l’ai pas expliqué…

À cet instant, la porte s’ouvrit et Iharath entra, la respiration haletante. Il avait tout l’air d’avoir couru pour arriver jusque-là.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? —demanda Murry.

— Le marin —dit Iharath—, il se promenait sur la plage et il a croisé quelques chats. Je crois qu’ils lui ont fait peur. Et je crains qu’il ne prenne le large sans vous si vous ne vous dépêchez pas.

— Quoi ? —fis-je, horrifiée.

— Quel lâche ! —s’exclama Aryès.

— Du calme —dit le maître Helith—, j’allais vous raconter mon plan.

Nous le regardâmes stupéfaits. Le marin allait partir sans nous, en nous abandonnant sur cette plage perdue et de nuit, et le maître Helith voulait nous raconter son plan ?

— Du calme —dit à son tour Lénissu—. Je connais Trévan. Il a une âme de contrebandier. Tant qu’il ne se verra pas réellement en danger, il ne s’en ira pas. Continue, mon ami, tu parlais de ton plan.

Je vis que Murry et Iharath échangeaient un regard et haussaient les épaules et je soupirai, m’imaginant que nous regagnions Dathrun à la nage dans l’obscurité. Bah, ce ne serait pas non plus une catastrophe, me dis-je, mais j’aurais préféré nager de jour.

Iharath était à la porte sur le point de ressortir, mais le maître Helith lui fit un geste l’invitant à rester et le semi-elfe s’adossa au mur, en croisant les bras, sans pouvoir réprimer sa curiosité.

— Bien, mon plan est le suivant —énonça le maître Helith—. En réalité, il y a plusieurs plans possibles —ajouta-t-il—. Mais le principe est le même : il faut réunir en entier le phylactère de Jaïxel et, pour cela, il faut enlever à Shaedra ce qui appartient à la liche. De cette façon, Shaedra ne serait plus une cible potentielle des Hullinrots ou de Jaïxel, et puis ça la libérerait de souvenirs qui ne lui appartiennent pas. Le problème, c’est que Shaedra possède le phylactère presque depuis qu’elle est née et lui enlever cette partie pourrait s’avérer douloureux. Mais je n’aurais pas la moindre idée de comment le faire moi-même.

Il y eut un silence puis Murry intervint :

— Cela pourrait s’avérer dangereux pour elle ?

Le maître Helith acquiesça comme à contrecœur.

— Oui. En fait, je ne sais pas s’il est possible de diviser un esprit qui est uni depuis tant d’années. Mais il n’y a pas d’autre solution que d’essayer.

J’écarquillai les yeux, en les regardant tour à tour comme dans un rêve. Ils parlaient de mon esprit, c’est-à-dire, de moi, de ce que j’étais : comment pouvaient-ils en parler aussi tranquillement ?

— Ne vaudrait-il pas mieux qu’elle apprenne à cacher son esprit ? —intervint Dolgy Vranc—. Ça, c’est sûr que c’est possible et ce ne serait pas si difficile…

— Un sortilège de protection de l’esprit est facile —acquiesça le nakrus—, mais il s’agit ici de trouver une solution définitive au problème. Connais-tu donc quelqu’un qui soit capable de faire un sortilège qui dure environ cent ans pour protéger son esprit ? Nan, c’est impossible. Il existe des magaras qui pourraient le faire. Mais il subsisterait toujours le doute de savoir si elle fonctionne ou pas. En plus, ceci n’empêcherait pas Jaïxel de continuer à harceler Neermat. Cela ne résoudrait pas le problème.

— Tu te soucies vraiment de ce qui arrive aux habitants de Neermat ? —s’enquit Lénissu.

— Oui —répondit Marévor Helith, en le regardant fixement.

Lénissu roula les yeux et acquiesça.

— D’accord, mais, pendant que tu trouves la merveilleuse méthode pour extraire le phylactère, je te recommande de protéger Shaedra de ces Hullinrots. Il ne faudrait pas que tu te retrouves inopinément avec Dathrun assiégée par une bande de nadres rouges, hum ? —fit-il, un sourire en coin.

— Ces bêtes ne sont pas suffisamment détraquées pour attaquer une ville —répliqua Marévor Helith—. En plus, nous avons déjà dit que les nadres rouges n’avaient sans doute rien à voir avec les Hullinrots. —Je fronçai les sourcils. Je n’en revenais pas de constater que ce que j’avais pensé jusqu’alors était peut-être bien erroné. Tout compte fait, peut-être que je n’avais pas autant de problèmes que ça, pensai-je, en me réjouissant—. Ce que j’ai essayé de faire ces dernières années —continua le nakrus—, c’est précisément de protéger Shaedra. Au cas où, bien sûr. L’amulette que tu portes, Dolgy Vranc, n’est rien d’autre qu’un objet que j’ai créé il y a longtemps pour empêcher ceux qui le portent d’être localisés par certains sortilèges, tout en me permettant à moi de les localiser.

Dolgy Vranc écarquilla les yeux, stupéfait. Tout ce qui avait été dit auparavant ne semblait pas l’avoir bouleversé autant que la révélation selon laquelle l’objet qu’il avait identifié avait des pouvoirs qu’il ignorait.

— Mais alors… il ne s’agit pas de l’Amulette de la Mort ? —marmonna-t-il, gêné, sortant l’amulette de sa poche. Cela faisait longtemps que je ne voyais pas sa feuille de houx et sa fine chaînette d’argent et je la contemplai à distance avec une certaine fascination.

Le nakrus fit un geste de la tête.

— À l’origine, elle était prévue pour tuer celui qui la portait. C’est une magara assez puissante. Quand je l’ai trouvée, je l’ai retravaillée avec d’autres objectifs qui ont neutralisé les effets antérieurs. Mais on ne sait jamais, je fais parfois des erreurs —ajouta-t-il, amusé.

— Tu veux dire que Shaedra aurait pu mourir ? —s’exclama Murry, la voix rauque.

Un frisson glacé parcourut tout mon corps et je me demandai comment j’avais pu être aussi innocente pour mettre le collier ce jour-là, il y avait cinq ans de cela.

— La possibilité qu’il lui arrive quelque chose était minime —répondit Marévor Helith—. Étant donné que le propriétaire antérieur était si proche de Shaedra et qu’il ne lui est rien arrivé, il n’y avait aucune raison de penser que le collier réagirait d’une façon différente avec Shaedra.

— Pourquoi dis-tu que le propriétaire antérieur était si proche de moi ? —dis-je, en fronçant les sourcils.

— À qui appartenait-il avant qu’elle ne le trouve ? —demanda Aryès.

Marévor Helith et Lénissu échangèrent un regard et Lénissu écarquilla les yeux, comme s’il venait soudainement de comprendre quelque chose.

— À Zueryn Tins Ucrinalm —répondit notre oncle, moitié incrédule moitié surpris, se tournant vers mon frère, ma sœur et moi—. Votre père.

J’expirai tout l’air que j’avais dans les poumons ; j’avais totalement oublié le marin et sa chaloupe.

5 Révision

— Impossible —souffla Murry après un silence—. Notre père est mort bien avant que les nadres rouges attaquent notre village. Il n’a pas pu y aller et laisser cette… amulette.

— Très juste —fit Marévor Helith—. En fait, c’est moi qui suis allé donner le shuamir à un vieil ami de vos parents, dans votre village. Mais lorsque je suis arrivé, ça sentait le cramé, le village était tout détruit et, lorsque j’ai vu les nadres rouges, je n’ai pas demandé mon reste.

— Alors, comme ça, c’est toi qui as jeté le collier dans la boue ! —m’exclamai-je.

Marévor Helith me regarda et acquiesça avec une moue.

— Voilà, c’est exactement ça. Enfin, euh, presque. Je ne l’ai pas jeté exprès, j’avais d’autres préoccupations à ce moment-là. Mais ça revient au même, puisque, fort heureusement, tu as ramassé le collier —ajouta-t-il, avec un sourire approbateur.

Je le dévisageai, interdite.

— J’aurais pu ne pas le ramasser —fis-je.

Marévor Helith se racla la gorge, gêné.

— C’était une possibilité —avoua-t-il, puis il fit un geste de la main, pour changer de sujet—. Mais enfin ! Lénissu dit la vérité. J’ai offert ce shuamir à Zueryn il y a des années. À cette époque il était recherché par une confrérie de celmistes peu recommandables qui voulaient le condamner au bûcher, l’accusant d’être un yédray. En plus, il n’a pas arrangé les choses en volant un objet chez un édile avec des méthodes peu chevaleresques —expliqua-t-il, avec un sourire ironique—. Avec le shuamir, Ayerel et lui ont réussi à fuir jusqu’à Asdrumgar sans que les celmistes les localisent.

Je me sentis de nouveau paralysée par ses paroles.

— Un yédray —murmurèrent Murry et Laygra, abasourdis.

Yédray ! Avait-il dit yédray ? Yédray !, me répétai-je, abasourdie, me souvenant de ce qu’avait dit Bazundir sur la mauvaise réputation qu’ils avaient. Et, sans le vouloir, je déchirai un coussin avec mes griffes et je rougis aussitôt, honteuse, en regardant le coussin lacéré d’un air coupable.

— Ne te tracasse pas, tout se répare —me dit le nakrus avec un sourire cadavérique.

Je fis une moue et acquiesçai.

— Désolée. Alors, tu as récupéré le collier quand nos parents sont morts ?

— Je ne l’ai pas pris dans leurs tombes, si c’est ce qui te préoccupe —répliqua Marévor Helith—. Mais continuons. À présent, je vais vous exposer ma théorie. —Il nous darda de ses yeux bleus—. Il me semble que les Hullinrots n’ont appris que depuis peu que Jaïxel avait laissé une partie de son phylactère à quelqu’un d’autre. Il est bien possible qu’ils tentent de s’en emparer, mais je ne crois pas que cela puisse leur être d’une grande utilité. Honnêtement, je me demande ce qu’ils pensent pouvoir faire avec, mais, de toute façon, tu peux être plus ou moins tranquille : ils ont sûrement d’autres affaires plus urgentes.

— Quel soulagement —marmonnai-je, roulant les yeux.

— J’aimerais maintenant savoir si le shuamir a été porté par une personne autre que Zueryn ou Shaedra. Je dois pour ça l’examiner. Aurais-tu l’amabilité de me passer l’amulette ? —demanda-t-il au semi-orc.

Dolgy Vranc eut du mal à réagir, mais il finit par se lever et il la déposa dans sa main avec une extrême précaution.

— Mon shuamir n’est pas en porcelaine —observa le nakrus avec un sourire amusé—. Jamais de la vie je n’utiliserais une matière aussi peu résistante pour des gens aussi peu patients que les saïjits.

Je haussai un sourcil. Marévor Helith ne se considérait donc déjà plus comme un saïjit. Évidemment, me dis-je. Comment, après des milliers d’années, pouvait-il se considérer encore comme un saïjit ? Peut-être ne se souvenait-il même pas de sa vie lorsqu’il était encore un être vivant pour de vrai et, dans ce cas, il était difficile de s’assimiler aux gens ordinaires. Je laissai de côté de telles réflexions, en me rendant compte que la conversation se poursuivait et pour rien au monde je n’aurais voulu perdre un détail. Un instant, je regrettai que Syu ne soit pas là, en pensant que j’aurais pu commenter les nouvelles avec lui. En général, les conversations avec Syu me tranquillisaient ou, du moins, elles m’obligeaient à relativiser mes préoccupations en leur faisant adopter un aspect différent et moins dramatique.

— J’ai fabriqué ce pendentif avec un matériel très résistant —disait le maître Helith—, c’est du verre azboïrien, le même qui fut utilisé pour l’Armure Blanche du chevalier des Rondakuas, si vous vous souvenez.

Déria et moi échangeâmes un regard moqueur. Nous n’avions jamais de la vie entendu parler du chevalier des Rondakuas, mais, apparemment, c’était un personnage historique et je ne pus faire autrement qu’admirer davantage l’amulette que tenait le nakrus dans ses mains.

— Cela ressemble à l’argent de Majir —observa Dol.

— En fait, parfois on réalise de fausses répliques en argent de Majir —approuva le maître Helith, sur son ton de professeur—. Mais un expert sait très bien les différencier. —Le semi-orc se racla la gorge, mais ne commenta rien et j’essayai de réprimer un sourire sans y arriver—. Ceci est de l’azboïrien enchanté. Il l’était déjà lorsque je me suis mis à travailler l’artefact. D’abord, j’ai fait un collier d’invisibilité, mais il ne fonctionnait vraiment que lorsqu’il en avait envie et partiellement, de sorte qu’il était complètement impossible de prévoir ce qu’il allait faire, c’est pourquoi je l’ai transformé en shuamir quand j’ai eu un peu de temps et, après, j’ai eu l’idée de le réutiliser pour en faire une magara de protection contre certains sortilèges de localisation. C’est un azboïrien très travaillé, mais je pense pouvoir encore l’affiner un peu plus.

J’acquiesçai de la tête comme une bonne élève puis je bâillai.

— Maintenant —continua-t-il—, si une personne autre que Zueryn a mis cette amulette, nous le saurons immédiatement : je pourrais le voir les yeux fermés —ajouta-t-il, en éteignant théâtralement la lumière de ses yeux.

Nous attendîmes quelques instants, pendant lesquels j’observai pour la première fois sans être vue le visage du nakrus. Cela devait être curieux d’être moitié squelette, moitié magie vivante, pensai-je. Il était presque plus inquiétant avec les yeux éteints qu’avec les yeux allumés. Ses habits, cependant, ôtaient un peu son aspect squelettique au personnage, lui donnant toute une gamme de couleurs excessives qu’il avait tout l’air d’apprécier.

Quand il ralluma ses yeux, ses deux perles bleues se posèrent sur moi et il soutint le pendentif à la hauteur de mon regard.

— Le pendentif que tu as ramassé, tel comme il est maintenant, n’a été porté que par Zueryn —commenta-t-il—. Mais c’est curieux. Je sens une autre présence dans ce collier que je ne me souviens pas qu’il ait eu avant. Je ne sais pas si c’est une présence saïjit ou une présence énergétique ou autre chose. Tu n’as pas essayé de l’enchanter, Dolgy Vranc, n’est-ce pas ?

— Cela ne me passerait pas par la tête —répliqua le semi-orc, en roulant les yeux—. Quand je pense que j’étais convaincu qu’il s’agissait de l’Amulette de la Mort…

Le nakrus haussa les sourcils, le regarda un instant, puis observa de nouveau l’amulette.

— Comme je l’ai dit, ce shuamir avait tout d’une Amulette de la Mort avant que je ne le travaille. Mais on ne peut plus l’appeler ainsi. Et d’ailleurs, l’Amulette de la Mort, la soi-disant véritable, a reçu ce nom simplement à cause des conséquences historiques qu’elle a eues. Enfin, je dis historiques, mais ce n’est pas si lointain. —Il sourit—. Quoique je ne me rappelle plus très bien des détails.

Lénissu remua sur place et se racla la gorge.

— Je crains que nous allions passer ici toute la nuit à analyser linguistiquement et historiquement les différents mots pour désigner les magaras et les enchantements —commenta-t-il.

Le nakrus soupira.

— Toujours aussi impatient, Lénissu, mais allons au fait et parlons de ce qui importe pour le moment. Bien, voici ce que nous allons faire : je vais garder l’amulette, je renforcerai les liens de la magara et Shaedra le remettra temporellement en attendant que je trouve une façon de lui ôter les souvenirs de Ribok.

J’écarquillai les yeux un instant, surprise. Alors, comme ça, Marévor Helith savait parfaitement en quoi consistait la partie du phylactère que j’abritais dans mon esprit. Apparemment, on ne pouvait lui cacher aucun secret. Bon, ce n’était pas vraiment un secret, en réalité, mais cela me déplaisait de parler des souvenirs qui envahissaient parfois mon esprit. Ces souvenirs ne m’appartenaient pas et je me sentais comme si quelqu’un voulait s’installer dans ma tête, en faisant fi des bonnes manières.

— Je crains de ne pas rester ici beaucoup de temps, j’ai des affaires qui requièrent mon attention, mais vous pouvez être sûrs que je reviendrai d’ici un mois, je vous donnerai le shuamir et bien sûr —dit-il, en se tournant vers moi— je vous dirai où se trouvent Aléria et Akyn, s’ils sont encore en vie.

Sa dernière réflexion me resta en travers de la gorge et j’eus l’impression d’étouffer. Le nakrus se leva d’un bond, sans plus attendre.

— Je suis content que vous soyez venus. Iharath m’a dit qu’il avait eu des problèmes pour vous faire comprendre que j’étais revenu.

Iharath, adossé au mur, fit une moue.

— J’étais en train de passer un examen écrit d’invocation et le professeur Erkaloth a failli m’attraper en train de jeter un sortilège bréjique —expliqua-t-il.

— Ah ! —s’exclama Murry, comprenant soudain et il fit sur un ton moqueur— : C’est pour ça que tu avais l’air si concentré. Parce que l’examen proprement dit devait être facile pour toi, non ?

— Je crois que ça s’est bien passé —répliqua Iharath, en souriant, et mon frère souffla en secouant la tête. Apparemment, lui n’avait pas trouvé l’examen aussi facile. Le semi-elfe continua à expliquer— : Au départ, j’avais décidé de vous avertir après, parce je ne suis pas censé jeter des sortilèges en plein examen, mais, comme j’ai terminé en avance… eh bien, j’ai envoyé un message à Shaedra. J’ai vu qu’elle avait compris, alors j’ai supposé que vous viendriez cette nuit.

— Et c’est ce que nous avons fait —dit Lénissu, en se levant—. Bon ! Cette conversation a été très intéressante. Nous nous verrons donc dans un mois, Marévor, si tout marche bien. Et maintenant, espérons que ce maudit Trévan ne soit pas assez lâche pour ne pas avoir tenu sa parole de contrebandier.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard sceptique, en nous demandant ce que valait la parole d’un contrebandier pour la majorité des gens.

Nous fîmes de rapides adieux et nous sortîmes de l’étrange maison du maître Helith. Iharath nous aida à parcourir le chemin du retour jusqu’à la chaloupe et, en arrivant sur la plage, il nous quitta, non sans me dire à voix basse :

— Tu peux être sûre que le maître Helith reviendra dans un mois, Shaedra. C’est un nakrus qui respecte sa parole et suit son cœur.

Sa silhouette sombre inclina la tête et je devinai qu’il me souriait. Je l’observai disparaître dans les ténèbres en me demandant si un nakrus avait réellement un cœur. Bien qu’il doive bien avoir quelque chose pour demeurer en vie, n’est-ce pas ? J’étais sûre qu’Aléria aurait pu répondre à ma question. Bien sûr, je comprenais qu’Iharath avait parlé au sens figuré, mais, en réalité, le problème était toujours le même : que perdait exactement un saïjit en devenant nakrus ? L’apparence, il n’y avait pas de doute, me dis-je ironiquement, l’image de Marévor Helith en tête.

J’entendis un miaulement puis je vis une ombre passer rapidement entre les arbres. Je plissai les yeux jusqu’à ce que je le voie disparaître complètement. C’était une forme trop grande pour être celle d’un chat. Grimaçant de peur, je me dis que le plus probable était qu’il s’agisse de Drakvian, la vampire servante de Marévor Helith. Alors, j’entendis un rire mental qui me paralysa. Ce rire… était le même que celui que j’avais entendu à Ato, pendant les épreuves pratiques… Le rire d’une vampire.

— Shaedra —murmura Murry, en me prenant par le bras pour me faire avancer.

— Bon, bon, Trévan ! —dit joyeusement Lénissu, près de la barque—. C’est incroyable comme nous nous connaissons bien toi et moi, n’est-ce pas ? Allez, on embarque tous !

L’obscurité occultait trop le visage de Trévan, mais je perçus parfaitement son grognement bourru. Nous grimpâmes dans le canot, Dolgy et Lénissu le poussèrent à flot et le silence retomba entre nous. Je pariai que nous étions tous en train de penser à la conversation et au « plan » du maître Helith, même si, moi, je ne pouvais cesser de penser que Drakvian avait été à Ato. C’est elle qui m’avait avertie en me disant que le papier que tenait Suminaria était un piège réel. Et peut-être avais-je ressenti sa présence d’autres fois dont je ne me souvenais pas. Je ne pouvais pas nier que j’étais un peu effrayée. De son côté, Trévan godillait, silencieux, plongé lui aussi dans ses pensées.

Lorsque nous débarquâmes, Lénissu et Trévan s’éloignèrent un peu, à l’évidence pour finir de conclure leur marché et, entretemps, nous nous mîmes lentement en marche sur la jetée déserte et sombre. Au loin, les lumières des lampadaires de Dathrun brillaient doucement.

— Nous avons oublié de demander quelque chose —dit soudain Aryès.

Je me tournai vers lui, un sourcil arqué.

— Quoi ?

Aryès, les sourcils froncés, secoua la tête.

— Eh bien, en fait… est-ce que tu sais pourquoi tu as une partie de Jaïxel dans la tête ?

— Oh —fis-je, surprise—. Eh bien, non, je ne sais pas. Nous lui demanderons la prochaine fois.

— Dans un mois —se lamenta Laygra—. Le maître Helith ne prend pas son travail de professeur au sérieux comme les autres. Je ne sais pas ce qu’il a tant à faire hors de Dathrun, il n’a pas voulu me répondre quand je le lui ai demandé.

— Bah, de toute façon, cela n’a pas beaucoup d’importance d’en savoir plus sur Jaïxel, si le maître Helith m’enlève son phylactère —prononçai-je avec philosophie—. Après cela, tout sera réglé. Nous irons à la recherche d’Aléria et d’Akyn et, après, nous rentrerons à Ato, qu’en penses-tu, Aryès ?

— Génial ! —répondit-il, un grand sourire sur les lèvres.

Murry et Laygra ne répondirent pas et je me rendis soudain compte de leur silence.

— Je crois que, pour l’instant, nous resterons ici de toute façon —intervint Dolgy Vranc—. Selon les rumeurs, les flux de monstres venant du portail funeste de Kaendra se sont accrus. Tout de suite, ce n’est pas le meilleur moment pour voyager de l’autre côté des Hordes.

Je l’observai puis acquiesçai. Je me souvins alors de quelque chose.

— Dol, quand le maître Helith t’a questionné sur l’amulette, tu as dit que tu ne l’avais jamais mise, mais que tu ressentais une étrange attraction pour cet objet… tu crois que moi aussi je la ressentais sans m’en rendre compte ?

Le semi-orc haussa les épaules.

— Il y a tant de questions qui n’ont pas de réponses… normalement, quand il s’agit d’un objet enchanté aussi puissant que celui-là, il est très difficile de comprendre le pourquoi de ses effets. Le créateur lui-même sera probablement surpris de sa propre création —ajouta-t-il, avec un sourire narquois—. Parfois, lorsqu’on croit en savoir très long sur une chose, on se rend compte que finalement on n’était pas aussi talentueux que ce que l’on pensait.

À l’évidence, avec cette dernière réflexion, il se référait plus à lui-même qu’à Marévor Helith. Lorsque Lénissu nous rejoignit, nous amorçâmes le chemin vers le Port, puis mon frère, ma sœur et moi, nous nous séparâmes des autres et nous poursuivîmes, escortés de Lénissu qui, depuis qu’il nous avait retrouvés, n’osait pas s’éloigner de nous. D’un accord tacite, nous décidâmes de ne parler ni de liches, ni d’amulettes et nous avançâmes en causant tranquillement jusqu’au Pont Froid.

— Au fait, comment avance ton apprentissage, Shaedra ? —demanda Laygra alors que nous descendions déjà l’avenue principale.

Je pâlis et mon pouls s’accéléra.

— Étoiles errantes ! —m’exclamai-je, horrifiée—, j’avais classe avec lui cette nuit, à trois heures !

— De quel apprentissage parlez-vous ? —demanda Lénissu, le sourcil froncé.

— Shaedra a des leçons d’harmonie avec Daelgar, l’homme qui…

Je ne restai pas pour entendre la phrase de Murry en entier. Je m’étais élancée à toute allure dans la ruelle perpendiculaire, sentant le jaïpu accélérer chacun de mes mouvements. J’entendis un grognement dans mon dos, mais je ne m’arrêtai pas. Je m’imaginai Daelgar attendant dans la tour, mécontent de mon retard, et je redoublai mes efforts. Comment avais-je pu oublier ?

Lorsque les maisons laissèrent la place aux jardins et aux grandes demeures, j’entendis sonner des cloches. Trois heures. Je n’arrivais pas à croire que j’allais arriver presque à l’heure. Je soufflai et je ris intérieurement de ma réaction. Pourquoi cela m’importait tant que Daelgar voie en moi une élève exemplaire, attentive et intéressée par l’apprentissage ? Peut-être parce que, d’une certaine façon, j’admirais cet humain manchot qui répondait, avec une sérénité presque sacrée aux questions que je m’étais maintes fois posées. Car Daelgar ne m’avait pas seulement enseigné les harmonies, il m’avait également enseigné une façon de penser et de critiquer, une façon de voir les choses sous différents angles, et ceci était, je m’en rendis compte, ce qui me conduisait à le considérer comme un jeune savant.

Je grimpai jusqu’au sommet de la rue et je commençai à prendre le chemin qui conduisait à la tour, un chemin rempli de hautes herbes et de fleurs de toutes les couleurs, qui dans l’obscurité semblaient toutes identiques.

— Shaedra —dit soudain une voix hachée derrière moi.

Je sursautai et je regardai en arrière. Lénissu m’avait suivie en courant et, à présent, il respirait précipitamment, la main sur le cœur.

— Diable —dit-il, en soufflant et inspirant profondément—, qui t’a appris à courir si vite ?

Je souris largement.

— C’est dû en grande partie à Aynorin et Suminaria.

Lénissu secoua la tête et se redressa un peu, la respiration plus régulière.

— Où allais-tu ?

— À mes leçons avec Daelgar. Il m’apprend les harmonies. On donne les cours dans la Tour du Sorcier.

Lénissu m’observa attentivement.

— C’était une idée d’Amrit, n’est-ce pas ? —dit-il, après une pause.

— C’est lui qui l’a proposé —acquiesçai-je—. Daelgar est un professeur incroyable ; je t’ai déjà raconté qu’il avait lancé un sortilège de peur à toute une bande qui les poursuivait, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est aussi un très bon harmonique.

« Et j’espère que c’est aussi un homme patient parce que tu arrives en retard », dit soudain Syu, apparaissant à côté de moi comme une ombre allongée et étroite.

— Syu ! —m’exclamai-je joyeusement.

Il grimpa sur mon épaule et lança un petit feulement. « Où étais-tu ? »

« J’ai failli oublier que nous avions cours avec Daelgar. Nous sommes tous allés parler à Marévor Helith, le nakrus, je t’ai déjà parlé de lui. »

« Ah ? Je ne m’en souviens pas », dit-il, en sautant d’un bond sur le sol.

— Syu assiste aux leçons aussi —ajoutai-je avec un grand sourire.

— Après ça, rien ne pourra me surprendre —dit Lénissu, en riant—, cependant… —Il prit une mine plus sérieuse et secoua la tête—. Je vais devoir parler avec Amrit… et avec ce Daelgar. Cela ne te paraît pas beaucoup de travail, déjà, d’assister aux cours de l’académie ?

Je le regardai, la mine agacée.

— Pour rien au monde je ne renoncerais aux leçons de Daelgar —répliquai-je—. En plus, je suis en retard. Si tu veux, tu peux m’accompagner et parler à Daelgar.

Lénissu jeta un coup d’œil sur la tour et, presque aussitôt, il secoua négativement la tête.

— Non, mais je parlerai à Amrit. Rends-toi compte qu’Amrit n’est pas de ceux qui donnent sans rien demander en échange. Tu ne devrais pas avoir accepté cet apprentissage. Sais-tu combien l’on paie un précepteur celmiste dans les bonnes familles ? Si Daelgar est aussi bon que tu le dis, je préfère ne pas penser ce qu’Amrit a l’intention de faire avec toi. Mais va donc à ta leçon, j’arrangerai tout. Normalement Daelgar te raccompagne jusqu’au pont, n’est-ce pas ?

J’ouvris grand les yeux et je gonflai les joues, amusée.

— Non, bien sûr que non. Pourquoi voudrais-tu qu’il m’accompagne ? Aucune liche ne va m’attaquer dans les rues de Dathrun.

Lénissu grogna, mais se contenta de maugréer :

— Maudits inconscients.

Syu agita sa queue et demanda : « On monte ? »

J’acquiesçai mentalement et je grimpai les marches du perron jusqu’à la porte sous le regard d’un Lénissu inquiet.

— Ne te préoccupe pas autant, Lénissu —lui dis-je, et je levai une main en signe de salutation—. Au revoir !

Lénissu me répondit et fit demi-tour comme s’il avait pris une décision. J’espérai de tout mon cœur qu’il n’irait pas trouver Amrit pour lui annoncer que sa nièce ne pouvait continuer son apprentissage, cela n’aurait pas été juste.

Daelgar était assis devant l’échiquier d’Erlun, bougeant des pièces.

— Salut —dit-il simplement.

— Salut, je regrette d’arriver en retard —répondis-je—, mon oncle vient d’apprendre que tu me donnais des leçons et… l’idée ne semble pas lui avoir plu.

Daelgar, les yeux rivés sur l’échiquier, bougea finalement une autre pièce et leva la tête.

— Assieds-toi et regarde bien l’échiquier. Tu peux gagner en deux coups.

Je m’assis et je m’apprêtai à analyser la position des pièces avec une extrême attention, entendant clairement Syu philosopher et dire que les saïjits savaient parfois raisonner sur des échiquiers et jamais dans la vie réelle.

« Bah, tu veux dire que les gawalts savent raisonner sur des échiquiers ? », répliquai-je, en me moquant.

« Bien sûr, mais ils ne se laissent pas tromper. Ce qu’il y a, c’est qu’un gawalt n’a pas besoin de jeux fabriqués pour se divertir. Nous autres, nous jouons à des jeux similaires, mais à plusieurs, dans les branches, et nous changeons de positions, et tout est beaucoup plus amusant. Ces pièces sont mortes et il n’y a que toi qui les contrôles, par contre, dans nos jeux, tout est beaucoup plus vivant et imprévisible, parce que c’est la vie réelle. »

Les explications de Syu se poursuivirent un long moment et, pendant que j’essayai de penser comment gagner en deux mouvements, il me raconta des histoires de sa “vie antérieure”, sur ses jeux et sa façon de penser. Ce n’était pas la première fois qu’il essayait de m’expliquer la façon de penser des gawalts, comme s’il essayait de me convaincre que celle des saïjits était remplie de défauts et, dans ces occasions, je m’amusais à critiquer les gawalts et leur orgueil, que Syu nommait “fierté gawalt”.

Je résolus finalement l’énigme et Daelgar m’en proposa quelques-unes de plus. Je trouvai la solution de plus en plus vite, en me rendant compte que les situations se ressemblaient beaucoup.

— C’est bien, maintenant je pense que nous devrions revoir ce que nous avons vu jusqu’à présent —dit Daelgar, en se redressant et en appuyant son bras sur le rebord d’une fenêtre.

— Tout ce que nous avons vu jusqu’à maintenant ? —demandai-je, bouche bée.

— Rapidement, pour que tu n’oublies pas. Il faut répéter les choses, sinon on les oublie. Plus tu t’entraînes, plus tu auras un bon résultat.

Nous passâmes les deux heures suivantes à revoir tous les tours harmoniques qu’il m’avait enseignés. En même temps, il me racontait des anecdotes, tranquillement appuyé contre le rebord de la fenêtre, tout en approuvant le résultat de mes sortilèges.

D’une certaine façon, j’eus l’impression qu’il me faisait passer le dernier examen de la semaine. Je réussis assez bien mon sortilège d’obscurité et aussi celui d’invocation d’images ; celui des sons aurait pu être pire et ensuite je réussis à créer une odeur de bois et de soupe de riz qui me rappela douloureusement le Cerf ailé.

— Très bien ! —me dit mon professeur—. Je crois que ce sera suffisant pour aujourd’hui, ça te fera du bien de dormir un peu.

Assis chacun sur une couverture, nous venions de revoir les sortilèges d’étourdissement et d’absorption de chaleur. Et tout ce temps, je n’avais pas cessé de bâiller discrètement.

— Désolée —dis-je en bâillant ouvertement cette fois—, je n’ai pas du tout dormi cette nuit.

— Je le sais. Au fait, ce n’est pas la peine que tu le caches plus longtemps. Je sais qu’il est ici.

Il me prit au dépourvu la bouche ouverte en plein bâillement et je refermai la bouche avec un claquement de dents.

— Quoi ? —fis-je et, sans réfléchir, je me tournai vers l’endroit où se cachait Syu, étourdie—. Comment… ?

— Je l’ai entendu il y a deux jours déjà. C’est un singe, n’est-ce pas ? Celui qui se promène avec toi normalement ?

Je soupirai et acquiesçai, résignée.

« Je parie que c’est la fois où tu t’es mis à rire bêtement parce j’avais créé l’image d’une vache en train de paître au lieu de produire un mugissement », lui dis-je, en grognant mentalement.

Syu ne répondit pas, mais je remarquai qu’il souriait en s’en souvenant ; alors, il me dit :

« N’oublie pas de me parler comme t’a dit le Vieux. »

« Dis donc, tu fais bien de me le rappeler », reconnus-je, en projetant un léger fil d’énergie bréjique pour que Daelgar croie que je communiquais ainsi avec le singe. « Syu, tu peux venir. De toute façon, il t’a découvert. »

Syu passa la tête par la fenêtre, me regarda d’un air malicieux, fit un bond et atterrit à côté de moi. Il fit une pirouette et s’arrêta, moitié assis moitié debout, les deux yeux rivés sur le visage de Daelgar.

Je me raclai la gorge.

— Euh, je te présente Syu —dis-je—, c’est un singe gawalt. Il voulait assister à tes leçons, il ne m’a pas laissé le choix.

Syu et moi nous bâillâmes tous deux à la fois. Daelgar nous dévisagea tous les deux pendant un bon moment, les commissures des lèvres relevées ; il laissa soudain échapper un rire, il nous regarda de nouveau et, là, il s’esclaffa ouvertement.

Lorsqu’il riait, on apercevait deux fausses dents argentées. Ses cheveux désordonnés tombaient sur son visage étrangement détendu. J’étais sûre de ne jamais l’avoir vu rire si ouvertement et je me demandai ce qui pouvait tant l’amuser.

— Allez, partez dormir maintenant —dit-il simplement, en se raclant la gorge et en se levant—. Comme les examens sont terminés et que tu as plusieurs semaines de vacances, nous travaillerons de jour lorsque je le pourrai. Il est temps que tu apprennes à utiliser les harmonies avec discrétion. Viens demain à cinq heures, devant la taverne Le diamant héraldique, à côté de la Place du Rebdel. Et cette fois, n’arrive pas en retard, s’il te plaît.

Je rougis et je fis énergiquement non de la tête, en me levant à mon tour.

— Je n’arriverai pas en retard —lui promis-je—. J’arriverai à la minute exacte.

— Si je dis ça, c’est parce qu’il vaut mieux ne pas rester longtemps planté devant l’auberge pour ne pas attirer l’attention.

J’acquiesçai, pensive, et je lui posai une question que j’avais en tête depuis longtemps :

— Daelgar… pourquoi vis-tu incognito ?

L’humain arqua un sourcil et secoua la tête.

— Je ne vis pas incognito. Je suis le premier serviteur de sieur Mauhilver. Que je ne crie pas aux quatre vents que je suis celmiste n’a rien à voir.

Je l’observai un moment attentivement.

— Tu ne considères pas sieur Mauhilver comme ton maître. La nuit où je suis descendue dans son bureau secret… tu le traitais comme un jeune écervelé…

Mais Daelgar m’interrompit :

— Que je le serve, ne signifie pas que je doive voir en lui un homme plein de vertus et sans défauts. —Il haussa les épaules—. Je suppose que je le traite comme tu as dit parce qu’en réalité, ce n’est qu’un jeune garçon… qui doit supporter beaucoup de responsabilités. Rien de plus.

— Je veux savoir une chose —dis-je, mal à l’aise—, pourquoi sieur Mauhilver a voulu que tu m’enseignes les harmonies ?

— Ah ! —Daelgar porta ses mains aux tempes et les massa, comme s’il réfléchissait à une réponse possible—. Je suppose que Lénissu t’a raconté quelques histoires sur Amrit et maintenant tu doutes de sa bonne foi, n’est-ce pas ? —Je penchai la tête d’un côté puis de l’autre, troublée—. Eh bien, je pensais que tout était clair. Amrit a beaucoup de travail et il en a assez de mes conseils et de mes réflexions qui lui rajoutent des préoccupations. Ce n’est pas qu’il soit paresseux, mais je crois qu’il est arrivé à ses limites et la vérité, c’est que moi, je serais incapable de supporter tant de bals, de dîners et de goûters… je préfère rester en retrait et recueillir des informations avec plus de discrétion… c’est pourquoi cela ne m’étonne pas qu’il ait fait de toi mon apprentie. Bon, c’est une des raisons. Mais, en plus, tu es la nièce de Lénissu et je suppose qu’Amrit ne voulait pas te perdre de vue. Et en fait, je me suis rendu compte que tu apprends vite et je pense que si tu continues comme ça, tu pourrais facilement trouver du travail à nos côtés, ou dans n’importe quel groupe d’espions ou d’explorateurs.

Je l’observai, les yeux écarquillés. Moi, travailler comme espionne ? Je n’avais pas la moindre intention de devenir espionne. Je n’avais jamais aimé les gens qui agissaient avec dissimulation… bon, en fait, j’aimais bien Daelgar, mais, lui, ce n’était pas un espion, n’est-ce pas ? Je fronçai les sourcils.

« Tu crois que c’est un espion ? », demandai-je à Syu sans laisser voir sur mon visage que je communiquais avec le singe.

« Bah, c’est quoi un espion ? Daelgar est quelqu’un de bien pour un saïjit. Il a sûrement du sang gawalt dans les veines. Un ancêtre éloigné peut-être… »

« Ne dis pas de bêtises », l’interrompis-je, exaspérée. « Bien sûr que Daelgar est quelqu’un de bien, mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’il fait dans la vie. »

« Ah ! Ces questions sont vraiment très peu utiles », répliqua Syu, en croyant que je faisais allusion à quelque question philosophique. « Mais si tu veux vraiment connaître mon opinion, je crois que Daelgar est un… »

J’attendis une seconde et je haussai un sourcil sans le vouloir.

« Un ? », l’encourageai-je, curieuse.

« Bah, le mot ne me vient pas. »

Je me tournai vers lui et le pris avec les mains comme un chat, en riant intérieurement.

— Je crois que cette profession ne me convient pas —répondis-je à Daelgar—. Je suis… un vrai désastre quand il s’agit d’être silencieuse et ce genre de choses.

Daelgar eut l’air surpris.

— Mais tu sais marcher très silencieusement, même moi j’ai du mal à t’entendre, quand tu montes la Tour du Sorcier et, pourtant, j’utilise les harmonies pour affiner mon ouïe.

— Vraiment ? —dis-je, surprise.

— Vraiment. Bon, je vois que cette conversation t’a un peu réveillée, tu n’as plus l’air aussi fatiguée.

Je fis une moue de protestation.

— Je disais simplement que je n’avais pas une âme d’espionne. Euh… alors, tu veux dire que sieur Mauhilver et toi, vous êtes des espions ?

Daelgar commença à descendre les escaliers et je le suivis prudemment, en regardant briller en contrebas les pâles lumières nocturnes de la ville.

— Non —répondit simplement mon maître—. Notre travail ne consiste pas seulement à recueillir des informations.

— Et il consiste en quoi, alors ? —demandai-je, en me rendant parfaitement compte que je me mêlais trop de ce qui ne me concernait pas.

— Eh bien… Lénissu pourra te le dire. Il sait parfaitement ce que nous faisons.

— Mon oncle ? —dis-je, sans savoir si je pouvais encore être étonnée par quelque chose concernant Lénissu. Apparemment, il était fourré dans toutes les affaires occultes de la Terre Baie. Il me restait à savoir qui étaient réellement les eshayris et avec ça, j’aurais eu assez de nouveautés pour la journée. Je laissai échapper un soupir—. Comment l’as-tu connu ? —demandai-je, au bout d’un moment, alors que nous descendions déjà les escaliers intérieurs.

— Lénissu ? Eh bien, moi, je ne le connaissais pas personnellement. Amrit m’en a beaucoup parlé. Il me l’a décrit comme quelqu’un chargé de secrets, habile en rhétorique et aux amitiés multiples et peu fiables, mais il m’a dit que c’est “un homme admirable qui sait se tirer des pires situations”, il me l’a dit exactement en ces termes. Tu sais que ton oncle a sauvé la vie du garçon, et celui-ci me le rappelle tous les jours depuis qu’il est arrivé à Dathrun. Aider Lénissu est devenu une obsession pour lui. Et sa première action a été de faire de toi mon apprentie.

Je souris, contente.

— Tu es un bon professeur.

— Et moi, j’ai deux élèves très attentifs —répliqua Daelgar, refermant la porte, après être sortis.

« Au jeu de l’Erlun, plusieurs mouvements, c’est moi qui les ai faits ! », commenta soudain Syu en nous parlant à tous les deux.

Daelgar arqua un sourcil, étonné, et se tourna vers le singe.

— C’est vrai ?

« Pourquoi je mentirais ? »

« Tu ne peux pas retenir ta “fierté gawalt” un moment ? », lui demandai-je, en roulant les yeux.

— Désolée —dis-je—, mais parfois il est impatient et il me dit de bouger telle ou telle pièce sans me laisser le temps de penser et, si je ne l’écoute pas, je me retrouve toujours dans une pire situation et il se moque ouvertement de moi. C’est un singe gawalt —ajoutai-je, comme si cela expliquait tout.

— Hum, oui, sincèrement, je crois que c’est la première fois que je vois un singe gawalt seul, en compagnie d’une saïjit.

Je sentis ma gorge se serrer et je m’éclaircis la voix.

— Il n’est pas seul, il est avec moi. C’est comme s’il appartenait à ma famille.

« Comme si ? », répéta le singe, sans comprendre.

« Je veux dire que tu es de ma famille, n’est-ce pas ? »

« Évidemment, de quelle famille veux-tu que je sois sinon ? Dis-moi, et si, au retour, nous passions par la rue des tonneaux ? »

Je roulai les yeux : “la rue des tonneaux” était une rue située derrière celle des tavernes et des auberges, où l’on laissait les tonneaux vides et tout ce qui encombrait à l’intérieur. Syu adorait passer par là, et j’acquiesçai mentalement alors que je disais au revoir à Daelgar et lui promettais encore que nous n’arriverions pas en retard pour la leçon du lendemain.

— Tu es un rapporteur, Syu —grognai-je tout bas, tandis que nous nous dirigions vers le centre de Dathrun.

Le singe courait dans la rue sombre et il me répondit sans se retourner, sur un ton moqueur :

« Ce n’est pas vrai, peut-être, que je t’ai aidée au jeu de l’Erlun ? »

« Eh bien, si… mais plus d’une fois tu m’as fait bouger une pièce que je n’aurais pas dû bouger », répondis-je en faisant une moue.

« Bah, qui peut savoir ce qui est mieux ou pire dans cette vie », répliqua-t-il, philosophe.

Je sautai sur un tonneau et j’atterris à côté du singe.

« Je parie un jus d’orange que je te bats à la course jusqu’au pont ! », lui dis-je.

« D’accord ! Et après, tu me racontes qui est Marévor Helith, je ne me rappelle pas qui c’est. »

« D’accord », répondis-je. « À trois… Un, deux… Trois ! »

Nous bondîmes et nous nous élançâmes dans la rue, sentant sur notre visage une fine et chaude bruine qui sentait la terre. Au début, nous courions plus ou moins ensemble, mais, en descendant l’avenue principale, Syu grimpa aux arbres et avança beaucoup plus vite, tant qu’il y eut des arbres ; je réussis alors à le rattraper, mais, malgré tout, la course n’était pas gagnée. Il restait environ cinquante mètres pour atteindre le pont et nous redoublâmes nos efforts.

« J’ai gagné ! », annonçai-je, joyeusement, alors que Syu freinait comme il pouvait, heurtant cependant brutalement ma jambe.

— Attention, Syu —dis-je, en soufflant bruyamment.

Le singe gawalt ne semblait pas de bonne humeur et, les mains derrière le dos, il laissa échapper des petits grognements de protestation, avançant avec une allure comique.

« Allez, tu ne vas pas te fâcher parce que tu as perdu une fois, n’est-ce pas ? », lui dis-je, en roulant les yeux.

Je ris et Syu, se tournant vers moi, me regarda, les yeux plissés.

« Si nous avions été dans un bois, j’aurais gagné », assura-t-il.

« Des excuses », grognai-je, en haletant, encore essoufflée par l’effort de la course. Et je bâillai ouvertement. « Allons dormir, Syu. Demain, on partage le jus d’orange et je te raconte ce qui s’est passé chez le maître Helith. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Syu grimpa sur mon épaule et s’étira paresseusement.

« Eh bien, allons-y », se contenta-t-il de répliquer, commodément assis.

J’observai, moqueuse, sa paresse, mais je ne dis rien et je me dirigeai vers l’académie en pensant que cette nuit, je ne serais pas la seule à n’avoir pas beaucoup dormi : la majorité des étudiants aussi avaient terminé les examens ce jour-là et, d’après ce que m’avait dit Murry, ils avaient l’habitude de fêter cela jusqu’à des heures bien avancées de la nuit.

6 L’ombre des fleurs

Les jours suivants furent étrangement paisibles. Je ne rencontrai presque aucun problème si ce n’est celui de convaincre Jirio que son examen pratique n’avait pas été totalement catastrophique. L’après-midi du jour suivant la conversation avec Marévor Helith, après avoir passé une bonne matinée à me reposer, j’allai rendre visite à mon ami à l’Infirmerie Rouge, mais il s’avéra qu’il était déjà parti, sans avertir l’infirmière, qui m’accueillit de très mauvaise humeur et me chargea d’aller le chercher. Je m’éclipsai rapidement et je parcourus avec Syu tous les couloirs et escaliers de l’académie à la recherche de ce “sacripant inconscient” qui avait osé s’échapper de l’infirmerie alors qu’il était encore sous l’effet d’un sédatif dont j’oubliai le nom cinq minutes plus tard, mais qui ne m’inspirait pas une grande confiance.

Je le trouvai finalement dehors, assis sur le sable, un livre ouvert devant lui. Un coude appuyé sur son genou, il contemplait, le regard perdu, l’horizon bleu et la houle sereine.

— Bonjour, Jirio. Comment vas-tu ?

— Parfaitement —répliqua-t-il en grognant—. Pourquoi en serait-il autrement ? —Il se tourna vers moi, secoua la tête et sourit—. Bonjour, Shaedra. Je suis en train de lire le Livre des variétés d’algues marines. Et toi, comment ça va ?

Je m’assis à côté de lui, en répétant à Syu pour la énième fois :

« Arrête de jouer avec mes cheveux ! »

Le singe gawalt lâcha la tresse qu’il était en train de faire avec un bruyant soupir. Jirio haussa un sourcil.

— Le singe te fait des tresses ?

— Oh, je lui ai déjà dit que je ne suis pas un arbre avec des lianes, mais Syu persiste à jouer avec mes cheveux —répondis-je, avec une moue exaspérée—. Il adore faire la sourde oreille.

« Cela doit être de famille. »

« Qu’est-ce que tu insinues ? », lui répliquai-je, en plissant les yeux.

Le singe gawalt me regarda avec une grimace éloquente, il se retourna et réalisa une pirouette compliquée avant de disparaître entre les palmiers. Jirio se mit à rire.

— Depuis quand tu l’as ?

— Tu parles de Syu ? Oh, depuis que je suis arrivée ici. Ma sœur s’occupait de lui, à l’Infirmerie Bleue.

Nous continuâmes à causer tranquillement et, bien sûr, j’évitai de lui dire que l’infirmière de l’Infirmerie Rouge le cherchait. Jirio avait l’air parfaitement remis et il n’avait plus besoin de soins. La seule chose qui me préoccupait, c’était l’expression qu’il prenait quelquefois, lorsqu’il cessait de parler. Il semblait être noyé dans des pensées peu agréables, comme s’il avait reçu de mauvaises nouvelles. Après, j’appris que son humeur était liée en partie au fait qu’il était sûr que son faux pas à l’examen pratique avait provoqué son échec définitif comme étudiant de l’académie de Dathrun. Il pensait même qu’il avait déstabilisé d’autres étudiants qui seraient pénalisés par sa faute. Lorsqu’il m’expliqua aussi sérieusement ses différentes conclusions, j’eus envie à la fois de le secouer et de me moquer de lui, mais je lui répondis seulement en cherchant les meilleurs arguments pour lui faire entendre raison. Malgré cela, Jirio demeura peu bavard et il me dit qu’il s’en irait bientôt. Et le fait est que beaucoup commençaient à partir.

Steyra prit le bateau pour Ombay trois jours après les examens, Zoria et Zalen s’en furent aussitôt dans leur maison de Dathrun et elles me firent promettre de leur rendre bientôt visite. L’académie allait fermer pour un mois entier et la majorité des étudiants étaient déjà partis.

L’année précédente, Laygra et Murry avaient passé l’été dans une pension assez luxueuse sur la côte, au sud de Dathrun, séjour payé par le maître Helith, bien sûr. Mais cette année, mon frère et ma sœur n’étaient pas seuls et nous décidâmes de rester à Dathrun. Un jour, Jirio vint me dire au revoir et il partit pour le nord, chez son frère, le tyran Warith. À mon tour, je fis mes adieux au docteur Bazundir lorsque Murry, Laygra et moi nous allâmes nous installer dans une maison louée de l’autre côté de la plage, dans les faubourgs de la ville.

C’était une maison de deux étages, assez délabrée et, en fin de compte, pas très grande pour la nombreuse bande que nous formions. Lénissu prit la petite chambre du bas ; Déria, Laygra et moi, nous nous installâmes dans une chambre du premier étage ; et Dolgy Vranc, Murry et Aryès dans la seule qui restait. Srakhi, malgré nos protestations, s’installa dans le salon, en s’accommodant d’un vieux matelas de plumes placé dans un coin.

— Ne vous préoccupez pas pour moi —dit-il, en levant les mains pour écarter nos objections—. Je préfère être là.

Je connaissais à peine Srakhi, mais je ne pouvais pas nier qu’il avait de la classe. Si je n’avais pas su que c’était un say-guétran, j’aurais parié qu’il avait exercé comme acteur itinérant. C’était un bon orateur, même s’il parlait seulement de temps en temps, et sa voix profonde me rappelait celle de Sayn lorsqu’il prenait son ton de conteur d’histoires. Évidemment, Srakhi n’avait pas l’air d’un conteur, mais plutôt d’un aventurier dramatique, même s’il n’y ressemblait pas physiquement. Il semblait également vivre continuellement sur le qui-vive, comme s’il était entouré d’ennemis, et je ne pouvais cesser de me demander si, d’une certaine façon, ce n’était pas le cas. Mais, mis à part le peu que Dol avait pu me raconter, je ne savais pas grand-chose du gnome.

Pour payer le loyer, Dolgy Vranc se remit à fabriquer des jouets pour les enfants, Srakhi suivait Lénissu dans ses affaires troubles et, les autres, nous passions la journée à vagabonder : nous allions nous promener, nous jouions, courions, visitions la ville comme jamais nous ne l’avions visitée auparavant et, moi, encore davantage, parce qu’à partir de ce moment, Daelgar et moi commençâmes à utiliser les harmonies d’une façon beaucoup plus amusante, aussi bien pour moi que pour Syu. J’utilisai des sortilèges de mimétisme pour passer inaperçue, je volai et rendis des articles sur le marché ; Syu eut beaucoup plus de mal que moi à rendre ce qu’il dérobait et je me dis que cet exercice, quoique peu éthique, lui avait appris à être moins avare. Et je me moquai plus d’une fois de son avarice avant qu’il ne comprenne que son comportement était tout à fait puéril. Daelgar se montra très satisfait de nos progrès et, non content de nous enseigner les harmonies, il voulut nous enseigner des tours de gymnastique et il s’émerveilla de me voir aussi souple. « Souple comme un singe gawalt », ajouta Syu. Chaque fois que nous faisions une pause, le singe avait pris l’habitude de me tresser des mèches de cheveux, ce que je finis par accepter comme naturel et, même si au début les autres se moquaient du singe et de sa manie, tous finirent par reconnaître qu’il avait bon goût et une âme de coiffeur. Bien sûr, Syu le voyait plus comme un divertissement que comme une œuvre d’art.

Une des choses qui m’étonnèrent le plus pendant le mois que je passai dans la maison près de la plage fut de constater l’amitié que nouèrent Murry et Iharath avec Aryès. Le semi-elfe avait l’habitude de nous rendre visite tous les jours et je finis presque par oublier que c’était un assistant de Marévor Helith. Il nous traitait tous avec son habituel humour et avec un grand calme. Iharath m’avait toujours donné une sensation de sécurité chaque fois qu’il était présent. C’était une personne sûre d’elle, aimable et qui paraissait contrôler le temps. Une fois, il nous raconta son histoire, et je me demandai à plusieurs reprises, après l’avoir écoutée, si son histoire était vraie. Selon ses dires, il venait d’un petit village à l’est. Un jour, en se promenant dans les bois, il avait trouvé un arbuste chargé de baies. Assis sur l’herbe d’une colline, après avoir fait une course avec Murry, Déria et moi, il commença à raconter comment il s’était approché de l’arbuste et de ses baies.

— Je les ai goûtées, évidemment —nous dit-il—. J’étais un enfant très stupide à cette époque. J’avais onze ans. La baie était sucrée au début, mais elle m’a laissé ensuite une saveur très amère. Peu après l’avoir avalée, l’arbuste s’est transformé en un arc de fleurs et, moi, je l’ai traversé, tout étourdi.

— Très stupide —approuva Laygra.

Le semi-elfe sourit.

— Heureusement que j’ai changé. Même si je suis sûr maintenant que l’attraction que j’ai ressentie vers cet arc n’était pas naturelle. J’étais sous l’influence d’un envoûtement.

— Et qu’est-ce qu’il s’est passé quand tu as traversé l’arc ? —demandai-je.

— Eh bien, voilà, j’ai passé l’arc de fleurs et j’ai tout de suite senti que quelque chose d’étrange m’était arrivé. Et puis j’ai perdu connaissance d’un coup. —Il marqua une pause, comme pour maintenir le suspense, puis il continua— : Quand je me suis réveillé, je me sentais léger. J’avais des mains et une espèce de corps, mais ils étaient à peine tangibles et ils étaient sombres et diffus. Je me suis traîné avec difficulté, parce que je ne savais plus guider mon corps, qui n’était plus le même de toute façon, car je m’étais transformé en ombre.

Je restai bouche bée, éberluée.

— J’ai dû partir. L’arc de fleurs avait disparu et je crois bien qu’il n’a existé que dans mon hallucination. Tel que j’étais, je n’osais pas revenir chez moi. Au début, je croyais même que j’étais mort. Alors, je suis parti à la recherche de quelqu’un qui pourrait me redonner mon corps. Au bout de plusieurs années, Marévor Helith m’a trouvé alors que je m’étais déjà résigné à mon triste sort depuis longtemps. Je lui ai raconté mon histoire et il a promis de m’aider. Il m’a emmené à l’académie. Il a cherché pendant un an et demi un remède pour me rendre mon apparence et, pendant ce temps, je me promenais dans les lieux où personne n’allait depuis des années ou, alors, j’écoutais secrètement les gens. Je ne pouvais pas faire beaucoup plus qu’écouter. À cette époque, j’avais déjà renoncé à ma condition de saïjit. Je me croyais une ombre comme celles qui apparaissent dans les livres. Mais alors Marévor Helith a réussi l’impossible : il m’a redonné la matérialité. Je ne suis pas exactement comme j’étais avant, mais je crois que je me suis même amélioré —dit-il, avec une arrogance moqueuse—. Je suis redevenu un semi-elfe et, après un temps d’adaptation, je suis entré à l’académie de Dathrun.

— Cela a dû être horrible —murmura Laygra.

— C’est une histoire fascinante —dit Déria.

— Elle l’est —approuvai-je.

— Il existe des histoires encore plus étranges —répliqua Iharath, en faisant un geste de la main—. On dit qu’à l’est, il y a beaucoup d’endroits où personne ne va jamais parce qu’il y a des tas de créatures et d’êtres étranges. Vous n’avez jamais entendu parler des Trois Sorcières ? Ou du géant Toroz ? On dit que là-bas vivent même des créatures de légende.

— Dans les Extrades aussi, il se passe des choses très étranges —intervins-je—. Je me rappelle avoir lu un récit sur la disparition d’un nain bûcheron. Un jour qu’il allait travailler, il a disparu et il n’est réapparu que trois jours plus tard. Il avait oublié toute sa vie passée et, quand sa famille l’a installé chez lui, il s’est réveillé en pleine nuit et il s’est transformé en une bête horrible avec huit pattes.

— Oui —m’interrompit Laygra—, je connais cette histoire. Seïnria Deux-Ruisseaux la racontait souvent, tu t’en souviens, Murry ? Le bûcheron se changeait en une horrible araignée et tuait tous les habitants de la maison. Le pire, c’est que l’histoire a sans doute un fond réel. Mais, dans la version de Seïnria, c’était un humain, pas un nain.

— Je connais une histoire semblable —dit Déria—, mais le bûcheron était un nain mineur, il apparaissait métamorphosé et il attaquait le village entier avec huit saïjits qui avaient disparu aussi.

— Les histoires ont généralement mille versions —dit Murry en riant.

— Mais, Iharath, qu’est-ce que c’était alors, cet arbuste avec ces baies ? —demanda Aryès.

— On les appelle les Baies de l’Enfer, je suppose que vous en avez déjà entendu parler.

Nous acquiesçâmes tous de la tête. Qui n’avait pas entendu parler des Baies de l’Enfer ? Elles apparaissaient dans plus d’une chanson et je me rappelai que les poètes du siècle passé considéraient ces baies comme la métaphore de la malédiction de l’amour. Du moins, c’est ce que je me rappelais avoir lu. Aléria aurait pu me citer les noms de ces poètes et d’autres histoires liées aux Baies de l’Enfer, mais, moi, je ne me souvenais que de quelques détails, comme par exemple que la majorité de ces arbustes avaient été éradiqués d’Ajensoldra ; alors, que pouvait bien m’importer de savoir les reconnaître si je n’allais pas en voir de toute ma vie ? Mais, apparemment, il aurait été bien utile à Iharath de l’avoir su.

Ils s’étaient mis à parler des plantes ayant une mauvaise réputation et j’écoutai un moment, en silence. Puis, nous en revînmes à l’expérience d’Iharath et une dernière question me vint à l’esprit.

— Iharath… es-tu revenu au village après ce qui est arrivé ? —demandai-je timidement.

Le visage du semi-elfe s’assombrit.

— Non. Comme je l’ai dit, je n’ai pas la même apparence. Ma famille ne m’aurait pas reconnu. En plus… je ne veux pas leur mentir, et jamais ils ne croiront ce qui m’est arrivé réellement. Ils préfèrent croire que je suis mort dévoré par quelque bête et ignorer que j’ai passé des années comme une simple ombre. Je sais que vous êtes des gens ouverts, mais la plupart des gens qui entendraient ce que je viens de vous dire me prendraient pour un fou et les autres se seraient tout de suite enfuis. Pour les gens, une ombre perd son cœur pour toujours. Mais c’est faux. Moi, j’ai toujours eu des sentiments. Comme les ombres ne peuvent parler que par voies asdroniques, les gens ne voient qu’une masse informe de ténèbres avec des yeux. Ils ont tout simplement tendance à s’imaginer les pires choses.

Peu après, nous revînmes à la maison et nous souhaitâmes une bonne soirée à Iharath, que je vis s’éloigner sur la plage en sifflant une chanson qui me disait quelque chose et que je finis par reconnaître : elle s’appelait Les chemins de l’amour, c’était une chanson en naïltais, et je la connaissais parce que Murry n’arrêtait pas de la chanter.

7 Les Galeries

Presque dix jours s’écoulèrent avant que je ne me décide à rendre visite à Zoria et Zalen, comme je leur avais promis. Après avoir passé trois heures avec Daelgar, je pris le chemin qui conduisait à la maison qu’elles m’avaient indiquée. J’étais un peu fatiguée même si j’étais contente parce que j’avais réussi à rester invisible aux yeux de Daelgar pendant plus d’une heure au milieu de la foule. Mais, finalement, Syu avait commencé à manger les cacahuètes d’un homme du marché et je m’étais tellement indignée que j’avais laissé tomber tout type d’harmonies ; j’étais aussitôt partie chercher Syu, qui, en m’apercevant, s’était caché pendant un bon quart d’heure. Daelgar bien sûr m’avait trouvée et, quand je lui expliquai mon problème, il me fit la leçon en me disant qu’aucun sentiment ne devait me faire perdre le contrôle sur les harmonies, qu’au mieux elles cesseraient de fonctionner, mais que, lorsque les énergies se déployaient largement, il pouvait arriver des choses bien pires. Syu, caché, s’était moqué de moi et je finis par le menacer de ne pas le laisser m’accompagner voir Zoria et Zalen. Il me dit qu’il ne voulait pas aller voir ces deux folles et, quand la leçon se termina, il s’éloigna sans que je puisse rien lui dire. C’est pourquoi, même si je pensais que ma leçon s’était assez bien déroulée, j’éprouvais un léger ressentiment envers Syu, qui m’avait laissée seule sans remords.

La maison de Zoria et Zalen était dans le même quartier que la Tour du Sorcier, mais sur une colline plus au sud. C’était un quartier aux maisons bourgeoises, avec leurs jardins et leurs jardiniers, et, quand j’arrivai au numéro vingt-quatre, je restai un moment devant le portail, indécise.

Je regardai des deux côtés et je vis une femme qui m’observait depuis une fenêtre, comme si elle se demandait ce que faisait une jeune terniane négligée dans un quartier comme celui-ci. Pense-t-elle donc que je suis une voleuse ?, me dis-je, moqueuse.

« Ne me dis pas que tu t’es perdue ? », dit soudain Syu, surgissant du néant et grimpant sur le mur.

« Syu ! Je croyais que tu avais dit que tu ne voulais pas voir les deux folles ? », fis-je, sur un ton railleur.

Syu porta la main à sa moustache l’air pensif.

« Je n’avais rien d’autre intéressant à faire », reconnut-il.

Je souris et je levai une main pour ouvrir le portail. « Entrons. »

Nous traversâmes le jardin entretenu avec soin et j’admirai les fleurs et les arbustes.

— Tu sais ce que c’est, Syu ? —lui demandai-je, en signalant un arbuste aux fleurs rouges—. Un emzarouge. Au mois du Cerf, il a des fleurs blanches, que l’on utilise pour faire des infusions qui font baisser la fièvre ou pour faire des cataplasmes, mais, au mois de l’Amertume, les fleurs deviennent rouges et, si on en mange, elles provoquent une terrible diarrhée.

« On dirait que tu en as déjà fait l’expérience », répondit le singe, en souriant jusqu’aux oreilles.

Je fis une moue.

« C’était une mauvaise blague de Nart, un kal que je connais. Heureusement qu’il avait un antidote. Il me l’a donné et je me suis tout de suite remise. C’est pour ça qu’il faut toujours être prudent avec les plantes. »

« Et c’est à moi que tu le dis, à un singe gawalt ? », répliqua-t-il avec arrogance.

« Oui », lui répondis-je sur le même ton. « Parce que, ce matin, tu aurais mangé une herbe venimeuse si je ne t’avais pas averti du danger. »

« Oh, bien sûr. Tu penses que je te dois la vie, n’est-ce pas ? Mais sache que nous, les gawalts, nous ne sommes pas aussi sensibles que les saïjits, cette plante ne m’aurait sûrement rien fait, je dirai même qu’elle sentait très bon. »

« Raison de plus pour se méfier », argumentai-je. « Tous les gâteaux ne sont pas bons, comme dit Aryès. »

J’entendis soudain un raclement de gorge et je levai la tête, troublée. Sur le seuil de la porte, se trouvait une femme humaine avec un habit long, large et doré, allongée sur une chaise longue, les yeux posés sur nous. Aux traits de son visage, il s’agissait sans aucun doute de la mère des jumelles.

— Oh —dis-je, en me raclant la gorge, embarrassée. Je croisai le regard de Syu, puis je m’avançai—. Bonjour, je suis venue parce que Zoria et Zalen m’ont dit de passer les voir, un jour…

— Zoria et Zalen ? Tu es l’amie de Zoria et Zalen ? —demanda la femme, en se redressant, comme si subitement elle s’intéressait à moi.

— Oui. J’étudie à l’académie. Je m’appelle Shaedra. Euh… elles sont là ? J’espère que cela ne vous dérange pas que…

— Shaedra comment ?

Je m’interrompis, je clignai des yeux et répondis :

— Shaedra Ucrinalm Hareldyn.

— Hum, tu n’appartiens pas à la haute société, n’est-ce pas ? Cela se voit tout de suite —dit-elle, avec un sourire. Elle se leva et se dirigea vers la porte ouverte—. Entre, tu peux attendre qu’elles reviennent, n’est-ce pas ? Elles ne vont pas tarder à rentrer, mon mari les a conduites à un goûter avec d’autres amis, mais, à l’heure qu’il est, ils doivent être en chemin. Veux-tu une limonade ?

Syu acquiesça avec ferveur et je souris.

— Bien sûr, c’est très aimable.

L’intérieur de la maison était vaste et spacieux. Je me rendis rapidement compte que la mère de Zoria et Zalen était enceinte, mais elle me l’annonça elle-même, quoique pas d’une façon à laquelle je me serais attendue.

— Un de plus —me dit-elle, l’air résigné—. Avec le temps, on pense que l’on va s’habituer à ce genre de choses, mais non, pas du tout, cela survient toujours comme une surprise et toujours au pire moment. Si au moins je m’étais trouvée dans cet état en hiver, j’aurais pu le supporter. J’aurais invité les autres chez moi et nous aurions causé ensemble un peu de tout, mais, en été, les gens aiment faire des goûters et des activités en plein air, enfin, ce genre de choses et, moi, il me reste à peine deux semaines, alors mon époux ne me laisse rien faire. Un homme valeureux, mon époux ! Sais-tu qu’il a participé à la bataille de Narrias, contre les rebelles ? À cette époque, il était lieutenant général. Ensuite, il s’est retiré. Dommage. Il aurait pu devenir commandant, ou même général. Mais bon, il a été décoré de la médaille d’honneur et maintenant il s’adonne à la chasse. Une activité qui ne m’a jamais plu, mais, au moins, cela me permet d’être tranquille à la maison.

Elle continua à papoter de la sorte pendant ce qui me sembla durer mille ans. Elle me présenta un des petits frères des jumelles qui ne devait pas avoir beaucoup plus de deux ans et elle me montra le jardin pendant qu’une servante préparait plus de limonades et de gâteaux. Elle me montra une très belle fleur dont j’ignorais le nom, mais dont elle me dit :

— Mon mari, avant de le devenir, m’apportait tous les jours une de ces fleurs sur le rebord de ma fenêtre et il me demandait de l’épouser. Évidemment, un jour je lui ai dit oui. Il était si assommant ! —ajouta-t-elle, avec un sourire. Elle tourna alors la tête vers le portail—. Ah ! Regarde, ils arrivent tous.

« Je ne savais pas qu’elles avaient tant de frères… », prononçai-je, en m’adressant à Syu. Le singe haussa les épaules, comme si le nombre ne l’impressionnait absolument pas.

Zoria et Zalen se réjouirent beaucoup de me voir et je passai le reste de la journée avec leur famille, à écouter les histoires de tous ses membres. Au total, ils étaient huit, les parents et leurs six enfants. Les deux plus âgés, des jumeaux également, avaient dans les seize ans et paraissaient les plus normaux de la famille, les deux plus jeunes avaient quatre ans de différence, et celui âgé de six ans était le plus bavard de tous. Le père des jumelles me répéta plusieurs fois : “Enchanté de te connaître, Shaedra”. Et la mère, comme si elle se rendait compte qu’elle venait de raconter sa vie à une étrangère, commença à me poser des questions de tout type devant tout le monde :

— Alors, tu es étudiante fauniste aussi, n’est-ce pas ? Et dis-moi, que font tes parents ?

J’ouvris grand les yeux et je fis une moue pensive.

— Oh, euh… je suis orpheline. Mais mes parents étaient d’honnêtes marchands, à ce que j’ai entendu dire.

— Oh ! —s’exclama la mère, sur un ton faux et abominablement compatissant—. Une orpheline. Mais quelqu’un doit bien s’occuper de toi, n’est-ce pas ? —dit-elle, avec un geste de la main.

— Oui, euh, j’ai un oncle —répondis-je, désinvolte.

— Ah, et à quoi se consacre ton oncle, ma chérie ?

Ignorant son évidente commisération et les regards surpris des autres, je dis :

— Au commerce.

— C’est un commerçant ? Comme mon frère, il était marchand lui aussi, quoique de très haut niveau… alors comme ça, c’est un commerçant ?

— Voilà, c’est cela, un commerçant.

— Et… de quoi fait-il le commerce ?

J’arquai les sourcils, surprise.

— Oh… eh bien, quel commerce font les commerçants ? —dis-je, avec un sourire forcé—. Une question intéressante… Je suppose qu’un peu de tout ; comme dit mon oncle : il ne faut jamais mettre tous ses œufs dans le même panier, comme ça, si le prix d’un produit tombe à pic, il te reste toujours quelque chose.

Ça, en réalité, je l’avais entendu dire à Sayn, il le répétait souvent, mais en réalité peu importait qui avait pu le dire, puisque, de toute façon, j’étais déjà en train de mentir.

— Très intelligent, tout à fait ! —exclama le père, en se frappant le genou de la main—. Leiri, s’il te plaît, veux-tu me passer ce petit gâteau ?

La mère fronça les sourcils en voyant le gâteau au chocolat et à la crème qu’indiquait le père.

— Je suis sûre que tu as déjà dû t’empiffrer au goûter. Tu vas grossir, je t’avertis, je ne crois pas que cela te convienne.

Et, prenant le gâteau, elle mordit dedans sous le regard affligé de son époux. Avant de pouvoir le réprimer, je laissai échapper un grand éclat de rire face à cette moue surprise et l’époux de Leiri poussa un immense soupir.

— Tu vois, Leiri ? Tu me tournes en ridicule devant une amie de nos filles…

— Comme si c’était ma faute…

— Et après je deviendrai la risée de tout le quartier…

— Et de toute la ville, tant que tu y es —répliqua-t-elle, en ne faisant qu’une bouchée du reste de gâteau—. Oh, allons, chéri ! Tu sais bien que je ne pense qu’à ta santé.

— Je ne suis ni malade, ni obèse, ni rien de tout cela, n’est-ce pas, les enfants ?

Les deux plus jeunes firent non de la tête et revinrent à leurs affaires, les aînés levèrent les yeux au ciel, comme si cette conversation les ennuyait profondément, et Zoria et Zalen échangèrent un regard et commencèrent à chuchoter entre elles.

— Très bien, je vois bien que personne ne m’écoute dans cette maison —dit-il, et il se tourna vers moi comme pour me prendre à témoin de ce qu’il allait dire—. Demain, je monterai la Butte et je le ferai tous les jours. Si quelqu’un veut m’accompagner, qu’il le dise avant que j’aille me coucher parce que je me lèverai très tôt… à six heures… non, disons à sept heures du matin.

— La Butte est très raide, ce n’est bon de grimper ça à aucun âge —protesta Leiri.

Il s’ensuivit une conversation sur les différents âges et sur les différentes collines de Dathrun. Au bout d’un moment, Zoria et Zalen réussirent à se libérer et nous sortîmes toutes les trois dans le jardin, accompagnées du singe qui avait pris plus de limonade qu’il n’aurait dû et qui, incommodé, ne cessa de se plaindre que cette limonade était vraiment mauvaise et écœurante.

« Qui a bien pu avoir l’idée d’en boire autant, alors ? », rétorquai-je.

Syu se mit alors à ronchonner. Entre lui et Zoria et Zalen qui n’arrêtaient pas de se plaindre de la frivolité de la vie dans cette maison, j’eus l’impression d’être entourée de mécontents. Zoria et Zalen, pour la première fois depuis que je les connaissais, s’intéressèrent à moi et me demandèrent où je m’étais installée pour les vacances. Elles parurent déçues lorsque je leur répondis et Zoria avoua qu’elle espérait pouvoir m’inviter à passer quelques jours chez elles.

— Ce lieu est un enfer —dit-elle, avec naturel—. On ne nous laisse pas faire ce qu’on veut. On doit s’habiller avec ces tenues de filles de bonne famille et, après, on doit aller à des goûters et parler à des filles insupportables qui ne font que parler de poupées, à treize ans ! Et elles parlent de garçons et de tomber amoureuses et de ces bêtises qui nous ennuient mortellement.

— Tu dois te douter que, dans ces goûters, on ne trouve pas une seule personne normale à qui parler —ajouta Zalen.

— Ça doit être terrible —fis-je sérieusement, en réprimant un sourire.

— Et ça l’est ! Et le pire, ce sont les présentations. Les parents nous présentent leurs enfants, comme si nous devions être amis seulement parce que nos parents le sont. C’est absurde !

— Je ne dis pas le contraire —répondis-je.

— Et il faut savoir les noms par cœur, à quel cercle ils appartiennent et des bêtises du style. Comment diable veux-tu que je n’oublie pas tout ?

— On le note tout sur un papier —acquiesça Zoria.

— Ah, pour ne pas faire le ridicule, bien sûr —dis-je.

— Tu te moques de nous —maugréa soudain Zalen.

— Mais non, penses-tu —répliquai-je, avec un grand sourire—. Pourquoi je me moquerais de deux gentilles demoiselles comme vous ? Sincèrement, j’ai du mal à croire que vous pouviez supporter tout ça —et je partis d’un grand éclat de rire.

Zoria et Zalen échangèrent un coup d’œil rapide et se précipitèrent sur moi avec des cris de guerre. Je redoublai de rire en tombant, mais lorsque je me rendis compte que j’étais tombée au beau milieu du massif de fleurs ; je me relevai aussitôt, horrifiée.

— Par tous les dieux ! —m’exclamai-je—. Votre mère va me tuer, elle m’a dit que ces fleurs étaient spéciales, que votre père lui en apportait une tous les jours en lui demandant de l’épouser et, maintenant, j’ai tout écrasé… —Je poussai soudain un cri, en entendant un bourdonnement d’abeille à mon oreille et je m’écartai sur la droite, en faisant un bond impressionnant.

Aussitôt, j’entendis les rires espiègles de Zoria et Zalen qui, assises à l’endroit où elles étaient tombées elles aussi, se moquaient effrontément de moi.

— Bon —dis-je avec philosophie, en me tournant vers Syu, qui était tranquillement assis sur la branche d’un arbuste—. Je crois que le moment est venu de prendre congé de la bonne société. Le soleil est déjà très bas sur l’horizon.

— Oh —se plaignirent les jumelles, en se relevant—. Tu es sûre que tu ne veux pas rester un peu plus longtemps ? On s’amuse bien.

Je fis non de la tête.

— Je crois que je n’ai dit à personne que j’allais vous rendre visite, alors ils vont commencer à se préoccuper.

— On peut envoyer Lisi les prévenir —dit Zalen.

— Tu as vu ? Elle passe toute une après-midi dehors et ils commencent à se préoccuper de savoir où elle est, des heures après, ça, c’est une vie ! —s’exclama Zoria, drôlement émerveillée.

Je roulai les yeux.

— Je n’ai pas l’impression que vous vous priviez beaucoup de votre liberté, je parierais même que vous avez une ou deux manières pour sortir sans que personne ne soit au courant dans la maison.

Zoria et Zalen me regardèrent, surprises.

— Bon, mais… où irions-nous ? L’endroit le plus intéressant de Dathrun, c’est l’académie et elle est fermée.

Elles ne connaissaient donc pas le passage qui débouchait sous le pont, pensai-je. Pour une fois, je savais quelque chose sur l’académie qu’elles ne savaient pas. Là, je marquai un point, songeai-je.

— À moins que vous ne trouviez un moyen d’y entrer qui ne soit pas par la grande porte —leur dis-je mystérieusement.

Les jumelles prirent aussitôt ce ton de conspiration qui les caractérisait, elles échangèrent un regard éloquent et se tournèrent vers moi à l’unisson.

— Tu connais un autre chemin ? —demanda Zoria.

Je leur fis un sourire jusqu’aux oreilles comme le faisait souvent Syu.

— Je connais un autre chemin —acquiesçai-je.

— Et qui ne soit pas par mer, bien entendu —dit Zalen, moqueuse.

— Je vous promets que ce n’est pas par mer —leur assurai-je.

* * *

Deux jours plus tard, je fus étonnée, en me réveillant, de m’apercevoir que Laygra et Déria s’étaient déjà levées. Je regardai vers la fenêtre et je vis qu’il n’était pas précisément tôt. Je m’assis sur le lit, je bâillai, je m’étirai un peu et je réfléchis quelques instants. Aujourd’hui, c’était le troisième Lubas du mois de l’Amertume et, par la fenêtre, on voyait déjà que les arbres perdaient leurs premières feuilles. L’automne s’infiltrait peu à peu dans le dernier mois d’été. Cependant, ce jour-là, il faisait une chaleur asphyxiante et le vent soufflait, violent, sec et brûlant.

Vêtue seulement d’une chemise de nuit blanche que m’avait donnée Laygra parce qu’elle lui était trop petite, je me levai, j’ouvris la porte entrouverte et je jetai un coup d’œil dans le petit couloir. La porte de la chambre de Dol, Aryès et Murry était grande ouverte et les lits étaient vides. Il semblait que personne n’avait considéré opportun de me réveiller.

Je descendis les escaliers et je vis que quelqu’un avait pensé à moi et m’avait laissé une pomme, du fromage et du pain sous un torchon pour les protéger des mouches. Je m’assis et commençai à manger, profitant de la tranquillité du matin. On entendait, de temps en temps, des cris lointains qui provenaient du Port et de la plage. Par la fenêtre du rez-de-chaussée, on pouvait apercevoir des enfants déguenillés courir sur le sable.

Au bout d’un moment, je levai la tête.

« Syu ? Tu es là ? Je t’ai entendu. »

« Tu m’as senti », me corrigea-t-il. Et il apparut soudain sur le bord de la fenêtre, un bâton entre ses dents blanches.

J’avalai mon dernier morceau de pomme et je penchai la tête.

« Que fais-tu avec ce bâton ? »

« Ce n’est pas un bâton, ils les vendaient sur le marché. »

« Tu as encore volé », grognai-je. « Combien de fois je t’ai dit que cela ne se fait pas ? »

J’ouvris la fenêtre et le singe gawalt se glissa à l’intérieur de la maison, en même temps qu’une rafale de chaleur. Je refermai aussitôt les battants.

— Diables, quelle chaleur ! —marmonnai-je.

« Il ne reste pas de bananes ? », demanda Syu.

— Hier, Aryès a mangé la dernière. Vous avez tous les deux le même penchant pour les bananes. Dis-moi, Syu, où sont allés les autres ?

« Ils sont tous partis, je ne sais où. Ah, si, j’ai vu Dol au marché et Srakhi est entré au même endroit où je l’ai vu la première fois. »

« Il est entré aux Trois sirènes ? C’est peut-être un say-guétran, mais c’est aussi un bon buveur », fis-je. « Et mon frère et ma sœur ? Et Aryès ? »

« Aryès et Déria sont allés… » Le singe fronça les sourcils, comme s’il essayait de se rappeler du mot. « Aux Galeries ! Je crois que c’est ce qu’ils ont dit. Ils m’ont dit aussi de te prévenir. »

Les Galeries étaient un tunnel commercial souterrain idyllique les jours de chaleur comme celui-ci. Je remontai dans ma chambre et, écartant d’un geste de la main le pantalon épais que je portais d’habitude, je décidai de mettre la jupe bleue et blanche et la chemise aux tons clairs, qui étaient d’un tissu plus fin. Lorsque je redescendis, je trouvai Syu en train de jouer avec les affaires de Srakhi.

— Syu ! —sifflai-je, sur un ton d’avertissement.

« Oh, voyons, je ne suis pas un fouineur, mais je trouvais que ça sentait bizarre et, d’ailleurs, regarde. »

Je lui lançai un coup d’œil accusateur, mais je m’approchai, curieuse, tandis que le singe sortait une boîte en bois circulaire d’un empan de diamètre.

« Sens. »

Je me penchai et je fronçai le nez.

« Ça doit être une plante bizarre. »

Syu essaya de forcer l’ouverture, mais je la lui arrachai des mains, en le foudroyant des yeux.

« Déjà que tu fouines dans ses affaires, tu ne vas pas en plus lui casser quelque chose ? » J’examinai la boîte et ses filigranes finement élaborées puis je pris une brusque inspiration. « Remets-la où elle était et n’en parlons plus. »

« Tu n’es vraiment pas très curieuse », grogna le singe, en prenant la boîte ronde et la remettant dans le sac. « Cela sentait ma terre. Je veux dire que ça sentait ma famille d’avant. »

Je l’observai un moment, stupéfiée.

« Allons retrouver Aryès et Déria », dis-je.

Mais en me dirigeant vers la porte d’entrée, j’entendis un bruit sourd. Cela provenait de la chambre de Lénissu. Lénissu ! Dormait-il encore ? Je m’approchai de la porte discrètement, je tournai la poignée et je passai la tête. Là, sur le lit, couché sur le dos, Lénissu Hareldyn ronflait tout en marmonnant.

— Vin rouge —disait-il, et il laissa échapper un rire sarcastique—. Maudits… Enfer… —ajouta-t-il peu après.

Près du lit, j’échangeai un regard avec Syu. Il valait mieux le laisser se reposer, décidai-je. Nous sortîmes de la maison et j’eus l’impression de rentrer dans une forge.

— Comment ces enfants peuvent-ils jouer dehors avec cette chaleur ? —dis-je, suffoquant, tandis que j’avançais sur le chemin de la plage. Sur le sable, toute une bande d’enfants de moins de dix ans, coiffés de chapeaux de paille ou de foulards, couraient en poussant des cris, produisant une clameur confuse.

Sur notre chemin vers les Galeries, nous trouvâmes peu de signes de vie : un énorme chat feulant après un chien galeux, un vieux au large chapeau élimé qui entrait dans une taverne en s’appuyant sur sa canne, et quelques chargements de poissons qui, bientôt, iraient rejoindre le marché dans des caisses pleines de sel. Le vent soufflait par fortes rafales dans les rues poussiéreuses du Port.

Lorsque j’arrivai dans la rue principale, cependant, il y avait davantage d’animation. On avait monté des auvents bien fixés de chaque côté de la rue et les tavernes étaient bondées. Je passai sous un de ces auvents, étourdie par la chaleur, puis je descendis les larges escaliers de pierre qui conduisaient aux souterrains de la ville. En réalité, les Galeries se résumaient à trois grands couloirs souterrains en forme de H, qui réunissaient tous les magasins. En bas, les tunnels étaient illuminés par de longues bandes d’ercarites incrustées dans le toit qui brillaient de jour comme de nuit. Les ercarites étaient chères parce que la plupart étaient importées des Souterrains et peu de commerçants s’embarquaient dans de si longs voyages.

Dans les Galeries, circulait un air frais et revigorant qui avait attiré toutes sortes de gens de Dathrun. Les dames se promenaient avec leurs ombrelles, comme si le soleil pouvait traverser les mètres de terre qui les séparaient de la superficie et elles jouaient de leur éventail en jetant des regards aux alentours, l’air ennuyé, mélancolique ou séducteur. Beaucoup d’hommes portaient des chemises blanches, au col ouvert, de hauts chapeaux, des chaussures à boucle basse et même des monocles.

Je fis abstraction de tous ces gens et je commençai à chercher Aryès et Déria, en me disant que ce serait vraiment un miracle si j’arrivais à les trouver dans un endroit si peuplé. Pour une fois, Syu ne se sépara pas de moi et, perché sur mon épaule, il plissait les yeux comme si un tel tumulte l’étourdissait à l’excès.

« Dis-moi si tu les vois », lui dis-je. Je perçus l’assentiment de Syu et je me demandai si tant de jaïpus autour de nous n’affectaient pas notre communication. Je connaissais à peine l’énergie du kershi, aussi me permis-je d’accepter ma supposition uniquement comme une possibilité.

Nous parcourûmes les trois couloirs et, quand je commençais à avoir mal à la tête à force de respirer tant d’odeurs de parfums et de sueur, Syu me tira une tresse.

— Aïe ! —me plaignis-je.

Je vis qu’il indiquait du doigt une direction. Je remarquai alors qu’il avait essayé de me le dire par voie mentale, mais que je ne l’avais pas entendu. Avec tout ce bruit, il m’était difficile de me concentrer. Je me tournai vers l’endroit qu’indiquait Syu. Assise sur une chaise en paille, devant un tonneau, je vis Déria, un jeu de cartes à la main, et coiffée d’un grand chapeau verdâtre et pointu que portaient en général les illusionnistes et autres artistes, peut-être en souvenir des Dix Druides de la Justice Divine sur lesquels j’avais entendu raconter beaucoup d’histoires, presque toutes de la bouche de Sayn. Je me mis à rire en voyant que Déria n’avait pas renoncé à faire des tours d’adresse et je me dirigeai vers l’endroit où la drayte jouait avec habileté devant un petit public.

— Qui a vu le Chat Gris parmi ces cartes ? —demandait Déria en naïltais, sur un ton d’experte, faisant passer rapidement les cartes sous les yeux de ses spectateurs. Quelques-uns répondirent et Déria reposa les cartes et en prit dix nouvelles, en répétant le même procédé, cette fois avec le Lézard Rouge—. Et parmi celles-ci ?

— Moi ! —dit un homme déjà assez vieux et ratatiné qui sentait le poisson et portait une pipe éteinte entre les dents.

Déria réunit les vingt cartes, les mélangea et poursuivit le jeu, mais mon regard se tourna alors vers un jeune aux yeux bleus et à la peau bleue très pâle qui observait le spectacle, moitié amusé moitié inquiet. Je souris, je m’approchai de lui avec discrétion et je posai mes mains sur ses yeux.

— Bouh —lui dis-je.

Aryès se retourna en sursautant et, en me voyant, il soupira soulagé.

— Shaedra ! On commençait à penser que tu ne te réveillerais jamais.

À ce moment, deux mains me bouchèrent la vue et je laissai échapper un grognement.

— Syu, cela ne fonctionne que lorsqu’on ne t’a pas vu, sinon ce n’est pas drôle.

Le singe haussa les épaules avec une moue malicieuse et se joignit à Déria pour tourmenter davantage les spectateurs.

— Pourquoi vous m’avez laissée dormir autant ?

— Eh bien, on savait que tu avais eu une leçon avec Daelgar, cette nuit, alors on a pensé qu’il vaudrait mieux que tu récupères, pour une fois.

— Hum. Aryès… D’où Déria tient-elle ce jeu de cartes et ces dés ?

— De Murry.

— Et le tonneau et la chaise ?

— Oh, c’est une personne de la taverne qui nous les a prêtés —dit-il, en signalant la baie vitrée près de laquelle se tenait Déria—. Sincèrement, je crois que le propriétaire ne peut pas se plaindre. Elle attire les clients et ils finissent par avoir soif.

— Où est le Chat Gris ? —demandait Déria.

Quelqu’un s’écria alors avec entrain :

— Je parie cinq décimes qu’il est là !

— Ils parient… de l’argent ? —articulai-je, m’intéressant de nouveau au jeu.

— Bon, sinon, elle n’aurait que des enfants autour d’elle. Et les adultes, dès qu’il s’agit de jouer, ils ont besoin de parier.

— Ça alors. Cela me rappelle un peu le Cerf ailé —dis-je au bout d’un moment—. Mais les paris étaient en général plus élevés. Taetheruilin le Forgeron finissait toujours par perdre —me rappelai-je avec un sourire.

— Vraiment ? —dit Aryès. Je remarquai un changement dans le ton de sa voix et je me tournai vers lui.

— Tu aimerais revenir chez nous, n’est-ce pas ?

Aryès prit un air surpris et fit une moue.

— Asseyons-nous.

Il me prit par le bras et nous allâmes nous asseoir sur des chaises adossées contre la baie vitrée de la taverne. Jetant un coup d’œil vers Déria, je vis qu’elle avait déjà amassé un bon petit tas de pièces.

— Pourquoi as-tu décidé de faire ça ? —demandai-je alors.

Je n’eus pas besoin d’expliciter davantage ma question, Aryès savait parfaitement à quoi je faisais allusion.

— Ce jour-là —commença-t-il, songeur—, ce jour-là, j’ai traversé le monolithe sans beaucoup réfléchir. J’ai suivi mon instinct. J’avais besoin de nouveautés et je ne voulais pas perdre l’occasion de ma vie. Je n’aurais pas cru laisser ma famille si longtemps.

— Je regrette.

Il me regarda, l’expression surprise.

— Tu regrettes ? —répéta-t-il, sans comprendre—. Tu n’es responsable de rien.

Nous demeurâmes un moment en silence et je finis par dire :

— Dès que nous saurons où se trouvent Aléria et Akyn, nous irons les chercher. S’il s’avère que… nous ne les trouvons pas facilement, nous irons à Ato. Je n’aurais jamais dû demander à Dol de nous accompagner, c’était une folie, je l’ai mis en danger sans réfléchir. Et toi… tu reviendras à Ato aussi.

— Mais toi, tu ne penses pas y rester —comprit Aryès.

Je le regardai dans les yeux et je fis non de la tête.

— Je ne peux pas abandonner Aléria et Akyn.

Aryès laissa échapper un rire bref et secoua la tête, les yeux souriants.

— Moi non plus.

Je restai bouche bée puis je souris largement.

— Tu sais ? Je regrette de ne pas avoir voulu te connaître davantage, avant. Je ne pensais pas que tu étais comme ça.

Aryès fit une moue, mais il n’eut pas le temps de répondre parce que Déria venait de pousser un cri.

Nous nous tournâmes brusquement et nous vîmes qu’un garde voulait l’emmener.

— Aryès !, Aryès ! —criait Déria.

— Le ciel nous protège —murmurai-je.

Nous courûmes vers le garde. Les spectateurs, loin de se disperser, protestaient contre les manières grossières du garde.

— Laisse-la jouer !

— J’ai peut-être cent trente-trois ans, mais je ne permettrai pas que l’on traite de la sorte une fillette ! —renchérissait le vieux pêcheur.

— Emmenez-la, elle m’a pris vingt décimes en trichant, c’est sûr ! —disait un jeune au visage antipathique.

— Messieurs, s’il vous plaît ! —disait le garde courtois—. Une fillette n’a pas le droit de gagner sa vie d’une façon aussi vile. Il faut avertir ses parents.

— Vous n’allez pas l’emmener au poste de garde ? —demanda une brave femme.

— Où sont tes parents, petite ? —demanda une autre voix.

Déria cria quelque chose que je ne compris pas, mais, vu le ton, cela avait tout l’air d’être une insulte. Toutefois, cela ne sembla pas choquer la foule qui se concentrait autour du garde et de la drayte.

— S’il vous plaît, laissez-moi passer —dis-je en naïltais, en essayant de m’ouvrir un passage à travers tout ce monde.

— C’est inutile —dit Aryès, en grognant à côté de moi—. Ces gens sont comme un mur.

— Aryès ! —criait Déria, de l’autre côté.

— Laissez-moi passer ! —criai-je—. Déria !

— Shaedra !

Soudain, comme si j’avais ouvert une brèche dans un mur, les gens s’écartèrent légèrement, se tournant en arrière et je me faufilai dans ce passage. J’entendis Aryès protester derrière moi.

— Ne vous préoccupez pas, messieurs dames, circulez s’il vous plaît ! —criait le garde. La concentration de gens commença à se dissiper rapidement. Le jeu était terminé.

— Shaedra, il n’a pas le droit de m’emmener au poste, n’est-ce pas ? —demanda Déria, à voix basse. Sur son visage sombre, on lisait l’appréhension.

Je lui souris.

— Mais non.

— Où est Aryès ?

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, mais je ne le vis nulle part. Inquiète, je dus cependant prêter attention aux questions que le garde commença à nous poser et j’essayai d’y répondre avec toute la diplomatie dont j’étais capable.

— C’était un jeu —dit Déria, les lèvres serrées, comme si elle était sur le point de pleurer. J’appuyai Déria, argumentant beaucoup, mais sans le convaincre, c’est pourquoi je fus surprise lorsque j’entendis sa sentence :

— Bah, mais que je ne vous reprenne pas à jouer avec des paris —le garde, avec une moue, regardait ailleurs, comme s’il voulait passer à autre chose de plus intéressant—. Ça ira, rentrez vite chez vous et ne provoquez plus de bazar.

« Tu te fourres toujours dans des embrouilles quand je m’éloigne », dit soudain la voix de Syu, alors qu’il s’approchait en se grattant la tête avec la main.

À peine le garde était-il parti qu’Aryès apparut suivi de Dolgy Vranc. En les voyant s’approcher précipitamment, je remarquai que plus d’une personne se retournait sur le passage du semi-orc, les yeux plissés, l’air de se demander si cette tête était réelle ou simplement un masque amusant.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Où est passé le garde ? —demanda Aryès, la respiration entrecoupée.

Je compris tout de suite quelle avait été son intention lorsqu’il était parti chercher Dolgy Vranc. Le semi-orc n’était certes pas une personne qui inspirait confiance, mais c’était un adulte et, par conséquent, il aurait pu éviter qu’on emmène Déria au poste de garde pour un simple jeu sans importance. Je leur expliquai ce qui s’était passé et Dolgy Vranc grommela.

— Déria, tu devrais te consacrer à des choses plus productives qu’un jeu de cartes.

La drayte fit une moue têtue.

— Je n’ai pas fait une seule erreur. Je savais toujours où était la carte que je cherchais —dit-elle, avec orgueil.

— Hum, allez, venez avec moi, je vous apprendrai à fabriquer des jouets, puisque vous ne savez pas vous divertir sans provoquer un esclandre.

J’écarquillai les yeux, éberluée.

— Tu vas nous apprendre à fabriquer des attrape-couleurs et des petits tapis volants et des lampes sifflantes ? —demandai-je, sans pouvoir y croire.

— Ouaip.

— Ouah ! —Je soufflai, très enthousiaste.

8 Seyrum

Le soleil avait disparu depuis environ deux heures et une ombre chargée de nuages orageux s’était abattue sur Dathrun. Sur le chemin, quelques dizaines de secondes suffirent pour que mes habits soient littéralement trempés. Pour résumer, il faisait une nuit à ne pas mettre un chat dehors. Et Syu et moi, nous étions de très mauvaise humeur parce que cette nuit nous étions censés montrer à Zoria et Zalen l’ouverture qui conduisait aux passages secrets.

Je n’arrivais pas à comprendre ce qui m’avait poussé à leur révéler l’existence des passages. Peut-être la curiosité de savoir ce qu’elles complotaient dans l’académie et aussi celle de savoir qui était cette personne dont elles m’avaient parlé une fois. Quoique… avec la pluie drue, ma curiosité commençait à rétrécir.

J’arrivai près du portail de la maison des jumelles et je me baissai brusquement en voyant que quelqu’un fermait les volets d’une fenêtre. Je regardai autour de moi et, finalement, je me dis qu’entre le déluge et l’obscurité, on ne voyait rien. Il était donc impossible que l’on me voie, ce qui ne me facilitait pas la tâche, d’ailleurs, parce que cela m’obligeait à entrer dans le jardin pour avertir les jumelles de mon arrivée.

J’ignorais si Zoria et Zalen seraient aussi stupides que moi pour sortir par une nuit pareille, mais je devais aller vérifier.

« Tu pourrais sauter sur le mur et me dire si quelqu’un est à une fenêtre ? », demandai-je à Syu.

Le singe sauta et, peu après, il me dit que la voie était sûre. Alors, je m’agrippai au portail, je l’escaladai et je sautai par-dessus en tâchant de ne pas faire de bruit. La fenêtre de la chambre de Zoria et Zalen était au fond du jardin et je dus patauger dans tout le sentier pour y arriver. Alors, je levai les yeux et je vis qu’à l’intérieur, il n’y avait pas de lumière. Étaient-elles en train de dormir ? Avaient-elles pu oublier ? Cette dernière possibilité me paraissait presque impossible, car Zoria et Zalen n’avaient pas cessé de manifester qu’elles mouraient d’envie de savoir comment l’on pouvait entrer à l’académie “facilement et sans être vues”.

« Tu proposes quoi ? », demanda Syu, en m’observant depuis le refuge tout relatif qu’il avait trouvé sous le feuillage d’un arbuste.

Appuyée contre le tronc d’un cerisier, je me raclai la gorge, le regard rivé sur le singe.

« Hum, tu pourrais grimper jusqu’à la fenêtre et me dire si elles dorment. Si c’est le cas, on les réveille en leur jetant deux seaux d’eau pour qu’elles se fassent une idée de ce que nous avons supporté pour venir ici, qu’est-ce que tu en penses ? », dis-je.

« La deuxième partie de ton plan me plaît », reconnut le singe. « La première partie, pas autant. Va te mouiller, toi, si tu veux. Moi, je t’attendrai ici avec plaisir. »

Je le foudroyai du regard.

« Sacré lâche », marmonnai-je. « Ça va. Je vais y aller. »

Et je me mis à grimper dans les branches du cerisier, en sentant la mousse mouillée et l’écorce glissante.

« Fais attention », me dit alors Syu.

Je roulai les yeux.

« Ne t’inquiète pas, princesse, je contrôle la situation », lui répliquai-je sur un ton mordant.

Le singe grogna et ne put résister à l’impulsion de sa fierté gawalt : il courut jusqu’au pied du cerisier sous la pluie battante et se mit à monter, me devançant rapidement. Il grimpa sur une branche trop haute et dut redescendre, de sorte que nous arrivâmes à la fenêtre en même temps. Elle était fermée, naturellement. Je frappai quelques petits coups. Rien. Je frappai un peu plus fort, puis j’attendis. Je commençais à éprouver un sentiment curieux et je me rendis soudain compte qu’en réalité j’étais furieuse d’être sortie, par une telle nuit, me tremper jusqu’aux os, et tout cela pour rien.

J’entendis alors des voix et je me penchai vers la fenêtre.

« Tu entends ? », demandai-je à Syu.

« Je ne suis pas sourd. Mais ces voix viennent d’en bas. »

D’en bas ?, me répétai-je, en ouvrant grand les yeux. Je jetai un coup d’œil vers le bas et je vis deux masses sombres bouger dans l’obscurité.

— Je t’ai dit qu’elle ne viendrait pas —disait une voix, presque inaudible.

— Eh bien, mince alors.

— Peut-être qu’elle nous a menti.

— Je ne crois pas. Elle a dû penser qu’il faisait trop mauvais temps.

— Peut-être —reconnut l’autre voix, incertaine. C’était la voix de Zoria—. Mais je crains qu’elle ne vienne plus maintenant.

— Quelle heure est-il ? —demanda sa sœur.

— Une heure pile.

— Une heure pile ! Jamais de la vie je n’aurais cru que je finirais par être aussi ponctuelle —fis-je, en me laissant glisser jusqu’au sol.

Les deux sœurs se tournèrent vers moi, en sursautant.

— Shaedra ! —exclamèrent-elles toutes les deux.

— Chut… Taisez-vous. Vous allez réveiller tout le voisinage.

« Bah, avec le vacarme que fait la pluie, c’est difficile », intervint Syu.

— Nous avons cru que tu ne viendrais pas —dit Zalen.

— J’ai pensé la même chose quand j’ai vu la fenêtre sans lumière —dis-je avec calme—. Euh, mais, écoutez, j’ai pensé qu’aujourd’hui, ce n’était pas le meilleur jour pour ça… il pleut trop.

— Et ça pose un problème, ça ? —demanda Zoria, sur un ton préoccupé.

— Eh bien, comment dire, le problème, c’est que vous allez vous tremper, si vous ne l’êtes pas déjà. Moi, je ressemble déjà à la soupe de Blizzard.

Zoria et Zalen se mirent à rire toutes les deux.

— Ça, ce n’est pas un problème. Ça, c’est une autre aventure dans notre aventure, n’est-ce pas, Zalen ? —dit Zoria, en riant encore.

Je les observai attentivement au milieu des ombres de la nuit.

— Euh… vous voulez vraiment aller… ?

— Oui ! —répondirent-elles en chœur.

Il y eut un silence.

— Tu n’es pas en train de te dégonfler, n’est-ce pas ? —me reprocha Zoria.

— Oh, non, bien sûr que non —répliquai-je, avec un air de chien mouillé—. En avant, je vous suis. Comme disent ceux du nord, Asbarl.

— Où va-t-on ? —demanda Zalen.

— Logiquement, vers le Pont Froid. Je n’ai encore trouvé aucune façon d’entrer à l’académie en prenant le chemin inverse.

— Tu es de mauvaise humeur —observa-t-elle, alors que nous nous dirigions vers le portail.

Je grognai, mais je ne dis rien. La vérité c’est qu’à ce moment-là, ce dont j’avais le plus envie, c’était de rentrer à la maison, de me changer et de me mettre au lit. Ce n’est pas que j’avais froid, parce qu’en fait, l’eau qui dégoulinait sur moi était plutôt tiède, mais le simple fait d’avoir choisi précisément ce jour pour embarquer les jumelles dans cette aventure me laissait un goût amer dans la bouche.

« Allez, arrête de pleurnicher », me dit Syu. « Il y a déjà assez d’eau dans le ciel, comme disait ma mère. »

Avec un demi-sourire, j’agrippai une des barres du portail, je grimpai et j’atterris dans la rue, éclaboussant tout. J’entendis alors un grincement métallique et je me retournai brusquement, en me blottissant contre le mur.

— Shaedra ? —appela l’une des jumelles, en apparaissant près du portail.

Je laissai échapper un soupir et me redressai.

— Ce n’était pas plus discret de passer par-dessus ?

Les deux jumelles échangèrent un regard et haussèrent les épaules.

— S’il y a une porte, il vaut mieux passer par la porte, tu ne crois pas ? —répliqua Zalen.

Je rougis dans l’obscurité, blessée dans mon orgueil et je fis un geste vague.

— En route pour le pont.

Mais Zoria et Zalen n’avaient pas fini de me surprendre. D’abord, Zoria sortit un parapluie caché sous son manteau et l’ouvrit, de sorte que nous pûmes nous protéger un peu mieux. Zalen, de son côté, laissa paraître pendant une seconde sous son manteau un sac bien rebondi, mais, quand je lui demandai ce qu’elle portait là, elle prit un air mystérieux et refusa de me répondre.

« Des secrets de folles », résuma Syu, à moitié caché sous mon manteau.

« Ça doit être ça », approuvai-je.

Lorsque nous arrivâmes au pont, cela faisait longtemps que je m’étais lassée de rester sous le parapluie et je marchais devant, d’un pas pressé, sous une pluie qui semblait faiblir. J’entendais les jumelles chuchoter par moments et je me demandai que diables elles complotaient.

Je m’arrêtai lorsque nous arrivâmes à la moitié du pont, juste avant de nous trouver sous l’éclairage d’un lampadaire placé à cet endroit, et je me tournai vers les jumelles.

— Bien. Maintenant, le chemin va être plus difficile. Là, en bas, il y a des barres de métal tout le long du pont. On devra passer par là, si on ne veut pas que le garde nous voie.

— Quoi ? —s’écrièrent-elles à l’unisson.

— Tu veux que nous avancions par-dessous le pont ?

— Le garde n’est pas là pendant les vacances —remarqua Zalen.

— C’est vrai —admis-je—. Mais je suppose qu’il y a des boucliers d’identification installés dans la dernière section, pour s’assurer qu’aucun voleur ou quelque autre intrus ne puisse entrer. Alors, le plus sûr, c’est de passer par en dessous, prêtes ?

Toutes deux acquiescèrent de la tête et je me dirigeai vers le bord. Je disparus dessous et j’attendis qu’elles me rejoignent. Il me fallut plus d’un quart d’heure pour les convaincre qu’elles étaient capables de le faire. Le courage des aventurières semblait s’être envolé.

— Et si l’une d’entre nous tombe ? —demanda Zoria, appréhensive.

— Vous savez nager ?

— Évidemment, mais, là, en bas, il peut y avoir… toutes sortes de créatures —dit Zalen, les yeux exorbités par la peur.

— Oh, allez, vous n’allez pas tomber —leur affirmai-je avec toute l’assurance dont je fus capable—. Et à moins que vous vouliez faire demi-tour, il n’existe pas d’autre chemin.

Ce fut étonnamment le meilleur argument que je leur donnai. Protégées sous le pont, nous commençâmes notre lente progression, en nous accrochant aux barres de métal.

— Que c’est passionnant —fit Zalen devant moi, en riant—. C’est presque aussi drôle que…

Elle se tut et je remarquai le raclement de gorge de Zoria. Je roulai les yeux et je pris les choses patiemment, tout en observant la lente progression des jumelles.

Cependant, au bout d’un moment qui me sembla une éternité, nous arrivâmes sur le rivage. Zalen me le fit savoir en se laissant tomber sur le sable.

— Mission accomplie ! —dit-elle.

Zoria, après une légère hésitation, se jeta elle aussi à terre. J’entendis un cri de surprise suivi d’un cri de douleur. Je me dépêchai de les rejoindre, inquiète.

— Que se passe-t-il ? —demandai-je, le cœur battant précipitamment.

— Tu brûleras en enfers ! —grogna Zalen.

— Que diable faisais-tu là, juste en dessous ? Je croyais que tu te serais écartée —protestait Zoria, de mauvaise humeur.

— Argh, aïe, que tu sois pendue —fit sa sœur, la voix rageuse.

— Que s’est-il passé ? —répétai-je, tâtonnant dans l’obscurité.

— Zoria m’a cassé la cheville !

— Je te l’ai cassée ? Tu exagères !

— Ben, tiens, ça me fait sacrément mal.

— Ça, c’est à cause du coup de pied que tu m’as donné —répliqua Zoria.

— Tu t’es jetée sur moi.

À partir de là, commença un échange d’insultes et de protestations qui finirent par me faire perdre patience. Zalen ne paraissait plus faire grand cas de sa cheville.

« Tu crois que si on s’en allait, elles s’en rendraient compte ? », demandai-je à Syu sur un ton purement scientifique.

« Probablement », répondit le singe. « Dans une heure, minimum. »

Je laissai échapper un soupir et je décidai de passer à l’action.

— Zoria, Zalen ! Oh, s’il vous plaît !

Il n’y avait rien à faire. Elles ne m’écoutaient pas.

« Tu pourrais lancer un sortilège de silence. Pour qu’elles ne s’entendent pas. Qu’est-ce que tu en penses ? »

La proposition du singe n’était pas si mauvaise, mais cela aurait été de mauvais goût d’utiliser un sortilège contre les jumelles.

— D’accord ! —criai-je—. Continuez avec vos histoires. Moi, je m’en vais.

Au moins, ceci fonctionna. Elles se turent soudain et se tournèrent vers moi à l’unisson.

— Tu t’en vas ?

— Où ça ? —s’enquit Zoria.

— Puisque vous ne paraissez pas vouloir poursuivre le plan initial, je préfère être à la maison que sous le pont à écouter vos stupidités.

Il y eut un silence.

— D’accord —dit Zoria au bout d’un moment.

— Ma cheville tordue, ce n’est pas une stupidité —intervint Zalen.

Pour éviter qu’une querelle éclate de nouveau, je dis :

— Si tu ne peux pas marcher, nous te ramenons à la maison. Ce n’est pas la peine non plus que tu te traînes dans les passages secrets.

— Des passages secrets ! —s’exclama-t-elle, en se levant—. Il y a un passage par ici ? Où ça ?

— Cette nouvelle semble avoir guéri ta cheville d’un coup —lui fit remarquer Zoria, railleuse.

— Tu peux marcher ? —lui demandai-je.

— Oui, qu’est-ce que tu crois ? Je ne suis pas comme Ireli.

En percevant le regard moqueur de Zoria, je m’empressai de demander :

— Qui est Ireli ?

— La fille du baron de Rhynk. Une pleurnicheuse. Elle nous déteste.

— Oh, elle nous déteste au plus haut point —insista Zoria—. Chaque fois qu’on fait une bêtise et qu’elle l’apprend, elle va cafarder en courant auprès de son père.

— Quelle honte —grogna Zalen—. Pour elle, je veux dire.

— Revenons à ce qui nous occupe —dit soudain Zoria—. Où est l’entrée ?

Sans plus attendre, je leur montrai le chemin vers l’ouverture. Zalen secoua son parapluie à l’entrée, j’allumai quant à moi une lumière harmonique et nous continuâmes, ruisselantes comme des cascades. Les jumelles ne manquèrent pas de faire quelques commentaires sur l’état dégoûtant du tunnel. Il y avait des toiles d’araignée, des substances décomposées et cela sentait l’humidité. La pluie semblait avoir trouvé quelque fente par où s’infiltrer, parce qu’un ruisseau s’était formé entre les décombres qui jonchaient le sol du passage. Moi, je connaissais parfaitement cette section des tunnels et je conduisis ma petite expédition jusqu’à la salle du Dégel sans douter une seule fois. Le singe, maintenant que nous étions à l’abri, s’était éloigné de mes habits trempés et courait devant moi comme une ombre agile et fugace.

Je supposai qu’il ne devait pas y avoir beaucoup de monde dans l’académie, mais j’intimai aux jumelles de garder le silence, principalement pour qu’elles cessent de se disputer. Lorsque nous arrivâmes à la salle du Dégel, je leur dis :

— Maintenant, c’est votre tour de guider. Où va-t-on ?

Les jumelles me regardèrent avec un air mystérieux et je remarquai une certaine hésitation lorsque Zoria répondit :

— Tu veux vraiment le savoir ?

Je levai un sourcil.

— C’est un endroit dangereux ?

— Pas si tu nous imites exactement en tout.

— Qui est-ce ? —demandai-je—. La dernière fois, vous avez parlé d’un homme qui se cachait en quelque part… C’est un élève ?

Zoria et Zalen éclatèrent de rire.

— Un élève ! —s’écria Zalen—. Pas du tout ! Il est là depuis très longtemps. Il a beaucoup de manies, mais aussi beaucoup de travail et, nous, nous l’aidons.

— Pas d’autres questions —intervint Zoria, en voyant que j’ouvrais la bouche—. Maintenant, tu nous suis.

Une fois hors du passage, les jumelles passèrent donc devant et je les suivis avec curiosité. La lumière que créa Zalen était invoquée et, lorsqu’elle laissa échapper des lumières vertes et bleues, il nous fut impossible de les changer. Zalen grogna à voix basse pendant un bon moment, en essayant de calmer la lumière, et elle obtint finalement que son globe émette une couleur pourpre.

— La dernière fois en classe, j’avais bien réussi —se plaignit-elle—. Pourquoi faut-il toujours que je le rate quand j’en ai enfin besoin ?

— Fais-le avec les harmonies —proposai-je—, cela demande moins d’énergie.

— Ça m’étonnerait —répliqua-t-elle—. L’invocation, c’est ce que je réussis le mieux… on se contentera de cette lumière.

Au début, nous suivîmes un chemin connu. C’était le même que celui qui menait à l’Infirmerie Rouge. Mais ensuite, nous déviâmes, nous descendîmes des escaliers et nous nous retrouvâmes dans la galerie où j’avais trouvé Jirio un mois auparavant. Nous descendîmes d’autres escaliers et, avant de tourner pour prendre la suivante volée de marches, Zalen s’arrêta et Zoria écarta une des nombreuses tapisseries qui recouvraient les murs de l’édifice B. Je ne fus pas surprise d’apprendre qu’il cachait un passage secret, mais ce qui me surprit, malgré tout, ce fut de voir que, pour y pénétrer, Zoria dut ouvrir une sorte de porte camouflée avec quelque chose qui ressemblait à une clé.

Zoria et Zalen disparurent par la porte. Avant de les suivre, j’examinai la tapisserie. Elle représentait un dragon de glace tombant en piqué sur deux féroces guerriers en plein combat qui ignoraient que tous deux allaient bientôt mourir, mais non par la main de l’autre. C’était une tapisserie quelque peu inquiétante.

Je me dépêchai de suivre les jumelles dans le passage secret, qui était plus large que les tunnels auxquels j’étais habituée et, en plus, il était propre et le sol plus ou moins régulier.

— Ne te sépare pas de nous —avertit Zoria, à voix basse—. Cela pourrait être fatal.

Je pris un air soupçonneux, mais je les suivis. Aucune de nous ne dit un mot en suivant le passage. Au bout d’un moment, Zoria chuchota :

— Nous sommes arrivées.

Je fus stupéfaite lorsqu’elle tendit une main et tenta de pousser le mur qui, effectivement, glissa, comme un fin panneau de carton. Une explosion de lumière nous aveugla quelques instants et je clignai des yeux, en baissant la tête. Au bout de quelques secondes, je pus enfin voir que nous étions parvenues dans une petite salle circulaire remplie de bougies et de lampes allumées.

— Il n’est pas là —observa Zoria.

— Ces bougies sont fabriquées avec de la bave disséquée de caméléons marins —dit Zalen, sur le ton d’une experte—. Il y a des lampes d’huile noire, tu vois ? En voici une. Seyrum nous a expliqué tout ça et bien plus —ajouta-t-elle, avec fierté—. Shaedra, approche-toi, ça, c’est ce qu’il y a de meilleur au monde.

Zoria s’était approchée d’une table d’où elle avait saisi une bouteille. Elle la déboucha et but plusieurs gorgées. Elle sourit, enthousiaste, et la tendit à Zalen.

— Du jus mildique —m’expliqua cette dernière, en buvant à son tour.

J’écarquillai les yeux. On disait que le jus mildique était la meilleure boisson elfique de tous les temps. On disait qu’il accélérait la guérison des blessures, qu’il soulageait les douleurs de la vieillesse et qu’il avait goût de miel. Je me souvins qu’Aynorin avait dit qu’une fois, il avait goûté du jus mildique à Mythrindash, mais que le simple fait de payer quatre-vingts kétales pour une bouteille avait annulé tous ses effets. Je souris en me souvenant de la tête du maître Aynorin, indigné d’avoir eu à payer une somme si élevée.

Lorsque Zalen me tendit la bouteille, je humai le liquide, curieuse. Qui était ce Seyrum dont avait parlé Zalen ? Comment pouvait-il avoir assez d’argent pour acheter du jus mildique ? Cela sentait la framboise et l’écorce. Et cela avait un goût de miel et de pomme. J’avalai et je pris une autre gorgée avant de le repasser à Zoria.

— C’est bon, hein ? —dit-elle.

J’acquiesçai et je fronçai les sourcils.

— Seyrum —répétai-je, pensive—. Ceci est un nom typique d’Iskamangra. Même les princes s’appellent Seyrum. Et c’est l’empereur Seyrum II qui donna une fleur de muguet au Daïlerrin d’Aefna au Traité de la Colline d’Inisria. Il vient de là-bas ? —demandai-je, me rendant compte que mes pensées prenaient la tangente des marais.

— Il ne nous l’a jamais dit —répondit Zoria—. Mais son abrianais est étrange. Il n’a jamais parlé en naïltais. Mais il nous a aussi fait promettre que nous ne lui poserions jamais de questions sur sa vie.

— Il dit que son histoire ne vaut pas la peine d’être racontée —dit Zalen avec un léger sourire—. Soit il a trop de choses à raconter, soit il n’a rien à raconter.

Je fronçai davantage les sourcils, mais je ne dis rien. Soudain, Syu grimpa sur mon épaule sans prévenir.

« Je crois que quelqu’un approche. »

— Le singe ! —dit Zalen, surprise—. Depuis quand nous suivait-il ?

Je haussai les épaules.

— Depuis le début. Tu ne t’en étais pas aperçue jusqu’à maintenant ?

Les jumelles firent non de la tête et je pris une autre gorgée de jus mildique. J’entendis soudain un cri.

— Non, mais que faites-vous ? Qu’êtes-vous en train de faire ? Que les dieux aient pitié de vous !

Apparut alors en furie un homme aux cheveux argentés, mais au visage encore jeune, qui se rua sur moi. Tout se passa en quelques secondes. Moi, je m’écartai d’un bond, en lâchant la bouteille qui se brisa en mille morceaux en heurtant le sol, répandant le jus. L’homme furieux se pencha sur les morceaux de verre, en serrant les poings et tremblant de colère.

— Allez en enfer ! —vociféra-t-il—. Ces boissons ne sont pas pour vous. Je vous ai fait promettre de ne rien boire de cette étagère !

— Mais… mais ce n’était pas sur l’étagère. C’était sur la table —balbutia Zoria.

Apparemment, elles n’avaient jamais vu Seyrum aussi furieux. Collée contre le mur, j’observai que, près de moi, se trouvait une fenêtre avec un volet. L’ouverture du mur par où nous étions arrivées se trouvait à gauche de Seyrum. Si je devais fuir, par où m’enfuirais-je ?

« Je n’aime aucune des deux échappatoires », opina Syu, agrippé à mon bras et tremblant de peur.

— Moi non plus —articulai-je, paralysée, les yeux rivés sur l’homme.

— Ce n’était pas sur l’étagère ? —demanda-t-il, après un long silence très tendu.

Les jumelles firent non de la tête. L’homme se tourna vers moi et, à mon tour, je hochai négativement la tête. Ses yeux bleus lançaient des étincelles.

— Qui es-tu ?

J’ouvris la bouche et je dus inspirer profondément avant de pouvoir répondre.

— Mon nom est Shaedra.

— Pourquoi l’avez-vous amenée ? —poursuivit-il, sans cesser de me regarder.

Son visage était humain sans équivoque. Il n’avait aucune ride, même si Zoria et Zalen m’avaient dit qu’il était à l’académie depuis très longtemps. Bien sûr, je ne pouvais savoir ce que signifiait « très longtemps » pour Zoria et Zalen. Il avait aussi quatre anneaux à chaque main, plusieurs bracelets aux poignets et il était vêtu d’un pantalon de toile grossière qui lui arrivait à mi-cheville et d’une vieille chemise rapiécée. Rencontrer une telle personne au beau milieu de l’académie aviva intensément ma curiosité. Qui était cet homme ?

— Nous savions que cela te ferait du bien de manger correctement et Shaedra connaissait une entrée que nous ne connaissions pas. C’est pour cela que nous avons pensé qu’elle aussi avait le droit de venir ici…

— Personne n’a le droit de venir ici sans ma permission ! —s’emporta Seyrum.

Je sursautai et me préparai à fuir.

— Ce que vous avez fait est une stupidité. Je vous ai déjà dit que cet endroit était dangereux. Et vous deux, vous auriez dû savoir que cette bouteille n’était pas là pour que vous y goûtiez. Et toi —ajouta-t-il, en s’adressant à moi sur un ton méprisant—, tu devrais te méfier un peu plus et ne pas boire n’importe quoi.

— La bouteille n’était pas pour nous ? —souffla Zalen avec une petite voix.

— C’est la typique bouteille que tu laisses pour nous —dit Zoria, la voix tremblante—. Tu laisses toujours une de ces bouteilles sur la table.

— Quand je sais que vous allez venir, oui —admit Seyrum, en se relevant lourdement. Il nous scruta toutes les trois pendant un moment, les yeux plissés, comme s’il nous examinait—. Vous ne sentez rien d’étrange ?

Zoria et Zalen échangèrent un regard éloquent.

— Je me disais bien que ça n’avait pas le même goût —dit Zalen.

— C’était même encore meilleur —renchérit Zoria avec un grand sourire.

— Arrêtez de sourire bêtement —fit Seyrum, en ramassant les morceaux de verre avec un balai—. Ceci n’était pas une potion comme celles que vous connaissez. Ce n’était pas une bouteille pour vous amuser.

— Si ce n’était pas une bouteille de jus mildique —prononçai-je lentement—, qu’est-ce que c’était ?

Seyrum me jeta un coup d’œil et grogna.

— Vous l’avez fait venir et vous ne lui avez même pas dit ce qu’elle allait trouver ? Vous lui avez dit que ce qu’elle buvait était du jus mildique ? Par le saint éclair ! Je crois qu’il est temps que vous partiez. Si, demain, on trouve trois monstres morts dans une rue de Dathrun, je n’aurai aucun remord. Je ne veux plus vous revoir.

— Seyrum ! —protesta Zoria, tandis que les larmes commençaient à couler sur les joues de Zalen.

L’humain fit un geste brusque et leur indiqua la porte en la signalant de son balai.

— Dehors. Je n’ai pas besoin de gens stupides capables de boire n’importe quoi à portée de la main. Ceci est un laboratoire, pas une salle de récréation. Je vous avais averties des risques. Je vous donnerais l’antidote si je l’avais, mais vous ne m’avez même pas laissé une goutte de ce liquide qui puisse me servir et c’était une des solutions les plus difficiles à comprendre. J’ignore totalement ce qui va se passer et je ne veux pas vous voir souffrir, alors : dehors.

« Syu ! », dis-je, précipitamment. La panique commençait à me paralyser. « Que se passe-t-il ? »

« Tu me le demandes à moi ? », fit le singe, caché sous mon manteau. « Je crois que nous n’aurions jamais dû venir ici. »

Soudain, j’entendis un cri aigu et je me tournai brusquement. Zoria était tombée à genoux et elle essayait à présent de s’asseoir sur la chaise la plus proche, à tâtons, comme si elle ne voyait rien autour d’elle. Ses yeux dilatés et sa moue d’horreur me laissèrent sans voix. Qu’est-ce… ?

— Je vous l’ai dit —grogna Seyrum avec un soupir.

« Syu. Tu crois que c’est une mauvaise blague ? »

Le singe sortit la tête de sa cachette et observa la scène un moment.

« On ne dirait pas », répondit-il enfin, avec lenteur.

Les minutes qui suivirent furent une véritable torture. Seyrum avait totalement oublié sa colère et s’était précipité pour aider Zoria à s’asseoir sur une chaise. Zalen aussi commença à ressentir les effets et se laissa choir sur une autre chaise, secouée de spasmes sporadiques.

— Fais quelque chose ! —dit Zalen.

— Aide-nous, s’il te plaît —demanda Zoria, les yeux troubles.

Seyrum tournait dans la pièce, s’arrachant les cheveux, sans savoir quoi faire. Quant à moi, je restai appuyée contre le mur, attendant les tremblements, les sueurs et atrocités qui débuteraient d’un instant à l’autre. Peu après, Zoria et Zalen appuyèrent leur tête contre la table et ne bougèrent plus.

— Zoria ! Zalen ! —criai-je, bougeant enfin pour me précipiter vers elles.

Seyrum s’approcha et leur prit le pouls.

— Elles sont toujours vivantes.

— C’était quoi, cette potion ? —demandai-je.

— Une des nombreuses expériences que je fais. —Il me regarda étrangement—. Combien en as-tu bu ?

— Trois ou quatre gorgées —dis-je, en rougissant.

Il me contempla, les sourcils froncés, et m’indiqua l’unique chaise qui restait.

— Assieds-toi.

— Nous allons mourir ? —demandai-je avec un filet de voix.

Seyrum laissa échapper un grognement.

— Je ne le sais pas. Mais, au moins, vous n’êtes pas mortes d’un coup.

— Et cela veut dire quelque chose ?

— Oui. Que vous êtes encore en vie. Qui aurait l’idée de boire ça ? —dit-il, comme se posant la question à lui-même—. C’est de la folie. Comment n’as-tu pas eu l’idée de sentir le liquide avant de le boire ? Tu te serais rendu compte tout de suite que ce n’était pas du jus mildique. Du jus mildique ! —répéta-t-il, en secouant la tête, halluciné.

J’avalai ma salive avec difficulté et je me défendis comme je pus :

— Je l’ai senti, mais je n’avais jamais bu de jus mildique, je savais seulement que cela sentait la framboise et que ça avait goût de miel, et cette bouteille avait tout l’air d’en être. Je ne me suis trompée ni sur l’odeur ni sur le goût.

En plus, je n’aurais jamais cru que Zoria et Zalen pourraient me mentir sur ça, ajoutai-je pour moi-même.

— Tes amies pensaient que c’était une autre de ces potions amusantes qui te rallongent le nez ou changent la couleur des cheveux pendant dix minutes… ce genre de choses. Mais le cas est que vous avez fait la plus grande bêtise de votre vie.

— Ce n’est pas la peine de me le dire —murmurai-je, les yeux remplis de larmes.

Je pensai à Lénissu, Murry, Laygra, Akyn et Aléria, Aryès, Déria et Dol… Kirlens et Wiguy… Sayn. Sayn était le seul à savoir ce que signifiait mourir. Pour la première fois, je me mis à penser à ce que disaient les prêtres érioniques sur la mort. Ils disaient que chaque mort se transformait en un esprit et que, chaque fois qu’un membre de sa famille était en danger, il se portait à son secours. Mais, moi, je préférais aider ma famille, en étant vivante plutôt que morte. Je laissai soudainement échapper un violent sanglot.

— Je ne veux pas mourir !

— Calme-toi, il y a de grandes chances que cela ne provoque pas la mort. Je dirai même, qu’à présent tu ne devrais plus rien sentir. Et Zoria et Zalen semblent aller mieux.

Je jetai un coup d’œil sur les jumelles et je secouai la tête. Elles ne semblaient pas aller mieux. Je sentis ma gorge se nouer et je commençai à suer. Je clignai des paupières, aveuglée par les larmes.

— Syu —dis-je, sans prendre la peine de le lui dire par voie mentale—. Merci de m’avoir accompagnée tout ce temps —le singe sortit de mon manteau, l’air courroucé. Je souris, en pleurant—. Tu as une grande âme.

« Arrête de parler comme ça ! », me dit-il.

« Je vais mourir », lui dis-je, plus sereinement. « N’as-tu pas entendu ce qu’a dit Seyrum ? C’est seulement pour ne pas me faire paniquer. Je sais très bien lire les expressions, et Seyrum disait le contraire de ce qu’il pensait… »

Le singe gawalt laissa échapper un soufflement de singe, frappa la table de la main, pour me montrer son désaccord, et grimpa de nouveau sur mon épaule, en me prenant une mèche de cheveux pour me la tresser. Il ne faisait ça que lorsqu’il s’ennuyait ou lorsqu’il était très inquiet. Dans ce cas, il était facile de deviner comment il se sentait.

— Tu ne sens rien encore ? —demanda Seyrum, avec un certain soulagement.

— Non…

Soudain, j’entendis des souffles de respiration haletante et je me levai brusquement. Zoria et Zalen se redressèrent, en clignant des paupières.

— Ça y est ? —demanda Zoria.

— Je n’en serais pas si sûr —dit Seyrum, les sourcils froncés—. Mais peut-être. Comment vous sentez-vous ?

— Bien —dit Zoria.

— Bien —répondit Zalen à son tour.

Les jumelles se tournèrent vers moi.

— Shaedra ? Tu vas bien ?

— La terniane n’a rien ressenti —dit Seyrum—. Apparemment, cela ne l’a pas affectée.

— Quelle sorte de potion c’était ? —demanda Zoria, tendue.

— C’est le genre de potions dont les effets peuvent varier selon le jour, le temps, la personne, la quantité… Ne me demandez pas quels effets peut avoir ce que vous avez bu parce que je n’en ai aucune idée, la potion n’était même pas terminée. Je vous dirai seulement que ce genre de potions est spécial. Alors, si un jour vous avez plein de boutons sur la figure, avant de me le reprocher, sachez que ce n’est pas complètement ma faute.

— Nous savons reconnaître notre tort —intervint Zalen, avec un grand sérieux, ce qui n’était pas habituel chez elle—. Nous n’avons pas le droit de rejeter la faute sur toi.

— Je suis heureux que vous preniez les choses comme ça. Maintenant, si vous vous sentez assez remises, partez. J’ai du travail à faire.

Nous nous levâmes toutes les trois et nous nous dirigeâmes vers la porte.

— Je t’ai laissé la nourriture sur la table —dit Zalen—. Il y a des légumes, une bouteille de vin de Quenouille, des pâtes, de la tomate, du maïs et aussi du chocolat.

— Vous avez été de magnifiques collaboratrices —affirma Seyrum d’un mouvement de la tête—. Maintenant, je veux que vous me promettiez une chose.

— Quoi ? —demandèrent les jumelles en même temps.

— Rendez-moi la clé et ne revenez plus jamais ici, pour votre santé et pour la mienne.

J’observai l’expression imperturbable de Seyrum et les visages décomposés des jumelles avec une certaine impatience. Je voulais m’en aller le plus tôt possible. Je n’avais plus envie de connaître davantage cet homme, ni de parler avec les jumelles. Je voulais revenir à la maison et aller me coucher et dormir enfin…

Les jumelles n’eurent pas d’autre solution que d’obéir et de rendre la clé qui ouvrait la porte derrière la tapisserie du dragon de glace. Elles promirent de ne pas revenir au laboratoire de Seyrum, la voix empreinte d’une profonde peine.

Nous parcourûmes le long chemin du retour dans un silence absolu. Inexplicablement, je sentais qu’elles me considéraient coupable de tout cela. C’était absurde, c’était absolument illogique, mais, quand Zoria se tourna un instant vers moi, je crus voir dans ses yeux un muet reproche chargé d’hostilité.

Lorsque nous sortîmes, il pleuvait encore, mais la pluie n’était pas aussi dense, elle tombait doucement, comme un fin rideau chaud. Même après avoir traversé le Pont Froid, l’ambiance ne s’était pas améliorée.

— Allez, ce n’est pas la fin du monde… —commençai-je à dire.

Zoria et Zalen se tournèrent vers moi simultanément.

— Ce n’est peut-être pas la fin du monde, mais tout cela est bien pire —dit Zoria.

— Nous ne le reverrons plus, Shaedra —murmura Zalen—. Il était la seule chose fantastique que nous avions dans cette vie. Il nous a enlevé ce que nous étions.

— Il nous a interdit d’être comme lui et tout est de ta faute.

— Zoria… —dis-je, abasourdie—. Je n’ai rien fait…

— Cela faisait presque deux ans que nous le connaissions. Et voilà que tu arrives et qu’il nous défend de le revoir. C’est ta faute, tu ne peux pas le nier.

Zoria se retourna brusquement et se mit à grimper l’avenue principale. Zalen hésita un instant puis la suivit sans un mot. Je remarquai qu’elle boitait un peu.

Je restai un bon moment debout sous la pluie, sans pouvoir croire ce que j’avais entendu. Bien sûr, Zoria et Zalen n’avaient jamais eu un jugement très perspicace. Mais, malgré tout, cela me faisait mal de les voir si fâchées avec moi. Enfin, plus que de la peine, je ressentais de la perplexité.

Je levai la tête vers le ciel noir.

« Il pleut toujours », observai-je inutilement.

« Et, toi, tu es toujours immobile comme une statue », grogna Syu, relativement à l’abri sous mes cheveux.

Je soupirai.

« Tu as raison. Je n’ai pas envie d’attraper une pneumonie. Même Aléria ne sait pas comment soigner ça. Il vaut mieux ne pas prendre de risque. »

Cette nuit avait été terriblement mauvaise. D’abord la pluie, ensuite la potion et Seyrum et, pour comble, j’avais perdu deux amies. Eh bien, que pouvait-on y faire ? Si elles n’étaient pas capables de penser correctement, c’était mieux comme ça. Et, vu sous cet angle, j’aurais mieux fait de ne pas leur montrer le passage secret. Sans cela, tout aurait été très différent. Cette dernière remarque, je me la répétai de nombreuses fois après cette nuit maudite, et je me la fis aussi, sur le chemin du retour vers la maison près de la plage, lorsque je fus prise d’une douleur qui me plia en deux et m’aveugla à moitié.

D’abord, je sentis une terrible douleur à l’estomac, puis cela cessa et je fus assaillie alors d’horribles élancements dans la tête. Je ne pouvais même pas me concentrer pour écouter les paroles de Syu, et le singe s’était éloigné de moi, atterré, alors que j’avançais en aveugle, sans voir où j’allais. Peu après un élancement particulièrement douloureux, je me heurtai contre quelque chose de froid et de dur qui avait tout l’air d’être un mur. Un peu plus tard, j’éprouvai une terrible envie de crier, mais ma gorge ne répondait plus et mes pensées ne pouvaient se centrer que sur une chose : la douleur. Le moment arriva où je fus incapable de bouger et je restai étendue sur le sol boueux, morte de peur. Qu’est-ce qui pouvait être pire que de mourir ? me demanda une petite voix dans ma tête. Je ne mis pas longtemps à le savoir. Un éclair lancinant me parcourut tout le corps et je me relevai, je marchai je ne sais combien de temps, l’esprit confus, pensant peut-être pouvoir fuir la douleur en avançant.

Un bref instant, j’eus une lueur de lucidité. Je me vis debout sur une colline verte, sous une pluie fine, mais persistante. Je vis un éclair et j’entendis le tonnerre. Ce fut comme un signal. D’un coup, tout mon corps se mit à brûler. Comme dans un feu de joie. Mais ce n’était pas un feu normal et ordinaire. On ne le voyait pas. Et pendant que mon jaïpu se consumait peu à peu, je sentis que quelque chose en moi changeait irrémédiablement. Je ne compris pas tout de suite ce que c’était, mais mon corps réagit immédiatement : de toute la force de mes poumons, je criai de douleur, les yeux atterrés, fixés sur la pluie et la lumière des éclairs. J’enfonçai mes griffes dans la boue, sentant que je sombrais dans l’obscurité.

9 Étoiles et secrets

Au bout d’un moment, peut-être des heures, toute la douleur se dilua et s’évanouit et je me dirigeai lentement vers Dathrun, en me demandant comment diable j’avais réussi à sortir de la ville. Tous mes souvenirs étaient confus et plus je tâchais de les reconstruire plus ils s’effilochaient. Le soleil ne s’était pas encore levé et j’avançai vers la plage avec une étrange énergie qui vibrait en moi comme si elle voulait se libérer.

Tandis que je descendais la colline qui conduisait à la maison de la plage, je me souvins tout à coup des événements de la nuit. Seyrum, les jumelles… et la potion. Je laissai échapper un bruit étouffé et je me mis à courir, morte de peur. Les effets de la potion n’avaient malgré tout pas été trop terribles… n’est-ce pas ? Au moins, ils ne m’avaient pas tuée…

Alors je me rappelai un détail qui me fit dresser les cheveux sur la tête. J’abaissai le regard sur mes bras et je vis les manches déchirées de la chemise. Ma peau était normale. Mais je me souvenais qu’un instant plus tôt, j’avais vu des tâches noires. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Que j’étais en train de me transformer en un atroshas noir ou quelque chose du genre ? Ma question ingénue me fit sourire ironiquement. Quelle sorte d’atroshas mesurait un mètre cinquante cinq ?

Il ne pleuvait plus, mais le terrain était humide et, en courant imprudemment vite, je glissai. Bizarrement, quelque chose m’empêcha de m’étaler par terre.

— Shaedra…

— Lénissu ! —exclamai-je, profondément soulagée—. Tu ne sais pas combien je suis contente de te voir.

— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? —demanda Lénissu. Le ciel commençait déjà à bleuir et je pus distinguer son expression préoccupée. Non, me dis-je soudain en l’examinant mieux, il n’était pas préoccupé, il était aussi épouvanté que moi—. Tu es blessée ?

Syu surgit de nulle part et grimpa sur mon épaule, émettant des bruits inquiets.

« C’était horrible ! », dit-il sur un ton qui reflétait une véritable panique. « Qu’est-ce que c’était ? J’ai un mauvais pressentiment… »

— Syu —l’interrompis-je avec douceur, en lui donnant de petites tapes sur la tête—. Je vais bien.

Et, effectivement, je me rendis compte que c’était la vérité : je ne m’étais jamais sentie avec autant d’énergie.

— Comment as-tu su que j’étais là ? —demandai-je à mon oncle.

Lénissu signala Syu du menton.

— Le singe. Il est venu me réveiller et, à son attitude, j’ai deviné qu’il t’était arrivé quelque chose, il m’a guidé jusqu’à l’endroit où il t’avait vue pour la dernière fois et, à partir de là, je ne sais comment, il a réussi à te trouver.

« J’ai dû le secouer pendant un bon moment avant qu’il ne se réveille », se plaignit Syu, foudroyant mon oncle du regard. « Et, après, il a été lent à réagir. Heureusement que tu vas bien, sinon je l’aurais maudit pendant tout le reste de ma vie. »

Je roulai les yeux, mais je ne dis rien. Nous prîmes le chemin du retour vers la maison. Lénissu se tut un long moment.

— Je suppose que je l’ai bien mérité —dit-il soudain.

J’écarquillai les yeux sans comprendre.

— De quoi parles-tu ?

Soudain, Lénissu s’arrêta et me fixa longuement de ses yeux violets.

— Depuis le début, tu ne me fais pas confiance. C’est de ma faute.

Je restai ébahie.

— Que… quoi, comment ça… ? —bredouillai-je—. Bien sûr que je te fais confiance, Lénissu, qu’est-ce qui te fait croire le contraire… ?

Lénissu secoua la tête.

— Si tu avais réellement confiance en moi, tout de suite, tu serais en train de me raconter ce que tu faisais dehors à une telle heure.

Je l’observai les yeux plissés et j’eus une idée.

— Très bien, je propose un pacte. Je te raconte ce qui m’est arrivé cette nuit et, toi, tu me racontes tout sur les eshayris et sur ce que manigance Amrit Daverg Mauhilver et tu me dis toute la vérité sur mes parents. Parce que je ne crois pas que c’étaient de simples contrebandiers.

Lénissu écarquilla les yeux et fit une moue grognonne.

— Tu sais, Shaedra ? Il y a certaines choses qui ne peuvent être révélées à personne, pas même à une nièce.

Lénissu était encore plus têtu que moi. Je toussai et haussai les épaules.

— Je crois… je crois que je ne suis pas tout à fait bien —dis-je soudain.

— Revenons à la maison —proposa Lénissu, la mine sombre, en me soutenant d’un bras ferme.

Je sentais que, d’un coup, toute l’énergie me désertait. J’étais trempée et je me sentais exténuée.

« Mes pressentiments étaient justes », dit Syu. Son ton moqueur laissait transparaître une certaine inquiétude.

« Y a-t-il des devins parmi les gawalts ? », demandai-je, alors que je sentais que mes yeux se fermaient de fatigue.

« Bien sûr que non », rétorqua Syu, blessé dans son orgueil. « Les gawalts, nous ne perdons pas le temps avec de telles bêtises. Les saïjits, vous êtes superstitieux, mais les gawalts, nous sommes ingénieux. »

« J’avais oublié à qui je parlais », répliquai-je, amusée.

Lorsque nous arrivâmes près de la maison, tout le monde dormait, excepté Srakhi, qui nous attendait sur le seuil, très inquiet. Lorsqu’il vit Lénissu, son visage exprima le soulagement.

— Les dieux soient loués. J’ai cru qu’un monolithe t’avait encore englouti —marmonna-t-il.

Lénissu jeta un coup d’œil vers le ciel qui s’éclaircissait et dit :

— Ne prononce pas des mots de mauvaise augure.

Il me conduisit jusqu’à son lit, j’enfilai une de ses longues chemises, me défaisant de mes habits trempés et, à peine allongée, je tombai dans un profond sommeil.

* * *

Dans mon rêve, je traversai un monde plein de flammes. C’étaient comme de gigantesques langues rouges qui remuaient comme des fouets et, moi, je les évitai, volant comme un oiseau. Échappant aux coups de langue des flammes, j’avançai à une rapidité ahurissante, montant en spirale, descendant en piqué dans un monde de feu, réalisant des pirouettes dans l’air… mais il n’y avait pas de fin. Et, de temps en temps, pendant ma course, j’entendais la voix de Wiguy, pleine de reproches.

— Comporte-toi comme une personne civilisée ! —me disait-elle, revêtue de son tablier et les mains appuyées sur les hanches.

Pourtant, je continuai ma course sans pouvoir m’arrêter et je riais joyeusement en lui disant que les dragons ne comprenaient rien à la civilisation.

Lorsque je me réveillai, le soleil plongeait dans l’océan. Je me redressai brusquement. Comment avais-je pu dormir autant ? Mon brusque mouvement me fit tourner la tête et je demeurai immobile quelques instants avant de me remettre.

Mais la vérité, c’est que je ne me sentais pas bien. Je n’avais plus mal nulle part, mais je percevais une sueur froide sur ma peau et j’avais l’impression que ma tête allait tomber si je bougeais. Lentement, très lentement, je me recouchai sur le lit de Lénissu et je me mis à réfléchir. C’était la seule chose que je pouvais faire dans l’état où je me trouvais.

Toute cette histoire était due à la potion de Seyrum. Cela ne faisait aucun doute. Or, Seyrum avait dit qu’il ignorait totalement comment nous pouvions réagir après avoir bu cette potion. Selon lui, l’effet était plus ou moins aléatoire. Une des choses qui me préoccupait le plus était de savoir ce qui m’arriverait, bien sûr, mais je ne pouvais pas cesser de me demander si Zoria et Zalen avaient souffert d’autres crises peu après nous être séparées. Et s’il leur était arrivé la même chose ? Dans ce cas, ce que j’avais de mieux à faire, c’était de me rendre chez les jumelles et de leur parler. Je pouvais aussi aller trouver Seyrum et lui poser plus de questions pour savoir qui il était et ce qu’il faisait dans son laboratoire.

C’était un peu frustrant d’avoir tant d’idées et de ne pas pouvoir les mettre en pratique. Mais le cas est que j’éprouvais la même sensation que si l’on m’avait donné du poison d’aboulie. Mes membres me répondaient à peine et c’est tout juste si je les sentais. Lorsque j’eus retourné dans ma tête tout ce que j’aurais pu faire et ne pouvais faire, je me concentrai sur le présent et sur moi. Mes pieds et mes mains étaient glacés, mais les frotter demandait trop d’énergie et je renonçai rapidement, sentant une sueur maladive me recouvrir. Méthodiquement, je poursuivis mon inspection, tâchant de me comporter comme un médecin examinant un malade… Tout d’abord, je constatai que mon manque d’énergie présentait un aspect normal : mon corps était exténué, comme si j’avais parcouru vingt kilomètres, mais cette fatigue n’était due à aucun facteur externe. Cela ne semblait pas empirer. Je pensai alors que la potion en elle-même était un facteur externe. De sorte que je passai la demi-heure suivante à chercher une trace de la potion dans mon corps. Ce fut peut-être en raison de mon horrible habileté comme guérisseuse ou peut-être parce que de nombreuses heures s’étaient écoulées depuis que j’avais bu la potion, mais, en tout cas, toutes mes tentatives furent vaines.

J’entendis alors des voix qui s’approchaient. La porte de la maison s’ouvrit et j’eus l’impression que ma tête allait éclater avec un tel tumulte. Au début, je ne saisis même pas ce qu’ils disaient, mais, peu à peu, je compris qu’ils s’étaient tous rendus à l’académie pour aller chercher les résultats des examens.

— Ce n’est pas possible ! —disait la voix de Murry. Je haussai légèrement un sourcil au ton de sa voix—. C’est impossible que…

La voix de Laygra se superposa à la cacophonie.

— Je savais que ma réponse ne plairait pas au maître Erkaloth ! Sans cette maudite question numéro quinze, j’aurais eu un B, j’en suis sûre.

— Comment va Shaedra ? —demanda alors Déria.

— Dans la chambre, elle continue de dormir —répondit Dol. Je supposai que c’était le seul qui était resté à la maison à fabriquer des jouets.

J’entendis des pas au milieu d’un chœur de voix et je vis la tête de Déria apparaître par la porte entrouverte. Elle me regarda en penchant la tête et, me voyant réveillée, elle fit un large sourire.

— Shaedra ! Comment vas-tu ?

— À merveille —répondis-je en souriant moi aussi—. Qu’est-ce qu’ils crient donc tous ?

— Murry et Laygra sont allés voir les résultats de l’examen —répondit Déria, avec entrain, tout en s’avançant et s’asseyant au bout du lit—. Murry a eu un B en théorie d’invocation. Au total, il a eu un P et Laygra un B. Toi aussi, tu as eu un B —me dit-elle joyeusement.

Je clignai lentement des yeux et je souris.

— Ça alors —dis-je, et je fronçai les sourcils—. Et que signifient les lettres ?

J’entendis plusieurs rires et je levai la tête. Laygra, Murry, Dol et Aryès venaient d’entrer dans la chambre et, en m’entendant, mon frère et ma sœur, moqueurs, s’étaient mis à rire.

— P signifie « Passable » —expliqua Laygra, en s’asseyant sur une chaise—. Et B signifie « Bien ».

— Qu’est-ce qu’il y a comme autres lettres ? —demandai-je avec curiosité.

— Eh bien —dit-elle, en fermant le poing et en levant le pouce—. La meilleure note est le R, remarquable. Puis le E, excellent —dit-elle, en levant un autre doigt—. TB, très bien. Après il y a B et P, puis I et CI, c’est-à-dire Insuffisant et Clairement Insuffisant. En dessous, on ne met pas de note. On expulse directement l’élève.

— Voilà ta feuille de résultats —dit Murry, en me la passant—. Devine quelle note m’a mise le professeur Tawb ! Un E ! Moi qui étais sûr d’avoir gaffé en disant que le roi Némeron était mort assassiné par des bandits envoyés par Seydir le Fratricide…

Je ne pus me retenir : j’éclatai d’un grand rire. Le roi Némeron d’Acaraüs et Seydir le Fratricide, appelé aussi le Prudent, avaient plus de deux siècles de différence. Puis je me concentrai sur la feuille que m’avait donnée Murry, pendant que les autres causaient tranquillement dans la chambre. Aux cinq examens de théorie, j’avais deux B et trois TB. Les résultats des examens pratiques étaient pire. Étonnamment, en endarsie, j’avais un P, en invocation, un I, en harmonies un R, en perception un B. Dans la case correspondant à l’examen de transformation, je vis inscrite les effrayantes lettres CI. Ce n’était pas une surprise : j’avais rendu quasi intacte la boule que j’étais censée aplatir. Je ne savais pas très bien comment ils faisaient la moyenne de toutes ces notes, mais cela n’avait pas beaucoup d’importance : au moins, je n’avais pas fait un désastre.

Mes paupières se fermaient, mais je m’efforçai malgré tout de parler avec les autres. Puis, ils durent se rendre compte que mon regard se perdait dans le brouillard parce qu’ils sortirent l’un après l’autre de la chambre pour me laisser dormir.

Laygra resta un moment de plus assise sur la chaise, plongée dans ses pensées. J’observai son visage allongé et je vis qu’elle fronçait les sourcils, comme si quelque chose la préoccupait. Juste avant de plonger dans un profond sommeil, je sursautai.

— Laygra —dis-je brusquement—, où est Syu ?

Ma sœur tressauta, surprise, me croyant déjà endormie.

— Il nous a accompagnés jusqu’à l’académie, puis il est parti de son côté —répondit-elle en retenant ses cheveux avec les mains—. Ne te tracasse pas —ajouta-t-elle, en me souriant—, il sait prendre soin de lui mieux que toi.

— Cela ne me rassure pas beaucoup —répliquai-je, en soupirant.

— Maintenant, dors, sœurette —me dit-elle doucement.

Malgré mon inquiétude, je m’endormis et je rêvai de nouveau que je volais à toute allure dans un paysage de flammes qui changeaient sans cesse de forme. Mais cette fois, ce n’était pas Wiguy qui me parlait, mais Aléria. Debout, sur une île entourée de lave, elle brandissait un énorme livre vers moi et me criait quelque chose que je n’arrivais pas à entendre.

* * *

Lorsque je me réveillai, il faisait nuit et, pour la première fois, je me rendis compte que j’occupais le lit de Lénissu. Où pouvait bien dormir mon oncle ? Mais c’était déjà beaucoup supposer que de penser qu’il était en train de dormir, car dernièrement il était souvent absent la nuit et il dormait une bonne partie de la journée. Il ne disait jamais où il allait.

Je me sentais beaucoup mieux et, bien que je ressente une vague torpeur qui n’était pas tout à fait normale, je pouvais bouger et j’avais un besoin urgent de me dégourdir les jambes.

Je me levai et rejoignis la porte en silence. Je sortis de la maison sans réveiller Srakhi. Je me promenai un peu aux alentours de la maison et je me rendis compte que j’étais totalement éveillée : je ne pourrais pas me rendormir cette nuit-là. Malgré tout, je ne voulais pas m’éloigner de la maison, de sorte que je me contentai d’atteindre le sable et je m’assis sur la plage. La nuit était sereine et les étoiles ainsi qu’un fin croissant de nouvelle lune brillaient dans le ciel. Cela faisait longtemps que je n’observais pas les étoiles. Le mois où nous avions traversé la vallée d’Éwensin, je m’étais habituée à contempler les étoiles et la cime des arbres et à entendre les bruits nocturnes de la forêt, de même que je m’étais habituée auparavant à écouter les crissements du bois dans la taverne de Kirlens et les voix lointaines et sourdes d’Ato.

C’était une sensation agréable d’être étendue le dos sur le sable, à contempler le ciel constellé, alors que le sable, tiède encore, conservait la chaleur du soleil de la journée passée. Tant qu’il ne pleuvait pas et qu’il ne faisait pas froid, bien sûr.

Je demeurai allongée là un long moment, les mains sous la tête et les jambes croisées. On entendait la houle tranquille qui sentait le sel et les algues humides. C’était merveilleux de pouvoir rester ainsi et mener une vie sereine et paisible.

Le Cerf ailé me manquait. Tous me manquaient : Wiguy et Kirlens, Salkysso et Galgarrios et Kajert et, devenant encore plus nostalgique, j’en vins même à regretter les mauvais tours de Nart. Je ne pouvais pas vraiment dire que Marelta me manquait, mais j’aurais tellement aimé écouter de nouveau les leçons du maître Aynorin. Les professeurs de l’académie de Dathrun n’étaient pas comme le maître Aynorin. Ils étaient plus distants, plus professionnels, moins sympathiques. Même Zeerath et le professeur Tawb. Il y avait quelque chose dans l’académie de Dathrun qui ne me plaisait pas. Peut-être était-ce parce qu’il y avait beaucoup plus de monde, ou bien parce que l’on enseignait des choses plus spécialisées et plus dangereuses. Les gens étaient différents. Dans les rues de Dathrun, il n’y avait pas de vieux sages avec leurs tuniques blanches se promenant tranquillement et saluant chaque personne qu’il voyait par son nom. Le problème de Dathrun, c’était que les gens connaissaient à peine ceux qui les entouraient et ils ne se préoccupaient pas de savoir si leur voisin était heureux ou non. Chacun s’occupait de ses affaires, comme s’il ressentait une profonde indifférence pour les vies des autres. Il était vraiment étonnant de constater combien deux cultures pouvaient être différentes.

Syu me trouva alors que je réfléchissais à ces questions culturelles. Il courait sur la plage dans l’obscurité et je m’amusai à imaginer qu’en réalité Syu était un singe géant qui traversait un gigantesque désert.

« Syu ! », lui dis-je, en me redressant, tandis que le monstre se transformait en un petit mammifère aux quatre membres longs et minces. « Pourquoi es-tu si souvent dehors ces derniers temps ? »

« Si je te le dis, tu vas me bénir », rétorqua-t-il.

Ceci aviva ma curiosité.

« Et pourquoi devrais-je bénir un singe gawalt ? »

« Parce que nous avions une leçon avec le Sombre, cette nuit. Alors, pour ne pas le laisser attendre bêtement, je me suis dit qu’il pourrait toujours me donner des leçons à moi. »

Mon cœur cessa de battre une seconde. Daelgar ! Comment avais-je pu oublier ? Le Sombre, comme l’appelait Syu, m’avait donné rendez-vous cette nuit pour une leçon. Le pire, c’était qu’il ne s’agissait pas d’une leçon normale, car j’avais enfin réussi à lui demander de m’enseigner un peu à contrôler l’énergie bréjique. Et j’avais perdu ma première leçon.

— Mince —fis-je, découragée, alors que le singe s’asseyait à côté de moi, en croisant les jambes—. Il était de mauvaise humeur ?

« De mauvaise humeur ? Dis-moi franchement, as-tu déjà vu le Sombre de mauvaise humeur ? »

Je réfléchis un peu et je fis non de la tête.

« À vrai dire, non », admis-je. « Mais… il n’a rien dit ? »

« Je lui ai dit que tu dormais et que tu avais probablement attrapé une pneumonie. Je lui ai expliqué que c’était une chose très grave, parce qu’Aléria ne connaissait pas de remède pour une pneumonie. »

« Tu lui as dit ça ? », demandai-je, en laissant échapper un gros rire.

« Quelque chose comme ça », répliqua-t-il, sans me prêter attention.

« Il a dû croire que tu te moquais de lui », dis-je finalement, en secouant la tête, un grand sourire aux lèvres. « Mais alors, il t’a réellement enseigné quelque chose ? »

« Bien sûr. Mais on a surtout parlé. Bien que ce soit un saïjit, il est assez intelligent, le Sombre. Il m’a raconté plusieurs histoires. Et il m’a posé des questions sur les coutumes gawaltes. C’est un bon début pour qu’il s’habitue à penser comme un gawalt. »

Je soufflai, amusée.

« Et que lui as-tu raconté sur les gawalts ? Je suis sûre que tu lui as raconté l’histoire de la tarte aux raisins chiztrians. »

Syu acquiesça.

« On ne peut pas parler de cuisine sans parler de la tarte aux raisins chiztrians », dit-il très sérieusement. « Mais je ne lui ai pas parlé que de cuisine. En fait, c’est parce qu’il a dit qu’il avait dîné une soupe de pommes de terre et je ne sais plus quoi d’autre. Je lui ai aussi expliqué pourquoi les gawalts, nous avons plus de talent que vous, les saïjits. »

« Allons, Syu », fis-je, en roulant les yeux. Nous avions déjà eu cette conversation de nombreuses fois. « Entre gawalts il y a beaucoup moins de diversité qu’entre saïjits. Un orc n’est pas la même chose qu’un hobbit. Comment peux-tu parler sans savoir ? Chaque race a ses particularités et chaque individu sa façon d’être. Je sais bien que c’est plus facile de juger avant de connaître, mais, étant donné que tu es un gawalt, tu devrais laisser tes préjugés de côté. Moi, je n’ai jamais douté que tu sois plus souple que moi et, pourtant, pour une terniane, reconnaître cela est une réelle preuve de modestie. »

Syu se gratta la tête, pensif.

« Les saïjits, vous relativisez toujours les choses. Vous devez séparer au cas par cas. Vous vous compliquez toujours la vie. »

« Eh bien, là encore tu généralises », observai-je. « Tous les saïjits ne pensent pas comme moi. »

Nous philosophâmes un peu plus, puis nous demeurâmes silencieux, tous deux allongés sur le sable, songeurs.

« Ah, oui », dit soudain le singe. « À présent, je me souviens. Ton oncle m’a donné un message pour toi. Il a dit qu’à partir de maintenant, il ne te laisserait plus sortir seule la nuit. »

« Quoi ? », dis-je brusquement. « Il a dit ça ? »

« Ça et aussi que si le Sombre te mettait de nouveau en danger, il se chargerait personnellement de lui. »

Un frisson me parcourut la colonne vertébrale et me fit trembler.

« Lénissu croit donc que Daelgar est responsable de ce qui m’est arrivé hier », murmurai-je. Cela me paraissait absurde, mais pas tant que ça pour quelqu’un qui ne connaissait pas Daelgar. « Tu crois que Lénissu a parlé à Daelgar ? »

Syu haussa les épaules.

« Je n’en sais rien. Daelgar ne semblait pas surpris quand je lui ai dit que tu ne viendrais pas, mais Daelgar ne se surprend de rien en général. »

« Hum », approuvai-je. Et je me levai. « Quoique fasse Lénissu, il ne réussira pas à me garder enfermée à la maison à cause de frayeurs absurdes. Pour le moment, c’est moi qui suis mon pire danger. »

« Tu crois que ce qui t’est arrivé hier va se reproduire ? », demanda Syu.

Je le regardai et je fus surprise de le voir si serein. J’acquiesçai.

— C’est probable. —Je me mordis la lèvre et me dirigeai vers la maison—. Je crois qu’il est temps de retourner à la maison et de dormir un peu plus.

Mais à peine eus-je dit cela que j’entendis un bruit de pas. Instinctivement, je m’accroupis derrière une petite dune et je m’entourai d’harmonies pour me dissimuler, mais, ensuite, je pensai qu’il s’agissait probablement de quelque voisin qui vivait là, à moins que ce ne soit Lénissu revenant de ses mystérieuses activités.

Deux silhouettes marchaient sur le chemin. Elles se dirigeaient vers la maison que nous louions et elles parlaient à voix basse, mais l’une d’elles semblait avoir du mal à conserver un ton calme et laissait percer la colère.

— Tu es impossible —disait la voix la plus sereine.

— C’est ma vie —répliqua l’autre voix—. J’ai le droit de faire ce que je veux. Elle m’aime et je l’aime, où est le problème ?

— Le problème, Murry ? Le problème, c’est qu’elle appartient à une autre classe de gens. Si ses parents l’apprennent, ils ne laisseront pas faire. Et un jour, tu verras qu’ils t’accuseront de quelque chose que tu n’auras pas fait et, alors, ils t’enverront en prison ou aux galères, ou quelque chose du style.

— Qu’ils m’envoient aux galères, cela m’est égal. Iharath, c’est trop spécial pour que tu puisses le comprendre.

— Je le comprends parfaitement —grommela Iharath. Pour la première fois, on percevait une note d’exaspération dans sa voix—. Mais, toi aussi, essaie de bien comprendre : cette relation n’a pas d’avenir.

— C’est absurde.

— Je prétends seulement te donner un conseil.

— Je n’ai pas besoin de tes conseils —répliqua Murry avec rudesse.

Je vis qu’Iharath s’arrêtait, embarrassé.

— Bonne nuit, Murry. Médite un peu sur ce que tu es en train de faire. La fille du gouverneur ne se mariera jamais avec un ternian sans titres et sans fortune. C’est la simple vérité.

Un instant, je crus que Murry allait le frapper, mais il se contrôla et dit froidement :

— Bonne nuit, Iharath. Et occupe-toi de tes affaires.

Iharath fit demi-tour et s’éloigna rapidement. Murry entra dans la maison et je restai étendue sur le sable, bouche bée. Je ne savais si en rire ou si courir après Iharath pour lui demander plus de détails… Mais, en réalité, cela n’avait pas beaucoup de sens de me moquer de Murry parce qu’il aimait une femme. Je ne connaissais rien à l’amour et à ce genre de choses, mais, par exemple, je savais qu’Aynorin et Sarpi ne pourraient jamais se séparer. Je devinai à la façon dont s’était exprimé Murry que Keysazrin et lui s’aimaient comme Sarpi et le maître Aynorin. Mais cela ne changeait rien au fait que Murry courtisait la fille du gouverneur.

« Dans quelle famille tu t’es fourré, Syu », commentai-je.

Syu acquiesça.

« Et que penses-tu de tout cela ? », lui demandai-je.

« Je dis que, s’ils ne veulent pas que Murry s’assemble avec la fille du gouverneur… » Il fit une moue.

« Tu as un mauvais pressentiment », ajoutai-je, complétant sa pensée. « Hum… bon, qui sait ? Peut-être que Murry héritera cent mille kétales et un titre de duc de quelque mécène secret et que tout s’arrangera. Cela arrive dans les œuvres de théâtre de Teinsin. Ou, alors, il pourrait aussi enlever Keysazrin et s’enfuir avec elle dans un pays lointain. Je ne sais pas quelle serait la meilleure fin. »

Syu grogna.

« Les saïjits, vous vous compliquez trop la vie. Et je généralise exprès », ajouta-t-il, avec un grand sourire.

Je lui rendis son sourire, contente de savoir que Syu conservait toujours une âme de gawalt.

10 La Gemme de Loorden

Le jour suivant, je me dis que je devais parler sans faute à Lénissu. Cependant, je ne parvins à lui parler qu’en fin d’après-midi et je passai donc la journée à réfléchir à ce que je pouvais lui dire. Personne d’autre ne me demanda pourquoi j’étais tombée malade pendant une journée, et je compris que personne n’y accordait beaucoup d’importance. Je me demandai comment j’aurais réagi à la place de Murry si l’on m’avait dit que ma sœur était tombée malade en revenant à la maison après sa leçon habituelle avec Daelgar, ce que tous avaient sûrement dû croire. Je me serais préoccupée, oui, mais sans plus. Se promener par une nuit si mauvaise comme celle que nous avions choisie, les jumelles et moi, pour entreprendre notre malencontreuse aventure, aurait pu détruire la santé de n’importe qui.

Je mourais d’envie de savoir comment allaient Zoria et Zalen, mais je n’osais pas sortir de la maison. Je restai donc avec Aryès et Déria et j’écoutai Dolgy Vranc nous donner des conseils pour fabriquer une boule de coton volante. Lorsque nous parvînmes à faire voler plusieurs boules, il nous montra comment fabriquer un ours en peluche et nous passâmes plusieurs heures, un fil et une aiguille entre les doigts, à coudre des ours munis d’ailes pour que l’on comprenne bien que les peluches pouvaient voler. Bien sûr, la capacité de voler se perdrait avec le temps, et les parents fortunés des enfants pourraient se rendre chez un artisan, de préférence chez Dolgy Vranc, pour qu’il permette à l’ours de voler de nouveau. C’était simplement une affaire de commerce, et Dolgy Vranc le savait, mais, s’il se trouvait des parents pour acheter à leurs enfants ces peluches, il ne fallait pas laisser passer l’occasion : le loyer de la maison ne se payerait pas tout seul.

Vers le milieu de l’après-midi, nous avions déjà fabriqué dix ours volants qui rejoignirent les dix qu’avait déjà fabriqués Dol. Et peu après, nous étions Aryès, Déria et moi, dans les rues du marché de Dathrun, chargés de plusieurs énormes sacs remplis de jouets. Nous nous installâmes au coin d’une rue et nous disposâmes peluches, poupées, attrape-couleurs, boules de lumière, ballons chaotiques et autres babioles qu’avait fabriqués Dolgy Vranc, presque tous à partir de matériaux de récupération. À Dathrun, les jouets magiques n’étaient pas une nouveauté, mais, malgré cela, des ours volants, ça ne se trouvait pas partout. Et certains jouets comme les attrape-couleurs étaient une complète invention du semi-orc. Par conséquent, soit les gens ne nous prêtaient nulle attention, pensant qu’ils n’avaient pas besoin de jouets neufs, soit ils se ruaient sur nous.

— Qui fait le crieur ? —demandai-je, lorsque nous eûmes installé tout notre bric-à-brac.

Aryès écarquilla les yeux et les détourna en s’intéressant subitement à autre chose. Déria se frotta les mains.

— C’est moi qui m’en occupe —dit-elle, ravie, joignant les mains et prenant une inspiration. Elle se racla la gorge, ouvrit la bouche et commença à glapir—. Des ours volants ! Des ours volants à cinq kétales pour les enfants ! Qui veut des ours volants ? Vous, monsieur ? Achetez des ours volants ! Cinq kétales !

Les visages se tournèrent vers nous. L’homme à qui s’était adressé Déria marmonna quelques mots et s’éloigna dignement. Je regardai Déria un peu surprise.

— Eh bien, on dirait qu’aujourd’hui nous allons faire de bonnes affaires —commentai-je avec un sourire moqueur.

Déria avait parfois des idées qui n’étaient pas toujours les bienvenues, mais le plus important, c’est qu’elle ne se taisait pas une minute, de sorte qu’on la remarquait et les gens étaient attirés par notre petit étalage. C’était tout ce dont nous avions besoin. Les jouets se vendirent comme des petits pains, bien que cinq kétales, ce ne soit pas un prix tout à fait raisonnable. Nous avions calculé combien il nous faudrait pour payer les repas et le loyer, et Dolgy Vranc avait fini par monter le prix à cinq kétales, reconnaissant cependant qu’à Ato, jamais il n’aurait eu l’idée de les vendre si chers. Mais Dathrun était une ville d’enfants fortunés et, quand la lumière cessa d’illuminer la rue du Marché, nous vîmes disparaître le dernier ours volant aux mains d’un enfant de cinq ans qui le serrait contre sa poitrine tandis qu’une vieille dame qui devait être sa grand-mère le tenait par la main.

Il était déjà assez tard et nous commençâmes à ramasser nos marchandises, en les remettant dans les sacs.

— Je ne savais pas que tu étais une aussi bonne vendeuse, Déria —dit Aryès.

— Moi non plus, jusqu’à aujourd’hui —admit modestement la drayte—. Combien ? —demanda-t-elle alors, en signalant la bourse d’argent que je portais à la ceinture.

Je fronçai les sourcils, en calculant.

— Nous avons vendu les vingt ours, neuf attrape-couleurs, cinq chevaux de terre cuite et cinq boules de lumière, et… deux ballons chaotiques. Autre chose ?

— Une poupée de chiffons —dit Aryès.

— Ah, c’est vrai. Cela nous fait… —Je fronçai davantage les sourcils—. Grrr, si Ozwil était là… Voyons, ça y est, cent trente… cent trente-deux kétales.

— Ouah ! —s’exclama Déria—. Cent trente-deux kétales ! C’est une fortune.

— Peut-être qu’à Tauruith-jur ça l’est, mais, à Dathrun, cela nous servira uniquement pour manger durant quelques jours de plus et pour payer la moitié du loyer —dis-je—. Nous devrons vendre encore une trentaine d’ours volants.

— Hum, moi, je baisserais le prix de l’ours à quatre kétales —dit Déria—. Cinq kétales pour un jouet, c’est trop. Ceux qui ont acheté l’ours aujourd’hui se sentiront lésés, mais les affaires sont les affaires, et les gens achèteront davantage.

Je réfléchis quelques secondes.

— Cela nous fait environ quarante ours. Pour moi, c’est d’accord.

— Cela me paraît juste —acquiesça Aryès à son tour.

Pour dire la vérité, nous ne nous étions pas attendus à avoir autant de succès pour notre première vente. Mon moral avait considérablement remonté et c’est à peine si je pensais encore à ce que je voulais dire à Lénissu. Lorsque nous nous éloignâmes du marché, j’avertis Syu que nous partions.

« J’arrive », répondit le singe. J’ignorais où il se trouvait, mais il ne devait pas être loin s’il était capable de m’entendre. Tandis que nous nous préoccupions de questions matérielles de saïjits, Syu avait passé toutes ces heures à fouiner et à jouer à cache-cache avec les vendeurs. Cela faisait longtemps que je m’étais résignée à le laisser faire ce qu’il voulait, tant qu’il ne volait rien ou, du moins, rien qui n’ait de la valeur. Ce jour-là, il avait fait plusieurs mauvais tours, mais le plus drôle avait été avec un vendeur de tissus. À un moment, un homme à l’air prétentieux s’était approché du vendeur. Il s’était mis à lui parler sur un ton autoritaire et lui avait dit que rien de ce qu’il vendait ne pouvait égaler l’Aberlan. Syu s’était débrouillé pour mettre dans la poche de l’homme, un morceau de tissu que le vendeur gardait sur son étalage, et il l’avait placé exprès de façon à ce qu’il reste visible, de sorte que le vendeur avait pensé que l’individu était un voleur, sans doute un espion d’Aberlan venu lui dérober ses idées et son art. La discussion qui s’en était suivie n’avait pas duré longtemps, mais le client et le vendeur étaient devenus le centre d’attention de tous les étales alentour. Syu était alors apparu auprès de nous, mort de rire et, quand je racontai à Déria et Aryès ce qu’il avait fait, nous nous esclaffâmes, de sorte que les cris de Déria pour attirer les clients, résonnèrent saccadés.

Lorsque nous revînmes à la maison, nous trouvâmes Murry, assis à la table avec Dolgy Vranc. Il avait l’air tourmenté et j’en déduisis qu’il n’avait pas encore résolu son problème avec Keysazrin. Dol se réjouit que notre vente se soit si bien passée et il nous montra tous les ours qu’il avait fabriqués depuis que nous étions partis.

— Où est Laygra ? —demandai-je.

— Elle a rencontré Rowsin dans l’avenue principale —répondit simplement Murry—. Apparemment, Rowsin est déjà de retour à Dathrun après avoir passé quelques semaines dans son village. Azmeth viendra dans quelques jours, à ce que j’ai entendu dire.

— Et Sothrus et Yerbik ? —tous deux étaient des amis inséparables de Murry et je sentais qu’il aurait besoin d’eux les prochains jours, surtout s’il fuyait Iharath.

— Sothrus revient dans quelques jours, aussi. Yerbik est arrivé hier.

Il n’ajouta rien, mais je devinai qu’il avait beaucoup de préoccupations en tête.

Lénissu revint alors que les derniers rayons de soleil disparaissaient derrière l’océan. Nous avions déjà dîné et nous nous préparions à aller nous coucher lorsque j’entendis sa voix au rez-de-chaussée. Il parlait avec Dol et Srakhi.

Déria m’observa en levant un sourcil lorsque je m’immobilisai, en tentant de percevoir le ton de voix de Lénissu.

— Lénissu est rentré —expliquai-je.

Cependant, je ne voulais pas lui parler devant Dol et Srakhi. Je ne voulais pas non plus lui révéler ce qui s’était passé la nuit où les jumelles et moi avions rendu visite à Seyrum. J’espérais seulement que les effets de la potion avaient déjà disparu et le fait d’avoir passé tout un jour sans rien ressentir de bizarre m’avait considérablement réconfortée. Je voulais oublier cette potion, mais je tenais également à savoir ce qui occupait tant Lénissu dehors. Je devais savoir ce qu’étaient les eshayris, ce que cherchaient Amrit et Daelgar, et ce que Lénissu avait à voir avec eux. Pourquoi ne pouvait-il pas me dire la vérité pour une fois ?

— Shaedra —me dit soudain Déria en naïdrasien, quand j’étais sur le point de m’endormir—. Tu crois que le maître Helith ne se moquait pas de moi ? Tu crois que je pourrais étudier à l’académie ?

La question me prit au dépourvu, mais je répondis aussitôt.

— Marévor Helith est une personne très riche. Bien sûr que tu pourrais étudier à l’académie, si c’est ce que tu souhaites.

Pour moi, le fait que Marévor Helith ait demandé ça à Déria signifiait qu’il voulait la former pour qu’elle travaille pour lui. J’ignorais en quoi consistait exactement le travail d’Iharath et de Drakvian, mais Iharath ne semblait pas mécontent de son sort. Pourtant… moi, je n’aurais jamais accepté de travailler pour Marévor Helith. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi, mais travailler pour une personne aussi étrange qu’un nakrus qui avait plusieurs milliers d’années n’était pas quelque chose dont j’avais précisément envie.

— Alors, j’étudierai à l’académie —dit Déria—. J’ai toujours pensé que je passerais ma vie à gratter la roche pour en tirer le naldren. Puis… j’ai pensé que tu pourrais être ma maîtresse, mais je me suis rendu compte que tu as d’autres problèmes. Tu sais ? Quand j’ai su qu’une liche te recherchait peut-être, la première chose que j’ai pensée, c’est : « quelle chance ! Je suis tombée sur un groupe d’aventuriers comme ceux des contes ». Mais après j’ai compris que l’histoire de la liche était en réalité quelque chose d’épouvantable. Que tu aies quelque chose à elle dans ta tête ne doit pas être agréable du tout.

Je réprimai un sourire.

— Oui, ce n’est pas agréable, mais il n’y a pas de quoi pleurer non plus. —Je fis une pause, un sourire sardonique sur les lèvres—. Je vais te dire une chose, la partie du phylactère de Jaïxel que j’ai dans mon esprit, ce sont des souvenirs de son enfance, quand il était encore un jeune garçon ternian. Tout son passé de cette époque est enfermé dans un endroit de mon esprit et parfois j’ai réussi à en voir des fragments.

Bon, en réalité, j’avais vu plus que des fragments, mais je préférai ne pas m’étendre.

— Ribok était un paysan, fils de paysans. Un journalier qui allait travailler la terre. Tous les souvenirs sont très nets. Plus nets que les miens. Quand ces souvenirs traversent leurs limites dans mon esprit, c’est comme si je vivais une autre vie en même temps. C’est une sensation curieuse.

Déria s’était assise sur le lit et m’écoutait avec attention.

— Ça alors —souffla-t-elle—. Je reconnais que je m’attendais plutôt à ce que le phylactère soit un souvenir secret que Jaïxel aurait caché pour que personne ne sache le détruire. Quelque chose comme ça.

Je souris.

— Je crains que tous les secrets pouvant le détruire, il les garde bien fermés dans son propre esprit —dis-je.

— Pourquoi Marévor Helith pense que les souvenirs de son enfance pourraient l’aider à être meilleur ? —demanda Déria, après un long silence.

Je ne répondis pas immédiatement. C’était une question qui pouvait avoir beaucoup de réponses.

— Je ne sais pas —reconnus-je finalement—. Peut-être parce qu’il pense que, si la liche se souvenait de sa vie mortelle d’autrefois, elle deviendrait moins terrible et destructrice.

— Hum —dit Déria, sceptique.

— Bah, ce n’est pas la peine de se préoccuper de ça pour l’instant. Nous avons d’autres problèmes plus urgents.

— Comme quoi ? —demanda Déria, curieuse.

Je regardai le ciel nocturne par la fenêtre et je sentis un pincement au cœur. Combien de problèmes serais-je capable d’accumuler avant de m’effondrer ?, me demandai-je. Je répondis alors :

— Comme payer le loyer.

— Ah.

Je laissai échapper un petit rire.

— Bonne nuit, Déria.

— Bonne nuit, Shaedra.

La conversation réveilla de nouveau mes questions endormies et j’étais encore éveillée lorsque Laygra rentra à la maison. Je perçus des bruits de voix et je supposai que Rowsin et d’autres amis l’avaient raccompagnée jusque-là. Lorsqu’elle entra dans la chambre, elle fit plus de bruit que d’habitude et je me rendis compte qu’elle n’était pas tout à fait sobre. Bientôt, j’entendis que sa respiration se ralentissait et adoptait la régularité du sommeil.

Stupidement emmêlée dans mes pensées et préoccupations, je ne pouvais pas dormir. Alors, au bout d’un moment, je me levai, je descendis les escaliers silencieusement et je me dirigeai vers la porte de la chambre de Lénissu. Je fus surprise de voir de la lumière à travers la rainure. Je frappai à la porte et je l’ouvris.

Lénissu était assis dans le lit, le dos appuyé sur l’oreiller adossé contre le mur, et une pile de parchemins posés à côté de lui. Dans une main, il tenait une feuille. Il me regarda, l’air surpris.

— Shaedra ? Tu ne dormais pas ?

— J’essayais —dis-je, en fermant la porte—, mais quelque chose m’empêche de dormir.

Nous nous dévisageâmes pendant quelques secondes.

— Assieds-toi —dit Lénissu, en laissant échapper un soupir. Il retira la pile de parchemins du lit et posa la feuille par-dessus.

Je m’assis sur le lit les jambes croisées et j’appuyai le menton sur mes mains.

— Qu’est-ce que tu lisais ? —demandai-je avec curiosité.

— Des choses pas très intéressantes —dit Lénissu avec une grimace—. Des listes d’articles.

— Des articles de quelle sorte ?

Lénissu me regarda et se frotta la joue.

— Qu’est-ce qui te préoccupe ? —demanda-t-il, éludant ma question.

— Pourquoi tu ne veux pas me parler des eshayris ?

— Non, pas une nouvelle fois, Shaedra. Combien de fois je devrai te le répéter ? Il vaut mieux que tu ne saches rien là-dessus.

— Bien. Mais Daelgar m’a dit que tu savais ce que le sieur Mauhilver tramait. Lui ne semblait pas considérer que ce soit réellement un secret. Toi, tu gardes toujours des secrets même si ça n’en est pas.

Le visage de Lénissu s’était assombri.

— Syu t’a répété ce que je lui ai dit, n’est-ce pas ? Je n’aurais jamais cru qu’il puisse te parler. Mais bon, comme ça je n’aurai pas à te le demander deux fois.

— Que je ne sorte plus seule, c’est de ça dont tu parles ? Je ne suis pas une petite fille sans défense, oncle Lénissu. Et, en plus, je ne suis jamais seule, je suis avec Syu —ajoutai-je, avec un sourire espiègle.

— Oh, je vois. Le singe te protège. Merveilleux.

— Ne te moque pas. Alors, tu ne vas pas me dire ce que fait le sieur Mauhilver ?

Lénissu leva les yeux au ciel et je fis une moue de déception.

— Ils cherchent la Gemme de Loorden.

Je sursautai et je regardai mon oncle avec stupéfaction. Il m’avait répondu ! Cela faisait des jours que je lui posais toujours la même question et il ne m’avait jamais répondu et, maintenant, enfin…

— C’est quoi la Gemme de Loorden ? —demandai-je.

— Tu n’as vraiment jamais entendu parler d’elle ? —s’étonna Lénissu. Je fis non de la tête et il esquissa un geste vague de la main—. La Gemme de Loorden est la Gemme des Anciens Rois. Selon la légende, elle n’a pas de prix. C’est un joyau que les Anciens Rois estimaient plus que tous leurs trésors. Elle avait le pouvoir de garder les âmes. On dit qu’à l’intérieur de la Gemme de Loorden, on gardait les âmes des rois et que l’héritier était capable de communiquer avec ses ancêtres.

Je restai bouche bée. Se moquait-il de moi ?

— Euh… et le sieur Mauhilver croit que cette gemme est à Dathrun ?

— Amrit n’a aucune idée d’où se trouve la gemme —répondit Lénissu—. Cela fait cinq ans qu’ils côtoient les gens de la haute société de Dathrun, à la recherche de la gemme. Et la seule chose qu’il a faite, c’est trouver des noms qui le conduisent à d’autres noms. Du coup, il s’est fait une réputation d’homme mondain excentrique et généreux.

— D’où sort-il tant d’argent ?

— Il ne te l’a pas dit ? C’est un grand propriétaire terrien. Il a d’énormes propriétés au nord d’Ombay. Un homme avec de grandes aspirations. Quoiqu’un peu trop…

— Un peu trop quoi ? —dis-je.

— Un peu trop jeune —répondit simplement Lénissu après une légère hésitation.

Je méditai un moment, en me mordant la lèvre.

— Et pourquoi cherchent-ils la Gemme de Loorden ? —demandai-je finalement.

— Ah. —Il secoua la tête et esquissa un sourire—. Disons que c’est une question de loyautés.

Je me promis de chercher plus d’informations sur la Gemme de Loorden et sur les Anciens Rois. Toutes mes suppositions selon lesquelles Daelgar et Amrit étaient en réalité des voleurs aux grandes ambitions, des espions de quelque homme important ou de mystérieux serviteurs de quelque confrérie s’avérèrent moins probables. Pourtant, d’après Lénissu, Amrit travaillait pour quelqu’un. Quelle récompense pourrait lui donner celui qui l’employait si Lénissu avait dit que les Anciens Rois auraient donné tout l’argent qu’ils possédaient pour récupérer cette gemme ?

À partir de là, Lénissu considéra qu’il m’avait révélé suffisamment de choses et je ne mis pas longtemps à comprendre que je le dérangeais. Je me levai donc.

— Ce que tu lis, ça n’a pas par hasard quelque chose à voir avec la Gemme de Loorden, n’est-ce pas ? —lui demandai-je, l’air innocent.

Lénissu me foudroya du regard.

— Je ne travaille pas avec Amrit. Moi, je n’aime pas les recherches subtiles qui durent toute une vie. La Gemme de Loorden s’est perdue il y a plus de mille ans. On dit que c’est pour ça que l’Empire de Neerieth est tombé. Je ne m’y connais pas en histoire, mais cela m’étonnerait que ce soit seulement à cause de ça d’ailleurs.

Je m’humidifiai les lèvres, perplexe.

— La Gemme s’est perdue il y a mille ans ? Comment s’est-elle perdue ?

— Je t’ai déjà dit que je suis nul en histoire. Mais on raconte qu’elle est réapparue dans les mains d’un vieil ermite. Lorsque les héritiers de la famille impériale l’ont appris, ils sont partis à sa recherche. Ils se sont entretués comme de bons frères et, quand le petit nombre de ceux qui ont survécu sont enfin parvenus devant l’ermite… —Il fit un geste comme s’il battait des ailes—. L’ermite a avalé la Gemme de Loorden et s’est envolé. —Il prit un air pensif—. Bon, Amrit dit que le plus probable, c’est que cet ermite n’ait jamais existé et qu’en réalité la Gemme demeure au même endroit depuis plus de mille ans. Mais où ? —ajouta-t-il, en se laissant aller de nouveau contre son oreiller—. Bah, il y a une infinité d’histoires du même style, toutes plus improbables les unes que les autres.

— Tu ne crois pas qu’il la trouvera —résumai-je.

Lénissu haussa les sourcils.

— Il ne la trouvera pas —dit-il simplement.

Je ne pus retenir un sourire et je croisai les bras.

— Je suppose que tu as dû te moquer d’eux plus d’une fois.

— D’une certaine façon —concéda Lénissu—. Mais il faut toujours être prudent avec le sieur Mauhilver —dit-il, en prononçant le nom avec une certaine goguenardise—. C’est un garçon au grand cœur… mais il a des principes vraiment stricts dans la tête. Il me rappelle Stalius en plus gai.

— Pff, Stalius ? Lui, il ne rit et il ne parle jamais. Le sieur Mauhilver est plus sympathique. Quoique je préfère Daelgar. Il est plus sincère.

Le visage de Lénissu refléta un changement subtil.

— Daelgar, sincère ? Je ne sais pas s’il est sincère, mais sa tête à lui ne tourne pas très rond non plus.

— Je ne crois pas —rétorquai-je avec assurance—. Et c’est un excellent maître —ajoutai-je, en examinant sa réaction.

Lénissu haussa les épaules et reprit la feuille sur la pile de parchemins. Considérant la conversation terminée, je me tournai vers la porte, mais Lénissu lança alors :

— Je dois supposer que, lorsque je t’ai trouvée littéralement trempée près de la maison de Daelgar, il avait les meilleures intentions du monde ?

Lentement, je me retournai vers lui.

— Daelgar n’a rien à voir avec cela —répliquai-je.

Lénissu me regarda fixement, comme s’il essayait de savoir si je lui mentais ou si je lui disais la vérité.

— C’est curieux —dit-il alors— parce j’étais sûr du contraire.

— Cette nuit-là, je n’avais aucune leçon avec Daelgar —continuai-je.

— Ma nièce, si tu ne devais pas voir Daelgar, où es-tu allée ? —dit-il calmement.

— Eh bien… je t’ai déjà dit que j’ai rendu visite à Zoria et Zalen il y a quelques jours… —Lénissu fronça les sourcils et acquiesça—. Eh bien, je leur avais promis de les faire entrer dans l’académie par le passage secret.

Je tendis la main vers la poignée de la porte.

— Et ? —dit Lénissu, la feuille sur les genoux.

— Il faisait une nuit horrible. En quelques minutes, j’étais déjà trempée jusqu’aux os. Sur le chemin du retour, les jumelles et moi, nous nous sommes séparées et, après, j’ai eu comme un malaise.

— Un malaise ? —répéta Lénissu, soupçonneux—. Tu es sûre que tu n’avais pas bu un peu trop ?

J’écarquillai les yeux et, un instant, je pensai qu’il connaissait la vérité sur la potion. Puis je me répétai la phrase et je l’interprétai comme l’aurait fait n’importe qui : il parlait de boissons alcooliques, bien sûr. Je haussai les épaules.

— Appelle-le comme tu voudras. En tout cas, Syu s’est inquiété et il est allé te chercher.

Lénissu grogna, plus calme.

— Fais attention à ce que tu bois, ma nièce. Je sais que tu n’es pas sotte, mais la stupidité surgit parfois aux moments où l’on s’y attend le moins.

— Et c’est toi qui me dis ça —répliquai-je avec un grand sourire.

Lénissu ouvrit grand les yeux et, à la vitesse de l’éclair, il prit un coussin et me le jeta. Je m’inclinai en avant, en riant et je ramassai le coussin.

— Il vaut mieux que tu tiennes ta langue —me dit-il, faussement sérieux—. Et maintenant va dormir.

— Bonne nuit, Lénissu —lui dis-je, en lui jetant le coussin.

— Bonne nuit.

Lorsque je me recouchai dans mon lit, je ne mis que quelques minutes à m’endormir. Et, cette fois, je rêvai que j’étais de retour à Ato. Assise à la bibliothèque, je lisais un livre d’aventures qui racontait l’histoire d’une gemme volante quand, soudain, Aléria et Runim apparaissaient à mes côtés et se disputaient à qui mieux mieux à propos de la qualité de l’écriture du livre que je lisais. Akyn me faisait une moue comique, Galgarrios souriait bêtement et Suminaria nous observait avec curiosité, comme si elle n’avait jamais vu un groupe aussi étrange. Tout cela, pendant que le Grand Archiviste se promenait dans la bibliothèque, en se rapprochant dangereusement de la section d’Histoire.

* * *

Je fus arrachée à mon rêve par un bruit qui ressemblait à un grognement. Non, cela ressemblait plutôt à un ronflement. J’ouvris les yeux et je fronçai les sourcils. Les oiseaux annonçaient déjà le matin et les rayons de soleil s’écoulaient sur les feuilles vertes de l’arbre que l’on apercevait par la fenêtre. J’entendis de nouveau le ronflement et je changeai de position pour me tourner vers le lit de Laygra.

Je me heurtai à un petit paquet qui s’agita aussitôt en poussant des cris hystériques.

— Syu ! —m’exclamai-je.

Le singe sauta au pied du lit, en grognant et en faisant des moulinets.

« Syu, Syu ! », répétait-il, de mauvaise humeur. « Tu m’as écrasé ! »

— Je regrette…

« Je déteste me réveiller en sursaut », poursuivit-il.

« J’ai dit que je regrette ! En plus, tu ronflais. »

« Ronfler, moi ? Je ne ronfle jamais ! Ça, c’est une habitude de saïjits. » Il fit une pause puis demanda timidement : « C’est vrai que je ronflai ? »

Je roulai les yeux et j’acquiesçai.

« En tout cas, cela avait tout l’air d’être un ronflement. Peut-être que c’est le régime », dis-je, pensive. « Tu ne devrais pas voler de friandises sur le marché. »

« Des friandises ! Qu’est-ce que c’est ? »

« Tu sais bien, ces choses de plusieurs couleurs, pleines de sucre, dont tu raffoles », lui expliquai-je. « Bon, il y a d’autres choses qui ne te conviennent pas et, si Laygra apprend que je te laisse manger ça, elle nous enverra tous les deux au plus profond de la mer d’Ardel. »

« Je déteste nager », prononça Syu.

— Tu devras contrôler ce poids, Syu, on flotte mieux si l’on mange sain et modérément —lui dis-je, en lui donnant de petites tapes sur le ventre.

« Vraiment ? », répliqua le singe, en grognant et en s’écartant. « Et qu’est-ce que ça a à voir avec les ronflements ? »

J’allais répondre quand j’entendis un rire et je me tournai vers ma sœur. Celle-ci dormait encore lorsqu’elle avait commencé à glousser, mais elle se réveilla ensuite et continua à rire sans pouvoir s’arrêter.

— Bonjour, Laygra —lui dis-je.

— Ha, ha, ha, bon… jour…, Shaedrahahaha !

— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? —demanda Déria, se réveillant d’un coup.

— Une crise —expliquai-je, en faisant une moue pensive.

« Boh, moi, je vais déjeuner », dit Syu. Il fit un bond jusqu’à la poignée de la porte, ouvrit et disparut en descendant les escaliers.

Avant que Laygra ne puisse se remettre de son fou rire, Aryès et Murry étaient rentrés dans notre chambre, curieux de voir ce qui se passait ; nous descendîmes donc tous ensemble déjeuner et Laygra nous raconta un rêve farfelu dans lequel Murry et moi étions des écureuils et nous comprîmes à ses paroles entrecoupées d’éclats de rire, qu’elle riait des grimaces que nous faisions. Lénissu avait fait les courses et nous prîmes un bon petit déjeuner. Même Syu, malgré mes recommandations.

Nous déjeunions tranquillement lorsque quelqu’un frappa à la porte. Murry alla ouvrir, car nous pensions tous que ce serait Iharath, mais, quand il ouvrit la porte, ce n’est pas la voix d’Iharath que j’entendis.

— Bonjour, c’est ici que vit Shaedra Ucrinalm Hareldyn ?

Je pâlis et je me levai les sourcils froncés, pendant que les autres se tournaient vers moi et que Murry répondait sur un ton protecteur :

— Oui, elle vit ici. Que lui voulez-vous ?

— Est-elle à la maison ?

— Oui —répondis-je, en apparaissant à côté de Murry. Mon visiteur était une petite faïngale avec le typique uniforme de servante—. Qu’est-ce… ?

Alors, je la reconnus : c’était la servante qui travaillait chez Zoria et Zalen.

— Dame Nustuan veut vous voir —déclara-t-elle—. Il s’agit d’un sujet urgent.

J’écarquillai les yeux.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

J’imaginai que Zoria et Zalen s’étaient transformées en monstres. Qu’elles étaient mortes. Qu’elles avaient révélé toute l’histoire à Leiri…

— Il s’agit de Zoria et Zalen —dit la servante d’une voix tremblante—. Elles ont disparu.

C’est alors seulement que je vis qu’elle avait les yeux rouges d’avoir pleuré.

11 Crise

En sortant de la maison des Nustuan, je me dis que je n’avais pas appris grand-chose. Zoria et Zalen avaient disparu deux jours après avoir bu la potion. Cela signifiait sûrement qu’elles avaient eu quelque effet négatif, me dis-je de façon euphémiste.

« Je te l’avais dit. »

Le singe gawalt courait à côté de moi, se donnant des airs de je-sais-tout. Je laissai échapper un soupir.

« Peut-être qu’elles se sont transformées en des bêtes horribles », méditai-je. « Et elles ont dû penser qu’il valait mieux s’enfuir plutôt que de se laisser voir par leurs parents. Ou alors elles se sont transformées en quelque chose d’invisible… Est-ce que cela se pourrait ? Seyrum a dit que c’était une potion très puissante. Le plus probable, c’est qu’il leur soit arrivé une catastrophe. Oh, Syu ! Je me sens responsable de tout cela », finis-je par dire, abattue.

Prise d’une soudaine impulsion sentimentale, je me dis que je voulais être seule un moment et je grimpai sur un toit en me servant d’une vieille poutre vermoulue abandonnée contre un mur dans une ruelle.

« Où va-t-on ? », demanda le singe.

Je sautai sur un autre toit proche et je continuai à sauter de toit en toit jusqu’à ce que j’atterrisse sur une terrasse vide pleine de bric-à-brac. Cela me rappela mon endroit secret d’Ato et cela me plut.

« À Ato, il y avait un endroit semblable où je passais beaucoup d’heures à jouer », révélai-je à Syu, tout en m’asseyant sur une pierre.

En entendant cela, Syu se mit à faire des bêtises au milieu des objets épars, cherchant des choses intéressantes. D’un sac, il tira un singe en peluche et, tout d’abord, il s’écarta de lui, apeuré. Puis, sachant que c’était seulement une peluche, il s’en approcha, l’examina et l’attaqua par-derrière. Il lui enleva ses chaussures et essaya de les enfiler, mais il était si ridicule avec, que même lui s’en rendit compte et il les jeta au loin, l’air offensé. Malgré mon humeur sombre, l’activité permanente de Syu me fit rire.

Cependant, je ne pouvais pas esquiver la vérité : quelque chose de très grave était arrivé à Zoria et Zalen. Leiri Nustuan était morte de peur et de tristesse et son mari craignait qu’elle ne perde le bébé qu’elle attendait. Les frères aînés m’avaient observée avec méfiance et espoir à la fois, comme si j’avais pu leur dire où étaient leurs sœurs, mais le cas est que je ne pouvais leur être d’aucune aide. Je ne sais pas si j’avais vu auparavant un tel désespoir lorsque je dis aux membres de cette famille que je ne savais absolument pas où elles pouvaient être allées. J’éprouvai une sensation d’échec irrémédiable, comme si j’étais responsable de ce qui leur était arrivé…

Malgré tout, Zoria et Zalen m’avaient trompée. Elles m’avaient fait boire une potion en me disant que c’était du jus mildique alors qu’elles croyaient que c’était une potion de transformation. Elles adoraient faire des plaisanteries de ce style, mais, dans ce cas, les conséquences n’étaient pas insignifiantes.

Je sentais que ma tête était sur le point d’éclater à force de penser. Et contrairement à d’autres fois, je ne pouvais rien faire. Seulement attendre. Attendre que Marévor Helith revienne pour me rendre mon amulette. Attendre pour être sûre que les effets de la potion n’allaient pas se prolonger…

Plongée dans mes pensées, je sursautai en entendant un cri. Je m’accroupis derrière un tonneau et je levai le regard. Ce que je vis me stupéfia : sur le toit d’une maison voisine, Aryès était en train de glisser sur les tuiles, vers le vide…

— Aryès ! —criai-je, atterrée.

Syu se couvrit les yeux de la main pour ne pas voir. Je n’y pensai pas à deux fois. Je bondis sur le tonneau, je pris de l’élan et j’atterris auprès d’Aryès, qui s’agrippa à moi dans une tentative désespérée pour récupérer l’équilibre. Tous deux, nous tanguâmes, accrochés l’un à l’autre, à quelques centimètres du bord, tentant de ne pas chuter… Je reçus un coup dans le dos et je parvins à nous stabiliser sur le toit. Tous deux, nous soufflions précipitamment, assis sur le bord du toit, alors que Syu me disait :

« Ah, ah ! Crois-moi, si je n’avais pas été là, vous vous seriez écrasés en bas comme deux sacs d’os. Hein ? Qu’est-ce qu’on dit ? Hein ? »

« Merci, Syu », répliquai-je. « Mais je contrôlais la situation. »

Le singe sourit jusqu’aux oreilles.

« C’est comme ça que répond un singe gawalt », dit-il, avec fierté. Je roulai les yeux et centrai mon attention sur Aryès.

— Aryès, depuis quand joues-tu à glisser sur les toits ? —fis-je, la respiration encore accélérée.

Il laissa échapper un gémissement plaintif.

— Quel désastre ! —dit-il, les yeux fixés sur le ciel, comme s’il priait—. Quel désastre ! —répéta-t-il—. Je suis un imbécile.

Je penchai la tête de côté.

— Ah ? J’avoue que glisser sur les toits n’est pas spécialement intelligent. Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment m’as-tu trouvée ?

Aryès haussa les épaules, mais, avant qu’il ne réponde, j’écarquillai les yeux, en comprenant.

— Tu m’as suivie ! —Je fis une pause et je lui lançai un regard interrogateur. Aryès acquiesça de la tête—. Je le savais ! Pourquoi ? —Je plissai les yeux et je compris—. C’est Lénissu qui t’envoie. Il a dit qu’il ne voulait pas que je sorte seule. Jamais je n’aurais pensé qu’il te demanderait de faire quelque chose d’aussi idiot.

— Lénissu ? —répéta Aryès—. Non… en réalité, je n’étais pas… Enfin si, je te suivais, mais c’est parce que, dernièrement, tu es si bizarre, je ne sais pas, tu n’es pas comme d’habitude et tu es plus pensive…

Je roulai les yeux.

— Cela m’arrive, parfois. Des crises philosophiques. Cela ne t’arrive pas à toi ?

Aryès fronça les sourcils.

— Quoi ?

— De penser.

Il arqua un sourcil, me regarda avec une moue pensive et fit non de la tête.

— Penser, moi ? Hum, je ne me souviens pas d’avoir fait ça —ajouta-t-il avec un grand sourire.

Je lui rendis le sourire, puis je repris mon sérieux.

— Non, sérieusement, pourquoi me suivais-tu ?

Il laissa échapper un soupir.

— Je ne sais pas. J’avais un pressentiment.

— Un pressentiment… —répétai-je—. Franchement, Syu et toi, vous vous ressemblez chaque jour davantage. Lui aussi a beaucoup de pressentiments.

— Ah bon ? Et quelle sorte de pressentiments ?

— Ça, il ne spécifie pas —dis-je sur un ton pensif—. Syu ?

Le singe se maintenait sur un pied sur le faîtage, très concentré à garder l’équilibre. Il ne daigna pas me répondre.

— Shaedra… —articula Aryès, gêné.

— Oui ?

— Et si nous allions à un endroit moins… ? —Il fit un geste vague en direction de la ruelle qui se trouvait des mètres en dessous.

— Oh… Tu veux dire moins haut ? Bien sûr.

Je me levai et je suivis le bord du toit jusqu’au bout de la ruelle. Là, se trouvait une maison plus élevée, avec un petit balcon et des plantes grimpantes. Je m’accrochai à l’une des plantes et je descendis jusqu’au balcon. Je jetai un coup d’œil prudent à l’intérieur : il n’y avait personne. Alors, je regardai vers le haut. Aryès m’observait l’air railleur. Il semblait sur le point d’éclater de rire.

— Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? —demandai-je. Mais il secoua la tête et tendit la main pour attraper le tronc épais d’une des plantes grimpantes, puis se mit à descendre. Ou, du moins, il essaya, parce qu’à peine il eut abandonné l’appui du toit, il sembla avoir des difficultés et, en plus, il commença à rire comme un fou. Je laissai échapper un soupir exaspéré.

— Qu’est-ce qui te fait rire, si on peut savoir ?

Quand Aryès tourna la tête vers moi, il avait les yeux exorbités et je compris avec stupéfaction son problème : il avait peur de descendre par là. Mais c’était l’endroit idéal pour descendre !

« Comme quoi, il ne me ressemble pas tant que ça », commenta Syu, assis sur la balustrade du balcon.

— Aryès, fais attention ! —dis-je, sentant la panique m’envahir. Et s’il tombait ? Et s’il se cassait quelque chose ? J’avais déjà suffisamment de problèmes comme ça sans avoir besoin de rajouter d’autres calamités, par Nagray !

Alors, Aryès mit le pied sur la balustrade. Et il glissa. Il poussa un cri de surprise et moi, un cri de terreur, tous deux tendant les mains pour essayer d’attraper celles de l’autre… il m’échappa. J’entendis un bruit de feuilles et de branches cassées, puis un étrange cri étouffé. Je me penchai sur le balcon, tremblant comme une feuille, les lèvres murmurant des mots décousus et des malédictions. Aryès était assis par terre dans la ruelle et se massait l’épaule.

Je descendis précipitamment et, comme Aryès avait emporté avec lui une grande partie des plantes grimpantes de ce côté du mur, je faillis tomber comme lui. Lorsque j’atteignis le sol, je me précipitai vers Aryès, les larmes aux yeux.

— Tu… tu t’es fait mal ? Tu vas bien ? Tu ne t’es rien cassé ?

Aryès cligna des paupières quelques instants, l’air perdu.

— Où… où est-on ? —demanda-t-il. Alors, ses yeux se troublèrent et il perdit connaissance, s’affalant de tout son long sur le sol pavé et poussiéreux de la ruelle.

Je le fixai quelques secondes, bouche bée, puis je fondis en larmes, inconsolable.

— Syu ! C’est terrible ! Il a perdu la mémoire ! Je te l’ai dit, Syu, je suis un oiseau de mauvaise augure. Zoria et Zalen disparaissent. Aléria et Akyn aussi. Et Aryès tombe et perd la mémoire… —le moral au plus bas, je contemplai le ciel sans le voir—. Je crois que ce que je peux faire de mieux, c’est m’attacher à une chaise et ne rien faire d’autre pendant quelques jours… pendant quelques mois peut-être… et après… après…

Je ne pus continuer, étouffée par les larmes. Tout était si terrible ! On aurait dit que je répandais la peste sur mon passage. Mes amis voyaient leur vie mise en danger par ma faute… Si ces Hullinrots ou qui que ce soient ne me cherchaient pas, Marévor Helith ne m’aurait pas prêté attention et il ne nous aurait jamais tous séparés. Aléria et Akyn seraient encore là et peut-être…

« Oui, allez, tout est de ta faute », fit le singe de mauvaise humeur. « C’est ta faute si Jaïxel, Marévor Helith et je ne sais qui d’autres te surveillent. C’est ta faute si Zoria et Zalen t’ont trompée, si Seyrum a fait une potion dégoûtante et si Aryès est un horrible acrobate. C’est aussi ta faute s’il y a des saïjits dans le monde, s’il n’y a pas de bananes pour moi et si tout ce que tu voudras… Eh, ça suffit, arrête de tourmenter ma pauvre tête et pense un peu avant de délirer. »

Je restai sans voix après son discours, mais, bien que je sache que le singe avait raison, je ne pouvais rien y faire : toute la tension accumulée pendant tant de temps avait finalement atteint sa limite et les larmes ruisselaient sur mes joues. Je me sentais terriblement malheureuse.

— Aryès —dis-je, la voix étouffée, agenouillée auprès de lui—. Aryès, tu te remettras. Je regrette de m’être comportée comme une brute avec toi. J’aurais dû me rendre compte que tu ne pouvais pas descendre par là. Parfois… parfois je ne pense pas beaucoup…

— Shaedra —dit soudain Aryès, en ouvrant les yeux.

— Je sais que Wiguy a raison de me dire que je ne serai jamais une dame civilisée —continuai-je, noyée par les larmes—. Mais je n’aurais jamais cru que je puisse faire du mal, même sans le vouloir. Mais Sayn est mort par ma faute et depuis il y a eu tant de malheurs, Aléria, Akyn, toi… —Je m’interrompis soudain et je me rendis compte qu’Aryès était appuyé sur un coude et me regardait, stupéfait, une expression profondément émue sur le visage—. Quoi ? —articulai-je.

— Je vais bien —dit-il—. Je veux dire… Je crois que je n’ai rien de cassé.

— Oh.

Je ne m’étais jamais sentie aussi ridicule et, en même temps, jamais je n’avais eu à tel point envie de rire de soulagement. Je me séchai rapidement les yeux, en me raclant la gorge. Aryès ouvrit la bouche, mais, lorsqu’il parla, j’étais sûre qu’il avait changé d’idée sur ce qu’il pensait dire :

— J’ai utilisé un peu d’énergie orique pour ralentir la chute et cela m’a laissé sans force. Tu sais bien, plus tu es lourd, plus cela demande d’énergie et si l’on considère que j’étais en train de tomber, la force que je devais compenser était plus grande. Alors… je propose qu’on aille jusqu’au parc à quelques pâtés de maisons et qu’on se repose un peu avant de rentrer à la maison, qu’est-ce que tu en dis ?

J’acquiesçai lentement. Je voulus l’aider à se lever, mais il se redressa sans mon aide et nous nous dirigeâmes vers l’entrée de la ruelle. Je sentais que j’avais davantage besoin de me changer les idées qu’Aryès de se reposer. Nous passâmes donc plus d’une heure à bavarder, assis sur un banc du Parc des Alouettes. Ni l’un ni l’autre, nous ne parlâmes de ma crise de nerfs et je lui en fus reconnaissante. Syu m’avait déjà fait tout un sermon et je n’étais pas prête à en supporter un autre, décidai-je.

En outre, mon moral remonta en flèche lorsque je me rendis compte de quelque chose. Je compris qu’en réalité je pouvais remédier à tout ce qui m’éloignait du bonheur. Assise sur le banc, je ressentis une vague d’énergie. J’avais l’impression que la seule chose que je devais faire pour trouver Aléria et Akyn, c’était de me rendre à Acaraüs et de m’enquérir d’un légendaire renégat et de deux elfes noirs de treize ans. Je les trouverais et je reviendrais à Ato et tout s’arrangerait.

Syu, malgré l’air dubitatif qu’il prit lorsque je lui exposai mon plan, se réjouit de constater que j’avais retrouvé le moral.

« Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne se tourmente pas avec ce qu’il ne peut pas faire », me dit-il solennellement. Cette phrase resta gravée dans mon cœur.

* * *

Nous ne reparlâmes pas de l’histoire de Zalen et Zoria, une fois que Lénissu m’eut demandé si j’avais une idée d’où elles pouvaient être. Et sincèrement, je n’aurais pas eu la moindre idée de par où commencer à chercher. La seule chose que je savais, c’était que si la potion avait eu des effets réellement négatifs, le plus probable, c’était que je ne les revoie jamais. C’était une terrible conclusion, mais, avec le temps, tout semble moins réel et, au fur et à mesure que les jours passaient, je finis par me désintéresser presque complètement de la potion de Seyrum. Et je passai même la fin du mois d’Amertume à faire la course avec Syu, Laygra, Déria et Aryès et à vendre de temps en temps des ours en peluche ailés. Murry s’absentait en général une bonne partie de la journée, et je supposai qu’il refusait encore d’écouter les conseils d’Iharath. Lorsque j’appris que le gouverneur était l’homme politique le plus important et respecté de la ville, je commençai à me forger une idée plus claire du problème de Murry et à mieux comprendre pourquoi Iharath avait tenté de faire entendre raison à mon frère. Si Keysazrin était la fille du gouverneur, ce devait probablement être la jeune femme avec le plus de prétendants de tout Dathrun. J’admirais cependant la persévérance de Murry. J’ignorai si quelqu’un d’autre était au courant des escapades nocturnes de Murry. En tout cas, Laygra semblait avoir une idée sur le sujet.

Mais, à part cela, les jours se déroulaient tranquillement. Je parlai longuement avec Lénissu et, finalement, je pus poursuivre mes leçons avec Daelgar, même si mon oncle prenait une mine grognonne chaque fois que je sortais me réunir avec mon maître harmonique. Je ne questionnai pas celui-ci sur la Gemme de Loorden. Il me vint à l’esprit d’entrer dans l’académie pour faire quelques recherches sur le sujet —j’étais sûre qu’à la bibliothèque, il devait y avoir des dizaines de livres qui parlaient de la Gemme des Anciens Rois—, pourtant une crainte ridicule me retint : je ne voulais pas revenir seule à l’académie. En tout cas, pas par le passage secret. En plus, faire des recherches sur des pierres précieuses ne m’enthousiasmait pas spécialement. J’aurais préféré savoir qui étaient les eshayris, car je savais que Lénissu en avait fait partie autrefois, mais, apparemment, mon oncle ne voulait rien m’apprendre sur eux et, chaque fois que je lui demandais pourquoi, il maudissait cent fois le nom de Marévor Helith pour avoir mentionné le mot eshayri.

Chacun avait les pensées occupées. Lénissu pensait à ses affaires troubles, Murry pensait à Keysazrin, Laygra s’était mis en tête qu’elle voulait être guérisseuse d’animaux et elle s’était forgée une réputation de vétérinaire dans certains quartiers de Dathrun, Dolgy Vranc était absorbé par une invention compliquée qui, selon lui, pourrait servir aussi bien à fabriquer des jouets qu’à fabriquer d’autres sortes de magaras. Srakhi passait une bonne partie de la journée dehors et, quand il rentrait, il s’asseyait sur sa paillasse, les jambes croisées, il fermait les yeux et restait ainsi pendant plus de deux heures. Chaque fois que Dolgy Vranc passait par là et le voyait dans cet état, il secouait la tête et soupirait bruyamment et, Déria, Aryès et moi, nous riions tout bas.

Lorsque nous n’étions pas en train de faire des courses, d’explorer les environs ou de vendre des jouets, Déria, Aryès et moi, nous nous asseyions à la table du séjour, avec papier, plume et encre. Déria avait eu besoin de temps pour se décider à m’avouer cela, mais, un jour, alors qu’elle venait de me battre dans une course avec dix Bois de Lune, elle s’approcha de moi et me confia qu’elle ne savait pas écrire. Pourquoi apprendre à écrire si on n’en a pas besoin ? Cela ne lui aurait servi à rien dans les mines de Tauruith-jur… À partir de là, nous comprîmes toute la panique qui la rongeait depuis que Marévor Helith lui avait proposé d’entrer à l’académie de Dathrun.

— Quand il le saura, Marévor Helith ne voudra pas que je reste à l’académie —disait-elle, les lèvres tremblantes.

— Mais si, il voudra —lui avais-je assuré. Mais elle avait remarqué une hésitation dans ma voix, et ma tentative pour la tranquilliser ne fit qu’augmenter son sentiment de panique.

C’est pourquoi Aryès et moi entreprîmes d’apprendre à Déria à lire et à écrire. Les seuls exemplaires écrits que nous possédions étaient les manuels de magie que nous gardions mon frère, ma sœur et moi ; aussi, Déria commença à copier le livre du premier degré de transformation et, par la même occasion, elle commença à apprendre les bases de la transformation. Mais, pour qu’il ne lui arrive pas la même chose qu’à Jirio, je m’obstinai à ce qu’elle poursuive ses leçons de jaïpu. Comme elle n’avait jamais reçu d’éducation sur les énergies et les celmistes, elle accueillit mon explication du jaïpu avec beaucoup plus de naturel que Jirio ou que le maître Aynorin et, de fait, au bout de quelques jours, elle me dit qu’effectivement, elle pensait que j’avais raison de considérer que le jaïpu n’était pas une énergie qui se contrôlait : on collaborait avec elle. Je crois que Déria fut la seule à approuver ma méthode d’apprentissage, mais ce que pensaient les autres m’était égal tant que Déria faisait des progrès. En outre, je m’amusai énormément d’être à la fois élève avec Daelgar et maîtresse avec Déria, parce que je me rendais compte combien un élève pouvait être exaspérant et combien un maître pouvait manquer de patience. Lorsque j’en parlai à Daelgar, celui-ci se contenta de sourire et de dire :

— Apprendre et enseigner sont unis. Lorsque tu apprends, tu t’exaspères parce que tu ne comprends pas ce qu’il faut faire. Lorsque tu enseignes, tu t’exaspères parce tu ne sais pas comment te faire comprendre. De toute façon, au bout d’un moment, on finit toujours par devoir apprendre seul. Tu dois savoir que tout ce que l’on comprend ne s’enseigne pas avec des mots.

Un jour, Daelgar m’annonça qu’il ne pourrait me donner de leçons pendant quelques jours et qu’il m’avertirait quand aurait lieu le prochain cours. Il restait quatre jours avant le retour hypothétique de Marévor Helith, et je savais que probablement je partirais de Dathrun avant le retour de Daelgar, mais, lorsque je le dis à mon maître, celui-ci haussa les épaules.

— Alors, nos chemins se séparent ici —dit-il simplement, en bougeant une pièce de l’Erlun—. J’espère que tu auras appris des choses utiles.

Assis sur le sol de la Tour du Sorcier, nous avions tous deux les yeux rivés sur l’échiquier d’Erlun. Nous nous étions réunis depuis deux heures environ, peu après la tombée du jour. Ce soir-là, Daelgar m’avait appris à créer un cercle d’images autour de moi, ce qui requérait une grande concentration mentale. Il était curieux d’observer qu’en réalité les harmonies ne dépensaient pas beaucoup d’énergie ni beaucoup de tige, mais, par contre, elles laissaient l’esprit épuisé si l’on prétendait faire des choses compliquées. Je me dis que c’était sûrement pour ça qu’il était en train de gagner la partie d’Erlun plus facilement que d’habitude.

Dans toutes mes années de néru et de snori, je n’avais jamais réussi à comprendre les énergies harmoniques aussi bien que maintenant. Et tout en sachant que, dans les cercles celmistes, on n’appréciait pas beaucoup cette énergie, j’admirais la facilité avec laquelle Daelgar la manœuvrait. Presque tous les jours, il me tendait des pièges harmoniques. La première fois, en arrivant en haut de la Tour du Sorcier, il s’était avancé vers moi en absorbant tout le son qui sortait de sa bouche et, tout d’abord, j’avais pensé qu’il était devenu muet, ce qui m’avait beaucoup effrayée, puis il m’était venu à l’esprit qu’il était devenu fou et, finalement, j’avais compris que Daelgar me proposait un exercice : je devais entendre ce qu’il disait même s’il absorbait ses propres mots. Après plusieurs tentatives, je réussis à ouvrir une brèche. Mais Daelgar contre-attaqua en émettant un bruit grinçant très désagréable. Heureusement, je réagis rapidement et je jetai un sortilège de silence. Mais mon sortilège était si bien fait que je mis plus d’un quart d’heure à le défaire et, entretemps, je passai les minutes les plus silencieuses de ma vie.

Daelgar s’amusait à me tromper avec les illusions harmoniques. Une fois, il faillit me faire mourir de peur lorsqu’en arrivant, je vis en haut des escaliers un énorme loup aux dents pointues. Une autre fois, ce fut un fantôme. Et une autre fois encore, Daelgar réussit à me convaincre que mes mains étaient couvertes de glace et je me mis à frissonner malgré la chaleur asphyxiante de cette nuit-là. Peu à peu, je commençai à discerner la réalité de l’illusion et je défaisais les illusions de Daelgar avec succès, bien que je sache que Daelgar n’essayait pas de les faire durer : c’étaient seulement des illusions invoquées qui disparaissaient au bout d’un moment si personne ne les maintenait. Il était donc plus facile de les détruire.

Découvrir une illusion harmonique était facile si l’on avait un peu de pratique. La rompre n’était pas beaucoup plus compliqué, à condition de l’avoir juste en face et de savoir trouver et couper le fil qui la maintenait dressée. Généralement, plus grande était l’illusion, plus il était facile de la démanteler. Cependant, Daelgar insistait sur le fait que tout dépendait de si l’illusion avait été créée par une ou plusieurs personnes, de si le groupe était hétérogène ou non, et de bien d’autres détails qui entraient en jeu également pour les autres énergies.

— Je déteste les adieux —dis-je.

Je bougeai la Flèche et je tuai l’Archer de Daelgar. Mon maître sourit et me signala l’échiquier.

— Laisse-moi te montrer une dernière chose. Regarde ce que tu viens de faire. Tu ne remarques rien ?

J’observai l’échiquier, l’air surpris, en pensant aussitôt que j’avais mal agi en tuant l’Archer.

— J’ai pris l’Archer avec la Flèche. C’était mal joué ? —demandai-je, en me mordant la lèvre.

— Qu’importe si c’est bien ou mal joué ? Non, ce n’est pas ça que je voudrais que tu voies. Il s’agit de ce que tu viens de dire : la Flèche tue l’Archer. Avec quoi attaque l’archer normalement ?

— Avec des flèches…

Daelgar sourit largement et acquiesça de la tête.

— C’est ironique, tu ne trouves pas ? Un Archer tué par la seule Flèche présente aux alentours. La meilleure arme que tu manies peut se retourner contre toi. Écoute et tu verras —ajouta-t-il, en s’appuyant contre le mur de pierre de la tour—. Tu n’as jamais entendu le proverbe qui dit : le guerrier meurt par le fer et le bon orateur par les mots ? C’est un vieux proverbe que j’ai entendu pour la première fois en saeh-al et, des années plus tard, en abrianais dans la bouche d’un prêtre érionique. Certains disent aussi que le musicien succombe à la musique et le paysan à la terre, mais le message est moins clair. Que déduis-tu du premier proverbe ?

— Qu’il ne faut jamais se fier à ce que l’on croit maîtriser ? —suggérai-je.

— Tout à fait. Imagine-toi maintenant que l’Archer est un celmiste harmonique. Et que la flèche est une illusion qu’il a lui-même créée. Si la flèche est encochée sur son arc, il contrôle ce qui peut se passer. S’il ne sait pas si cette flèche est la sienne, s’il ne sait pas où elle se trouve ou s’il a oublié qu’elle existe… alors l’harmonique verra des aberrations sans savoir que c’est lui-même qui les a créées. Plus d’un est devenu fou en perdant le contrôle des harmonies. Un cas extrême est celui de Tuanesar le Fou. Les harmonies sont une énergie plus discrète que les autres, elles ne peuvent pas te blesser physiquement… mais elles sont parfois plus efficaces que l’énergie bréjique si ton intention est de faire sombrer quelqu’un dans la folie…

J’acquiesçai en tressaillant.

— Tout ça pour que tu comprennes que, même si certains disent que les harmonies sont pour les artistes, les tricheurs et les farceurs, elles n’en sont pas moins une énergie dangereuse que l’on ne peut saisir du côté tranchant.

Je méditai un moment ce qu’il avait dit, puis je souris.

— Cela n’empêche pas que j’ai mangé ton Archer —dis-je, sur un ton triomphant.

Moins de dix minutes plus tard, j’avais perdu la partie et Syu se moquait en lançant des éclats de rire de singe.

— Pas de chance —fis-je, l’air grognon.

— La chance n’existe pas au jeu d’Erlun —répliqua Daelgar, en gardant le jeu—. Tout est calculé.

« Syu ! », dis-je au singe pour qu’il se taise.

Le singe prit une mine innocente et commença à descendre les escaliers. Nous le suivîmes en silence, mais, lorsque nous arrivâmes en bas de la Tour du Sorcier, une question me vint à l’esprit.

— Daelgar, où as-tu appris tant de choses sur les harmonies ?

Ma question ne sembla pas l’ébranler, mais il ne répondit pas tout de suite.

— J’ai eu un maître. Et lorsque j’ai terminé mon apprentissage, j’ai continué à apprendre par moi-même. Il arrive un moment où cela ne sert plus à grand-chose d’avoir un professeur qui te guide : tout ce que tu apprends à partir de là fait partie de toi et aucun maître ne peut te l’enseigner.

— Tu veux dire que les harmonies fonctionnent différemment selon la personne ?

Daelgar se tourna vers moi et roula les yeux.

— Ne me dis pas qu’après toutes mes leçons, tu as encore des doutes là-dessus ? Il est évident que les harmonies ne fonctionnent pas de la même façon avec tout le monde. Il en est de même avec les autres énergies. Certains guérisseurs sont plus habiles pour soigner des problèmes de muscles, d’autres sauront mieux soigner d’autres choses. Chacun a sa spécialité. Et plus tu te spécialises, plus tu as du mal à comprendre les énergies des autres. Cela fait partie des connaissances de base qu’apprennent les celmistes —ajouta-t-il.

— Je le sais —répliquai-je, offusquée.

— Un celmiste ne peut contrôler complètement l’énergie orique et l’énergie essenciatique à la fois.

— Je sais cela.

— Et deux celmistes qui contrôlent l’énergie orique peuvent avoir des spécialités très différentes. Quelqu’un peut avoir appris à détenir les vents. Un autre peut avoir appris la télétransportation.

Je soupirai. Tout cela, je le savais déjà. Qu’est-ce que Daelgar prétendait me faire comprendre ? Mon maître sourit, amusé en voyant mon visage impatient.

— Et une même personne peut être bonne harmonique à un moment et très mauvaise à un autre. Mais ça, c’est une question d’humeur et de concentration. Par exemple, serais-tu capable tout de suite d’émettre un parfum de chèvrefeuille en moins de cinq secondes ?

J’écarquillai les yeux. Je haussai les épaules puis je me concentrai. Les paupières mi-closes, je visualisai le chèvrefeuille, mais son image ne m’était d’aucune utilité si je ne me souvenais pas de son odeur… le chèvrefeuille se changea en herbe et j’essayai de reconstruire mon illusion… en vain, parce que je sentis immédiatement des effluves semblables à ceux du printemps, à Ato, lorsque l’herbe des jardins vient d’être coupée. J’ouvris grand les yeux et je vis que mon sortilège avait aussi créé un léger brouillard autour de moi… je le défis d’un geste de la main. L’illusion s’effilocha aussitôt et l’odeur d’herbe coupée disparut.

Lorsque le brouillard s’évanouit, j’observai avec une certaine déception que Daelgar était parti. Lui non plus ne devait pas aimer les adieux, pensai-je, avant de prendre avec Syu le chemin de la maison.

12 Chemins

C’est exactement la nuit où je vis Daelgar pour la dernière fois que je commençai à rêver des choses étranges. La première nuit, je rêvai que je sautai d’une falaise et que je m’enfonçai dans une mer de lave accompagnée de toute une armée d’horribles monstres ailés. Je me réveillai au milieu de la nuit avec la sensation d’avoir la peau qui brûlait littéralement. La sensation mit tellement de temps à disparaître que, malgré ma conscience à moitié endormie, je compris que ce que je venais de vivre n’avait pas été un simple rêve. J’avais l’impression qu’il se passait des choses très étranges dans mon corps… Je me dis que c’était absurde et, le jour suivant, j’oubliai complètement de quoi j’avais rêvé.

Les nuits suivantes, je continuai à rêver des choses étranges, sentant peu à peu naître dans mon corps une présence, une présence qui se propageait partout, comme une nouvelle énergie. La deuxième nuit, lorsque je me réveillai, je restai plus d’une heure à trembler, transpercée par un froid mortel et je ne pus me rendormir jusqu’à l’aube.

Rêve ou réalité ?, me répétai-je pour la centième fois alors que les oiseaux commençaient à chanter. Ce qui m’arrivait n’était pas normal… s’il s’était agi de quelque perturbation énergétique, Laygra et Déria auraient ressenti la même chose or, à ce moment-là, toutes deux dormaient paisiblement. Rêve ou réalité ?, me dis-je, en pliant mes doigts engourdis par le froid. Dans la chambre, il faisait chaud et j’avais froid. Ceci était-il normal ? Peut-être allais-je être malade. Ce ne serait pas la première fois. Une grippe donnait toujours la sensation d’avoir la peau brûlante et, ensuite, on tremblait de froid…

Pourtant, je ne ressentais pas les symptômes typiques d’une grippe. Non, je n’allais pas être malade, conclus-je, soulagée. Mais… qu’est-ce qu’il valait mieux ? Avoir une grippe ou avoir quelque chose dont j’ignorais tout ?

Je ne savais pas ce qui m’arrivait, cependant je savais d’où venait le problème. Du laboratoire de Seyrum. Au passage, je maudis cent fois le soi-disant jus mildique que j’avais bu et je maudis Seyrum qui n’avait pas prévu d’antidote et les jumelles qui m’avaient trompée… mais cela ne servait à rien de maudire : ce qui était fait, était fait.

Au début, j’avais essayé de cacher ma préoccupation à Syu, mais le singe n’était pas stupide et, quand il découvrit ce qui m’arrivait, il me proposa d’aller dormir dehors.

« Dormir enterré sous des planches de bois et des pierres, ce n’est pas l’idéal », raisonna-t-il avec sérieux. « Tu seras sûrement mieux dehors, comme un bon gawalt. »

Je repoussai cependant sa proposition et, la nuit suivante, lorsque j’eus souhaité bonne nuit à tout le monde, je m’approchai de mon lit sans pouvoir m’empêcher de trembler. Je me couchai et je pensai que Syu avait peut-être raison. J’aurais dû accepter, me dis-je, tourmentée par les rêves qui m’attendaient…

Le jour suivant, Marévor Helith était censé être de retour. Et si je mourais cette nuit même à cause de la potion ? Je ne saurais alors jamais si Marévor Helith tiendrait sa parole. Et l’Amulette de la Mort ne servirait à rien. Et j’avais tant de choses que je souhaitais faire et savoir avant de mourir… ! Cependant, j’étais si fatiguée que, malgré la crainte qui me tenaillait, je m’endormis.

Je me réveillai presque immédiatement ou, du moins, c’est ce qu’il me sembla. Ensuite, je crus un bref instant que le soleil s’était déjà levé parce que la chambre était illuminée… mais la lumière était différente. Et elle s’évanouissait rapidement. Je balayai la pièce du regard, cherchant la source de la lumière. Je baissai les yeux sur moi et je restai bouche bée. Mes bras brillaient encore légèrement. Quelques secondes plus tard, tout était redevenu normal. Mais tout n’était pas fini. Quelques minutes après, je sentis de nouveau la même sensation que quelques semaines auparavant : confusion, instabilité et douleur. Et aussi la sensation que mon jaïpu se consumait presque jusqu’à en mourir.

La dernière fois, j’avais ressenti une douleur insupportable. Cette fois, ce fut un peu semblable, mais, en plus, les marques noires apparurent presque aussitôt sur mes bras. Je me sentis changer. Malgré mon esprit confus, je me couvris la bouche pour ne pas crier : je savais que cela ne ferait qu’empirer les choses si Laygra et Déria se réveillaient et voyaient ce qui m’arrivait. Sans y penser à deux fois, j’ouvris la fenêtre et je sautai. J’atterris curieusement bien. Et je me mis à courir même encore plus vite que d’habitude. Je sentis de nouveau un éclair dans ma tête et je perdis alors totalement conscience de ce que je fis par la suite.

* * *

Marévor Helith mit quatre jours de plus que prévu avant d’apparaître, de sorte que ni Murry ni Laygra n’osèrent s’inscrire au premier examen d’admission, au cas où le nakrus ne reviendrait pas à temps pour payer leur inscription. Ces quatre jours, Lénissu commença à rester plus de temps à la maison, et j’en déduisis donc que, pour le moment, il avait terminé ses affaires. Il était temps ! Il n’avait pas cessé de s’absenter mystérieusement et secrètement pendant le dernier mois.

Le jour où Marévor Helith arriva, Déria avait pratiquement fini de recopier le premier chapitre du manuel de transformation et Aryès et moi étions très fiers de ses progrès. Elle parvenait à lire plus ou moins sans se tromper, même si, parfois, quelques lapsus lui échappaient encore, lorsqu’elle ne se souvenait plus comment on prononçait telle ou telle lettre, mais, en général, le résultat était assez bon si l’on considérait qu’à peine quelques semaines plus tôt elle ne savait même pas reconnaître une seule lettre de l’alphabet. Le visage de Déria s’illuminait chaque fois que nous lui disions qu’elle apprenait très vite et elle redoublait d’efforts pour apprendre. Une fois, Laygra fit un commentaire sur le peu de culture qui existait dans la Ceinture de Feu, disant que les chefs hobbits des mines ne s’étaient jamais donné la peine d’éduquer leurs sujets. Et Déria lui répondit de si mauvaise humeur qu’elles se fâchèrent et ne se parlèrent plus pendant plusieurs jours jusqu’à ce qu’Aryès et moi, nous leur fassions clairement comprendre que nous en avions assez de les voir se lancer des regards assassins chaque fois que l’une d’elles ouvrait la bouche. Mais je ne pensai pas moins que, cette fois, la plus malavisée avait été Laygra.

Lorsqu’Iharath frappa à la porte pour nous annoncer que le maître Helith était de retour, nous étions donc Aryès, Déria et moi assis autour de la table. Dol était assis sur une chaise, près de la fenêtre et, avec ses mains à la peau épaisse et verdâtre, il manipulait de petites branches qu’il était allé chercher la veille dans le bois voisin. Il avait les yeux fermés et l’expression concentrée. Cela faisait plus de vingt minutes qu’il était ainsi et je commençais à penser qu’il avait décidé d’imiter les coutumes de Srakhi.

Pendant qu’Aryès et moi, nous fabriquions des bracelets change-couleurs, Déria nous lisait le paragraphe qu’elle venait de recopier.

— Il faut… faire… attention —lut-elle avec lenteur— avec l’énergie…

— Tu as écrit « l’émengie » —la corrigeai-je, en jetant un coup d’œil sur le cahier tandis que je posais le bracelet que je venais de terminer sur la table.

Déria fronça les sourcils et se rapprocha du cahier comme pour mieux voir. Sans un mot, elle prit sa plume et, la pointe de la langue sortie en signe de concentration, elle recopia le mot « énergie » dix fois.

Je pris d’autres fils blancs et je commençai à fabriquer un autre bracelet, imprimant à chaque tour du fil un sortilège harmonique de couleur. C’était une tâche facile qui n’occupait pas trop l’esprit et qui était rentable : cela ne demandait qu’un peu de fil et ces bracelets se vendaient à cinq décimes chacun.

— Avec l’énergie excédentaire —continua Déria avec plus de décision— après… avoir lancé le… sor-ti-lège —elle se racla la gorge— le sortilège de transformation, car non seulement cela rompt l’équi… l’équilibre des… énergies —dit-elle et, là, elle fit une pause pour corriger une nouvelle fois le mot avec un air appliqué— des énergies extérieures… —continua-t-elle—, mais cela peut aussi avoir de mauvaises… ré-per-cussions sur l’énergie interne du celmiste. Ah, là, j’avais écrit le mot correctement —fit-elle.

Quelqu’un frappa à la porte et nous sursautâmes. Nous n’attendions personne. Lénissu, Murry et Laygra étaient en ville. Srakhi aussi. Qui cela pouvait-il être ?

— C’est Iharath —dit la voix, derrière la porte.

— J’arrive ! —dit Aryès.

Il laissa son bracelet presque terminé sur la table et alla ouvrir. Cela faisait plusieurs jours que nous n’avions pas vu Iharath et nous l’accueillîmes joyeusement.

— Où étais-tu passé tout ce temps ? —demandai-je, avec un air de reproche.

Le semi-elfe roux sourit, amusé par notre accueil.

— Je vous ai vraiment manqué ? —demanda-t-il.

— Oui ! —répondîmes-nous tous les trois en chœur.

Iharath se tourna vers le semi-orc, qui avait toujours les yeux fermés, apparemment indifférent à ce qui se passait autour de lui.

— Il fait des expériences —expliqua Déria, en regardant le semi-orc d’un air moqueur—. Cela fait plus d’une demi-heure qu’il est comme ça.

— Et le bruit ne le dérange pas ? —demanda-t-il, en observant avec curiosité ce que Dol tenait entre les mains—. Des bouts de bois ? Il fait des expériences avec des bouts de bois ?

— Ce ne sont pas n’importe quels bouts de bois —dis-je—. Ils doivent avoir une forme spécifique. Hier, il a passé des heures dans le bois à chercher ces petites branches jusqu’à ce qu’il trouve celles dont il avait besoin.

Iharath ouvrit grand les yeux, mais ne fit pas de commentaire.

— Comment va la future celmiste ? —demanda-t-il à Déria, en tendant une main pour l’ébouriffer affectueusement.

— Il me manque deux paragraphes pour terminer le chapitre ! —déclara la drayte toute contente.

— Et elle apprend vite —ajouta Aryès. J’acquiesçai pour appuyer ce qu’il disait, tout en continuant à fabriquer mon bracelet.

— Murry et Laygra sont à la ville —dis-je—. Je ne sais pas où exactement. Tu veux boire quelque chose ?

Iharath adopta une mine pensive puis acquiesça finalement.

— Restez tranquilles, ne bougez pas —dit-il, en voyant qu’Aryès et moi, nous nous levions—. Je vais mettre de l’eau chauffer. Vous voulez une infusion vous aussi ?

Nous acquiesçâmes et nous nous rassîmes. Quelques minutes plus tard, nous étions tous les quatre assis autour de la table et Déria lisait à Iharath l’avant-dernier paragraphe du chapitre. Le semi-elfe s’intéressa à nos bracelets change-couleurs et demanda comment on les faisait ; j’essayai alors de lui expliquer le mécanisme puis je lui offris un des bracelets.

— Murry et Laygra en portent eux aussi —lui dis-je.

— Comme ça, plus de gens voient ces bracelets, plus ils auront envie d’en avoir aussi —expliqua Aryès.

— Il s’agit de lancer la mode —acquiesçai-je.

Iharath nous regarda tous les deux et s’esclaffa.

— Vraiment, vous avez l’esprit commerçant.

J’entendis un rire mental et je me tournai vers le singe qui venait d’entrer par la fenêtre ouverte.

« Les gawalts, nous n’avons pas besoin de faire du commerce », dit-il.

« Bah, c’est ce que tu dis », répliquai-je, sur un ton moqueur. « Qu’est-ce que tu ferais si je t’offrais une banane mais que je te demandais, pour l’obtenir, de plonger dans la mer ? »

Syu me regarda comme s’il me voyait pour la première fois.

« Les gawalts détestent quand il y a trop d’eau », dit-il. « Et ils savent trouver des fruits quand ils veulent. En plus, ils ne vivent pas que de bananes, quelle idée. »

Je souris en levant les yeux au ciel. Iharath posa sa tasse vide sur la table et croisa les bras derrière la tête.

— Au fait, j’ai oublié de vous dire : le maître Helith est revenu.

Il y eut quelques secondes de silence et je reposai alors brutalement ma tasse sur la table.

— Enfin ! —exclamai-je, très contente, en me levant d’un bond—. Il faut le dire à Lénissu !

— Du calme —me dit Iharath, en souriant—. Il va venir ici, vers dix heures.

— Qui ? —demandai-je, un peu perdue.

— Le maître Helith.

Aryès, Déria et moi, nous échangeâmes des regards stupéfaits.

— Le maître Helith va venir ici ? —articula Déria, lentement, en pâlissant.

— Ouaip —répondit tranquillement Iharath—. Il m’a dit que vous ne vous tracassiez pas et que vous ne lui prépariez rien à manger —ajouta-t-il, avec un demi-sourire—. Apparemment, un jour, il a été invité à un délicieux banquet et il n’a pas osé dire à ses amphitryons que leurs plats délicieux avaient pour lui le même goût que la terre.

— On ne commettra pas la même erreur —assura soudain Dolgy Vranc, en ouvrant les yeux—. Quand vient-il, as-tu dit ?

— À dix heures. J’espère qu’à cette heure tout le monde sera de retour…

— Je vais aller les chercher —dis-je, en terminant l’infusion d’un trait—. Laygra doit être avec Rowsin et Azmeth… ils sont peut-être sur le marché.

— Je t’accompagne —dit Aryès.

— Moi, j’irai chercher Murry —dit Iharath.

— Je vais avec vous —dit Déria—. Mais attendez, je dois ranger ça.

Elle faisait allusion au cahier : elle semblait craindre que le maître Helith soupçonne qu’elle était en train d’apprendre à lire et à écrire. Je ne connaissais pas beaucoup Marévor Helith, mais j’étais à présent pratiquement sûre qu’il ne trouverait absolument pas scandaleux de l’envoyer à l’académie : Déria était une véritable éponge, elle apprenait vite et elle n’oubliait rien. Elle deviendrait une excellente élève, prédis-je.

Nous sortîmes tous les quatre de la maison, pendant que Dolgy Vranc nous assurait qu’il allait préparer la maison pour recevoir le maître Helith comme il convenait.

Il faisait une journée chaude. C’était le premier Griffe du mois d’Épine et, depuis trois jours, nous étions en automne. Les arbres commençaient à perdre leurs feuilles de plus en plus vite et il soufflait un vent qui charriait une odeur de sel et de changement.

— Tu as une idée d’où peut se trouver Murry ? —demanda Déria à Iharath.

— J’ai en tête plusieurs endroits où il pourrait être —acquiesça Iharath.

— Nous, nous commencerons par le marché —suggérai-je.

Nous nous séparâmes en arrivant sur l’avenue principale. Iharath continua de grimper l’avenue pendant que nous déviions vers la rue du marché. Elle était bondée de monde et nous passâmes plus d’une demi-heure à chercher ma sœur, mais, finalement, nous la trouvâmes, dans l’avenue principale. Elle sortait de l’Aberlan avec Rowsin, Azmeth et quelques autres élèves de sa classe qui étaient de retour pour les examens d’admission.

Je m’arrêtai en les apercevant et je me mordis la lèvre, songeuse. Que pouvais-je dire à Laygra pour qu’elle comprenne ce qui se passait sans rien dire d’étrange devant ses amis ?

— Shaedra ! —exclama soudain une voix—. Laygra, ta sœur est là !

C’était Rowsin, la sibilienne. Nous n’eûmes pas d’autre solution que de nous avancer vers le groupe. Il s’en suivit l’habituelle succession de présentations. Dans le groupe, il y avait un autre humain à part Azmeth et trois sibiliens, tous de quinze ou seize ans. Avant d’arriver à Dathrun, j’avais toujours trouvé que les sibiliens avaient un comportement étrange. Ils avaient l’air silencieux et indifférents. Cependant, je connaissais à présent deux personnes qui étaient tout le contraire. C’est-à-dire, le professeur Zeerath et Rowsin.

Rowsin était une personne hyperactive. Elle sautait de-ci, de-là, en souriant à tout le monde et flirtant avec son petit ami avec le plus grand naturel du monde, débitant toutes sortes de bêtises incroyables, au point que je me demandais comment Laygra pouvait la supporter plusieurs heures de suite. Malgré cela, elle était sympathique et on avait parfois l’impression, lorsqu’elle regardait quelqu’un, que ses yeux voyaient au-delà des apparences. C’est pourquoi je doutais de trouver une excuse pour faire revenir Laygra avec nous sans qu’elle ne soupçonne quelque chose.

— Je croyais que vous étiez à la maison —dit Laygra, alors que nous montions l’avenue principale.

— Oui, nous sommes sortis prendre l’air —répondis-je avec naturel—. Iharath est passé à la maison. —Je lui jetai un regard éloquent.

— Ah ! —dit Laygra, en ouvrant grand les yeux—. Il va revenir ? —demanda-t-elle. Elle faisait allusion à Marévor Helith, bien sûr.

— Il a dit qu’il viendrait dîner à dix heures —acquiesçai-je—. Iharath est allé chercher Murry.

— Parfait. Il suffit d’espérer que Lénissu n’aura pas trop de choses à faire —ajouta ma sœur à voix basse.

Au bout d’une heure, nous nous séparâmes du groupe pour revenir à la maison. Laygra me fit comprendre qu’elle rentrerait tôt et elle s’éloigna avec Rowsin, Azmeth et les autres.

Déria observa le groupe s’éloigner et commenta :

— C’est curieux. Tout cela est très différent de Tauruith-jur. Là-bas, c’étaient tous des hobbits. Ici, à Dathrun, il y a des quartiers et des tavernes spécifiques pour chaque communauté, mais, après, à l’académie, tout le monde est mélangé.

— Tous ceux qui vont à l’académie sont des fils de bonne famille. —Je haussai les épaules—. Les barrières entre races et cultures disparaissent lorsqu’il y a de l’argent.

— Cela m’étonnerait que les barrières disparaissent —commenta Aryès, en reprenant mon image—. Les gens ne sont pas très ouverts, et ceux de la haute société sont les pires. Regarde les Ashar d’Aefna, cherche parmi leur garde quelqu’un qui ne soit pas un elfe noir ou un caïte et je t’assure que tu ne le trouveras pas. Mon père dit que, dans les Pagodes d’Ajensoldra, un elfe noir obtient un diplôme plus facilement qu’un élève qui ne l’est pas. Ici, ça doit être pareil.

— Eh bien, Murry m’a dit, qu’à Dathrun, la haute société se divise en districts et qu’elle est composée de saïjits de tout genre. —Je fronçai les sourcils pour essayer de me rappeler ce que m’avait dit mon frère sur le fonctionnement des Communautés d’Éshingra—. Mais, en tout cas, on essaie toujours de compliquer la vie des gens. Regardez, à Ato comme ici on m’a obligée à lire des livres d’Histoire —soupirai-je—. Mais qui diable a inventé le mot « obliger » ?

Aryès et Déria s’esclaffèrent en entendant ma question. Tous deux savaient que l’Histoire avait toujours été un de mes points les plus sensibles.

— Rasons les bibliothèques —approuva Aryès, prenant un ton de bandit de grands chemins—, c’est vrai que personne ne devrait obliger une autre personne à quoi que ce soit —reprit-il plus tranquillement—. Mais l’Histoire —ajouta-t-il, avec une moue—, c’est un véritable trésor. Cela ne sert pas à te protéger d’une liche, mais il y a des tas d’histoires intéressantes.

En entendant le mot « liche », je devins pensive.

— Vous croyez que Marévor Helith aura trouvé une solution pour que je puisse enfin oublier ce que signifie le mot « liche » ? —demandai-je avec espoir.

Il y eut un silence alors que nous croisions un garçon livreur du courrier qui courait, chargé d’un énorme sac rempli de lettres.

— S’il ne résout pas les choses —répondit Déria—, alors je jure que je ne lui adresserai plus la parole.

Je roulai les yeux. Même si je savais que Marévor n’avait aucune obligation de m’aider, je fus reconnaissante à ma jeune amie de sa preuve de loyauté.

— Je crois que ce ne sera pas nécessaire —lui dis-je, cependant. Car je ne voulais pour rien au monde qu’elle renonce à l’opportunité d’étudier à l’académie à cause de problèmes qui ne concernaient que moi.

* * *

Dix heures sonnèrent. Assis autour de la table, nous nous agitions tous, inquiets. Lénissu était revenu il y avait à peine une heure et, en apprenant que bientôt Marévor Helith viendrait, il s’était contenté d’acquiescer de la tête. Il semblait avoir d’autres problèmes en tête que celui de la visite d’un nakrus chez lui. Pourtant, il s’assit à la table comme nous tous. Nous mangeâmes avec entrain, parlant de tout sauf de Marévor Helith. Lorsque nous eûmes fini de manger, nous fûmes surpris de voir qu’Iharath se levait en nous disant qu’il devait partir. Comme à son habitude, il ne nous dit pas pourquoi il avait soudainement décidé de s’en aller. Nous protestâmes un peu, mais, finalement, nous lui souhaitâmes bonne nuit et il prit congé de nous tous.

La conversation devint plus sporadique après cela. Dolgy Vranc avait repris ses morceaux de bois, et Murry décida de nous apprendre un nouveau jeu de cartes. Murry était une mine pour les cartes, c’est sûrement pour cela que Déria le considérait presque comme une idole. Je ne sais pas pourquoi, cette nuit, mes cartes étaient réellement mauvaises et je perdis toutes les parties, excepté une, que je gagnai au moyen d’une tromperie, en les convainquant que j’avais un très bon jeu. Lorsque je montrai mes cartes, j’éclatai de rire en voyant leurs mines déconfites.

Nous étions en plein milieu d’une partie quand dix heures sonnèrent et je remarquai un bref instant d’immobilité générale. Je me tournai vers Lénissu et je le vis à côté de la fenêtre, le regard perdu dans l’obscurité de la nuit. On entendait les cloches au loin comme un son de cristal et je laissai mes cartes ridiculement mauvaises sur la table.

Le dernier coup de cloche finit de résonner dans la baie, suivi d’un long silence qui se prolongea jusqu’au moment où, soudain… on entendit un grincement. Je me tournai alors que la porte s’ouvrait et laissait entrevoir la plage et la mer illuminées par la pâle lumière de la Lune.

Je fronçai les sourcils. Il n’y avait pas de vent. Comment la porte avait-elle pu s’ouvrir toute seule ? Cela devait forcément être Marévor Helith, mais pourquoi ne se montrait-il pas ? Syu s’agita inquiet et s’approcha de moi, comme si je pouvais le protéger de ce que l’on ne pouvait pas voir. Je cherchais quelque signe d’illusion harmonique, sans trouver une seule trace d’harmonie, quand soudain il apparut.

Il portait une cape rouge ornée de dessins de lapins, de libellules, de gazelles et d’étoiles, mais, mis à part le changement de tenue, il était toujours le même.

— Bonjour, mes amis —dit le maître Helith, réalisant, avec un ample geste de la main, une sorte de révérence. Et, sans qu’il ait touché quoi que ce soit, la porte se referma doucement.

— Bienvenu dans notre humble demeure —dit Dolgy Vranc, l’air amusé de répéter une des phrases les plus connues des contes de fée.

Le nakrus jeta un coup d’œil à la vieille maison que nous habitions et acquiesça pour lui-même. Puis, il joignit les mains et déclara :

— Je serai bref. J’ai parlé aux Hullinrots et ils sont d’accord pour tenter l’expérience. Lorsque je les ai laissés, ils n’étaient pas encore tout à fait convaincus, mais je crois qu’avec le temps, ils se rendront compte que c’est la meilleure façon de se débarrasser de Jaïxel. De sorte que, maintenant, j’ai tout mis en marche. Demain, vous traverserez le monolithe qui vous conduira au portail funeste de Kaendra, je ne peux pas vous emmener directement à Neermat ni à l’intérieur des Souterrains : je ne peux pas me permettre de telles libertés et je ne veux pas m’attirer davantage d’ennemis que ceux que j’ai déjà. Je vous laisserai une carte avec la route que vous aurez à suivre. Dumblor est à cinq jours, à pied. Là, un groupe d’Hullinrots vous attendra. Ce sont des experts en ce qui concerne les esprits. S’ils ne parviennent pas à ôter le phylactère à la jeune fille, personne ne pourra le faire.

Je le dévisageai, abasourdie. Et au bout de quelques secondes, je compris enfin ses paroles et je ressentis un énorme vide. J’avais l’impression d’avoir avalé un bouquet d’orties.

— Génial —dit Lénissu, quand le silence commençait à être vraiment lourd. Son ton ironique ne semblait pas montrer beaucoup d’enthousiasme—. Mon ami, tu es en train de me dire que je vais accompagner ma nièce dans les Souterrains pour que des nécromanciens écartèlent son esprit dans le noble but d’éliminer une liche ?

Marévor Helith sourit.

— Je le savais. Tu n’aimes pas mon plan.

— Je vois pas mal de raisons pour ne pas aimer ton plan —répliqua Lénissu—. J’avoue ne rien savoir sur les liches, mais je sais reconnaître quand on me tend un piège.

— Très bien. Alors, tu refuses l’honnête proposition des Hullinrots ?

— De toute évidence —murmura-t-il.

Le maître Helith me fixa de ses yeux bleus.

— Et toi, Shaedra ?

Je sentis que tous se tournaient vers moi et, un instant, je fus incapable de respirer. Le maître Helith s’assit sur une chaise vide avec désinvolture.

— Pense que les Hullinrots, a priori, ne veulent pas que tu meures, mais que tu leur donnes le phylactère. Ceci est un avantage.

J’attendis un moment, ne sachant que répondre, convaincue que Lénissu allait m’empêcher de répondre, qu’il allait m’épargner une réponse… mais il ne dit rien. Je remuai, inquiète.

— Et… ton objectif est de tuer Jaïxel, maintenant ? —dit Dolgy Vranc, sur un ton légèrement interrogatif.

Le nakrus regarda du coin de l’œil le semi-orc et pencha la tête jusqu’à ce que ses os émettent un craquement.

— Mon objectif actuel —répondit-il tranquillement— est de réussir à redonner ses souvenirs à mon petit Ribok.

— C’est lui-même qui m’a donné les souvenirs de son enfance, n’est-ce pas ? —fis-je d’une voix un peu aigüe.

— Il a peut-être agi par lâcheté —acquiesça le maître Helith—. Dommage qu’il ait si mal tourné, c’était un bon garçon.

Un bon garçon qui, à présent, était devenu une liche psychopathe exterminatrice de squelettes, pensai-je, avec une moue. Ce n’est pas que j’appréciais spécialement les squelettes, mais il était clair qu’aucune personne ayant toute sa raison n’aurait passé plusieurs siècles à tuer des squelettes partout où elle allait. Mais le fait est que Jaïxel était dans les Souterrains et moi, à la Superficie. Quel danger pouvais-je courir ? Et puis, peut-être que les Hullinrots n’étaient pas si pressés de récupérer un phylactère de Jaïxel. Après tout, le véritable Jaïxel était probablement plus proche d’eux que moi. Mais qui sait, peut-être que le maître Helith était un grand amateur de mensonges et que les Hullinrots n’existaient pas. Tout était si invraisemblable !

— Et l’amulette ? —demanda Aryès—. Tu avais dit que tu l’arrangerais.

Le nakrus montra des dents brillantes, il mit la main dans une de ses poches et en sortit l’amulette. Je fronçai les sourcils en voyant que la feuille de houx avait à présent une couleur pourpre.

— Voici le shuamir. Il te servira pour protéger ton esprit de toutes sortes de sortilèges bréjiques.

Il le fit glisser sur la table, jusqu’à moi. Malgré le changement de couleur, je reconnus l’amulette que je portais depuis mes huit ans. La chaîne, en cristal azboïrien, n’avait pas changé. Et la feuille de houx était même encore plus belle avec sa nouvelle couleur. Je tendis la main et touchai la feuille. Je sentis un curieux fourmillement sur le bout des doigts et je reconnus une des énergies qui coulait dans la magara : l’énergie bréjique. Comment pouvait-il en être autrement ; pour empêcher l’intrusion de sortilèges de l’esprit, il fallait utiliser la même énergie.

Je pris l’amulette et je l’examinai. Sans avoir l’expérience de Dolgy Vranc, je sus reconnaître cependant le premier tracé du sortilège qui entourait la magara. Au-delà, tout était inextricable et trop compliqué pour que je puisse le comprendre. D’après Marévor Helith, les effets mortels du collier étaient en principe annulés. Donc normalement, si je le remettais, je ne souffrirais aucun mal. Cependant, ce dernier mois, j’avais pensé tant de fois que j’aurais pu mourir que je ne me sentais plus capable de commettre ce que je considérais comme une folie.

C’est pourquoi, je fis non de la tête.

— Je ne peux pas le mettre. Et s’il me tue ? Et s’il ne me reconnaît pas ?

Le maître Helith prit un air méditatif.

— Ne t’inquiète pas, pense qu’il ne t’est rien arrivé, la dernière fois. Je ne crois pas que la magara, après avoir été travaillée pour la quatrième fois, puisse provoquer la mort.

Je considérai ses paroles puis je hochai de nouveau négativement la tête.

— Je le mettrai si je vois vraiment que j’en ai besoin —promis-je—. Merci de… l’avoir recomposé.

Marévor Helith haussa les épaules.

— Cela n’a pas été très difficile.

— Une question —dis-je alors, en me mordant la lèvre en pensant à ce que j’allais dire—. Je suis curieuse de savoir… qu’est-ce qu’il arriverait au phylactère de Jaïxel que j’ai dans mon esprit… si je meurs ?

J’observai comment le nakrus réagissait à ma question. Il jeta un rapide coup d’œil au collier puis me regarda fixement.

— Il se disperserait —répondit-il—. Les souvenirs de Ribok se répandraient. Une liche possède une puissante énergie mortique. Quand elle est bien canalisée et bien enfermée, elle demeure intacte. Mais, quand elle se libère, elle perd son identité et se mélange aux énergies qui l’entourent. —Il fit une pause et sourit—. Mais toi, tu ne vas pas mourir pour le moment, n’est-ce pas ? —Son sourire se tordit et il ajouta— : Pour changer de sujet, je me suis rendu à l’endroit où ont disparu tes amis et j’ai essayé de retrouver la trace qu’avait laissée le monolithe. C’était pratiquement impossible de la trouver, mais je l’ai fait. Elle se dirigeait vers le nord-ouest. Peut-être sont-ils apparus dans les plaines de Drenaü, ou dans les montagnes, ou en Acaraüs. Je ne crois pas qu’ils soient allés beaucoup plus loin. Cela m’a pris plusieurs mois pour fabriquer un tel monolithe. Il était très stylé. Et il était puissant, mais il n’aurait pas pu les envoyer à plus de… deux cents kilomètres —dit-il, en levant l’index—. Approximativement.

Pendant quelques secondes, je le regardai, abasourdie, mais, aussitôt, je laissai échapper un grand éclat de rire et je me levai d’un bond. J’avais enfin une piste pour trouver Aléria et Akyn. C’était tout ce dont j’avais besoin pour me mettre en marche.

— Génial ! —fis-je, le cœur rempli de joie—. Demain, nous irons jusqu’au portail funeste de Kaendra, cela nous rapprochera. Nous partirons à la recherche d’Aléria et Akyn, nous reviendrons à Ato et après… après on verra bien.

Marévor Helith leva un sourcil pendant que les autres gardaient le silence. Même Aryès paraissait sceptique devant mon plan.

— Ma chérie —intervint Lénissu, en joignant les mains et en s’asseyant sur la chaise vide à côté de moi. Il posa sur moi ses yeux violets plein d’astuce et il fit une moue—. Je crains que tu n’aies pas bien compris ce qu’a dit ce personnage —dit-il, en signalant le maître Helith des deux mains—. Si tu te télétransportes jusqu’au portail funeste de Kaendra, implicitement tu acceptes la réunion avec les Hullinrots et ta prochaine trépanation. Si c’est ce que tu souhaites, vas-y, je ne t’en empêcherai pas, mais pense que je ne t’accompagnerai pas.

Je l’observai, en clignant des yeux, puis je soupirai.

— Il doit y avoir une autre façon de m’enlever le phylactère —concédai-je.

Je remarquai l’assentiment de Lénissu, Aryès et Laygra. Déria et Murry ne semblaient pas aussi sûrs que ce soit une mauvaise idée de rendre visite aux Hullinrots. Dolgy Vranc avait une expression impénétrable et je me demandai pour la énième fois si un jour je parviendrais à déchiffrer toutes les expressions du semi-orc.

— Bon, dites-moi une fois pour toutes si vous allez parler aux Hullinrots ou non, pour que je les avertisse —dit le maître Helith, sur un ton impatient.

Lénissu arqua un sourcil, se leva et fit quelques pas jusqu’à la fenêtre, pensif.

— Sieur Helith. Dois-je comprendre que tu ne leur as encore rien dit de définitif ?

J’observai le curieux phénomène de transformation qui s’opéra sur le visage du nakrus : son expression impatiente se changea en un sourire d’amusement évident.

— Je ne parle jamais de façon définitive. Je considère que savoir changer d’opinion, même dans les moments les plus urgents, est une qualité.

Lénissu roula les yeux et grogna.

— Ce qui signifie… ?

— Cela signifie que je pense que la meilleure façon d’aider ta nièce est de l’emmener auprès des Hullinrots. Eux connaissent les secrets mentistes. Et ils veulent détruire Jaïxel. Essayez de comprendre, mon idée était de faire d’une pierre deux coups.

Laygra émit un bruit guttural.

— Qui garantit à Shaedra que les Hullinrots ne la transformeront pas en… mort-vivante après lui avoir arraché les souvenirs de Jaïxel ?

— Moi, je ne traite pas avec des nécromanciens —dit Murry avec fermeté, comme s’il avait pris une décision. Il agrandit les yeux et pâlit—. Oups, pardon, maître Helith.

— Ce n’est rien, je ne peux plus me considérer comme un nécromancien de toute façon —répliqua Marévor Helith écartant ses excuses d’un geste de la main—. En ce qui concerne les Hullinrots, cela m’étonnerait qu’ils osent pratiquer leurs sortilèges sur l’un d’entre vous si je leur demande de ne pas le faire.

— Ah ? —dis-je, intéressée—. Et pourquoi en es-tu si sûr ?

Le nakrus inspira profondément et expira, comme pour montrer son infinie patience.

— Parce que je connais le groupe de Hullinrots dont je vous parle. Ce sont de bonnes gens.

Je le regardai, incrédule. De bonnes gens ? Je me répétai qu’il était en train de parler de nécromanciens des Souterrains. Il était difficile d’unir le concept de bonté avec des saïjits qui vivaient constamment entourés d’énergie mortique.

— S’ils sont si gentils —intervint Dolgy Vranc avec lenteur—, pourquoi ne leur dis-tu pas de venir à Dathrun ?

Lénissu jeta un regard de profond respect au semi-orc comme en admiration devant la prodigieuse perspicacité de sa remarque. Je réprimai un sourire lorsque le semi-orc lui renvoya un regard foudroyant.

— Ce sont des nécromanciens —répliqua le nakrus, en hochant la tête, incrédule—. Vous croyez vraiment que, s’ils viennent à la Superficie, on va les recevoir les bras ouverts ?

— Pourquoi ne pourraient-ils pas venir à la Superficie ? —demanda Laygra, sans comprendre—. Qui les en empêcherait ?

— Ah, ah ! Bonne question. Dis-moi, Laygra, qui craint vraiment les saïjits nécromanciens ? Les propres saïjits, évidemment. Aucun Hullinrot n’est assez fou pour s’éloigner beaucoup des Souterrains. Et s’ils sortent à la Superficie, ils le feront bien équipés et pour une bonne raison.

— Eh bien, récupérer une partie du phylactère de Jaïxel, ce n’est pas une bonne raison pour qu’ils se bougent un peu ? —intervins-je.

— Ils sont venus jusqu’à Dumblor, et cela est très loin de Neermat —répondit-il—. Mais ils n’iront pas au-delà. Pour vous être sincère, les Hullinrots n’ont pas confiance en moi. Ce sont les inconvénients de la mauvaise réputation.

J’arquai un sourcil. Marévor Helith avait donc mauvaise réputation parmi les nécromanciens. Pourquoi ? Sûrement, l’histoire remontait à des centaines d’années et, comme le nakrus s’éternisait en racontant des histoires, je préférai ne poser aucune question.

D’un coup, je me rendis compte que, pour la première fois, Lénissu s’était abstenu de me dire ce que je devais faire. Il avait clairement exprimé son opposition au plan de Marévor Helith, mais il attendait que j’exprime mon opinion, probablement pour l’approuver ou s’y opposer après. Que pouvais-je faire ? À l’évidence, il ne me restait qu’une option.

— Tu crois que les Hullinrots s’emporteront si nous n’y allons pas ? —demandai-je.

Le maître Helith fronça les sourcils.

— Cela signifie que tu as décidé de ne pas y aller ?

J’acquiesçai.

— Cela ne me semble pas le plus urgent. Avant je dois aller m’assurer qu’Aléria et Akyn vont bien. Le phylactère peut attendre. Cela fait treize ans que je le garde dans ma tête.

Marévor Helith ne paraissait pas courroucé, seulement contrarié.

— Alors, je reporterai la rencontre. Je leur dirai que je ne vous ai pas encore trouvés. Cela les calmera. Mais cela repoussera beaucoup les choses. Le groupe d’Hullinrots dont je vous parle ne se rend à Dumblor que deux fois par an. Alors, il vaudra mieux que tu mettes ce shuamir si tu ne veux pas être enlevée avant que tu te décides à leur rendre visite.

— Tu as dit que les Hullinrots connaissaient les secrets mentistes —intervint soudain Aryès—. Cela signifie que les mentistes aussi seraient capables d’aider Shaedra, n’est-ce pas ?

Marévor Helith et Lénissu se raclèrent tous deux la gorge et je levai un sourcil en observant leurs expressions. Lénissu se retourna vers la fenêtre, laissant au nakrus l’honneur de répondre.

— Je crains que les mentistes ne soient pas aussi aimables que tu sembles le croire. Leur confrérie est très fermée… Et ils ont des préjugés sur toute personne qui possède un brin d’énergie mortique dans le corps. Si Shaedra rencontrait un mentiste et le laissait examiner son esprit, elle ne sortirait pas vivante, je te l’assure.

Aryès avala sa salive.

— Zut alors.

— Oui, zut alors —approuvai-je, un peu effrayée. J’avais toujours entendu parler des mentistes comme d’une confrérie d’élite obsédée par la recherche des énergies de l’esprit. Je n’avais jamais entendu de mauvaises histoires sur eux, mais tout ce que l’on racontait inspirait un respect proche de la peur, et ils étaient connus pour leur haine envers tout ce qui provenait des Souterrains, bien que ce soit précisément cela qui faisait que les gens les estiment. Je me demandai bien à regret si, en me voyant, les mentistes ne me confondraient pas avec quelque monstre. Même moi, je commençais à me demander si je n’étais pas en train d’en devenir un…

— Très bien —dit Marévor Helith en se levant, interrompant mes pensées—. Lorsque tu décideras de voir les Hullinrots, tu m’avertis. À présent, je vais méditer un peu. Je vous souhaite un bon voyage à tous… sauf à ceux qui voudront rester, bien sûr —ajouta-t-il, en regardant tour à tour Déria, Laygra et Murry, un sourcil levé. Puis il se tourna vers Aryès—. Garçon, accompagne-moi jusqu’à la rive, veux-tu ?

Aryès le dévisagea, stupéfait, pendant quelques secondes.

— Remue-toi, jeune homme —fit le nakrus, en sortant par la porte de sa démarche silencieuse.

Aryès nous jeta un coup d’œil hésitant avant de se lever pour suivre le maître Helith au-dehors.

— Qu’est-ce qu’il peut bien lui vouloir ? —murmurai-je.

— Il veut sûrement le convaincre de quelque chose —grogna Lénissu, les sourcils froncés—. Ah, Marévor Helith —prononça-t-il, en secouant la tête—. Toujours à se mêler de ce qui ne le regarde pas.

Je l’observai avec curiosité.

— Lénissu, pourquoi crois-tu qu’il nous aide ? Je veux dire, je sais bien qu’il essaie d’aider Jaïxel à retrouver ses souvenirs, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il s’y prend si délicatement… il ne nous force à rien. Il aurait pu essayer de nous persuader un peu plus. Après tout, on lui doit pas mal de choses. Il aurait pu donner plus d’arguments pour nous envoyer au portail funeste de Kaendra, alors… pourquoi il a aussi bien pris que nous refusions sa proposition ?

Lénissu fit une moue pensive et regarda les autres, interrogateur. Tous hochèrent négativement la tête, ne sachant que répondre. Alors, il se retourna vers moi.

— C’est un nakrus —dit-il tout simplement, après un silence. Il nous regarda tous, les mains sur sa ceinture et il sourit—. Bonne nuit.

Il se dirigea vers sa chambre et referma la porte derrière lui. Dolgy Vranc se leva.

— Allez, allons tous dormir —déclara-t-il.

Nous nous levâmes tous en silence et, tout en grimpant l’escalier vers notre chambre, je vis Srakhi s’asseoir sur sa paillasse et prendre son habituelle position de prière. Notre conversation semblait avoir avivé son besoin de prier davantage ce jour-là.

— Shaedra, allez, monte —me dit Dol, au pied des escaliers.

— Et Aryès ? —demandai-je, en jetant un regard vers la porte d’entrée.

— Il reviendra. Je l’attendrai jusqu’à ce qu’il revienne.

J’acquiesçai.

— Bonne nuit, Dol.

Laygra, Déria et moi, nous souhaitâmes bonne nuit à Murry et nous rentrâmes dans notre chambre. Après avoir fermé la porte derrière moi, je me retournai et je me trouvai face à Déria, qui me fixait, les bras croisés, une expression de reproche sur le visage.

— Tu vas partir, n’est-ce pas ?

Je fronçai les sourcils, sans comprendre.

— De quoi tu parles ?

— Tu vas partir de Dathrun à la recherche d’Aléria et d’Akyn. Et tu veux que moi, je reste ici !

Je l’observai, bouche bée. Elle semblait au bord de la crise de nerfs et j’y réfléchis à deux fois avant de répondre quoi que ce soit d’importun.

— Déria… —commença à dire Laygra, troublée—. Je crois que ce serait mieux de remettre cette conversation à demain…

— Non ! —s’exclama Déria sur un ton intransigeant—. Je veux savoir. Tu m’as appris à lire parce que tu voulais que je rentre à l’académie —me dit-elle sur un ton de reproche.

J’arquai un sourcil.

— Et ce n’est pas bien ?

Déria battit des paupières et s’empourpra.

— Si —dit-elle brusquement, comme pour cacher le tremblement de sa voix—. Mais tu savais que tu n’allais pas rester dans l’académie. Tu voulais partir sans moi.

J’avançai jusqu’à mon lit et je m’assis, sous le regard égaré de Déria. Je comprenais ce qu’elle ressentait. Elle avait perdu sa famille et elle n’avait plus d’endroit où aller. Elle s’était accrochée à moi comme à une sœur aînée… mais la vérité, c’est que je n’avais que deux ans de plus qu’elle et, jusqu’à présent, je n’avais réussi qu’à la mettre en danger. Le jour où les nadres rouges nous avaient poursuivis près de Ténap, je m’étais crue coupable de sa mort et, à partir de ce jour, je m’étais demandé plus d’une fois qui j’étais pour oser mettre en péril les gens que j’aimais.

Aussi, lorsque je relevai les yeux, je répondis :

— Oui. Marévor Helith t’a fait une généreuse proposition. Tu ne peux pas la refuser.

Déria prit un air offensé.

— J’ai à peine eu le temps de connaître Aléria et Akyn, mais je les ai trouvés sympathiques. Si je décide de rester à l’académie, je me traiterai de lâche toute ma vie. Alors, j’irai avec toi —déclara-t-elle solennellement. Ce que je pouvais en penser avait l’air de très peu lui importer—. Quand partons-nous ? —demanda-t-elle, frappant les paumes de ses mains avec entrain.

J’écarquillai les yeux et je soupirai. Apparemment, Déria s’attendait à ce que je décide de tout toute seule. De mon côté, j’étais sûre que Lénissu ne me laisserait pas faire n’importe quoi. Maintenant que nous étions réunis, mon frère, ma sœur et moi, pourquoi voudrait-il se compliquer la vie pour aller sauver deux elfes noirs qu’il avait à peine connus quelques mois auparavant ?

— Nous partirons —dis-je— quand nous partirons.

Je bâillai. Ma réponse ne semblait pas avoir comblé tous les espoirs de la drayte, mais heureusement elle n’insista pas. Apparemment, tout ce qu’elle voulait savoir, c’était si elle pourrait m’accompagner où que ce soit. Le reste lui importait peu, ou très peu.

— Mais ne te fais pas d’illusions —ajoutai-je, alors que nous étions toutes les trois couchées—. Cela ne sera pas une aventure. Nous ne partons pas à la recherche d’un diamant ou d’une épée magique. Je vais juste chercher mes amis.

« La prochaine fois, essaie de ne pas les perdre », dit Syu, depuis un endroit relativement proche, dans les branches d’un arbre.

« J’essaierai », lui promis-je.

J’étais fatiguée, mais pas suffisamment pour avoir oublié les nuits antérieures. J’étais presque endormie lorsque je me rappelai une des choses qu’avait dites Marévor Helith en parlant de l’Amulette de la Mort : “Et s’il me tue ?”, lui avais-je demandé. “Et s’il ne me reconnaît pas ?” J’ouvris la main et, à la lumière de la Lune, j’observai le shuamir avec une certaine crainte, en me posant la question que je n’avais pas osé me poser : et si le shuamir ne me reconnaissait pas parce que j’avais changé ? Le jaïpu, à la superficie, était identique, mais j’étais beaucoup trop consciente que le cœur de mon jaïpu s’était transformé. Il vibrait davantage. Il était plus vivant. À tel point que j’avais parfois l’impression d’avoir une créature étrange dans mon corps qui courait bouillonnante dans tous les sens.

J’observai mes bras pâles et lisses et je tâtonnai prudemment mon visage avec les doigts. La nuit passée… ces marques noires étaient de nouveau apparues. Elles brûlaient comme des braises sur la peau. Comme un feu enfermé qui s’était réveillé et qui ne cessait de s’alimenter à mesure que les jours passaient… mais de quoi s’alimentait-il ? Toutes mes recherches avaient complètement échoué et, pour rien au monde, je n’aurais demandé de l’aide. Premièrement, parce que cela mettrait en évidence que j’avais été capable de boire d’une bouteille dans le laboratoire d’un alchimiste. Et, deuxièmement, parce je gardais l’espoir que tout se terminerait bien et reviendrait à la normale. Mais si ce n’était pas le cas… comment pourrais-je continuer à regarder mes amis dans les yeux en sachant que j’étais en train de me transformer en monstre ?

Deux larmes coulèrent sur mes joues et je cachai mes yeux avec le bras, en me les séchant machinalement. Allons, me sermonnai-je, pourquoi s’apitoyer sur soi-même ? Je laissai échapper un léger soupir. J’avais besoin de retrouver Aléria et Akyn. Eux, au moins, ils me redonneraient courage. Aléria m’éclaircirait la situation et Akyn la relativiserait. Par Nagray, comme j’étais impatiente de les revoir !

13 Voleurs

Le jour suivant, je me réveillai et je mis un temps à comprendre pourquoi je me sentais étrange. Mais, au bout de quelques minutes, je compris : je n’avais pas rêvé de choses bizarres. Cela me fit sourire bêtement pendant tout le petit déjeuner. Déria et Aryès aussi étaient de bonne humeur et Dolgy Vranc s’agitait, inquiet, comme s’il était pressé de se mettre en route. Murry et Laygra, cependant, étaient plus silencieux. Quant à Lénissu et Srakhi, nous ne les trouvâmes nulle part et nous supposâmes qu’ils devaient terminer quelque affaire avant de se préparer pour le voyage.

Pour la première fois, je me rendis compte de la peur qu’inspiraient les bateaux au semi-orc. Il ne voulait pas entendre parler d’un voyage en bateau.

— Non, non, non, le bateau non —nous disait Dolgy Vranc—. Les bateaux ne sont pas sûrs et ils bougent comme s’ils allaient se renverser ou sombrer à tout moment. Non, pas question.

Syu, lorsqu’il fut au courant du sujet de la conversation, appuya Dol sans réserve.

— Cela nous épargnerait plusieurs jours de voyage —protesta Aryès.

— Oui, à tel point que, si nous mourons noyés, cela nous épargnera même toute la vie —répliqua Dolgy Vranc.

— Ne sois pas de mauvaise augure —lui dis-je—. Les bateaux ne sombrent pas tout le temps. Sinon, personne ne se donnerait la peine de les construire.

— Je ne sais pas —dit Déria, mal à l’aise—. Ce ne serait pas mieux d’y aller par terre ?

Je comprenais parfaitement les réserves de Déria parce, moi non plus, cela ne m’enchantait pas de voyager en bateau. Rien que de m’imaginer flottant sur des planches de bois au milieu d’une vaste étendue d’eau salée, me donnait le mal de mer. Mais c’était la façon la plus rapide d’arriver à Acaraüs et j’avais fini par appuyer l’idée d’Aryès.

Nous ne décidâmes rien au petit déjeuner et, comme Lénissu ne revenait pas, nous nous occupâmes comme nous pûmes. Nous allâmes tous ensemble au marché pour faire nos préparatifs. Au passage, j’observai que les gens semblaient fébriles.

— Faites attention —nous dit Murry—. J’ai entendu dire qu’il y a de plus en plus d’altercations. Les gens sont très remontés avec les impôts de guerre.

J’écarquillai les yeux, sidérée.

— Les communautés sont en guerre ?

Mon frère roula les yeux.

— Cela fait plus de trente ans que les Communautés ne se battent plus entre elles. Non, le problème, c’est que, pour le Conseil, tout ne s’est pas bien passé ces dernières années. Il y a beaucoup de bandits sur les chemins et beaucoup de voleurs sur les toits. En plus, il y a l’histoire des yédrays. —Je tressaillis en entendant ce mot et je m’efforçai de garder le calme—. Sothrus m’a raconté que, dans son village, on en a pendu deux qui voulaient mettre le feu à son entrepôt de vivres.

— Ça alors —dis-je—. Et où est ce village ?

— Pas très loin. À environ quinze kilomètres d’ici. Terrifiant, n’est-ce pas ? —dit-il, en souriant.

Je pâlis et j’acquiesçai.

— Comment savaient-ils que c’étaient des yédrays ? —demanda Laygra, sceptique—. C’étaient peut-être de simples délinquants.

Murry haussa les épaules.

— Sothrus a dit qu’il ne les avait jamais vus. C’étaient des étrangers.

Laygra toussota, sarcastique.

— Cela ne prouve rien.

— Je suppose qu’ils ont dû vérifier —répliqua Murry, impatienté—. Qu’est-ce que j’en sais.

— Peut-être que ça en était —le tranquillisa ma sœur—. Mais je sais comment sont les gens lorsqu’ils ont peur.

Son regard parlait à lui tout seul. Sans le dire, elle voulait seulement rappeler à son frère que eux aussi avaient été traités comme des êtres maudits, fils de nakrus. Tout n’était, bien évidemment, que pure chimère née de rumeurs venues de rumeurs. Mais c’était la preuve que les gens ne connaissaient pas de limites lorsqu’il croyait quelque chose, que ce soit vrai ou faux. Et en plus, Murry semblait avoir oublié que, selon Marévor Helith, notre père, Zueryn Ucrinalm, avait été un yédray.

— De toutes façons, c’étaient des délinquants —insista Murry.

— Vous croyez qu’il peut y avoir des yédrays à Dathrun ? —demanda Déria, avec appréhension.

— Je ne sais pas et je ne veux pas le savoir —répondit Murry. J’avalai ma salive avec difficulté et je détournai les yeux.

— Allez, arrêtez de parler de mauvaises gens et pensez plutôt un peu à ce dont nous aurons besoin pour le voyage —nous interrompit Dolgy Vranc, en se retournant vers notre petit groupe.

— L’hiver approche, nous aurons besoin de capes plus chaudes —dit Aryès avec pragmatisme.

Le semi-orc acquiesça.

— Bonne idée. Voyons, vous qui connaissez les boutiques par cœur, où peut-on aller ?

La boutique où nous emmena Laygra était très chère et nous en sortîmes les mains vides.

— Bah, quatre-vingt-dix-neuf kétales pour une cape ? —grogna Dolgy Vranc, incrédule—. Si j’avais su que les gens achetaient à ce prix, j’aurais vendu mes ours volants à trente kétales.

— Les capes tiennent chaud —répliqua Laygra.

Le semi-orc la regarda d’un mauvais œil et ma sœur rougit, en se rendant compte qu’elle avait gaffé. Finalement, nous achetâmes chacun une cape dans un magasin situé dans une rue contigüe. Cent vingt-six kétales pour six capes. C’était un prix plus raisonnable. Bien sûr, les capes étaient loin d’être élégantes, elles étaient faites de tissu marron et grossier, et certainement pas de première main, mais elles étaient chaudes ; disons qu’elles remplissaient leur rôle de cape de voyage.

Nous achetâmes aussi cinq sacs de cuir résistants, trois boîtes d’allumettes et une corde. Lorsque nous demandâmes à Dolgy Vranc pourquoi nous avions besoin d’une corde, il nous répondit solennellement :

— Aucun homme un tant soit peu avisé ne voyage sans un peu de corde.

Nous achetâmes donc dix mètres de bonne corde pour trente kétales.

— Au fait —dit Aryès, sur le chemin du retour à la maison—, nous avons oublié les victuailles.

Dolgy Vranc haussa les épaules.

— Il faut espérer que Lénissu s’en sera chargé.

J’arquai un sourcil, mais je ne dis rien. En arrivant à la maison, nous vîmes Lénissu sur le seuil, gesticulant et faisant les cent pas avec impatience.

— Mais que faisiez-vous ? —demanda-t-il, en s’approchant de nous, l’air altéré.

— Nous avons acheté des capes et des sacs, oncle Lénissu —répondis-je joyeusement.

Lénissu ouvrit et referma la bouche par deux fois puis laissa échapper un gémissement.

— Qui aurait l’idée de laisser une maison comme celle-ci sans surveillance ? —brailla-t-il, désespéré—. Vous auriez pu laisser les fenêtres ouvertes, tant que vous y étiez.

Nous le contemplâmes, bouche bée.

— Un voleur est-il entré ? —demanda alors tranquillement Dolgy Vranc—. Qu’ont-ils volé ? Là-dedans, il n’y avait rien de valeur, à part quelques dizaines de bracelets et mes bâtons de bois.

— Tu peux garder tes stupides bâtons —siffla Lénissu, agité, tout en se dirigeant de nouveau vers la maison—. Baah, allez en enfer.

Il entra dans la maison à grands pas et on entendit la porte de sa chambre claquer et se refermer brutalement.

— Votre oncle se comporte comme un enfant —commenta Dolgy Vranc—. Bon, allons-y. Laissons tous ces sacs à l’intérieur. —Il fronça les sourcils et ajouta— : J’espère qu’ils n’ont emporté aucun meuble parce que cela ne nous appartient pas.

Pour quelqu’un qui avait des antécédents comme contrebandier, Dolgy Vranc avait une âme pleine de vertus, pensai-je.

Le semi-orc entra et nous le suivîmes. Je m’arrêtai sur le seuil, en apercevant une ombre bouger sur le sable. Je souris largement.

« Syu ! Comment vas-tu ? Où étais-tu ? »

Le matin, je ne l’avais vu nulle part et j’avais commencé à m’inquiéter. Le singe gawalt me rejoignit et scruta le chemin des deux côtés, avec un air de défi.

« J’ai vu des gens entrer dans ces murs », me révéla-t-il, en voyant que je le regardais, perplexe.

« Oh. Tu les as vus ? Ils ont emporté quelque chose ? », demandai-je. Le singe gawalt acquiesça. Soudain, je pâlis et je mis la main dans ma poche. Je soufflai de soulagement. L’Amulette de la Mort était là.

« Ils ont tout emporté dans un très gros sac », dit-il. « Vous avez acheté à manger ? »

Je savais que pour Syu « à manger » signifiait des fruits savoureux.

« Nous avons acheté d’autres choses », lui dis-je, en montrant le sac que je portais. « Mais il reste sûrement quelque chose dans le garde-manger. »

« Si ces bandits ne l’ont pas emporté », répliqua le singe l’air sombre, en me suivant à l’intérieur.

Je réprimai un sourire en m’imaginant des voleurs entrant dans une maison pour dérober subrepticement une corbeille de pommes.

À l’intérieur, les autres avaient déposé leur chargement dans un coin du séjour et, à présent, ils parlaient discrètement.

— Quelle mouche l’a piqué ? —demandait Laygra à voix basse.

— Comment sait-il que des voleurs sont entrés ? Je ne vois rien qui manque —dit à son tour Aryès, les sourcils froncés, en regardant autour de lui.

— Peut-être que c’étaient des yédrays —murmura Déria, les yeux exorbités.

Je roulai les yeux.

— Syu les a vus. Apparemment, ils sont sortis d’ici avec un sac plein.

Ils se tournèrent tous vers moi puis vers le singe gawalt, qui leur rendit un regard nonchalant.

— Syu les a vus ? —répéta Murry—. Qu’est-ce qu’ils emportaient dans le sac ?

« Je ne suis pas un stupide devin saïjit », mâchonna le singe.

— Il dit qu’il n’en a pas la moindre idée —répondis-je.

Laygra se mit à rire.

— Tu aurais fait une bonne traductrice —commenta-t-elle.

Je lui souris, amusée. À ce moment, la porte de la chambre de Lénissu s’ouvrit à la volée ; mon oncle apparut et se précipita vers le singe.

— Quel air ils avaient ? Où sont-ils allés ? —demanda-t-il, en le menaçant d’un doigt.

Syu feula et s’écarta de lui, tandis que je fronçai les sourcils, contrariée.

— Lénissu ! —protesta Laygra, en croisant les bras et en le foudroyant des yeux—. Arrête de l’effrayer.

Syu jeta à Laygra un regard outragé.

« Moi ? M’effrayer ? Pff », dit-il, en émettant un bruit comique, les lèvres pointées en avant. Quelque chose sortit de sa bouche comme une flèche et me frappa en pleine figure.

— Beeerk —dis-je, en me frottant le visage. La substance était collante et sentait le sucre. C’était…

— Un bonbon ? —prononça alors Laygra, en faisant les yeux ronds—. Syu ! Tu sais très bien que les sucreries sont très mauvaises pour les dents ! Tu veux perdre toutes tes dents ou quoi ?

Syu se recroquevilla, l’air coupable. Alors, Laygra se tourna vers moi. Aïe, me dis-je.

— Shaedra, tu n’aurais jamais dû lui laisser faire ça !

Je grimaçai et je baissai les yeux au sol. Laygra était très stricte en ce qui concernait la diète. Moi, j’aurais pu dire cent fois à Syu de ne pas manger de friandises, je n’aurais jamais obtenu l’effet du sermon de Laygra.

— Tu veux arrêter de tourmenter le singe ? —fit alors Lénissu—. J’ai des questions à lui poser.

Mais Laygra était devenue maintenant une intransigeante vétérinaire et tous durent insister pour que ma sœur cesse enfin de crier après Syu et moi. Finalement, Laygra nous observa en plissant les yeux.

— Quoi ? —fit-elle, sur un ton de défi—. La santé, c’est important. Je ne supporte pas les gens qui ne savent pas se contrôler et, à l’évidence, Syu ne sait pas se contrôler —dit-elle en foudroyant le singe du regard—, et Shaedra ne sait pas le faire obéir.

Syu et moi en restâmes bouche bée. Moi ? Faire obéir Syu ? Je devinai sans difficulté la pensée de Syu : depuis quand un singe gawalt obéissait-il à un saïjit ? Nous échangeâmes un regard et nous nous esclaffâmes bruyamment.

Laygra prit un air courroucé, nous tourna le dos et grimpa les escaliers en faisant claquer ses pas.

— Je vous aurai avertis ! —dit-elle—. Syu, tu reviendras chez toi, je te le promets ! Je ne te laisserai pas prendre de mauvaises habitudes.

— Qu’avez-vous fait ! —se lamenta Murry, lorsque Laygra se fut enfermée dans sa chambre—. Elle va être de mauvaise humeur pendant des jours.

— Elle s’en remettra —répliqua Lénissu, les yeux rivés sur le singe—. Tout de suite, nous avons des affaires plus urgentes. Singe gawalt, serais-tu capable de me guider jusqu’à l’endroit où sont allés les voleurs ?

J’observai aussitôt le changement d’attitude de Syu. Chaque fois que l’on mettait en doute sa capacité à faire quelque chose, sa fierté gawalt s’avivait comme le feu.

« Je suis capable de faire un tas de choses, oncle Lénissu », répondit le singe, moqueur. « Je suis un singe gawalt. »

« Syu, tu en es sûr ? », lui demandai-je, en fronçant les sourcils. Je ne pouvais imaginer le singe suivre à la trace la piste de voleurs dans une ville. Le regard plissé de Syu me dissuada d’émettre davantage de doutes sur le sujet.

Lorsque j’eus traduit à Lénissu ses paroles, mon oncle eut un sourire torve.

— Alors, prouve-le-moi.

Syu se mit à la tâche. Il commença par faire plusieurs tours dans la maison avant de sortir. Nous le suivîmes tous, avec curiosité. L’estime que lui portaient les autres monta en flèche.

— Lénissu… —dis-je, alors que Syu tournait autour de la maison en prenant des poses exagérément théâtrales—. On dirait que l’on t’a volé quelque chose d’important.

Syu s’écarta de la maison et nous fit signe. Apparemment, il avait trouvé une piste pour suivre les voleurs. Lénissu me lança un regard interrogatif et j’acquiesçai. Alors, il se tourna vers nous tous et sortit un papier.

— Allez à cette adresse. Là, vous devrez récupérer une charrette à quatre roues, avec une bâche sans trous et un cheval au pelage roux, de race candiane, qui répond au nom de Trikos. —Il plissa les yeux—. Ne vous laissez pas tromper, ces gens profitent de n’importe quelle occasion… à l’intérieur de la carriole, il doit y avoir trois sacs remplis de victuailles, deux tonneaux d’eau, trois bouteilles d’eau-de-vie, cinq couvertures et une caisse en bois de tranmur rectangulaire, un peu lourde, d’environ vingt centimètres… —Il soupira et nous tendit un sac qui cliquetait—. Huit cents kétales. Uniquement s’ils ont tout ce que j’ai dit, compris ? Sinon, vous faites demi-tour et vous partez.

Dolgy Vranc se chargea de prendre le sac et le papier, auquel il jeta un rapide coup d’œil.

— Nous le ferons —assura-t-il.

— Bien —Lénissu ouvrit la bouche et leva la main, l’air nerveux—. Trikos, c’est bien compris ? Qu’ils ne vous donnent pas un cheval malade.

Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais il se ravisa et fit demi-tour.

— En avant, singe gawalt.

Syu sortit comme une flèche vers Dathrun et Lénissu le suivit rapidement.

— Je me charge de la charrette —dit Dolgy Vranc—. Vous, restez là. Il ne faudrait pas qu’on nous vole aussi ce que nous venons d’acheter.

— Alors, comme ça, il avait préparé le voyage à l’avance —commenta Murry, pensif.

— Mais ce n’est qu’une partie de ce qu’il trame —marmonnai-je. Et prenant une profonde inspiration, je me mis à courir vers Dathrun, rattrapant peu à peu la distance qui me séparait de Lénissu. J’ignorai les cris derrière moi et je continuai. La dernière fois que j’avais vu Lénissu aussi nerveux, c’était quand il avait appris que j’avais conclu un marché avec Dolgy Vranc, à Ato. Que lui avaient-ils volé et qui étaient les voleurs ? Pourquoi Lénissu ne voulait-il pas me répondre ? Je ne pouvais pas laisser ces questions sans chercher une réponse.

Nous pénétrâmes dans les quartiers du Port, descendant des ruelles et grimpant des escaliers. Finalement, sans que je m’y attende, Lénissu s’arrêta et se retourna vers moi, exaspéré.

— Ma nièce, s’il te plaît, retourne avec les autres. Allez, tu ne veux pas voir Trikos ? —Il sourit légèrement—. C’est un cheval charmant.

Il fit une moue en voyant que mon expression décidée restait imperturbable.

— Si Syu veut te dire quelque chose, tu ne pourras pas le comprendre à moins qu’il y ait quelqu’un pour te traduire ce qu’il dit —argumentai-je.

Lénissu prit un air résigné, leva les mains puis les laissa retomber, vaincu.

— Très bien. Alors, en avant.

Nous suivîmes Syu le long d’une rue étroite et nous débouchâmes finalement sur une petite cour remplie de caisses vides. De l’autre côté, on construisait une maison de deux étages, mais, ce jour-là, aucun ouvrier n’y travaillait. La cour était déserte.

Le singe s’arrêta et s’assit sur une planche en bois, se mordant les doigts, comme s’il réfléchissait très vite.

— Et maintenant ? —demanda Lénissu, après avoir observé les alentours, les sourcils froncés.

— Syu dit qu’ils devraient être là —murmurai-je, regardant autour de moi, sur mes gardes.

— C’est son sixième sens qui le dit ? —répliqua-t-il, sardonique.

« Comment sais-tu qu’ils devraient être là ? », demandai-je à Syu.

Le singe gawalt fit une grimace et détourna la tête, sans me répondre. Puis il se tourna vers moi et avoua :

« Je les ai suivis. Et après, je suis allé faire un tour au marché. »

« Pour voler des bonbons », pariai-je. « Alors, tous ces tours autour de la maison et ces mimiques, ce n’était que du théâtre, hein ? » Le singe adopta une expression coupable et je roulai les yeux. « Ils se sont arrêtés ici ? »

« Tu parles des saïjits que j’ai suivis ? Ils sont restés là un long moment », dit-il, en indiquant une cachette entre les tonneaux et les matériaux de construction. « Après, j’en ai eu marre et je suis parti. »

Quand j’eus tout répété à Lénissu, celui-ci se pencha et s’approcha de la cachette indiquée par Syu. Derrières des planches en bois vermoulues par la pluie et les insectes, nous découvrîmes une ouverture dans le sol, fermée par une sorte de trappe recouverte de tissus moisis.

J’échangeai un regard avec Lénissu et je sus que nous pensions la même chose : les voleurs avaient disparu par là.

« Dis-moi, Syu, tu voyais les saïjits ou tu les as seulement vus se cacher derrière ces tonneaux ? », demandai-je.

Le singe haussa les épaules.

« Je ne me souviens pas. Je te l’ai déjà dit : j’en avais assez d’attendre qu’ils fassent quelque chose, alors je suis parti. Au moins, les bonbons, on n’a pas besoin de les attendre. »

« Ça, dis-le à Laygra », répliquai-je, moqueuse.

— Attends-moi ici —dit Lénissu à voix basse. J’ouvris la bouche pour protester, mais il me foudroya du regard—. Attends-moi ici —répéta-t-il. Son ton n’admettait pas de réplique.

Il disparut par l’ouverture et Syu et moi restâmes seuls, à attendre. Je ne tenais pas en place. Et si Lénissu venait de rentrer dans un antre d’assassins ?, me demandai-je, en pâlissant. Et s’ils le faisaient prisonnier ? Et s’il ne ressortait plus ? Chaque question que m’apportait sournoisement mon esprit accroissait la terreur dans mon cœur noué qui battait à tout rompre. J’en arrivai même à accuser Syu de lui avoir indiqué le chemin, mais je retirai vite mon accusation et je m’excusai, honteuse, sachant que ce n’était pas sa faute.

J’étais sur le point de passer par l’ouverture secrète lorsque, soudain, j’entendis un bruit de pas très légers… Je me jetai à terre. Juste à temps.

Deux secondes plus tard, apparut dans la cour une terniane assez jeune qui était vêtue comme un marin et qui portait marqué sur le front un signe de roue rouge. Qu’est-ce… ?

« Par ici ! », dit Syu.

J’invoquai les harmonies et, aussi discrètement que possible, je m’entourai d’une enveloppe mimétique. Alors, je suivis le singe derrière un autre tonneau et je m’écartai un peu plus de l’ouverture, persuadée que la nouvelle venue allait y pénétrer. Et je ne me trompai pas. Sans jeter à peine un coup d’œil autour d’elle, elle s’assit près du trou et s’y laissa glisser avec agilité. Elle disparut aussi silencieusement qu’elle était arrivée.

« Je parie que ce tunnel mène à une confrérie clandestine », pensai-je.

Le singe gawalt s’agitait, inquiet, et je compris qu’il s’ennuyait mortellement. Je roulai les yeux.

« Tu ne peux pas rester tranquille une minute », lui dis-je.

Se rendant compte qu’il tournait sur lui-même, Syu s’arrêta net et croisa sagement les bras.

« Qu’est-ce qu’on fait ? On la suit ? »

Je sursautai. « Quoi ? », fis-je, incrédule. « Non ! Si c’est une confrérie, cela pourrait être dangereux. »

« D’accord », dit Syu. Il resta silencieux un moment, mais, peu après, il répéta : « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? »

J’inspirai profondément, en pensant frénétiquement. Ce que l’on avait volé à Lénissu devait être réellement important pour qu’il ose descendre par cette trappe, sans savoir ce qu’il y avait dessous. En tout cas, cela devait être important pour Lénissu, décidai-je. Je me sentis complètement inutile lorsque je vis que cela faisait peut-être plus d’une heure que j’attendais et que je n’avais toujours pas décidé quoi faire.

Rentrer là-dedans était une folie. Mais aller chercher Dolgy Vranc n’aurait pas arrangé les choses. Si Lénissu avait réellement pénétré au beau milieu d’une confrérie, il devait y avoir plein de gens dangereux… Pense quelque chose !, me pressai-je. Alors, je me rappelai ce que m’avait dit Syu, peu de temps auparavant : “Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne se tourmente pas avec ce qu’il ne peut pas faire”.

Bien, me dis-je, en me levant. Tant que j’étais vivante, je pouvais toujours faire quelque chose. Syu me contemplait bouche bée.

« Tu vas entrer là-dedans… à cause des mots que je t’ai dits une fois ? »

J’acquiesçai fermement.

« Parfois il faut agir sans réfléchir. »

« Ce n’est pas ce que dit le proverbe gawalt », protesta-t-il.

« Tout à l’heure, c’est toi qui as proposé d’y entrer », lui répliquai-je, sur un ton mordant.

Le singe gawalt grogna et acquiesça :

« Alors, entrons. »

Nous rampâmes jusqu’à l’ouverture et nous penchâmes la tête.

« Qu’est-ce que tu vois ? », demandai-je.

« C’est trop sombre », se plaignit Syu.

Soudain, j’entendis un bruit sourd et je reculai précipitamment vers ma cachette.

« Syu ! »

Le singe gawalt fit un bond et vint s’abriter à côté de moi.

« Qu’est-ce que c’était ? »

« Cela ne semblait pas venir de l’antre, on aurait dit que cela venait d’un toit », raisonnai-je.

Nous levâmes prudemment les yeux et alors nous vîmes un enfant chétif et en haillons sur le toit de la maison la plus basse. Il ne semblait pas avoir plus de huit ans.

Syu me regarda avec une moue surprise.

« Tu as une bonne oreille », commenta-t-il simplement. Je lui souris, mais je roulai les yeux lorsqu’il ajouta : « Presque autant que les gawalts. »

Je me tapis davantage, car d’où il était, l’enfant pouvait théoriquement nous voir. Heureusement, il semblait occupé. Il tenait un objet dans sa main. Un objet qu’il brandissait comme s’il s’était agi de quelque trophée.

Petit à petit, je glissai jusqu’au mur, de sorte que je parvins à une zone d’où il ne pouvait plus me voir. Au loin, les cloches du temple sonnèrent deux fois avec un son de cloche. Il était une heure de l’après-midi.

« Syu ? », dis-je, en pinçant fort les lèvres, les yeux fixés sur l’ouverture.

Le singe ne répondit pas. Ce n’était pas nécessaire. Il pensait comme moi. Cela faisait plus d’une heure et demie que nous attendions. Lénissu ne ressortirait pas : la confrérie l’avait enlevé, ou pire peut-être… Non ! Je me redressai brusquement. Je devais sauver Lénissu. Je ne pouvais pas le perdre encore une fois.

Les yeux hagards, je me levai, agitée.

« Shaedra ! Ça va ? »

J’acquiesçai.

« Je vais me venger de ces voleurs », lui promis-je.

Et alors, poussée par une subite impulsion, j’avançai rapidement vers l’ouverture et, ni vu ni connu, je passai par le trou.

14 Séparation

— Quel était ce bruit ? —dit l’homme assis dans le vieux fauteuil.

Je m’immobilisai et je me fondis avec le morjas le mieux que je pus. Syu m’imita, en suivant les conseils de Daelgar à la perfection.

— Ce n’est qu’un fantôme, Duadek, calme-toi —répondit l’autre homme, assis sur une chaise. Devant lui, sur la table, s’étalait toute une collection de morceaux de fer pour ouvrir des serrures. Il les classait par tas, avec la minutie d’un professionnel.

Des voleurs, confirmai-je mentalement. La salle ressemblait à une cave, mais, sur les étagères, il n’y avait pas de bocaux de conserve, mais des instruments de toutes sortes, des boîtes avec des cendres d’aveuglement et des choses de ce genre, que je reconnus pour avoir lu plus d’une fois dans les livres les vieilles manies des voleurs.

— Des fantômes —cracha l’autre, tout en s’enfonçant de nouveau dans son fauteuil et en remettant son cigare entre les dents—. Ne raconte pas d’histoires, Helgarth.

— Les gens comme toi finissent par voir de drôles de choses partout —dit l’autre, concentré sur sa tâche.

— Et les gens comme toi peuvent mal terminer s’ils ne savent pas se taire à temps.

En riant, Helgarth secoua la tête, mais ne répondit pas. Un moment de silence s’écoula et je regardai vers la porte entrouverte en me demandant si je parviendrais à l’atteindre sans qu’on me voie. Je n’avais qu’un petit espace à parcourir… J’avançai peu à peu craignant d’entendre soudain un cri d’alarme… mais non. Lorsque je passai la porte, je laissai échapper un lent soupir silencieux. Syu me fit alors savoir qu’il m’avait suivie. Parfait.

Derrière la porte, se trouvaient des escaliers. Si j’avais mieux dominé le perceptisme, j’aurais pu lancer un sortilège de reconnaissance. Klaristo aurait pu le faire sans crainte, probablement, mais lui, il était perceptiste. Et pas moi.

Je me contentai donc de me fondre avec mon entourage. La vérité, c’est qu’il me paraissait difficile de croire que les deux hommes de la salle antérieure ne m’aient pas vue. Daelgar avait fait un bon travail, me dis-je avec un demi-sourire.

Je grimpai les escaliers et je débouchai sur un couloir sombre, à peine illuminé par quelques lucarnes en verre épais et opaque. Le parquet, les murs, tout était en bois. Il n’y avait pas de portes, mais il y avait des petites salles désertes et sombres, remplies d’objets : des matelas, des coussins, des étagères en bon état et d’autres cassées, je vis même une grande armoire avec un énorme miroir… en me voyant reflétée, j’écarquillai les yeux en me rendant compte que j’avais perdu ma concentration et que mes sortilèges harmoniques s’étaient dissous. Je me retranchai de nouveau derrière les ombres et le mimétisme, je réduis le bruit que j’émettais et je tâchai de me fondre avec mon entourage. Après quelques minutes debout à me concentrer, je rouvris les yeux. Une seconde, je crus que le miroir ne reflétait qu’une pièce vide, mais je réapparus aussitôt. Alors je soupirai et commençai à comprendre quel était le problème : chaque fois que je regardais le miroir, je perdais ma concentration. Il faudrait que j’en parle à Daelgar, pensai-je. Mais je me souvins alors que Daelgar avait quitté Dathrun pour quelques jours et que, probablement, je ne le reverrais pas de sitôt.

Je m’écartai du miroir, j’utilisai de nouveau les harmonies et, fuyant mon image reflétée, je sortis de la pièce et poursuivis mon chemin. Vers la moitié du couloir, il y avait un autre corridor qui coupait le premier perpendiculairement. Plus court, il s’achevait à chaque extrémité par un escalier. Par où avait pu aller Lénissu ?

Je restai un bon moment à chercher une réponse à cette question, tout en sachant qu’attendre ne résoudrait pas mes doutes. Alors, je me tournai vers le singe gawalt.

« Tu irais par où, toi ? », demandai-je. Syu haussa les épaules. Je roulai les yeux. « Tu n’es pas censé avoir un sixième sens ? »

« Comme je te l’ai déjà dit, je ne suis pas un devin », répliqua Syu.

Je soupirai et acquiesçai. « Très bien. Alors, nous irons tout droit. »

Nous suivîmes donc le même couloir et nous trouvâmes d’autres escaliers qui montaient. Tout était désert. Au moins, il ne semblait pas que Lénissu ait semé la zizanie au sein de la confrérie, me dis-je positivement.

En haut des escaliers, il y avait une trappe assez grande. Et, évidemment, elle n’était pas ouverte. De sorte que j’ignorais si elle conduisait à une salle déserte comme celles que je venais de voir ou à une salle remplie de voleurs. Je me rappelai alors que Lénissu était peut-être en danger en ce moment même.

Je m’apprêtai donc à réaliser le sortilège le plus difficile que j’aie jamais fait : absorber tout le bruit que pourrait émettre un objet, celui de la trappe en s’ouvrant. Je me concentrai et je passai plus d’un quart d’heure à examiner le bois et les ondes qui pourraient se créer et, lorsque je ne trouvai plus de prétexte pour retarder ce que j’allais faire, je posai mes deux mains sur le bois et je poussai. Je poussai le bois de toutes mes forces et Syu m’encouragea avec des exclamations mentales. Finalement, je réussis à voir à travers une fente et ce que je vis me laissa en suspens pendant une minute.

À l’évidence, je me trouvais sous un buffet ou une petite armoire et même si j’avais voulu, je n’aurais pas pu lever davantage la trappe. Aussi, je cessai de pousser et j’observai la seule chose que je pouvais voir : les pieds d’une table en bois massif, quatre chaises, un parquet brillant. Une lumière grisâtre illuminait l’intérieur. Sur le plancher net, on voyait des marques boueuses de bottes. J’en déduisis que, probablement, quelqu’un avait été dans la pièce peu de temps auparavant. Ou peut-être même, était-il toujours dans la pièce, me dis-je.

« Assure-toi que personne ne vienne par en bas », dis-je à Syu.

« Tout est silencieux », m’assura le singe.

« Cet endroit doit être la chambre du chef de la bande ou quelque chose comme ça, tu ne crois pas ? »

Syu grimpa sur mon épaule et regarda à son tour. Il sortit par l’ouverture une tête prudente.

« Que vois-tu ? Y a-t-il quelqu’un dans la pièce ? », demandai-je.

« Non. Personne… » Il se tut et je remarquai tout de suite son trouble.

« Que se passe-t-il ? », lui demandai-je, sur un ton pressant.

Il se tourna vers moi avec un sourire espiègle.

« Il y a des bananes sur la table. »

Je le regardai, les yeux exorbités.

« Syu, non ! »

Mais il était trop tard. Syu sortit de sous la petite armoire et, bien que je réussisse à tendre une main tout en soutenant avec l’autre à grand peine la lourde plaque de bois, je ne parvins pas à attraper le bout de sa queue.

« Syu, pense que ces bananes ne sont pas à toi. »

« Hum, les saïjits ne disent-ils pas « Le voleur qui vole un voleur a cent ans de pardon », ou quelque chose comme ça ? », répliqua Syu avec malice.

« Comment retiens-tu aussi bien les proverbes ? », m’exclamai-je, admirative.

« Sur le marché, les gens parlent beaucoup », répondit-il simplement.

« Au lieu de te gaver comme un vieux parvenu, dis-moi ce que tu vois. Dis-moi, il y a une porte ? »

« Il y a une porte. Elle est fermée. Il y a aussi une fenêtre. »

Bien sûr !, me dis-je. Cette lumière grisâtre qui illuminait l’intérieur était la lumière du jour.

« Va à la fenêtre et dis-moi ce que tu vois », lui demandai-je. « On voit la mer ? »

Je patientai un moment. J’entendis un léger froufrou de rideaux.

« Des toits », dit Syu. « Et, au-delà, la mer, oui. »

« Merci. Maintenant, revenons en bas, je ne crois pas que Lénissu ait pu passer par là. Même moi, j’aurais du mal à sortir », ajoutai-je, en calculant le nombre de centimètres nécessaires pour que je puisse passer sans problèmes. « Syu ! », dis-je, en voyant qu’il ne revenait pas.

« J’arrive, j’arrive », répondit-il.

Il apparut la bouche pleine et, avec une extrême patience, je dus lui dire d’aller ramasser la peau de banane.

« Sinon, celui qui habite ici saura que quelqu’un est entré dans sa chambre. Espérons qu’il n’ait pas compté les bananes », dis-je, en soupirant.

Syu me regarda d’un air innocent et me donna la peau de banane. Je la gardai dans ma poche et nous redescendîmes. Je refermai la trappe avec une extrême prudence. Bien, nous n’avions qu’à revenir au croisement. Mais en y arrivant, j’entendis des bruits de pas qui provenaient du côté gauche et, me rendant compte que mes sortilèges d’harmonies s’étaient affaiblis, je les renforçai comme je pus et je me cachai dans la première pièce que je trouvai. On entendait les voix se rapprocher. Il y avait au moins deux personnes, déduisis-je.

« En général, les gens ne se parlent pas à eux-mêmes », observa Syu, moqueur.

Je roulai les yeux et je tendis l’oreille. Peu à peu, je réussis à entendre certains mots : « fuite », « voleur » et « parviendra » furent les premiers mots que je compris. Ensuite, je commençai à tout comprendre très clairement.

On entendait trop de bruits de pas pour que ce soient seulement deux personnes. Mais pour le moment, j’étais presque sûre de n’avoir entendu que deux voix. Ils parlaient en naïltais.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé, je vous l’assure. Tarri et Mélireth les ont apportés. Ça, j’en suis sûr.

— Tu n’as pas vérifié s’ils étaient authentiques ? —répliqua l’autre voix.

— Euh, non, chef, je n’aurais pas su les reconnaître de toute façon. Je ne sais pas les déchiffrer.

— Bien sûr.

— Nous le retrouverons, il ne doit pas être très loin. Ce sera très facile de le localiser.

L’autre laissa échapper un éclat de rire. Les bruits de pas avaient cessé et j’en déduisis qu’ils s’étaient arrêtés au croisement.

— Ce maudit bâtard a beaucoup de ressources. Rends-toi compte, il a réussi à trouver ce que nous cherchions en moins d’un mois, alors que cela faisait plus d’un an que nous tentions de mettre la main dessus. Comment a-t-il fait ? J’aimerais bien le savoir. Où les a-t-il trouvés ? Et comment a-t-il pu savoir que nous étions au courant de l’existence de ces documents ?

Des documents !, me dis-je soudain, en sursautant. Si ces personnes parlaient de Lénissu, alors ils parlaient sûrement des papiers que mon oncle lisait la nuit où j’étais entrée dans sa chambre. Alors, c’était cela. On avait volé à Lénissu ces documents dont, pour quelque motif, l’homme qui venait de parler avait besoin. La question était : que contenaient ces documents ? Et la principale : où était Lénissu ?

— Chef… —commença à dire l’autre.

— Trouvez-le —l’interrompit-il rudement—. Et amenez-le-moi quand vous l’aurez. J’aimerais parler à ce traître avant de lui dire adieu.

Sans un mot, j’entendis que plusieurs personnes s’éloignaient rapidement. Et je pensai en frissonnant que, non seulement ils s’empressaient d’obéir aux ordres de cet homme, mais en plus ils étaient pressés de s’éloigner de lui. Il y eut un silence et, alors, je sentis ma nervosité augmenter au fur et à mesure que j’imaginais que le voleur assassin savait que je me cachais. Il s’approchait de moi, les yeux assoiffés de sang… !

« Arrête de délirer », me supplia Syu, tremblant de peur.

Je le regardai et je me couvris la bouche pour étouffer ma respiration accélérée. Oui, j’avais entendu trop de contes de terreur dans ma courte vie. Mais, je ne me sentais pas pour autant moins terrifiée.

« Toi aussi, tu as peur », répliquai-je.

« Ta peur est contagieuse », grogna Syu.

Je clignai des yeux pour que mes larmes sèchent plus vite.

« Viens », lui dis-je, en lui tendant mes bras tremblants.

Le singe s’agrippa à moi et, tous deux, nous jetâmes un coup d’œil vers l’ouverture, craignant de voir apparaître l’homme soudainement. Nous demeurâmes ainsi un bon moment, puis nous entendîmes enfin de nouveau un bruit de pas et nous comprîmes que l’homme s’éloignait. Je soupirai de soulagement.

« J’aimerais me trouver loin d’ici », dis-je.

« Je suis d’accord », approuva le singe.

« Eh bien, allons-y. »

S’ils cherchaient Lénissu, cela signifiait que, pour l’instant, rien de grave n’était survenu. Peut-être qu’il était déjà dehors, me maudissant parce qu’il ne me trouvait pas là où il m’avait dit d’attendre. Avec une moue honteuse, je fis un pas en avant.

Cependant, ressortir par le même endroit était trop risqué. En cela, Syu se montra d’accord : un bon singe gawalt ne sort jamais par où il est entré. Je décidai donc de prendre la même direction qu’avaient pris les hommes obéissant à celui qui semblait diriger la confrérie. Ce couloir n’avait aucun recoin où me cacher et je me sentais très exposée.

« Je me précipite », murmurai-je. Et je m’arrêtai net.

« Tu crois ? », dit Syu, agrippé à mon cou, en jetant des regards en avant et en arrière toutes les cinq secondes. « Moi, je ne trouve pas. Si nous courons, nous sortirons sûrement vivants. Nous courons vite. »

Je fis non de la tête. « Pas suffisamment pour qu’ils ne nous voient pas. »

« Tu sais, il y a quelque chose que je ne t’ai jamais avoué, mais… Tu cours aussi vite qu’un singe gawalt », me dit-il, sur un ton flatteur.

Je le foudroyai des yeux.

« Syu ! Je suis en train d’essayer de penser à la meilleure façon de sortir de là. S’ils nous voient, nous sommes perdus. Même si je pouvais courir deux fois plus vite qu’un singe gawalt, si je suis entourée d’assassins, cela ne me servirait à rien », lui expliquai-je.

Le singe prit un air dubitatif et me demanda :

« Tu as une meilleure idée ? »

J’inspirai profondément et j’acquiesçai.

« Oui. Revenons à la trappe. »

Le visage de Syu s’illumina et je devinai ses pensées.

« Mais, avant, promets-moi que tu ne toucheras pas une seule banane », lui dis-je, les yeux plissés.

Le singe ouvrit deux grands yeux innocents.

« Même pas les toucher ? »

« Même pas les toucher. »

« Alors, promets-moi que, lorsque nous sortirons, tu me donneras le double de bananes de celles qu’il y a dans la corbeille. »

Je levai un sourcil et je souris.

« Je te le promets. »

Syu croisa les bras, satisfait, et fit demi-tour.

« Asbarl ! », exclamai-je, pour me donner du courage.

Il me fallut cinq minutes pour refaire le sortilège de silence parce que je connaissais déjà le bois et sa forme. Cinq autres minutes s’écoulèrent avant que je me décide à passer par l’étroit passage que me laissait la hauteur du meuble. Mais, finalement, je parvins à passer.

La pièce était une petite salle bien aménagée et richement ornée. Il y avait des bougies de couleurs, une riche vaisselle, des armoires avec des portes en verre et des vases avec de vraies fleurs qui exhalaient une agréable odeur…

« Syu ! »

Le singe se paralysa et s’éloigna de la corbeille de bananes.

« Nous sortons par la porte ou par la fenêtre ? », demanda-t-il.

« Par la fenêtre », répondis-je.

Et alors, la trappe que je n’avais pas encore rabattue, m’échappa. Elle émit un bruit sourd, mais fort. J’attendis quelques secondes, en silence, puis, livide, je me précipitai vers la fenêtre et je vis qu’elle avait des barreaux. Une inspection plus profonde me permit de constater que les barreaux n’étaient en réalité qu’une deuxième fenêtre, munie de charnières. Elles étaient presque invisibles, mais elles étaient là. Un voleur ne se fie jamais aux autres voleurs, pas même à ceux de sa propre bande. Les barreaux étaient protégés par une barre d’alarme.

Les magaras d’alarme étaient de petits objets que les gens achetaient pour se protéger des voleurs. On les plaçait sur les coffres-forts, autour des propriétés, sur les portes ou sur le sol. Je me rendis compte alors que j’avais commis une erreur. Immobile près de la fenêtre, tout en sachant que le temps pressait, je me retournai vers la pièce cherchant des alarmes. Comment pouvais-je savoir si j’en avais activé une ? Les pièges les plus communs, en s’activant, déclenchaient un son, mais il existait d’autres sortes d’alarmes… Cependant, je ne réussis à voir aucun piège.

Alors, je perçus des voix de l’autre côté de la porte…

« Décampons », dis-je.

Et sans plus attendre, je sortis un morceau de fer et je m’apprêtai à forcer la serrure qui se trouvait entre les barreaux… Les voix se rapprochaient.

« Shaedra… », me dit Syu, les yeux exorbités par la peur.

Alors, je pris une décision. Syu était petit, il pouvait passer à travers les barreaux.

« Syu, écoute », lui dis-je précipitamment. « Va avertir les autres de ce qui se passe. Cours. Moi, je vais me débrouiller. »

Comme il se trouvait sur le rebord de la fenêtre, je lui fermai au nez la fenêtre intérieure et je me précipitai vers la porte. Que faire ? Placer la table devant pour entraver l’entrée aurait été une solution… mais la porte s’ouvrait sur l’extérieur et je n’aurais réussi qu’à faire le ridicule. Et si la porte s’ouvrait vers l’extérieur, cela signifiait probablement que de l’autre côté il n’y avait pas de couloir, mais une autre pièce. Et à quoi me servait tout cela ?, me demandai-je, en colère contre moi de ne rien trouver de mieux.

Je rentrai dans une armoire pleine d’habits. J’attendis un moment, mais alors je pensai que peut-être personne n’avait l’intention d’entrer dans la pièce. Tout ce temps m’aurait permis d’ouvrir la porte aux barreaux !, me plaignis-je.

Je sortis de l’armoire avec une discrétion absolue et je m’approchai de la porte. J’entendais des voix… Mon cœur cessa de battre une seconde. Une de ces voix m’était trop familière pour ne pas la reconnaître immédiatement. C’était la voix de Srakhi.

* * *

— Srakhi Lendor Mid ? —répéta Dolgy Vranc, le visage incrédule.

J’acquiesçai silencieusement.

— Ils ont capturé Srakhi —murmura Laygra, ahurie.

— Et comment as-tu réussi à sortir ? —demanda Aryès.

Je haussai les épaules.

— Comme ils semblaient si occupés à essayer de soutirer des informations à Srakhi, j’ai eu tout le temps nécessaire pour faire sauter la serrure et fuir par le toit.

Murry m’étreignit une autre fois et me regarda, une expression sérieuse sur le visage.

— Nous avons cru que nous t’avions encore perdue.

— Et tout cela parce qu’elle n’a pas voulu m’écouter —intervint Lénissu, en sortant de sa méditation—. Shaedra, t’est-il arrivé d’obéir à un ordre ?

— Eh bien… oui. Bien sûr. À Ato, j’ai toujours fait ce que nous demandait le maître Aynorin… bon, presque toujours —rectifiai-je—. Mais, cette fois, ce n’était pas pareil, j’ai attendu plus d’une heure et demie, et tu ne revenais pas. J’ai pensé qu’il t’était arrivé quelque chose.

— Alors, si je rentre dans une grotte pleine de harpies et d’ours sanfurients et que je ne reviens pas, tu y rentrerais par solidarité, n’est-ce pas ?

Je ne répondis pas. Lénissu était furieux, comme la fois où nous avions désobéi à son souhait de combattre seul le dragon de terre avec Stalius. Je comprenais parfaitement sa colère : moi-même, j’avais pensé que j’avais fait preuve d’inconscience en pénétrant dans la confrérie, mais j’étais vivante, après tout. C’était l’important, n’est-ce pas ?

Lénissu se leva de la racine où il était assis et s’approcha de la carriole, d’où il sortit une bouteille d’eau-de-vie. Il la déboucha et il prit une longue gorgée sous le regard chargé de réprobation de Laygra et Déria. Moi, je me sentais honteuse, Murry paraissait très préoccupé de savoir que sa sœur avait échappé de peu à la mort et à la torture. Le seul qui semblait garder la tête claire, c’était Aryès, qui se leva brusquement, interrompant la conversation des autres :

— Aidez-moi un peu, pour l’amour de Vaersin, ils torturent Srakhi en ce moment !

— Qu’est-ce que tu proposes qu’on fasse ? —demanda Déria.

— Préparer une évasion —fit-il avec hardiesse.

À partir de là, nous commençâmes à parler avec animation de la manière de sortir Srakhi de là. Ils me posaient des questions précises sur la confrérie et j’essayai de leur répondre sans oublier de détails importants.

Nous étions assis dans une forêt, non loin de Dathrun. Lorsque j’étais revenue dans la cour pleine de bric-à-brac pour voir si, par quelque hasard miraculeux, Lénissu s’y trouvait, j’avais eu une peur terrible en voyant surgir soudain une silhouette encapuchonnée. Mais, heureusement, ce n’était que Lénissu, accompagné de Syu. Le problème, c’est que je n’avais pas prévu qu’il soit si en colère… Nous avions rejoint les autres et nous étions sortis précipitamment de Dathrun sans un regard en arrière. Notre départ en catastrophe avait pris tout le monde par surprise et j’avais à peine eu le temps de leur en expliquer la raison.

À présent, Lénissu s’était tranquillisé, mais il n’en était pas moins toujours en colère après moi. Tout en l’observant d’un œil prudent, j’écoutai les différentes propositions de Dol, Laygra, Murry, Déria et Aryès.

— Qu’est-ce que Srakhi a dit exactement à ces assassins ? —me demanda Laygra.

Je répétai de nouveau les paroles de Srakhi avec une certaine impatience :

— Je ne vous dirai rien. Les dieux vous châtieront. Cela ne vous regarde pas… Ah —ajoutai-je—, et quand ils lui ont demandé ce que faisait un say-guétran avec un… euh… un…

Lénissu haussa un sourcil intéressé et je rougis. Cependant, je me raclai la gorge et je lançai quelques insultes pas très plaisantes pour la personne à laquelle elles étaient adressées. Mon oncle se contenta de s’adosser contre l’arbre derrière lui, de boire une autre gorgée et de laisser fermenter les insultes avec l’alcool. Je plissai les yeux, mais je ne fis pas de commentaire.

— Eh bien, voilà —continuai-je—, quand ils lui ont demandé ça, Srakhi a répondu : l’âme de Lénissu renferme beaucoup plus de bonté que la vôtre, chiens païens.

Nous rîmes de la répartie de Srakhi, mais nous continuâmes aussitôt à construire notre plan : il fallait sauver Srakhi le plus tôt possible.

— Enlevons un des confrères —dis-je, les yeux brillants—. Et demandons-lui tout ce que nous voulons savoir. Comme ça, nous saurons où ils cachent Srakhi.

Dol et Aryès approuvèrent mon plan, mais mon frère, ma sœur et Déria dirent que ce n’était pas très loyal.

— Comment ça, pas loyal ? —m’étonnai-je.

— Franchement pas —confirma Murry—. Si nous enlevons l’un des leurs, nous agirions comme eux.

J’échangeai un regard avec Aryès et nous sourîmes, amusés, mais mon frère et ma sœur ne voulurent pas entendre parler d’enlèvement. Je haussai donc les épaules et nous passâmes à autre chose.

Peu après, Lénissu jeta un coup d’œil vers le ciel, se leva et nous interrompit :

— Un orage approche. Un bel orage —ajouta-t-il, en examinant le ciel avec calme.

Nous l’observâmes, médusés.

— Lénissu —dit Murry—. Pourquoi ne participes-tu pas un peu au plan de sauvetage ?

Lénissu l’observa et fit une moue.

— Ils doivent avoir doublé la garde après ce qui est arrivé —répondit-il, la bouteille à la main—. Cela ne vaut pas la peine de tenter quoi que ce soit.

Nous le regardâmes sans pouvoir croire ce qu’il nous disait.

— Tu vas l’abandonner ? —demanda Déria.

— C’était ton ami —dis-je, sans comprendre.

— Nous n’étions pas exactement des amis. Nous avions un pacte. En plus, moi, je lui ai déjà sauvé la vie une fois. —Il jeta un coup d’œil sur le ciel et il évalua ce qui restait dans sa bouteille d’un air hésitant—. Une fois, c’est suffisant.

Il nous jeta un regard indéchiffrable et il grimpa dans la carriole, faisant des prédictions sur la proximité de l’orage et laissant derrière lui un profond silence.

— Alors, nous partons, sans rien tenter ? —demanda finalement Déria.

Personne ne fut capable de lui répondre.

— Il vaudra mieux que vous alliez à l’abri sous la bâche —finit par dire Dolgy Vranc.

Nous acquiesçâmes en silence. Je ne pouvais pas ressentir une réelle amitié pour Srakhi, parce que je ne le connaissais pas beaucoup, mais je le trouvais sympathique rien que parce qu’il faisait partie de notre groupe et parce que je savais que l’on pouvait compter sur lui. C’est pourquoi je ne pouvais croire que Lénissu ait décidé d’abandonner Srakhi, quelqu’un qui aurait donné sa vie pour lui, même si ce n’était que pour conserver son honneur de say-guétran. Mais Srakhi s’était trompé : Lénissu n’était pas aussi bon qu’il le pensait.

Il se mit à pleuvoir peu après que nous nous étions mis à couvert sous la bâche. Comme le jour était si gris et sombre et qu’il n’avait pas été spécialement réjouissant, personne n’avait envie de parler et nous décidâmes de faire la sieste. À un moment, je me réveillai et je vis que Lénissu était assis à l’entrée, sa bouteille vide sur les genoux et le regard perdu sur la pluie qui tombait à verse.

Je m’approchai de lui, en essayant de ne marcher sur personne, et je m’assis à ses côtés, en silence. Nous demeurâmes ainsi quelques minutes, jusqu’à ce que Lénissu murmure :

— Dans les Souterrains, les pluies ne sont pas aussi belles que celle-ci. Parfois, il se forme des pluies d’un liquide gluant que l’on appelle eau-venin, il sort de certaines roches, des roches éponges. Si ce liquide touche ta peau, il la ronge —dit-il et il porta distraitement la main à son épaule. Il la retira presque immédiatement en détournant les yeux—. C’est… répugnant —assura-t-il— et on ne peut pas respirer ça très longtemps, c’est du pur poison. Je ne te conseille pas d’essayer. Heureusement que parfois, il ne pleut pas pendant des mois.

Il se tut et je crus qu’il n’ajouterait rien, mais alors il sourit et dit :

— Il y a à peine un an, j’aurais juré que je n’en sortirais pas vivant. Et lorsque je suis enfin sorti, j’ai juré de ne plus y entrer même si, pour cela, il était nécessaire que je me tue. —Je le regardai, horrifiée, et, lui, il secoua la tête, en conservant son sourire—. Un jour, il y a très longtemps, un vieil homme m’a dit que la pire des lâchetés, c’était de renoncer à sa propre vie par peur de vivre. Je continue à penser qu’il avait raison… mais, après ce que j’ai vécu, je me demande s’il avait approfondi la question autant que moi.

Pour la énième fois, je fus impressionnée de voir combien Lénissu avait été traumatisé par son séjour dans les Souterrains. Steyra ne semblait pas aussi affectée tout en y étant née et y ayant vécu. Peut-être que, dans les Souterrains, il se trouvait des endroits plus ou moins dangereux, en déduisis-je. En réalité, c’était logique. À la Superficie, il en était de même.

— Tu es toujours fâché avec moi ? —demandai-je après un silence.

Lénissu me lança un regard surpris, puis il sembla se souvenir. Je supposai que l’alcool ralentissait considérablement ses réflexes et ses neurones.

— Ah, oui —dit-il, souriant, en contemplant la pluie—. J’avais oublié.

Je lui rendis son sourire, hésitante.

— Vraiment ?

Lénissu me regarda et acquiesça solennellement.

— Vraiment. Mais maintenant que tu m’y refais penser, oui, je suis fâché avec toi —dit-il, avec naturel—. Et ma furie est terrible, lorsque je suis en colère —ajouta-t-il, avec une voix profonde et théâtrale qui me fit rire—. Quoiqu’il y ait une façon de l’apaiser.

— Comment ? —demandai-je.

— Tu te souviens de ce que tu m’as promis, il y a quelques mois ?

Je roulai les yeux, en essayant de me souvenir. Lénissu me fixa, l’air interrogateur, et je tâchai de faire un effort de mémoire…

— C’était après l’histoire du dragon de terre —me dit-il, pour me donner une piste—. Ah ! Je vois que tu te souviens maintenant. Alors ?

Rougissante, j’énonçai comme si je récitais une leçon :

— Je t’ai promis que je ne questionnerais jamais ce que tu pourrais faire ou ce que tu pourrais me demander de faire.

— Exactement. Bien, je veux que tu le retiennes bien et que tu ne l’oublies pas. Les promesses, ça ne s’oublie pas aussi facilement que tu sembles le faire.

J’acquiesçai, en baissant la tête.

— Très bien, tu commences à comprendre. Je vais donc te dire ce que tu dois faire et ce que tu feras, hum ? —J’acquiesçai de nouveau, en me mordant la lèvre. Lénissu se mit alors à parler rapidement sur un ton déterminé—. Tu iras à Ombay, avec la carriole, Trikos et les autres. Nous sommes le premier Blizzard d’Épine. Il faut trois jours de voyage, alors… vous y arriverez le second Lubas au plus tard. Là, tu iras dans une taverne qui s’appelle Le Bon Régal, tu attendras une semaine entière et tu paieras avec cet argent —dit-il, en me remettant un sac bien rebondi de pièces—. Je vous rejoindrai à l’aube du septième jour, c’est-à-dire du troisième Griffe.

Je l’observai rabattre la capuche de sa cape et je le contemplai, bouche bée.

— J’ai des affaires à régler —dit-il, avant que je puisse lui demander quoi que ce soit—. Et il vaudra mieux que tu ne t’interposes pas cette fois-ci. Je te l’interdis catégoriquement.

Il m’avait rarement regardée avec autant de sérieux. Alors, sans que je puisse intervenir, il prit une autre bouteille d’eau-de-vie, il descendit de la carriole d’un bond et, sous la pluie battante, il s’éloigna d’un pas ferme.

— Lénissu ! —criai-je, atterrée—. Où vas-tu ? —hurlai-je à la pluie— Par tous les démons, il est fou !

— Qu’est-ce qu’il se passe ? —demanda Murry, en se réveillant en sursaut.

— Shaedra ? Ça va ? —demanda Déria, en se levant à demi.

— Moi, ça va parfaitement —dis-je, orageuse—. C’est Lénissu. Il est devenu fou.

— Lénissu ? —dit Murry—. Où est-il ?

— Il est parti —dit le semi-orc.

— Il est parti ? Comment ça, il est parti ? —demanda Laygra, en se frottant les yeux.

— Il est parti comme quelqu’un qui s’en va —répliquai-je, de mauvaise humeur, en jetant le sac d’argent sur le sol de la carriole. Les pensées virevoltaient dans mon esprit et je me sentais plus confuse que jamais.

Aryès ramassa le sac et le soupesa.

— Ceci est plus que ce dont nous avons besoin pour payer six nuits dans une auberge —commenta-t-il. Comme je le regardais fixement, il rougit et admit— : J’ai écouté ce qu’il t’a dit.

— Oui, ça, je m’en doutais —grognai-je. Je me recroquevillai et je posai le menton sur mes genoux, me balançant lentement d’avant en arrière.

— Mais où est-il parti ? —demanda Laygra.

— Aucune idée —répondis-je, absorbée par mes pensées.

— Il a dû aller sauver Srakhi ! —dit Déria, émue.

Je la regardai comme si elle était devenue folle, mais Aryès acquiesça.

— Probablement.

— Mais nous autres, nous allons à Ombay —intervint Dolgy Vranc—. Et nous ferions mieux de nous mettre en marche dès maintenant.

Vu le calme avec lequel il dit cela, j’eus du mal à croire qu’il venait juste d’apprendre en même temps que moi la soudaine idée farfelue de Lénissu.

— Il pleut à torrents —protesta Laygra.

— C’est ce qui caractérise le Cycle des Marais —répliqua-t-il. Et se couvrant la tête avec sa capuche, il descendit de la carriole.

Distraitement, je me rappelai qu’un gnome, à l’académie, m’avait dit qu’il était presque sûr que nous allions entrer dans un Cycle de la Bonté. Neyl Dosin, il s’appelait ainsi… Je cessai de penser tout en continuant de me balancer d’avant en arrière. Je me sentais très mal, me dis-je, et la tête me tournait.

Murry nous jeta un coup d’œil et s’agita, nerveux.

— Je vais aider Dol avec le cheval —dit-il.

Déria et Aryès me regardaient comme s’ils attendaient que je dise quelque chose. Laygra semblait plongée dans ses pensées. Et Syu n’arrêtait pas de me répéter qu’il voulait douze bananes, le double de celles qui se trouvaient dans la corbeille du repère de la confrérie…

« Syu, s’il te plaît, tais-toi maintenant, je ne suis pas d’humeur à penser à la nourriture. »

Le singe gawalt grogna, mais n’ajouta rien et se glissa sous les couvertures. Je l’avais blessé, mais, moi aussi, je me sentais blessée et, en tout cas, ce n’était pas le moment idéal pour entendre dans ma tête une voix me parler de bananes.

— Quoi ? —sifflai-je, en voyant qu’Aryès et Déria m’observaient du coin de l’œil.

— Tu ne vas pas essayer de le suivre ? —demanda Déria.

Je ne répondis pas et je serrai les dents, contemplant la pluie avec un intérêt exagéré.

— C’est vrai —dit alors Aryès—, normalement, tu serais déjà en train de courir pour le rattraper.

Je le foudroyai du regard et je retournai à ma muette contemplation. Partir à la recherche de Lénissu était inutile. Je lui avais promis de faire ce qu’il me demandait. Je sentis la carriole s’ébranler et je vis que Dolgy Vranc était monté à l’avant et stimulait le cheval. Murry s’assit à côté de lui et ils échangèrent quelques mots que le fracas de la pluie m’empêcha d’entendre. De toutes façons, je n’avais envie d’écouter personne en ce moment. J’avais l’impression que Lénissu m’avait tendu un piège. Comment pouvait-il m’avoir fait promettre de m’en aller sans lui ? J’éprouvais une étrange sensation d’abandon.

Lorsque Déria apprit que nous irions à Ombay, elle laissa échapper une exclamation de joie.

— Ombay ! On dit que c’est la plus grande ville de la Terre Baie !

Cependant, je ne partageais pas sa joie. Je fermai les yeux en m’imaginant vainement qu’en les rouvrant, je me trouverais de nouveau à Ato, écoutant un conte de Sayn et mangeant une des délicieuses tartes que faisait Wiguy… Mais, en ouvrant les yeux, je vis seulement que nous avions rejoint le chemin qui menait au nord et que la pluie continuait à tomber comme si elle n’allait jamais cesser. Le chemin pavé se perdait rapidement derrière le rideau grisâtre d’eau qui tombait du ciel. Et nous nous éloignions toujours un peu plus de Dathrun, du docteur Bazundir, de Daelgar, de Steyra, des autres personnes que j’avais connues… et de Lénissu.

2 Retour

15 Ombay

Pendant les trois jours que dura le voyage en carriole, il n’arrêta pas de pleuvoir, excepté de rares moments où le soleil parvenait à peine à se montrer. Après le découragement que j’avais ressenti en me voyant abandonnée par Lénissu, j’essayai de chercher une logique à tout ce qui était arrivé récemment et, comme Lénissu n’avait rien voulu m’expliquer avant de partir, je finissais toujours par me perdre en conjectures que je partageais parfois avec les autres.

Nous émîmes des dizaines d’hypothèses et nous envisageâmes même la possibilité que Lénissu soit impliqué d’une façon ou d’une autre dans cette confrérie inconnue. Murry et Laygra pensaient que, probablement, la confrérie où nous étions entrés Syu et moi, était la confrérie de l’Istrag. Moi, je n’avais jamais entendu parler de cette confrérie et apparemment Aryès non plus.

— C’est une confrérie illégale qui vend ses services —m’expliqua Murry—. Elle est assez connue.

— Quel genre de services ? —demanda Aryès, tandis que la carriole continuait à avancer sur la route, croisant de temps à autres quelque commerçant ou messager ou autre voyageur téméraire.

— Toutes sortes de services —répondit mon frère—. Ce sont des voleurs, des assassins, des espions, des messagers… parfois, ils peuvent même avoir un travail honnête à côté. Il y a des artisans, des commerçants… En fait, Sothrus m’a dit une fois qu’il avait connu un serviteur de son père qui appartenait à la confrérie —nous révéla-t-il—. Lorsqu’ils l’ont découvert, ils l’ont mis à la porte, bien sûr. Mais ils ont essayé de cacher l’affaire le mieux possible.

— Je croyais que Sothrus vivait dans un village —dis-je.

— Les Istrags sont présents dans toutes les Communautés. Il y a même quelque base dans les Villes de Lorri-man. Mais on dit que là où ils sont les plus puissants, c’est ici, à Dathrun… et à Ombay.

— Et comment ont-ils découvert que c’était un Istrag ? —demanda Déria.

Murry fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Le père de Sothrus. Comment a-t-il su que le serviteur était un Istrag ?

— Ah ! Oui. Eh bien, apparemment, un autre serviteur l’a vu en train de parler à une personne encapuchonnée et il a entendu ce qu’ils disaient. C’est aussi simple que cela.

— Aussi simple que cela —répéta Laygra, en haussant un sourcil sceptique—. Ce serviteur… a-t-il clairement entendu les mots « je suis un Istrag » ? Cela m’étonnerait qu’ils soient assez stupides pour le dire…

Murry la foudroya du regard.

— Dès que je répète une histoire racontée par Sothrus, il faut que tu chicanes —se plaignit-il.

Laygra haussa les épaules, indifférente.

— Sothrus parle beaucoup et raconte beaucoup de mensonges. Et parfois, il se trompe. Par exemple, il y a quelques mois, il a dit que…

— Oui, oui, je sais ce que tu vas déballer maintenant…

Laygra plissa les yeux et continua, inébranlable.

— Il a dit qu’il avait embrassé la main de la princesse d’Eiloïs, à Dathrun. Alors que personne n’a annoncé que la princesse soit sortie de sa tour d’ivoire.

— Les rumeurs disaient qu’elle s’était rendue à Dathrun pour sa santé —protesta mon frère.

— Des bobards. Sothrus a dû s’en inspirer pour construire son mensonge. En plus, il n’a pas voulu nous dire s’il lui avait parlé ou non, comme s’il gardait un secret, mais la vérité, c’est qu’il ne pouvait rien dire parce qu’il n’avait pas échangé un seul mot avec la princesse.

Murry prit un air de martyr.

— Laygra…

— Sothrus est un menteur invétéré —conclut Laygra—. Mais il adore être le centre d’attention et impressionner les jolies femmes, n’est-ce pas ?

Murry grogna et fit un geste de la main.

— C’est impossible de discuter avec toi. En plus, je reconnais que Sothrus a ses faiblesses et ses défauts, mais je pourrais en dire autant sur tes amis. Et sur toi, je ne te raconte même pas.

Laygra feula, mais ne répondit pas.

— Par tous les dieux, ne vous fâchez pas encore une fois —intervins-je, en roulant les yeux. Le mauvais temps semblait avoir aigri le caractère de mon frère et de ma sœur—. Nous parlions des Istrags.

— Toi, ne fais pas la maligne, parce que je suis toujours fâchée avec toi —répliqua Laygra, acerbe, en se tournant vers moi—. À cause des bonbons et parce que tu te mets toujours dans des situations impossibles et sans nous avertir.

J’écarquillai les yeux, j’échangeai un regard avec Aryès et Déria et je décidai de me taire. Il valait mieux ne pas répondre à ma sœur quand elle était dans cet état d’esprit. Laygra laissa échapper un autre grognement, se couvrit avec les couvertures et disparut dessous en marmonnant :

— Je vais dormir.

— Bonne idée —murmura Murry entre ses dents, puis il se tourna vers le cocher—. Dol ! Je te remplace.

Et se redressant à moitié, il avança vers la partie avant de la carriole. J’entendis le long soupir de Déria.

— J’en ai assez de cette pluie —dit-elle.

Je me souvins que Déria venait de Tauruith-jur et qu’elle n’était pas habituée à voir la pluie ni même le ciel tout simplement. Je soupirai à mon tour.

— Au moins, nous ne mourrons pas de soif —dis-je.

— La terre doit être un vrai bourbier —commenta Aryès.

— Qu’est-ce que je vous disais ? Le Daïlorilh avait raison ! —fit Dolgy Vranc, en s’asseyant lourdement sur ses couvertures. Son pantalon était trempé, car, malheureusement, la bâche ne parvenait pas à abriter entièrement le conducteur de la carriole.

— Eh bien ! —dis-je, en souriant largement—, si un Cycle des Marais arrive et que nous allons vers Acaraüs, c’est sûr que l’on s’est mis dans un sacré bourbier !

Dolgy Vranc sourit lui aussi.

— C’est juste. Acaraüs n’a déjà besoin d’aucun Cycle des Marais pour baigner dans la boue.

— Tu y es déjà allé ? —demandai-je, curieuse.

— À Acaraüs ? Non, penses-tu. En réalité, je n’étais jamais sorti d’Ajensoldra.

Je me souvins que Lénissu avait dit que le semi-orc était contrebandier jusqu’à la moelle et, doutant à nouveau qu’il le soit vraiment, je me demandai qui était exactement Dolgy Vranc ou, en tout cas, qui était-il avant de s’installer à Ato pour fabriquer des jouets. Que je sache, il n’avait aucun membre de sa famille à Ato et je ne l’avais même jamais entendu parler d’une possible famille.

Nous parlâmes un peu plus du temps et, au bout d’un moment, je vis Dolgy Vranc sortir quelque chose de sa poche.

— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je, intriguée, en me penchant pour mieux voir.

— Un harmonica ! —s’exclama Déria, bouche bée.

Le semi-orc sourit et le lui tendit.

— Comme tu m’as dit que tu savais en jouer, j’ai pensé que cela te ferait plaisir… je suis entré dans le magasin pendant que vous achetiez les allumettes et…

— Dol ! —murmura Déria, les yeux humides. Elle semblait paralysée.

— Il te plaît ?

Soudain, Déria se jeta dans ses bras et étreignit le semi-orc.

— Merci, Dol ! Bien sûr qu’il me plaît !

Aussitôt, elle essaya l’instrument et, peu après, elle nous régala en jouant une musique gaie qui réchauffa l’atmosphère. Comme la majorité était des chansons connues seulement des habitants de la Ceinture de Feu, Déria dut nous apprendre les paroles, et nous finîmes tous par chanter en chœur des chansons en naïltais, qui racontaient des histoires d’aventures, d’amour, d’humour et de malheurs. Comme j’étais en terrain connu, je leur chantai plusieurs chansons que tout bon tavernier d’Ajensoldra devait connaître quand bien même il oublierait son propre nom.

Pour finir, je leur chantai une longue ballade qui s’appelait La mauvaise chance et qui racontait la vie d’une fillette pauvre à qui il arrivait toute une série de malheurs extravagants. C’était une chanson humoristique et satirique très connue que l’on entendait dans toutes les fêtes et Dolgy Vranc et Aryès m’accompagnèrent pour le refrain. Lorsque j’eus terminé, ils applaudirent en riant.

— Je ne savais pas que tu chantais si bien ! —me félicita Laygra.

Je haussai les épaules modestement.

— Dans la cuisine, en préparant à manger, Wiguy et moi, nous avions l’habitude de chanter des tas de chansons.

— Non, je ne parlais pas de la chanson —dit ma sœur, en hochant la tête—. Je veux dire que tu as une bonne voix, quoique un peu aigüe.

J’arquai un sourcil et je haussai de nouveau les épaules.

— Les ternians, nous avons du sang de dragon, tu te souviens ? Les dragons ont toujours été réputés pour être de bons chanteurs.

— Du sang de dragon ? —répéta Laygra.

J’entendis l’éclat de rire de Murry, devant.

— Du sang de dragon, Laygra ! Tu ne te souviens pas de ce que je vous répétais toujours, quand nous étions petits ? Je vous disais que nous provenions des dragons, ça alors ! Je croyais que j’étais le seul à m’en souvenir ! Le vieux Wigas nous racontait des contes de ternians. L’histoire des dragons, cela vient sûrement d’un de ces contes.

Je pouffai, en souriant.

— Je le savais ! Je savais que je ne l’avais pas inventé.

Laygra nous regarda tour à tour, les sourcils froncés.

— Les ternians n’ont pas de sang de dragon. C’est une idée ridicule.

— Nous avons des écailles —protestai-je, en lui montrant mes sourcils—. Là et sur la colonne vertébrale —ajoutai-je.

— Les tiyans aussi —répliqua ma sœur.

— Leurs écailles ressemblent plutôt à des écailles de poisson —grogna Murry.

— Et nous, nous avons des griffes —renchéris-je, en sortant mes griffes brillantes. J’observai l’expression impressionnée de Déria et je souris à demi, amusée.

— Murry ! Regarde un peu le chemin, tu veux bien ? —intervint Dolgy Vranc.

— Oui, oui, bien sûr.

Je regardai en avant et je vis le cheval avancer sous le déluge. Il avait le pelage trempé et ses sabots faisaient un bruit régulier sur les pavés de la route. Déria avait repris son harmonica et s’était mise à jouer une mélodie douce et sereine.

— Pauvre Trikos —soupirai-je—. Il me rappelle Galgarrios quand il était tombé dans le Tonnerre, en plein courant, l’hiver dernier.

Inopinément, Aryès se mit à rire aux éclats et je le regardai, en secouant la tête.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle —dis-je, offensée—. Galgarrios a failli mourir.

— Oui, je sais, excuse-moi. —Il sécha les larmes de ses yeux et essaya de retrouver son sérieux—. C’est seulement que… je me rappelle que ce jour-là…

Il se tut et fit un geste comme pour dire que cela n’avait pas d’importance.

— Quoi ? —demandai-je, curieuse.

— Euh… Rien. Rien —répéta-t-il, en secouant la tête.

Je n’insistai pas, mais je vis qu’il conservait un petit sourire au coin des lèvres pendant un bon moment. Peu après, je me levai pour remplacer Murry, et Déria s’assit à côté de moi. Je ne connaissais rien aux brides et encore moins aux chevaux, mais la route était la plupart du temps toute droite et large et il me paraissait juste que nous dirigions l’attelage chacun notre tour : Trikos faisait tout le travail, il fallait seulement lui rappeler de temps en temps qu’il devait avancer.

La première nuit que nous avions passée, à l’abri dans la carriole, Dolgy Vranc avait continué peut-être encore deux heures, dans l’obscurité, avant de permettre à Trikos un repos bien mérité. Le deuxième jour, le candian avait tiré la carriole alors que nous étions dedans, pendant de longues heures. Assurément, son endurance était impressionnante.

Les brides dans la main, je tournai la tête vers le ciel qui déchargeait sur nous des seaux remplis d’eau. Je fronçai les sourcils.

— Combien d’heures tu crois qu’il reste avant la tombée de la nuit ? —demandai-je.

Déria souffla, le regard fixé sur la pluie et la crinière du cheval.

— Tu sais bien que je n’ai aucune idée ni du ciel ni des étoiles —me dit-elle.

— Deux heures environ —me répondit Murry, derrière nous—. Hum. Si j’avais su que nous partirions si soudainement, j’aurais emporté la pierre de Nashtag du laboratoire. Cela aurait pu nous être utile.

— La pierre de Nashtag ? —répétai-je, très étonnée—. Tu as une pierre de Nashtag ?

— À l’académie —acquiesça Murry—. C’est Marévor Helith qui me l’a offerte.

Les pierres de Nashtag étaient très courantes dans l’Empire d’Iskamangra. Selon les livres et les témoignages que j’avais pu entendre, les gens avaient des murs entiers de leur maison construits en Nashtag et ils avaient une très grande habileté pour évaluer l’heure selon les nuances de la couleur que prenait la pierre au long de la journée. Je me souvenais que le maître Yinur nous avait appris à lire l’heure sur le Nashtag, mais maintenant j’avais bien peur d’avoir oublié pas mal de choses sur la question. Il n’était pas ordinaire de voir de la pierre de Nashtag en Ajensoldra, où quelqu’un possédant une telle horloge était considéré comme excentrique ou même sympathisant des Iskamangrais. Ce n’est pas pour rien que l’on appelait les Iskamangrais les Sujets du Nashtag : avec cette pierre, ils fabriquaient leurs maisons, leurs palais, leurs tours et, en fin de compte, ils vivaient entourés de Nashtag. À Ato, cette pierre avait toujours eu mauvaise réputation et il était clair que cela faisait l’affaire des horlogers ajensoldranais.

Lorsque l’obscurité du jour se fit de plus en plus dense, nous nous arrêtâmes. Dolgy Vranc s’occupa de Trikos sous la pluie qui continuait à tomber, mais, comme Aryès en fit l’observation, il pleuvait avec moins de force. Nous mangeâmes des lentilles froides et du pain, nous chantâmes un peu plus, puis nous nous couchâmes.

C’est seulement alors qu’un détail me revint à l’esprit : cela faisait deux nuits que je ne ressentais pas les effets de la potion. C’était une nouvelle encourageante, mais je ne m’en sentais pas plus soulagée pour autant. Et si soudain je me transformais en pleine nuit ? Et si les autres me voyaient avant que j’aie le temps de me cacher ?

« Tu es sûre que ce qui t’arrive n’est pas normal ? », me demanda Syu, à moitié endormi, à côté de moi.

Dans l’obscurité de la carriole, je fis une moue qui ressemblait à un rictus nerveux.

« As-tu déjà vu un saïjit se couvrir de marques étranges et se sentir brûler à l’intérieur comme s’il était dans un bûcher ou quelque chose du genre ? »

« À part toi, personne », admit Syu. « Mais il y a beaucoup de saïjits que nous n’avons pas vus. »

Je souris. Là, il avait raison, il y avait des milliers et des milliers de saïjits que je ne verrais jamais ! Je secouai négativement la tête, cependant.

« Non, Syu. Je suis sûre que ce qui m’arrive n’est pas normal. Et je sais ce qui l’a provoqué. Mais je ne sais pas comment l’arranger. Et… si Seyrum disait qu’il ignorait comment réparer les dommages causés… peut-être que c’est encore plus difficile à arranger qu’à m’ôter Ribok de la tête. Au moins, pour ce qui est de Jaïxel, nous savons plus ou moins ce qu’il faut faire. »

Syu s’étira et se blottit contre mon bras.

« N’y pense pas davantage », me conseilla-t-il. « Penser sous la pluie donne plus de chagrin que de joie. »

« C’est un autre proverbe gawalt ? »

Le singe sourit et ouvrit un œil.

« Non. Les singes gawalts ne font pas que répéter. Les proverbes, ils les créent aussi. »

« C’est logique », raisonnai-je, en bâillant. « Rien ne sort de rien. »

« Excepté les bananes », me rappela Syu. « Tu me dois douze bananes. »

« Douze bananes ! », grognai-je. « Tu penses les manger toutes les unes après les autres ? »

Syu fit une moue méditative et acquiesça, puis il se corrigea :

« J’en donnerai une à Aryès et une autre à Déria. »

« Ça alors, et pourquoi ? », demandai-je, surprise.

« Parce que les gawalts savent partager avec les amis », fit-il, fièrement. « Et en plus, Aryès m’a acheté deux bananes une fois au marché et Déria sait jouer de la musique. »

« Et à moi, tu ne m’en donneras aucune ? Aujourd’hui, j’ai chanté ; en plus, Laygra dit que j’ai une bonne voix », lui dis-je, avec un sourire amusé.

« C’est toi qui me dois les douze bananes », me rappela le singe.

« D’accord », répliquai-je, en bâillant de nouveau. « Il te restera dix bananes. Si tu t’empiffres et que tu tombes malade, ne viens pas te plaindre. »

« Quand ? », demanda Syu, après un silence.

« Quand nous arriverons à Ombay », lui promis-je.

* * *

Nous arrivâmes un jour plus tard que prévu, à cause du mauvais temps et parce que, près d’Ombay, nous trouvâmes la route coupée par un énorme arbre qui était tombé. Le vent s’était levé, cette nuit-là, et il avait soufflé si fort que, parfois, nous vîmes Trikos vaciller sur ses quatre pattes. Vers le milieu de la matinée, cependant, le vent se calma, mais il se remit à souffler vers quatre heures. Deux heures plus tard, nous trouvâmes une file de charrettes chargées de marchandises bloquées sur la route. Nous apprîmes que c’était à cause d’un arbre déraciné couché en travers du chemin et nous dûmes attendre deux heures avant qu’un groupe de bûcherons arrive pour couper l’arbre en morceaux. Malgré la pluie torrentielle, ils travaillèrent rapidement. Puis, ils utilisèrent deux chevaux de trait et réussirent à dégager la voie. Sans plus attendre, les carrioles continuèrent leur voyage à la hâte. Les expressions des cochers reflétaient l’irritation et la colère : déjà que le temps n’était pas très gai, qu’un tronc retarde leur voyage leur avait aigri le caractère et ils vociféraient entre eux pour faire accélérer l’allure.

Le matin suivant, nous entrâmes à Ombay. Nous entrâmes à un moment où il bruinait seulement et les gens, enfermés chez eux pendant longtemps, étaient sortis se promener dans les rues, indifférents à la fine pluie qui tombait. Comme Ombay était entourée de prairies, de champs et de vignes, on ne pouvait voir la réelle extension de la ville d’où nous étions. Cependant, je sus tout de suite que jamais je n’avais vu une agglomération aussi grande.

Pendant le voyage, nous avions souvent suivi la route parallèle à la côte et nous étions passés par quelque petit village de pêcheurs, en évitant toutefois les auberges et tavernes parce que Dolgy Vranc trouva que ce n’était pas une bonne idée et il prétexta que les Istrags nous suivaient peut-être. Nous n’avions pas remarqué le moindre indice qui nous laisse soupçonner que nous étions suivis, mais nous ne protestâmes pas. De toutes façons, sous la bâche imperméable, nous étions bien dans la carriole. Le seul qui pouvait ne pas être aussi content, c’était Trikos.

Aussi, après trois jours à traverser des prés, des bois et collines, il était impressionnant de se trouver face à la grande extension de champs cultivés et d’arbres fruitiers, puis de voir que, peu à peu, les granges se transformaient en villages et en ville. Au-dessus d’une multitude de toits rouges et noirs, se dressaient trois tours gigantesques et rondes qui étaient au moins trois fois plus grandes que la Tour du Sorcier.

Lorsque nous fûmes fatigués de voir défiler des rues, des maisons, des charrettes et des gens de toutes sortes, nous commençâmes à nous demander où était l’auberge que Lénissu nous avait demandé de chercher : Le Bon Régal. Nous demeurâmes coincés un quart d’heure dans une rue et, dès que nous pûmes, nous prîmes une direction opposée à celle que prenaient les autres carrioles marchandes.

— Bien… —marmonnai-je, en regardant par-dessus les épaules de Dol et de Déria, assis sur le banc avant—. Et maintenant par où va-t-on ?

Dolgy Vranc, sans répondre, encouragea le cheval et nous avançâmes dans une rue qui montait doucement pour ensuite redescendre en pente douce également. Vers la moitié de la rue, je vis un mendiant assis, au coin d’une maison et, soudain, j’eus une idée.

— Arrête-toi !

Dol fronça les sourcils et je fis une moue.

— Arrête-toi, s’il te plaît, j’ai une idée.

— Quelle idée ? —demanda Déria.

— Ne te tracasse pas, Déria —lui dis-je, en passant par-dessus le banc et en sautant à terre. Syu aussi fit un bond et laissa échapper un cri de soulagement en voyant que le monde n’était pas devenu fou et ne se balançait pas comme la carriole.

— Que vas-tu faire ? —me demanda Murry, en descendant lui aussi de la carriole.

— Dites-moi, qui, mieux que les mendiants, connaît tous les coins d’une ville ? —Je levai les sourcils devant leurs expressions, puis je pris un air songeur—. Ça, je l’ai lu dans un livre.

— Les aventures de Shakel Borris ? —demanda Aryès.

Mon visage s’illumina.

— Les aventures de Shakel Borris —confirmai-je.

Je leur tournai le dos, mais j’eus le temps d’apprécier l’expression clairement amusée d’Aryès. Le mendiant avait une jambe bandée et une canne croisée sur les genoux. C’était un humain et il avait la peau couleur de paille et des yeux bleus très pâles. Je me dirigeai vers lui avec décision.

— Bonjour —lui dis-je joyeusement—. Vous devez savoir des tas de choses sur Ombay.

Le mendiant m’observait depuis un moment déjà, mais, lorsqu’il vit que je m’adressai à lui, il sursauta, l’air surpris, et m’examina les yeux plissés.

— Une aumône pour un pauvre infirme —croassa-t-il, en tendant une main ridée et maladive.

— Oh —dis-je—. Euh… je souhaiterais savoir où se trouve l’auberge Le Bon Régal. Vous la connaissez ?

Le mendiant acquiesça et regarda d’une façon significative sa main vide. Heureusement, Murry m’avait suivie et, comprenant le problème, il sortit de sa poche une pièce d’un décime et la déposa dans la main de l’homme. Moi, je n’avais rien qui sonne dans mes poches à part le shuamir.

— Que les dieux vous le rendent, brave homme —dit le mendiant à mon frère. Alors, il fixa sur moi ses yeux bleus et ajouta— : Vous devez vous diriger vers la Rue des Cordonniers : pour ça, allez d’abord tout droit, jusqu’à la fin de la rue, puis suivez l’Avenue de l’Ambre, tout droit jusqu’au bout. Là se trouve la Rue des Cordonniers. L’auberge que vous cherchez est dans une rue perpendiculaire à celle-là. On l’appelle la Rue des Lum.

Il nous adressa un sourire édenté et j’acquiesçai solennellement.

— Merci beaucoup.

— Je pourrais vous révéler d’autres choses de vitale importance pour des étrangers… pour cinq décimes —dit le mendiant.

Comme ce n’était pas moi qui avais l’argent, je levai un sourcil à l’intention de Murry, mais il fit non de la tête.

— Merci pour la proposition —répliqua-t-il—. Mais nous connaissons déjà la ville.

— Passez une bonne après-midi —fis-je.

Et nous remontâmes dans la carriole. Dolgy Vranc stimula aussitôt Trikos et il se tourna brièvement vers nous.

— C’est dommage que Lénissu ait choisi Le Bon Régal au lieu de l’auberge où nous sommes passés il y a quelques mois avec Aryès et Srakhi.

— Tu veux dire que probablement Le Bon Régal est une auberge de peu de catégorie ? —demanda Laygra, avec une moue contrariée.

— Je n’en sais rien —répondit-il—. Mais je n’aime pas les changements.

Surtout quand c’était Lénissu qui nous envoyait là, complétai-je, avec une moue, en comprenant les pensées du semi-orc. Cependant, j’étais sûre que Lénissu savait où il nous envoyait.

La Rue des Cordonniers était pratiquement bloquée par les nombreux passants et, à partir de là, nous avançâmes plus lentement. Trikos demeurait curieusement calme au milieu de la foule et je commençai à comprendre pourquoi Lénissu l’appréciait autant : ce cheval était unique.

Le Bon Régal s’avéra être un édifice impressionnant de trois étages et aux nombreuses fenêtres, entouré d’une galerie d’arcs plein cintre. Il avait un toit d’ardoises pentu et de nombreuses cheminées, mais naturellement aucune ne fonctionnait, car, malgré le ciel gris et la bruine qui continuait à tomber, il faisait chaud.

La porte principale de l’auberge se situait au fond d’une petite cour intérieure encerclée par l’édifice. C’était une porte en bois qui se trouvait grand ouverte, laissant entrer et sortir toutes sortes de gens. Au-dessus de la porte, un écriteau doré annonçait « Pension du Bon Régal ».

Nous étions descendus de la carriole pour mieux voir. Je pariai qu’aucun de nous ne s’attendait à trouver une si grande auberge. Lénissu voulait-il vraiment que nous restions là pendant six jours ?

— Je vais entrer —dit Dolgy Vranc, en arrêtant la carriole et en descendant lui aussi—. Quelqu’un doit s’occuper de la carriole. Murry ?

Mon frère acquiesça et caressa le dos de Trikos d’une main affectueuse tandis que nous nous dirigions vers la porte principale. En réalité, l’édifice n’était pas luxueux, mais il était propre et il avait assez de confort. La personne qui nous reçut était une jeune humaine au teint brun, au visage chevalin et aux cheveux d’un noir de corbeau qui regardait les gens comme si elle avait l’intention de les dépecer sur place si elle les surprenait en train de faire quelque chose d’illicite.

Plusieurs fois, pendant que Dolgy Vranc parlait avec elle, des gens descendirent par l’escalier et tous la saluèrent respectueusement en lui disant : « Bonjour, dame Yen ». Et elle leur répondait sur un ton invariablement méfiant.

Au total, cela nous revenait à cinquante kétales la nuit. Cela aurait été une extravagance si l’édifice s’était trouvé à Ato, mais à Ombay, apparemment, tout était cher, excepté le pain et les mots.

L’ambiance, en elle-même, n’était pas mauvaise et, une fois que nous nous fûmes occupés de loger Trikos, nous grimpâmes tous dans nos chambres, au second étage. Les trois chambres étaient de deux personnes. D’abord, Dol ouvrit la porte de la chambre qui donnait sur la rue. Elle avait deux lits contre le mur et une grande fenêtre avec des rideaux verts.

Je partageai avec Aryès, et Laygra, avec Déria les chambres qui donnaient sur la cour et, comme nous n’avions pas grand-chose à laisser dans les chambres, à part la boîte en bois de tranmur de Lénissu, les capes, les sacs, la corde, les allumettes et quelques victuailles qui se transportaient facilement, nous nous retrouvâmes rapidement dans le couloir, sans savoir quoi faire. Alors, peu après, nous sortîmes dans la rue flâner comme des passants curieux.

Parmi ceux qui logeaient au Bon Régal, beaucoup étaient des étudiants, car l’université d’Ombay, comme nous pûmes le vérifier, était à quatre pâtés de maisons. Nous passâmes la journée à visiter cette partie d’Ombay et Aryès et Dol nous montrèrent l’auberge qui les avait hébergés avec Srakhi durant plusieurs semaines, avant de prendre le chemin de Dathrun. Puis, bien sûr, lorsque nous passâmes par le marché, j’achetai à Syu douze bananes avec quelques pièces de monnaie que me donna Dol. Le plus heureux du monde, le singe en mangea quatre entières avant d’y réfléchir à deux fois et il me demanda de garder les autres pour les rapporter à la pension. Cependant, il me confia qu’il ne se sentait pas à l’aise dans un endroit aussi peuplé de saïjits.

« Cela sent le saïjit de tous les côtés », se plaignit-il alors que le soleil commençait à disparaître derrière les toits.

Cela sentait la saleté, la boue et la poussière.

« Ce n’est pas une odeur de saïjit », lui dis-je, un sourire moqueur sur les lèvres. « C’est l’odeur des grandes villes. Sur le port de Dathrun, cela sentait un peu comme ça, tu te souviens ? »

« Quand je dis que ça sent le saïjit, cela sent le saïjit », insista le singe, en secouant la tête et en disparaissant dans la foule.

Je fronçai les sourcils en le voyant disparaître.

« Ne te perds pas ! », lui dis-je.

Pour toute réponse, je reçus un grognement hautain.

— Mes amis —prononça Dolgy Vranc, alors que nous prenions déjà le chemin de la pension—. Que voulez-vous dîner aujourd’hui ?

Sa question donna lieu à toute une controverse. Cela faisait des jours que nous mangions uniquement des repas froids, qui se composaient essentiellement de pain sec et de portions de viande sèche, et nous commencions, non à être affamés, mais si à désirer une bonne soupe chaude. Du moins, c’était mon cas.

La dernière heure, il s’était remis à pleuvoir sérieusement, mais la porte de la taverne où nous arrivâmes, protégée par un auvent, était toujours ouverte et, à l’intérieur, on entendait des bruits de voix, des cris et des éclats de rire. La taverne n’était pas loin de la pension et elle était bondée d’étudiants, mais aussi de quelques employés et agents divers. Je reconnus à leurs insignes, trois scribes, un avocat et cinq gardes.

Nous nous attablâmes en silence et nous demandâmes quel était le menu. Il y avait des truites, des filets d’anchois, de la soupe de poireaux, du riz, des escalopes de veau, de la salade et des fruits… nous mangeâmes jusqu’à satiété. À moi toute seule, je mangeai une assiettée entière de soupe, des anchois, une poire et trois carottes. Tout un festin !

Nous avions suffisamment d’argent pour au moins deux semaines et, sachant cela, je me surpris à sourire sans raison. Un étudiant musicien jouait à la guitare une musique joyeuse et les voix et les rires égayaient l’ambiance.

— Ne nous endormons pas —nous avertit Dolgy Vranc, frappant la table de ses deux mains et nous faisant sursauter—. Revenons à la pension.

Nous passâmes deux jours de la sorte, sans incidents. Syu mangeait autant de fruits qu’il voulait, Aryès et moi, nous continuâmes à enseigner à Déria des choses sur le jaïpu et les énergies, Dolgy Vranc s’arrêtait à chaque magasin de jouets pour regarder les modèles, à la recherche peut-être de nouvelles idées pour sa propre collection… les seuls qui ne semblaient pas aussi tranquilles étaient mon frère et ma sœur. J’eus du mal à comprendre pourquoi, mais je finis par comprendre : ils attendaient le jour où ils pourraient revenir à Dathrun et reprendre leurs cours à l’académie. Ils souhaitaient rentrer et les circonstances ne le leur permettaient pas. Et je ne savais pas ce que je pouvais faire. Après tout, cela dépendait d’eux. S’ils voulaient rentrer, je ne pourrais pas les retenir et je le comprendrais. Ces pensées et l’absence de Lénissu m’empêchaient de me sentir totalement heureuse.

Chaque nuit, je craignais aussi de retomber dans cet étrange état de transformation qui me donnait l’impression que les flammes me dévoraient tout entière. Mais Griffe passa, Blizzard aussi et il n’arriva rien. Parfois, tourmentée par quelque crainte, je restai éveillée un bon moment, sans pouvoir dormir, et j’écoutais la respiration régulière d’Aryès en essayant de l’imiter et de trouver le sommeil et, normalement, je finissais par y parvenir. Sauf la nuit du Guiblanc au Javelot.

Cette nuit-là, je dormis à peine. Tout d’abord, j’éprouvai cette même sensation de chaleur insupportable parcourant mon corps. Puis lui succéda une vague de peur qui découlait sans doute de ma réaction. Aryès dormait paisiblement dans son lit pendant que le fracas de la pluie martelant les pavés se faisait de plus en plus pressant… soudain, je sentis une convulsion énergétique parcourir tout mon corps, je tressaillis et, sans plus attendre, je me levai d’un bond et me dirigeai discrètement vers la porte, le cœur battant à tout rompre et avec l’impression de léviter pour éviter de marcher sur un sol en feu. Mais il ne servait à rien de fuir de moi-même.

Je sortis de toutes façons, avec la ferme intention de continuer à occulter ce qui m’arrivait. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait et je ne voulais pas que les autres croient que j’étais une sorte d’oiseau de mauvaise augure qui attirait tous les malheurs. Aussi, je refermai la porte derrière moi avec une extrême précaution et je me dirigeai vers les escaliers, en effleurant de mes pieds le tapis du couloir. Deux lampes étaient allumées, mais ceci ne fit qu’accroître mon inquiétude. Et si on me voyait ? Et si… ?

Arrivée à la fin du couloir, je m’arrêtai net, en m’apercevant dans le petit miroir accroché au mur. Mon visage était couvert de marques d’un noir profond, semblables à celles dont s’ornaient certaines guérisseuses pour réaliser leurs rituels de soins. Totalement absorbée par l’image reflétée, je levai une main et touchai une marque du bout d’un doigt. Je sentis un éclair énergétique parcourir mon corps, de la main jusqu’au visage. Alors, je fixai mes yeux et je restai pétrifiée un instant : mes yeux étaient rougeoyants et mes pupilles étaient devenues de fines fentes, comme celles des chats dans l’obscurité. Cela faisait peur. Mais, était-il possible d’avoir peur de soi-même ?

Un sourire aux dents légèrement pointues apparut dans le miroir et disparut aussitôt, se transformant en une grimace. Ceci était un cauchemar, me dis-je. Je fermai les yeux et les rouvris. L’image était toujours là, inaltérable. Avec un soupir, je tournai le dos au miroir et je me demandai si je cesserais un jour de me créer des ennuis. Parce que si je continuais ainsi, il finirait par me sortir des ailes et des cornes.

J’entendis un bruit de pas dans les escaliers et la panique m’envahit. Quelqu’un montait.

Je me dirigeai vers les escaliers qui menaient au dernier étage et je grimpai les marches à toute allure, imaginant entendre derrière moi un cri de terreur, mais aucun cri ne vint. Cependant, lorsque je parvins au dernier étage, j’entendis encore les pas grimper. Ils se rapprochaient lentement, comme chancelants, et je me dis qu’il devait s’agir de quelque étudiant dont les réflexes étaient altérés par la boisson.

Je décidai d’utiliser les harmonies et de me cacher, mais je m’aperçus que je ne savais pas par où commencer. C’était une sensation étrange qui provoqua en moi une nouvelle panique : la facilité avec laquelle j’avais toujours réussi à utiliser mes énergies harmoniques et mon jaïpu s’était évaporée et je venais de l’apprendre au pire moment possible.

Les pas se rapprochaient et, moi, je demeurai immobile et bouleversée, au milieu du couloir, trop atterrée pour savoir que faire. Je me sentais comme si on m’avait soudain transformée en une autre personne que je connaissais à peine. Essayer de contrôler mon jaïpu, c’était comme si je tentais de contrôler le jaïpu d’une autre personne. C’était terriblement déroutant.

Le jeune qui apparut dans le couloir avait dans les seize ans et avançait d’un pas titubant. Ses yeux vitreux clignèrent, se fixèrent longuement sur moi, comme s’il tâchait de savoir si ce qu’ils voyaient était vrai ou faux, puis il secoua la tête, fit un pas en avant et je reculai d’un pas. Il battit des paupières, ivre, mit la main dans sa poche et, un bref instant, j’imaginai qu’il allait sortir un poignard et me le planter dans la poitrine en criant de terreur, mais non, il sortit une clé, tâtonna la porte à côté de moi et commença à chercher la serrure.

Il s’écoula de la sorte peut-être une minute entière, lui, appuyé contre la porte, la clé dans sa main tremblante et, moi, l’observant, paralysée sur place. Mais il ne parvenait pas à introduire la clé dans la serrure et, sortant enfin de ma paralysie, je poussai un grognement exaspéré et lui dis :

— Donne-moi ça, je vais t’ouvrir.

Je lui pris la clé des mains, je la mis dans la serrure et j’ouvris rapidement la porte.

— Tu es ma fée protectrice ? —me demanda-t-il d’une voix mal assurée.

— Tiens —lui répliquai-je, en lui remettant la clé dans la main—. Et bonne nuit.

— Mon ange gardien —murmura-t-il, en se frottant les yeux comme pour se réveiller.

Mais, moi, j’étais déjà loin, descendant les escaliers à toute vitesse avec la ferme intention de me cacher à un endroit plus sûr.

16 Tornades

Le jour suivant, je me réveillai dans une stalle libre des écuries. J’eus d’abord du mal à me rappeler pourquoi je me trouvais là, puis je me levai d’un bond, atterrée. Apercevant la lumière par les fenêtres, je sus qu’il faisait jour, mais depuis combien de temps le jour s’était-il levé ?

Dans les écuries, cela sentait le crottin, le cheval et la paille, mais, la nuit, c’est à peine si je m’en étais aperçue et j’avais dormi comme une souche après avoir récupéré mon aspect normal, totalement épuisée. Il ne m’était même pas passé par la tête qu’il aurait été beaucoup plus prudent de retourner dans la chambre de la pension.

Avec un soupir, je jetai un coup d’œil et je vis qu’un garçon d’écurie s’occupait d’un énorme cheval noir, quatre stalles plus loin. Soulagée de savoir que j’avais récupéré mes capacités celmistes, j’utilisai les harmonies et me glissai silencieusement vers la sortie des écuries, remarquant au passage que Trikos profitait de ces jours de loisir pour récupérer le poids perdu.

En sortant des écuries, je regardai le ciel et j’évaluai l’heure. Cela faisait plusieurs heures qu’il faisait jour. Comment avais-je pu dormir autant ? Les autres devaient probablement me chercher, pensai-je alors.

Lorsque j’entrai dans la pension, en percevant les regards qui se tournèrent vers moi, je pensai à l’aspect que je devais avoir et je passai la main dans mes cheveux. Un brin de paille tomba sur le sol et d’autres suivirent lorsque je secouai les tresses que Syu m’avait faites sur le devant de la tête.

La gérante de l’auberge, dame Yen, fronça les sourcils en me voyant, mais, bien heureusement, elle me reconnut et elle ne m’interpella pas quand je me mis à courir en grimpant les escaliers. D’abord, je frappai à la porte de Dolgy Vranc, mais personne ne répondit. Alors, j’allai dans ma chambre et, en frappant à la porte, celle-ci s’ouvrit presque aussitôt, laissant apparaître les visages préoccupés d’Aryès et de Déria. Leurs expressions reflétèrent immédiatement le soulagement.

— Shaedra ! —cria Déria—. Nous croyions que les Istrags t’avaient enlevée !

Sa voix, loin d’être horrifiée, était empreinte d’émotion et vibrait d’un esprit aventurier.

— Tu vas bien ? —demanda lentement Aryès, alors que j’entrais dans la chambre, honteuse de les avoir préoccupés.

— Oui. Je me suis réveillée dans les écuries —dis-je simplement—. J’ai dormi jusque très tard.

— Nous ne te trouvions ni toi ni Syu, et Lénissu est devenu pâle comme la mort quand on lui a dit que tu avais disparu —raconta vivement Déria.

Je la regardai, hébétée.

— Lénissu ?

— Il est revenu ! —annonça joyeusement Déria—. Ce matin, très tôt. Il a chevauché depuis hier, sans s’arrêter.

— Lénissu est revenu ? —prononçai-je, sans pouvoir le croire—. Où est-il ?

— Il est parti te chercher —m’expliqua Aryès—. Dol, ton frère et ta sœur et lui se sont séparés pour partir à ta recherche. Et… ils nous ont dit de rester ici au cas où tu reviendrais.

Je les observai, stupéfaite.

— Alors, comme ça, vous pensiez qu’on m’avait enlevée ? —Je ris impulsivement—. Cela n’aurait aucune logique.

— Bien sûr que non —renchérit Aryès—. Qui serait assez fou pour vouloir te capturer ?

Je l’observai une seconde en plissant les yeux, puis je joignis les mains d’un air décidé.

— Il faut aller les chercher et leur dire que je vais bien…

— Il vaudra mieux que nous ne bougions pas —me répliqua-t-il—. Sinon, nous pouvons passer plusieurs jours à tourner en rond dans Ombay sans réussir à nous trouver.

— Tu as raison —concédai-je.

Il me regarda les sourcils froncés, comme s’il s’attendait à me voir défaillir ou quelque chose de semblable, puis il dit :

— Alors, comme ça, tu étais aux écuries ? Que faisais-tu là-bas ?

Je haussai les épaules et Déria ouvrit la bouche comme un « o ».

— Tu n’es pas somnambule par hasard ?

Je fis une moue, en réprimant un sourire, et je haussai de nouveau les épaules.

— C’est peut-être ça…

Et je me traitai de lâche en me voyant mentir de façon si effrontée, mais je ne me sentais pas prête à leur dire la vérité. Parce que si je le faisais, celle-ci acquerrait un aspect réel pour moi aussi et c’était trop accepter en trop peu de temps.

Une heure plus tard, mon frère et ma sœur revinrent et me grondèrent, furieux d’avoir dû supporter une telle frayeur. Puis Dol arriva. Ce fut le seul qui ne fut pas surpris de me trouver saine et sauve. Lénissu apparut peu après. Lorsque mon oncle entra dans la chambre et me vit, il laissa échapper un soupir difficile à interpréter.

— Enfin, nous voilà tous de nouveau réunis —se contenta-t-il de dire.

— Où est Syu ? —demandai-je.

Mais à peine eus-je posé la question, une boule de poils fusa comme une flèche et me chargea de toutes ses forces. Je tombai sur le lit, en riant.

« Où étais-tu passé ? », lui demandai-je.

Syu prit un air mystérieux, mais Lénissu répondit à ma question.

— Je l’ai trouvé sur le marché du quartier, en train de voler des sucreries. On dirait plus un enfant hyperactif qu’un singe gawalt, quoique, bien sûr, il n’y ait pas beaucoup de différence entre l’un et l’autre. —Syu lui montra les dents, mais Lénissu l’ignora et me contempla, l’expression interrogatrice—. Alors ? Que faisais-tu ? Chasser les mouches pour le repas ? À moins que tu n’aies tout simplement décidé de nous faire passer un mauvais moment ce matin ?

Je me raclai la gorge.

— Moi aussi, je me réjouis de te voir, mon oncle —lui répliquai-je—. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé au bras ?

Lénissu fronça les sourcils.

— Au bras ? —répéta-t-il—. Oh ! Le bras, oui. Une petite égratignure de rien du tout.

— Il a l’air tout raide —fis-je.

Il m’adressa un regard assassin.

— Je sais très bien où tu veux en venir, ma nièce. Et je t’avertis que je ne vais rien te dire ; ce que j’avais à faire à Dathrun, c’étaient des affaires personnelles.

— Très bien —dis-je, imitant son ton sec—. Alors, moi non plus, je ne te dirai rien.

« Bien dit ! », me félicita Syu, émettant un grognement envers Lénissu.

Mon oncle haussa les épaules.

— Comme tu voudras. Au fait, je te l’ai déjà dit auparavant, mais tu es aussi têtue que ta mère. Et maintenant, si tout le monde est d’accord, nous mangeons, nous achetons des provisions et nous quittons Ombay cet après-midi.

J’entendis un raclement de gorge et je me tournai vers Murry, surprise par son expression grave.

— Justement, Lénissu, tout le monde n’est pas d’accord… Sincèrement, cela a été merveilleux de pouvoir tous vous connaître et, un moment, j’ai pensé que je pourrais partir avec vous, mais… je veux revenir à Dathrun. Il y a un an, je vous aurais suivis n’importe où, mais les choses ont changé. Et je… j’ai une vie là-bas.

Il y eut un profond silence où personne ne dit rien. De mon côté, je savais qu’un jour cela devait arriver et, d’une certaine façon, je me réjouissais que Murry soit aussi sincère avec nous : il nous aimait, il reconnaissait qu’il était de notre famille, mais sa vie et ses amis étaient à Dathrun…

— Moi aussi —dit Laygra avec une petite voix, évitant nos regards—. Je ne peux pas tout laisser en arrière. Si nous ne nous inscrivons pas ce mois, nous prendrons du retard dans les cours et je… je veux profiter de l’occasion que nous a donnée le maître Helith. Je veux être vétérinaire et je sais que je n’aurai pas une autre opportunité comme celle-ci.

Sa voix était hésitante, comme si elle ne croyait pas que ses arguments soient tout à fait valables. Lénissu acquiesça de la tête, calmement.

— Bien sûr. Je comprends. —Il donna une tape sur l’épaule de Murry, affectueusement—. Le temps peut tuer n’importe quel rêve. Il y a quatre ans, j’aurais pu vous donner à tous un foyer, et vous auriez pu vivre ensemble… mais les choses ne sont pas toujours comme l’on voudrait. J’étais convaincu que j’avais perdu toute ma famille et, dans les Souterrains, tout semble beaucoup plus sombre… Maintenant, les choses sont différentes. Alors… je vous souhaite toute la chance possible.

Murry et Laygra acceptèrent ses paroles avec une légère inclinaison de la tête. Laygra, pour la première fois, me regarda dans les yeux, elle s’avança vers moi et me prit les mains avec douceur.

— Tu seras toujours ma sœur.

Je souris, touchée.

— Toi aussi.

— Tu viendras nous rendre visite, n’est-ce pas ? Ato doit être ennuyeux en hiver, on dit qu’il y fait un froid horrible avec de la neige et tout. Tu viendras, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai, émue, et je lui serrai les mains avec force.

— Bien sûr que oui. Et quand Syu aura une carie à force de manger autant de sucreries, tu le soigneras.

Elle me répondit avec un large sourire puis leva un doigt menaçant vers Syu.

— Il vaut mieux que tu arrêtes de manger aussi mal. Tu vas devenir gros et édenté.

Elle parlait en imitant la voix du professeur Erkaloth et j’éclatai de rire tandis que le singe gawalt prenait un air coupable, tout en agitant cependant la queue, moqueur.

Nous mangeâmes à la pension et c’est là que mon regard croisa celui du jeune de la veille. Il eut l’air troublé en me voyant, mais il ne me reconnut pas, j’en étais presque sûre. Cependant, je sentis un tressaillement me parcourir le corps en remarquant son regard posé sur moi, lorsque nous sortîmes de la salle à manger. S’il était réellement ivre, il fallait espérer qu’il ne se souviendrait de rien, me répétai-je.

Après quelques préparatifs, l’heure des adieux arriva. Nous laissâmes Laygra et Murry avec une caravane de passagers qui se rendaient à Dathrun et nous leur fîmes nos adieux, avec de fortes étreintes et peu de mots. Je retins seulement ce que Murry dit à Lénissu :

— Je regrette de t’avoir mal jugé depuis le début. Maintenant, je vois que l’on ne peut pas croire tout ce que l’on entend raconter.

— Si je pouvais te raconter la véritable histoire sur tes parents, je le ferais —lui murmura Lénissu, comme plongé dans ses souvenirs—. Mais ce ne serait pas une bonne idée.

Murry ne protesta pas, il acquiesça de la tête en silence et nous nous séparâmes.

À dire vrai, ce fut plus dur pour moi que ce que je voulus reconnaître alors. J’avais tant de fois rêvé que je retrouvai mon frère et ma sœur, que c’était presque ironique à présent de leur dire adieux pour la simple raison que nous avions des objectifs différents. Murry avait Keysazrin et il ne pouvait la laisser, même si peut-être dans quelques mois il s’apercevrait, comme le lui disait Iharath, que son amour n’avait pas d’avenir. J’espérais qu’il n’en serait pas ainsi, cependant. Quant à Laygra, je lui souhaitais beaucoup de succès dans ses études. Je ne pouvais rien faire d’autre que leur souhaiter bonne chance de loin.

Nous traversâmes les amples champs cultivés qui entouraient la ville en échangeant à peine quelques mots. Mais, lorsque nous arrivâmes aux frontières des prairies de Drenaü, je retrouvai la bonne humeur. Déria se mit à jouer de l’harmonica et Aryès, Dol et moi, nous nous mîmes à discuter pour savoir si les contes de fée renfermaient ou non des vérités. Lénissu conduisait la carriole et Trikos avançait inexorablement.

Comme vers la fin de l’après-midi il cessa de pleuvoir et que le soleil fit son apparition, nous décidâmes d’alléger un peu le chargement et nous marchâmes près de la carriole, fatigués d’être toujours assis.

— Qu’est-ce qu’il a, Lénissu ? —demanda Déria, à voix basse, pendant que nous marchions sur le chemin, en essayant de nous couvrir le moins possible de boue—. Il a l’air pensif.

— C’est curieux —admis-je, sur un ton méditatif—. Penser, ce n’est pas dans ses habitudes.

Déria me donna un coup de coude entre les côtes, en riant.

— Je parlais sérieusement.

Je lui souris, mais je ne répondis pas. Je ne savais pas ce qui préoccupait Lénissu, je ne savais pas non plus si quelque chose le préoccupait réellement, alors il valait mieux ne pas y penser.

— Je n’aime pas cet endroit —dis-je, pour changer de sujet—. Tout est trop plat.

— Nous verrons bientôt les montagnes —répliqua Aryès—. On pourrait même peut-être déjà les voir, s’il y avait une meilleure visibilité.

Peut-être avait-il raison, mais nous ne pûmes pas le vérifier car, une heure après, il recommença à pleuvoir. Le ciel était aussi sombre que la nuit.

De nouveau dans la carriole, nous reprîmes les leçons avec Déria et, plus tard, Aryès essaya de m’expliquer ce que l’on ressentait lorsqu’on utilisait l’énergie orique. Pour moi, c’était une énergie que je connaissais à peine et j’étais encore surprise qu’Aryès ait appris tout seul, fasciné par le mécanisme orique. Aussi, durant les jours pluvieux qui suivirent, je m’intéressai à cette étrange énergie et j’appris certaines choses curieuses qui me rappelèrent à quel point les énergies étaient différentes entre elles.

Nous avancions depuis trois jours dans les prairies lorsqu’enfin, il cessa de pleuvoir et de timides rayons de soleil firent leur apparition entre les nuages. Et quand j’aperçus les montagnes, dans le lointain, je laissai échapper une exclamation de joie.

— Nous arriverons, disons dans deux jours à peu près —évalua Lénissu, en se mordant la lèvre—. Si le soleil sort et le chemin sèche, peut-être en un jour, mais je crains que le soleil ne vienne seulement voir si nous sommes toujours vivants. Il s’éclipsera en un rien de temps.

— Ça, c’est de l’optimisme —commentai-je avec un profond soupir.

Déria acquiesça.

— Vraiment, il y a de moins en moins de différence entre vivre à Tauruith-jur et vivre à l’air libre. Quoique, dans le premier cas, tu ne te mouilles pas et, dans le second…

— Oui, bon ça va, on sait —la coupa Dolgy Vranc avec une moue morose—. Ne parlons plus de la pluie, s’il te plaît…

— Lénissu, regarde —fit soudain Aryès, assis à côté de mon oncle sur le banc avant—. Là-bas. Tu vois ?

Tous, en l’entendant, nous nous précipitâmes vers eux, pour voir ce qu’indiquait Aryès. À cinq cents mètres d’où nous étions, il y avait une construction, probablement une auberge, mais ce n’était pas ce qui avait attiré l’attention d’Aryès. Ce qu’il observait, c’était une colonne grisâtre qui venait du sud-ouest et qui s’élevait de la terre jusqu’au ciel.

— Trikos —fit Lénissu sur un ton tendu—. Vite !

Il fit claquer les rênes du cheval et le candian accéléra légèrement, fatigué de marcher sur le chemin boueux.

— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je avec appréhension.

— Est-ce que cela pourrait être une… tornade ? —dit Aryès, bouche bée.

— Cela en a tout l’air —affirma Dolgy Vranc—. Quoique je n’en aie jamais vu.

— Tout est très sombre par là —dit Déria d’une petite voix, le regard rivé sur la tornade.

— Le vent commence à souffler —ajouta Aryès.

Les yeux exorbités, j’observai la tornade se rapprocher de plus en plus de nous. La toile de la carriole s’agitait violemment et le bois craquait bruyamment.

Lénissu s’efforçait de nous conduire à l’auberge le plus rapidement possible, mais, moi, me souvenant d’histoires sur des villages entiers détruits par des tornades, je doutais que ce soit un bon choix.

De toutes façons, il n’y avait pas d’autre option. Le vent était constant et il se renforçait lorsque nous arrivâmes à l’auberge. Il ne pleuvait plus. Tout se passa très vite. Lénissu nous cria de descendre de la carriole et de nous prendre par la main pour que le vent ne nous emporte pas.

— Derrière l’auberge, il y a une trappe —nous dit-il, en essayant de couvrir le vacarme du vent—. Courez et cachez-vous dedans !

Syu s’agrippa à mon cou, muet de peur.

« Syu, ça va ? », lui demandai-je, préoccupée par son état.

« Il n’y a pas d’arbres », articula-t-il simplement, les yeux à demi fermés. « Et tout est plat. »

Il s’agrippa à moi encore davantage et d’autres pensées confuses me vinrent, décousues et tumultueuses. Je lui caressai la tête pour le calmer.

« Du calme. Nous n’allons pas nous envoler. Et souviens-toi, si nous volons, que j’ai du sang de dragon… » Je me raclai la gorge, en essayant de me tranquilliser moi-même. En vain.

Aryès et Déria me prirent par la main et, même si je souhaitais rester auprès de Lénissu, je me laissai entraîner jusqu’à la partie arrière de l’auberge. Là, nous trouvâmes des planches de bois massif qui devaient être très lourdes, mais que le semi-orc souleva sans apparente difficulté.

— Rentrez ! —cria Lénissu, en nous rejoignant. Sous le bras, il portait sa boîte en bois de tranmur et un sac de provisions.

Plusieurs tuiles se soulevèrent, emportées par le vent. Nous descendîmes les escaliers précipitamment. Dolgy Vranc referma la trappe et nous nous retrouvâmes dans l’obscurité. Mais une lueur brillait un peu plus bas.

— Qui va là ? —demanda en abrianais une voix rauque d’homme.

— Bonjour, nous sommes des voyageurs. Êtes-vous le propriétaire de l’auberge ? —demanda Lénissu.

— Oui, c’est moi le propriétaire —répondit-il—. Combien êtes-vous ? Je vous vois à peine.

— Cinq. Dites-moi, comment est-ce que vous utilisez des tuiles pour construire le toit des auberges dans les prairies de Drenaü ? C’est comme fabriquer des routes en verre sur une montagne enneigée.

— Hum. J’ai construit cette auberge il y a trois ans. Je ne savais pas qu’il y avait des tornades par ici. C’est la première fois que j’en vois une.

— Aah… Je comprends —répliqua Lénissu, en s’asseyant face à la silhouette du propriétaire—. La dernière fois que je suis passé par là, je me souviens que cette auberge était en pierre et sans toit. Qu’est-il arrivé à l’ancien propriétaire ?

— Oh. À ce que j’ai entendu dire, il est mort d’une grippe.

— Les fièvres froides ?

— Quoi ? Non, il n’y a plus de fièvres froides par ici, les dieux soient loués —répondit l’homme.

— Alors, c’est que vous avez de la chance —fit simplement Lénissu. Seul quelqu’un qui le connaissait pouvait deviner qu’il se moquait de lui. Lénissu devait penser que les fièvres froides étaient plus habituelles qu’il n’y paraissait.

— Combien croyez-vous que la tornade va durer ? —demanda Dolgy Vranc, après un silence pesant.

— Moi, je dirais… une ou deux heures.

— Mais… vous n’avez pas dit que vous n’aviez jamais vu de tornade ? —dis-je timidement.

— Qui a parlé… ? Hum. Bon, en fait, je n’ai jamais vu de tornade… mais je sais de quoi je parle.

— Cela me réjouit d’entendre ça —dit soudain une voix qui provenait de l’obscurité.

J’entendis plusieurs murmures d’assentiment. Il était difficile d’évaluer combien de personnes se trouvaient dans ce refuge. Peut-être trois, en plus du propriétaire, ou peut-être six… enfin, je n’en avais aucune idée.

Dehors, on entendait des choses se rompre et tomber sur le sol. Mais il arriva un moment où le vent sembla couvrir tous les autres bruits. Les gens murmuraient et je pus deviner la présence d’une voix féminine, une voix d’enfant et une voix masculine douce qui semblait fredonner tout bas une chanson.

« Je n’aime pas l’obscurité », dit Syu.

Le singe gawalt semblait avoir recouvré un peu de sérénité et, à présent, il s’était mis à me faire des tresses pour se tranquilliser.

« Comment fais-tu pour me faire des tresses sans rien y voir ? », lui demandai-je, curieuse.

« Je vois assez avec la lumière de la bougie », répondit-il. « Mais il fait encore trop sombre. »

« Oui. Ne te tracasse pas, nous allons bientôt sortir. »

« Je n’aime pas le vent non plus », grogna-t-il.

« C’est de l’énergie orique à l’état pur », lui dis-je, scientifiquement.

Je m’approchai de Lénissu à quatre pattes et je m’assis à côté de lui.

— Ça va, ma nièce ? —me demanda-t-il à voix basse.

— Parfaitement. Combien de temps crois-tu que cette tornade va durer ?

— Elle va vite passer, à moins qu’elle ne reste bloquée dans le coin, mais je parie que, dans moins d’une heure, nous pourrons dormir tranquillement dans une auberge sans toit.

Je laissai échapper un soupir plaintif.

— Qu’as-tu fait de Trikos ? —lui demandai-je.

— Euh… eh bien… Je l’ai mis dans l’étable —me chuchota-t-il—. Au moins, l’étable est en pierre massive. Mais j’ai comme l’intuition que notre carriole va souffrir. J’ai attaché les roues à un poteau, avec la corde qu’a achetée Dolgy Vranc.

Je souris, agréablement surprise.

— Dol avait raison, on a toujours besoin de quelques mètres de corde pour voyager.

— Il a dit ça ? Eh bien… il a peut-être bien raison.

Au bout d’un moment, le propriétaire nous adressa de nouveau la parole.

— Vous venez de l’est ou de l’ouest ? Je demande ça parce que j’ai entendu dire qu’il y a eu des problèmes à Ombay, ces jours-ci.

— Nous venons d’Ombay —répondit Lénissu—. Mais nous n’avons pas bien pu apprécier les révoltes parce que ces derniers jours il n’a pas arrêté de pleuvoir et, visiblement, les gens préfèrent rester chez eux.

— Maudit temps —grogna le propriétaire.

— À qui le dites-vous —acquiesça Dolgy Vranc.

Le propriétaire de l’auberge se tourna vers la silhouette estompée du semi-orc, comme s’il essayait de voir dans l’obscurité.

— Ce temps sape le moral —dit l’homme qui chantonnait—. Voulez-vous que je vous chante quelque chose ? Gratuitement, bien sûr.

— Allez-y ! —répondit d’une voix grave une silhouette qui était assise dans un coin du refuge.

L’homme prit son instrument, qui ressemblait à une sorte de viole, et commença à jouer un air doux, mais il passa rapidement à Je t’aimais tant, mon amour, une chanson folklorique ajensoldranaise au rythme rapide que j’avais très souvent entendue à la taverne.

Au début, Déria n’osa pas sortir son harmonica, alors je dus intervenir pour l’encourager et nous formâmes bientôt un concert sous terre, en faisant abstraction du vent qui soufflait constamment au-dehors.

Peu à peu, nous nous rapprochâmes tous de la bougie qui brillait encore et je pus voir les visages de ceux qui nous entouraient. Il y avait un enfant d’à peine deux ans assis sur le giron de sa mère, une elfe de la terre qui souriait en écoutant la musique. Le propriétaire était un elfe un peu rondouillard, ce qui était rare pour un elfe. À un moment, il s’inclina en avant et je vis qu’il avait des yeux bleus très clairs et un gros nez.

L’homme à la voix grave était le plus âgé et il avait une longue barbe blanche ; je me demandai s’il vivait à l’auberge ou s’il était seulement de passage. Quant au musicien, c’était un faïngal et il portait sur sa chemise la marque de son appartenance à la corporation des musiciens d’Ato. Je mis incroyablement longtemps à m’en apercevoir et, lorsque je le fis, je laissai échapper une exclamation de surprise.

— Yrasiuth ! C’est toi ?

Le faïngal sursauta et arrêta de jouer.

— Et toi, qui es-tu ? —demanda-t-il, hésitant.

Je souris largement, très heureuse.

— Shaedra, du Cerf ailé, tu te souviens de moi ? Tu venais toujours jouer à la taverne ! Tu avais toujours un nouvel instrument chaque fois que je te voyais. Que fais-tu loin d’Ato ?

— Shaedra ! Bien sûr que je me souviens de toi ! La petite terniane, oui. Kirlens disait toujours qu’un jour, il faudrait que je vous écoute chanter toi et Wiguy. Là, j’allais à Sarrath rendre visite à des parents.

— Sarrath ? Mais tu fais un détour, alors, non ?

— Non, si tu considères que le seul chemin un peu sûr est celui-ci. Au nord, plusieurs colonies de sauvages se sont installées. Sans parler des gobelins. Ils se reproduisent comme des lapins et, maintenant, ils pullulent dans les montagnes. Mais, dis-moi, Shaedra, tu n’étudiais pas à la Pagode Bleue ?

— Euh… eh bien, j’ai l’intention d’y revenir. Mais j’ai traversé un monolithe et je me suis retrouvée très loin d’ici.

— Ah ! Oui. J’avais entendu qu’il s’était passé quelque chose. Dommage que j’aie raté cet événement, j’aurais pu faire une chanson magnifique. Eh bien, je ne savais pas que tu étais parmi ceux qui avaient disparu. Mais la vérité, c’est que dernièrement j’ai été très occupé hors d’Ato et c’est à peine si j’ai rendu visite à Kirlens. Comment va-t-il ?

— Eh bien… cela fait quelques mois que je ne le vois pas.

Yrasiuth s’agita dans l’obscurité.

— Oh, bien sûr —dit-il—. Alors, il sera content de te voir.

Je n’y avais jamais pensé selon le point de vue de Kirlens. Je pensais plutôt à la joie que j’éprouverais de le revoir, mais, bien sûr, comment Kirlens devait-il se sentir, lui, tout seul dans sa taverne, entre une maniaque et un fils psychopathe ?

— Mais allez ! —dit le faïngal—. Voyons si tu sais réellement chanter. Que penses-tu de La dupe dupa le dupeur ?

— Oh, hum, eh bien… —hésitai-je.

Mais Yrasiuth commença à jouer le début de la chanson et je ne pus faire autrement que de jouer le rôle de la dupe et lui, celui du dupeur. Je connaissais la chanson par cœur, de même que beaucoup d’autres chansons que j’avais entendues tant de fois qu’il était impossible de les oublier. Ainsi, le temps passa si vite que nous ne perçûmes pas la fin de la tornade et, lorsque nous cessâmes de chanter, le pire était passé.

— Attendez —dit le propriétaire sur un ton autoritaire, lorsque Lénissu et Dol se levèrent pour ouvrir la trappe.

— Et qu’attendons-nous si l’on peut savoir ? —répliqua Lénissu.

L’elfe se racla la gorge et fit un signe de tête.

— En avant, ouvrez la trappe. Je crois que le pire est passé.

— C’est ce que j’essaie de dire depuis un bon moment —marmonna Lénissu à voix basse.

Nous sortîmes. Le ciel était encore couvert au nord-ouest et une petite brise soufflait, mais il ne pleuvait plus et, vers le sud, le ciel était bleu et lumineux.

— Ce n’était pas n’importe quelle tornade —commenta Lénissu—. Elle ressemblait à celles qui se produisent dans les Républiques du Feu, mais sans le sable ardent qui brûle la peau. Des tornades qui détruisent tout sur leur passage et s’effilochent en pénétrant plus avant dans les terres.

Le propriétaire de l’auberge ne l’écoutait pas, trop anéanti devant le spectacle de son auberge détruite, et il courait de-ci de-là, se lamentant de son sort. Sa femme, son fils dans les bras, contemplait les ruines, les yeux fixes. Le grand-père, appuyé sur sa canne, tournait sur place pour avoir une vision d’ensemble des dommages. Le faïngal, Yrasiuth, attachait soigneusement son instrument en bandoulière, uniquement préoccupé de ses affaires.

— Eh bien —dit Dolgy Vranc sur un ton méditatif, en regardant les dégâts—. Je crois que nous devrions donner un coup de main à ce pauvre homme.

Les étables, mis à part la toiture, étaient intactes et Trikos et le poney du musicien allaient bien, quoiqu’ils soient quelque peu effrayés. Par contre, il n’en allait pas de même pour notre carriole. Nous nous approchâmes à petit pas et je contemplai le résultat, les yeux écarquillés.

— J’avais attaché les roues —dit Lénissu, en faisant un geste de la main comme pour s’excuser.

— Oui ! —concéda Aryès—. Les roues sont pratiquement intactes.

— Il n’en manque pas une —acquiesçai-je, en me raclant la gorge.

— Il ne nous manque que le reste —dit Dolgy Vranc, les mains sur les hanches, clignant des yeux vers le ciel qui s’éclaircissait.

— Mon idée n’était pas si mauvaise —se défendit Lénissu—. À quoi aurais-je pu l’attacher sinon ?

— Une corde de dix mètres, ça laisse de la marge —fit Dol diplomatiquement—, mais je reconnais que tu n’avais pas beaucoup de temps pour agir, alors… nous pouvons nous considérer chanceux d’avoir encore la corde.

— Et les quatre roues —ajoutai-je.

— C’est bon, ça va ! —répliqua Lénissu—. Au travail, les jeunes. Allez aider l’elfe.

En me retournant vers le propriétaire de l’auberge, je le vis si désespéré que je ressentis le besoin de lui donner un coup de main, même si cela n’était pas d’une très grande utilité étant donné tout ce désastre. Mais, en fait, je lui rendis davantage service qu’Yrasiuth, qui s’en fut, dès le lendemain matin, en nous souhaitant bonne chance, alléguant qu’il ne pouvait prendre du retard. Il me demanda d’apporter une lettre à un de ses amis d’Ato, je ne sus comment refuser et je la gardai avec soin dans une poche interne de ma cape.

17 Coffre-fort

Nous passâmes deux jours à l’auberge à aider le propriétaire en échange de repas et d’un lieu où dormir. Après la tornade, nous ne vîmes plus une seule goutte de pluie et la femme de l’aubergiste affirmait que c’était une bénédiction des dieux et, lorsque j’appris qu’elle était sharbi et non érionique, je tâchai de me rappeler quelles étaient les différences existantes entre les deux religions, mais sans beaucoup de succès : je ne m’étais jamais beaucoup intéressée à ce genre de questions.

Il ne pleuvait pas, mais il se mit à faire une chaleur si épouvantable que le second jour je commençai à me demander si je préférerais avoir un Cycle des Marais ou un Cycle de la Chèvre. Il était clair que rester enterrée plusieurs années sous la pluie n’avait rien d’agréable, mais alterner plusieurs jours de pluie avec des bourrasques de neige, des vagues de chaleur et des tremblements de terre, ce n’était pas non plus idéal. Et selon l’histoire, Ato, durant les Cycles de la Chèvre, était affectée par des hivers très longs et rudes. Kirlens m’avait raconté que l’hiver de l’an 5602 avait presque supplanté le printemps et l’été et que la neige avait atteint la fenêtre du deuxième étage des maisons et n’avait commencé à fondre que deux mois plus tard. Cela arrivait très souvent à Kaendra, d’après ce que j’avais entendu, mais Ato était à une bien moindre altitude, c’était difficile à imaginer.

Nous passâmes la nuit au rez-de-chaussée de l’auberge, qui était en pierre dure et n’avait presque pas souffert de dommages. Le premier étage, par contre, avait pratiquement disparu. Nous aidâmes à dégager le lieu comme nous pûmes, en traînant poutres, tuiles et meubles. Je trouvai la patte d’une chaise à une centaine de mètres de la maison, ainsi qu’un soufflet pour la cheminée. Aryès trouva un oreiller qui avait perdu pratiquement toutes ses plumes et Déria rapporta un seau en bois en parfait état. Ah, et Syu trouva une vis au milieu d’un buisson. Nous nous rassemblâmes tous les trois avec notre butin et nous commentâmes combien une tornade pouvait faire de dégâts.

« C’est quoi, ça ? », demanda Syu peu après avoir trouvé la vis. « C’est dur… beurk, et ça a mauvais goût. »

Je me tournai vers le buisson où il était entré, arquant un sourcil.

« C’est de quelle couleur ? »

« Hum », dit-il, pensif. « Viens ici et tu verras. Je crois que c’est gris, mais je n’en suis pas sûr. »

« Tu n’en es pas sûr ? », m’étonnai-je, en me dirigeant vers lui.

— Où vas-tu ? —me demanda Déria.

— Syu a trouvé quelque chose —expliquai-je.

Aryès, Déria et moi, nous pénétrâmes dans le buisson. Nous vîmes Syu juché sur un cube de fer, en train de nous attendre.

Je tournai autour du cube, les sourcils froncés.

— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je.

Aryès s’accroupit à côté du cube et l’examina.

— Syu, peux-tu descendre de là ? —lui demanda-t-il—. Je crois que je sais ce que c’est.

— Syu —dis-je au singe. Celui-ci, avec un soupir, sauta à terre, mais, au lieu de s’éloigner, il se mit à côté d’Aryès, imitant son expression concentrée. Je souris, amusée et je regardai Aryès avec curiosité—. Tu crois que c’est quoi ?

Aryès, sans répondre, tourna le cube et indiqua le côté qui jusqu’alors n’était pas visible.

— Un coffre-fort —déclara-t-il, au moment où la porte s’ouvrit, laissant couler tout un flot de kétales.

— Ça alors ! —s’exclama Déria, prenant une poignée de pièces. Dans sa main noire et sous les rayons du soleil, les pièces brillaient.

— Une belle fortune —affirmai-je—. Cela pèse une tonne —ajoutai-je, en essayant de soulever le coffre-fort avec les mains—. Comment va-t-on le transporter jusqu’à l’auberge ?

— Avec cet argent, nous pourrons acheter une autre carriole —murmura Déria, méditative—. Et une vièle…

— Déria… —fis-je.

— Et un chapeau orique ! —exclama Aryès, après avoir gardé un silence pensif.

— Écoutez… —intervins-je, en les regardant, incrédule—. Pourquoi ne m’aidez-vous pas à déplacer ça jusqu’à l’auberge ? Je vous rappelle que cet argent n’est pas à nous.

Aryès me regarda, l’air perplexe, et haussa les épaules.

— C’est vrai, je n’avais aucune intention de le voler. Tu as raison. Je vais t’aider à le porter…

Comme Déria était toujours plongée dans ses rêves de gloire, je lui tirai les cheveux.

— Aïe ! —protesta-t-elle.

— En avant —répliquai-je.

Lorsque nous arrivâmes à l’auberge, le propriétaire, en nous voyant, courut vers nous. Il avait presque les larmes aux yeux en apprenant que son coffre-fort était sain et sauf.

— Est-ce qu’il ne manque rien ? Il ne manque rien ? —demanda-t-il, fébrile.

Lénissu se joignit à nous, tandis que l’elfe comptait l’argent, en nous jetant des regards méfiants.

— Le coffre était ouvert quand vous l’avez trouvé ? —demanda mon oncle.

— Oui —répondis-je.

Lénissu haussa un sourcil, jeta un coup d’œil sur l’aubergiste avare, puis il se pencha vers moi en me murmurant :

— Combien as-tu pris ?

Je le dévisageai, les yeux exorbités.

— Lénissu ! —protestai-je—. Je n’ai rien pris.

Il cligna un instant des paupières, jeta la tête en arrière et s’esclaffa, mort de rire. Puis il me prit la main pour m’inviter à me lever et nous nous éloignâmes un peu du groupe avant de nous arrêter.

— Maintenant, soyons sincères, combien lui as-tu pris ? —me demanda-t-il.

Je laissai échapper un soupir exaspéré.

— Combien devrais-je avoir pris ?

Lénissu fit une moue, pensif.

— Eh bien… si l’on estime qu’il doit y avoir environ dans les… disons deux mille kétales… je dirais que cent serait un chiffre acceptable.

— Un chiffre trop rond pour être crédible —répliquai-je.

Il me sourit.

— Tu as raison, cent vingt-et-un serait mieux.

Je secouai la tête, hallucinée.

— Lénissu ! Quelle sorte de personne es-tu ?

— Cent cinquante et un ?

— Lénissu ! Pour qui me prends-tu ? Je n’ai rien volé.

Lénissu fronça les sourcils, en scrutant mon visage. Il se gratta le menton, prenant son temps avant de répondre.

— Aha —dit-il, avec une moue, et il joignit les mains, en me regardant dans les yeux—. J’aurais dû m’en douter. De toutes façons, nous n’avons pas besoin d’argent de façon urgente, ne te tracasse pas. Quoique… une occasion comme celle-ci ne se présente pas plus d’une fois dans la vie…

— Tu ne comprends pas, Lénissu —grognai-je—. Ce n’est pas que je n’aie pas osé le prendre. C’est que je ne l’ai pas fait parce que cet argent n’est pas à moi. Serais-tu capable de voler un aubergiste ?

Lénissu laissa échapper un soupir exaspéré.

— Cet aubergiste ne me revient pas vraiment. Oui, bien sûr que je serais capable de voler quelqu’un qui ne me plaît pas si cela en valait vraiment la peine. Et cette fois-ci… cela en valait la peine, ma chérie. Parce que lorsque nous arriverons à Acaraüs, il ne nous restera pas un maudit kétale en poche, tu comprends ?

Je le foudroyai du regard.

— Et l’aubergiste n’a plus de toit. Combien d’argent penses-tu qu’il lui faudra pour acheter le matériel nécessaire au milieu de cette plaine sans arbres ?

Mon oncle acquiesça de la tête, vaincu.

— C’est bon, tu l’emportes. J’adore avoir une nièce honnête, ne serait-ce qu’un peu. Les dieux te le paieront —fit-il, moqueur—. Et Srakhi serait fier de toi, sans aucun doute.

— Srakhi… tu parles de lui comme s’il était mort —observai-je avec lenteur, sentant ma gorge se nouer.

— Noon, qu’est-ce qui te fait croire ça ? Srakhi est vivant… Ça alors —Il fronça les sourcils—. Je suppose que tu te sentiras plus tranquille maintenant que tu le sais.

Je lui souris jusqu’aux oreilles.

— Je suis plus tranquille, oui. Alors, comme ça, tu es allé le libérer ? —lui demandai-je, l’air moqueur.

Lénissu haussa les épaules.

— Moi aussi, j’ai des élans d’honnêteté là-dedans —dit-il, en se donnant de petits coups sur le cœur.

— Et où est-il maintenant ?

— Oh, je te l’ai dit, les élans d’honnêteté disparaissent aussi vite qu’ils arrivent…

— Je parlais de Srakhi —l’interrompis-je, en roulant les yeux.

Lénissu se tourna vers le groupe qui s’était formé autour du coffre-fort, puis il m’adressa un demi-sourire.

— C’est déjà beau de savoir qu’il est vivant, tu ne crois pas ? —Il bâilla ouvertement—. J’en ai assez de toute cette chaleur. Demain, nous partons.

J’accueillis la nouvelle d’un hochement de tête.

— Tu as dit que nous irions à Acaraüs ? Et comment ferons-nous pour les trouver à partir de là ? —lui demandai-je, tandis que nous rejoignions les autres.

— Eh bien, pour cela, tu devras me faire confiance.

Je croisai son regard violet et je souris.

— Ce sera plus facile que de voler quelqu’un.

* * *

Cette nuit-là, je me transformai de nouveau, mais, cette fois, ce fut différent. Je me réveillai en tension, incapable de me lever. Je sentais une énergie impressionnante me parcourir tout le corps.

On entendait les cigales dans la nuit et une petite brise qui venait rafraîchir l’air chaud. J’entendais aussi la respiration des autres, étendus sur des matelas et l’eau bouillir dans la cuisine, légèrement illuminée par une bougie.

« Comment t’appelles-tu ? », me demanda soudain une voix douce dans mon esprit.

Je sursautai, je remarquai mes dents pointues sous ma langue râpeuse et je me mis à trembler.

« Et toi, comment t’appelles-tu ? », répliquai-je. Ne sachant pas où se trouvait la personne qui me parlait, j’avais projeté ma pensée autour de mon esprit et je ne sus qu’elle m’avait entendue que lorsqu’elle me répondit.

« Hum », dit la voix. « J’aimerais connaître le nom de ma nouvelle protégée. Qui es-tu ? », répéta-t-elle.

Je tentai de me lever et je réussis à grand peine à me redresser. C’était comme si mon corps ne me répondait plus, atterrée comme je l’étais. Quelqu’un me parlait !

« Que m’as-tu fait ? », fis-je, en transpirant.

Je commençai à croire que la potion contenait en réalité l’esprit d’une personne. N’était-il pas déjà assez clair que les souvenirs de Jaïxel me suffisaient ? Comme je ne recevais aucune réponse, je pensai que l’inconnu était parti sans plus, sans que je puisse apprendre plus de choses et la panique m’envahit.

« Shaedra », dis-je alors. « Je m’appelle Shaedra. »

« Bien », fit la voix. « Dis-moi maintenant pourquoi le sryho s’est réveillé en toi. »

« De quoi parles-tu ? », dis-je, de mauvaise humeur. « Qui es-tu ? »

Soudain, mes tentatives pour me mettre debout réussirent ; je faillis toutefois perdre l’équilibre. J’évitai miraculeusement la chute et je sortis de la maison en toute hâte, suivie de près par Syu.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? », demanda le singe, inquiet.

« Je ne sais pas », chuchotai-je. « Quelqu’un me parle, je ne sais pas très bien qui c’est, il ne veut pas me répondre. »

« Avec qui parles-tu ? », siffla la voix.

Je m’éloignais de la maison, en marchant au milieu des hautes herbes, sous la lumière de la Lune, mais la voix continuait de me poursuivre.

« Avec un ami. Comment es-tu rentré dans ma tête ? », demandai-je. « Sais-tu pourquoi je me transforme en… en ça ? »

Pendant une minute entière, l’intrus garda le silence, mais je sentais sa présence. C’était un flux bréjique qui m’entourait l’esprit…

« Je suis Zaïx. Tu ne m’as vraiment pas reconnu ? »

« Je devrais ? », repartis-je, confuse et atterrée à la fois.

La voix, apparemment, ne comprit pas que ma question n’était pas rhétorique.

« D’où sors-tu ? Où te cachais-tu et pourquoi as-tu cessé de te cacher ? »

« Je ne me cache pas », grognai-je.

Syu grimpa sur mon épaule, très agité.

« Ne commence pas à t’énerver, reste calme, d’accord ? », lui dis-je, en tremblant.

Le singe émit un gémissement de peur. L’intrus, par contre, semblait essayer de me soutirer quelque chose.

« Il y a quelque chose en toi que je n’arrive pas à comprendre. Pourquoi as-tu changé soudainement ? Qu’as-tu fait ? Je t’assure que je suis ici uniquement pour t’aider. »

M’aider ?, me répétai-je, avec espoir. Avec une certaine résignation, je me mis à évoquer les images de Seyrum et de la potion… quelques secondes suffirent pour que Zaïx comprenne toute la signification de l’histoire. J’attendis un moment, étourdie, mais Zaïx ne disait rien. J’entendis alors deux voix en même temps, une qui provenait de mon esprit et l’autre de derrière moi :

« Ah bon, je n’étais pas au courant de tous les détails. Une histoire tout à fait intéressante… », dit la voix de Zaïx.

— Shaedra ? Shaedra, tu vas bien ?

C’était la voix d’Aryès.

« Syu ! Qu’est-ce que je fais ? », criai-je mentalement, la voix paniquée.

J’entendis que les pas se rapprochaient. Et moi, j’étais dans cet état…

— Shaedra —répéta Aryès, sur un ton préoccupé.

— Ne t’approche pas —prononçai-je, en me couvrant le visage.

« Il suffit que tu t’abandonnes à ce que tu es », me dit Zaïx, dans le lointain. « Si tu cessais de lutter contre toi-même, tu réussirais à contrôler ta transformation. »

« Mais en quoi est-ce que je me transforme ? », lui demandai-je, pressante.

« Ça, découvre-le par toi-même », répliqua Zaïx sur un ton joueur. Et sa présence disparut comme s’éteint la flamme d’une bougie.

Alors, je remarquai de nouveau le chant fort des cigales et la présence d’Aryès.

— Shaedra… —me dit mon ami—. Tu trembles. Tu as… un problème d’insomnie ? Cela arrive à mon père, parfois, ce n’est pas si terrible… Oh, euh, ce n’est pas un problème d’insomnie, n’est-ce pas ? Hum… pourquoi ne veux-tu pas me regarder ?

Lentement, je me tournai vers lui, sentant un horrible poids sur mon cœur…

Nous demeurâmes paralysés ainsi quelques secondes. Moi, je m’attendais à ce qu’Aryès se mette à crier et à me demander que diable il m’était arrivé, mais non, Aryès se contenta de prononcer, d’une voix hésitante :

— Qu’est-ce que tu t’es fait sur la figure ?

Syu éclata de rire et, moi, je me sentais trop confuse pour répondre par quelque trait d’esprit. Je ne pensai à rien de mieux qu’à sourire. Aryès resta planté où il était, regardant mes dents pointues sous la lumière de la Lune.

— Sha… Shaedra ? —bredouilla-t-il.

— Je regrette —dis-je—. Je ne prétendais pas t’effrayer… Je suis… horrible, n’est-ce pas ?

Aryès pencha la tête, et m’examina attentivement.

— Horrible… Ce n’est pas le mot que j’emploierais. Non, ces marques, et les yeux, et les dents… On dirait presque des dents de mirol… Ça alors, c’est sublime !

J’écarquillai les yeux. Il s’était approché jusqu’à toucher ma joue avec sa main, mais il la retira aussitôt, avec une moue.

— Tu es glacée.

— Je ne peux pas croire que tu le prennes aussi…

— Bien ? —proposa Aryès—. Allons, ce n’est pas si terrible. On dirait de la peinture, mais ça n’en est pas, n’est-ce pas ? La dernière fois que je t’ai vue comme ça, tu dormais au Bon Régal. Tu dormais comme une souche. Hum… tu sais… pourquoi tu es comme ça ? Je veux dire… ça t’arrive depuis combien de temps ?

Une fois le premier choc passé, je me remis rapidement et je me réjouis qu’il prenne tout aussi bien, mais, quand je lui racontai mon aventure avec Zoria et Zalen à l’académie, je m’aperçus que, par moments, son visage s’assombrissait.

— Tu veux dire… que les jumelles t’ont trompée en te disant que ce que tu buvais était du jus mildique ?

Nous nous étions assis près du chemin, au milieu de l’herbe, et la Lune baignait nos visages de sa lumière.

— Oui, mais elles croyaient que cela nous transformerait seulement un peu, pendant quelques minutes, quelque chose de tout à fait innocent… elles se sont trompées de bouteille… elles ont gaffé à fond —finis-je par dire.

— Je suppose que tu t’es fâchée avec elles, après cela, n’est-ce pas ?

— Pas exactement. C’est plutôt elles qui se sont fâchées avec moi, je t’ai déjà dit qu’elles n’étaient pas très normales et qu’elles sont un peu cinglées.

— Oui —acquiesça Aryès, avec un demi-sourire.

— Et le jour où elles ont disparu, j’ai pensé que quelque chose leur était arrivé.

Aryès secoua la tête.

— Et, alors, tu t’es rendu compte que tu étais en train de changer, toi aussi.

Je laissai échapper un son plaintif et Syu sursauta.

— Par Ruyalé ! —dis-je—. Comment aurais-je pu imaginer que tout cela serait grave à ce point ? Comment un simple liquide peut-il te transformer autant ?

Aryès me prit la main avec douceur et me la serra entre les siennes pour me réconforter.

— Ne te tracasse pas, nous trouverons un remède. En plus, je ne trouve pas que tu aies changé tant que ça.

Je le regardai, l’air sceptique, et il me sourit.

— Au moins, ici —dit-il, en indiquant sa poitrine.

Je soupirai. Je pris mon courage à deux mains et je lui confiai :

— Il y a autre chose. Cette nuit, juste avant que tu n’arrives, quelqu’un m’a parlé.

Il fronça les sourcils.

— Qui était-ce ?

— Eh bien… c’était très étrange. J’ai à peine eu besoin d’utiliser l’énergie bréjique pour communiquer avec lui. C’était comme s’il avait créé une voie bréjique pour parvenir jusqu’à moi. Cela fonctionnait un peu comme… —Je fus sur le point de dire « comme le kershi », mais je me retins—. Comme s’il planait autour de mon esprit. Il ne voulait pas me donner son nom tant que je ne lui avais pas donné le mien, mais, lorsque je le lui ai dit, il m’a répondu qu’il s’appelait Zaïx.

— Zaïx ?

— Zaïx !

Aryès et moi, nous sursautâmes et bondîmes sur nos pieds. Syu grimpa sur ma tête, en s’agrippant si fort à mes cheveux qu’il semblait vouloir me les arracher.

— Syu ! —protestai-je.

— Qui va là ? —demanda Aryès.

Il n’y eut pas de réponse. J’essayai de trouver la présence d’un jaïpu caché entre les herbes, en vain, puis je perçus une onde d’énergie que j’avais déjà remarquée sur l’île de Marévor Helith…

— Drakvian —murmurai-je d’une voix étouffée, sans prêter davantage attention au singe, qui était à présent en train de m’étrangler avec sa queue.

Nous entendîmes un très léger soupir, nous attendîmes quelques secondes et, alors, elle apparut, les jambes repliées, et nous observa à travers ses cheveux verts.

— Tu es… Drakvian ? —demanda Aryès, en se levant très lentement.

La vampire sourit largement.

— Ouais. Bonne déduction.

Sa voix était posée et discordante.

— Peut-on savoir pourquoi tu nous suis ?

— Peut-on savoir pourquoi tu me regardes ? —répliqua-t-elle sur un ton mordant.

« Syu, s’il te plaît, arrête de m’étrangler », demandai-je au singe, sentant que je commençai à suffoquer.

Le singe sauta à terre et disparut dans les hautes herbes, terrifié. Apparemment, les vampires et les gawalts ne faisaient pas bon ménage.

— La réponse est évidente —intervins-je—. Pourquoi tu nous épies ?

Drakvian rejeta la tête en arrière et regarda fixement le ciel, puis elle planta ses yeux droit dans les miens et sourit avec l’air de s’excuser.

— Avais-je autre chose à faire ?

La question, en soi, semblait un peu étrange.

— Ce n’est pas la première fois que tu m’épies, n’est-ce pas ? À Ato, tu as aussi travaillé pour Marévor Helith ?

La vampire fit une moue de mécontentement.

— Pouah. Oui. À Ato aussi. Et j’ai sauvé ton amie blonde d’une paire de petits malins qui voulaient la tuer —ajouta-t-elle, un grand rictus sur les lèvres.

Elle faisait allusion à Suminaria… Bien sûr !

— Ce rire… c’était toi —dis-je—. Et la fenêtre… tu as fermé plusieurs fois ma fenêtre, n’est-ce pas ? Pourquoi ?

Drakvian m’adressa un large sourire avec ses deux canines pointues.

— Boh, comme ça. Pour savoir si tu sortais par les toits. —Et elle sourit, en ajoutant— : Au fait, je préfère Ato à ces prairies. Par ici, c’est plus difficile de trouver des proies pour s’amuser.

— Des… proies ? —articulai-je.

Aryès et moi, nous échangeâmes des regards inquiets et Drakvian se leva comme si la pesanteur ne l’affectait presque pas.

— J’adore la chasse —affirma-t-elle, en riant d’un rire étrange—. Même si, ici, il n’y a que des lapins. Du calme, je ne saigne les saïjits que lorsque j’en ai réellement besoin.

Et, remarquant nos mines stupéfaites, elle éclata de rire. Elle se pencha vers nous, et Aryès et moi reculâmes d’un pas, livides.

— Ils ont un sang exquis —ajouta-t-elle, en se redressant—. Vous permettez ?

Elle se jeta sur nous et j’eus à peine le temps de me baisser. Lorsque je me retournai, la vampire avait déjà disparu, mais je continuai d’entendre dans ma tête l’écho de son rire.

— Elle connaissait Zaïx —me dit Aryès, après un long silence.

J’acquiesçai de la tête.

— Oui. Et quelque chose me dit que ce Zaïx n’est pas un saïjit.

Il me contempla, bouche bée.

— Tu crois que c’est un vampire ?

Je haussai les épaules.

— Eh bien, ce n’est pas ce que je voulais dire… La vérité, je n’en sais rien… En tout cas, je ne suis pas en train de me transformer en vampire. Ce serait impossible, ce serait comme si je pouvais devenir une elfe noire en étant née terniane.

— Ces potions existent —raisonna Aryès, rêveur—. Wouf. Tu as vu comme elle est passée au-dessus de nous ? J’ai cru qu’elle allait nous attaquer.

— Oui —j’expirai—, il est certain que Drakvian est spéciale.

Au bout d’un silence, Aryès se racla la gorge.

— Hum, Shaedra, il vaudrait mieux que nous rentrions à l’auberge, tu ne crois pas ?

Je me rendis compte que nous étions debout, immobiles depuis un bon moment, et je me dégourdis.

— Bien sûr… attends ! —dis-je soudain—. Tu ne diras rien à personne, n’est-ce pas ?

Aryès soupira.

— Non. Je ne dirai rien à personne, je te le promets. Mais je ne vois pas pourquoi tu veux cacher quelque chose comme ça… ce n’est pas la fin du monde. Tu ne te transformes que la nuit, n’est-ce pas ?

J’ouvris grand les yeux, surprise.

— C’est vrai, seulement la nuit… pour l’instant —ajoutai-je avec une moue.

— En plus, nous devrons leur dire que Drakvian nous suit…

— Pas question ! —m’écriai-je.

Finalement, nous décidâmes de ne rien dire à personne, parce que si nous parlions de Drakvian, j’aurais peut-être fini par parler de Zaïx, et je n’étais pas encore prête pour cela, même si Aryès me disait que je ne pourrais pas le garder secret indéfiniment. Je fus reconnaissante de sa réaction positive et de son appui inconditionnel et je fus si surprise de tant de générosité que je commençai à me demander si Aryès n’était pas en train de devenir trop téméraire. En le comparant à l’Aryès d’il y avait un an, je m’étonnais qu’il ne soit pas encore mort de frayeur, avec toutes les mauvaises surprises qui avaient accompagné notre voyage.

— Bien —dit Aryès, tandis que nous retournions à l’auberge—. Où est Syu ?

Je roulai les yeux.

— Parfois, il ressent le pressant besoin de prendre son élan et de filer précipitamment.

Aryès arqua un sourcil.

— C’est donc ça, la fierté gawalt ?

Je m’esclaffai et il partit d’un grand rire. J’avais recouvré mon aspect normal et je pus nous envelopper dans une bulle de silence harmonique pour ne réveiller personne lorsque nous rentrâmes dans la chambre.

18 La maison enchantée

Nous partîmes très tôt, alors que les premiers rayons de soleil commençaient à peine à poindre. L’aubergiste nous remercia pour notre aide et essaya de nous récompenser en nous offrant une somme d’argent pour notre peine, mais Lénissu refusa d’accepter, adoptant un ton modeste et aimable.

Je le regardai avec un tel étonnement que mon oncle m’adressa un sourire et m’expliqua sur un ton d’expert :

— Une chose est de ramasser de l’argent perdu et une autre, d’accepter l’argent d’un pauvre homme qui se retrouve sans toit. C’est une des leçons de base.

— Je ne l’oublierai pas —répliquai-je, en souriant, l’air moqueur.

Deux heures plus tard, nous cheminions déjà vers l’ouest, marchant sous un soleil de plus en plus accablant. Trikos portait une bonne partie de nos bagages, mais, comme nous n’avions pas pu récupérer assez de planches, nous avions abandonné la reconstruction de notre carriole et nous avions laissé à l’aubergiste le soin de nos quatre roues, au grand regret de Lénissu. Dol avait récupéré la corde et l’avait examinée pour voir si elle était toujours aussi résistante. Sa conclusion semblait avoir été positive, car il l’avait enroulée soigneusement autour de son cou pour la transporter.

À la mi-matinée, le soleil disparut, occulté par de nouveaux orages. Le premier orage nous laissa trempés et avec la peur d’avoir pu être carbonisés par la foudre. Le deuxième survint alors que nous reprenions la marche après une brève pause pour manger. Il commença à pleuvoir, mais le tonnerre était encore lointain.

— Un éclair va nous foudroyer —dis-je, effrayée.

— Ne dis pas de bêtises —s’exaspéra Dol, l’air peu assuré.

Quelques minutes après, je répétai la même chose, et Dolgy Vranc et Aryès me foudroyèrent du regard. Déria s’agrippa à mon bras, dégoulinant d’eau.

— Shaedra, pourquoi en es-tu si sûre ?

Je soupirai.

— Quel autre point culminant y a-t-il à part nous dans ce pays si plat ?

Déria balaya du regard l’interminable plaine, elle fronça les sourcils, puis son visage s’illumina.

— Je suis la plus petite de nous tous ! Parfois, cela a ses avantages.

— Je n’en doute pas —répliquai-je, amusée.

L’orage ne passa pas exactement au-dessus de nous et nous échappâmes donc aux éclairs, mais le troisième visa en plein dans le mille. L’orage de l’après-midi fonça directement sur nous.

Heureusement, nous aperçûmes une construction au loin et nous abandonnâmes le chemin pour l’atteindre avant qu’un éclair ne nous foudroie. Ce fut juste, mais nous y arrivâmes à temps.

La maison était petite, comme une cabane, mais elle était en pierre. Il n’y avait pas de fenêtres. La porte, en bois, était à moitié brisée et ouverte et, sans plus attendre, nous rentrâmes à l’intérieur, Trikos inclus. À peine entrée, j’éprouvai une curieuse sensation, comme un chatouillement étrange qui, sans doute, était dû à un déséquilibre énergétique. Cela ressemblait à l’air de l’académie de Dathrun, mais c’était différent, plus homogène et, en même temps, plus sauvage. Je ne savais comment me l’expliquer moi-même, de sorte que je ne le mentionnai pas, mais j’étais convaincue que les autres avaient ressenti la même chose.

Le sol était en terre battue et l’intérieur était rempli de vieilleries sans valeur. Il y avait quelques planches en bois, des morceaux de porcelaine cassée, un vase qui avait l’air en bon état malgré son verre totalement opaque… et, couché sur un matelas de bambou, nous vîmes un squelette de saïjit, sur le dos, en position de repos, qui semblait être là depuis des années.

Nous le regardâmes un moment, apeurés. Alors, Trikos hennit et Lénissu avança, en s’approchant du squelette. Il l’examina, sortit son épée et lui donna quelques petits coups sur le crâne. Je commençais à me demander sérieusement que diables il faisait lorsqu’il déclara :

— Il est mort.

Je m’esclaffai.

— Nooon ? Comment le sais-tu ? —répliquai-je, sarcastique.

Lénissu rengaina son épée.

— Au cas où tu ne le saurais pas, les morts-vivants existent.

Je restai sans voix et je contemplai de plus près le squelette.

— Ils ressemblent à ça ? —dis-je.

— Les squelettes morts-vivants ? Oui.

— Alors… alors tu en as déjà vu ? —demandai-je, appréhensive, m’imaginant Lénissu faisant face à des squelettes mouvants.

— C’est ce qui arrive lorsque l’on passe des années dans les Souterrains —répondit mon oncle avec naturel—. À la fin, on finit toujours par en rencontrer.

Déria avait une expression d’admiration évidente. Aryès évitait de regarder le squelette et, Syu et moi, nous suivîmes volontiers son exemple. Il était clair que, si le squelette avait eu sur lui du sang, même si le sang avait été desséché et n’avait pas été le sien, Lénissu aurait été le premier à sortir de là en courant, à moins qu’il ne se soit évanoui de l’émotion.

Dolgy Vranc et Lénissu essayèrent de mieux isoler la porte pour que les courants d’air et l’eau n’entrent pas et, quand ils eurent fini, la lumière entrait à peine. Trikos occupait une bonne partie de la chaumière et c’était tout juste si nous logions. Je m’assis contre le mur opposé à la porte et j’essayai d’écarter les objets sur le sol pour dégager l’endroit.

Nous demeurâmes ainsi pendant peut-être une heure, écoutant les coups de tonnerre et apercevant de temps en temps une lumière fulgurante par les interstices de la porte.

— C’est macabre —se plaignit Déria, en jetant un coup d’œil au squelette.

— Au moins, nous sommes à l’abri de l’orage —la consola Dolgy Vranc.

Je bougeai légèrement pour m’appuyer un peu contre le mur et j’entendis soudain comme un concert d’une horrible musique discordante. Je sursautai et m’écartai du mur.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive, ma nièce ? —demanda Lénissu, en bâillant.

— À moi ? Rien —répliquai-je, en fronçant les sourcils.

Aryès me lança un regard interrogatif, mais je fis non de la tête discrètement, pour lui faire comprendre que cela n’avait rien à voir avec Zaïx et je m’appuyai à nouveau contre le mur. Aussitôt, j’entendis de nouveau l’horrible musique qui semblait mêler des bruits de tonnerre et de casseroles, de cigales et de sifflements crissants. Cette fois, je tentai de percevoir le moment où je commençai à l’entendre, convaincue qu’il y avait un objet harmonique dans la masure. À moins que ce ne soit une maison enchantée. De la main, je touchai un chiffon sale et poussiéreux. Instantanément, le vacarme résonna dans ma tête et je m’empressai de m’éloigner du chiffon. Déria poussa alors un cri aigu et nous sursautâmes tous.

— Déria ! Que se passe-t-il ? —demanda Dolgy Vranc, en s’approchant d’elle, inquiet.

La drayte semblait assez étourdie et elle indiquait d’un doigt tremblant un objet à moitié enfoui dans la terre. Le semi-orc, avec prudence, déterra l’objet sans le toucher toutefois. C’était une petite baguette qui luisait comme le métal.

— J’ai senti comme un pincement dans tout le corps —dit Déria, en recouvrant la parole—. Non, en réalité… je me sens… —elle se racla la gorge et rougit— comme si on m’avait fait des massages pendant toute une heure.

Lénissu leva un sourcil.

— Vraiment ? Un objet magique.

— Une magara —affirma Aryès.

— Cet endroit est rempli de magaras —intervins-je, en sortant le bâton que j’avais découvert sous le chiffon—. Ce bâton émet des sons harmoniques. —Comme tous me regardaient, le visage surpris, j’ajoutai— : Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu es en train de crier —m’expliqua Lénissu.

— Oh, désolée —dis-je, en reposant le bâton—. C’est ce bâton. Sa musique est horrible.

J’eus alors l’impression que le bâton bougeait légèrement, comme s’il était offensé et, sans prêter attention à ce que disaient les autres, je tendis un doigt et je touchai de nouveau le bâton.

Cette fois, je remarquai que la musique s’était affaiblie, se réduisant à un léger murmure dissonant. À sa place, une voix pressée et fanfaronne me répondit :

« Alors, comme ça, ma musique est horrible, hein ? J’aimerais voir comment est la tienne. Probablement folklorique, n’est-ce pas ? Je vaux plus que ça, moi. Je suis un grand compositeur, moi. En fait, je suis le meilleur. »

Et, presque aussitôt, je fus assaillie par une musique totalement inharmonieuse et lugubre. J’écartai la main précipitamment et je m’intéressai à ce que les autres avaient trouvé. Dolgy Vranc avait touché la petite barre de métal et, maintenant, il était à moitié endormi, comme Déria, et tous deux arboraient un léger sourire sur les lèvres. Trikos était agité, contrairement à son habitude et Lénissu tentait de le tranquilliser, en vain.

— Aide-moi, Shaedra ! —me dit-il—. Ces deux-là sont hébétés et Aryès ne peut pas descendre.

Je jetai un regard vers le haut et je vis Aryès collé au plafond, agitant les bras sans parvenir à se détacher de là. J’eus une idée. Je pris le bâton à deux mains, en essayant de m’abstraire des ondes de son qui m’envahirent, je le plantai dans la terre juste à côté de la barre métallique, je lui donnai une impulsion et je la lançai sur Trikos.

L’effet fut presque immédiat. Le candian se tranquillisa et cessa de hennir et il se mit même un peu à baver avant de plonger dans un sommeil agréable.

— Un bon coup —me félicita Lénissu, en se laissant choir sur le sol, près du cheval, en soufflant—. Et maintenant, que fait-on avec ces trois-là ?

Alors, je me rendis compte que le bâton n’émettait plus de bruit, ou à peine. Je compris, un peu après coup, que la barre métallique l’avait lui aussi affecté et, maintenant, la musique s’était transformée en une douce mélodie de flûte traversière. Je souris, soulagée, et je levai les yeux, juste au moment où Aryès s’écroulait sur le semi-orc.

Dolgy Vranc grogna et ouvrit grand les yeux.

— Aoutch. Que fais-tu à tomber sur moi, mon garçon ?

— Ouille, pardon —Aryès se racla la gorge, se releva d’un bond et se gratta le cou, l’air embarrassé.

— Bien —dit Lénissu—. Jusqu’à ce que l’orage passe, ne bougez pas de là où vous êtes, d’accord ? Nous ne savons pas quels pièges il peut y avoir par ici.

Nous acquiesçâmes tous et nous restâmes là où nous nous trouvions, attendant une nouvelle catastrophe, mais rien ne vint. Nous demeurâmes ainsi, en tension, jusqu’à ce que Dolgy Vranc rompe le silence :

— Écoutez.

— Quoi ? —répliqua vivement Lénissu.

— Le silence. Quelque chose me dit que l’orage est passé.

Lénissu pencha la tête et esquissa un sourire, en se levant d’un bond.

— Tu as raison. Sortons d’ici tout de suite.

Il poussa la porte avec force et l’ouvrit, laissant entrer un flux de lumière qui vint illuminer l’intérieur de la masure. Nous sortîmes précipitamment, faisant sortir Trikos comme nous le pûmes, car il était comme un somnambule. Lorsque je franchis la porte, je sentis comme si quelqu’un me donnait un grand coup de poing qui me soulevait à plus d’un mètre de hauteur. Je m’écroulai lourdement sur le sol, sans avoir eu le temps de contrôler la chute.

Je m’agenouillai, en essayant de retrouver mon équilibre et je vis que la maison avait disparu, mais ce n’était pas le pire. Les autres aussi avaient disparu. Pour compenser un peu, il faisait un soleil radieux. Je sentis une énorme pression peser sur mon cou et je mis quelques secondes à me rendre compte que l’unique responsable, c’était Syu.

— Syu ! —essayai-je de dire, mais je ne parvins qu’à émettre un son étouffé.

« Syu, pour l’amour d’Horojis ! » Le singe relâcha la pression et je l’écartai d’une main, en prenant une profonde inspiration.

— Tu finiras par me tuer ! —grognai-je, en me massant le cou.

Syu émit un bruit d’excuse et me regarda avec des yeux innocents, mais il récupéra rapidement sa dignité.

« Moi, c’est sûr que tu vas finir par me tuer », répliqua-t-il. « J’ai pensé que mon cœur allait s’arrêter pour toujours. »

« Allons, allons », lui dis-je, en l’invitant à s’installer sur mon épaule. « Essayons de savoir ce qui s’est passé. Les autres ne doivent pas être bien loin, nous sommes encore dans les Prairies de Drenaü. »

Syu regarda autour de lui et souffla.

« Oui. Malheureusement, tout est toujours plat », acquiesça-t-il. Il se tourna vers moi, les sourcils froncés. « Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? »

Je prêtai attention à ce qui nous entourait. Effectivement, on entendait une douce brise, le frou-frou des herbes et un sifflement joyeux semblable à celui des bergers d’Ato menant leurs moutons dans les montagnes. Je cherchai la source du son, mais je ne vis pas une âme à des kilomètres à la ronde. Un petit monticule, au loin, m’empêchait de voir au-delà. Était-ce la fin des prairies ?, me dis-je, en scrutant la légère élévation du terrain.

Alors, je m’aperçus que je portais toujours le bâton.

« Ne m’abandonne pas ! », me supplia-t-il.

Syu sursauta de terreur et, nerveux, il s’éloigna du bâton.

« Et redresse-moi, diantre, je ne suis pas un trapéziste », se plaignit-il.

Je remarquai alors que je portais le bâton à l’envers et je le retournai, en rougissant un peu.

« Merci », me dit-il. « Ah ! Cela fait longtemps que je ne me sentais pas aussi bien. »

« Qui es-tu ? », lui demandai-je, en essayant de faire abstraction du fait, étrange, que je parlais avec un bâton.

« Mon nom ? », répliqua-t-il. « Tout le monde n’est pas habilité à le réclamer », dit-il, orgueilleusement. « Mais je peux te dire que j’ai toujours été d’une grande aide aux personnes que j’ai accompagnées dans ma vie. »

L’image du squelette étendu dans la chaumière me vint à l’esprit et je fus sur le point de jeter le bâton, mais la curiosité m’en empêcha.

« Qui était le mort dans la chaumière ? », demandai-je.

« Heilder ? Oui, tu fais allusion à Heilder, sûrement. Mon vieil ami. J’ai passé quarante ans à le protéger et à composer pour lui. En échange, il me grattait sous les pétales de temps en temps… cela me rendait plus traitable, selon lui », ajouta-t-il, éloquent.

Haussant un sourcil, j’examinai le pommeau du bâton, en forme de fleur ouverte. Les pétales étaient de plusieurs couleurs, quoique les nuances se soient estompées avec le temps, et leur forme semblait sensible et fragile. Je me raclai la gorge.

« Qu’est-il arrivé à Heilder ? »

Le bâton émit une musique triste et mélancolique lorsqu’il dit :

« Il est mort. »

Il n’eut besoin de rien d’autre pour me transmettre toute la tristesse de son cœur.

« Je regrette beaucoup », fis-je, sans y penser.

J’entendis un bruit sonore de quelqu’un qui se mouche le nez.

« Merci, ma chère. Puis-je savoir comment s’appelle ma sauveuse ? »

« Moi… Je m’appelle Shaedra. Vraiment… je n’aurais jamais pensé qu’un bâton puisse parler », dis-je.

Une musique discordante et désagréable m’envahit, suivie d’une musique douce de flûte puis d’un véritable concert de trombones, piano et violon.

« Je ne suis pas un bâton ordinaire », brama-t-il alors, dignement, au milieu du concert.

J’écoutai la musique jusqu’à la fin, émerveillée, puis je secouai la tête.

« Non, c’est sûr, tu es un compositeur, n’est-ce pas ? Mais… pourquoi t’a-t-on enfermé là ? »

Le bâton émit un rire de sorcière.

« On ne m’y a pas enfermé. C’est moi-même qui m’y suis enfermé. Pendant des années, j’ai cherché le bâton le plus beau qui puisse exister. Et lorsque je l’ai trouvé, je m’y suis fondu. »

Je restai bouche bée.

« Tu t’es fondu dedans ? Mais… »

Une brève séquence de notes de piano m’interrompit.

« Et mon frère s’est occupé de moi. Et ensuite, beaucoup d’autres sont venus puis sont morts et, moi, je continue à composer de la musique, parce que j’ai une imagination à toute épreuve », dit-il, hautain. « Surtout lorsqu’on me gratte sous le pétale bleuté. »

Syu s’était approché de nouveau et, à présent, assis sur mon épaule, il suivait la conversation avec curiosité.

« Je vois », dis-je. Et je tendis la main sous le pétale bleuté. Lorsque je commençai à le gratter avec la pointe de ma griffe, il se mit à répandre des effluves de résine fraîche et de citron coupé, accompagnés d’une avalanche de notes décousues qui peu à peu créèrent une mélodie.

Je cessai de le gratter et j’observai que le bois n’avait pas la moindre éraflure, malgré ma griffe affilée. Plus qu’un beau bâton, c’était un bâton résistant, pensai-je.

Je perçus un criaillement aigu et je levai les yeux vers le ciel, croyant avoir entendu le croassement d’un oiseau. Pourtant, le ciel était bleu et vide. J’entendis le petit rire du bâton et je soupirai, convaincue qu’il avait voulu se moquer de moi.

« Où crois-tu que sont les autres ? », demandai-je à Syu.

Le singe gawalt haussa les épaules et allait répondre, mais le bâton le devança :

« Le pétale rouge, peut-être ? »

Avec un soupir, je grattai sous le pétale rouge.

« Ça va mieux ? », demandai-je.

Contre toute attente, le bâton s’inclina légèrement, comme pour acquiescer.

« Tu m’emmèneras où que tu ailles, n’est-ce pas ? », me dit-il.

« Je… »

« Je suis un parfait protecteur. Où que je t’accompagne, je te protègerai, si tu me promets trois choses. »

J’échangeai un regard étonné avec Syu.

« Moi, je ne ferais pas de pacte avec un saïjit qui n’a pas l’air d’un saïjit », opina le singe. « Quoique, sa musique peut être belle. »

« Quel est ton nom ? », demanda le bâton au singe.

« On m’appelle Syu », répondit-il.

« Tu as bon goût, Syu. »

Le singe se sentit clairement flatté.

« Hum… Oui, merci. Eh bien, finalement, peut-être n’est-ce pas une si mauvaise idée de faire un pacte avec un musicien. »

Je roulai les yeux et acquiesçai.

« D’accord. Quelles sont ces trois choses que je dois te promettre ? »

Le bâton commença à émettre une mélodie animée par des tambours.

« Premièrement, tu dois me promettre que tu ne divulgueras jamais les musiques que je crée ou les histoires que je te raconte, sans mon consentement. Certaines pourraient causer des problèmes. »

« Promis », répliquai-je tranquillement.

« Deuxièmement, moi, je te promets que je te protègerai de tes ennemis et, toi, tu dois me promettre que tu me protègeras de mes ennemis. Nous ne nous abandonnerons pas et nous ne nous mentirons pas. Ceci est la protection mutuelle. Et, en échange, nous promettons aussi tous deux d’améliorer la vie de l’autre. »

« Cela inclut le grattement des pétales ? », demandai-je, amusée.

« Oui », dit-il, sérieusement, en suspendant brièvement le roulement de ses tambours.

« Formidable, alors, je promets tout cela », prononçai-je solennellement.

« Moi aussi, je le promets », déclara-t-il, avec entrain. « Et, troisièmement, promets-moi que, lorsque je te demanderai d’aller à un endroit pour recueillir un nouveau son, tu le feras. »

Je restai bouche bée et je fronçai les sourcils.

« Comment pourrais-je te promettre ça ? Et si tu me demandes de m’approcher d’un volcan de lave parce que tu veux recueillir l’éclat de la lave contre ton bois ? », argumentai-je.

Le bâton émit un son moqueur.

« Je crois que je connais déjà tous les sons de la lave, ce ne sera pas nécessaire ! »

Je laissai échapper un immense soupir.

« Syu, je crois que la personne qui est entrée dans le bâton n’avait pas toute sa tête », dis-je, en m’adressant au singe.

« Tu as raison », acquiesça Syu, s’imaginant sans doute entouré de lave à cause d’un bâton téméraire.

« À moins qu’il ait perdu la raison à force de rester tant d’années enfermé dans un morceau de bois », méditai-je.

« Eh », protesta le bâton. « Pourquoi cette insulte ? »

J’écarquillai les yeux, étonnée.

« Tu peux nous entendre ? », m’exclamai-je.

« Évidemment que je peux. Je ne suis pas sourd », grogna-t-il.

C’était la première fois que je parlais au singe et qu’une autre personne m’entendait —ou un autre objet, dans ce cas—, et c’était comme si, dans l’espace intime que nous avions forgé le singe et moi, une brèche s’était soudain ouverte pour permettre le passage à un intrus. Alors, je ne fus plus du tout sûre de vouloir conserver un bâton qui parlait, même s’il était capable de composer toutes sortes de musiques.

« Je regrette, mais je ne peux pas te promettre que j’irai où tu me diras d’aller », lui dis-je, catégorique.

Le bâton interrompit toute la musique et un profond silence s’empara de nous. Préoccupée par sa réaction, je me rendis compte, entretemps, que je commençai à transpirer sous les chauds rayons de soleil.

Et je n’avais pas d’eau, ni à manger, ni rien de rien à part les habits que je portais et j’étais seule en compagnie d’un singe et d’un bâton. Tout cela me fit aussitôt penser à Shakel Borris et ses aventures.

« Il ne me manque plus que des ennemis contre lesquels lutter », dis-je à Syu. « Et alors je pourrai dire “Je suis l’aventurière Shaedra Ucrinalm Hareldyn, quels bandits faut-il neutraliser aujourd’hui, monsieur le vicomte ?” Ce serait le comble ! », ajoutai-je, en riant.

Une note de guitare attira mon attention et je me retournai vers le bâton. Je sentis une vibration d’énergie surgir du pommeau du bâton et je me retrouvai soudain entourée de trois loups-furients aux yeux jaunes et affamés qui me contemplaient comme des prédateurs sanguinaires.

Sans réfléchir, j’interposai le bâton entre eux et moi, envahie par une terreur irrationnelle. Ils semblaient si réels ! Mais j’étais presque convaincue que les loups n’étaient que de pures illusions… Il me suffisait de comprendre comment le bâton avait tissé les illusions…

Un loup se jeta sur moi et, lorsque je lui assénai un coup, je sentis le bâton accélérer mon élan avec enthousiasme. Sous le coup, le loup émit un bruit plaintif assez convaincant avant de se retourner et de s’évanouir dans l’air.

« Prends ça ! », exclama le bâton.

« Que diables… ? », fis-je, en soufflant.

Les deux loups qui restaient disparurent quand je leur donnai à chacun un coup sur le front, au milieu d’un concert de guerre.

« Youhou ! », dit l’intrépide bâton.

Syu et moi, nous le foudroyâmes du regard.

« Qu’est-ce que tu viens de faire, au juste ? », exclamai-je.

« Je viens de te démontrer que je suis un protecteur idéal », répliqua-t-il, avec arrogance.

« Contre des illusions ? Merci, mais je sais déjà me protéger contre les illusions, bâton. »

« D’accord. Si c’est comme ça, laisse-moi sur le chemin. Il viendra bien quelqu’un de plus avisé qui saura apprécier le véritable don qu’on lui fait. »

Son ton était provocant et sa musique sournoise. Je laissai échapper un immense soupir.

« Très bien. Si tu m’aides à trouver les autres, je te garde », lui proposai-je.

Le bâton émit un chant de chœur religieux.

« Mon nom est Frundis », déclara-t-il, solennellement. « Et je serai enchanté de t’aider, même si tu as été un peu lente à comprendre. »

Je grognai et Syu montra les dents.

« Je regrette », s’empressa de dire Frundis.

« Par où ? », lui demandai-je.

« Écoute, du calme, d’accord ? Je connais très bien cet endroit, mais cela fait deux ans que je ne vois rien d’autre que ce chiffon sale qui me couvrait, alors, s’il te plaît, un peu de patience. »

Nous demeurâmes un moment silencieux, debout, sur l’herbe et sous le soleil. Même la musique du bâton s’était réduite à un simple murmure répétitif.

« Frundis », dis-je, au bout d’un quart d’heure.

« Hum ? »

« Tu as trouvé une piste ? »

Frundis ne répondit pas, mais, quelques minutes plus tard, il se tordit entre mes mains, comme s’il s’étirait, et m’indiqua le sud-ouest.

Nous nous mîmes aussitôt en route et, comme j’étais pressée de retrouver les autres, je me mis à courir, provoquant étrangement l’hilarité de Frundis.

« Diantre, combien de temps sans courir ! », fit-il, lorsque nous arrivâmes sur le chemin.

La respiration entrecoupée, je regardai vers le nord-ouest, puis vers l’est, en me demandant dans quel sens je devais prendre le chemin. Je ne pouvais pas être apparue très loin de la cabane, n’est-ce pas ? Ce que j’avais traversé n’était pas un monolithe, j’en étais sûre, j’étais passée à travers un déviateur. Une fois, le maître Yinur nous en avait fait essayer un, il y avait des années, et le déviateur nous avait déviés cinq mètres plus loin. Et, à l’examen pratique, ce printemps, Yori était aussi passé par un déviateur sans le faire exprès. Je n’avais jamais vu un déviateur qui déviait autant que celui de la maison enchantée.

« J’ai chaud », dit Syu, en soufflant.

« Et moi aussi », répliquai-je.

« Moi, je suis très bien », se réjouit Frundis.

« Oui, j’imagine bien », lui dis-je, en passant la main sur mon front en sueur.

Le singe descendit de mon épaule, en s’écriant subitement :

« J’ai une idée, la boue nous rafraîchira ! »

Il se laissa tomber sur le chemin boueux et se roula dans la boue et dans les flaques formées par l’orage. Je le contemplai amusée, mais, lorsqu’il prétendit remonter sur mon épaule, je fis un bon en arrière.

« Eh ! Tu es plein de boue, Syu », protestai-je.

Le singe gawalt siffla bruyamment, mais s’écarta.

— Et maintenant, cherchons les autres —déclarai-je avec détermination.

Et nous marchâmes vers l’ouest pendant deux heures, assoiffés, affamés et transpirant. Du moins, Syu et moi. Frundis sifflait joyeusement le long du chemin et je crois que c’était ce qui m’encourageait à continuer.

19 Falaises

Lorsque le soleil disparut à l’horizon, je me dis que j’avais dû prendre la mauvaise direction et que, probablement, les autres marchaient derrière moi.

Si je n’avais pas suivi le chemin, peut-être que maintenant je serais de nouveau avec Lénissu, Aryès, Dolgy Vranc et Déria. Découragée malgré la musique joyeuse de Frundis, je me laissai tomber sur une pierre qui était sur le bord du chemin et je me mis à penser combien ma situation m’aurait paru ridicule quelques heures auparavant.

« Allons, ne te décourage pas », me dit Frundis, en entonnant un chant folklorique qui ressemblait à celui des chanteurs tuhors qui venaient de Kaendra.

« Tu n’avais pas dit que tu ne composais pas de chants folkloriques ? », lui répliquai-je, en entendant la chanson.

« Je ne la compose pas », se défendit-il, offensé. « Mais parfois, répéter ces chansons ne fait pas de mal. »

« Combien de voix es-tu capable de faire chanter à la fois ? », demandai-je, intriguée.

« Oh, je suis heureux que tu me le demandes. Environ… quinze. Quoique, parfois, je puisse les dédoubler, pour donner l’impression qu’il y en ait plus. »

« Quinze ? », répétai-je, stupéfaite. « Moi, je ne suis même pas capable d’imiter une voix avec les harmonies… »

« Ah ! Que tu n’en sois pas capable ne signifie rien », répliqua Frundis. « En fait, absolument rien. »

« C’est bon, Frundis », marmonnai-je, en regardant vers le ciel crépusculaire. « Tu sais aussi tisser des harmonies olfactives, n’est-ce pas ? Avant, c’est ce que tu as fait. »

« Oui. Je réussis très bien certaines odeurs », dit-il, avec un fort sentiment d’amour-propre.

« Vraiment ? » Je me mordis la lèvre, pensive. « J’ai vu aussi que tu étais capable de créer des illusions visuelles… »

« C’est ce que je réussis le moins bien », répondit-il avec modestie. « Ces loups, c’est à peine s’ils avaient de la profondeur. Si quelqu’un avait été situé d’un autre côté, il n’aurait rien vu. Ah ! », exclama-t-il soudain. « Tu es donc celmiste ? »

« J’essaie de l’être », dis-je, surprise par ce changement d’intonation. « Et que sais-tu faire d’autre ? »

« Dis donc ! Ça te semble peu de chose ? Tu as vu comment j’ai anéanti ces loups ? Eh bien, tu sais, ceci n’est rien. Je suis un habile lutteur. »

Je regardai le bâton immobile sur mes genoux d’un air ironique.

« Vraiment ? Mais si je cesse de te toucher, tu ne pourrais plus bouger, non ? »

Frundis laissa échapper quelques notes moqueuses.

« Comme quoi je ne pourrais plus bouger, hein ? Lâche-moi et tu verras. »

Syu me regarda, la mine inquiète, mais je fis ce que me demandait Frundis et je déposai le bâton au milieu du chemin.

— En garde ! —lui dis-je, en riant et en me rasseyant sur ma pierre.

Mais je me relevai d’un bond en voyant le bâton courber élastiquement ses extrémités. Il bougea ses pétales vers nous et Syu et moi reculâmes précipitamment. Il utilisait de l’énergie arikbète, compris-je, étonnée.

Il me sembla remarquer une musique de contrebasse et de piano et j’écarquillai les yeux. Était-il possible qu’il émette des sons autour de lui… ? À l’évidence, c’était le cas. Le pire, c’est que Frundis n’était pas une magara, mais un bâton celmiste, si l’on pouvait l’appeler comme ça, et il était difficile de connaître ses limites.

Nous le vîmes essayer de se lever plusieurs fois jusqu’à ce que j’en aie assez et je lui demandai alors d’arrêter.

« Comme je l’ai dit, une arme de combattant de première classe », déclara-t-il, lorsque je l’eus repris. Je remarquai qu’il était un peu fatigué après tant d’efforts, mais je ne dis rien, pour ne pas l’offenser.

J’hésitai, ne sachant si continuer à marcher ou attendre, mais j’étais épuisée par tous les évènements de la journée et, finalement, je décidai qu’il vaudrait mieux dormir. Et, là, un autre doute me saisit : que valait-il mieux ? Dormir près du chemin, pour que Lénissu me voie, ou rester cachée à l’écart au cas où des bandits viendraient ?

Syu pensait qu’il était préférable de se cacher, mais Frundis assurait que nous n’avions rien à craindre tant qu’il était là. Finalement, je décidai de prendre le risque et je me couchai assez près du chemin, certaine que, si quelqu’un passait, je l’entendrais et je me réveillerais.

Enveloppée dans ma cape, je me réjouis que le soleil ait séché aussi rapidement la terre, ce qui m’évitait de dormir au milieu de la boue. Syu s’étendit à côté de moi et je laissai Frundis un peu à l’écart, craignant qu’il puisse peut-être bouger, quoiqu’il nous ait affirmé que, lorsqu’il dormait, il dormait à poings fermés. C’est sûr qu’il était difficile d’imaginer comment un bâton pouvait dormir, mais j’étais trop fatiguée pour avoir envie d’éclaircir le mystère.

Je bâillai, je m’étirai et j’essayai de trouver une position confortable.

— Bonne nuit, Syu.

Pour toute réponse, le singe se couvrit avec un coin de ma couverture et se cacha la figure entre les mains, en se roulant en boule. Il s’endormit tout de suite. J’eus beaucoup plus de mal à trouver le sommeil, parce que je n’arrêtais pas de penser que je ne reverrais jamais les autres, et j’admirai le ciel constellé en essayant de me souvenir du nom des étoiles. Le Daïlorilh aurait adoré pouvoir contempler les étoiles à Ato aussi bien qu’ici, pensai-je, à moitié endormie.

* * *

Je fus réveillée en sursaut, très tôt, par une musique de trompettes. Syu s’agrippa à ma chemise de toutes ses forces et je me levai d’un bond, en regardant nerveusement autour de moi. Le son de trompettes avait disparu dès que je m’étais redressée… Cela réveilla aussitôt mes soupçons et je baissai les yeux sur le bâton. Je soupirai. Évidemment.

Je récupérai Frundis avec précaution.

« Que se passe-t-il ? », demandai-je.

« Bonjour, demoiselle Hareldyn », répondit Frundis.

« Bonjour, Frundis », répondis-je, impatiente. « Pourquoi me réveilles-tu si soudainement ? »

« Il y a un cheval sur le chemin », m’informa-t-il, en jetant une autre série de sonneries de trompettes qui finirent de me réveiller.

Je tournai la tête, en clignant des yeux sous les rayons du soleil levant et je souris. C’était Lénissu montant Trikos. Il me fit un signe de la main et je lui répondis en agitant la mienne, j’empoignai plus fermement Frundis et nous nous dirigeâmes tous les trois rapidement vers le chemin.

— Shaedra ! Je commençais à croire que j’étais resté tout seul dans ce maudit endroit. Euh… où sont les autres ?

Lénissu était descendu de cheval et Trikos le regarda, l’air épuisé, comme s’il chevauchait depuis des heures. Je contemplai mon oncle, étonnée.

— Eh bien… La vérité, c’est que je n’en ai aucune idée. Mais ils ne doivent pas être bien loin —ajoutai-je, alors que Lénissu m’observait, une expression déçue sur le visage—. Apparemment, nous avons heurté un déviateur en sortant de la cabane et nous avons tous été dispersés. Ah, Frundis dit que c’était une espèce de cercle déviateur, alors probablement nous allons tous nous retrouver bientôt.

— Un cercle déviateur ? —répéta Lénissu, confus—. Frundis ?

Il me lança un regard interrogateur.

— Euh, oui, Frundis, le bâton —dis-je, en l’indiquant avec mon autre main.

Lénissu me dévisagea comme si j’étais devenue folle, il s’approcha de moi et posa une main sur mon épaule pour scruter mon visage attentivement.

— Tu ne sembles pas être tout à fait bien, Shaedra. Tu as faim ? Soif ? Qu’est-ce que c’est que cette musique ?

— Les deux —répliquai-je, avec un sourire espiègle.

Lénissu pencha la tête, comme pour tendre l’oreille, puis il me regarda, sans comprendre.

— Comment ?

— J’ai faim et soif —dis-je—. Pour ce qui est de la musique, c’est Frundis. C’est un compositeur et un musicien, celmiste bien sûr. Il peut te le dire lui-même.

Lénissu m’observa, moi, puis le bâton et enfin Syu.

— Singe —lui dit-il—, toi, qu’en penses-tu ? —Syu roula les yeux et haussa les épaules—. Hum. Je vois. Tiens, Shaedra.

Il me tendit une outre remplie d’eau, moi, je lui passai Frundis et je bus plusieurs longues gorgées, me sentant beaucoup mieux. Lénissu avait les sourcils froncés et examinait le bâton de près.

— Il a une texture étrange —dit-il—. C’est le bâton qui était dans la cabane, n’est-ce pas ?

— Ouaip. C’est lui. Comment trouves-tu sa musique ?

— Sa musique ? Tout de suite, je n’entends rien. Tu es sûre qu’il émet des bruits ?

— Parfois, il émet des bruits, mais il le fait par voie mentale, normalement…

Je cessai de parler en voyant que Lénissu avait sursauté et avait laissé tomber le bâton par terre, en reculant précipitamment.

— Mille sorcières sacrées ! —s’exclama-t-il.

— Je te l’ai dit, c’est un musicien.

— Il m’a dit… il m’a dit que j’étais une limace ultraviolette ! Quelle sorte de bâton est-ce là ?

— Une limace ultraviolette ? —répétai-je, stupéfaite. Lénissu fit une moue quand je m’esclaffai. Même Syu laissa échapper un éclat de rire de singe.

Je m’inclinai et je ramassai le bâton, mais je fus alors assaillie par un son strident et extrêmement désagréable et Frundis jeta : « Mouche disséquée ! » Et son rire dément résonna dans tous les recoins de ma tête.

Je lâchai le bâton et je le laissai tomber par terre comme Lénissu.

— Ça alors —arrivai-je à prononcer—. Hier, il était moins agité.

— Pourquoi ne t’en débarrasses-tu pas ? —proposa Lénissu—. Ce n’est pas une bonne idée de porter des objets magiques que l’on ne connaît pas. On ne peut jamais savoir ce qu’ils sont capables de faire.

— Ce n’est pas une magara —expliquai-je—. En tout cas, pas une ordinaire. C’est un celmiste qui… —Je m’arrêtai net et je haussai les épaules.

— Qui quoi ?

— Il te le dira, s’il le veut ; moi, je ne peux pas divulguer ses secrets, je le lui ai promis.

Lénissu me renvoya une moue grognonne et soupira.

— De toutes façons, pour le moment, nous avons des choses plus urgentes à faire que de parler à un bâton. Allez, nous devons trouver les autres.

J’acquiesçai et je repris le bâton avec prudence.

« Si tu m’insultes, je t’abandonne », lui dis-je clairement.

Frundis, qui avait commencé à dire quelque chose, prolongea sa voyelle sans terminer le mot et il se mit à chanter, sans me répondre, mais sans proférer d’autres insultes. Une bonne chose, c’était qu’il apprenait vite, me dis-je.

Bien qu’en principe le déviateur n’ait pas pu nous envoyer très loin les uns des autres, nous mîmes toute la matinée et une partie de l’après-midi pour tous nous réunir. La dernière que nous trouvâmes fut Déria, qui marchait vers le nord-est, parce qu’elle s’était convaincue que le soleil se levait à l’ouest et se couchait à l’est. Cette fois, je crois que la leçon resta gravée dans sa mémoire pour toujours. La première chose que fit la drayte, ce fut de boire une longue gorgée d’eau, puis, heureuse de ne plus être seule, elle commenta :

— Démons. Cette eau est bien meilleure que celle des flaques.

Nous parlâmes toute l’après-midi de ce qui était arrivé et des objets que nous avions trouvés dans la cabane. Aryès avait gardé un mouchoir bleu chatoyant et, chaque fois qu’il se l’attachait autour du cou, il ressentait plus de facilité pour contrôler ses sortilèges oriques et, par deux fois, au cours de l’après-midi, il lança un sortilège de lévitation et il se mit à léviter légèrement au-dessus du chemin, pendant plusieurs minutes. Déria avait récupéré la baguette de métal et elle la gardait dans sa poche sans oser la toucher de peur de s’endormir à cause des effets soporifiques de la magara. Dolgy Vranc et Lénissu étaient les seuls à n’avoir rien pris. Du moins, c’est ce que je crus jusqu’à ce qu’un Dolgy Vranc souriant et espiègle ne sorte un flacon rempli d’un liquide noir.

— Qu’est-ce que vous croyiez ? Que j’étais parti sans rien prendre de cette masure abandonnée ? Ha !

— Dol ! —s’écria Déria, très enthousiaste—. Qu’est-ce que c’est ce liquide ?

— Je n’en ai pas la moindre idée —répondit Dolgy Vranc, en riant—. C’est pour ça que je l’ai pris.

Je penchai la tête, curieuse.

— Daïan ne te payait pas seulement en argent, n’est-ce pas ? —fis-je, à brûle-pourpoint.

Dolgy Vranc ouvrit grand les yeux et, après quelques secondes, il secoua la tête.

— Non, elle m’apportait aussi quelques potions —admit-il—. Mais ce ne sont pas vos affaires.

Je remarquai que Lénissu me regardait avec un demi-sourire, comme si le fait que Dolgy Vranc puisse me faire taire si facilement le faisait rire. Je me raclai la gorge, mais je ne dis rien.

Pour la deuxième fois dans l’après-midi, Aryès se posa sur le sol, euphorique.

— Jamais je n’avais pensé que j’arriverais à durer aussi longtemps ! —s’écria-t-il—. Ce mouchoir est mon salut !

Je souris, amusée de le voir si enthousiaste.

— Je dois lui donner un nom… toutes les magaras puissantes ont un nom —expliqua-t-il.

— Pourquoi pas Volant ? —proposa Déria.

— Ou Cygne bleu —dis-je.

— Moi, je pensais davantage à quelque chose comme Bourrasque —commenta Aryès, pensif.

— Sérieusement, tu tiens vraiment à donner un nom à un morceau de tissu ? —demanda Lénissu, sans se retourner.

Aryès me jeta un regard interrogateur et je haussai les épaules puis demandai :

— Et toi, Lénissu, tu n’as pris aucun objet de la maison enchantée ?

Marchant en tête du groupe, la main posée sur le pommeau de son épée, Lénissu ne répondit pas et je ne sais pourquoi j’eus l’impression qu’il souriait.

— Lénissu ? —demanda le semi-orc.

Mon oncle s’arrêta et nous regarda tour à tour avec une expression impassible.

— J’ai déjà eu suffisamment de magaras pour le restant de mes jours —déclara-t-il—. Et, maintenant, si cela ne vous dérange pas, continuons. Et ne parlez pas si fort. Nous arrivons à la fin des prairies. Après ce monticule, commence la forêt de Frenengar.

— Je le savais ! —m’écriai-je. Je me couvris la bouche—. Oups. Pardon.

Nous reprîmes la marche, en silence. Aryès cherchait probablement un nom approprié pour sa magara et, moi, j’avais du mal à me concentrer sur autre chose que la musique et les guitares de Frundis. De fait, je me surpris même à chantonner et, lorsque Lénissu me lança un regard en coin, je me tus brusquement.

— Tu crois qu’il y a des bandits là où nous allons ? —demandai-je.

— Ce n’est pas le meilleur chemin pour aller à Acaraüs —avoua Lénissu—. Le plus sûr est par voie maritime.

— À ce que je sais, la mer d’Ardel est pleine de pirates —grogna Dolgy Vranc.

— C’est le plus sûr… tant que l’on prend un bateau avec une escorte —rectifia Lénissu—. De toutes façons, en général, ils n’attaquent pas les bateaux de passagers ordinaires. Ils préfèrent les bateaux de commerce et les passagers distingués.

— Tu en parles comme si tu connaissais ces pirates —dis-je, sur un ton innocent.

Lénissu me sourit.

— Chaque jour tu deviens plus maligne, ma nièce.

— Tu les connais ? —s’enthousiasma Déria.

— Je les connais. Certains sont plus sympathiques que d’autres.

— Comment ça se fait que tu connaisses tant de hors-la-loi ? —demanda Aryès, en sortant de sa méditation.

— Parfois, je me pose la même question —remarqua Lénissu, le signalant rapidement du doigt.

Au lieu de rabaisser sa main, il fit un signe pour nous inviter à le rejoindre. Lorsque nous eûmes parcouru les derniers mètres de la pente, nous pûmes contempler ce qui apparaissait dans les livres de géographie comme de petites hachures d’encre noire : les falaises d’Acaraüs.

L’autre versant de la colline que nous venions de grimper, descendait d’abord lentement, puis en une pente raide qui devenait ensuite carrément verticale. Tout en bas, se trouvait Acaraüs. D’abord, il y avait des bois épais, puis des marécages et de la brume et encore de la brume. J’étais convaincue que s’il n’y avait pas eu autant de brume, j’aurais pu voir l’Apprenti, le fleuve d’Acaraüs.

— Je ne connais pas du tout la zone —commenta Dolgy Vranc—. Y a-t-il un chemin pour descendre ?

Lénissu se tourna vers lui et lui sourit.

— Nous utiliserons Bourrasque. Nous léviterons jusqu’à toucher le sol. Et si quelqu’un survit, qu’il écrive la prouesse pour qu’on la conte.

Je m’esclaffai en voyant les mines déconcertées des autres. Aryès semblait songeur, comme s’il envisageait sérieusement l’option extravagante proposée par Lénissu.

— Si j’avais quelques années de plus d’entraînement, j’aurais probablement pu le faire —dit-il finalement.

Lénissu écarquilla les yeux et souffla.

— Allez, en avant, il y a un chemin qui descend vers le sud. Nous dormirons en haut cette nuit et nous commencerons la descente demain.

Nous longeâmes la falaise, tout en nous dirigeant vers le sud. Trikos était épuisé et nous aussi, mais, au moins, nous avions des réserves d’eau et de nourriture. Et une corde de dix mètres.

À un moment, je remarquai que le bâton émettait à peine une musique tranquille et douce et je compris qu’il dormait. Je tâchai alors de ne pas trop l’agiter et je dis à Syu :

« Frundis a dû beaucoup s’ennuyer ces deux dernières années. C’est pour ça que sa musique était si terrible la première fois que je l’ai touché. Si à présent sa musique est tranquille, cela signifie peut-être qu’il est heureux avec nous, tu ne crois pas ? »

Le singe gawalt observa le bâton avec attention tandis que nous marchions, puis il acquiesça. J’entendis un ronflement provenant de Frundis et je roulai les yeux alors que Syu répondait :

« En tout cas, il a l’air content. »

20 Acaraüs

Après avoir marché pendant plusieurs semaines à travers les marais d’Acaraüs, nous parvînmes à la capitale, une ville qui sentait l’eau stagnante et la saleté. Là, Lénissu apprit, les diables savaient comment, qu’effectivement un légendaire renégat et deux elfes noirs étaient passés par là et qu’un jeune humain blond les accompagnait. Nous tardâmes deux jours entiers à nous souvenir que ce dernier devait être sans aucun doute Yilid, le fils du marquis de Vilona.

Nous parcourûmes la ville pendant une semaine entière, nous vendîmes Trikos —ce qui ne plut à personne et encore moins à Lénissu— et nous achetâmes des vivres, puis nous nous dirigeâmes vers le nord. En chemin, des hors-la-loi miséreux nous attaquèrent, mais nous réussîmes à nous en débarrasser sans grandes difficultés : une des bonnes choses d’Acaraüs, c’était que ses habitants craignaient les celmistes. Ils étaient très superstitieux et ils croyaient que toutes les histoires sur les celmistes qui se transformaient en géants ou en cerbères étaient vraies, de sorte qu’il nous suffit de lancer quelques étincelles, une dizaine d’illusions auxquelles Frundis contribua aimablement, et nos assaillants s’enfuirent en courant, épouvantés.

Mis à part cet incident, le plus problématique, ce fut le climat, la flore et la faune. Lénissu nous apprit à reconnaître les serpents mortels de ceux qui ne l’étaient pas et il nous apprit à distinguer ce qui était comestible de ce qui ne l’était pas ; il tua une grenouille qui lançait un acide mortel si on la touchait et Dolgy Vranc obligea un rat d’eau à avaler une goutte du liquide noir de son flacon qu’il gardait toujours dans sa poche, sans obtenir de résultat visible. À part ça, nous pûmes apprécier de nous-mêmes combien étaient dangereuses les pluies et les brouillards acides et, pour la première fois, je fus en présence directe avec l’énergie flavique, ce qui ne me réjouit pas spécialement.

Avec le temps, Frundis, Syu et moi, nous commençâmes à mieux nous comprendre. Frundis et Syu se querellaient souvent pour un rien, mais ils se taisaient toujours lorsqu’ils voyaient qu’ils commençaient à m’exaspérer. Le bâton était très éclectique ; parfois, il se donnait des airs de gentilhomme et s’exprimait par des formules étranges et alambiquées qui étaient sans doute à la mode à son époque et, d’autres fois, il était horriblement espiègle et il s’en donnait à cœur joie, en nous trompant Syu et moi avec les illusions qu’il construisait. Rapidement, j’appris à distinguer ses illusions de la réalité, mais, malgré mes efforts, je ne réussis jamais à les défaire ni à les modifier et, en réalité, je n’arrivais à les reconnaître que lorsque je me concentrai vraiment, de sorte qu’un jour je me heurtai contre un arbre en croyant que je marchais sur l’herbe verte, et Syu grimpa tout en haut d’une branche, convaincu qu’il avait vu une banane. Je mis plusieurs minutes pour lui expliquer que l’arbre auquel il avait grimpé ne donnait pas de bananes et, qu’en fait, le bananier n’était pas un arbre et, pendant ce temps, Frundis riait aux éclats, accompagnant sa joie de sa sempiternelle musique.

Pendant le voyage, je me transformai seulement trois fois, mais ce fut assez pour qu’Aryès commence à me dire avec insistance que je ne pouvais garder un tel secret. La troisième fois que je me transformai, ce fut en plein jour, alors que je m’étais éloignée pour aller chercher plus de bois. Cela m’arrivait toujours quand j’étais seule et je n’arrivai pas à comprendre pourquoi. Zaïx n’avait même pas voulu me dire de quelle sorte de transformation il s’agissait. Pourtant, ma transformation avait apparemment un sens et portait un nom ; je ne me transformais donc pas simplement en un monstre informe. D’une certaine façon, c’était rassurant…

Nous arrivâmes à l’ancien village des gwarates au mois de Vidanio. L’atmosphère s’était rafraîchie et les marais avaient laissé la place à des forêts et des montagnes de plus en plus abruptes. L’Apprenti était pourtant plus tranquille que le Tonnerre à cette époque de l’année et nous vîmes que, dans ces forêts, abondaient les cerfs, les renards, les loups et… les ours.

Nous dormîmes dans les ruines du village pendant une semaine entière et nous explorâmes la zone. Le second jour, nous rencontrâmes une petite créature bipède assez répugnante. Lénissu l’effraya avec son épée et, tandis que nous la regardions s’enfuir en dévalant le versant, il nous expliqua qu’il s’agissait d’une ardoxine. Tous, alors, se tournèrent vers moi et je compris qu’ils pensaient au shuamir que je n’avais pas encore passé autour du cou, craignant les conséquences. Les ardoxines étaient normalement des créatures des Souterrains et il n’était pas courant d’en voir à la Superficie. Après une longue discussion, nous décidâmes que, si nous voyions plus de créatures étranges, je mettrais le collier, au cas où les Hullinrots auraient quelque chose à voir. Cela faisait tant de jours que je ne pensais plus à la liche ni aux nécromanciens, que je fus surprise de le faire au moment où j’étais sûre de tomber sur Aléria et Akyn.

Mais nous poursuivîmes nos recherches et nous ne trouvâmes rien, jusqu’au dernier jour. Nous étions tous assis sur les ruines du village gwarate, près du feu et nous venions de déjeuner lorsqu’apparut, au milieu du feuillage, une grosse tête velue dont le jaïpu brillait intensément. Lénissu et moi, nous sursautâmes en même temps et nous nous redressâmes.

— Un ours sanfurient ! —m’écriai-je.

Aryès roula les yeux, sûrement parce qu’il se souvenait de la blague que je lui avais faite quelques mois auparavant sur un ours sanfurient inventé, mais, tout de suite après, il se mit debout et prit son bâton comme arme.

Moi-même, je m’armai de Frundis et je regardai Lénissu, le visage interrogateur, alors que l’ours sortait à découvert, en montrant ses dents pointues et ses yeux jaunes. Il avait un pelage très sombre et mesurait dans les deux mètres.

Lénissu grogna et l’ours gronda.

— C’est quoi, ça ? —fit le semi-orc, en essayant de garder son calme—. Un concours de grognements ?

— Je réfléchis à une solution pour qu’il ne nous tue pas tous —expliqua Lénissu.

— Cette phrase… c’est assez effrayant, oncle Lénissu —observai-je, le cœur glacé.

— Je sais —avoua-t-il—, mais je n’ai pas de meilleure idée.

L’ours sanfurient lança un hurlement assourdissant. Lénissu se plaça devant nous, avec une attitude protectrice et il plissa les yeux, provocant.

— Et maintenant… qu’est-ce que tu fais exactement ? —demandai-je, hésitante.

— Je continue à réfléchir —répliqua-t-il.

À cet instant, le semi-orc se plaça à côté de lui, avec décision, armé d’un bâton d’if plutôt grand qu’il avait trouvé dans la forêt de Frenengar et il se mit en position défensive. Il aurait pu avoir l’air vraiment intimidant si je n’avais pas su que le semi-orc ne connaissait rien aux tactiques de lutte. Aryès et moi, par contre, nous savions utiliser un bâton et nous connaissions plus d’une tactique d’attaque. Mais nous n’avions jamais combattu un ours sanfurient et nous étions douloureusement conscients que nous étions incapables de lutter contre un tel animal. Pour résumer, nous étions perdus.

L’ours avançait lentement, comme s’il craignait quelque piège et il grognait à chaque pas.

— Nous allons mourir —sanglota Déria.

— Non, je te promets que tu ne mourras pas, Déria, je t’en donne ma parole —lui assura Dolgy Vranc avec détermination.

Je remarquai que Lénissu observait le semi-orc avec une expression interrogative, comme pour lui demander s’il avait promis cela par pur élan émotionnel ou parce qu’il avait une idée.

Alors, j’eus une idée.

« Frundis !, Frundis ! »

« Je t’entends, je ne suis pas sourd », répliqua-t-il. « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »

« Tu as vu l’ours sanfurient, n’est-ce pas ? Peux-tu lancer un rugissement terrible pour qu’il ait peur et qu’il s’en aille ? », lui demandai-je sur un ton pressant.

« Moi, je ne rugis pas ! Quelle idée ! »

Je m’impatientai.

« Frundis ! Tu ne veux tout de même pas perdre ta porteuse aussi rapidement, n’est-ce pas ? »

« Non », dit-il, en soupirant. « D’accord, je vais essayer. »

« Un rugissement très très fort », insistai-je, le regard posé sur l’ours.

Je sentis, au silence du bâton, que Frundis se préparait et cinq secondes après, il lança un rugissement mental très réussi qui me fit perdre l’équilibre… Mais l’ours ne l’entendit pas, naturellement.

« Ça alors », se plaignit Frundis. « Je n’arrive toujours pas à bien réussir les ondes sonores externes. C’est gênant. »

« C’est plus que gênant, Frundis », dis-je, en chancelant.

Syu s’était réfugié sous ma cape et tremblait comme une feuille.

— J’ai une idée ! —s’écria Déria, lorsque l’ours sanfurient était déjà sur le point de traverser la première ligne de ruines du village—. Utilisons ma baguette en métal. Si nous arrivons à l’endormir…

— Déria ! —s’exclama Aryès, avec un immense sourire, et en l’embrassant—. Tu es géniale ! Où gardes-tu la baguette ?

— Dans ma poche. Chaque fois que je la touche, je m’endors.

— Et comment allons-nous parvenir jusqu’à l’ours pour l’endormir ? —demandai-je.

Nous demeurâmes immobiles quelques instants, à réfléchir et, alors, Lénissu se tourna vers moi.

— Le singe.

Tout de suite, je compris ce qu’il prétendait, même si cela me révoltait totalement qu’il ait pu penser à ça et je le foudroyai du regard, indignée.

— Je ne demanderai pas à Syu de faire ça.

— S’il le contourne, il peut le prendre par surprise et lui planter la baguette par-derrière. Je ne vois pas d’autre façon.

De nouveau, je fis non de la tête et je remarquai que Syu s’agrippait davantage à moi. Je me dirigeai vers Déria, je baissai ma manche jusqu’à ce qu’elle me couvre toute la main et je dis :

— Donne-moi la baguette. Nous le ferons, Syu, Frundis et moi.

Ils me regardèrent comme si j’étais devenue folle, mais cela m’était égal. Je mis la main dans la poche de Déria et j’en sortis la baguette, en prenant soin de ne pas la toucher directement. Alors, sans y penser à deux fois, je m’avançai, je fis un mouvement pour esquiver les mains de Lénissu, mais celui-ci réussit à m’attraper par le bras.

— Non, Shaedra, la peur te trouble les idées. Regarde bien devant, tu n’y arriveras pas.

— J’y arriverai —répliquai-je avec force.

Lénissu me regarda dans les yeux et je fus surprise lorsqu’il acquiesça de la tête.

— Alors, va sur la droite. Moi, je servirai de diversion.

J’écarquillai les yeux, horrifiée.

— Lénissu…

— Allez, nous n’avons pas beaucoup de temps.

Lénissu s’en fut sur la gauche et, quelques secondes après, je partis sur la droite, en m’enveloppant avec les harmonies. Je savais que les ours sanfurients se guidaient beaucoup à l’odorat, de sorte que, pour une fois, je perfectionnai plus que jamais mon sortilège harmonique, absorbant toute l’odeur de terniane.

« Bravo ! », me félicita Frundis, tandis que nous courions. Je remarquai alors que le bâton aussi avait participé à mes sortilèges, en les améliorant et en leur donnant même une touche artistique que seul un harmonique pouvait comprendre.

L’ours, s’apercevant qu’on l’encerclait, devint furieux et agité à la fois, et il fit plusieurs tours sur lui-même. Cependant, petit à petit, comme il ne remarquait pas ma présence, il m’oublia et se tourna vers Lénissu quand celui-ci dégaina son épée.

Lorsque je ne fus plus qu’à dix mètres de l’ours, je commençai à trembler de peur, en me rendant compte de ce que j’allais faire.

« Fais-le comme un singe gawalt », dit Syu. « Cours, saute et disparais. »

« C’est facile à dire », répliquai-je, en serrant la barre avec plus de force à travers la manche.

Je vis que, de son côté, Lénissu s’était beaucoup plus approché de l’ours et qu’il essayait de l’effrayer, dans l’espoir peut-être qu’il se lasse et s’en aille, en nous laissant tranquilles. Mais un ours sanfurient était un animal peu appréhensif et peu pacifique.

La deuxième fois qu’il attaqua Lénissu, il se redressa sur ses deux pattes et je sus que, si je n’agissais pas, Lénissu mourrait. Aussi, je me mis à courir, accompagnée par la musique encourageante de Frundis et les conseils de Syu. Je pris de l’élan, je frappai l’ours en plein omoplate et j’atterris de l’autre côté, m’enveloppant de nouveau avec les harmonies et changeant rapidement d’endroit pour qu’il me perde de vue. Lorsque je me fus éloignée de quelques mètres, j’observai l’effet de mon attaque : l’ours semblait étourdi, mais il n’avait pas l’air de vouloir s’endormir.

« J’aurais dû m’en douter », fis-je. « Un ours sanfurient n’est pas aussi sensible aux effets de cette barre de métal. Il faudra l’attaquer plusieurs fois. »

Au moins, Lénissu était sain et sauf pour cette fois, pensai-je, alors que je me préparai pour une seconde attaque. Du coin de l’œil, j’aperçus un mouvement sur ma gauche et je reculai d’un mètre, en me tournant dans cette direction, mais c’était seulement Aryès qui me cherchait du regard.

— Shaedra ! Ça va ?

Je roulai les yeux et j’acquiesçai.

— Ça va ! —répondis-je.

Lorsque l’ours se tourna brusquement vers moi, je me rendis compte que j’avais gaffé en répondant. L’ours, malgré les gesticulations de Lénissu, centra son attention sur moi et m’attaqua.

Laissant tomber le bâton et la baguette de métal, je m’éloignai en réalisant une pirouette rapide en arrière, évitant de justesse la griffe de l’animal. L’ours voulut me poursuivre, mais il reçut alors un coup d’épée de Lénissu et il se retourna vers lui en hurlant avec son énorme gueule ouverte.

« Oh, non ! », dis-je, en voyant sur le sol Frundis et la baguette de métal.

Soudain, Aryès apparut à côté de Lénissu et planta son bâton dans la patte de l’ours. Dolgy Vranc lui donna un coup dans le dos et j’observai juste à temps que Déria tentait de récupérer sa baguette de métal.

— Non, Déria ! —exclamai-je.

La drayte leva les yeux vers moi. Elle était morte de peur. Elle recula de quelques pas, sans protester, et je soupirai de soulagement en voyant qu’elle obéissait. Quelques secondes plus tard, j’entendis un cri de douleur et, un instant, je demeurai paralysée, entendant clairement les battements ralentis de mon cœur.

Des images troubles passèrent devant mes yeux et j’éprouvai de la colère et un terrible désir d’anéantir tous ceux qui pourraient faire du mal aux gens que j’aimais.

Les idées totalement confuses, je bougeai rapidement, je fis un bond, je ramassai Frundis et j’allai prendre la baguette de métal lorsque je m’aperçus qu’elle avait disparu.

« C’est moi qui l’ai ! », me dit soudain Syu.

Une seconde, j’émergeai de mon état d’étourdissement et je vis que le singe gawalt, la baguette dans sa main bandée avec son foulard vert, avait grimpé sur l’ours sans que celui-ci ne l’aperçoive et qu’il essayait de trouver le meilleur endroit pour augmenter les effets soporifiques.

J’eus peur pour lui, mais, cette fois, au lieu de rester immobile, je partis comme une flèche et je frappai l’ours de toutes mes forces. L’ours sanfurient s’agita furieusement et Syu s’agrippa comme il put aux poils de l’ours pour ne pas tomber.

« Cela ne fonctionnera pas si, chaque fois que j’essaye de l’endormir, vous, vous le réveillez ! », se plaignit le singe.

Je commençai à comprendre le problème et je reculai précipitamment.

— Ne l’attaquez pas ! —criai-je—. Nous le réveillons chaque fois que la barre se décharge sur lui.

Je crois qu’ils m’entendirent, parce que tous s’éloignèrent presque immédiatement, mais pas trop, pour que l’ours s’intéresse davantage à nous qu’au minuscule poids suspendu sur son dos.

« Fais très attention, Syu », murmurai-je, angoissée.

Observant les autres, je vis que Lénissu chancelait et fermait les yeux, comme s’il s’était vidé de toutes ses énergies et ne pouvait se maintenir debout plus longtemps. Je me précipitai vers lui, horrifiée.

— Oncle Lénissu !

Je vis l’expression de terreur d’Aryès et je sentis l’attaque imminente de l’ours, mais il était déjà trop tard. Je reçus un coup très fort qui me propulsa à terre et j’essayai de m’écarter le plus rapidement possible. Lorsque je me retournai, je vis une silhouette avec une cape sombre qui, en position d’attaque, défiait l’ours sanfurient. De ses deux mains tendues, des éclairs de feu jaillirent et l’ours, qui semblait plus tranquille —probablement grâce à Syu—, s’emporta de nouveau.

Je roulai jusqu’à me retrouver auprès de Lénissu, qui s’était effondré sur le sol. Il était couvert de sang. À partir de là, je ne fis presque plus attention au combat. Drakvian —car c’était elle qui m’avait poussée, pour me sauver du coup de griffe— se chargea de faire fuir l’ours avec du feu invoqué. Je sus ensuite que la vampire avait sauvé Syu avant que celui-ci ne soit écrasé par les grosses pattes de l’ours qui s’enfuyait. J’appris aussi qu’une des choses que l’ours sanfurient craignait le plus, c’était le feu. Drakvian avait eu une occasion unique de le démontrer efficacement.

Mais, à ce moment-là, toute mon attention était tournée vers Lénissu. Je me convainquis qu’il était toujours vivant et je lui tâtai la jugulaire, cherchant son pouls. En le trouvant, je soupirai de soulagement. Je cherchai alors la blessure d’où s’écoulait tant de sang et je vis qu’il avait une plaie au bras. On voyait clairement trois sillons sombres sous la chemise déchirée.

Mes larmes coulant à flots, je me mis à demander de l’aide à grands cris, même si je savais que, parmi nous, Aryès et moi étions ceux qui en savaient le plus en endarsie et en guérison. Le sang coulait, sombre et épais.

Je ne sais combien de temps je restai ainsi, secouée de spasmes, avant de me rendre compte que le combat était terminé et qu’Aryès essayait d’apaiser mon désarroi.

— Nous le guérirons, Shaedra, il ne va pas si mal —m’assura-t-il.

« Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne se tourmente pas avec ce qu’il ne peut pas faire », me rappela Syu. « Tu te rappelles ? Eh bien, maintenant, je t’assure que tu peux le sauver, alors agis bien et vite. »

J’acquiesçai, un peu réconfortée par ses paroles et je pris la main inerte de Lénissu en la serrant fort.

— Tu ne peux pas mourir —lui dis-je—. Je te l’interdis.

Pendant les heures suivantes, Aryès et moi, nous fîmes tout ce que nous pûmes pour nettoyer la blessure et la bander, mais Lénissu ne recouvra ses esprits que lorsque le soleil commença à descendre, peu après que Frundis m’eut assurée que, si je le mettais en contact avec mon oncle, il pourrait peut-être lui chanter quelque musique tonifiante.

Je ne sais quelle musique utilisa Frundis pour le rétablir, mais, lorsque Lénissu se réveilla, il semblait avoir l’esprit assez clair. Il s’écarta de Frundis, avec un demi-sourire, qui se transforma en une grimace de douleur lorsqu’il bougea le bras.

— Ça alors. Je suis vivant ?

Je ris.

— Oui. Et je crois que tu vas vivre encore longtemps.

Lénissu secoua la tête.

— Comment s’est terminé le combat ?

— Drakvian est apparue —raconta Aryès, en montrant la vampire d’un geste du menton—. Elle a fait fuir l’ours avec des sortilèges de feu. Apparemment, c’est le plus efficace contre ce type de bête.

— Drakvian ? La… vampire ? —fit Lénissu, tendant le cou pour voir la jeune femme aux cheveux verts, assise sur un mur en ruine, agitant tranquillement les pieds tout en tressant des joncs de ses doigts très fins et pâles.

— C’est cela —répondis-je—. Elle… nous suit depuis Dathrun, j’ai l’impression.

— Ça, ce n’est pas vrai —intervint la vampire, sans cesser de tresser la corde—. J’ai arrêté de vous accompagner quand vous avez descendu les falaises d’Acaraüs. Je suis partie en quête d’informations. Et me voilà de retour. Apparemment, je suis arrivée juste à temps pour empêcher le porteur de Corde de tomber en petits morceaux.

Elle laissa échapper un rire strident, en découvrant ses dents blanches. Je levai un sourcil.

— Le porteur de Corde ? —répétai-je, le regard interrogatif.

Drakvian observa fixement Lénissu, sans sourciller, et celui-ci, au bout d’un moment, se racla la gorge.

— C’est moi. Et Corde est mon épée. Apparemment, même les serviteurs d’un écervelé savent qui je suis.

— Lénissu ! —murmurai-je, offensée—. Drakvian vient de nous aider, pourquoi lui parles-tu sur ce ton ?

La vampire se laissa glisser jusqu’au sol avec agilité et s’approcha de nous d’un pas ferme.

— Je ne sais pas qui tu es —dit-elle, en s’asseyant à côté de lui—. Peut-être que le maître Helith non plus ne sait pas qui tu es et ce n’est pas parce que c’est un écervelé. Le fait d’être nakrus ne signifie pas que c’est plus facile ou moins difficile de connaître les gens. Peut-être que, toi-même, tu ne sais pas qui tu es. Mais je sais parfaitement ce qu’est Corde.

— J’en suis ravi —répliqua Lénissu, après un silence embarrassant.

À la lumière du jour, une auréole fantastique entourait Drakvian. Elle avait une peau très lisse et très blanche, presque translucide, et la couleur de ses lèvres était à peine différente. Ses yeux étaient bleus, mais selon l’intensité ou l’angle de la lumière, ils pouvaient avoir des reflets verts. Elle portait une ceinture en cuir où étaient accrochés de petits sacs rebondis et une fine cape noire qui lui donnait un air d’aventurière et d’esprit maléfique.

— Qu’est-ce que ton épée a de spécial ? —demanda Déria, en s’approchant, accompagnée de Dolgy Vranc, qui se couvrait le front pour cacher la bosse qu’il s’était faite en tombant.

Lénissu et Drakvian se regardèrent l’un l’autre fixement et, alors, quelque chose qui ressemblait à de l’hésitation passa dans les yeux de mon oncle, qui se tourna vers la drayte et fit une moue.

— L’épée Corde est une épée relique, comme on a l’habitude d’appeler ce type d’armes. Je veux dire par là que personne, dans la Terre Baie, ne serait capable de reproduire une arme comme celle-ci.

— Enfin ! —s’écria le semi-orc, en s’approchant et en s’installant sur une pierre, très attentif—. Je savais que ce n’était pas une simple épée enchantée. Lénissu ! Comment as-tu pu ne pas avoir confiance en moi pour me dire que tu détenais Corde ?

Je les regardai tour à tour, très surprise. Lénissu semblait avoir recouvré toute sa vitalité.

— Écoute, Dol, je n’avais l’intention de le dire à personne.

— Et pourquoi, peut-on savoir ? Je suis un identificateur, Lénissu. Me refuser le droit d’examiner ces merveilles est inadmissible.

Lénissu roula les yeux.

— Hum. Bon, je crois que nous avons suffisamment parlé de Corde.

— Que fait cette épée ? —demanda Aryès, me devançant.

— Elle invoque des protecteurs —répliqua Lénissu—. Et maintenant laissez le blessé tranquille, vous voulez bien ? J’aimerais parler avec Drakvian.

La vampire fit non de la tête et se donna de petits coups sur le ventre, l’air indolent.

— J’ai le ventre trop plein pour causer. J’ai besoin de me reposer après un repas aussi exquis.

J’écarquillai les yeux et je jetai un coup d’œil dans la direction où avait disparu l’ours. J’entendis le rire moqueur de la vampire.

— C’était une plaisanterie ! Cela fait une semaine que je ne bois rien. Je suis assoiffée ! —ajouta-t-elle, en nous observant avec des yeux qui prirent soudain des reflets rougeoyants—, tellement que je pourrais boire le sang d’un village entier !

En voyant nos visages atterrés, elle s’esclaffa bruyamment et Syu, lui, siffla quelque chose et la regarda d’un mauvais œil, et pourtant la vampire avait risqué sa vie, quelques heures auparavant, pour le sauver d’entre les pattes de l’ours.

Lorsque Drakvian se pencha vers Lénissu, celui-ci eut un mouvement de recul, bien qu’il soit étendu avec son bras blessé. Mais elle lui tendit seulement la corde qu’elle venait de fabriquer.

— Pour que tu ne bouges pas ton bras, en marchant. Je suppose que, lorsque je vous aurai dit qu’Aléria et Akyn sont de retour à Ato depuis plus d’un mois déjà, vous voudrez y rentrer le plus vite possible.

Comme nous nous exclamions tous à la fois, ébahis par la nouvelle, la vampire sourit.

— Ça alors, je crois que je viens de le dire.

Épilogue

Je me réveillai en pleine nuit, sentant la présence de Zaïx. J’avais appris à la reconnaître facilement : chaque fois qu’il arrivait, il le faisait en claquant plusieurs fois la langue, comme s’il imitait le bruit des sabots d’un cheval.

J’ouvris les yeux et j’observai la tranquillité de la nuit. Aryès était assis sur une pierre, montant la garde, bien qu’il paraisse plus endormi qu’éveillé. Je me détendis. Au moins, s’il me voyait, il ne crierait pas : il était au courant de tout… ou presque tout.

Déria dormait à côté de moi, Lénissu s’était installé de l’autre côté du feu et Dolgy Vranc dormait sur la gauche de Déria. Plus les jours passaient, plus je me rendais compte combien Dol et Déria s’entendaient bien et je n’eus pas de mal à comprendre que Dolgy Vranc la considérait comme la fille qu’il n’aurait jamais. Tout était calme. Il n’y avait pas trace de Drakvian et j’étais presque sûre qu’elle était partie chasser pour apaiser un peu sa soif.

Je sentis la vague d’énergie qui m’envahissait chaque fois que je me transformais et je fixai mon regard sur le ciel couvert et noir, en essayant de garder le calme.

« Quel choix désastreux », fit Zaïx, sans un salut. « Que dois-je donc faire de toi ? »

« Pourquoi tu ne m’expliques pas comment faire pour ne pas me retransformer ? », lui proposai-je, sur un ton neutre. « Comme ça, tu te libères de moi et moi, de toi. Qu’est-ce que tu en penses ? »

« C’est une idée, mais je ne sais pas comment t’empêcher d’être ce que tu es. Je pourrais toujours t’abandonner… mais je suis une personne généreuse et, si tu te conduis bien, je ne t’abandonnerai pas. »

Je roulai les yeux.

« Mais qui es-tu en réalité ? »

Il y eut un silence, puis :

« Je vais t’expliquer. Je suis, Zaïx, le Démon Enchaîné. C’est comme ça que m’appellent les autres démons et ils se moquent de moi dans mon dos. Qu’ils pourrissent là où ils sont ! Enfin, voilà, depuis que je suis enchaîné, à cause de la fourberie d’Ashbinkhaï, » il se racla la gorge, « j’ai des pouvoirs bréjiques impressionnants. Personne ne serait capable de parler comme je le fais tout de suite et, moi, j’ai eu du mal à te trouver, mais, pour les autres, ce serait impossible ! », il laissa échapper un petit rire. « Mais mes chaînes sont une charge, et je souhaiterais ne pas passer toute ma vie comme ça. Ce n’est pas si difficile, il suffirait que tu trouves la clé de mes chaînes. Mais, pour le moment, si tu veux que je continue à t’aider dans ta transformation, tu n’as qu’à faire ce que je te dis. C’est simple. »

« Simple », répétai-je, abasourdie. « Tu veux dire que tu es un démon ? Cela existe ? »

« Non, ils n’existent pas. Ils ne sont que le fruit de ton imagination… Par les barbes de Meryhlaw ! Évidemment que nous existons ! En quoi crois-tu que t’a transformée cette potion que t’a donnée l’ami Seyrum ? », fit Zaïx, agité.

« En… quoi ? », répliquai-je, atterrée.

« Eh bien, en démon ! Enfin, je suppose que cela te consolera de savoir que tu n’es pas la seule à t’être transformée en démon pour une raison aussi absurde que celle de boire une potion. Ces choses arrivent plus souvent qu’il n’y paraît. Il y a quarante ans, un vieil alchimiste est rentré chez un autre alchimiste et il a volé la mauvaise potion ; il croyait que c’était une potion de rajeunissement. Mais, dans ce cas, la transformation s’est mal passée et le vieux voleur s’est transformé en une créature étrange, mais ça n’a pas l’air de rebuter Kaarnis pour autant. »

La nouvelle était trop brutale pour que je puisse la digérer du premier coup. Je ne connaissais rien aux démons. J’avais à peine lu quelques histoires sur eux. Ils n’apparaissaient pas dans les livres de créatures du monde et ils étaient tout juste mentionnés dans quelques livres d’histoire ou dans quelques légendes. Ils avaient une très mauvaise réputation et on ne les considérait pas vraiment comme des saïjits. Ce n’était pas non plus une espèce, à proprement parler. En réalité, je ne savais pas exactement ce qu’on appelait « démon », mais ce qui était sûr, c’est que le mot n’était pas un compliment.

« Moi, à ta place, je ne lui répondrais pas », me murmura Syu, toujours prudent.

« En cela, il a raison », approuva Frundis et je sursautai en me rendant compte qu’il s’était glissé entre mes mains pour suivre de près la conversation entre Zaïx et moi.

« Par tous les démons ! C’est quoi ça ? J’entends des murmures, comme si tu parlais à d’autres personnes », grogna Zaïx, vexé. « Tu n’as pas le droit de me fermer ton esprit. Si j’ai décidé de te prendre en charge, ce n’est pas pour que tu commences à ourdir des plans contre moi », s’écria-t-il.

J’inspirai profondément et j’expirai.

« Zaïx. Si ce que tu dis est vrai, alors le seul espoir qui me reste, c’est que tu me dises ce que je dois faire pour ne plus me transformer », déclarai-je, en essayant de raisonner le plus logiquement possible.

« Si tu me promets que tu seras loyale, je te promets de te protéger et de faire tout mon possible pour que tu apprennes à être un bon démon », prononça-t-il. Je fis une moue et j’acquiesçai, relativement d’accord avec le marché. « Je t’enverrai un de mes serviteurs pour qu’il t’apprenne à ne pas te convertir en un sanvildar. »

« En un quoi ? », répliquai-je, effrayée.

Mais Zaïx était déjà parti, me laissant seule avec mes pensées. Enfin, presque seule. Frundis chantonnait une chanson paisible et Syu s’était mis à me tresser les cheveux, inquiet.

« Tu crois qu’il reviendra ? », me demanda-t-il.

Je soupirai.

« J’espère que oui. S’il m’oublie, comment pourrais-je revenir à mon état normal ? Au moins, je sais maintenant ce que je dois chercher. Des livres sur les démons. » Je me mordis la lèvre et, au bout d’une minute, mon visage s’éclaira. « Aléria saura sûrement où chercher ! »

À partir de là, j’imaginai Aléria et Akyn assis tranquillement à la Bibliothèque d’Ato, entourés de Suminaria, Salkysso, Kajert et les autres… Quelle joie m’envahissait chaque fois que j’imaginais le jour où je reviendrais à Ato ! Et quelle déception aurait Marelta !

Un sourire sur les lèvres, je me rendormis paisiblement, au milieu des bruits nocturnes de la forêt.

* * *

Le cerf fuyait épouvanté, mais déjà fatigué de courir. Il arriva au ruisseau et il fourra sa patte entre deux roches, il se blessa et laissa échapper un bramement de douleur. Drakvian atterrit à côté de sa proie. Elle tenait à la main une dague affilée aux reflets bleus. Ses yeux brillaient comme deux feux dans la nuit. Avec agilité, elle enfonça la dague dans la tête de l’animal et le tua d’un coup. Puis elle attrapa la tête du cerf et le traîna jusqu’à la rive ; d’une main lente, elle ferma les yeux effarouchés du cerf, elle se pencha sur son cou et coupa une grosse veine avec ses dents.

Elle passa ainsi un long moment, à aspirer tout le sang, avec l’avidité de l’assoiffé. Lorsqu’elle se redressa, elle se dirigea vers le ruisseau, elle se lava les mains et la bouche et tira la langue à sa dague.

— Maintenant, je suis plus vivante que toi. Mais c’était nécessaire, Ciel.

Elle contempla ses mains brûlées et fronça les sourcils.

— Je ne contrôle pas encore tout à fait ce sortilège. J’aurai besoin de plusieurs jours de chasse pour réparer ces dégâts.

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.

Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.

Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.

Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :

Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)

Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.

Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.

Petit glossaire

Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.

Premier tome

Saïjits
Un saïjit est un groupe créé arbitrairement qui contient les races humanoïdes suivantes : bélarque, caïte, nain des cavernes, nain des bois, elfe noir, elfe de la terre, elfocane, faïngal, gnome, humain, hobbit, mirol, nuron, orc noir, orc des marais, orquin, sibilien, ternian, tiyan. Dans la Terre Baie, les saïjits vivent en moyenne 120 ans.
Portail funeste
Entrée qui fait communiquer les Souterrains avec la Superficie.
Jours de la semaine
Il y a six jours par semaine : Javelot, Druse, Lubas, Griffe, Blizzard, Guiblanc.
Mois
Il y a douze mois de trente jours dans un an. Au printemps : Planches, Ruisseaux, Gorgone. En été : Cerf, Mussarre, Amertume. En automne : Épine, Ossune, Vidanio. En hiver : Corale, Saneige, Ports.
Pagodes
Les Pagodes sont des centres d’apprentissage à Ajensoldra. Généralement, tous les enfants de six à douze ans y reçoivent les bases de leur éducation. On les appelle alors les nérus. Après les douze ans, ceux qui souhaitent devenir celmistes, Sentinelles, etc. restent à la Pagode. Un pagodiste deviendra snori, puis kal et cékal. Le rang des orilhs est réservé pour ceux qui ont accompli les Années de Dette et ont su se forger une réputation.

Deuxième tome

Énergies
Il existe deux grands types d’énergies : les énergies darsiques et les énergies asdroniques. Les darsiques sont des énergies qui sont toujours présentes, elles sont naturelles et intrinsèques : le jaïpu, le morjas et le païras sont les trois énergies darsiques les plus connues. Les énergies asdroniques sont des énergies créées —que ce soit par des celmistes ou par des phénomènes naturels—. Elles sont nombreuses. La bréjique, l’orique, la brulique, l’essenciatique, la mortique, etc. sont des énergies asdroniques.
Apathisme
Un apathique est une personne, généralement un celmiste, qui arrive à consumer entièrement sa tige énergétique et subit une perturbation mentale, temporelle ou chronique.

Troisième tome

Nécromancie
La nécromancie est l’art de moduler le morjas des os. Un sortilège nécromancien génère de l’énergie mortique. Un squelette mort-vivant est empli d’énergie mortique. Les nakrus, les liches et les squelettes-aveugles sont capables de se régénérer tout seuls à partir de leurs os.

Fin du tome 3, La musique du feu, page du projet