Fiche du tome : La flamme d’Ato

Tome 1, La flamme d’Ato, Cycle de Shaedra —version du 10/06/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra

Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.

Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).

Titre original : La llama de Ató (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.

Projet commencé en 2012.

Tomes du Cycle de Shaedra

  1. La flamme d’Ato
  2. L’éclair de la rage
  3. La musique du feu
  4. La porte des démons
  5. L’histoire de la dragonne orpheline
  6. Comme le vent
  7. L’esprit Sans Nom
  8. Nuages de glace
  9. Obscurités
  10. au prochain numéro…

Préambule

Cher lecteur, tu vas entrer dans le monde d’Haréka, un monde où il existe plusieurs races humanoïdes appelées saïjits : les orcs, les tiyans, les ternians, les elfes noirs, les caïtes, parmi d’autres. Mais ne sois pas effrayé par tous ces noms ; suis-moi, je veux te montrer la Terre Baie. Ses montagnes et ses collines, ses villes et ses habitants… Tiens ! Vois-tu cette petite fille qui chasse, dans la cordillère des Hordes ? C’est une terniane. Ses mains et ses pieds ont des griffes, ses oreilles et ses sourcils sont couverts d’écailles, ses cheveux sont aussi noirs que la nuit et ses pupilles vertes te rappellent peut-être les yeux des dragons…

Prologue

“Dans le monde, il existe trois sortes de personnes”, disait souvent le Vieux.

Shaedra ne quittait pas des yeux le poisson qui glissait sur les bas-fonds tout en se rapprochant de la barrière de boue. Elle avait les cheveux trempés, et des mèches se collaient sur son cou comme des amphibiens longs et visqueux.

“Il y a ceux qui volent.”

Tout était silencieux. Shaedra se tint prête et immobile, cachée par les roseaux qui l’entouraient.

“Il y a ceux qui se laissent voler.”

Le poisson atteignit la barrière et sa peau recouverte d’écailles affleura. Se mouvant à présent comme un serpent, il tentait de franchir l’obstacle et d’atteindre l’eau plus profonde.

“Et il y a ceux qui savent vivre indépendants et libres.”

Shaedra prit de l’élan, visa avec sa petite lance, puis transperça l’animal qui donnait de furieux coups de queue. Comme il était gros ! Elle releva sa lance en déployant toutes ses forces et le retira de l’eau. Elle attendit qu’il ait fini de bouger et jeta un coup d’œil vers le ciel. Le soleil disparaissait déjà derrière les montagnes.

Elle ne s’attarda pas et prit le chemin du retour dès qu’elle eut rangé le poisson dans sa panière et remis sur le dos la hotte remplie de plantes comestibles.

Tout en utilisant la lance pour écarter les joncs et s’appuyer sur le terrain boueux, elle finit par sortir du marécage et atteignit la montagne boisée. En chemin, elle cueillit quelques plantes, et c’est ainsi qu’elle sortit du bois. À ce moment précis, elle inspira, s’étouffa et se mit à tousser.

Elle regarda au loin la vallée, l’expression horrifiée. Le vent apportait une fumée compacte et brûlante qui lui remplissait les poumons de cendres. La verte prairie se couvrait de nuages noirs de fumée. Et loin en bas, dans le village, tout avait été ravagé. Les Ayans, pensa-t-elle, prise de nausées, alors qu’elle se mettait à dévaler le versant, les larmes ruisselant le long de ses joues.

Ses pieds nus et calleux effleuraient l’herbe, évitant les pierres, écrasant les fleurs et, chaque fois qu’elle regardait les murs sans toiture, la charrette de don Niago d’où s’échappaient encore de hautes flammes sous un nuage de fumée noire… elle se sentait envahie par une sorte de peine et de tristesse qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant.

Quelqu’un avait-il survécu ? Elle courait, courait, courait… si vite qu’elle aurait bien pu dégringoler. Le Vieux avait-il survécu ? Arrivée au pont, elle s’arrêta net, sentant que son cœur allait éclater dans sa poitrine, tellement il battait fort. Elle entendit un bruit fracassant et elle crut défaillir, pensant que les Ayans étaient encore là, avant de se rendre compte que c’était une toiture qui s’était effondrée.

Elle s’appuya sur la balustrade du pont, l’air confondu, puis elle avança lentement à travers le village désert, carbonisé.

— Laygra ! —cria-t-elle—. Murry !

Elle répéta les noms plusieurs fois, mais personne ne lui répondit. En traversant le village, elle passa devant les portes, en prononçant les noms de ceux qui avaient toujours vécu là. Seul un horrible silence lui répondait.

Alors, elle aperçut la maison du Vieux et vit que le toit n’était pas encore tombé. La porte était ouverte. Le Vieux ne laissait jamais sa porte ouverte, même au printemps.

— Don Wigas ! —cria-t-elle, en jetant par terre la hotte et la panière avec les poissons.

Elle fit un pas en avant.

— Halte ! —fit une voix dans son dos.

Elle se pétrifia sur place. Les Ayans, articula-t-elle intérieurement. Le Vieux ne disait-il pas qu’ils ne laissaient jamais de survivants ? Ils étaient revenus parce qu’ils savaient qu’elle était encore là… Elle serra sa petite lance entre ses mains. Elle se défendrait !

Elle fit soudain volte-face, prenant son arme à deux mains, et elle fonça, en criant. Une silhouette s’écarta vivement et lui ôta la lance des mains sans difficulté apparente. Elle ressentit alors rage et désespoir.

On entendit le bruit d’un toit qui s’écroulait. La maison de don Wigas le Vieux ! La tristesse troubla sa vue.

Elle pensa à s’enfuir, mais un autre homme, très grand et brun, lui prit les bras et elle eut beau se débattre en essayant de donner des coups de poing, des coups de pied et de dents, il maintint le bras ferme et finalement Shaedra fondit en larmes.

— Elle est endiablée —se plaignit l’homme brun, en grommelant.

— Calme-toi, ce n’est pas nous qui avons attaqué ce village —lança l’homme aux cheveux noirs, celui qui avait parlé le premier.

Shaedra cligna des yeux, en essayant de voir malgré ses larmes.

— Vous n’êtes pas les Ayans ?

— Les Ayans ? —répéta-t-il, surpris.

C’est à ce moment qu’intervint d’une voix bourrue une femme rousse, absorbée jusqu’alors par la contemplation d’un morceau de corde et qui, à présent, paraissait disposée à parler.

— Les Ayans n’existent pas, fillette. Mais, malheureusement, il y a des choses bien pires que les Ayans et qui existent vraiment. Par exemple, les nadres rouges.

Des nadres rouges ? Shaedra n’avait jamais entendu parler d’eux. Mais, que savait-elle mis à part ce qu’elle avait appris dans les contes du Vieux et des femmes du village ?

— Où sont Laygra et Murry ? —demanda-t-elle, envahie par une rage soudaine—. Où sont les autres ?

La rousse regarda ses compagnons avec une exaspération manifeste.

— Qu’allez-vous faire d’elle ? —s’enquit-elle lentement.

— Et toi, peut-on savoir ce que tu ferais ? —répliqua le brun—. On ne va tout de même pas la laisser ici. Elle mourrait.

— On ne peut pas l’emmener, elle nous encombrerait —siffla-t-elle—. Tout ça est trop important pour faire demi-tour et l’emmener en lieu sûr.

— C’est vrai —dit le brun qui ne lâchait pas sa proie—, mais, dis-moi, Djaïra, maintenant que les autres sont partis, que penses-tu faire contre une troupe entière de nadres rouges ?

Ils se foudroyèrent du regard. Ils ne semblaient pas très bien s’entendre.

— Je sais ce que je fais —répondit-elle, implacable— et je sais où je peux trouver de l’aide.

— Eh bien, emmenons-la jusque-là —proposa celui aux cheveux noirs.

Djaïra le toisa d’un œil hostile, puis regarda Shaedra et haussa les épaules.

— Comme vous voudrez, les garçons. Mais je vous avertis que, si vous continuez à essayer de sauver toutes les âmes de ce monde, vous allez perdre les vôtres en moins de temps qu’il n’en faut pour prononcer le mot vie.

Shaedra entendait sans écouter. Quand celui aux cheveux bruns la lâcha, elle tituba et regarda autour d’elle ; son regard se fixa sur un objet brillant dans la boue. Elle se rappela que le Vieux avait dit que les Ayans emportaient toujours tout ce qui brillait. Pourquoi l’auraient-ils laissé ? Pendant que les autres examinaient la zone et parlaient, elle se rapprocha de l’objet et s’accroupit tout près, en tendant la main. Cela ressemblait à une petite lune emprisonnée dans la boue. Elle tira et deux fils brillants et blancs en sortirent.

C’était un collier. Une pendeloque verte en argent ayant la forme d’une feuille de houx y était suspendue. Du houx, pensa-t-elle soudain… la plante du bonheur. Elle caressa la feuille d’un doigt tremblant. Une larme tomba dessus et elle sembla briller davantage. Si elle le mettait, le bonheur reviendrait-il et le village redeviendrait-il comme avant ?

Elle se le mit autour du cou et, à peine le laissa-t-elle retomber, qu’une image la frappa et s’imposa de force à son esprit. C’était une créature horrible qui la regardait fixement, avec des yeux accusateurs, et qui portait une espèce de chapeau fleuri sur la tête. C’était une tête de mort qui souriait d’un air mauvais. Mais l’image s’effrita presque immédiatement et Shaedra resta un moment accroupie sur la boue, perplexe. Aucun miracle n’arriva. Le village était comme avant, détruit et silencieux. Elle cacha le collier sous sa chemise, en pensant que, même si ce n’étaient pas des Ayans, ces trois étrangers voudraient peut-être lui voler l’amulette. Le Vieux l’avait prévenue que beaucoup de saïjits d’autres régions étaient cupides et méchants.

Quand elle voulut entrer dans la maison du Vieux, le jeune homme aux cheveux noirs l’en empêcha de nouveau.

— Non, petite, un morceau du toit est déjà tombé, cette maison peut s’effondrer à tout moment. Et à l’intérieur tu ne trouveras rien de plus que des cendres.

Elle observa son visage et comprit qu’il disait vrai. Il n’y avait plus d’espoir, se dit-elle. La petite boîte de souvenirs, les contes, le rire du Vieux, tout ceci avait été balayé pour toujours.

Pourquoi ? À cause des Ayans ou des nadres rouges ou de ces monstres quels qu’ils soient, qui avaient tout détruit.

— La vie ne se termine pas là, petite —lui dit le jeune homme aux cheveux noirs—. Mon nom est Kahisso. Et toi qui es-tu ?

Silence. Elle pouvait lui répondre, mais pour quoi faire ?

— Shaedra. Je m’appelle Shaedra —répéta-t-elle, hébétée par la confusion.

— Eh bien, sache, petite, que toutes les créatures de ce monde ne sont pas méchantes…

Un feulement se fit entendre. C’était Djaïra, la femme rousse.

— Kahisso ! Tu ne vas quand même pas lui donner une leçon maintenant, pas vrai ?

Kahisso leva les yeux au ciel et baissa le ton.

— Il y en a certaines qui sont méchantes, bien sûr, et d’autres qui en ont l’air, mais qui ne le sont pas.

Et, en prononçant ces derniers mots, il lança un coup d’œil vers Djaïra.

— On y va ?

Il demandait cela à Shaedra. Elle opina du chef sans savoir très bien pourquoi. Kahisso la prit sur ses épaules et se mit à marcher avec ses deux compagnons. Le voyage avait commencé et elle avait la vague impression qu’elle ne reviendrait plus jamais.

Ils sortirent du village et s’éloignèrent ; ils s’éloignèrent tellement que Shaedra commença à découvrir des lieux inconnus qu’elle n’avait jamais vus. Et tout semblait être un rêve.

1 Apprentissage

1 La Pagode Bleue

— Shaedra ! —criait une voix—. Allez, debout !

Shaedra s’éveilla de son profond sommeil et cligna des yeux face à la lumière qui inondait sa chambre. À côté du rideau mauve qui venait de s’ouvrir, se trouvait une jeune fille aux cheveux châtains bouclés et aux yeux bleus, qui n’aurait pas dû se trouver là.

— Wiguy ! —se plaignit Shaedra—. Pourquoi me réveilles-tu si tôt ?

— Ah ? —répliqua celle-ci en grondant—. J’ai cru qu’aujourd’hui tu ne voudrais pas arriver en retard à la Pagode Bleue, mais apparemment cela ne semble pas te préoccuper. En réalité, ces temps-ci rien ne semble te préoccuper.

Shaedra la contempla, les yeux plissés, pendant que Wiguy se retournait et sortait en trombe en marmonnant.

Ce jour-là, Wiguy semblait s’être levée avec énergie, observa-t-elle. À vrai dire, comme tous les jours. Quelquefois, elle lui donnait l’impression de se prendre pour la reine d’Ato : à peine voyait-elle quelqu’un faire une bêtise qu’elle le morigénait aussitôt sévèrement. Et Shaedra ne manquait pas d’essuyer ses sermons.

Wiguy avait laissé la porte entrouverte et on percevait la rumeur des voix au rez-de-chaussée. Elle reconnut la voix de Kirlens. Puis elle entendit un bruit de portes et comprit que le tavernier était probablement sorti faire une courte promenade avant l’arrivée des clients.

Le soleil rayonnant s’infiltrait par la fenêtre et baignait son visage d’une douce lumière. Si cela avait été un jour normal, elle serait restée là un moment de plus, à profiter de la matinée… mais il se trouvait que ce n’était pas un jour ordinaire et que, si elle ne s’activait pas immédiatement, elle arriverait en retard et le Daïlerrin ne le lui pardonnerait jamais.

Le Daïlerrin !, pensa-t-elle, en se redressant. Elle recompta les jours une seconde fois… Oui, aujourd’hui, c’était le premier Blizzard du mois de la Gorgone. C’était le jour où elle apprendrait ce qu’il en serait de sa vie. Comment Wiguy pouvait-elle penser qu’elle avait oublié ? Pff. Pour Wiguy, tout le monde oubliait ce que, elle, elle n’oubliait pas.

Elle utilisa ses mains comme un levier, retira ses couvertures et se dressa debout sur son lit. Elle leva la main, se mit sur la pointe des pieds et atteignit sa chemise blanche et son pantalon brun, suspendus sur une corde. Elle tira pour les faire tomber. Ils étaient secs. Si cela n’avait pas été le cas, se dit-elle, elle en aurait voulu à Galgarrios pendant toute une semaine. Il n’avait pas le droit de la jeter dans la rivière sans l’avertir !

Elle enleva sa chemise de nuit et s’habilla rapidement. Elle serra fermement la ceinture autour de sa taille et jeta un dernier coup d’œil sur sa chambre. Elle n’avait pas fait son lit et sûrement Wiguy la gronderait, mais, hé, elle n’avait qu’à ne pas entrer dans sa chambre : loin des yeux, loin du cœur !

— Shaedra, tu vas arriver en retard ! —cria alors Wiguy depuis le rez-de-chaussée d’une voix pressante.

— J’arrive tout de suite —répondit-elle.

Elle ferma la porte et dévala quatre à quatre les escaliers. Quand elle arriva à la taverne, Wiguy balayait énergiquement près du comptoir. Il n’y avait encore aucun client et les tables et les bancs s’alignaient, vides.

— Tu t’es peignée ? —lui dit-elle, comme elle atteignait la porte.

Shaedra grogna.

— Non, mais je ne pense pas que ce soit capital.

Wiguy laissa échapper un petit soupir exaspéré et Shaedra se préoccupa soudain. Si Wiguy ne courait pas chercher un peigne, c’est qu’il était réellement tard.

— Tu ne veux rien manger ?

— Ça, par contre, c’est capital —s’exclama-t-elle, un sourire aux lèvres.

Elle prit une brioche sur le comptoir.

— Goûte-la, pour voir si elles sont bonnes.

Shaedra en prit une bouchée et mastiqua, acquiesçant de la tête.

— Délicieuses, Wiguy !

Celle-ci sourit, contente, puis, d’un coup, braqua son balai sur elle, menaçante.

— Eh bien, n’en abuse pas et va-t’en vite, tu vas arriver en retard, ou crois-tu que le Daïlerrin va t’attendre juste pour tes beaux yeux ? Après, tu me diras comment ça s’est passé, d’accord ? Et ne fais pas cette tête de gamine espiègle, essaie de paraître digne, Shaedra, il est temps d’apprendre.

Shaedra leva les yeux au ciel.

— Oui, Wiguy. À tout à l’heure !

Elle sortit par la porte ouverte et se retrouva dans la rue qui descendait en forte pente. La terre était pâle sous la lumière du soleil. C’est alors que sonnèrent huit coups de cloches.

Ouille. Huit heures ! Elle se mit à courir en remontant la rue presque déserte. Lisdren, le fils du tailleur, la salua et elle lui répondit avec précipitation, bredouillant qu’elle était pressée.

— Cours ! —lui dit-il, d’un air moqueur, en l’observant s’éloigner à toute vitesse.

Et si elle arrivait en retard ? Dieux des démons ! Elle avait cinq minutes pour atteindre la Pagode Bleue. C’était possible si rien ne venait entraver son chemin…

Elle courait dans la rue, la respiration entrecoupée, lorsqu’elle dut éviter le choc contre trois kals qui lui barraient la route.

Elle bondit sur la gauche juste à temps pour ne pas les heurter et ils se mirent à rire.

— Très bien, petite, maintenant essaie de sauter par-dessus moi —dit l’un.

Shaedra grogna.

— Je suis pressée, laissez-moi passer.

— Tu es pressée ? Une néru à l’air sauvage et pressée de devenir snori. Ouah !

Ils riaient. Elle essaya de se convaincre qu’ils n’étaient pas méchants, c’étaient juste des jeunes kals irrévérencieux et exaspérants. Elle les foudroya du regard.

— Nart, Mullpir, Sayos, vous êtes impossibles.

Alors, au lieu de sauter, elle s’élança pour les contourner à la vitesse de l’éclair et… Nart l’attrapa par le bras.

— Lâche-moi, je dois aller à la Pagode Bleue et je suis en retard ! —protesta-t-elle.

— Tu es rapide —reconnut Nart, se rapprochant d’elle comme pour l’intimider—. Mais moins que moi. —Il la lâcha avec un franc sourire—. Bonne chance, néru.

Définitivement, des trois, Nart était le plus exaspérant, pensa-t-elle.

Pour toute réponse, elle grogna et reprit sa course. Quand elle vit enfin la porte de la Pagode Bleue, énorme et carrée, elle inspira profondément et expira pour se tranquilliser. Tous les enfants de douze ans étaient encore là en train d’attendre, même Akyn et Aléria, qui lui firent de grands gestes pour qu’elle les rejoigne.

— Bonjour, Akyn, Aléria —dit-elle, avec toute la tranquillité que lui permettait sa respiration entrecoupée.

Tous deux la regardaient en secouant la tête. Les yeux d’Aléria jetaient des éclairs ; par contre, Akyn semblait plus amusé qu’autre chose.

— Comment as-tu pu arriver en retard aujourd’hui ? —lâcha Aléria, incrédule.

Et voilà, on en était aux accusations ! Était-ce sa faute si la veille il y avait eu à la taverne un terrible tapage qui l’avait empêchée de dormir jusque très tard ?

— Eh bien, ce matin je dormais profondément et, en plus, je ne suis pas en retard.

— Hum, heureusement que notre Daïlerrin n’est pas trop ponctuel.

— Arrêtez de grogner —intervint Akyn— : il arrive.

Shaedra laissa échapper un soupir. Juste à temps. Elle essaya d’avoir l’air d’être là depuis un moment et elle songea même à prendre une mine ennuyée, mais cela n’aurait pas été opportun et elle préféra donc observer le Daïlerrin, les lèvres pincées par la nervosité.

On ne voyait le Daïlerrin que rarement, et encore moins vêtu de sa longue tunique blanche. Il avait quatre-vingt-douze ans, la barbe blanche et les yeux bleus, et tenait à la main un parchemin. Pourquoi celui qui allait leur parler de leur avenir devait être un homme qu’ils voyaient à peine le reste de l’année ? Pourquoi ne pouvait-ce pas être le maître Yinur qui leur dise ce qui les attendait à présent ?

Le Daïlerrin regarda les quatorze jeunes, il fit un geste à l’intention d’un cékal, lui tendit le parchemin et entra dans la pagode en silence. Shaedra, avec une certaine appréhension, essaya de voir ce qu’il y avait à l’intérieur de la Pagode Bleue. Avaient-ils déplacé les tables ? Avaient-ils changé quelque chose pour la cérémonie ?

Le cékal, vêtu de bleu, déroula le parchemin et dit sur le ton solennel et posé de celui qui n’est pas habitué à l’employer :

— Que ceux qui seront nommés entrent dans la Pagode Bleue. Révis !

Shaedra se gratta le talon et reposa son pied. Elle vit que Révis, l’air pâle mais décidé, gravissait les escaliers pour se laisser engloutir par l’obscurité de la pagode, laissant en arrière l’innocence de la vie néru.

— Akyn, Aléria, Aryès ! —prononça l’orilh.

Shaedra observa comment ses amis montaient les marches avec plus de dignité qu’Aryès, qui avait toujours été peureux et qu’une simple mouche pouvait faire trembler.

— Avend, Marelta, Yori, Kajert, Laya ! —énonçait l’orilh.

Shaedra connaissait tous ces noms. Elle ne s’entendait pas toujours bien avec les personnes qui les portaient, mais elle avait joué avec tous et elle connaissait leurs caractères, leurs peurs et leurs rêves.

Avend, par exemple, l’humain, était le fils d’une famille marchande puissante qui s’était installée là depuis vingt ans. Et Avend, comme tous les autres, était né à Ato et n’en était jamais sorti.

— Ozwil, Salkysso, Shaedra, Galgarrios !, et… —Il plissa les yeux pour regarder le papier—. Suminaria.

Il sourit à une fille que Shaedra n’avait jamais vue. C’était une tiyanne, et on voyait son nez aplati couvert d’écailles et de raies d’une couleur cuivrée. Suminaria semblait être nerveuse.

Shaedra s’approcha d’elle alors qu’ils montaient les escaliers.

— Suminaria, c’est ton vrai nom ? —lui demanda-t-elle, peut-être avec un brin de moquerie, car jamais un prénom ne lui avait paru aussi amusant.

Elle l’observa un instant. C’était la seule du groupe à avoir les cheveux blonds et ses yeux pourprés la firent se sentir mal à l’aise.

— Je ne vois pas pourquoi je donnerais un faux nom —répliqua la tiyanne, et elle la devança pour entrer dans la pagode, avec une prestance hautaine.

Shaedra en resta interdite. Mince alors, se dit-elle. L’aurait-elle vexée sans le vouloir ? En même temps, la question qu’elle lui avait posée n’était pas spécialement intelligente…

Quoi qu’il en soit, elle se dépêcha d’entrer dans la pagode. L’intérieur était inchangé, avec ses grands parquets en bois et ses tapis et coussins. Chaque fois qu’elle y était entrée, elle s’était sentie enveloppée d’une atmosphère bonne et sereine et, ce jour-là, elle ressentit la même chose en passant les énormes battants ouverts. Dans une petite pièce ouverte, le Daïlerrin s’était assis, les jambes croisées, et son visage était beaucoup plus cordial qu’auparavant.

En silence, Shaedra s’assit près d’Akyn et d’Aléria, sur le tapis, et attendit.

— Bonjour, nérus —dit le Daïlerrin.

— Bonjour —répondirent-ils tous.

— Aujourd’hui, vous êtes entrés dans cette pagode, nérus, et vous en sortirez snoris. Vous êtes entrés enfants et, lorsque vous sortirez, d’ici quelques années, vous serez devenus ce que vous souhaitez.

Il hocha lentement la tête et tous opinèrent du chef en même temps comme pour communiquer leur accord. Très bien, pensa Shaedra, mais, elle, qu’est-ce qu’elle souhaitait, au juste ?

— Vous avez reçu le savoir sur le jaïpu pendant deux ans. Vous connaissez les énergies du monde et, bien que vous ne les compreniez pas encore, vous savez que vous ne les comprenez pas, et ceci est déjà un début.

Il eut un léger sourire paternel et continua :

— C’est pour en apprendre davantage sur le jaïpu que vous êtes ici et vous savez maintenant à quoi vous vous exposez en décidant d’approfondir vos connaissances. Vous devrez suivre un apprentissage rigoureux avec des maîtres encore plus rigoureux. Vous connaîtrez le jaïpu jusque dans son cœur. Vous savez que le jaïpu peut être dangereux, mais pour quelle raison ? Vous le découvrirez bientôt et vous apprendrez à éviter les dangers des énergies celmistes.

Il les regarda chacun à leur tour et, quand ses yeux croisèrent ceux de Shaedra, celle-ci soutint son regard sans ciller jusqu’à ce qu’il se tourne vers Akyn.

— Tous —dit-il—, vous êtes venus ici en connaissance de cause. Être pagodiste est quelque chose qui ne se décide pas à la légère. C’est pour cela qu’on attend que le néru ait un âge suffisant pour choisir, pour qu’il ne se décide pas de façon précipitée et inconsidérée, sans voir toutes les implications conséquentes. Vous savez tout cela et davantage, car —et il leva lentement l’index vers le haut— vous avez lu le Livre du Néru.

Quel pavé, ce livre, pensa Shaedra, en roulant les yeux. Elle préférait mille fois le Livre Rouge ou celui qui s’intitulait Histoires du jaïpu en Ajensoldra. Le Livre du Néru n’était qu’une longue série de mots d’une grandiloquence creuse. Elle écarquilla les yeux, craintive à l’idée que, si le Daïlerrin savait ce qu’elle pensait, son air bienveillant se volatiliserait en un clin d’œil et hop !, au diable tous les espoirs de devenir snori.

— La plupart d’entre vous, vous êtes d’Ato —reprit le Daïlerrin— et vous n’êtes jamais sortis des limites de notre ville. Vous avez vécu entourés de kals, de cékals, d’orilhs. Vous avez vu ce qu’ils font… Oui ? Non, vous ne l’avez pas vu. Vous ne savez qu’une infime partie de ce qu’ils font. Face aux pressions de l’extérieur, nous avons besoin d’une organisation infaillible —dit-il, avec un regard d’acier—. Besoin de gardes qui conservent la paix ; de chercheurs et de magaristes ; de celmistes entraînés qui ne craignent pas de combattre les nadres, les écailles-néfandes et les autres créatures qui attaquent nos terres. Nous avons besoin de guérisseurs et de porte-paroles. L’avenir d’un pagodiste est vaste en possibilités. Mais s’il y a une chose que vous ne devez pas oublier, c’est ceci.

Il fit une pause et respira profondément.

— Nous défendons notre vie et celle de notre peuple contre les monstres de l’Insaride, nous essayons de faire de notre vie, une vie digne et paisible et non un enfer. Jamais, jeunes nérus, nous ne permettrons que quelqu’un d’Ato se laisse séduire par les esprits féroces. Il n’y a pas de compassion pour les barbares et pour ceux qui décident de plonger dans le mal.

Shaedra le regardait, fascinée et atterrée. Le mal. Qui pourrait vouloir plonger dans le mal ? Même le plus stupide d’Ato ne se laisserait pas emporter par le mal, pas même Galgarrios, décida-t-elle avec fermeté, en glissant un coup d’œil vers un grand gaillard au visage carré et aux yeux jaunâtres qui écoutait le Daïlerrin la bouche ouverte. Pas même Galgarrios, se répéta-t-elle, en retenant un soupir.

— Un snori —dit le Daïlerrin— est, avant tout, un esprit qui observe ; un élève qui veut apprendre et qui respecte le silence et les mots. Vous savez utiliser votre corps pour combattre et pour fuir. Vous savez ce qu’est la défaite —il arqua un sourcil, les yeux souriants— ou ce qu’est la victoire. Mais tout ne se résume pas à perdre ou à gagner. Un snori doit apprendre à comprendre ce qu’il apprend et faire usage de son bon sens. Pendant ces deux années de snoris, vous devrez chercher la réponse à une question, qui est —il fit une pause et sourit en articulant la question— : que fais-je ici ?

Shaedra échangea un regard stupéfait avec Aléria. Elle avala sa salive. C’était donc à cela que se résumaient ces deux années ? À savoir pourquoi les snoris existaient ?

— J’ai parlé du bon sens —dit-il en appuyant les mots—, mais répondez-moi : qu’y a-t-il de plus important dans la conduite d’une personne que le bon sens ?

Il se tut et les nérus s’agitèrent, mal à l’aise. Shaedra fit une grimace. S’était-elle jamais posé des questions sur le bon sens ? Elle avait beau réfléchir, elle ne s’en souvenait pas. C’était bien le sens par nature, non ? Pourquoi y réfléchir ? Que pouvait-il y avoir de plus important que le sens commun ? Le sens extraordinaire ?

— La mémoire —fit une voix. Shaedra tendit le cou. C’était Suminaria. La mémoire, avait-elle dit !, rit-elle intérieurement. Qu’est-ce que la mémoire avait à voir avec le bon sens ?

— La mémoire est en effet essentielle, jeune néru, —répondit le Daïlerrin, à la surprise de Shaedra—. Elle nous aide à comprendre cette chose dont nous parlons. Pourquoi connaissons-nous des exemples de batailles historiques où c’est le camp le moins avantagé qui l’emporte ? —demanda-t-il—. Si l’on prend en compte le fait que ce camp défendait une cause juste qui touchait le cœur de tous les hommes, il est logique de penser que ce camp avait plus de possibilités d’écraser l’ennemi. Je vous parle des désirs de l’homme, de l’amour qu’il ressent pour chaque chose qu’il connaît et veut défendre. Un homme de bon sens au commandement d’une armée qui a confiance en lui et en la cause qu’il défend est une arme terrifiante et difficile à démolir. Si vous avez confiance en vos actions, rien ne saura vous faire reculer.

Le Daïlerrin se leva.

— Et maintenant, snoris, levez-vous. Le maître Aynorin vous attend derrière cette porte.

Le Daïlerrin n’attendit pas davantage et, ayant terminé sa leçon, il partit. Tous commencèrent à chuchoter entre eux.

Shaedra, en silence, se leva et regarda en direction de la porte qu’avait indiquée le Daïlerrin. Le maître Aynorin ? Elle n’avait jamais entendu ce nom et elle supposa que ce devait être un cékal qui revenait de loin, promu orilh récemment. Peut-être s’était-il rendu à la cordillère des Hordes et, qui sait ?, peut-être au-delà.

— Jamais je n’aurais pensé que le nouveau Daïlerrin parlerait si bien —fit remarquer Marelta.

— Je voterai pour lui, dans deux semaines, à la cérémonie de l’Orateur —intervint Shaedra, sur un ton taquin.

— Toi, tu te moques toujours de tout, Shaedra —répliqua-t-elle d’une voix suave et dangereuse—. Mais c’est normal, tu n’es pas des nôtres. Je dirai même plus, je ne sais pas ce que tu fais ici.

Shaedra écarquilla les yeux en sentant une énorme rage l’envahir, mais elle essaya de prendre les choses avec calme. Si, dans toute Ato, il y avait une personne désagréable, c’était bien Marelta.

— Qu’est-ce que je fais ici ? —répéta-t-elle—. Tiens ! N’est-ce pas justement la question du Daïlerrin à laquelle nous devons réfléchir ?

— Ça, c’est une autre affaire —repartit-elle sur un ton dédaigneux, en levant un sourcil—. Je ne voulais pas te mettre en colère, Shaedra, je voulais juste te dire… —elle sourit— ce que nous pensons tous ici : que tu ne sais rien respecter. Tu as tout l’air d’une sauvage ou pire… Par tous les dieux ! Ce que tu portes là, c’est un collier ? Je n’aurais jamais pensé que tu pourrais être une voleuse en plus.

Shaedra crut suffoquer. Elle sentit des regards surpris se poser sur le collier qu’elle portait autour du cou. Comme si c’était la première fois qu’ils le voyaient !, grommela-t-elle intérieurement. À cet instant, elle ne sut si se ruer sur Marelta et faire un malheur ou si essayer de se calmer.

Mais Marelta s’éloignait déjà vers la porte et elle disparut. Shaedra feula et Akyn posa une main sur son bras pour la tranquilliser.

— Ne te mets pas dans tous tes états —lui lança patiemment l’elfe noir—. Marelta exagère toujours. Mais calme-toi, tu trembles.

— Le maître Aynorin nous attend —lui rappela Aléria, en la tirant par la manche.

— Marelta adore dire des stupidités —dit sérieusement Galgarrios, en se tournant vers eux au moment où il allait franchir la porte—, ne lui laisse pas voir que ses insultes t’affectent, sinon elle n’arrêtera pas —son visage s’illumina d’un sourire—. Je parle par expérience.

Shaedra inspira profondément et acquiesça.

— Tu as raison. Voyons quelle sorte de maître nous allons avoir.

2 Aynorin

— Euh…, bonjour —dit le maître Aynorin, un peu nerveux, tout en contemplant ses nouveaux élèves.

Les élèves s’avançaient vers lui sur la large muraille de l’arène. Ils semblaient désireux d’apprendre. Il les compta rapidement. Quatorze. Sept étaient des elfes noirs, l’un d’entre eux d’ascendance humaine ; il y avait aussi trois caïtes, une terniane, un garçon ilser, moitié elfe noir moitié mirol, ainsi qu’une tiyanne. Et le dernier, avec la tête qu’il avait, on ne pouvait pas s’y tromper, c’était assurément un humain.

Le maître Aynorin essaya de paraître sûr de lui et leur sourit quand ils lui répondirent tous en chœur.

— Eh bien, je suis votre nouveau maître et je m’appelle Aynorin. C’est ma première année d’enseignement, j’espère donc que tout se passera bien. Quand j’expliquerai quelque chose, si vous ne comprenez pas, vous me demandez aussitôt, parce que ça ne sert à rien de parler si vous ne suivez pas. Et puis bon, voilà, vous devrez me supporter pendant ces deux prochaines années.

En prononçant ces mots, il sentit sa gorge se nouer. Deux ans ! Il espérait être à la hauteur. Il ouvrit la bouche et la referma. Que pouvait-il leur dire d’autre ? Il se racla la gorge.

— Eh bien, je ne vais pas vous parler et vous ennuyer davantage, on va donc toute suite commencer, d’accord ?

Avec un certain soulagement, il vit que certains acquiesçaient de la tête en silence. C’étaient des enfants habitués à obéir, pensa-t-il, un peu intimidé. Et il se souvint avec amusement de ses années d’étude. Comme elles lui semblaient lointaines à présent ! Douze ans s’étaient écoulés depuis son premier jour de snori. Qu’avait-il pensé alors ? Sûrement qu’au bout de deux jours il aurait réussi à exaspérer le nouveau maître. Par chance, ce dernier avait été patient et avait reconnu en lui son habileté. Il n’oublierait pas d’être patient avec ses propres élèves, décida-t-il.

Il fit un geste ferme de la tête.

— Eh bien, suivez-moi. Nous allons commencer par la première leçon… c’est ce que l’on fait d’habitude —ajouta-t-il avec sérieux.

Il vit quelques sourires, mais d’autres visages demeurèrent indifférents et d’autres se rembrunirent. Pensaient-ils qu’ils étaient tombés sur un fou ? Eh bien, qu’ils le pensent. Il n’avait pas l’intention d’être un maître sec et ennuyeux, parce que ceux qui ne l’étaient pas par nature et qui faisaient semblant, finissaient avec le temps par être aussi secs et ennuyeux que ceux qui l’étaient de naissance. C’était son propre maître qui le lui avait dit.

La première leçon serait un simple test de capacités ; tout devrait bien se passer. Tant qu’il n’y avait pas de blessé… Il n’avait jamais été très à l’aise avec les enfants et c’était plutôt déconcertant d’avoir en face quatorze gamins.

Ils se dirigèrent vers les escaliers et descendirent jusqu’à la petite arène. Aynorin s’avança sur le terrain avant de se tourner vers ses élèves, qui le suivaient en silence.

— C’est une chance que vous soyez en nombre pair —remarqua-t-il—. Comme ça, vous pourrez travailler deux par deux. Allez-y, mettez-vous par deux. Aujourd’hui, vous allez lutter. Montrez-moi tout ce que vous savez faire.

Tous s’exécutèrent. Ce fut l’ilser, Yori, qui, le premier, se lança dans un combat contre un caïte râblé qui, découvrit-il sur la liste, s’appelait Galgarrios. Yori, profitant de sa rapidité, prit appui sur un pied et lui décocha un coup de poing, avant de baisser la tête pour éviter une riposte brutale de son adversaire.

Pendant ce temps, la terniane, Shaedra, s’était ruée tout droit sur une elfe noire, Aléria. Son attaque n’était qu’une feinte, car au dernier moment elle fit un pas sur le côté et bondit puis pirouetta, probablement plus pour le plaisir de la pirouette que pour autre chose. Entretemps, Aléria tenta une attaque et Shaedra, à quatre pattes, effectua un bond en avant et leva les mains vers son adversaire tout en souriant. Celles-ci s’achevaient par des griffes dures et pointues. À l’évidence, elle le fit pour l’intimider, et son sourire la trahissait. Aynorin leva un sourcil. Il devrait songer à former lui-même les groupes de deux en fonction des aptitudes de chacun.

Son regard s’attarda à présent sur une elfe noire, Laya, qui semblait avoir des difficultés avec l’unique tiyanne du groupe, Suminaria. La tiyanne était en train de l’acculer contre le mur, la privant d’échappatoire, et Laya ne trouvait pas de solution, essayant en vain quelques attaques : Suminaria les esquivait toutes et attaquait d’une drôle de façon en utilisant des techniques qui n’étaient pas enseignées aux nérus.

Aynorin se rappela avoir été averti qu’une élève venait de la Grande Pagode, la Pagode des Vents, à Aefna. Et elle ne faisait que montrer, de façon humiliante, à l’elfe noire qu’elle était plus douée qu’elle. Ce qui était arrogant, mais tout à fait vrai, pensa-t-il.

Akyn et Aryès, quant à eux, semblaient avoir tous deux les mêmes idées. Ils attaquaient en même temps, esquivaient, gesticulaient inutilement et se lançaient des piques pour se déconcentrer. Aryès hésitait davantage, mais Akyn avait un jeu de pieds épouvantable et il parvint même à tomber tout seul en s’empêtrant les jambes, face à un Aryès perplexe.

Avend et Ozwil luttaient, se guettaient l’un l’autre en cherchant une ouverture et donnaient des coups de pied en l’air, peut-être pour impressionner l’adversaire ou parce qu’ils avaient tout simplement mal calculé, tandis que Révis et Kajert, comme de bons caïtes, fonçaient tête baissée. Par contre, Marelta et Salkysso avaient l’air de danser. Marelta attaquait sans répit, de plus en plus exaspérée par la passivité de Salkysso, et elle semblait être sur le point de perdre son sang-froid.

Très intéressant, pensa Aynorin, un sourcil arqué. Il se détacha enfin du mur contre lequel il était appuyé et il dit :

— Changement de partenaires ! Approchez-vous tous.

* * *

— Changement de partenaires ! —avait annoncé le maître.

Shaedra s’arrêta net juste au moment où elle allait administrer un coup de pied à Aléria, avec les griffes rentrées pour ne pas lui faire de mal. Elle demeura immobile pendant quelques secondes, puis elle posa le pied sur le sable et adressa un sourire à son amie.

— Par Nagray ! Je crois que tu as failli m’atteindre quand j’ai baissé ma garde.

Aléria roula des yeux incrédules.

— Failli ? Tu es sérieuse ? Moi, j’ai eu l’impression que tu as été touchée par plus d’un coup de pied.

— Ça m’a frôlée, mais pas touchée —la corrigea-t-elle.

— C’est ça, c’est ça…

Elles échangèrent un sourire, amusées, puis se dirigèrent à l’endroit où se tenait le maître.

— Bien —dit celui-ci—, j’ai vu un peu ce dont vous êtes capables. Maintenant, changeons les groupes. Yori et Suminaria, allez-y. Marelta et Akyn, que la lutte commence.

Akyn leva un sourcil et Shaedra devina ses pensées. Marelta n’était pas un bon adversaire parce que, non seulement elle ne lui plaisait pas, mais, en plus, c’était une tricheuse et une bonne lutteuse. Shaedra déplora de ne pas être à sa place et, à cette pensée, elle se tourna vers le maître Aynorin, curieuse. Avec qui combattrait-elle maintenant ?

Il prononça les noms et, arrivé à la fin, Shaedra sut avec qui avant que le maître ne l’ait dit. Galgarrios. Elle fit une moue, déçue.

Elle commença de suite par une attaque, Galgarrios leva une main et… un bruit résonna. Shaedra tomba à la renverse sur le sol et secoua la tête, abasourdie. Galgarrios l’avait frappée. Et non content de ça, il s’accroupit même auprès d’elle, en lui souriant !

— Désolé, Shaedra —s’excusa-t-il.

Shaedra plissa les yeux et se leva d’un bond. Elle tendit la main vers Galgarrios, griffes rentrées, comme si c’était lui et non elle qui avait reçu le coup.

— Prépare-toi pour une attaque éclair —lança-t-elle, un large sourire aux lèvres.

Galgarrios attrapa sa main, se leva et lui rendit un sourire bêta.

— Essaie, pour voir.

Et la danse commença. Shaedra tournait tout autour de Galgarrios en l’obligeant à tordre son cou épais vers elle. Galgarrios ressemblait à une grande grenouille à la chasse d’un insecte particulièrement rapide. Et comme le soleil commençait à s’élever, Shaedra en profita et elle le poussa de façon à ce qu’il ait le soleil en face, puis elle courut, attaqua, courut, attaqua, et ils dansèrent dans l’arène, jusqu’à ce que Shaedra sorte soudain ses griffes : d’un bond contre le mur, elle se retrouva derrière Galgarrios avant que ce dernier n’ait pu réagir et elle se laissa tomber sur ses épaules. Shaedra lui tira sa longue chevelure, en riant, victorieuse. Puis elle prit appui, sauta par-dessus lui, atterrit en pirouettant et se mit à marcher sur les mains en chantant :

Qui a battu le vaincu ?
Moi, c’est moi, qui l’ai bien eu !

— Allons —lui dit le maître en souriant—, arrête de faire le saltimbanque : si on l’emporte une fois, il est difficile de savoir si c’est de l’habileté ou de la chance. Mais je reconnais que ta ruse n’était pas mal.

Shaedra s’immobilisa et se rétablit sur ses pieds en une seconde. Elle regarda le maître et vit qu’il parlait sérieusement. Elle dut faire un effort pour contenir un large sourire. Elle acquiesça solennellement.

— J’y retourne, maître Aynorin.

Elle reprit la lutte contre Galgarrios.

Ensuite intervinrent des changements de partenaires et elle lutta contre les autres. Ils y passèrent toute la matinée. Elle l’emporta presque contre tous grâce à l’astuce, sauf contre Révis, Yori et Suminaria. Cette dernière l’empêcha de bouger, en l’acculant et en lui imposant les règles du jeu avec une facilité surprenante ; pourtant, Shaedra se sentit heureuse de voir une lueur de surprise dans ses yeux durant le combat. Elle ne devait pas avoir l’habitude de lutter avec des ternians.

Avec Marelta, il en fut tout autrement. Le combat aurait dégénéré en une véritable bagarre de taverne, avec des cheveux arrachés et des coups de griffes, si le maître Aynorin n’avait pas annoncé :

— Assez d’exercice pour aujourd’hui. Maintenant, nous allons revenir à l’intérieur de la pagode et je vais vous poser des questions… d’Histoire. —Shaedra grimaça tandis que le maître souriait—. Demain, nous commencerons enfin les véritables leçons sur le jaïpu puis nous réviserons vos connaissances sur la biologie. Vous vous êtes bien conduits et je crois que nous pourrons apprendre beaucoup de choses les uns des autres. Bon, allons-y.

Marelta jetait des regards assassins à Shaedra pendant que celle-ci se réunissait avec ses amis. Après l’Histoire, ils sortirent tous de la Pagode Bleue épuisés et traînant les pieds. Quand enfin Shaedra, Akyn et Aléria se retrouvèrent seuls, assis sur l’herbe du parc de la Néria, ils échangèrent de grands sourires.

— J’adore le maître Aynorin ! —déclara Akyn.

— Moi aussi ! —renchérit Shaedra.

Aléria acquiesça de la tête.

— Il est très jeune, mais il m’a l’air assez pédagogique.

Shaedra sourit. Aléria devait toujours tout analyser avec une froide objectivité. Elle s’étira et s’allongea sur l’herbe comme un félin au soleil. Cette après-midi promettait d’être belle ! Le ciel était bleu, le soleil chauffait la terre et les oiseaux chantaient.

— Il faudra se bouger et rentrer à la maison —dit Akyn—, mes parents doivent sûrement être pressés de savoir si je n’ai pas trop fait le ridicule.

Shaedra contempla le visage de son ami et compatit. Son père était un orilh prestigieux d’Ato, ses frères aînés de grands celmistes, et Akyn, le petit dernier, semblait être la seule brebis noire de la famille, parce qu’il ne se distinguait pas de ses camarades ! Quelle injustice !

— Dis-leur que tu as tué un dragon —lui suggéra Shaedra—, peut-être que comme ça ils arrêteront de t’embêter.

— Un dragon —répéta Akyn, pensif—. C’est sûr que, si j’en tuais un pour de vrai, ils me regarderaient autrement. —Il fronça les sourcils et sourit—. Mais, heureusement, pour le moment, je n’ai eu affaire à aucun dragon.

— Regarde-moi bien —répliqua Shaedra en le fixant des yeux—. Nous, les ternians, nous disons que nous avons du sang de dragon dans les veines.

Akyn imita le grondement d’un dragon et tous deux éclatèrent de rire. Aléria les contempla, exaspérée.

— Vous n’allez pas arrêter de dire des bêtises, non ?

Shaedra sortit ses griffes et lança un rugissement avant de sauter en direction d’Aléria. Celle-ci leva les yeux au ciel. Shaedra lui passa par-dessus et se mit à faire des cabrioles, jusqu’à ce qu’elle se retrouve juchée sur la branche d’un arbre.

— Un dragon ne fait pas ce genre de pitreries —commenta Aléria.

Shaedra se mordit la lèvre et acquiesça avec un large sourire.

— Là, tu as tout à fait raison. —Elle se laissa glisser jusqu’au sol et ajouta— : C’est pour ça que les dragons s’ennuient comme c’est pas possible dans leurs cavernes. —Elle soupira—. Je crois qu’un jour je devrai leur apprendre les bonnes manières.

— Toujours aussi prudente, Shaedra, je suis sûre qu’ils t’écouteront —prononça Aléria, en grommelant, pendant qu’Akyn riait, très amusé—. On y va ?

Ils acquiescèrent et ils se dirigèrent vers la sortie du parc. Là ils se séparèrent. Aléria s’en alla vers la Rue du Rêve, Akyn vers la Rue de l’Érable, et Shaedra vers le Couloir, la rue principale, où se trouvaient les marchés, les tavernes et les ateliers des artisans.

— À cet après-midi —leur dit Shaedra.

Aléria la montra du doigt.

— N’oublie pas ! Aux trois cloches, nous devons être à la bibliothèque. Ne t’avise pas d’être en retard.

Shaedra lui fit une révérence, en joignant les mains et en les frappant contre son front, comme faisaient les adultes.

— Oui, vénérée orilh —plaisanta-t-elle en feignant le plus grand sérieux.

— Je parle sérieusement.

— Normalement, j’arrive toujours à l’heure, Aléria —se plaignit-elle—. Pour une fois…

— Une fois ?

— La dernière fois que je suis arrivée en retard, c’est parce que Taroshi m’avait volé mon livre —s’indigna-t-elle—. Il fallait que je le récupère avant qu’il ne l’abîme. C’est un vrai petit diable, on ne peut pas s’y fier. Tu sais bien comment il est… Il adore me rendre la vie impossible. Si ce n’était pas le fils de Kirlens, je lui donnerais une bonne correction.

Aléria leva les yeux au ciel.

— Je n’en doute pas. À tout à l’heure, alors !

Shaedra commença à descendre la rue. Elle aurait pris le chemin le plus court par les toits si elle ne s’était pas sentie aussi fatiguée. Passer toute la matinée à se démener comme un démon dans l’arène lui avait laissé les muscles endoloris et elle se serait volontiers assise tranquillement sur un banc de la taverne à observer les habitués, les voyageurs et les commerçants si elle n’avait pas dû se rendre à la bibliothèque l’après-midi. À trois heures.

Malgré tout, elle eut un moment de pause assez long pour se reposer. Quand elle entra au Cerf ailé, l’auberge était pleine à craquer de gens qui mangeaient avec appétit après une matinée de travail. Elle reconnut le forgeron, Taetheruilin, et le sempiternel Sayn, un humain d’une cinquantaine d’années, fils de commerçants, et commerçant à son tour, jusqu’au jour où il avait découvert la douce vie d’Ato et s’était installé dans la vallée, vivant de petits trafics et de mensonges.

En réalité, Sayn lui semblait drôle et elle écoutait souvent ses histoires rocambolesques et les récits de ses voyages abracadabrants. Il disait qu’il avait eu l’esprit aventurier, dans sa jeunesse, et qu’il avait abandonné pendant deux ans son “humble travail de commerçant” pour se faire paladin. Mais Shaedra pensait intérieurement que, si un jour il avait été paladin, c’était probablement pour aller tuer des fourmis dans les parcs d’Aefna. Quoi qu’il en soit, Shaedra avait appris grâce à lui bien des choses : elle avait écouté des histoires sur le monde, sur les voyages, sur la politique, et plus encore : elle avait appris la méfiance et une kyrielle d’insultes et de phrases des faubourgs d’Aefna qui auraient fait trembler Marelta si elle les avait entendues.

Mais Shaedra savait que Kirlens n’aimait pas entendre d’insultes et elle ne voulait pas lui faire honte. Après tout, c’était lui qui lui avait donné un toit et qui s’était occupé d’elle lorsqu’elle était arrivée à Ato, seule et perdue.

Des années plus tôt, un semi-elfe nommé Kahisso, l’avait recueillie dans un village d’humains près de la Forêt des Cordes. Ses souvenirs, au début, étaient confus, troublés par la peur et la tristesse d’avoir perdu Murry et Laygra et le Vieux, mais, avec le temps, elle avait fini par surmonter ces pensées tourmentées. Elle se souvenait des batailles, et elle se rappelait avoir failli mourir, tuée par une harpïette détachée de la harde, alors que Kahisso, Djaïra, la sibilienne, et l’humain brun, Wundail, luttaient comme ils pouvaient contre un nuage de ces harpies naines qui ressemblaient à des chauves-souris sanguinaires. Elle entendait encore les rires de ces créatures méprisables. Elle voyait encore les yeux verts de cette harpïette qui volait au-dessus d’elle, comme pour évaluer si elle était une proie facile. Elle avait alors crié ; un éclair avait fusé des mains de Kahisso et l’avait sauvée.

Quelques jours plus tard, ils avaient atteint un bois et un village de centaures lunaires. Ils n’avaient pas été bien accueillis et n’avaient reçu aucune aide, excepté de l’un d’entre eux, Alfinereliya, que Kahisso semblait connaître. Cette nuit-là, Kahisso avait réveillé Shaedra et l’avait conduite auprès de celui qu’elle nomma Alfi à partir de là.

— Alfinereliya t’emmènera en lieu sûr —lui murmura Kahisso. Ses oreilles pointues semblaient s’abaisser, comme s’il avait peur que quelqu’un les entende—. Bonne chance, Shaedra.

Shaedra était arrivée à Ato montée sur le dos du centaure lunaire. Le voyage s’était réalisé sans incidents. Alfi lui avait fait ses adieux dans un bois non loin d’Ato et lui avait donné un parchemin fermé avec un sceau en forme de lézard.

— Entre dans la taverne du Cerf ailé —lui avait dit le centaure.

Shaedra, au bord des larmes, avait répliqué qu’elle ne savait pas lire.

— Tu ne pourras pas te tromper, jeune terniane. Il est plus que probable qu’il y ait une enseigne avec un cerf ailé gravé dessus. C’est ici que nous nous séparons. Sois brave et bonne chance.

Bonne chance. Kahisso lui avait également souhaité bonne chance. Mais pourquoi devait-elle toujours se débrouiller toute seule ? Le centaure lunaire était parti. Il n’avait pas l’air d’être d’un caractère très sentimental au moment des adieux, mais Shaedra l’avait trouvé sympathique et elle savait qu’il lui manquerait.

Elle avait marché jusqu’à Ato, dépassé les champs et les jardins potagers et elle s’était finalement retrouvée devant la colline abrupte. Le Tonnerre, le fleuve qui prenait naissance dans les Hordes, s’écoulait, rugissant, pour aller mourir dans l’océan Dolique. Elle avait traversé le pont, en suivant une charrette, et s’était sentie étourdie par toutes les odeurs, les rumeurs et la vie qui régnait. Puis elle avait remonté la rue, en regardant les enseignes et les visages. La majorité était des elfes noirs et ils avaient la même peau sombre et bleutée qu’Alfi. Dans son village, elle avait seulement entendu parler d’eux, et elle éprouvait une certaine frayeur à se retrouver si seule, entourée d’étrangers.

Shaedra se souvenait encore du visage de Kirlens en voyant le sceau du parchemin. Elle le revoyait avec clarté, assis sur une chaise, lisant et relisant le message. Ce jour-là était le premier Blizzard du mois de la Gorgone. Le même jour où quatre ans plus tard Shaedra entrait dans la cuisine du Cerf ailé, humant les vapeurs du repas, avec une faim de loup.

Elle aperçut Wiguy debout devant deux bassines d’eau, en train de laver les assiettes sales tout en discutant avec Satmé, la nouvelle employée. Wiguy était exaspérée.

— Il est encore dur, je te dis ! Laisse-le cuire un peu plus.

— D’accord, après tout, si tu veux du riz brûlé, c’est ton problème.

Shaedra jeta un coup d’œil sur le riz. Probablement, quand Wiguy avait commencé à discuter, il devait être dur, mais il lui sembla qu’à présent il était juste à point, et qu’il allait effectivement cramer si on le laissait davantage.

Elle s’assit sur le bord de la table sans qu’aucune des deux ne s’en rende compte et, après les avoir écoutées ronchonner un moment, elle décida que Satmé, bien que moins rompue aux longs discours, était aussi têtue que Wiguy. Shaedra finit par les interrompre :

— Satmé a raison, Wiguy, ça va cramer.

Toutes deux sursautèrent. Elles étaient sur les nerfs, car la taverne était bondée de clients.

— Shaedra ! —exclama Wiguy en lui jetant un regard—. Comment ça s’est passé ce matin ?

Elle continua à laver les couverts pendant que Satmé retirait le riz du feu et le servait dans des assiettes propres. Shaedra les contempla en se pourléchant. Miam.

— Bien —répondit-elle—, le Daïlerrin nous a débité tout un discours et après il nous a laissés avec notre nouveau maître, le maî…

— Passe-moi ces assiettes sales, s’il te plaît.

Shaedra se laissa glisser de la table en soupirant et les lui fit passer.

— Qu’est-ce que tu disais ?

— Je disais que notre nouveau maître s’appelle Aynorin.

— Aynorin, tu dis ? —répéta la jeune humaine, tout en frottant avec une éponge les assiettes qu’elle laissait ensuite toutes savonnées et empilées.

Wiguy s’immobilisa soudain et la regarda.

— Aynorin, fils de Farrigan ? Mais je le connais, moi. Je le voyais quand j’étais une petite néru ; c’était un bon à rien ! Comment a-t-il pu devenir orilh ? Dis-moi, cet Aynorin, c’est un elfe noir, l’air bonasse, un peu bêta, toujours dans la lune et avec une tache noire en forme d’étoile sur la joue ?

Shaedra se gratta le cou, troublée et acquiesça.

— Impossible ! —exclama Wiguy. Et elle se remit à laver la vaisselle avec des gestes plus lents.

Il y eut un silence. De la taverne s’échappaient des voix et des éclats de rire. Shaedra reconnut un de ces rires sans difficulté. C’était celui de Taetheruilin le forgeron qui en même temps donnait un fort coup de poing sur la table. Taetheruilin était un nain au grand cœur, au poing ferme et habile et ses armes et armures étaient réputées dans toute Ajensoldra. Le célèbre forgeron aurait pu se permettre d’aller dans une autre taverne plus chère et plus luxueuse car, certainement, il était fortuné, mais apparemment il aimait le remue-ménage du Cerf ailé, et c’était un habitué assidu, presque autant que Sayn.

— Il n’y a pas, par hasard, quelque chose à donner à manger à une affamée ? —demanda Shaedra.

— Sers-toi —dit Satmé en signalant les assiettes pleines de riz.

Shaedra en prit une, s’en alla chercher une fourchette, un verre, un morceau de pain et elle se retrouva vite assise à une petite table de la cuisine, à mâcher et avaler, arrachant des morceaux de pain à coups de dents. Quand elle eut terminé, Wiguy préparait un ragoût pour le dîner, avec les restes du déjeuner et Satmé revenait avec plusieurs assiettes sales.

— Il est déjà deux heures —signala cette dernière—, tu n’as pas besoin de moi, Wiguy ? Je dois aller cueillir des plantes pour ma mère. Elle a dit qu’il lui en manquait plusieurs. Il lui manque toujours quelque chose —soupira-t-elle en levant les yeux au ciel— et elle me fait courir de tous les côtés.

— Bonne cueillette, Satmé. Shaedra, ça ne te dérange pas de laver ces couverts ?

Shaedra se leva en prenant son assiette, sa fourchette et son verre et se mit à laver la vaisselle en pensant qu’elle ne devait pas arriver en retard à la bibliothèque. Elle imagina l’expression d’Aléria et inconsciemment elle accéléra le rythme, pendant que Wiguy lui disait :

— Je n’arrive pas encore à croire qu’Aynorin soit orilh. Et dire qu’il était si inutile. Imagine-toi, j’aurais pu être meilleure orilh que lui. À moins qu’il n’ait beaucoup changé depuis ?

— Eh bien, je ne sais pas, Wiguy, moi, je l’ai trouvé sympathique et, en tout cas, on dirait un bon maître.

— Si tu le dis.

Mais, quand Shaedra la regarda du coin de l’œil, Wiguy ne paraissait pas très convaincue. On ne pouvait rien y changer, quand Wiguy avait une idée en tête, elle n’en démordait pas.

— C’est dommage —dit Wiguy, alors qu’elle reposait le couvercle sur la marmite et commençait à mettre de l’ordre dans la cuisine—. Moi, j’espérais que tu aurais un maître strict. Parce que ce dont tu as besoin, toi, c’est d’un peu de discipline. Tu fais trop de bêtises et tu ne prends pas les choses au sérieux. C’est ça, ton problème —affirma-t-elle.

Shaedra fit une grimace qui menaçait de se transformer en sourire et leva les yeux au ciel. Heureusement, à ce moment, Wiguy ne la regardait pas, occupée à balayer des grains de riz tombés par terre. C’était une maniaque de la propreté. C’est pour cela que Shaedra fit bien attention à ne laisser aucun reste de nourriture incrustée dans les assiettes et les gratta consciencieusement avec le dos de ses griffes affilées, pour ne pas les rayer. Elle les rinça et attrapa enfin un torchon pour tout essuyer.

Dommage, avait dit Wiguy… Inopinément, Shaedra laissa échapper un éclat de rire.

— C’est vraiment dommage —renchérit-elle, en se raclant la gorge.

Elle sécha rapidement la dernière assiette avec son torchon et la rangea sur la pile. Wiguy grognait :

— Je suis sérieuse. Si tu ne te comportes pas comme une personne civilisée, les gens vont croire que tu es une sauvage. Et, parfois, la vérité, c’est que tu y ressembles, tu ne sais pas te tenir.

Elle s’éloigna pour ranger les assiettes et Shaedra décida qu’elle en avait assez. Elle sortit donc de la cuisine sans dire un mot. Elle grimpa les escaliers jusqu’à sa chambre, ouvrit la fenêtre et sortit sur le toit, sans oublier de refermer comme elle put les volets ; elle traversa le toit et sauta sur une terrasse qui se trouvait un mètre en dessous, remplie de tonneaux vides et de vieilles affaires. Là, elle s’assit sur un tonneau dressé contre le mur et se mit à balancer les pieds, plongée dans ses réflexions. Elle avait pris l’habitude d’y aller quand elle voulait être seule. Parfois elle attachait une corde entre deux poteaux, elle grimpait sur la montagne de tonneaux et elle jouait sur la corde. Elle ne craignait pas de tomber, d’ailleurs pas une seule fois elle n’avait imaginé cette possibilité.

Cependant, ce jour-là, elle n’était pas d’humeur à jouer.

Wiguy faisait toujours ce style de semonces, mais, cette fois, cela l’irritait plus que d’habitude. Pourquoi devait-elle toujours frustrer ses attentes ? Pourquoi disait-elle qu’elle ne savait pas se tenir ? Tout compte fait, elle mangeait avec une fourchette, comme Wiguy lui avait dit de le faire, elle ne se levait pas de table avant d’avoir terminé son assiette, elle ne jurait pas et elle se conduisait bien avec tous ceux qui en faisaient autant avec elle. Que pouvait-on lui reprocher ?

Elle ne supportait pas l’idée que l’on puisse penser qu’elle était une sauvage, comme l’affirmait Wiguy. Les ternians, pour beaucoup, étaient des êtres sauvages. Mais pourquoi ? Si ses souvenirs étaient bons, elle n’avait jamais vu de ternians de sa vie, mis à part quelques voyageurs de passage, et Laygra et Murry, bien sûr. Or, tous étaient comme elle. À moins que les ternians ne soient considérés comme des sauvages, uniquement parce que c’étaient des ternians.

Les paroles de Marelta lui revinrent. “Tu n’es pas des nôtres”, avait-elle dit. Qu’est-ce qu’elle voulait dire avec ça ? Y avait-il du vrai dans les paroles de cette fille stupide ? “Tu as tout l’air d’une sauvage ou pire”.

Avant, la colère s’était emparée d’elle au point de la faire suffoquer. À présent, elle était envahie par le doute et l’humiliation. Marelta était infâme, se dit-elle. Shaedra porta la main à son collier et songea : en plus, elle parlait sans penser. Si elle s’était trompée en la traitant de voleuse, pourquoi ne se tromperait-elle pas sur le reste ? Shaedra était sûre qu’elle se trompait. Même Galgarrios s’en était rendu compte. Que Marelta aille au diable, pensa-t-elle.

Au bout d’un moment, elle se rendit compte qu’elle était en train de se faire les griffes sur le tonneau et elle s’immobilisa, en se pinçant les lèvres, inquiète. Depuis combien de temps était-elle assise là ? Elle n’en avait aucune idée.

Elle se leva, revint sur le toit et entra dans sa chambre, un petit réduit où logeaient juste un lit et une petite table. Elle s’accroupit et prit ce dont elle avait besoin dans une caisse rangée sous la table : sa plume blanche et quelques parchemins. Elle se redressa, saisit une petite boîte d’encre d’Inan et s’assura qu’elle était bien fermée avant de mettre le tout dans un sac orange. Elle fit son lit et sortit par les escaliers, pas ceux qui menaient à la taverne, mais ceux qui donnaient directement sur la porte de derrière. C’était plus prudent, parce qu’à cette heure, dans la taverne, les clients devaient être échauffés et elle n’avait pas envie de louvoyer et d’esquiver les bagarres ou bousculades pour sauvegarder son sac.

Elle déboucha sur une petite cour ombragée par trois soredrips foisonnant de petites fleurs blanches. Leurs troncs sombres s’inclinaient sur les côtés, formant une très belle coupole blanche.

Mais c’est à peine si Shaedra le remarqua, car elle avait peur d’arriver en retard et elle se mit donc à courir pour rejoindre le Couloir. Elle tourna sur la gauche et prit la rue Transversale, dont le centre était recouvert par de longues bandes de lin blanc qui ondulaient au vent. Shaedra vit qu’il restait encore vingt minutes avant trois heures. Aléria pourrait être fière d’elle.

La bibliothèque était à côté de la Néria, le jardin paradisiaque d’Ato, une vaste esplanade constituée de jardins où dormait, selon la tradition, une partie de l’esprit du jaïpu d’Ato. L’autre partie était prétendument gardée par le Daïlerrin.

La bibliothèque était presque aussi spacieuse que la Néria ; elle était entourée par des couloirs au toit de bois, qui formaient une sorte d’enceinte. Puis il fallait traverser quelques parterres fleuris pour atteindre un énorme édifice d’un étage, construit en pierre blanche et en bois de tranmur.

Ce jour-là, c’était la première fois qu’elle allait entrer dans la Section Celmiste. Shaedra se sentait émue rien que d’y penser. Nart, l’elfe noir qui se vantait toujours, avait dit que la Section Celmiste n’était qu’une partie de la bibliothèque, mais qu’elle renfermait déjà plus de livres que ceux qu’une personne pouvait lire dans toute sa vie. “Et on dit qu’à Aefna la bibliothèque est dix fois plus grande. Essayez d’imaginer !”, leur avait-il dit. “Et si vous abîmez un seul livre, le Grand Archiviste vous arrachera les yeux. C’est déjà arrivé à un de mes amis.”

On voyait bien qu’il mentait ; Nart voulait seulement impressionner les « petits nérus ». Mais Shaedra avait déjà vu le Grand Archiviste ; son visage sec et sombre, entouré d’une chevelure blanc cendré, lui revint en mémoire. Ses yeux rouges étaient très pâles, ses mains aussi, on les aurait crues recouvertes par la poussière des ans. Elle ne l’avait jamais entendu parler, mais elle avait la certitude que ce n’était pas une personne agréable.

Quand elle arriva devant la porte, elle se retrouva avec plusieurs enfants de son âge. Ils ne furent pas nombreux à la saluer, car, bien que certains aient suivi le même parcours durant quatre ans, ils se connaissaient à peine. Quelques-uns venaient des alentours, d’autres étaient fils de commerçants, de boutiquiers ou d’artisans. Beaucoup avaient abandonné l’étude du jaïpu pour étudier dans leurs guildes respectives. Là, ils apprenaient d’autres arts et devenaient des snoris d’une autre sorte. Mais pour cela il fallait avoir de l’argent et des appuis, il fallait avoir une famille. Par contre, si l’on était bon élève, il était possible d’entrer à la Pagode, même sans appuis. C’est là que se retrouvaient les enfants des orilhs, mais aussi tous ceux qui n’avaient pas beaucoup d’avenir, les orphelins persévérants, les fils cadets, ou tous ceux dont les parents recherchaient prestige et gloire à travers leur descendance.

La gloire, pensa Shaedra, tout en rejoignant le groupe, à quoi servait la gloire ? Cela ne servait qu’à se vanter, et Shaedra ne trouvait pas cette perspective très amusante. Elle préférait se divertir avec ses amis.

Elle aperçut Hans, assis à l’écart sur une marche et adossé au mur, et elle se dirigea vers lui.

— Salut, Hans —lui dit-elle.

L’humain leva sa tête rousse et sourit.

— Bonjour, Shaedra. Comment s’est passée ta rencontre avec le Daïlerrin, ce matin ?

— Boh. Il nous a débité un discours typique sur l’objectif des celmistes.

Ses yeux brillèrent de curiosité.

— Et ensuite ? C’est vrai que vous avez Aynorin comme maître ?

— Oui. —Elle haussa un sourcil—. Tu le connais ?

Il haussa les épaules.

— Par ouï-dire. —Il eut un large sourire—. On dit que c’est un couard.

3 Les arbres qui parlent

Un couard, un bon à rien… quelle sorte de maître avaient-ils au juste ?

— Vraiment ? —demanda lentement Shaedra après un bref silence.

Hans allait répondre quand Akyn, Aléria et Galgarrios les rejoignirent. Shaedra sourit.

— Tu as vu, Aléria ? Aussi ponctuelle que la foudre. —Elle aperçut alors le sac rouge que portait son amie et elle plissa les yeux—. Qu’est-ce que tu portes là ? Un gorille ?

Aléria serra les dents.

— Non —fit-elle—. Ce sont des livres que je vais rendre.

Bien sûr, comment l’oublier. S’il existait quelqu’un de son âge qui avait lu quasiment tous les livres de la Section Néru, c’était bien Aléria. Shaedra se racla la gorge, mais elle ne fit pas de commentaire.

Hans et Akyn se dévisageaient en silence. Ils ne s’étaient jamais bien entendus. Shaedra n’avait jamais vraiment compris pourquoi, mais elle savait que cela avait quelque chose à voir avec leurs parents. Le père de Hans était patron d’une exploitation à quelques journées d’Ato, mais Hans, le fils cadet, avait décidé de devenir forgeron. Son rêve était de travailler avec Taetheruilin le nain, et Shaedra souhaitait que son rêve se réalise un jour, car elle aimait bien ce garçon. Et elle aimait bien Akyn, aussi. C’est pour cela qu’elle était étonnée et gênée de les voir se regarder toujours en chiens de faïence.

Elle réprima un soupir exaspéré. Malheureusement, les disputes familiales étaient plus fréquentes qu’il n’y paraissait.

Tout d’un coup, les voix se turent et Shaedra se tourna vers la porte. Le Grand Archiviste apparut dans l’encadrement, il leur souhaita la bienvenue d’un hochement de tête puis leur dit :

— Suivez-moi et ne touchez à rien tant que je ne vous en donne pas la permission.

Il était avare de paroles.

Comme le voulait la tradition, il les conduirait jusqu’à la Section Celmiste et leur montrerait, ou laisserait un kal leur montrer, les méthodes pour ne pas se perdre entre les étagères à la recherche d’un livre. Il leur apprendrait où trouver les ouvrages les plus courants et il débiterait tout un tas de règles qu’ils devraient suivre au doigt et à l’œil. Puis il les laisserait se promener librement dans la Section Celmiste.

Du moins, c’était ce que lui avait raconté Nart, et Shaedra ne put en être sûre que lorsqu’elle constata qu’effectivement tout se passait comme il le lui avait dit. C’était l’un des inconvénients avec Nart : on ne savait jamais s’il mentait ou s’il disait la vérité.

Comme elle se l’imaginait, le Grand Archiviste s’éclipsa dès qu’il le put et, arrivés devant la porte de la Section Celmiste, il laissa les nouveaux snoris entre les mains d’une kal. Cette dernière était une elfe noire âgée d’environ seize ans qui portait une tunique noire et un pantalon d’un vert phosphorescent qui la faisaient ressembler à une rose noire. La ressemblance était drôlement frappante. Comme beaucoup d’elfes noirs à Ato, elle portait plusieurs petites boucles d’oreilles circulaires et dorées.

— Je m’appelle Runim et je serai votre guide pour cette après-midi. Vous pourrez me demander des conseils si vous avez un problème. Je vous avertis tout de suite que je ne veux aucun bruit dans cette salle. Cet endroit est un lieu d’études. Aujourd’hui, il y a peu de monde parce que c’est Jour de Présentation, mais, les autres jours, si vous ne voulez pas être punis vous devrez respecter le silence, c’est bien compris ?

Malgré ses seize ans, Shaedra dut reconnaître qu’elle s’exprimait avec fermeté et elle se surprit à acquiescer avec les autres.

— Bien. Un autre conseil : quand vous prenez un livre, prenez-en bien soin et, quand vous n’en avez plus besoin, vous le remettez à l’endroit exact où vous l’avez pris. Quiconque sera pris en train de désordonner les livres, que ce soit intentionnellement ou par fainéantise, sera puni sévèrement —ses yeux étaient implacables—. Et maintenant, passez.

Elle ouvrit la porte et Shaedra entra l’une des premières. Elle balaya la salle du regard et resta bouche bée. Devant elle s’étirait un long couloir d’environ deux mètres de large qui s’enfonçait dans les profondeurs de la Section Celmiste et s’achevait devant une gigantesque étagère emplie de livres. De part et d’autre du couloir, se trouvaient des rangées entières d’étagères et d’autres couloirs… Une fois encore, Nart avait dit vrai. C’était impressionnant.

La lumière provenait du plafond. Tous les trois mètres était placée une lampe de feu noir qui illuminait suffisamment pour lire les titres.

Runim passa devant et ils la suivirent en silence. Les bruits de pas résonnaient sur le sol en bois de tranmur. Et le plus bruyant, comme toujours, c’était Ozwil qui, avec ses super bottes enchantées, se prenait pour un aventurier chasseur de dragons, alors que ses bottes lui permettaient à peine de sauter plus haut que ce dont il était capable normalement, ce qui n’était pas grand-chose en fin de compte. Shaedra ne comprenait pas pourquoi il s’obstinait à être quelqu’un d’agile, si sa constitution même le rendait rigide et musclé.

En tout cas, Shaedra préférait marcher pieds nus à marcher avec des bottes. En plus, Wiguy lui avait dit, un jour, qu’elle ne savait pas prendre soin de celles dont Kirlens lui avait fait cadeau ; aussi, quand celles-ci s’étaient abîmées, Shaedra avait opté pour le pragmatisme.

Cela sentait la poussière et le renfermé, mais il flottait aussi un parfum semblable à celui qu’exhalaient les karoles, si ce n’est qu’un léger arôme de citron s’y entremêlait. Curieux, pensa Shaedra, en humant l’air.

— Ici, c’est la section de biologie —annonça Runim.

Effectivement, sur l’une des étagères était suspendu un écriteau qui indiquait : « Biologie ». Le long de toute l’étagère, il y avait une table légèrement inclinée et un grand banc. Shaedra aperçut deux snoris plongés dans la lecture de deux énormes volumes. Ils levèrent la tête alors que Runim parlait.

— Vous y trouverez toute l’information relative aux créatures vivantes et aux plantes. Normalement vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin sur l’anatomie, les réactions du morjas et plus encore. Continuons.

Lors de la deuxième pause, elle leur montra la section d’Histoire, six bonnes étagères qui pliaient presque sous le poids des livres, grands et petits, gros et fins, vieux et récents. Quel long passé était celui de la civilisation des Peuples Unis ! Que d’Histoire ! Des millénaires surchargés de guerres et de temps de paix, d’inventions, de catastrophes et de croissance. Shaedra aimait l’Histoire narrée dans les tavernes comme des histoires et des anecdotes, mais voir tant de livres et tant d’études lui enleva toute envie d’en ouvrir un seul.

Ils passèrent de la section d’Histoire à la section de Littérature, puis à la section du Jaïpu et à celle dédiée aux énergies en général. De longues minutes s’écoulèrent pendant que Runim leur faisait faire le tour de l’immense salle.

Ils traversèrent silencieusement plusieurs petits cercles d’étude, cachés entre les étagères, où des snoris et des kals étaient assis autour de quelques tables. Ils croisèrent un orilh qui, à sa façon de saluer Runim, s’avéra être son père.

Enfin, Runim s’arrêta devant une étagère et dit :

— Ici, c’est la section d’études récentes faites par nos chercheurs. —Elle sourit pour la première fois—. Bien, je crois que nous avons fait le tour. Je vous laisse fouiner et je vous rappelle que la bibliothèque ferme à dix heures du soir, au cas où vous l’auriez oublié.

Comme s’ils allaient rester jusqu’à dix heures !, pensa Shaedra. Bon, au moins, maintenant ils étaient libres d’aller où ils voulaient.

Tous se dispersèrent, excepté quelques personnes qui restèrent sur place, indécises, sans savoir trop où aller.

— Je vais à la section du Jaïpu —déclara Yori, l’ilser.

Yori lui avait toujours paru un peu agressif, avec ses dents pointues de mirol, et, quoique pour le reste il tienne plus de son père, c’était évident qu’il n’était pas elfe noir à part entière. Malgré tout, ses cheveux rebelles bleu clair lui donnaient un air comique, mais ce qui la gênait le plus, c’était son arrogance : il croyait toujours être meilleur que les autres. Et elle rageait en pensant qu’il l’avait vaincue au combat le matin.

C’est pourquoi, quand il s’éloigna avec les autres, elle resta où elle était et attrapa au hasard un livre de la section des études récentes. Le livre était petit et vert et s’intitulait La potion de rétablissement, onze conseils pour ne pas la rater.

Onze conseils. Pff. Shaedra était sûre qu’elle aurait eu besoin de plus de mille conseils pour réussir une potion de rétablissement. Elle remit le livre à sa place et se contenta de lire les différents titres : Tactique de combat : l’étirement et l’union du jaïpu avec le morjas (théorie), Étude sur la Confrérie de la Nuit

— Shaedra ?

Elle leva la tête. C’était Galgarrios. Dieux des dieux, pensa Shaedra, en réprimant un soupir. S’était-il perdu ?

— Oui ? —répliqua-t-elle, légèrement irritée.

Galgarrios sourit amplement illuminant son énorme visage de caïte, puis il s’approcha.

— Elle est intéressante cette section ?

— Non.

— Ah.

Il avait l’air déçu. Shaedra leva les yeux au ciel et lui tapota l’épaule.

— Je vais à la section des créatures, tu viens ?

— Bien sûr, je ne vais pas te laisser toute seule par ici. C’est le typique endroit où on se perd.

Il s’était perdu, confirma Shaedra mentalement. Comment y était-il parvenu ? Les étagères étaient recouvertes d’indications et, quoique tout cela semble un peu labyrinthique, il lui avait suffi d’écouter Runim pour comprendre plus ou moins comment fonctionnait la structure. Et Galgarrios s’était perdu. Quoi d’étonnant.

Ils traversèrent plusieurs couloirs bordés d’étagères pour rejoindre le couloir principal qui les mena à la section de Biologie. Les deux snoris qui s’y trouvaient avant n’y étaient plus et, pour l’instant, il n’y avait personne dans les parages.

— Tu crois qu’il y a un livre sur les saïjits ? —demanda Shaedra.

Galgarrios tapota ses lèvres charnues de l’index, l’air pensif, une moue peu gracieuse sur le visage.

— C’est possible —dit-il au bout d’un moment, alors que Shaedra était déjà en train de parcourir l’étagère du regard.

Ils se mirent à chercher des livres qui contenaient le mot « saïjits » dans le titre et Shaedra en trouva finalement un qui avait l’air prometteur : Les saïjits d’Haréka, écrit par un certain Djaïn Bosneira. Sur la couverture couleur grenat, l’on voyait dessiné, en relief, un humain, un faïngal et un elfe noir. Elle ouvrit le livre et commença à lire. On y définissait d’abord les races qu’englobait le terme « saïjit » et, là, elle vit que les ternians étaient mentionnés. Elle regarda à nouveau la date. 5318. Le texte du livre avait plus de trois cents ans, mais le livre, lui, avait tout l’air d’être une copie récente.

Un petit rire la détourna de ses pensées. Galgarrios était assis face à un livre couleur cuir. Shaedra émit un grognement sourd et revint à sa lecture.

— Tu as trouvé quelque chose ? —lui demanda Galgarrios.

— Pas grand-chose.

Et c’était en partie vrai. D’après l’introduction du livre, on y parlait surtout des humains et des elfes.

— Moi, j’ai trouvé un livre sur les créatures monstrueuses d’Haréka. —Il souriait comme un gamin—. Il y a des images, regarde.

Shaedra se leva et elle alla voir. Effectivement, Galgarrios avait le livre ouvert vers la moitié et, vue l’image, la page de droite devait certainement parler de dragons rouges.

Shaedra fut ébahie par la subtilité du tracé avec laquelle était dessinée la créature. Ses yeux intelligents semblaient presque vivants.

— Hein qu’il est bien ce livre ? —fit Galgarrios, tout en tournant les pages une à une.

— Waouh.

Shaedra venait de voir l’image d’un nain de fer. Ça en donnait des frissons. Elle décida que ce livre était plus intéressant que l’autre : elle s’assit à côté de Galgarrios et ils passèrent un long moment à contempler les dessins et à lire les légendes, bouche bée, chuchotant entre eux, émerveillés.

— Celui-là, c’est le pire de tous —souffla Galgarrios, en montrant du doigt un basilic.

Pour lui, tous étaient le pire de tous, bien sûr, mais cela provoqua chez Shaedra une forte impression de voir ce lézard énorme la fixer des yeux comme s’il voulait la paralyser.

— Tourne la page, je n’aime pas ça.

Galgarrios pouffa.

— Il n’est pas vivant, ce n’est qu’un dessin —dit-il et, en disant cela, il se mit à contempler le basilic comme s’il s’était agi d’un vieil ami.

Shaedra le foudroya du regard.

— Tourne la page —répéta-t-elle entre les dents.

Galgarrios soupira et tourna la page. Shaedra, alors, ouvrit grand les yeux, les ferma puis les rouvrit. Elle lâcha un grommellement. Ça ne pouvait pas être… Non. C’était impossible.

— Berk, c’est répugnant, un nakrus —mâchonna Galgarrios, en changeant la page immédiatement pour se retrouver face à une libellule tueuse qui n’avait pas non plus un aspect très alléchant.

Shaedra avait pâli et elle essaya de se reprendre. Elle avait rêvé. Ce n’avait été qu’un rêve. Ce n’était pas logique qu’elle ait déjà vu une créature comme ça, si laide, n’est-ce pas ? Une créature horrible. Pire que la harpïette…

L’espace d’un instant, elle crut défaillir. Elle avait déjà vu une créature comme celle-là. Une seule fois… lorsqu’elle avait passé autour du cou l’amulette qu’elle portait en ce moment précis…

— Galgarrios —dit-elle soudain—. Tu ne crois pas que nous sommes restés ici trop longtemps ? Moi, je m’en vais. Il fait beau temps, ça ne vaut pas le coup de rester enfermés dans cet endroit.

— Le livre ne te plaît plus ?

Shaedra laissa échapper un énorme soupir.

— Si, beaucoup, mais je m’en vais. Continue à regarder le livre, si tu veux.

— Je t’accompagne.

Shaedra roula les yeux et elle remit le livre Les saïjits d’Haréka à sa place avant de se diriger vers la sortie, suivie de Galgarrios.

Parfois, le caïte l’exaspérait et elle l’aurait plus d’une fois envoyé faire cuire des crapauds dans le fleuve n’était le souvenir qu’elle gardait de la gentillesse qu’il lui avait montrée le premier jour qu’elle l’avait connu, dans la Pagode Bleue, alors qu’il lui semblait que tous les autres la regardaient avec mépris. Galgarrios n’était pas méchant et ça, c’était un point positif. Cela mis à part, il était bizarre et terriblement crédule. Mais il était aussi sympathique.

Shaedra sortit de la bibliothèque, un sourire aux lèvres. La bonne humeur lui était revenue et elle n’allait pas permettre que la créature que Galgarrios avait appelée nakrus la lui gâche.

Le soleil illuminait les jardins et les fleurs formaient un tapis de laine colorée. Cinq heures venaient de sonner et elle avait encore assez de temps devant elle avant que le soleil ne s’en aille.

Dehors, elle trouva Akyn qui, assis sur un banc, attendait patiemment.

— Ah, vous êtes là. Je me demandais où est-ce que tu étais, Shaedra.

— Nous étions en train de regarder ensemble un livre avec des créatures dessinées —répondit Galgarrios avant que Shaedra ait songé à ouvrir la bouche. Il avait l’air tout heureux. Shaedra fit une grimace.

— Où est Aléria ?

Akyn souffla.

— En train de rendre les livres. Elle m’a dit qu’elle ne tarderait pas. Et ça fait un quart d’heure que j’attends déjà.

— Qu’est-ce tu penses de la Section Celmiste ?

— C’est grand.

— C’est incroyable la quantité de choses que les gens peuvent arriver à écrire —affirma Shaedra. Elle s’assit sur le banc et soupira—. Je parie qu’Aléria essaiera de tous les lire.

Tous deux pouffèrent et Galgarrios fronça les sourcils. Il s’ennuyait, devina Shaedra.

— Et si nous allions au fleuve ? Qu’est-ce que vous en dites ? —proposa-t-elle.

Le visage de Galgarrios s’illumina et Shaedra plissa les yeux, en ajoutant :

— Sans me jeter à l’eau, ça va sans dire, Galgarrios. Sinon, je t’attache à un arbre et je te laisse là pendant toute la nuit.

Galgarrios écarquilla les yeux puis haussa les épaules.

— Toi ? Tu es toute petite. Tu ne pourrais pas.

Il ne le disait pas sur un ton défiant. Il le disait par pure logique. Franchement, Shaedra ne sut comment réagir à cette remarque et elle la laissa passer, en insistant cependant :

— Ne me jette pas à l’eau !

Le caïte, radieux, lui sourit et acquiesça sur un ton conciliant :

— Comme tu voudras, Shaedra.

Ils attendirent un peu jusqu’à ce qu’Aléria arrive, avec son sac rouge plein à craquer.

— Non —lâcha Shaedra, incrédule—. Tu vas tous les emporter ?

Aléria la foudroya du regard.

— Ça ne se voit pas ? Il n’y en a que huit, mais il y en a un qui est gros, c’est pour ça.

Elle parlait sérieusement. Quand elle parlait de livres, il ne fallait surtout pas plaisanter. Shaedra soupira bruyamment.

— On va au fleuve, tu viens avec nous ?

Aléria se mordit la lèvre inférieure, pensive. Shaedra devina sans difficulté son raisonnement. Elle portait son sac rouge rempli de livres. En plus, elle ne pouvait pas les garder longtemps et elle devrait les lire rapidement.

— Avant je dois laisser le sac à la maison. Si vous voulez, vous pouvez y aller, je vous rejoins à Roche-Grande, comme toujours, non ?

Shaedra allait répondre qu’il n’y avait pas de problème quand, soudainement, il y eut un bruit et crac !, le fond du sac rouge d’Aléria se déchira et s’ouvrit, laissant tomber lourdement les livres par terre. L’un deux était effectivement énorme.

Shaedra crut qu’Aléria allait s’évanouir, mais, passée la première frayeur, elle s’accroupit auprès de ses livres et se mit à les empiler rapidement, tout en lançant des coups d’œil furtifs vers la bibliothèque, telle une braconnière.

— Stupide sac —grommelait-elle.

— Tu veux que je t’aide ?

Shaedra écarquilla les yeux et se tourna vers Galgarrios. Puis elle vit qu’effectivement Aléria allait avoir des problèmes pour porter autant de livres.

Finalement, tous les quatre allèrent chez Aléria, portant chacun deux livres. Galgarrios voulait s’emparer du plus gros, mais Aléria s’y opposa catégoriquement ; pourtant, on voyait bien qu’il pesait un peu trop pour elle. Comment avait-elle pu ne pas s’étaler avec un sac si chargé sur le dos ?

— Non, Galgarrios ! —disait Aléria—. Celui-là, c’est moi qui le prends. C’est que… c’est qu’il est spécial.

Elle croisa le regard interrogateur de Shaedra, mais elle ne voulut pas donner davantage d’explications. Le volume n’avait pas de titre sur la couverture, laquelle semblait faite en fer velu.

Aléria se montra inflexible et Galgarrios, malgré ses meilleures intentions, dut se contenter de deux bouquins qui devaient avoir plus de cinq cents pages chacun. Comment pouvait-elle lire tout ça sans mourir d’une crise d’ennui ?

Ils parcoururent la Rue du Rêve jusque chez elle, Aléria portant un rectangle en fer qui, supposément, devait contenir quelque chose d’intéressant. Mais Shaedra avait appris à ne pas trop poser de questions à Aléria. Celle-ci n’aimait pas les gens curieux ni les indiscrets. Pour cela, Shaedra était un peu comme elle, à vrai dire ; cependant, Aléria, elle, ne supportait pas du tout le comportement simplet de Galgarrios. Mais, après tout, de son côté, Shaedra ne supportait pas l’arrogance de Yori ou la stupidité de Marelta.

Ça oui, elle était beaucoup plus stricte question règlement, un caractère qu’elle héritait de sa mère à cent pour cent. Shaedra n’était entrée chez Aléria qu’à deux reprises. Une fois, cela avait été pour lui porter ses devoirs quand elle était malade. L’autre fois, c’était parce qu’Aléria avait voulu lui prêter un livre dont lui avait fait cadeau un commerçant, soupirant sans espoir de sa mère.

Aléria n’avait jamais connu son père. Ce qui la dérangeait le plus, selon elle, c’était que sa mère n’avait jamais voulu lui dire son nom ni ce qu’il était devenu. Elle en était venue à supposer qu’il était mort, mais elle ne pouvait en être absolument sûre. Elle ne parlait que rarement de lui, cependant, et il semblait qu’elle ne l’avait dit à Shaedra et à Akyn qu’à titre informatif, pour qu’ils ne posent pas de questions embarrassantes. Shaedra, pour sa part, se demandait quelquefois si elle pourrait un jour partager avec eux les vagues souvenirs qu’elle gardait de son village, de Kahisso et d’Alfi. Elle avait été sur le point, une fois, de leur parler de la harpïette qu’elle avait vue un jour. Elle savait bien que cela les aurait impressionnés, toutefois elle n’en avait rien dit, peut-être parce qu’elle sentait que la bonne humeur s’envolerait si elle repensait au village détruit. De plus, lorsque ces souvenirs lui revenaient, elle ne pouvait l’éviter : une rage profonde l’envahissait parce qu’elle savait que tout cela était réel.

La maison d’Aléria était grande. Elle avait une cour intérieure avec un jardin ainsi que deux étages et il y régnait une atmosphère paisible et agréable.

En pensant au bruit de la taverne, aux cris et à la musique, Shaedra pensa peut-être pour la troisième fois que la vie d’Aléria était sacrément différente de la sienne.

Aléria dessina avec les mains quelques signes et chuchota quelque chose entre ses dents. La porte s’ouvrit et ils entrèrent tous dans le petit hall. Il y avait une porte de chaque côté, grande ouverte. L’une menait à la cuisine, l’autre à un salon assez vieillot. Devant eux, montaient en spirale des escaliers, jusqu’au premier étage.

Aléria n’appela pas sa mère. Elle fit un signe à ses amis et ils montèrent les escaliers jusqu’à sa chambre. Elle était plus spacieuse que celle de Shaedra, bien sûr, mais elle était remplie d’affaires.

— C’est un peu le désordre —s’excusa-t-elle en rougissant—. Posez les livres sur le lit. Comme ça, je saurai où ils sont.

Effectivement, Shaedra n’avait jamais vu une chambre aussi désordonnée. Comme il n’y avait pas d’étagères, les livres s’empilaient sur le plancher. Un tiroir à même le sol, dans un coin, gardait des parchemins et de nombreuses plumes pour écrire. L’unique endroit où il n’y avait rien, c’était sur le lit, et ils y posèrent les livres comme ceux-ci commençaient à leur peser entre les mains.

— D’où est-ce que tu as dégoté des livres si gros ? —dit Shaedra.

— De la Section Celmiste, naturellement. —Aléria regarda son livre en fer et sourit—. On ne trouve pas de telles merveilles dans la Section Néru.

Et elle posa ledit livre en compagnie des autres tout en le regardant comme un petit enfant à qui on demande de ne pas bouger.

— Eh bien, toi, en tout cas, tu ne perds pas ton temps —remarqua Akyn.

— On y va ? —répliqua Aléria.

— On y va.

Ils sortirent de chez elle sans avoir croisé la mère d’Aléria. Il suffisait maintenant de descendre la Rue du Rêve, de virer à gauche, de sortir de la ville, puis de continuer jusqu’à Roche-Grande, un endroit où une partie du fleuve semblait s’arrêter de couler, comme mort. Là-bas, on pouvait se baigner et jouer dans l’eau sans danger. Si on s’éloignait de quelques mètres cependant, le courant pouvait entraîner le plus fort de tous les saïjits. Un proverbe très connu à Ato disait : « puis arriva l’ennemi et le fleuve l’engloutit ». Et un autre disait : « Au sein du Tonnerre, le jeu n’existe guère ».

Le Tonnerre était le nom de ce fleuve turbulent, pas vraiment large, qui descendait avec puissance depuis la Cordillère des Hordes.

Pourtant, eux, ils jouaient dans le Tonnerre, parce qu’ils le connaissaient bien et ils savaient jusqu’où ils pouvaient aller et à quel moment le jeu devenait dangereux. À Roche-Grande, à quelques mètres de la berge, se dressait une énorme roche qui fendait le courant les jours de crue. On disait que c’était une roche tombée du ciel, emplie de morjas, et que la toucher portait chance. Shaedra n’arrivait pas vraiment à croire que la roche soit autre chose qu’une grande roche, mais personne ne l’aurait dit vu le nombre incalculable de fois qu’elle l’avait touchée en y grimpant.

Arrivée sous les arbres, Shaedra aperçut la rive et sourit. L’une des choses qu’elle aimait le plus, c’était la rive du fleuve à cet endroit précis, car les arbres, dont les branches frôlaient la superficie de l’eau, se courbaient et projetaient une ombre dense.

Avec Akyn et Aléria, elle avait l’habitude de jouer à grimper dans les arbres et à faire plier et plonger les branches dans l’eau. Salkysso venait souvent avec eux, et Galgarrios aussi.

Roche-Grande était le lieu idéal pour les jeux, et quelques jeunes plus âgés, pour se moquer, l’appelaient la Garderie. Shaedra et ses amis avançaient le long des branches jusqu’à ce qu’elles fléchissent. Combien de fois étaient-ils tombés au beau milieu du fleuve en criant et riant, crachant de l’eau ! Shaedra, comme elle était plus légère, arrivait à garder l’équilibre plus longtemps et, quelquefois, elle parvenait à la grande roche sans se mouiller.

Grâce à elle, ils avaient pu placer des cordes entre les troncs et entre les branches ; ils aimaient cabrioler dessus, mais beaucoup finissaient par perdre l’équilibre et par tomber. Roche-Grande était un lieu où Shaedra avait passé de longues journées à rire avec les autres et à jouer à toutes sortes de jeux. Cependant, ces derniers jours, elle commençait à sentir que ce n’était plus un endroit pour eux. On n’y voyait que très peu de snoris. À partir de douze ans, on ne jouait plus. C’était quand même une idée effrayante.

Shaedra laissa son sac à dos au pied d’un arbre, attrapa une corde qu’elle se rappelait avoir attachée à une branche épaisse, et elle se mit à grimper tout en braillant :

— Celui qui m’attrape, je lui révèle le secret pour parler aux arbres !

— Je serai la première à t’attraper —répliqua Aléria.

Non, ils ne l’attraperaient pas, songea Shaedra. Elle abandonna la corde, qu’Akyn avait commencé à secouer, et elle sauta sur la branche d’un arbre. Elle saisit une autre corde et se laissa tomber en criant un ouuuu !, pendant que Galgarrios entrait dans le fleuve. Il allait certainement défendre la grande roche et monter la garde auprès d’un objet magique, devina-t-elle. Finalement, elle atterrit sur le sol de l’autre côté du petit bras mort du fleuve et elle se mit à observer ses amis.

— Qu’as-tu en ta possession ? —demanda Aléria à Galgarrios depuis la rive.

— Une épée qui peut faire trembler la terre —répondit Galgarrios.

— Oh ! Comme l’Épée de la Terreur ?

L’idée semblait plaire à Aléria.

— De fait, c’est l’Épée de la Terreur —répliqua le caïte.

— Parfait ! —fit Akyn—. Comme ça, quand on la plantera dans la roche, Shaedra ne pourra pas monter aux arbres parce que la terre tremblera, et elle devra nous dire son secret.

— Mais quiconque veut prendre mon épée devra d’abord m’affronter —dit Galgarrios, s’exprimant comme un véritable chevalier. Quand il jouait, il semblait plus malin qu’il ne l’était, pensa Shaedra, distraite, tandis qu’elle plissait les yeux en constatant qu’Aléria se hissait sur une branche.

— Je possède l’élixir de la force —annonça Aléria—, avec cette force je pourrai vaincre le gardien.

Elle brandit une potion imaginaire et l’avala d’une goulée. Shaedra vit que sa situation allait empirer et elle eut une idée. Elle s’élança en prenant de l’élan puis bondit en attrapant une corde au passage pendant qu’elle traçait des signes improvisés dans l’air et disait :

— L’île est impossible à trouver, elle est cachée entre les brumes et personne ne la voit. Tu as la force pour vaincre le gardien, mais tu ne le trouves pas… Aaah !

Concentrée comme elle l’était dans son discours, elle avait oublié un petit détail et c’est qu’elle avait sorti ses griffes et les avait frottées contre la corde, de sorte que celle-ci semblait sur le point de casser. Elle se laissa tomber et elle plongea dans l’eau, devenant soudain sourde au monde extérieur. Elle s’amusa à chercher une algue dans les bas-fonds, puis elle refit surface, triomphante, en aspirant une longue goulée d’air :

— J’ai la boussole qui vous montrera le chemin ! —dit-elle.

Elle avait encore des mèches de cheveux sur les yeux et elle ne sentit pas Akyn s’approcher. Il s’empara de l’algue, mais Shaedra réagit rapidement et s’éloigna à la nage pendant qu’Akyn essayait de la poursuivre. Akyn était plus rapide qu’elle à la nage ; cela, elle le savait depuis bien longtemps. C’est pourquoi, lorsqu’elle aperçut une corde, la première chose qu’elle fit, ce fut de s’y agripper et de grimper, ruisselante d’eau. Grrr, ça y est, elle avait tous les vêtements trempés. Mais cette fois elle ne pourrait pas accuser Galgarrios.

— Tu ne m’attraperas pas ! —lança-t-elle à Akyn, avec un petit rire moqueur.

Akyn sourit puis retourna auprès d’Aléria.

— Maintenant je peux te montrer le chemin vers l’île où se trouve l’Épée de la Terreur.

Tous deux saisirent une corde et se lancèrent dans le vide, mais ils n’arrivèrent pas jusqu’à la roche et ils tombèrent à l’eau au milieu des éclats de rire. Ils sortirent de l’eau et grimpèrent sur la roche où les attendait un gardien qui brandissait une énorme épée reluisante par une nuit de pleine lune. Shaedra les épiait, dissimulée derrière le feuillage.

— Prends ça, gardien ! —lançait Aléria à Galgarrios : celui-ci simula alors une profonde douleur au ventre et laissa tomber l’épée imaginaire.

Shaedra entendit tout à coup un bruit derrière elle. Elle fit volte-face, les sourcils froncés, et écarquilla les yeux.

Un ternian s’agrippait au tronc de l’arbre et la dévisageait, l’index posé sur ses lèvres, comme pour lui imposer silence. Un ternian ! Elle était restée clouée sur place, sans oser faire le moindre geste, ignorant comment réagir, car ceci ne faisait plus partie du jeu. Le ternian n’était pas un simple dessin sur un livre. Il était bien réel.

Il avait les cheveux noirs, les yeux verts et ses sourcils avaient des écailles argentées et cuivrées. Comme elle. Son visage lui rappelait fortement quelque chose. Soudain, elle comprit pourquoi et elle le regarda bouche bée.

— Murry ? —fit-elle dans un murmure.

Il hocha la tête et lui fit signe de s’approcher. Shaedra ne savait si elle allait succomber de bonheur ou de surprise. Sans s’apercevoir de ce qu’elle faisait, elle s’approcha de lui, tremblant de tous ses membres, tandis que Murry remuait, nerveux.

— Shaedra. Cela fait une semaine que j’essaie de te parler. Je devais te voir.

Il parlait sur un ton d’excuse. Maintenant qu’elle s’était approchée, elle vit qu’il était très maigre et qu’il avait des cernes très marqués sous les yeux. Shaedra mourait d’envie de lui poser des questions, elle voulait savoir tant de choses ! Mais elle ne parvint qu’à demander :

— Et Laygra ?

— Elle est loin d’ici, dans les Hordes. Je n’ai pas pu l’amener, elle n’a même pas quatorze ans.

Il parlait sur un ton épuisé, mais on voyait bien qu’il brûlait de tout lui raconter. Pourtant, le temps manquait.

— Boum ! Maintenant l’Épée de la Terreur est enfoncée dans la roche. Shaedra ! Tu dois tomber maintenant —annonçait Aléria depuis la grande roche.

Elle devait se laisser tomber, se dit distraitement Shaedra, atterrée. Murry lui prit la main et la serra avec fermeté.

— Reviens ici cette nuit à une heure. S’il te plaît —ajouta-t-il, comme si elle avait besoin de se faire prier.

Shaedra avala sa salive puis acquiesça. Bien sûr qu’elle viendrait !

— Tout ça n’est qu’un rêve —murmura-t-elle.

Pour la première fois depuis quatre ans, elle put voir Murry sourire.

— Non, petite sœur, ce n’est ni un rêve, ni un jeu.

Shaedra se laissa tomber en saisissant une corde et elle se demanda qu’est-ce qu’il avait voulu dire avec « petite sœur ». Étaient-ils vraiment frère et sœur ? Mais, si c’était vrai, ne serait-ce pas beaucoup plus logique ? Ils devaient l’être. Murry était son frère et Laygra sa sœur. Elle le savait depuis le début, pas vrai ? … Franchement, non, elle ne le savait pas. Elle se souvenait d’avoir joué avec eux, étant petite, entre les arbres et chez le Vieux… mais ses souvenirs étaient très confus, si confus qu’elle en arrivait même parfois à se demander si elle n’avait pas rêvé. Mais là ce n’était pas un rêve, se répéta-t-elle, alors qu’elle éclaboussait tout autour d’elle en s’immergeant dans l’eau. Murry avait été là, près d’elle, et il lui avait empoigné la main, lui laissant sans le vouloir une légère griffure sur la peau.

Elle avait survécu à l’attaque des nadres rouges. Laygra et lui avaient survécu. Et le Vieux ?, se demanda-t-elle. D’autres gens avaient-ils survécu ? Mais, pour l’instant, ce qui l’intéressait se résumait à penser que Murry l’avait retrouvée et qu’elle avait maintenant un frère et une sœur bien vivants.

Elle sortit de l’eau, un grand sourire aux lèvres. Les trois autres étaient tranquillement assis sur la roche, aussi trempés qu’elle.

— Tu nous racontes le secret pour parler aux arbres ? —demanda Galgarrios.

Shaedra acquiesça et se cala entre eux, sur la pierre.

— Le secret, mon ami, est de savoir écouter.

Par exemple, lorsqu’un ternian surgissait de nulle part, songea-t-elle. Mais elle garda cette dernière pensée pour elle.

— C’est vrai —dit Aléria sur un ton grave—, après quelques jours à écouter les arbres, ou disons plutôt, après quelques mois, c’est sûr que tu finis par les entendre comme tu m’entends maintenant.

Galgarrios fronça les sourcils.

— Ah bon ? Mais le secret ne faisait pas partie du jeu ?

Shaedra lâcha un long soupir. C’était impossible de plaisanter avec lui.

— Oui, Galgarrios. C’est pour ça, mieux vaut ne pas parler aux arbres, sinon tu finis par devenir fou.

Son expression montrait une telle perplexité que Shaedra crut qu’il allait dire une autre bêtise, mais il se tut, sans poser davantage de questions. De toutes façons, pour Galgarrios, même les dragons de terre pouvaient voler si la personne qui le lui disait était quelqu’un en qui il avait confiance. Et, pour le meilleur ou pour le pire, Galgarrios avait confiance en Shaedra.

4 Une vengeance

Quand Shaedra fut de retour à la taverne, ses vêtements étaient presque secs. C’était l’heure du dîner et l’établissement était bondé. Elle croisa Kirlens, au comptoir. Kirlens était un humain d’une soixantaine d’années, aux petits yeux et à l’expression sympathique qui avait l’air de ne jamais se laisser harasser par le travail. Comme il avait du pain sur la planche, il se contenta de lui sourire et de lui dire :

— Maintenant tu es snori, ma petite ! Demain tu me raconteras comment ça s’est passé, hein ?

Shaedra hocha la tête et alla se servir une assiettée de soupe dans la cuisine. Comme toujours, les soupes de Wiguy étaient délicieuses. Elle finit son assiette, puis elle donna un coup de main pour éplucher des pommes de terre et pour écosser des petits pois, jusqu’à ce que Wiguy la renvoie en lui disant :

— Allez, sors de là, tu me gênes, les pommes de terre, on ne les coupe pas si fin.

— Toi, tu les coupes trop gros —rétorqua-t-elle.

— Dis donc, qui c’est la cuisinière, ici ?

Shaedra ne protesta pas et profita de l’occasion pour aller s’enfermer dans sa chambre. Le ciel commençait à s’obscurcir sérieusement et par la fenêtre on ne voyait plus que des ombres sur les toits et une couleur d’un bleu presque noir qui invitait les gens à allumer les lampes dans leurs foyers. Sur une terrasse, on alluma une lanterne et Shaedra put discerner deux silhouettes, l’une assise, l’autre sur le qui-vive, un arc passé à l’épaule. C’étaient deux vigiles.

Tout à coup, elle se rendit compte que, si elle voulait sortir la nuit, elle devrait faire très attention de façon à ce que les vigiles ne la prennent pas pour une voleuse, ce qu’ils croiraient sans aucun doute s’ils la voyaient se déplacer de toit en toit en pleine nuit, à moins qu’ils ne la reconnaissent comme Shaedra, la terniane vagabonde des toits. Mieux valait ne pas être vue si elle ne voulait pas que, le jour suivant, on la dévisage avec méfiance. Maintenant que tout le monde s’était plus ou moins habitué à ce qu’une terniane vive à Ato, ce n’était pas une bonne idée de se faire remarquer.

Bien. Donc, elle devait sortir d’Ato sans que personne ne la voie. L’idée lui parut amusante et palpitante. Pendant un court moment, elle regretta de n’avoir rien dit à Akyn et à Aléria. Eux aussi auraient trouvé que ce serait une belle aventure… Toutefois, il était plus que probable qu’Aléria argumente que sortir de la ville comme des fugitifs était tout à fait inconvenant. Bah. En plus, elle venait d’apprendre qu’elle avait un frère et la nouvelle était trop récente pour la partager. Elle irait seule.

Elle s’écarta de la fenêtre et s’allongea sur son lit, tout habillée, l’air songeuse.

Tout ce qui était arrivé ce jour-là avait été vraiment sensationnel. De simple néru, elle était devenue snori et elle allait apprendre davantage de secrets sur le jaïpu, sur le morjas et sur tout ce qu’elle devait savoir pour devenir une kal. Ce jour-là, une inimitié irréparable s’était déclarée entre elle et Marelta, mais elle avait aussi connu quelqu’un de nouveau, Suminaria, quoiqu’elle ait à peine parlé avec elle. D’où pouvait-elle bien venir ? Elle l’avait entendue parler d’Aefna. Venait-elle de la Grande Pagode ? Tiyanne comme elle l’était, et de la Grande Pagode, elle devait avoir de bonnes raisons pour venir à Ato, pensa-t-elle, intriguée. Mais elle lui avait paru un peu antipathique et imbue d’elle-même. Malgré tout, elle devait reconnaître que Suminaria était une bonne lutteuse. Il restait à savoir si elle était aussi douée dans les autres disciplines.

Shaedra fixait le plafond. Il faisait déjà nuit noire et dix heures avaient sonné. Elle craignait de s’endormir et de se réveiller à l’aube. Elle s’imaginait Murry, l’attendant dans les bois, seul, et une vague de détermination l’envahit. Alors… quel pouvait être le meilleur des chemins ?

Elle repassa les toits en mémoire, évaluant lesquels emprunter, décidant où elle en descendrait, se demandant quels endroits étaient les plus sombres. Une froide logique l’envahissait tandis que, petit à petit, elle traçait mentalement le chemin à suivre.

Ato avait en tout trois tourelles de guet qui dépassaient à peine les maisons. Trois postes et chacun avec deux vigiles en alerte, surveillant les alentours. En alerte ? Vraiment ? Cela faisait des mois qu’il n’y avait aucune attaque de monstres. Les vigiles devaient sûrement être à moitié assoupis, décida-t-elle.

Puis elle fronça les sourcils. Non. Ils devaient être sur leurs gardes, se dit-elle, en se rappelant une phrase que Sayn, le commerçant, répétait si souvent : “ne sous-estime jamais tes ennemis, la prudence te gardera longtemps en vie”. Un conseil peu courageux, mais un bon conseil en fin de compte.

Ces vigiles-là étaient des cékals de la Garde d’Ato… Shaedra se pétrifia. Pensait-elle vraiment ce qu’elle venait de penser ? Avait-elle dit « ennemis » ? Elle pâlit. Considérait-elle donc les autorités d’Ato comme ses ennemis ? Cela n’avait pas de sens. Elle ne les avait considérés comme tels que parce qu’elle essayait d’échapper à leur surveillance. Ce n’était qu’un jeu, rien de plus, n’est-ce pas ?

Elle entendit les paroles de Murry aussi clairement que s’il les lui disait à l’instant : “Non, petite sœur, ce n’est ni un rêve, ni un jeu”. Mais alors, qu’était-ce ?

Elle lâcha un soupir et pensa qu’elle avait l’esprit confus et que la meilleure chose à faire était de cesser de penser. Et, malgré elle, elle s’endormit.

Elle rêva de Murry et Laygra, alors qu’ils n’étaient qu’enfants. Ils couraient en riant, à travers le pré en amont de la vallée. Le soleil disparaissait entre les pics et le ciel se teintait d’une couleur flamboyante. Alors, les rires firent place aux cris de Shaedra qui appelait vainement ses frère et sœur jusqu’à ce que la voix cruelle de Marelta, lui réponde : “Sauvage, sauvage !”. Un bruit semblable au claquement d’une porte métallique la réveilla et elle crut entendre encore la voix de Marelta dont la tonalité devenait de plus en plus monstrueuse. Elle secoua la tête et vit qu’elle se trouvait encore dans sa chambre plongée dans l’obscurité. Il n’y avait personne.

À cet instant, minuit sonna d’un bruit de cloche sourd.

Ce n’était qu’un cauchemar, se répéta-t-elle. Elle se souvint qu’elle avait quelque chose à faire, mais quoi ?

L’image très nette de son frère agrippé au tronc de l’arbre lui revint en mémoire, ses yeux brillants et son visage épuisé… Murry !

Elle se leva d’un bond et se dit que les dieux l’avaient réveillée. Après tout, quelquefois, les cauchemars pouvaient avoir un effet bénéfique. Un sourire aux lèvres, elle remercia Marelta pour son rêve et ouvrit la fenêtre en silence. Et elle s’arrêta net.

Bien sûr, c’était ce bruit fracassant qui l’avait réveillée. Il pleuvait des cordes et, à ce moment même, un coup de tonnerre assourdissant retentit et la terre parut trembler. Shaedra referma la fenêtre et réfléchit.

Si la foudre la frappait, c’était fichu. Elle n’avait pas envie de finir carbonisée, pensa-t-elle.

Bien, sachant cela, quelles options lui restait-il ? Le vent s’était levé et la pluie battante tambourinait contre les vitres. Elle songea distraitement au fait que, s’il grêlait, les fleurs des soredrips tomberaient et qu’il n’y aurait pas de baies cette année.

Elle devait sortir, se souvint-elle soudain. Elle leva son regard vers la corde et, sur la pointe des pieds, attrapa la cape qui, dans l’obscurité, avait l’air d’un spectre noir.

Ses vêtements n’allaient pas être secs pour le lendemain, mais qu’importe ? Elle ouvrit la fenêtre, disposa un vieux chiffon sur le parquet, au cas où l’eau entrerait, puis elle sortit sous l’averse, saisit le bord de la fenêtre avec une de ses griffes et la ferma autant qu’elle le put. Le temps de sauter sur un autre toit, elle était déjà trempée. Elle leva la tête vers le ciel puis tourna son regard vers la lumière des vigiles et put ainsi voir tomber du ciel des flèches d’eau. Elle soupira. Elle n’avait pas besoin de les voir puisqu’elle les sentait déjà sur son visage. Les deux vigiles étaient à l’abri sous une toile. La pluie les empêcherait de voir quoi que ce soit.

L’un des avantages de l’averse, c’était qu’il n’y avait pas un chat dans les rues. Par une telle nuit, pas même un voleur n’aurait eu le courage de mettre le nez dehors.

Bien que, la veille, le jour ait été particulièrement beau, la nuit et les gouttes d’eau étaient froides. Shaedra se mit bientôt à trembler de la tête aux pieds. À un moment donné, elle crut glisser du toit et elle s’accrocha en sortant ses griffes, craignant à tout instant de faire du bruit.

Finalement, elle arriva dans une des rues périphériques et, les toits n’étant plus que des toits de chaume, pour éviter de débarquer tout d’un coup à l’intérieur d’une maison, elle rejoignit aussi silencieusement que possible la rue embourbée. Tout le monde dormait. Elle passa par-dessus une charrette délabrée et arriva enfin à la lisière de la forêt.

Quand elle parvint sous les arbres, elle respira plus tranquille. De temps à autres, une énorme goutte lui tombait dessus, mais, au moins, elle n’avait plus l’impression de recevoir sur la tête un seau de soupe froide à chaque pas. Malgré tout, elle avait la sensation de patouiller comme un poisson dans la boue et ses vêtements lui semblaient peser aussi lourd qu’une armure complète.

Elle s’enfonça dans la forêt, dans l’obscurité la plus totale. Elle croyait se souvenir de l’emplacement des arbres et des arbustes sur le bout des doigts, mais, en chemin, elle trébucha plusieurs fois, une racine lui fit un croche-pied et elle se serait affalée tout du long si elle ne s’était pas retenue à un tronc.

Et si Murry était parti ?, se demanda-t-elle tout à coup. Et s’il avait cru qu’avec la pluie elle ne viendrait pas ?

Elle continua à marcher, jusqu’au moment où elle entendit un bruit entre le feuillage et elle s’immobilisa, paralysée. Elle souhaita de tout son cœur que celui qui avait provoqué ce bruit ne soit autre que Murry. Les dessins du livre de la bibliothèque lui vinrent à l’esprit et elle blêmit. Le ciel s’illumina et quelques secondes plus tard le tonnerre retentit. La pluie redoubla et le bruit entre les arbustes se fit de nouveau entendre. Alors, une silhouette surgit, bien plus grande qu’elle.

— Bonjour, Shaedra. J’ai cru qu’avec cet orage tu ne viendrais pas.

Shaedra sursauta et inspira profondément pour se calmer. Ce n’était que Murry. Maintenant elle était en sécurité.

Elle se jeta sur lui et le serra très fort dans ses bras.

— Murry ! J’avais cru que tu étais mort. Tout ce temps… Je croyais…

Il lui caressait les cheveux avec douceur. Il lui parla, la voix tremblante.

— Oui. Nous aurions pu mourir. Mais nous avons réussi à nous échapper. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous chassions quand ils sont arrivés. J’ai pris Laygra et nous avons grimpé aux arbres. Ils ne nous ont pas vus. Après, nous sommes partis à ta recherche, mais nous ne t’avons pas trouvée. J’étais persuadé que tu étais morte, cela fait seulement quelques mois que j’ai su.

— Moi, ce jour-là, je suis revenue au village et j’ai vu que tout avait été détruit —dit Shaedra, les dents serrées—. Puis Kahisso est venu avec Djaïra et Wundail, et il m’a sauvé la vie, et après il m’a envoyée ici.

Ils s’écartèrent l’un de l’autre et demeurèrent un moment en silence, émus.

— Comment… comment tu as su que j’étais vivante ? —demanda-t-elle alors.

Murry secoua la tête.

— Kahisso me l’a dit.

Shaedra en resta bouche bée.

— Tu connais Kahisso ?

— Il y a quelques mois, il est passé par le village où j’ai vécu ces trois dernières années. C’est un village de ternians, et il n’a pas été très bien accueilli, mais, quand il a guéri une fillette malade, ils lui ont demandé de rester quelques jours de plus, pour le remercier. Il a entendu notre histoire et il a compris que nous devions te connaître, bien qu’il ait été très surpris par une telle coïncidence. Je lui ai alors dit que tu étais notre sœur et, lui, il m’a dit où tu vivais. —Il marqua une pause et sa voix trembla légèrement quand il continua—. Il m’a expliqué qu’il t’avait envoyée à Ato en compagnie d’un centaure lunaire et qu’il ne t’avait pas revue depuis. Je me suis fâché contre lui —avoua-t-il.

Shaedra plissa le front.

— Comment ça, tu t’es fâché ?

Murry s’assit sur une racine et l’invita à faire de même.

— Les centaures lunaires sont des créatures dangereuses.

Shaedra s’indigna.

— Alfi était quelqu’un de formidable !

— Mm. Kahisso m’a dit que tu ne courais aucun danger, mais, moi, j’ai vu des centaures lunaires et ces créatures ne m’ont pas semblé très amicales. Quoi qu’il en soit —dit-il, en levant la main pour la faire taire—, tu es arrivée à Ato saine et sauve. C’est ce qui compte pour l’instant.

Il y eut un silence.

— Et tu as laissé Laygra toute seule dans ce village pour venir ici ? —demanda Shaedra avec un frisson.

Murry sourit.

— C’est un village de ternians, Shaedra. Ils nous ont recueillis et nous ont protégés après que nous avons erré dans les montagnes pendant presque un an. Laygra est tombée malade et elle serait morte s’ils ne l’avaient pas soignée. J’ai confiance en mon peuple.

Shaedra répéta cette dernière phrase dans sa tête plusieurs fois, hallucinée. Son peuple ? Il semblait être fier d’appartenir à un peuple. Un peuple de ternians.

— Dans ton village… il n’y a que des ternians ? —demanda-t-elle à voix basse. Elle prononça le « ton village » sur un ton neutre.

— Oui, tous le sont. Une grande différence avec ta ville —remarqua-t-il.

Alors, Shaedra ne put retenir la question qu’elle se posait depuis un bon moment :

— Pourquoi est-ce que tu es venu ?

Dit comme ça, cela semblait presque une accusation. Elle essaya d’adoucir un peu le ton :

— Je veux dire, pourquoi après tant de temps… ?

— Parce que nous croyions que nous t’avions perdue pour toujours —répliqua-t-il sans s’offusquer— et, quand j’ai su que tu vivais, j’ai pensé que tu voudrais nous aider à nous venger.

Ses yeux verts étincelaient dans la nuit. Nous venger ?, se répéta-t-elle, déconcertée.

— Nous venger de quoi ? —articula-t-elle.

Cette fois, Murry sursauta, médusé.

— Nous venger de Jaïxel, bien sûr.

Shaedra cligna des yeux, essayant de comprendre. Jaïxel, se dit-elle. Il en parlait comme si elle devait le connaître, mais, à vrai dire, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais entendu ce nom.

— Jaïxel ?

À présent, Murry était clairement ébahi.

— La liche, Shaedra ! Jaïxel. Celui qui a envoyé les nadres rouges contre le village d’humains. Celui qui a rasé tout le village pour nous tuer !

Shaedra se leva d’un bond, effrayée, et recula. Murry avait changé, ce n’était plus le même. Ce n’était plus l’enfant paisible et presque timide dont elle se souvenait.

— Qu’est-ce qui se passe, Shaedra ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? Ne me dis pas que tu ne te souviens de rien ? Tu ne sais pas ce que nos parents sont devenus ?

Shaedra nia de la tête. Elle avait l’impression d’avoir deux tambours qui résonnaient et retentissaient dans ses oreilles. Murry s’était levé et l’avait prise par les épaules, la regardant fixement.

— Je ne suis pas la personne la mieux placée pour te le dire, mais écoute, nos parents étaient ternians comme nous, avant de se perdre pour toujours.

— Avant de mourir, tu veux dire ?

— Non. Ils ne sont pas morts. Pas vraiment. —Il fit une pause et parla entre ses dents, comme si l’aveu le faisait souffrir— : Ils se sont transformés.

Shaedra fronça les sourcils. Ils se sont transformés ? Mais en quoi ? Elle examina les yeux de Murry et se figura qu’ils s’étaient transformés en monstres, en géants, en…

— Que veux-tu dire avec « ils se sont transformés » ? —lança-t-elle, déconcertée.

L’expression de Murry s’assombrit encore plus.

— C’étaient des nécromanciens, Shaedra. Ils ne sont plus mortels. Ils ont disparu et personne n’a plus jamais entendu parler d’eux.

Shaedra le dévisagea, bouleversée. La nouvelle était terrifiante. Pourtant, elle n’arrivait pas à se sentir concernée. Après tout, elle n’avait jamais connu ses parents. Pour elle, c’étaient des inconnus.

— Mais qu’est-ce qu’ils ont à voir avec nous ?

— Tu te le demandes vraiment ? —répliqua amèrement Murry—. Le village ternian nous a accueillis d’abord parce que notre sœur était malade et, après, ils ont voulu nous jeter dehors. Si l’on n’a pas été condamnés à mort, ce n’est que grâce à leur chef qui nous a fait promettre que jamais nous n’essayerions de contrôler les énergies. Nous sommes des enfants maudits, Shaedra. Les enfants de morts-vivants —cracha-t-il—, des enfants de nakrus.

Un nakrus, pensa Shaedra, se sentant défaillir. Elle pensa à l’image du livre et se souvint des paroles de Galgarrios, “Berk, c’est répugnant, un nakrus”. Si Murry disait vrai, il était clair que tous les mortels les mettraient à la porte où qu’ils aillent. C’était presque un miracle que le chef du village, tout en sachant qui ils étaient, ait permis à Murry et à Laygra de rester.

— Et c’est qui ce Jaïxel, au juste ? —demanda-t-elle—. Qu’a-t-il à voir avec nos parents ?

À l’évidence, Murry ne s’attendait pas à ce qu’elle se remette si vite. Il fronça les sourcils, l’air grave.

— Jaïxel est une liche très puissante. Nos parents ont volé quelque chose qui lui appartient. Je crois que c’est une partie de son phylactère. D’après ce qu’on raconte, il le cherche depuis des années et, quand il a su que nous étions les enfants des voleurs, il a voulu se venger.

Shaedra le regarda bouche bée.

— Alors, comme ça, quelqu’un vole un truc à un autre et celui-là s’en prend à des innocents ? Quelle crapule ! —s’indigna-t-elle.

Murry secoua la tête.

— Tout ça est très grave, Shaedra. Jaïxel n’est pas un simple commerçant auquel on a volé quelques perles. C’est une liche à qui l’on a volé une partie de son âme.

Shaedra se mordit la lèvre, songeuse.

— Je vois. Et il remuera ciel et terre pour la retrouver, pas vrai ? —demanda-t-elle.

Murry se laissa tomber sur la racine et soupira tout en hochant la tête.

— C’est bien ça.

Il avait l’air abattu. Shaedra esquissa un sourire. Que la foudre la frappe avant qu’elle ne se sente abattue ! Mais une peur indescriptible qui lui tétanisait les muscles s’emparait d’elle. C’était une peur semblable à celle qu’elle avait ressentie le jour où Yori lui avait montré ses dents pointues et avait feint de l’attaquer. Elle avait peur, oui, parce qu’elle avait la quasi-certitude que ce que cherchait Jaïxel était précisément le collier qu’elle portait autour du cou. Elle se mordilla la lèvre et se répéta avec insistance : la quasi certitude.

5 Un voyage avec le jaïpu

— Asseyez-vous —dit le maître Aynorin— et fermez les yeux.

Shaedra s’assit sur le parquet en bois et ferma les yeux.

“Reste à Ato et fais comme si rien ne s’était passé”, lui disait l’écho de la voix de Murry. “Je reviendrai quand j’en saurai plus sur Jaïxel. Prépare-toi comme tu peux. Profite du savoir qu’on peut te donner. Lis tous les livres qui, selon toi, pourront nous être utiles. Je veux que tu saches, Shaedra, que nous voulons nous venger d’une créature qui n’a pas hésité à tuer tout un village, tous innocents, et nous y parviendrons, d’une façon ou d’une autre. Mais je ne veux pas non plus que tu y penses tout le temps. Moi, ce que je voulais avant tout, c’était te voir de mes propres yeux. M’assurer que tu étais vivante. Sois prudente.”

C’étaient les derniers mots qu’ils avaient échangés, avant que Shaedra fasse demi-tour et revienne à la taverne du Cerf ailé. L’orage avait cessé, mais elle était revenue couverte de boue et il ne lui restait que quelques heures pour dormir avant que l’aube se lève. Elle avait dû mettre la tunique bleue dont la couleur lui paraissait ridiculement criarde et que Wiguy lui avait offerte deux ans auparavant tout en lui disant qu’ainsi elle aurait l’air moins sauvage. À cette époque, elle n’avait pas encore compris que Wiguy ne prétendait pas l’insulter et elle lui avait jeté la tunique à la figure, des larmes de rage brillant dans ses yeux. Depuis ce jour, Wiguy ne lui avait plus offert d’habits, et elle se contentait de lui faire des tartes. Au fond, Wiguy avait bon cœur.

Et voilà, maintenant elle se trouvait assise avec les autres et se préparait à recevoir sa première leçon de snori sur les énergies. C’était la première fois qu’on lui demandait de fermer les yeux pour sentir le jaïpu à l’intérieur d’elle-même. Elle le sentait, vibrant et vif, tendu comme la corde d’un arc prête à tirer une flèche létale.

Cependant, le jaïpu ne pouvait pas sortir du corps. C’était la force de la vie, et chacun en avait une différente. C’est pourquoi le Daïlerrin avait dit qu’il fallait apprendre à la connaître avant de pouvoir la contrôler. Et Shaedra avait appris à connaître son jaïpu. Mais le contrôler, c’était une autre affaire. Comment pouvait-on contrôler quelque chose que l’on était déjà censé dominer ? À moins qu’elle ne maîtrise pas ses gestes de tous les jours, ce qui aurait été absurde. Pourtant, le maître Aynorin assurait qu’ils ne savaient pas encore dompter le jaïpu.

— Respirez calmement —disait-il posément—, obstruez les liens de votre corps avec le morjas. Allez au plus profond de votre être et cheminez vers tout ce qui vous paraît intéressant. Cheminez en vous-mêmes. C’est seulement en cheminant et en vous connaissant que vous pourrez être sûrs de vous-mêmes. C’est seulement de cette façon que vous pourrez choisir le meilleur chemin quand vous aurez des doutes. Plongez dans votre jaïpu et sondez-vous.

Shaedra avait analysé son jaïpu dix mille fois, mais jamais le maître Yinur ne leur avait présenté l’exploration de leur jaïpu de cette façon. Intriguée, elle suivit les conseils du maître Aynorin et plongea en elle-même, au plus profond. Jusqu’où arriverait-elle ?, se demanda-t-elle. Quelle profondeur pouvait-il y avoir dans une énergie ?

Elle sentit que la corde vibrante se transformait petit à petit en filaments, en une infinité de filaments, en une sorte de chevelure embroussaillée qui se mouvait avec la rapidité de l’éclair. Elle se sentit étrangement euphorique. Était-ce à cause de la vitesse ? Elle ferma les yeux avec plus de force et décida d’apaiser son euphorie. Cela n’avait pas de sens d’avoir envie de rire là où elle se trouvait.

Soudain, elle entendit un éclat de rire à côté d’elle et elle ouvrit les yeux. C’était Akyn qui venait de rire. Par tous les démons, que pouvait-il bien y avoir de si drôle dans son jaïpu ? Elle regarda autour d’elle et vit que certains avaient le visage paisible et que beaucoup souriaient. Voir Yori sourire lui causa une forte impression. Si sa mémoire était bonne, elle ne l’avait jamais vu sourire si ouvertement comme en ce moment, avec cette expression sincère qu’il arborait rarement ; toutefois, ses dents pointues lui donnaient encore un air féroce. Shaedra fronça les sourcils. Que signifiait cette épreuve ?

Elle croisa le regard d’Aynorin et celui-ci dut percevoir son appréhension, car il lui fit un signe de tête encourageant. Shaedra rassembla son courage et referma les yeux.

Parcourir la surface du jaïpu et pénétrer à l’intérieur étaient deux choses très différentes. Jusqu’alors, Shaedra ignorait que l’on pouvait trouver une entrée dans cet enchevêtrement de fils. Plus encore, elle ignorait qu’il existait une structure spécifique. À présent, elle voyait que le but du maître Yinur avait été simplement de les familiariser avec l’équilibre entre le jaïpu interne et le morjas externe et de leur faire connaître les bases de chaque énergie.

Après une brève hésitation, elle s’isola du morjas, s’isolant ainsi du reste du monde.

Il n’y avait qu’une façon de comprendre l’essence du jaïpu : entrer dans son propre jaïpu. En essayant, elle se rendit compte qu’elle était déjà à l’intérieur et que la seule chose qu’avait voulu dire le maître Aynorin, c’était qu’il fallait focaliser les forces là où se trouvait le centre du jaïpu. Elle ne put le situer avec exactitude dans son corps et elle en arriva à se demander s’il existait réellement matériellement, mais elle le trouva si facilement qu’elle en fut presque déçue.

Elle se souvint que la leçon n’était pas terminée et qu’il lui fallait encore analyser, partir de chaque fil et le comprendre… cela lui sembla aussitôt une tâche impossible. Comment donc pouvait-elle suivre tous ces fils et les analyser un par un ? Il lui faudrait des années pour cela !

Une autre vague de déception l’envahit, mais elle se cramponna à son éternel optimisme et raisonna. Pourquoi serait-il nécessaire de connaître tous les fils ? Ceci n’était pas l’objectif. L’objectif était de se connaître soi-même, et ces fils ce n’était pas elle, puisqu’elle ne les connaissait pas, n’est-ce pas ? Comment aurait-elle pu avoir en elle quelque chose qu’elle ne connaissait pas ?

Il était difficile de s’identifier à cette masse qui ressemblait à un écheveau composé de fils tous différents. Lorsqu’elle ne voyait que sa superficie, le jaïpu paraissait beaucoup plus organisé et homogène, se dit-elle avec un certain regret. Ce ne serait pas facile de se faire à l’idée que le jaïpu était, en réalité, un enchevêtrement incompréhensible ; mais, à dire vrai, s’il en était ainsi, cela était plus logique et, surtout, plus passionnant et intéressant.

Elle s’approcha du centre et éprouva à nouveau l’euphorie d’avant. Tant d’euphorie lui donnait presque le vertige. Prise de rage, elle écarta les fils qui s’immisçaient en elle, comme pour la sonder. Qu’ils la laissent passer, elle n’était pas un jouet ! Incroyable : les fils lui obéirent et se replièrent.

Shaedra en demeura déconcertée un moment, puis elle avança, méfiante. Ces fils possédaient-ils leur propre esprit ? Avaient-ils une volonté propre ? Contrôler, pensa-t-elle. Le mot contrôler en disait beaucoup sur le jaïpu. Le jaïpu ne lui appartenait pas à proprement parler, en tout cas ce n’était pas elle, mais il était en elle. Comme un parasite ? Comme un maître ? Ou un vassal ?, se demanda-t-elle alors. Franchement, elle préférait la troisième option. Il lui vint à l’esprit qu’il ne s’agissait peut-être de rien de tout cela, que peut-être le jaïpu était un peu comme elle, maître de lui-même et de personne d’autre. L’idée lui plut et elle pensa : et si on faisait une alliance ?

Les fils se pétrifièrent soudain et Shaedra aussi, sidérée et fascinée. Le jaïpu l’avait-il entendue ?

Lentement, comme si elle craignait que, d’un coup, les fils l’enferment et l’emprisonnent, elle avança vers le cœur de l’énergie et s’y arrêta, songeuse. Elle dut admettre qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait. Distraitement, elle pensa qu’elle se trouvait encore assise dans la salle, dans un complet silence. Les autres étaient-ils en train de pactiser avec leurs jaïpus, ou étaient-ils en train de le dominer, le brisant sans compassion ?

Il avait semblé à Shaedra que son jaïpu n’était pas d’une nature mauvaise ni obstinée et elle pensait pouvoir faire un pacte avec lui. De plus, avec cette alliance, le jaïpu ne pouvait qu’y gagner. Demeurer renfermé sur lui-même, oublié et timide ne pouvait pas lui être profitable. Il finirait par se racornir et se consumer d’ennui.

Bon, alors, comment faisait-on un pacte ? Elle pensa aux papiers, aux longs parchemins avec des articles sans fin qui auraient pu se résumer en quelques mots… elle secoua la tête. Ce genre de pacte était fait pour les légistes et les administrateurs, qu’ils se les gardent. Elle, elle voulait seulement de l’amitié. Et pour cela il fallait connaître la personne ou, dans ce cas, l’énergie.

Était-elle en train de divaguer ?, se demanda-t-elle. Était-elle en train de retarder le moment où elle devrait prendre possession du jaïpu par la force ? Elle espérait que non. Ce n’était pas de la lâcheté ce qui la poussait à agir de la sorte, se convainquit-elle, c’était de la logique. Pourquoi s’emparer de quelqu’un qui pouvait être son ami ? Pourquoi attaquer l’adversaire avant de le connaître et avant de savoir s’il en était vraiment un ?

Shaedra soupira, elle ne sut si mentalement ou physiquement. Une chose était sûre : elle tergiversait trop pour une chose si simple, qui consistait à bien s’entendre avec son jaïpu, or celui-ci paraissait disposé à collaborer. Alors, elle eut une idée. Si Shaedra ne connaissait pas bien le jaïpu, le jaïpu, lui, devait se connaître lui-même, n’est-ce pas ?, ou le monde était-il devenu fou ?

Montre-moi qui tu es, pensa-t-elle avec force. Et immédiatement les fils se mirent à bouger et à s’enrouler avec douceur. Elle perçut une pensée : voyage. Un voyage ?

Aussitôt, le jaïpu la guida à la vitesse de l’éclair partout ; il tournait et virevoltait, faisait demi-tour, avançait, virait, arrivait partout sans arriver nulle part.

Arrête !, lui dit-elle, quand elle se sentit défaillir. Aussitôt, le jaïpu s’arrêta brusquement, comme surpris, et les fils recommencèrent à la tâtonner, comme si lui aussi cherchait à la connaître. Shaedra plissa les yeux, mais ne dit rien.

Elle ne pouvait pas dire que le voyage ne lui avait pas plu, mais sincèrement elle n’avait pas compris grand-chose. Mis à part que le jaïpu était un monde qui ne se comprenait pas si facilement. Comme avait dit le Daïlerrin, les snoris connaissaient les énergies du monde : ils ne les comprenaient pas encore, mais ils en étaient conscients, “et ça, c’est déjà un début”, avait-il dit.

Bon, se dit Shaedra. C’est pour ça qu’elle était là, pour apprendre. Murry ne lui avait-il pas dit : “Profite du savoir qu’on peut te donner” ? Eh bien, c’est ce qu’elle faisait, bien qu’elle sache intérieurement que Murry n’avait en réalité aucune idée de ce qu’était le jaïpu.

Shaedra sourit et ouvrit les yeux, rétablissant le contact avec le morjas. Lui ne le savait pas, mais elle non plus. Et elle avait la certitude qu’elle ne le saurait jamais complètement.

— Maintenant que vous vous êtes familiarisés avec votre jaïpu —dit le maître Aynorin au bout d’un moment, quand tous eurent recouvré leurs sens—, je vous invite à faire une course, qu’en pensez-vous ?

6 Nakrus

Shaedra devança tout le monde, sauf Yori, lequel avait hérité les longues jambes élastiques et très rapides des mirols et, même lui, elle avait été à deux doigts de le vaincre. Victorieux, Yori, outre les regards admiratifs que tous lui lançaient, se pavanait, la bouche pleine de paroles arrogantes, et montrait, derrière son demi-sourire, ses dents pointues.

Cet ilsère était franchement horripilant, pensa Shaedra, énervée, tandis qu’ils retournaient à leurs positions de départ.

Le maître Aynorin était assis sur le rebord de la muraille de l’arène et il balançait tranquillement ses pieds dans le vide tout en motivant ses élèves. Il n’avait pas bougé depuis qu’ils avaient commencé les courses.

— Bien, les jeunes —dit-il—. Maintenant, nous allons faire des courses deux par deux et, ceux qui observent, vous me direz qui a utilisé le jaïpu correctement. Oui, ne me regardez pas comme ça, allons, il faut bien apprendre à observer les jaïpus des autres, aussi.

Les premiers furent Akyn et Laya. Akyn était rapide, mais Laya l’était aussi. La course fut très serrée, mais Shaedra ne se soucia pas de savoir qui l’emporterait : son devoir était de deviner comment chacun mettait en fonctionnement son jaïpu, et cela lui demandait toute sa concentration.

Elle eut l’impression que Laya projetait tout son jaïpu vers l’avant. Ce qui était une mauvaise idée parce qu’il était bien plus facile de perdre l’équilibre. Quant à Akyn, son jaïpu semblait pousser dans tous les sens, incertain, mais avec une force surprenante.

— Qui va gagner, selon vous ? —demanda soudain le maître Aynorin.

Shaedra sursauta. Le maître était descendu dans l’arène et il se trouvait à présent juste derrière elle. Elle ne l’avait pas entendu s’approcher.

— Akyn —affirma Shaedra, avec certitude—. Au moins, lui, il a un jaïpu équilibré, on dirait.

Le maître Aynorin laissa échapper un rire amusé.

— Équilibré —répéta-t-il—, oui, là, il a l’air équilibré. Pourtant, tu as raison, si Laya reçoit le moindre changement énergétique du jaïpu ou du morjas, nous la retrouverons étalée sur le sable.

Cependant, c’est Laya qui l’emporta, et la réaction d’Akyn amusa Shaedra : il donna une petite tape à l’elfe victorieuse, qui tituba, déséquilibrée. Il lui fallut un bon moment pour se remettre.

— Vous voyez, chers disciples ? —dit le maître Aynorin, l’air radieux—. Il faut prendre en compte plusieurs facteurs. Akyn semblait vouloir se dédoubler pour répandre son jaïpu tout autour, ce qui, loin d’accélérer sa course, l’a ralentie.

Akyn acquiesça et s’assit auprès de Shaedra et d’Aléria.

— Mais en même temps, Laya, toi, tu as mis toute ta volonté pour arriver à ton objectif et tu en as fait trop. On aurait dit que tu accomplissais un rêve dans le futur. Il ne faut pas être si pressé. Chaque chose en son temps, d’autant plus si la situation est délicate : ne vous laissez jamais dépasser par l’objectif à atteindre, c’est compris ? Et ne projette pas tout ton jaïpu de cette façon. Il est très rare qu’un bon celmiste ait besoin de faire ces choses-là. Le moindre changement autour de toi peut te jeter à terre. Je doute que cette expérience ait plu à ton jaïpu.

Laya acquiesçait avec sérieux, s’empourprant quelque peu. Le maître Aynorin l’avait critiquée bien plus longuement qu’Akyn et, pourtant, elle avait gagné, remarqua Shaedra.

— Bien —fit le maître Aynorin—. Les suivants. Galgarrios et Kajert.

Shaedra se rendit soudain compte qu’il choisissait les groupes de la même race, de façon à ce qu’ils aient presque les mêmes possibilités de l’emporter. Elle comprit sa stratégie : il voulait que tous se concentrent sur le jaïpu et non sur la constitution de chacun, pour leur démontrer que le jaïpu avait une véritable influence sur la réaction du corps.

La course commença. Cette fois, elle peina à deviner la façon dont les deux caïtes utilisaient leur jaïpu. Ils atteignirent le but en même temps sans que Shaedra puisse s’expliquer lequel d’entre eux avait le mieux agi avec le jaïpu.

Elle observa du coin de l’œil le maître Aynorin. Un sourire dansait sur ses lèvres du maître.

— Bien —dit-il aux deux caïtes, l’air approbateur—. Vous avez essayé tous les deux des techniques différentes. Et, vous avez tous remarqué ?, ils sont arrivés exactement en même temps, ou presque, peu importe. Mais, alors, quelqu’un peut-il me dire pourquoi ?

Il y eut un silence. Personne ne semblait avoir la réponse. C’est pourquoi, lorsque la voix de Suminaria s’éleva, tous la regardèrent, perplexes.

— Ils sont arrivés en même temps parce que tous deux sont des caïtes forts et qu’ils courent presque aussi vite l’un que l’autre. Le jaïpu ne les a aidés en rien, aucun des deux.

La tiyanne parlait avec clarté, l’air de ne pas douter une seconde d’avoir raison. Et, pour comble, le maître Aynorin répondit :

— Bonne réponse. Le jaïpu ne les a aidés en rien —souligna-t-il—. Bon ! Je veux que vous sachiez tous, qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’utiliser le jaïpu. Chacun doit apprendre à connaître son propre chemin. Aryès, Marelta, vous êtes les suivants.

Shaedra se répéta plusieurs fois les paroles du maître et suivit distraitement la course d’Aryès et de Marelta. Le premier semblait construire un bouclier qui l’entourait, comme s’il voulait que celui-ci le transporte dans les airs, telle une bulle, vers le but. Marelta par contre, courait de toutes ses forces, en projetant son jaïpu vers l’avant un peu à la manière de Laya, bien que plus modérément.

Mais Shaedra était plus occupée à détecter son « propre chemin ». Elle se concentra, chercha son jaïpu et lui demanda s’il avait une idée sur le chemin à prendre. Le jaïpu parcourut tranquillement son corps, mais ne répondit pas. Il n’était pas bavard. Elle retint un soupir et s’intéressa de nouveau à la course.

Étonnamment, Aryès l’emporta sur Marelta, pourtant, lorsqu’ils s’approchèrent, on aurait dit le contraire : Marelta le foudroyait du regard et Aryès avait une mine confuse et honteuse. Aryès était de ce genre de personnes pour qui les victoires se transformaient inexplicablement en défaites coupables, surtout face à Marelta.

Aynorin trouvait toujours des points négatifs et des points positifs et ce qui était bien, c’était qu’il ne se centrait pas seulement sur les aspects négatifs, comme le faisait le maître Yinur. En plus, il était mille fois plus amusant et Shaedra commençait à le trouver sympathique. C’est pourquoi elle fut déçue lorsqu’il dit :

— Voyons… Shaedra, tu courras avec Suminaria.

Elle était persuadée qu’il la mettrait avec Yori ! Suminaria, elle la battrait à coup sûr. Elle vit qu’Aléria fronçait les sourcils ; peut-être pensait-elle la même chose. Il devait y avoir un truc, se dit-elle. Suminaria venait de la Grande Pagode. Peut-être avait-elle quelque secret qu’elle n’avait pas encore dévoilé.

Shaedra se leva et se positionna à côté de Suminaria, en essayant en vain de repérer quelque ruse de sa part.

— Partez ! —cria Aynorin.

Elle n’avait même pas eu le temps de préparer son jaïpu, se maudit-elle. Elle partit comme une flèche, laissant le jaïpu s’occuper tout seul de se précipiter et propager dans tous les muscles de son corps. Elle courait à une vitesse époustouflante et laissa Suminaria en arrière en quelques secondes. Tout en courant, Shaedra repensa aux propos que l’Aefnienne avait adressés à Laya quelques instants plus tôt : “je n’apprendrai jamais rien de ce maître orilh aux compétences douteuses”. Bien évidemment, elle, elle venait de la Pagode des Vents d’Aefna et avait connu ceux qui étaient considérés comme les meilleurs orilhs d’Ajensoldra.

Shaedra arriva la première, ayant laissé son jaïpu revenir à son état naturel, car elle savait que Suminaria ne la devancerait pas. Celle-ci arriva en haletant et sur son visage doré étaient apparus des petits points rouges dus à l’effort. Pour le coup, Shaedra la trouva plus sympathique et pendant qu’elles se dirigeaient vers le maître Aynorin, elle lui dit :

— Hier, tu as gagné contre moi à la lutte ; aujourd’hui, je t’ai battue à la course, je crois que nous sommes en paix.

Suminaria fronça les sourcils.

— Je ne savais pas que nous étions en guerre. —Devant l’expression surprise de Shaedra, elle sourit—. Je sais que personne ne peut être bon partout. Le maître Aynorin ne m’a rien appris avec cette course. Je sais que vous me regardez tous comme si je me croyais la meilleure du monde, mais je suis loin de le croire. Malgré tout, je suis sûre que je sais plein de choses que vous, vous ne savez pas. Et je ne me crois pas plus pour cela, que cela soit bien clair, parce que c’est normal, moi, j’ai été à la Grande Pagode et pas vous.

Shaedra ne put réprimer un grand éclat de rire. Elle ne s’attendait pas à ce que la tiyanne soit si sincère. Et, que les dieux lui pardonnent, mais Suminaria avait raison : elle s’y connaissait beaucoup plus qu’elle en énergies. Prise d’une subite curiosité, elle décida qu’elle avait envie de mieux la connaître.

— Eh bien, si tu m’apprends des choses sur les énergies, je te fais visiter les alentours et je te promets de t’aider si tu as des problèmes —lui dit-elle.

Shaedra pensa que Suminaria dédaignerait sa proposition ; en fin de compte, elle savait que son accord lui était avantageux. Mais Suminaria haussa un sourcil et découvrit ses dents droites et blanches :

— D’accord.

— Formidable ! —s’écria Shaedra en lui rendant son sourire.

Le maître Aynorin parlait de la course avec ses élèves. Quand elles se joignirent à eux, il se tourna vers elles et secoua la tête.

— Ce n’était pas mal. Toutes les deux, vous avez utilisé le jaïpu avec assez d’habileté. Toutefois, toi, Shaedra, tu t’es laissé emporter par la méfiance et tu as utilisé trop d’énergie au début. Tu as bien fait, cependant, de fusionner avec ton jaïpu pour qu’il se répande dans ton corps. Toutefois, tu aurais besoin de lire un livre d’anatomie pour savoir sur quels endroits il faut focaliser ton énergie.

Shaedra, en le comprenant, acquiesça. Elle avait utilisé le jaïpu en croyant qu’il saurait quels endroits étaient les meilleurs pour que son corps soit le plus rapide. Mais bien sûr, comment son jaïpu pouvait-il le savoir ? Elle devait lui apprendre et, pour cela, elle aussi devait apprendre.

— Quant à toi, Suminaria, tu as fait une chose étrange que je ne réussis pas à comprendre. Tu pourrais un peu me l’expliquer ?

Shaedra retint un sourire. Le maître Aynorin ne se sentait absolument pas gêné : quand il ne comprenait pas quelque chose, il le disait sans ambages, un point c’est tout, sans s’encombrer d’inutiles mensonges de néru.

Suminaria, de son côté, ne fit pas mine de se surprendre et expliqua avec simplicité :

— J’ai utilisé mon jaïpu en l’unissant avec le morjas, pour construire des cordes qui me soutiennent et ainsi moins me fatiguer.

Malgré cela, elle était tout de même épuisée à l’arrivée, pensa Shaedra. Mais pour une tiyanne, il fallait reconnaître qu’elle ne courait pas mal.

Sa façon de parler était ferme et simple, remarqua-t-elle. En réalité, ce qui transparaissait dans sa voix, ce n’était pas de la suffisance ni de l’orgueil, mais simplement de l’assurance et un peu d’ennui. Ce qui pouvait facilement être interprété comme de l’orgueil et de l’impertinence, mais ce n’en était pas vraiment, décida-t-elle.

Elle se souvint de ses premières impressions en arrivant à Ato : les elfes noirs, avec leurs visages durs et leurs yeux brillants, souvent rouges, lui avaient semblé renfermés, malveillants et dédaigneux. Mais elle avait découvert qu’en réalité elle ne savait pas lire sur leurs visages parce qu’ils étaient différents. Quand elle s’y habitua, elle sut y déchiffrer l’amabilité, la colère, l’ennui, la joie.

Eh bien, pour les tiyans, c’était pareil. Les rares tiyans qu’elle avait vus dans sa vie étaient des voyageurs, des soldats ou des commerçants, qui passaient à la taverne, et jamais elle n’avait pris la peine de les connaître. Elle se disait que les tiyans étaient une race vaniteuse et très renfermée, mais elle ne perdait rien à connaître davantage Suminaria. Surtout que les préjugés, bien des fois, étaient faux : elle en savait quelque chose.

Le maître Aynorin félicita Suminaria en lui disant que sa tactique lui avait semblé être une bonne idée.

Les courses continuèrent. Yori l’emporta sur Révis, on pouvait s’y attendre. Aléria battit Avend. Salkysso devança, mais de peu, Ozwil qui pour la course avait dû ôter ses fameuses bottes bondissantes.

Quand ils sortirent de la Pagode Bleue, ils étaient tous exténués. Heureusement, le maître Aynorin leur avait assuré que le jour suivant serait plus reposant.

— Encore heureux qu’il ne nous fasse pas courir comme ça tous les jours ! —s’exclama Aléria quand ils furent sortis—. Je commençais à croire qu’il nous entraînait pour des courses professionnelles.

— Oh ! Ne crois pas ! Tu sais, plein de gardes d’Ato sont pris parce qu’ils courent vite, justement —assura Akyn.

— Comme ça, ils peuvent fuir les monstres —raisonna Galgarrios.

Shaedra pouffa, mais Aléria souffla :

— Ce qui ne serait utile que si les monstres étaient plus lents, mais la plupart de ceux qui viennent ici sont rapides, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.

Comme à chaque fois que Galgarrios disait quelque chose de plus ou moins intelligent, Aléria lui imposait le silence. Et le pire, c’est que Galgarrios se taisait.

Quand ils arrivèrent au croisement d’où partaient les trois rues principales d’Ato, ils se dirent adieu et Shaedra se mit en route vers le Cerf ailé, affamée.

Quand elle entra dans la taverne, tout n’était que bruit de couverts et de voix.

— Eh ! Eh, petite ! —l’interpela une voix alors que Shaedra passait entre deux tables, plongée dans ses pensées.

Elle se retourna et vit Sayn, le commerçant “reconverti”, lui faire des signes de la main. Fronçant les sourcils, elle s’approcha. Normalement, à cette heure, il était trop occupé à manger et à boire pour lui prêter attention.

— Dis-moi, petite, tu me rendrais pas un petit service, n’est-ce pas ?

— Je ne vois pas pourquoi je te rendrais un service —répliqua-t-elle.

La tête rouge et presque chauve de Sayn s’agita, laissant échapper un rire tonitruant. Shaedra n’avait jamais vu les deux hommes assis avec lui, mais cela ne la surprenait pas : il changeait toujours d’amis. C’est pourquoi, bien qu’elle le trouve sympathique parce qu’il lui racontait plein d’histoires, elle ne lui faisait pas vraiment confiance.

— Ah, petite, mais c’est juste une petite faveur de rien du tout, je t’assure. Écoute, assieds-toi… bon ne t’assieds pas si tu ne veux pas, mais, écoute, —il baissa la voix—, j’ai besoin que tu me recherches une information.

Shaedra n’aimait pas cette façon de quémander. Cependant, les prunelles de Sayn luisaient d’un éclat qui l’intrigua et, bien qu’elle se maudisse cent fois, elle ne put s’empêcher de demander :

— Une information ? Quelle sorte d’information ?

Les deux hommes assis avec Sayn étaient des humains aussi. L’un avait à peine vingt ans et l’autre ne devait pas être beaucoup plus âgé.

— Mes amis recherchent une carte des Hordes. Ce sont des aventuriers. Les meilleures cartes des Hordes se trouvent à Aefna, bien sûr, mais elles coûtent très cher.

— Alors ils veulent acheter une carte des Hordes à Ato —conclut Shaedra—. Eh bien, bonne chance.

Elle allait s’en aller lorsque Sayn lui dit :

— Non, non, ils ne veulent pas l’acheter. Ce sont des aventuriers, mais ils débutent et ils n’ont pas encore beaucoup d’argent. Moi, je leur ai proposé de demander un prêt, mais qui va leur prêter de l’argent par les temps qui courent ? Les gens penseront que le plus probable, c’est qu’on les retrouve morts dans quelque endroit perdu. —Ses yeux étincelèrent—. C’est pour ça que j’ai pensé que, comme maintenant tu as accès à la bibliothèque, tu pourrais me faire une copie.

Shaedra fronça à nouveau les sourcils. De quelle façon éhontée conspirait cet homme !

— N’importe qui a le droit de demander une carte pour en faire une copie —répliqua-t-elle sèchement—. Ce n’est pas si cher que ça.

Sayn la contempla un moment. Il semblait exaspéré.

— Je croyais qu’on était amis, petite. C’est depuis que tu es snori que tu te comportes comme les autres ?

Shaedra écarquilla les yeux et grommela.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Sayn soupira. Il parlait en chuchotant et, à contrecœur, Shaedra dut se rapprocher pour l’entendre.

— Écoute, petite, ça ne te paraît pas injuste qu’ils gardent leurs cartes secrètes ? À Ajensoldra, qui pourraient profiter de ces cartes si ce n’est des aventuriers bien intentionnés ? Réfléchis un peu, gamine, les pagodes, au moindre soupçon, te ferment la porte au nez.

— Raison de plus pour que je ne t’écoute pas, Sayn. Je ne comprends pas pourquoi tu cherches toujours des ennuis —ajouta-t-elle tout en s’éloignant d’eux d’un pas ferme.

Des cartes, grogna-t-elle. C’est avec ça qu’il trafiquait maintenant ? Il venait de lui proposer de faire une copie d’une carte et de la donner à ces jeunes aventuriers qu’elle ne connaissait même pas. Il lui avait demandé de voler et de trahir la ville, pensa-t-elle soudain. Était-ce possible ? Et pourquoi Sayn était-il si sûr qu’elle ne le dénoncerait pas ? Parce qu’ils étaient amis ? Shaedra serra les dents et ferma la porte de sa chambre en la faisant claquer plus fort que nécessaire. Son indignation était telle qu’elle en oublia sa faim.

Elle se dit qu’elle n’adresserait plus la parole à Sayn de toute sa vie. Pour qui l’avait-il prise ? Que ces aventuriers travaillent un peu pour gagner de quoi acheter leur carte. En plus, pourquoi Sayn voulait-il les aider ? Cette histoire était trop bizarre pour que Shaedra y croie. Elle avait bien fait de les laisser tomber. Et s’ils perdaient Sayn comme client, eh bien, qu’ils le perdent. De toute façon, il n’avait jamais plu à Kirlens, et à Wiguy encore moins.

Une fois qu’elle se fut tranquillisée, elle culpabilisa un peu. Sayn n’était pas un homme méchant. C’était un bon ami et il devait avoir une bonne raison pour lui demander cela. Était-ce aussi urgent que ça en avait l’air ? Pouvait-elle vraiment aider ces deux aventuriers ? Elle secoua la tête et se dit que ce qui était fait était fait.

Et elle pensa à Murry. À présent il devait être loin d’ici, en chemin vers son village. En train de se préparer pour se venger. La vengeance, pensa Shaedra, sursautant presque en se représentant la signification du mot. Elle se souvint du village rasé et frissonna. Comment Murry pensait-il pouvoir se venger d’une liche ? Des aventuriers plus aguerris étaient morts en luttant contre ces créatures pleines d’énergie mortique.

Et le problème ne s’arrêtait pas là. Shaedra possédait une partie du phylactère de Jaïxel. C’est là que commençait le véritable problème, se dit-elle en grimaçant. Pourquoi diable avait-elle pris ce maudit collier ? Elle laissa échapper un soupir : seule la stupidité d’une fillette de huit ans pouvait l’expliquer.

Elle entendit son ventre gronder et se leva. Cela ne servait à rien de rester là à ressasser sans cesse les paroles de Murry. Elle descendit à la cuisine. Satmé, Kirlens et Taroshi s’y trouvaient. Ils faisaient la vaisselle et préparaient le repas. Enfin bon, Taroshi ne faisait que ronchonner et gênait plus qu’autre chose.

— Pourquoi je ne peux pas y aller ? —disait-il à son père.

Comme Kirlens ne lui répondait pas, Shaedra supposa que ce n’était pas la première fois qu’il posait la question. En tout cas, elle n’avait aucune idée d’où voulait aller ce gamin.

Taroshi avait huit ans et était déjà un enfant insupportable. Sa mère, d’après ce qu’elle avait pu comprendre, était une elfe noire qui les avait abandonnés lui et Kirlens pour disparaître d’Ato. Taroshi disait qu’il n’en gardait aucun souvenir, mais qu’il ferait pareil qu’elle quand il serait grand et qu’il s’en irait loin de Kirlens, qu’il n’appelait jamais autrement que « Le Vieillard ». Shaedra ressentait un profond dédain chaque fois qu’elle le croisait.

Shaedra entra dans la cuisine et dit :

— Bonjour, Kirlens. Bonjour, Satmé.

— Bonjour, Shaedra —répondit Satmé—. Wiguy est sortie avec des amies. Elle m’a demandé de te dire bonne nuit de sa part. Et elle te rappelle aussi que tu te couches tôt et que tu n’oublies pas de faire ta toilette.

Shaedra étouffa un rire.

— Merci, Satmé.

Kirlens se racla la gorge.

— Ne te moque pas de ta sœur, Shaedra. Après tout, elle te donne toujours de bons conseils.

Shaedra souriait encore.

— Je sais.

Kirlens insistait toujours pour qu’elle et Wiguy s’appellent sœurs, même si elles ne l’étaient pas. Wiguy non plus n’était pas la fille de Kirlens, mais il s’en était occupé depuis ses dix ans. Et quand un jour Shaedra lui avait demandé si elle était aussi pointilleuse quand elle était petite, la réponse de Kirlens lui avait laissé supposer que oui.

— Mais pourquoi je ne peux pas y aller ! —exclama soudain Taroshi, presque en criant. Il était assis à la plus grande table et tambourinait avec les poings. C’était impressionnant.

Shaedra grogna.

— Et où veux-tu aller ?

L’enfant se tourna vers elle et la menaça du doigt en disant sur un ton impératif :

— Dis au Vieillard que je veux aller voir les monstres.

Shaedra prit un air renfrogné puis fronça les sourcils.

— Quels monstres ?

Kirlens se frotta le menton tout en tournant sa soupe pleine de morceaux de viande et de légumes.

— On dit qu’une bande de nadres rouges se rapproche, mais ils viennent de l’autre côté du Tonnerre. Ils sont à deux jours d’ici. La Garde se chargera d’eux avant qu’ils ne montrent leur museau sur nos terres.

Shaedra acquiesça lentement. Cela n’avait rien d’exceptionnel.

— Je veux aller les voir !

Shaedra s’assit à table avec une assiettée de soupe de viande et dit patiemment :

— Et dis-moi, Taroshi, que prétends-tu faire après avoir vu les nadres rouges ?

— Eh bien…

Shaedra ne le laissa pas continuer.

— Tu veux qu’ils te fassent brûler comme une torche et qu’ils te réduisent à un tas de cendres ? Oh, oui, tu en es bien capable. Mais avec un peu de chance les nadres rouges te prendront pour un navet.

Taroshi blêmit de rage. Shaedra devina ce qu’il pensait : il savait utiliser le jaïpu et il se vengerait de celle qui s’était moquée de lui. Elle vit venir le coup et elle le bloqua d’un coup de coude. C’était la première fois que Taroshi essayait de la frapper et elle se sentit envahie par une colère indescriptible. Ce gamin était-il donc totalement perdu ?

— Taroshi ! —tonna son père soudain.

Shaedra sursauta quand elle vit que Kirlens avait posé sa cuillère pour prendre Taroshi par la peau du cou. Depuis quand avait-il décidé de s’occuper de son éducation ? Elle pensait que Kirlens avait jeté l’éponge. Taroshi était méchant par nature, se dit Shaedra, en regardant la scène avec une certaine curiosité.

Satmé s’éclipsa discrètement tandis que Kirlens faisait tout un sermon à son fils en le laissant pâle de colère. Il lui serait difficile de le mettre sur la bonne voie, pensa Shaedra. Kirlens avait déjà essayé plusieurs fois, mais ça avait été un échec. Shaedra se contentait d’obtenir le respect de Taroshi. C’était comme tenir en respect un chiot enragé.

Shaedra finit son assiette et se mit à touiller la soupe qui était en train d’attacher au fond de la marmite. Taroshi sortit en courant de la taverne, en claquant la porte.

— Laisse-moi la soupe —dit Kirlens.

Shaedra s’écarta et, levant la tête, elle le regarda attentivement. Kirlens paraissait fatigué et sombre. Il avait des cernes et ses cheveux, autrefois châtains, grisonnaient à présent.

— Qu’est-ce que tu regardes ?

— Non, rien. —Elle fit une pause—. Je pensais à Kahisso. Lui, quand il était petit, il n’était pas comme Taroshi, n’est-ce pas ?

Kirlens sourit et secoua la tête.

— Non, c’était tout un snori à ton âge. Tous l’admiraient.

Ses yeux brillaient. Shaedra baissa la tête et se mordit la lèvre, pensive. Kahisso était un semi-elfe, une race un tant soit peu exclue, comme celle des ternians. Et cependant il avait réussi à être kal. Puis il était parti.

— Pourquoi est-il parti ?

Kirlens haussa les épaules.

— La vie est faite ainsi. Il ne voulait pas être garde ni maître dans aucune pagode. Il avait accompli ses Années de Dette et il est parti.

Les Années de Dette étaient les années de service que tout élève d’une Pagode devait accomplir pour rembourser les frais de son éducation et ses privilèges. Chaque année d’étude constituait une année de dette. Une éducation normale supposait dix Années de Dette étant donné que normalement un enfant commençait son éducation à l’âge de six ans et la terminait plus ou moins vers les seize ans. C’est pour cela que Shaedra trouva cela étrange. Bien sûr, les Années de Dette pouvaient être réduites soit par l’argent, soit par de grands exploits. Kahisso avait-il réalisé un grand exploit qui l’aurait libéré de la Pagode Bleue plus tôt que prévu ? Elle fronça les sourcils.

— Mais, quand je l’ai connu, il avait vingt-quatre ans.

Il n’a pas pu accomplir toutes ses Années de Dette, ajouta-t-elle, mentalement.

— Quand tu l’as connu, il était encore aux ordres des Pagodes —dit Kirlens.

— Ah.

Maintenant elle comprenait mieux. Kirlens goûta avec la louche la soupe qui fumait et approuva de la tête.

— Je crois que c’est prêt. Satmé ! Tu m’apportes des assiettes ?

Shaedra se retrouva avec un plateau d’assiettes entre les mains, passant entre les tables de la taverne. Elle évita le croche-pied de Tanos l’ivrogne et servit les clients. Puis elle monta dans sa chambre, prit son sac et s’en fut à la bibliothèque. Comme Akyn et Aléria n’étaient pas encore arrivés, elle décida d’entrer seule et elle se trouva à nouveau assise à la section de biologie, devant le grand livre d’images de monstres.

Elle alla directement à la page qui l’intéressait : celle de la liche. Il n’y avait qu’une image floue et schématisée, mais cela suffit pour lui donner envie de changer de page. Elle se retint, cependant, en pensant que si un jour elle se retrouvait face à Jaïxel, elle n’aurait pas la possibilité de changer de page.

Souriant à cette pensée, elle se mit à lire la légende. Elle n’apprit pas grand-chose, mais cela confirma ses doutes. L’image qu’elle avait vue en mettant le collier de houx, quatre ans auparavant, n’était pas celle d’une liche.

Elle passa à la page du nakrus et acquiesça de la tête. C’était cela qu’elle avait vu, avec certaines différences, c’était vrai, mais elle se souvenait d’avoir eu la même impression en le voyant. Elle inclina la tête pour lire la légende.

Un nakrus était un celmiste mage, nécromant, qui possédait un immense contrôle sur l’énergie mortique et son jaïpu. Un nakrus était capable de fusionner le morjas et le jaïpu. Elle fronça les sourcils et lut les lignes suivantes. Il existait deux sortes de nakrus. Les nakrus-ari, les premiers nakrus qui avaient imposé leur contrôle et qui s’étaient alliés aux liches, et les nakrus-wal, les personnes qui pouvaient se convertir en nakrus par désir de pouvoir. Les nakrus-ari provenaient d’un peuple d’elfes noirs et, selon la légende, ils avaient été convertis par une malédiction. Mais Shaedra s’arrêta au mot qui suivait celle de nakrus-wal, les « nouveaux ». Ses parents, ceux de Murry, de Laygra, les siens, étaient des nakrus-wal.

Elle demeura paralysée, le regard fixé sur l’image. Avaient-ils cette apparence ? Sincèrement, elle préférait ne pas le savoir.

— Shaedra ! —chuchota une voix—. Tu es là.

Shaedra ferma le livre d’un coup sec et se tourna.

— Akyn, Aléria —murmura-t-elle au milieu du silence spectral de la bibliothèque.

Elle laissa échapper un soupir inaudible, soulagée. Voir tant de monstres peints, avait provoqué en elle une tension qu’elle n’aimait pas.

— Nous te cherchions —dit Aléria—. Qu’est-ce qu’il t’arrive ces temps-ci ? Tu es…

— Venez —la coupa soudain Shaedra—. Sortons. Il faut que je vous raconte quelque chose.

7 Identification

Ils s’étaient installés dans le parc de la Néria, loin des oreilles indiscrètes. Shaedra avait décidé de tout leur raconter, parce qu’après tout, ils étaient ses amis depuis déjà quatre ans et elle savait que si ce n’était pas à eux qu’elle le racontait, elle ne le raconterait à personne. Elle narra donc son histoire en commençant par ce qui s’était passé quatre ans auparavant. Elle parlait et ses mots lui semblaient légers en comparaison avec ce qu’ils signifiaient pour elle. Elle ne s’attarda pas sur les détails, surtout sur ceux qui concernaient sa vie passée, avant l’attaque des nadres rouges. Elle alla à l’essentiel et raconta tout ce qui avait à voir avec elle dans le présent. Elle termina son récit avec le sentiment de s’être libérée d’un poids.

Il y eut un long silence. Akyn et Aléria ne l’avaient pas interrompue une seule fois. Ils l’avaient écoutée attentivement jusqu’à la fin, car, après tout, c’est à ça que servaient les amis et, maintenant, Shaedra voyait clairement qu’ils ne savaient pas quoi dire.

— Une liche ? —articula Akyn au bout d’un moment, perplexe.

Comme si cela avait été un signal, Aléria se lança :

— Je sais que tu dis la vérité, mais ton histoire n’a pas de sens. Pourquoi vos parents vous auraient-ils abandonnés dans un village d’humains ? Cela aurait été plus logique chez des ternians. Et puis, comment ce fameux Jaïxel a appris que vous existiez ? Et pourquoi il n’a pas essayé de vous réattaquer ? Si c’est vrai qu’il a perdu son phylactère…

— Une partie de son phylactère —la corrigea Shaedra.

— Oui, eh bien, s’il a perdu une partie de son phylactère, pourquoi croit-il qu’en vous attaquant il va pouvoir la récupérer ? Si j’ai bien compris, ce sont tes parents qui ont cette partie du phylactère et, eux, je ne crois pas que si… que si vous mouriez, ils éprouveraient la moindre émotion, puisque ce sont…

Là, Aléria resta sans voix, comme s’étouffant avec les mots qu’elle allait prononcer.

— Des nakrus —acheva Shaedra—. Oui, je comprends tes doutes. Et, hier, je croyais connaître la réponse, mais maintenant je n’en suis plus si sûre.

Elle saisit le collier qu’elle portait depuis quatre ans, sans jamais s’en séparer, et l’ôta en le faisant passer par-dessus la tête. Elle sentit alors comme une légère décharge. Elle suspendit son geste un instant et se demanda si ce collier n’était pas magique. Apparemment, il y avait de grandes chances pour qu’il le soit.

— Comment ne m’en suis-je pas rendu compte avant ? —grommela-t-elle, irritée par son aveuglement.

Ses deux amis s’étaient rapprochés et regardaient le collier avec curiosité. Tous deux savaient que leur amie le portait depuis son arrivée à Ato, et ils devaient se demander à cet instant quel était donc le lien entre ce pendentif et son histoire rocambolesque.

— De quoi tu ne t’es pas rendu compte ? —l’encouragea Akyn.

Shaedra se sentit un peu embarrassée et laissa tomber le collier sur l’herbe. La pendeloque en forme de houx tomba sur une pâquerette qui plia sous son poids.

— Ce pendentif, je l’ai trouvé dans le village, quand j’avais huit ans. Quand je l’ai mis, une horrible créature m’est apparue et depuis je ne l’ai jamais enlevé. Mais maintenant je viens de penser que ce collier est peut-être dangereux et qu’il pourrait être enchanté.

— Enchanté ? —répéta Akyn, en fronçant les sourcils.

Shaedra haussa les épaules.

— J’en suis presque sûre. Quand je l’ai enlevé, tout à l’heure, j’ai reçu comme une décharge.

— Tant que cette créature horrible que tu avais vue ne t’attaque pas pour de vrai —dit Akyn, en blaguant.

Le ton léger d’Akyn la fit sourire, mais Aléria était horrifiée.

— Un objet magique, Shaedra ! C’est très dangereux.

— Ozwil porte bien des bottes enchantées —répliqua-t-elle—, et puis, je ne suis pas morte pendant ces quatre ans.

— Encore heureux —siffla Aléria—, mais je te défends de le remettre.

— Hmm, je me disais… et si cet objet est précisément la partie du phylactère que recherche la liche ?

Aléria la foudroya du regard.

— C’est à ça que tu pensais ? N’importe quoi ! Cela n’a pas de sens. Absolument aucun sens. —Elle s’arrêta net et demanda d’une petite voix—. Tu le penses vraiment ?

— C’est ce que je croyais ce matin —répondit Shaedra—, mais maintenant je crois que je me trompais. Ce que j’ai vu, en mettant le collier, c’était un nakrus, pas une liche.

— Les deux peuvent beaucoup se ressembler —intervint Akyn.

— C’est vrai —concéda Aléria—, mais pour le moment je préfère croire que ce collier n’est rien d’autre qu’un objet magique inconnu. Et le mieux, c’est que personne ne se le mette autour du cou. —Elle plissa les yeux et regarda Shaedra un peu comme la regardait Wiguy parfois—. Tu ne le mettras pas, n’est-ce pas ?

Shaedra soupira, vaincue.

— Tu veux que le pendentif reste dans mon sac à dos jusqu’à la fin de mes jours ?

Aléria réfléchit quelques instants. Son visage s’illumina, puis il s’assombrit et elle déclara :

— Il existe une façon de savoir ce qu’est exactement ce pendentif.

Shaedra s’anima aussitôt.

— Vraiment ? Comment ?

Aléria grogna.

— Ne te fais tout de même pas trop d’illusions. Je pensais à Dolgy Vranc.

— Dolgy Vranc ? —interrogèrent Akyn et Shaedra en même temps.

Aléria les regarda tour à tour, toute étonnée.

— Vous ne connaissez pas Dolgy Vranc ? C’est un celmiste qui vend des babioles enchantées aux enfants.

Shaedra eut un éclat de rire nerveux.

— Tu trouves qu’un collier qui te montre la tête d’un nakrus, c’est une babiole enchantée pour enfants ?

Le regard foudroyant qu’Aléria lui renvoya la fit taire.

— Dolgy Vranc se charge aussi d’identifier les objets magiques. C’est lui qui a identifié l’Armure des Morts après qu’un aventurier la lui a apportée en disant que son ancien propriétaire était mort. On dit que si tu mets cette armure…

— Ça, on le sait déjà —dit Akyn, en levant les yeux au ciel—. Celui qui met cette armure mourra fatalement en quelques heures.

Shaedra tressaillit. Une armure pouvait tuer, mais un collier aussi. Pourquoi le désespoir pouvait-il mener quelqu’un à penser qu’un collier inconnu peut rendre heureux ? Des sottises de fillette stupide.

Elle souffla.

— Une chance que ce collier ne m’ait pas tuée —ignorant l’expression d’Aléria, elle ajouta— : Et tu penses que Dolgy Vranc pourra identifier mon collier ?

Cette idée lui inspirait presque plus de peur que de mettre le collier dans un coin et de l’oublier. Mais Aléria semblait déterminée à savoir ce que son amie avait porté pendant quatre années.

— Dolgy Vranc en est capable, Shaedra. C’est un excellent identificateur. Il n’y a qu’un seul problème.

Shaedra sourit largement.

— Un seul ? Et moi qui pensais qu’il y en avait encore un paquet. Quel problème ?

Aléria grimaça.

— Nous aurons besoin de quelque chose pour lui payer l’identification.

Alors, Akyn laissa échapper une exclamation.

— Ça, je m’en charge. Je trouverai de l’argent et je marchanderai. C’est pas pour rien que j’ai du sang de marchand dans les veines.

C’était vrai. Ses grands-parents étaient commerçants avant que son père ne devienne un puissant orilh.

— C’est très cher une identification ? —demanda Shaedra, en reprenant son collier et en le rangeant dans la poche de sa tunique.

— Ça peut te coûter dans les cinquante kétales pour quelque chose de simple et jusqu’à mille pour une identification compliquée —répondit Aléria.

Shaedra en resta sans voix. Mille kétales, c’était presque ce que gagnait Kirlens en six mois et, pourtant, la taverne du Cerf ailé n’était pas des plus pauvres. Mais il y avait les frais d’approvisionnement, les impôts de la ville, le salaire de Satmé… Ce Dolgy Vranc lui parut un voleur.

— Pour une simple identification ?

Aléria se racla la gorge.

— Tu pourrais le demander à un orilh, mais je doute qu’il te le rende si ce que tu as vu était vraiment un nakrus. Dolgy Vranc est discret.

Shaedra l’observa un moment avec attention.

— Et toi, comment ça se fait que tu le connaisses si bien que ça ?

Son amie grimaça.

— Ma mère a dû lui livrer certains produits pour lui payer une dette. Quand j’étais petite, je l’accompagnais souvent.

Shaedra acquiesça lentement. Mieux valait ne pas lui demander de quelle dette il s’agissait.

— C’est moi qui paierai, Akyn. Je ne peux pas vous mêler à cette histoire comme ça, allègrement.

Akyn sourit d’un air goguenard.

— Mais enfin Shaedra, tu vois bien que tu nous y as déjà mêlés. Ça va être notre première grande aventure. Et en plus, elle est corsée.

Ça, pour être corsée, elle l’était, pensa Shaedra. Cependant, la bonne humeur de son ami était contagieuse.

— Si ce collier est celui de Jaïxel —leur dit-elle—, alors j’irai chercher Murry pour qu’il m’aide à le détruire.

Akyn acquiesça avec ferveur, mais Aléria se frappa le front avec la main.

— Par tous les Dieux, Shaedra ! Mais tu ne sais donc même pas ce que c’est qu’une liche ?

Comme tous deux la regardaient, perplexes, Aléria leur expliqua exaspérée :

— Les liches sont des créatures pleines d’énergie mortique. Ce sont des celmistes très puissants, très difficiles à tuer. Je n’ai pas lu très attentivement le passage sur ce sujet, mais je le relirai —dit-elle avec sérieux—. Vous devriez me donner un coup de main, ce livre est très long.

— Tu as enfin trouvé un livre qui te paraisse long ! —la félicita Akyn en riant.

Shaedra la regardait d’un air interrogateur.

— Le livre dont tu parles… ce n’est pas par hasard le livre de fer velu que tu emportais hier ? —Aléria rougit légèrement—. Un livre de monstres ? —Aléria haussa les épaules.

— Ce n’est pas exactement un livre sur les monstres —répliqua-t-elle—. C’est un livre de légendes. Mais c’est que c’est très difficile de trouver des études claires et véridiques sur les bêtes des Souterrains et, celles qu’il y avait, je les avais déjà toutes lues.

— Félicitations —fit Shaedra en éclatant de rire—. Alors, comme ça, tu penses devenir une experte des Souterrains, hein ?

Aléria la foudroya du regard.

— On va voir Dolgy Vranc, oui ou non ?

Shaedra se leva d’un bond en faisant une pirouette en arrière pour se donner du courage et pour impressionner ses amis.

— Moi, je suis prête, je te suis.

* * *

Quand ils arrivèrent devant la maison de Dolgy Vranc, Shaedra eut l’impression d’avoir changé de monde. La maison se trouvait dans les faubourgs de la ville, à un endroit où elle ne se souvenait pas être déjà passée. Là, les maisons étaient grandes et entourées de jardins. La maison de Dolgy Vranc avait une allée bordée d’une rangée d’arbres immenses qui cachaient la vue sur les côtés. On ne voyait que le portail, le petit chemin de galets et la porte, au fond, sombre et close.

— Cet endroit est un peu lugubre —observa Akyn—. Je n’avais jamais remarqué cette maison.

Il était vrai que les maisons voisines en comparaison paraissaient beaucoup plus gaies.

— Et il réussit à les vendre ces babioles pour enfants ? —s’étonna Shaedra.

— Il a un étal sur le marché où il vend ses objets —répondit Aléria—. Mais pour les identifications il faut se rendre directement chez lui.

Elle semblait nerveuse, comme si elle ne voulait pas entrer. Shaedra comprit son problème : se rendre chez son créancier n’avait rien d’agréable.

— Si tu veux, tu peux rester dehors —lui proposa-t-elle—. Si nous entrons tous les trois à la fois, il croira à une invasion.

— Non, il vaut mieux que j’aille avec vous. Au moins, il me connaît et il saura qu’il peut vous faire confiance.

Ils allaient ouvrir le portail quand Shaedra les arrêta d’un geste.

— Attendez, les amis, avant d’accepter quoi que ce soit, nous demanderons le prix.

Ils acquiescèrent et entrèrent, refermant derrière eux le portail. Ils avancèrent au milieu de l’allée avec appréhension.

— Cela ressemble à un conte de terreur —murmura Akyn—. Comme si nous allions entrer dans la maison d’un ogre.

Shaedra imita son ton de voix et dit à voix basse :

— Akyn, s’il essaie de nous séquestrer, tu l’attrapes par la patte gauche.

— D’accord. Et toi ?

— Aléria, toi, tu lui chantes une berceuse.

Akyn plissa les yeux et un sourire commença à flotter sur ses lèvres.

— Et toi ? —répéta-t-il.

— Moi ? Je sortirai mes griffes —dit Shaedra, tout en les sortant— et je prendrai la poudre d’escampette.

Akyn et Shaedra se mirent à rire pendant qu’Aléria levait les yeux au ciel et soupirait.

— Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas m’attendre dehors, vous deux ? Dolgy Vranc n’aime pas les enfants.

— Ah non ? Et alors, pourquoi leur vend-il les babioles qu’il fabrique ? —répliqua Shaedra.

— Parce qu’il faut bien vivre de quelque chose.

Elle parcourut les derniers mètres et elle frappa à la porte. Shaedra et Akyn se dépêchèrent de la rejoindre, envahis par un sentiment d’appréhension.

Au moment où Dolgy Vranc ouvrit, Shaedra se rendit compte qu’elle avait oublié de demander un détail à Aléria et, lorsque Dolgy Vranc apparut et qu’elle vit un énorme semi-orc à la peau sombre et aux yeux noirs, elle ne put contenir une évidente expression de frayeur et d’horreur. Ses relations avec l’identificateur commençaient mal, pensa-t-elle, en essayant de prendre un air plus cordial.

— Qu’est-ce que vous voulez ? —demanda le semi-orc d’une voix rauque.

— Bonjour, monsieur Vranc —dit Aléria—. Mon amie souhaiterait identifier un objet qu’elle possède depuis toute petite…

— Quelle amie ? —l’interrompit-il sèchement.

— Mon amie Shaedra ; c’est elle —ajouta-t-elle, en la signalant du pouce.

Shaedra lui adressa un sourire dubitatif et salua d’un bref signe de la tête. Dolgy Vranc l’examina avec des yeux qui lui rappelèrent inexplicablement ceux de la harpïette qui avait tenté de l’attaquer quatre ans plus tôt.

— Et tu l’as apporté avec toi ?

Elle comprit qu’il faisait allusion à l’objet enchanté. Elle sortit le collier de sa poche et le lui tendit.

Le semi-orc, cependant, ne le toucha pas. Prudent, il scruta uniquement la superficie pour s’assurer qu’il s’agissait d’un objet enchanté. Il dit alors :

— Passez et fermez la porte.

Il rentra pour les laisser passer. Aléria franchit le seuil d’un pas décidé. Shaedra et Akyn échangèrent un regard.

— Eh bien —chuchota Akyn—, heureusement que nous ne nous attendions pas à rencontrer une nymphe.

Shaedra mit la main sur la bouche pour se retenir de rire. Ils entrèrent, refermèrent la porte et suivirent Aléria en silence. Le couloir était sombre et le salon dans lequel ils pénétrèrent aussi. Le semi-orc devait avoir du sang d’orc des cavernes, car il semblait qu’il n’appréciait pas le soleil.

Il les invita à s’asseoir sur un sofa qui devait être aussi vieux que le monde et dans lequel ils s’enfoncèrent profondément.

— Laisse le collier sur la table.

Alors que Shaedra obéissait, Dolgy Vranc prit une barre de fer. Shaedra se sentit paralysée en le voyant s’approcher de la petite table.

Il utilisa la barre comme un crochet pour saisir le collier et s’assit dans son fauteuil. Il l’observa longuement. À tel point que Shaedra sentit qu’Akyn, nerveux, commençait à s’agiter. Alors, Shaedra se souvint : le prix. Mais elle eut peur de le rendre furieux si elle parlait à cet instant et lui coupait quelque connexion énergétique avec le pendentif, aussi elle se tut. Le silence devenait pesant.

Peu à peu, Shaedra s’habitua à l’obscurité du salon et commença à percevoir les divers objets qui se trouvaient sur de petites tables placées le long des murs. Il y avait un mortier, une étrange machine aux parois de verre couleur émeraude, de petits objets, des morceaux de métal et une hache, suspendue au-dessus de la cheminée éteinte. Sur les étagères, on pouvait voir des plateaux avec des plantes, des flacons vides ou remplis de liquides sombres.

— D’où as-tu sorti cela ?

La voix profonde du semi-orc lui rappela qu’elle n’était pas là pour badauder.

Quand Shaedra se tourna vers lui, elle tressaillit légèrement sous son regard intense. Elle avala sa salive et essaya de penser. Si elle lui parlait du nakrus, elle était sûre que le jour suivant on l’expulserait d’Ato, car on la jugerait maudite.

— Je l’ai trouvé quand j’avais huit ans.

— Tu mens.

Shaedra écarquilla les yeux, surprise.

— Non, tu ne mens pas —dit-il alors.

Dolgy Vranc examina de nouveau le pendentif puis le laissa sur la table. Il ne l’avait pas encore touché une seule fois.

— Est-ce que tu l’as mis ?

Shaedra pensa mentir, mais elle savait parfaitement qu’elle faisait partie de cette sorte de gens qui sont incapables de mentir avec conviction même en cas de vie ou de mort ; elle se contenta de dire :

— Oui. Il est ensorcelé, n’est-ce pas ?

— En douterais-tu peut-être ?

Shaedra allait reprendre le collier quand la barre de métal lui frappa la main.

— Aïe !

À ses côtés, elle sentit qu’Akyn sursautait.

— Ne le touche pas ! Je l’ai mis au repos. Dans une demi-heure, la porte que j’ai créée s’ouvrira et je pourrai comprendre l’enchantement.

— Alors, pour le moment, vous ne savez pas ce que fait ce collier —dit Aléria.

Le semi-orc tourna son regard vers elle et c’est à cet instant seulement qu’il sembla la reconnaître.

— Tu es la fille de Daïan ?

— Oui.

Pour la première fois, Dolgy Vranc esquissa un sourire. Quand Shaedra vit les dents poindre de cette énorme bouche sans lèvres, elle eut envie de crier. Elle massa sa main endolorie et vit comme un bleu commençait à apparaître. Maudit semi-orc, pensa-t-elle.

— Comment va-t-elle ? —demanda l’identificateur.

Aléria avait l’air tranquille ; toutefois, le sujet de la conversation ne devait pas beaucoup lui plaire.

— Bien. Elle continue ses expériences.

— Ah, oui, ses expériences. Ta mère est une grande alchimiste, et de bonne famille en plus. Je ne comprends toujours pas pourquoi elle a choisi ton père.

Shaedra sentit que tous les muscles de son corps se tendaient. Il avait dit “son père” ? Aléria était devenue livide.

— Que savez-vous de mon père ?

Dolgy Vranc sourit tristement.

— Peu de chose, en vérité. Il a disparu peu après qu’ils se sont mariés. Elle ne t’en a vraiment jamais parlé ? Elle se sent peut-être honteuse. Mais mieux vaut que je ne te parle pas de lui, sinon Daïan va m’asperger d’ardif immuable.

Shaedra dut reconnaître qu’elle préférait de beaucoup son bavardage à un silence tombal. Au moins, quand Dolgy Vranc parlait, il n’avait pas l’air aussi épouvantable. Son ton léger compensait un peu sa laideur et Shaedra pensa que, dans le fond, c’était peut-être une personne honnête et aimable.

— Voulez-vous un peu de thé ? Je vous sens un peu nerveux.

Après avoir vu les potions aux liquides étranges sur les étagères, Shaedra n’avait aucune envie de boire quoi que ce soit. En plus, dans cette obscurité, comment pourrait-on voir s’il n’y avait pas de bestioles dans l’infusion ?

Tous déclinèrent l’invitation.

— Des galettes ?

— Non merci —dit Akyn avec un sourire forcé.

Il dut deviner qu’ils n’accepteraient rien, car il haussa alors les épaules et se leva.

— Je vais chercher des choses dont j’aurai peut-être besoin pour identifier ton objet, petite. Ne touchez à rien.

— Et vous n’avez aucune idée de ce qu’il peut faire ? —demanda Shaedra—. Le pendentif, je veux dire.

Le semi-orc la regarda et grogna.

— La seule chose que j’ai apprise sur ce collier, c’est que ce n’est pas un simple objet magique de ceux que l’on peut trouver sur les marchés d’Ajensoldra. Ne touchez à rien —répéta-t-il, et il sortit de la pièce sans un mot.

Shaedra avait le regard fixé sur le pendentif, de même qu’Akyn et Aléria.

Que voulait-il insinuer quand il disait que ce n’était pas “un simple objet magique de ceux que l’on peut trouver sur les marchés d’Ajensoldra” ?

— Et s’il appartient réellement à la liche ? —demanda-t-elle—, que peut-on lui dire ?

Ils réfléchirent un moment et, comme toujours, ce fut Aléria qui trouva la réponse :

— Si c’est le cas, alors nous devrons le convaincre de n’en parler à personne.

Soudain, Shaedra se rendit compte de la situation compromettante dans laquelle elle avait impliqué ses amis et elle se sentit coupable.

— Vraiment, je regrette beaucoup —dit-elle, abattue.

Akyn et Aléria la regardèrent sans comprendre.

— Quoi ?

— Je n’aurais jamais dû vous raconter tout ça. J’aurais dû être forte et ne rien dire. Je ne sais pas tenir ma langue et laisser mes amis tranquilles.

Lorsqu’Aléria se mit à rire, Shaedra la contempla, surprise.

— Ah, Shaedra. Ne me dis pas que ce genre de choses te tracasse encore. Dis-moi, quand nous as-tu laissés tranquilles ? Par tous les dieux ! —dit-elle— qui mieux que toi peut se retrouver mêlée à toutes les embrouilles dans tout Ato ? Et en plus, tu ne t’en rends même pas compte. Tu es une amie formidable, Shaedra.

— Je dirai plus, admirable —renchérit Akyn, acquiesçant énergiquement de la tête.

Shaedra se mordit la lèvre, les larmes aux yeux, puis, de nouveau, elle fixa son regard sur le collier.

— Bien sûr, vous dites ça parce que vous êtes mes amis.

Aléria laissa échapper un grognement exaspéré.

— Précisément ! —exclama-t-elle—. Allez, arrête de dire des bêtises, on dirait Galgarrios.

— Ce n’est pas vrai ! —répliqua-t-elle, en lui donnant une bourrade, puis elle se mit à rire. Cela la soulageait de constater une fois de plus qu’Akyn et Aléria étaient de vrais amis.

À cet instant, Dolgy Vranc revint, une boîte entre les mains.

— Bien. Pendant que je travaille, ne faites pas de bruit, d’accord ? L’identification demande une importante concentration.

Avec curiosité, Shaedra le regarda ouvrir la boîte et fouiller parmi divers étranges instruments. Il y avait un bout de verre, un morceau de matière molle qu’elle ne réussit pas à identifier, des vis… pourquoi donc aurait-il besoin de vis ? Mais Dolgy Vranc n’y toucha pas. Il ne sortit de la boîte qu’une aiguille, une plante desséchée et un marteau. Shaedra écarquilla les yeux. Il n’allait tout de même pas casser son collier ?

Elle l’observa attentivement. Le semi-orc était plongé dans une profonde somnolence ; du moins, c’est ce qu’on aurait dit. Il avait piqué l’aiguille dans le marteau et prononçait de temps en temps des mots inaudibles. Fallait-il parler à l’objet magique pour l’identifier ? La vérité, elle n’en avait aucune idée, et elle regretta de ne pas avoir demandé à Aléria de l’éclairer avant. Elle, elle devait sûrement savoir.

Dolgy Vranc resta dans cette position pendant peut-être une dizaine de minutes. Puis il ouvrit les yeux, mais il sembla ne rien voir autour de lui. Il prit le collier dans ses mains et il referma les yeux. Comme le visage des semi-orcs n’est pas spécialement très expressif, Shaedra ne pouvait pas deviner sa réaction.

Le temps passait. Aléria tambourinait sur son genou. Akyn semblait fasciné par l’identificateur. Au bout d’un moment, Shaedra se surprit à se faire les griffes sur la petite table et elle arrêta immédiatement, craignant que Dolgy Vranc ne l’ait vue. Maudissant cette manie, elle essaya de se convaincre que, tant que la lumière du jour n’inonderait pas le salon, les marques qu’elle avait laissées ne se verraient pas.

Soudain, Dolgy Vranc ouvrit les yeux et lâcha le collier, qui chuta sur le sol. Shaedra le ramassa et le remit sur la table avant que le semi-orc n’ait le temps de crier :

— Non !

Son exclamation mourut à peine sortie de ses lèvres, et il adopta une expression de surprise.

— Tu n’as rien senti en le touchant ?

Shaedra, tendue et effrayée par le cri, fit non de la tête. Elle s’était à moitié levée, prête à fuir. Elle se rassit et essaya de se calmer.

— Avant de nous dire ce que c’est, monsieur Vranc, nous devons vous dire que nous n’avons pas de quoi vous payer —dit Shaedra—, parce que, d’après ce que m’a dit mon amie, vous êtes très exigeant.

Elle entendit un petit soupir d’Aléria et elle se rendit compte qu’elle aurait pu se passer des derniers mots. Ou même, elle aurait pu se passer de toute la phrase. Ce serait vraiment ridicule maintenant de devoir s’en aller sans savoir ce que représentait réellement cette amulette !

À l’évidence, le semi-orc dut deviner ses pensées, parce qu’il jeta la tête en arrière et laissa échapper un éclat de rire tonitruant.

— Voyez-vous, jeunes snoris, il existe bien des façons de payer quelqu’un comme moi. On ne vit pas que d’or et d’argent, et puis, un pendentif comme celui que tu possèdes, jeune terniane, on n’en voit pas tous les jours, crois-moi.

Et il ajouta pour lui-même :

— Un identificateur quelconque n’aurait pas compris, mais moi si.

Aléria se racla la gorge.

— Monsieur Vranc —dit-elle avec toute la courtoisie du monde—, que nous proposez-vous pour payer l’identification ?

— Que pourraient me donner trois snoris sans argent incapables de me payer pour l’identification d’un objet suprêmement intéressant ? —répliqua le semi-orc.

Son ton était dur et les trois amis tremblèrent sous ses yeux accusateurs. Et, contre toute attente, il sourit.

— Chacun d’entre vous devra me promettre trois choses.

— Comme dans les contes, n’est-ce pas ? —fit Akyn.

— Chacun d’entre nous ? —bondit Shaedra—, mais la seule responsable de ce collier, c’est moi.

— Oui, petite, mais vous êtes venus ici tous les trois. Pensez-y. Un pacte est un pacte et il ne se fait pas à la légère. Je vous laisse trois jours pour y penser.

Trois jours, se répéta mentalement Shaedra. Et elle se rappela ce qu’il avait dit à propos du collier : “un objet suprêmement intéressant”. Était-il vraiment si intéressant ?

— Vous êtes abonnés au trois, n’est-ce pas ? —répliqua Shaedra—. Je dois ajouter une condition : vous ne pourrez parler de ce collier à personne excepté à nous.

Le semi-orc réfléchit un moment et Shaedra eut l’impression qu’il lui en coûtait d’accepter cette condition, quand il dit enfin :

— D’accord. Je ne dirai pas un mot de ce collier.

Shaedra respira profondément.

— Eh bien, pour ma part, c’est déjà décidé. Quelles sont ces trois promesses ?

— Eh, ne te précipite pas. Je te les communiquerai au fur et à mesure quand tu devras les accomplir. À moins que tes amis se soient refroidis et aient décidé de t’abandonner.

— Cela me gêne de devoir promettre trois choses sans savoir de quoi il s’agit —reconnut Akyn—, mais si Shaedra promet, moi aussi.

Aléria laissa échapper un immense soupir et dit :

— Moi aussi. Mais… Dolgy Vranc. —Elle prononça ces mots sur un ton menaçant—, vous n’avez pas intérêt à nous jouer un mauvais tour ou je le dirai à ma mère.

— À Daïan ? —Ses horribles dents couleur rouille étincelèrent—. Je doute que tu le lui dises, Aléria, à moins que tu ne préfères perdre une amie, ce qui serait dommage.

Tout en disant cela, il ramassa le collier à l’aide du crochet et le fit osciller sous leurs yeux.

— Ceci, mes amis, c’est l’Amulette de la Mort.

8 La tombée du chemin

— L’amulette de quoi ? —s’exclama Shaedra, ne sachant pas si elle devait se sentir enthousiasmée ou atterrée d’avoir porté pendant quatre ans un collier avec un nom si truculent.

— L’Amulette de la Mort —murmura Aléria, d’un filet de voix—. C’est l’une des Amulettes Maudites.

Elle semblait vraiment effrayée. Shaedra sentit tout son enthousiasme tomber à pic.

— Je me rappelle avoir lu dans un livre qu’en tout il y a vingt-cinq Amulettes Maudites connues jusqu’à ce jour —expliqua Aléria, comme dans un rêve—. Et neuf d’entre elles sont particulièrement puissantes.

Elle était sur le point d’ajouter quelque chose, mais elle se tut, comme si sa gorge s’était soudainement nouée. Shaedra échangea un regard avec Akyn et vit que, tout comme elle, il avait l’air perdu, et elle en fut quelque peu réconfortée.

— Et l’Amulette de la Mort est l’une des neuf ?

— Ouaip —répondit Dolgy Vranc—. L’Amulette de la Mort est l’une des plus puissantes amulettes. Et, d’après la légende, corrige-moi Aléria si je me trompe, mais, apparemment, d’après la légende, chaque Amulette Maudite… —il marqua une pause, comme pour insuffler plus de suspens à ce qu’il allait dire— jette une malédiction éternelle à celui qui la porte.

— Une… malédiction ? —répéta Shaedra, se sentant devenir de plus en plus livide—. Et quelle malédiction ?

Il y eut un silence. Aléria et Dolgy Vranc échangèrent un regard. Shaedra se représenta la scène de sa mort imminente. C’est ça, ne sois pas si hypocondriaque, se morigéna-t-elle.

— Cette Amulette n’aurait pas des effets semblables à ceux de l’Armure des Morts, par hasard ? —articula-t-elle, sentant son cœur battre de plus en plus vite.

— En plein dans le mille, ma belle —répliqua Dolgy Vranc—. Mais il y a une chose que je ne comprends pas.

Aléria hocha la tête et se tourna vers Shaedra.

— Oui, la légende semble ne pas être tout à fait logique. Parce que, d’après ce qu’elle raconte, celui qui passe l’amulette autour de son cou tombe raide mort, ou alors il se transforme en mort-vivant. C’est ça, la malédiction.

— D’après la légende —répéta Shaedra, la bouche sèche.

— Oui —bafouilla Aléria sur un ton aiguë—. D’après la légende, tu devrais être morte.

Mais je ne le suis pas, pensa Shaedra. Et, triomphante, elle sourit jusqu’aux oreilles.

— Ce qui signifie qu’heureusement les légendes ne sont pas toujours vraies —lança-t-elle.

Mais l’atmosphère était trop tendue pour qu’on sourie face à son optimisme. Même Akyn était pâle comme la mort. Aléria tremblait et le semi-orc fixait longuement l’amulette, fasciné, comme un fou captivé par la mort.

Shaedra grogna.

— Mais enfin ! Vous avez l’air plus affligés que moi, par Ruyalé ! —se plaignit-elle.

Elle se leva, attrapa le collier et le mit dans sa poche avant que le semi-orc n’ait pu l’en empêcher.

— Je dois y aller, sinon j’arriverai en retard —dit-elle.

Akyn et Aléria se levèrent d’un bond.

— Tu dois aller où ? —demanda Akyn, chamboulé par sa brusque activité. Il semblait se réveiller d’un long rêve empli d’aventures.

— Je vais voir Suminaria comme convenu, pour qu’elle m’apprenne des choses sur les énergies. Elle sera sûrement très contente de vous apprendre à vous deux aussi. Vous venez ?

— Et les promesses ? —intervint alors Aléria.

Shaedra s’arrêta net et se tourna vers Dolgy Vranc. Celui-ci s’était levé et il gardait ses instruments dans la boîte. À quoi diable lui avaient-ils servi ? Est-ce que tout n’avait été qu’une mascarade ? Puis elle plissa les yeux. Et si Dolgy Vranc leur mentait ? Et si ce n’était pas l’Amulette de la Mort ?

— Venez tous les trois demain, à six heures —dit Dolgy Vranc—. Je vous dirai en quoi est-ce que vous pouvez m’être utiles. Maintenant allez-vous-en et ne parlez de tout cela à personne, pour votre propre sécurité. Je sais ce que j’ai vu : ce collier possède une puissance monstrueuse et il pourrait tuer un dragon si celui-ci pouvait se le passer autour du cou. Le fait que tu ne sois pas morte, Shaedra, susciterait encore plus de surprise que le fait de savoir que tu avais en ta possession l’Amulette de la Mort.

Son expression grave et intense l’impressionna. Shaedra serra les dents. Dolgy Vranc semblait sincère, mais elle ne pouvait s’y fier. Pourtant, s’il disait vrai, alors… cela lui répugnait de se poser la question, mais… pourquoi n’était-elle pas morte ?

— Je serai là demain —affirma-t-elle, décidée.

Elle sortit de la maison de Dolgy Vranc et soupira, soulagée, à la vue du soleil. Ils traversèrent l’avenue et fermèrent le portail derrière eux, sans un mot. Ils marchèrent un moment en silence, chacun plongé dans ses pensées. Le jour ne semblait plus être le même que celui où Shaedra avait remporté la course contre Suminaria. On aurait dit que des jours entiers s’étaient écoulés.

— Alors, comme ça, Suminaria t’a proposé de t’apprendre ce que l’on enseigne à la Grande Pagode ? —demanda Akyn.

Shaedra fit une moue puis sourit.

— En réalité, c’est moi qui le lui ai proposé. Je crois qu’au fond c’est une fille sympa.

— Un peu bizarre.

— Un peu bizarre —concéda-t-elle—, mais je serai tolérante.

Aléria soupira.

— Bizarre, tu parles ! Je ne crois pas que, elle, elle ait dans sa poche un truc capable de tuer une personne.

— Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle —reconnut Shaedra—. Tu crois que je devrais le jeter à l’eau ?

— Non ! —s’écria Aléria, horrifiée—. Imagine que n’importe qui le trouve. Tu ne peux pas faire ça…

— D’accord, d’accord. Ce n’était qu’une idée. Je le garderai dans ma poche… —après un silence, un petit rire lui échappa—. Et moi qui pensais, quand j’étais enfant, que la feuille du houx était la feuille du bonheur !

Ils s’acheminèrent en silence vers la bibliothèque. Quand ils étaient sur le point d’entrer, Shaedra les arrêta d’un geste.

— Maintenant que j’y pense…

— Quoi ? —s’impatienta Aléria.

— Et si Murry se trompait ? Et si ce que Jaïxel recherche ce n’est pas une partie de son phylactère, mais l’Amulette de la Mort ? Cela expliquerait bien des choses.

Ses deux amis réfléchirent un instant, puis Akyn demanda enfin :

— Ça expliquerait quoi par exemple ?

Shaedra ouvrit la bouche puis la referma en fronçant les sourcils. Elle leur adressa un sourire de pitre.

— J’ai oublié ce que je voulais dire.

Ils marmonnèrent entre leurs dents, exaspérés, pendant qu’elle adoptait un air songeur.

— Euh, j’avoue, je ne sais pas trop pourquoi j’ai dit ça, mais, sur le moment, j’ai bien aimé. —Shaedra se racla la gorge face au regard foudroyant d’Aléria ; Akyn avait déjà éclaté d’un grand rire—. Vous n’avez vraiment jamais eu l’envie de parler comme les aventuriers ? Au fait, vous avez entendu que les nadres rouges s’approchent d’Ato ?

* * *

— Vous ne savez pas non plus réaliser une fusion de filaments ? —demanda Suminaria, éberluée.

Elle était perplexe. Shaedra et ses deux amis firent à nouveau non de la tête.

— Mais qu’est-ce que vous avez appris toutes ces années ? —fit Suminaria, sur un ton désespéré.

Akyn énuméra :

— De l’Histoire, de la littérature…

— Des mathématiques, de la biologie… —continua Shaedra.

— Et beaucoup de théorie sur les énergies —termina Aléria.

— Mais pour ce qui est de la pratique, pas grand-chose —ajouta Akyn.

Suminaria les observa sans un mot. Elle essaya de se mettre à leur place, mais ce n’était pas tâche facile. Comment pouvaient-ils savoir en quoi consistait une fusion de filaments et en même temps ne pas savoir en réaliser une ? Elle était bien consciente que le niveau à la Grande Pagode était beaucoup plus élevé et qu’on n’y acceptait pas n’importe qui, mais elle ignorait jusqu’à maintenant l’abîme qui existait entre les deux pagodes.

— Voyons voir, par où commencer ? —se demanda-t-elle à haute voix—. Vous savez ce qu’est la fusion de filaments.

— Oui —acquiesça Shaedra—. Nous l’avons appris ça fait longtemps, pourtant…

— Pourtant quoi ?

— Pourtant, moi, personnellement, je ne savais pas ce qu’étaient ces filaments avant ce matin.

Elle interrogea Akyn et Aléria du regard et ces derniers acquiescèrent. Eux aussi, ils avaient appris ce qu’était un filament le matin même. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient parler de filaments, mais ils n’avaient jamais vraiment pris la peine d’examiner ce que c’était.

— Parfait —dit Suminaria d’une voix neutre et éteinte. Comment pouvaient-ils espérer devenir orilhs ? Le fait que la terniane soit beaucoup plus rapide en courant ne l’aidait en rien pour être une orilh. Aléria semblait avoir beaucoup de connaissances théoriques, mais elle ne savait pas mieux les appliquer que les autres, et Akyn, l’air perdu, ne semblait même pas avoir assimilé la théorie. Que faire ? Voulait-elle vraiment leur apprendre à s’améliorer ?

Elle pensa aux autres snoris et elle se souvint alors que ce qui l’avait intriguée chez Shaedra, c’était sa bonne humeur et son caractère sauvage. Elle était prête à parier qu’elle était la seule terniane de tout Ato. Et son désir d’apprendre lui remontait un peu le moral, qu’elle avait au plus bas ces derniers temps. Et, au moins, quand ils ne blaguaient pas, ils avaient des conversations intéressantes.

Ces réflexions en tête, elle serra les dents et ils commencèrent la leçon. Ils s’étaient installés dans une des petites salles de la bibliothèque, sans livres, parce que Suminaria n’avait pas besoin de livre pour apprendre à ses camarades des choses tellement basiques que même un néru d’Aefna savait faire.

Elle n’était pas sans savoir qu’ils devaient sans doute la juger arrogante, mais c’est qu’il était impossible de ne pas s’exaspérer d’une telle ignorance ! Cela n’était pas dû entièrement à leur incapacité, bien sûr, c’était aussi dû au fait que tous les meilleurs maîtres partaient pour Aefna ou Neiram. Qui voudrait s’enterrer à Ato, une petite ville isolée dans une vallée dangereuse qui voyait descendre toutes les bestioles et les monstres de l’Insaride ?

Oncle Garvel, pensa-t-elle alors, retenant un soupir, tandis qu’elle regardait ses nouveaux et premiers disciples fournir tous leurs efforts pour fusionner des filaments. Akyn, avec son sourire, semblait complètement envahi par l’euphorie de son jaïpu et, s’il ne se libérait pas de son emprise, il resterait sans rien faire jusqu’à ce que quelqu’un se décide à lui donner une bonne baffe. Shaedra, l’expression concentrée, avait tout l’air de parlementer avec son jaïpu. Par contre, Suminaria eut l’impression qu’Aléria révisait mentalement les souvenirs de quelque livre qu’elle avait lu pour essayer de contrôler son jaïpu et de fusionner les filaments à l’aide d’une arme qu’elle tentait de contrôler, ce qui revenait à dire qu’elle était entrée dans un cercle vicieux totalement inefficace.

Cette fois, elle laissa échapper un long soupir. Ils n’allaient pas y parvenir. Du moins pas ce jour-là. Elle devait trouver quelque chose de plus facile. Elle chercha dans ses souvenirs. Qu’avait-elle appris dans ses premières leçons du jaïpu ?

* * *

Lorsque Shaedra ouvrit les yeux et vit le regard déçu de Suminaria, elle se racla la gorge, embarrassée.

Akyn et Aléria étaient encore immergés dans leur jaïpu.

— On est si mauvais que ça comme élèves ? —demanda-t-elle, honteuse.

La tiyanne adoucit son expression et secoua la tête, elle marqua une pause puis haussa des épaules.

— Franchement, je n’avais jusque-là rien enseigné à personne —avoua-t-elle—, alors je ne peux pas comparer.

— Nous sommes de mauvais élèves —soupira Shaedra, en confirmant. Elle lança un coup d’œil vers Akyn qui continuait à sourire et vers Aléria, qui semblait émerger d’un rêve très profond.

— J’ai une idée —fit soudain Suminaria—. Je crois que je sais déjà comment nous allons commencer. Puisque vous ne connaissez pas les bases, je devrai vous enseigner depuis le début, comme à des nérus.

Shaedra comprit qu’elle n’avait pas l’intention de se moquer d’eux, mais uniquement de les aider. Ce n’était donc pas la peine de se fâcher. Elle hocha la tête fermement, l’air enjouée.

— Je suis contente que tu n’aies pas encore perdu tout espoir.

— Elle le perdra bien un jour —prononça Aléria, en ouvrant ses yeux rouges—, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Suminaria lança un regard vers Akyn.

— On donne une bonne baffe à votre ami. Je crains qu’autrement il ne se réveille pas de sitôt.

Aléria et Shaedra se tournèrent vivement vers Akyn. En effet, il avait l’air totalement égaré au plus profond de son jaïpu. Les commissures de ses lèvres se soulevaient d’une manière prononcée.

— Ne me dis pas qu’il s’est laissé entraîner encore une fois ? —lança Aléria.

Shaedra se mit à rire, mais Aléria semblait irritée et elle se leva pour s’approcher de l’elfe noir et lui tirer les oreilles, ce qui n’eut pas l’effet escompté car celui-ci sourit encore plus largement. Les éclats de rire de Shaedra redoublèrent.

— Tire plus fort ! —lui dit-elle, se tordant de rire.

— Aïe ! —se plaignit alors Akyn, revenant parmi eux—, traîtresses ! —s’écria-t-il.

Soudain, la porte s’ouvrit à la volée et le Grand Archiviste apparut dans l’encadrement de la porte. Ses yeux pâles lançaient des éclairs flamboyants.

— Silence ! —tonna-t-il.

Immédiatement, le silence se fit. Shaedra essaya d’adopter une mine studieuse et effaça progressivement son sourire le remplaçant par une moue sérieuse et responsable. Allait-il les punir ? Elle espérait que cela ne coïnciderait pas avec le rendez-vous de l’identificateur !

— Je suis vraiment désolée, monsieur —dit Aléria.

— Et moi donc —renchérit Akyn.

— Nous sommes tous affreusement désolés, vraiment tous —indiqua finalement Shaedra.

Aléria la foudroya de ses yeux menaçants puis parla au Grand Archiviste sur un ton très doux :

— Nous étions en train de travailler quand…

— Taisez-vous tous —ordonna celui-ci en l’interrompant—. Et sortez d’ici. Si j’entends un seul mot de plus, vous ne rentrerez pas chez moi sans contribuer aux coffres d’Ato, soyez-en sûrs.

Aléria allait répliquer, mais un regard de l’archiviste la pétrifia sur place. Chacun prit son sac à dos et ils sortirent de la bibliothèque dans un silence funèbre.

Shaedra fut contente de revoir le ciel au-dessus de sa tête.

— Au moins, il ne nous a pas punis —soupira-t-elle, soulagée.

Aléria avait sûrement accumulé toute la tension qu’elle avait absorbée, parce qu’à ce moment-là, elle explosa comme un nadre rouge :

— Il ne nous a pas punis ? ! Vraiment ? Il nous a jetés hors de la bibliothèque ! Il nous aura à l’œil, dorénavant, Shaedra. La prochaine fois que nous y entrerons, c’est-à-dire demain, il nous considérera comme des ennemis ! Oh ! —se lamenta-t-elle, désespérée—. C’est lui qui m’a donné la permission d’emporter chez moi Énergies darsiques des créatures. Qu’est-ce que je fais maintenant, moi, hein ? Jamais il ne me laissera emporter d’autres livres.

Shaedra leva les yeux au ciel.

— Aléria, je ne crois pas que…

— Il ne me fera plus confiance ! —la coupa-t-elle. Elle semblait vraiment bouleversée. Elle était dans un de ces états bien à elle que seul le temps pouvait remédier. Shaedra soupira.

— Dis ce que tu veux, mais, moi, je crois qu’il ne faut pas en faire tout un plat, ça n’a pas été si terrible que ça.

— Ça, c’est toi qui le dis, Shaedra ! —protesta Akyn—. J’ai les oreilles en feu.

— C’est Aléria qui te les a tirées —dénonça Shaedra.

— Toi, tu riais —lui reprocha-t-il.

— Et toi, tu as crié comme si on était en train de te jeter un seau d’eau glacée à la figure… —Elle prit une mine songeuse—. Quoique, ça n’aurait pas été une si mauvaise idée…

Akyn lui donna une bourrade et Shaedra riposta, tiraillant ses cheveux. La lutte avait commencé. Akyn essaya de lui prendre le bras, mais Shaedra fut plus rapide et elle bondit, arrivant jusqu’au parc après une série de pirouettes. Akyn parvint enfin à la faire tomber par terre et tous deux rirent, allongés sur l’herbe, pendant qu’Aléria ronchonnait, absorbée dans ses pensées, et que Suminaria les observait avec curiosité, comme si elle regardait deux oisillons exotiques.

Shaedra sentit tout à coup son jaïpu jaillir de partout et elle ferma les yeux. Au bout d’un moment, elle les rouvrit, surexcitée.

— Suminaria ! J’y suis arrivée. Je suis arrivée à fusionner deux filaments !

Suminaria roula les yeux.

— C’est très bien. Nous laisserons cette leçon pour un autre jour. Qu’en penses-tu si tu remplis ta part du marché et nous allons faire un tour à Ato ?

Shaedra se leva d’un bond, laissant Akyn se redresser plus lentement.

— Excellente idée ! Je vais te montrer l’autel, à moins que tu ne l’aies déjà vu. Et puis on ira à Roche-Grande… non, attends, je dois aussi te montrer les Trois Pierres, c’est l’endroit le plus beau de tout Ato, à moins que tu préfères voir la maison de l’orilh Lahries, c’est la maison la plus jolie de toute la ville…

Suminaria souriait, amusée.

9 La flèche de la peur

Le jour suivant, les choses sérieuses commencèrent. Le maître Aynorin les fit travailler, revoir leur histoire, voir de nouvelles techniques sur le jaïpu et pour terminer, pendant les deux dernières heures, il leur donna des instructions et des pistes pour qu’ils s’informent sur les énergies asdroniques, c’est-à-dire, les énergies autres que le jaïpu, le morjas et le païras. Les véritables énergies. Celles qui faisaient de quelqu’un un celmiste.

Quand ils sortirent de la Pagode, ils n’étaient pas aussi fatigués que le jour précédent, mais ils avaient pas mal de devoirs à faire. Ils mangeraient rapidement, iraient à la bibliothèque et feraient leurs devoirs à la Section Celmiste pour la première fois.

Shaedra trouvait tout assez amusant depuis qu’elle avait appris à communiquer véritablement avec son jaïpu et, malgré l’insistance d’Akyn, elle n’était pas capable de lui expliquer comment elle avait réussi à unir les fils énergétiques. En unissant les fils, on pouvait augmenter le flux du jaïpu, mais en même temps le danger de se laisser entraîner par le courant énergétique augmentait aussi. Suminaria lui avait conseillé la prudence.

À la bibliothèque, ils firent leur possible pour passer inaperçus et c’est à peine s’ils osèrent chuchoter pendant qu’ils écrivaient sur leurs parchemins. Il fallait répondre à deux questions sur les énergies asdroniques. Ils en étaient encore à la première, concentrés et entourés de livres.

— Comment vous définiriez l’énergie brulique ? —demanda Akyn à voix basse.

— Cela dépend comment tu veux la définir —répondit tranquillement Aléria tout en parcourant une page d’un rapide regard—. Si tu veux la définir comme un expert, tu auras besoin de livres entiers. Si tu veux la définir comme un élève, avec quatre lignes, cela suffira.

— Je choisis la définition de l’élève —intervint Shaedra, en relevant la tête de son livre. Elle venait de tomber sur une page où on expliquait comment faire une potion de réchauffement sans dépasser les limites de l’énergie brulique. Par tous les démons ! Pourquoi voudrait-elle faire une potion de réchauffement ? Elle aurait juré que, dehors, il y avait au moins trente degrés, on aurait même dit que le Cycle du Bruit venait de commencer. Faire une potion de réchauffement pendant le Cycle des Glaces, d’accord, mais, par un jour comme celui-là, on pouvait s’estimer chanceux si en en buvant, on n’entrait pas en ébullition.

— Et quelles pourraient être ces quatre lignes ? —demanda Akyn, comme s’adressant aux dieux.

Aléria leva les yeux de son livre et les plissa.

— Je suis contente de voir que tu te le demandes enfin.

Elle sortit sa plume, la trempa dans l’encrier et se mit à écrire sans ajouter un mot. Akyn laissa échapper un soupir, ferma son livre et en prit un autre.

Comprenant qu’Aléria ne les aiderait pas pour les définitions, Shaedra décida de réfléchir au second exercice. Elle prit dans sa main une petite pierre ronde et bleue. C’était une pierre-mémoire. Les maîtres s’en servaient pour donner leurs exercices et ainsi s’assurer que tous les élèves les avaient. Tous les snoris l’appelaient la pierre des devoirs, non sans raison. Comme néru, Shaedra l’avait très peu utilisée, mais maintenant elle comprenait pourquoi les snoris passaient tant de temps à la bibliothèque. Elle pressentait qu’elle allait passer les deux années à venir à faire des devoirs à n’en plus finir.

Sans plus attendre, elle se concentra sur la pierre.

Elle sentit que son jaïpu réagissait violemment à une secousse. Elle eut l’impression de voir du sang. Oui, un nez qui saignait. Avec quel remède pouvait-on arrêter l’hémorragie ?

Shaedra grogna.

— Vous avez vu la deuxième question ?

Aléria et Akyn firent non de la tête, mais Galgarrios et Suminaria acquiescèrent.

— On dirait une plaisanterie —dit Suminaria.

Aléria et Akyn pouffèrent en apprenant de quoi il s’agissait.

— C’est ridicule ! —laissa échapper Aléria et, aussitôt, elle se couvrit la bouche de la main et baissa la voix—. Le maître Aynorin a des idées bizarres.

Akyn se pencha sur la table, en disant :

— Moi, sincèrement, je lui mettrais deux feuilles-mousse dans le nez et voilà.

— Les feuilles-mousse laissent une sensation de démangeaison désagréable —répliqua Shaedra— et, en plus, moi, j’éternue toujours quand j’en vois une.

— Vraiment ? Eh bien, mieux vaut que tu n’ailles pas dans mon jardin, c’est plein de feuilles-mousse —la prévint Akyn.

— Je tâcherai de ne pas m’en approcher.

— Taisez-vous —chuchota Aléria, les yeux soudain intensément fixés sur son livre.

Shaedra entendit des pas qui se rapprochaient et baissa le regard sur son propre volume, feignant d’admirer des lettres ornées de couleurs.

Quand les pas s’éloignèrent, elle laissa échapper un soupir.

— Il n’arrête pas de passer par ici. Je le déteste —dit-elle.

— Ne juge pas trop hâtivement les gens —la prévint Aléria, en prenant son ton savant.

— Comme il te plaira, vénérable orilh. J’adore le Grand Archiviste. J’espère qu’il aura des feuilles-mousse à portée de la main quand il saignera du nez.

Ils pouffèrent silencieusement puis se concentrèrent de nouveau. Shaedra répondit aux deux questions sur le parchemin en quelques lignes. Elle eut plus de mal pour la deuxième question que pour la première. Évidemment, arrêter une hémorragie était un travail d’endarsie et l’endarsie ne pouvait se réaliser sans énergie essenciatique. Elle essaya d’expliquer comment elle aurait procédé en unissant le jaïpu et le morjas avec l’énergie essenciatique, mais, quand elle eut fini, elle craignit d’avoir exagéré l’intensité nécessaire de l’endarsie pour contenir un simple saignement de nez. Bah, au moins, elle avait fait quelque chose.

Quand elle eut terminé, Suminaria était déjà partie et Aléria lisait un livre qui n’avait rien à voir avec ses devoirs. Akyn termina peu après elle, laissant échapper un immense soupir de soulagement.

— Qu’est-ce qu’on se sent bien après avoir sauvé quelqu’un sur le point de perdre tout son sang —dit-il.

— On se sent libéré —approuva Shaedra.

Elle jeta un coup d’œil sur Galgarrios. Il était toujours absorbé par sa pierre des devoirs et ses questions.

Elle se leva et alla prendre un livre, pour imiter Aléria. Elle en prit un sur la création de la confrérie des Moines de la Lumière, elle se rassit à sa place et, prenant son courage à deux mains, elle commença à lire. Elle se trouva si captivée par ce livre que, lorsqu’il fut six heures moins le quart, elle décida de l’emporter pour le lire dans sa chambre. Se moquant un tant soit peu d’elle-même, elle se demanda si finalement elle ne finirait pas comme Aléria, à baver sur les livres la bouche béante et la tête pleine de mots savants.

Quand ils se dirigèrent chez Dolgy Vranc, tout ce qui s’était passé le jour précédent lui revint en mémoire. Son frère, l’Amulette de la Mort… Cette histoire pouvait-elle être vraie ? Bah, qu’est-ce que cela pouvait faire ? Maintenant Murry était parti, l’abandonnant là, car il pensait qu’elle pouvait apprendre des choses qui les aideraient dans leur vengeance. Shaedra se rendit compte qu’elle ne réussissait pas à se sentir concernée par cette vengeance. Bien sûr, ce Jaïxel méritait la mort, mais qui était-elle pour faire face à une liche ? Ou peut-être Murry se prenait-il pour Bériabés d’Aldion ressuscité ? Allons donc. Murry devait avoir perdu la tête, se dit-elle. Il ne prétendrait pas se venger tout seul, n’est-ce pas ? Était-il en danger à cet instant même ?

Elle pensa aux nadres rouges qui se rapprochaient d’Ato et frissonna. Pas une autre fois !, se dit-elle. Elle ne voulait pas le perdre à nouveau, elle ne voulait pas penser encore une fois qu’elle le perdait. Elle espéra seulement que Murry s’était éloigné suffisamment d’Ato pour passer outre les nadres rouges sans même remarquer leur présence.

Quand Dolgy Vranc leur ouvrit la porte, Shaedra revint à la réalité. Elle secoua la tête et offrit au semi-orc un sourire rayonnant.

— Bonjour, que désirez-vous ?

Comme normalement c’est lui qui aurait dû prononcer ces mots, il sourit et Shaedra essaya d’imaginer, en vain, que son horrible grimace se transformait en un aimable sourire. En vain, bien sûr, parce que celui qui se trouvait devant elle était un semi-orc, non un chevalier de Ruyalé.

Dolgy Vranc les surprit. Il les invita à prendre une infusion, puis il leur dit ce qu’il attendait d’eux :

— J’ai besoin de racines, d’herbes et de bois.

— Des racines, des herbes et du bois ? —répétèrent-ils, surpris.

— Ouaip. Et pas n’importe quelle racine, ni n’importe quelle herbe ni n’importe quel bois. Vous savez reconnaître ces plantes, n’est-ce pas ?

Il leur passa une liste. Dans la pénombre de la pièce, Shaedra dut plisser les yeux pour lire. Il y avait une demi-douzaine d’herbes, deux sortes de racines et un dessin de branches à la forme précise.

Shaedra reconnut toutes les herbes. C’est pourquoi ce fut la seule à se surprendre.

— De l’arfente ? Mais, ce n’est pas ce que l’on utilise pour tuer les rats ?

— Exact, petite terniane.

Shaedra ne voulut pas protester.

— Moi, je me charge des racines —dit Akyn.

— Et moi, des herbes —fit aussitôt Shaedra.

— Et je suis censée faire quoi avec le bois ? —s’enquit Aléria.

Le semi-orc sourit.

— Tu vois ces courbes ? Ce sont les formes dont j’ai besoin. À présent, c’est à toi de trouver des petites branches qui y ressemblent. Allez, les enfants. Demain, je veux vous voir de retour ici.

Aléria n’arrêta pas de ronchonner pendant tout le chemin.

— Allons, Aléria, ne fais pas cette tête-là —lui dit-elle—. On fera tout tous ensemble, qu’est-ce que vous en pensez ?

Ils acceptèrent avec enthousiasme, parce que se trouver tout seul dans les bois quand des nadres rouges rôdaient dans les environs n’était pas une pensée très réconfortante.

* * *

— Là, celle-là ! —exclama Aléria.

C’était la dernière branchette qui leur manquait. Seulement celle-ci, contrairement aux autres, se trouvait encore sur l’arbre.

— Je vais la chercher —déclara Shaedra.

Elle s’agrippa à une grosse branche et grimpa. Elle se trouva près de la branchette en un clin d’œil.

— Tu as une bonne vue, Aléria. Elle est identique à celle du dessin —commenta-t-elle.

— Fais attention en l’arrachant —l’avertit Aléria.

Shaedra sortit le poignard qu’elle avait utilisé pour couper l’arfente et se mit à scier.

Akyn et Aléria la regardaient d’en bas et elle vit qu’ils commençaient à s’ennuyer.

— Alooors ? —exclama impatiemment Akyn—. Tu vas rester perchée là-haut jusqu’à ce qu’un loup arrive ou que la marée monte ?

Shaedra redoubla d’effort.

— Mais ne la casse pas —répéta Aléria.

— Par Zemaï ! —protesta Shaedra—, je fais ce que je peux.

Finalement, la petite branche commençait à se séparer. Shaedra prit appui sur un pied et tira avec la main de toutes ses forces. Quand la branchette se cassa, elle perdit presque l’équilibre, mais elle se rattrapa de l’autre main et, suspendue à une grosse branche, elle brandit son trophée.

— Je l’ai !

— Descends vite de là, Shaedra. C’est dangereux.

Elle décida qu’elle était effectivement trop haut pour sauter. Elle se rapprocha du tronc et sauta de branche en branche, les utilisant comme un escalier en spirale ; elle se retrouva vite en bas.

C’est alors qu’elle entendit le choc d’une épée ainsi qu’un cri guttural et inhumain.

Tous trois comprirent immédiatement ce qui se passait : les nadres rouges étaient très proches.

— Courez —murmura Akyn.

À cet instant, Shaedra fut surprise par la sérénité de son ami. Il avait adopté un ton protecteur, comme s’il était responsable de la sécurité de tous. On entendait maintenant les bruits des créatures, des rugissements, des pas précipités et des branches qui se brisaient.

Shaedra n’y réfléchit pas à deux fois : elle courut. Aléria et Akyn la suivaient de près. En pensant aux nadres rouges et craignant qu’ils ne les attaquent sans y croire vraiment, ils avaient décidé d’un accord tacite de ne pas beaucoup s’éloigner d’Ato. Heureusement !, pensa Shaedra, pendant qu’elle courait.

Les entrechocs d’épées avaient cessé, mais les nadres rouges continuaient à rugir. Auraient-ils pu tuer les Gardes d’Ato ?, se demanda Shaedra, horrifiée.

Elle sentit que la peur lui donnait des ailes. Son jaïpu se dispersa dans tout son corps et elle l’utilisa mécaniquement pour courir encore plus vite. Mais, où étaient donc Aléria et Akyn ?

Elle jeta en coup d’œil en arrière. Ils couraient, mais pas assez vite. En tout cas pas si les nadres rouges décidaient de les poursuivre. Pour la première fois dans sa vie, elle se rendit compte de la grande différence qu’il y avait entre courir vite et courir réellement vite. Une différence aussi grande que celle qui existait entre la vie et la mort. Elle s’arrêta net et attendit ses amis, pendant qu’elle observait intensément le bois touffu. On ne voyait rien. Mais on entendait. Des cris semblables à ceux des aigles blancs que l’on voyait dans la vallée au mois de l’Amertume.

Un frisson la parcourut. Des nadres rouges, pensa-t-elle. Elle essaya de se souvenir. Elle n’en avait jamais vu de sa vie. Du moins, aucun vivant, se corrigea-t-elle, se souvenant des Gardes qui traînaient les corps des nadres pour les brûler, selon la tradition, pour détruire leur âme et rétablir l’ordre des énergies.

— Shaedra ! —criait Aléria en se rapprochant, essoufflée—. Pourquoi tu t’arrêtes ? Cours !

Shaedra pensa une dernière fois que cela aurait été une bonne occasion de voir un nadre rouge. Ils ne grimpaient pas aux arbres, pourquoi devrait-elle les craindre ? Mais elle n’était pas toute seule, elle était avec ses deux amis, et ils n’avaient pas de temps à perdre.

Ils coururent jusqu’à la lisière du bois, ils continuèrent à courir vers la ville d’Ato, sentant que le monde se résumait aux battements frénétiques de leur cœur.

Les nadres rouges sortirent du bois avant qu’ils n’arrivent aux premières maisons et Shaedra ne regretta pas d’avoir fui : ces créatures, bien que de taille moyenne, paraissaient faites d’écailles et de muscles. D’un seul coup d’œil jeté en arrière, elle comprit qu’ils étaient sauvés. Les Gardes d’Ato étaient sortis défendre la ville. Elle ressentit une profonde admiration pour leur courage, alors qu’elle continuait de courir cette fois derrière Aléria et Akyn. Quand ils atteignirent les premières maisons, les gardes commencèrent à lancer des flèches. Shaedra observa un énorme elfe noir qui les croisa, un gros gourdin entre les mains. Ses yeux brillaient d’une lueur étrange tandis qu’ils fixaient les créatures aux écailles rouges et à la queue pleine de piquants. Shaedra devina son intention : il prétendait défendre la ville et accroître sa popularité. Eh bien, avec la taille d’orc noir qu’il avait, ce ne serait pas difficile pour lui, pensa-t-elle.

Quand ils arrivèrent à la Rue du Rêve, ils montèrent la pente, plus tranquilles, la respiration pantelante. Les familles d’Akyn et d’Aléria étaient sûrement inquiètes, et Shaedra se contenta de leur dire « à demain » avant de les voir regagner leur maison. La bataille, cependant, n’était pas terminée.

Quand elle fut seule, Shaedra se précipita sur le toit le plus proche, elle grimpa d’un bond et s’accrocha à une poutre, puis courut jusqu’à la tour de vigie la plus proche. Grimpant d’un côté de la tour, les griffes sorties, elle réussit à atteindre le rebord d’une fenêtre et tourna la tête vers le sud.

Il y avait encore environ vingt nadres rouges vivants. Cinq avaient les piquants en feu et, furieux, ils donnaient des coups de queue contre leurs adversaires. Les autres semblaient trop épuisés pour faire flamboyer leur queue.

Face à eux, se trouvaient une trentaine de Gardes d’Ato, appuyés par des habitants cékals, anciens Gardes, mercenaires ou aventuriers. Shaedra sourit. Quand les griffemorts arrivaient, il n’y avait pas de ville aussi bien protégée qu’Ato.

Mais, pourquoi ces nadres rouges se trouvaient-ils de ce côté de la rivière ? Ne devaient-ils pas venir de l’autre côté ? Ceux-là s’étaient sans doute égarés, pensa-t-elle. Les groupes de nadres rouges qui apparaissaient à Ato ne comptaient habituellement pas plus de cinquante membres. Deux ans auparavant, cependant, une troupe de plus de soixante-dix nadres rouges s’était approchée ; les Sentinelles les avaient perdus de vue un moment et les avaient retrouvés au nord d’Ato : ils avaient voulu poursuivre leur route et suivre la vallée sans attaquer la ville. Mais ils étaient tombés sur un groupe de Légendaires. Les Légendaires étaient des guerriers aguerris et ils s’étaient défendus comme des bêtes féroces. Le Mahir d’Ato avait envoyé les Gardes d’Ato et la troupe de nadres rouges avait été déchiquetée et anéantie. C’était le dernier combat dont tout le monde à Ato avait entendu parler.

Le combat du jour ne fut pas si grandiose, mais, par sa proximité à la ville, il impressionna les gens. Beaucoup étaient sortis dans la rue pour observer la bataille. Shaedra vit que la Néria, le jardin paradisiaque de la Pagode, était remplie d’yeux attentifs. Les snoris et kals de la bibliothèque, avertis, avaient tous pointé leur nez pour contempler les nadres rouges.

Les nadres rouges, que certains appelaient également griffemorts, étaient des créatures laides, rougeâtres, écailleuses et complètement stupides. Ils se guidaient à l’instinct, sautaient, couraient, fonçaient et tentaient de s’enfuir. Mais la fuite était inutile : ils étaient encerclés.

Shaedra observa comment ils tombaient l’un après l’autre… soudain un coup frappé à la fenêtre la fit se retourner brusquement. Un vigile lui faisait signe de s’en aller : elle l’empêchait de voir par la fenêtre. Avait-il besoin de regarder par la fenêtre alors qu’il avait une grande terrasse en haut d’où l’on pouvait bien mieux voir ? Enfin bon, de toute façon elle avait vu assez de nadres rouges pour toute sa vie.

Laissant échapper un sourire, elle fit un geste d’excuse et sauta sur le toit du bas. Elle se dirigea vers la taverne du Cerf ailé.

Quand elle arriva, la taverne était bondée. Tous parlaient du combat. On aurait dit que tout le quartier était venu pour connaître les dernières nouvelles.

— Alors ce n’était qu’une espèce de détachement ? —demanda un jeune kal.

— Il en viendra d’autres —assura un habitué une pinte à la main—. Ceux-là n’étaient que des égarés. Les autres viennent de l’autre côté du Tonnerre.

— Cela ne m’étonnerait pas que Brinsals devienne Garde d’Ato ! —assura un autre un peu plus loin.

— Avec son gourdin, je préfèrerais ne pas tomber sur lui —blagua un caïte.

Shaedra comprit que Brinsals était cet elfe noir énorme qui semblait avoir du sang de géant dans les veines.

— J’ai entendu dire que le garçon venait des Hordes —intervint un client.

— Le garçon ? Moi, je ne l’appellerais pas comme ça ! —s’écria Tanos l’ivrogne en riant. Même lui paraissait plus sobre que d’habitude.

— Moi, j’ai entendu dire qu’il a tué un troll à lui tout seul —intervint un faïngal. Shaedra le connaissait de vue, il s’appelait Yrasiuth et, chaque fois qu’il venait au Cerf ailé, il avait un nouvel instrument et il en jouait pendant des heures, assis sur un tabouret, les pieds ne touchant pas le sol. Ce jour-là, cependant, il ne semblait avoir apporté aucun instrument. De toute façon, avec le vacarme qu’il y avait, personne ne l’aurait écouté.

Soudain, Shaedra entendit un cri. Elle avait ralenti l’allure au fur et à mesure qu’elle avançait dans la taverne pour écouter ce qui se disait et elle était parvenue au comptoir. Quand elle leva la tête, elle vit que c’était Wiguy qui avait crié.

Et elle la regardait, horrifiée.

— Shaedra ! —s’écria-t-elle—. Tu m’as fait une de ces peurs ! Je croyais que les nadres rouges t’avaient attrapée. Par tous les dieux, viens ici ! Ne file pas maintenant. Ah, maudite, tu ne sais pas combien je m’inquiétais pour toi ! Mais où étais-tu ?

Wiguy s’était précipitée vers elle et la serrait à présent fort dans ses bras pendant que les autres riaient et blaguaient.

Elle la guida jusqu’à la cuisine et Shaedra, docile, s’assit à table pendant que Wiguy lui faisait un sermon ; heureusement il y avait beaucoup de clients et elle n’avait pas le temps de rallonger les réprimandes. Shaedra, pour ne pas l’effrayer davantage, ne lui dit pas qu’elle avait été plus près des nadres rouges qu’elle ne pouvait se l’imaginer. Wiguy exagérait toujours. Si Shaedra avait été tranquillement assise à la bibliothèque, elle l’aurait sermonnée de la même façon de retour à la taverne.

Mais le temps manquait pour une plus longue conversation. Satmé courait de tous les côtés, Kirlens préparait la soupe… Wiguy partit s’occuper des clients et Shaedra aurait bien aimé l’aider, surtout pour entendre ce que l’on racontait sur le combat, mais elle dut rester assise à éplucher des pommes de terre et des carottes. Il fallait bien.

Les voix fortes et les rires s’amplifiaient chaque fois que Wiguy ou Satmé ouvraient la porte. Kirlens était parti au comptoir, laissant Shaedra se charger de surveiller la soupe pendant qu’il servait et remplissait les brocs de bière, de vin, d’eau et de tout type de boissons tout en écoutant les discussions des habitués. Comme elle aurait voulu être à sa place !

Isolée dans la cuisine, elle en oublia presque l’heure et elle dut se lever d’un bond pour retirer la marmite de soupe du feu. Elle remplit les assiettes et Satmé et Wiguy se chargèrent de les servir aux clients qui dînaient là.

Au-dehors, une explosion de rire résonna, assourdie par la porte entrebâillée. Où était donc Taroshi ?, se demanda-t-elle soudain. Il n’avait quand même pas essayé de voir les nadres rouges ? Elle ressentit presque un brin d’inquiétude. Malheureusement, à cet instant précis, l’enfant apparut dans l’encadrement de la porte. Il tenait dans ses mains un arc trop grand pour lui et un carquois avec une seule flèche. La seconde flèche était positionnée sur l’arc tendu.

Les mains sur les anses de la marmite, Shaedra écarquilla les yeux, effarée.

L’enfant avait un sourire mauvais sur les lèvres. Il était bien plus qu’un sale mioche, se dit subitement Shaedra. C’était un fou. Malgré ses tentatives, Kirlens ne pourrait jamais en faire une personne normale.

Quand Taroshi tira la flèche, Shaedra était trop stupéfaite pour bouger. Heureusement, Taroshi était aussi bon archer que Shaedra, forgeron. La flèche partit déviée, heurta la table et rebondit sur le sol.

C’est alors que Shaedra réagit. En réalité, elle dut faire un effort pour que la colère ne la paralyse pas complètement. Elle n’avait jamais ressenti autant d’aversion pour un enfant. Marelta lui plaisait cent mille fois plus. Elle ne lui aurait jamais tiré une flèche. Taroshi, par contre venait de le faire et, en plus, il avait tout l’air de prendre ça au sérieux, car il portait déjà la main à son carquois pour prendre la deuxième flèche. Il avait toujours le sourire aux lèvres. Le même que lorsqu’il jouait et s’amusait.

Shaedra posa la marmite et fit un bond magistral vers Taroshi. Elle évita la seconde flèche, qui se dirigeait droit sur elle, quoique avec peu de force, elle lui prit l’arc des mains, le projeta à terre et l’immobilisa en lui tordant le bras et en lui plantant son genou dans le dos. Ses yeux verts luisaient d’une rage quasi fiévreuse.

Taroshi criait de douleur, comme un porc que l’on égorge.

— Tais-toi —lui dit-elle sèchement—. C’est la dernière fois que je te parle, alors profites-en. Je ne vais te dire qu’une chose : ne me parle plus, ne me regarde plus. Je peux t’assurer que, si tu tombes dans un puits, je ne verserai pas une seule larme.

Elle le lâcha au moment où la porte s’ouvrait. Kirlens avait fini par entendre les cris de Taroshi.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? —demanda le tavernier, en observant la scène avec perplexité.

Un instant, Shaedra fut tentée de lui dire : “Il faut l’enfermer, ce gamin, et lui mettre des chaînes, Kirlens. Il a essayé de me tuer.” Mais quelque chose l’en empêcha. Kirlens avait déjà eu tant de malheurs ! Et il paraissait si fatigué ces derniers temps que Shaedra eut de la peine rien que de penser à la tête qu’il ferait s’il apprenait que Taroshi, son fils, était fou.

— Elle m’a cassé le bras ! —se plaignit aussitôt Taroshi, en pleurant.

Shaedra grinça des dents.

— Je ne le lui ai pas cassé. En plus, il jouait avec ton arc, Kirlens. Cet enfant, c’est un danger.

Elle n’avait pas menti, elle avait juste omis le pire. Rien d’autre. Et malgré son orgueil, Taroshi n’était pas suffisamment idiot pour dire qu’il n’avait pas seulement l’intention de jouer. Ses yeux étaient posés sur elle, scrutateurs, cherchant sans doute à savoir pourquoi elle avait menti à Kirlens.

Sans un mot, le tavernier ramassa son arc et les flèches et attrapa son fils par le menton avec tendresse.

— Arrête donc de jouer avec des armes, mon fils. Ces choses sont dangereuses. Je te donnerai cet arc quand tu seras grand. Maintenant, sois gentil et viens m’aider au comptoir. Shaedra, tu peux faire une pause. Tu as dû avoir une journée chargée.

Il lui souriait, aussi aimable que d’habitude. Shaedra acquiesça, la gorge sèche et se retira. Elle avait envie de crier. Elle grimpa les escaliers, s’enferma dans sa chambre, ouvrit la fenêtre et se retrouva rapidement dans sa cachette, sur la terrasse pleine de tonneaux vides ou en mauvais état.

De quoi avait-elle eu le plus peur ce jour-là ?, se demanda-t-elle, tandis qu’elle attachait une corde à un poteau. Des nadres rouges ou de Taroshi ? Elle fit un bond et fixa l’autre extrémité de la corde à la poutre. Les nadres rouges avaient failli l’attraper. Mais Taroshi vivait sous le même toit qu’elle depuis tant d’années ! C’était de lui qu’elle avait le plus peur, conclut-elle. Les nadres rouges étaient des monstres, très différents des saïjits. Taroshi était un saïjit, mais c’était aussi un monstre.

Elle se mit à marcher sur la corde, lâchant la bride à son jaïpu. Suminaria disait qu’on ne pouvait brider le jaïpu. Elle disait qu’on pouvait seulement le contrôler. Mais Shaedra, en ce moment, ne se préoccupait ni du jaïpu, ni des nadres rouges, ni de Jaïxel.

Kirlens avait eu tellement peu de chance ! Elle enrageait rien que d’y penser. Il avait eu deux femmes et deux fils. La première femme, une elfe de la terre, “la plus belle créature au monde”, selon Kirlens, était morte après l’accouchement. La seconde, une elfe noire, n’avait pour ainsi dire pas vécu avec le tavernier ; elle était partie peu de temps après la naissance de Taroshi, et n’était pas revenue. Kahisso, le fils aîné, n’était pas revenu non plus depuis des années, car il avait eu, paraît-il, des problèmes avec les autorités d’Ato. Et, pour finir d’enfoncer le couteau dans la plaie, Taroshi s’avérait être fou.

À côté de ces misères, elle comprenait que Kirlens supporte Wiguy avec une patience incroyable. D’un coup, Shaedra ressentit une vague de tendresse. Finalement, Wiguy était ce qui ressemblait le plus à une sœur. Elle se fâchait trop, c’était une maniaque, mais elle avait bon cœur.

Comme le ciel commençait à s’obscurcir, elle retourna dans sa chambre et mit sa chemise de nuit pour se mettre au lit. Quand elle entendit de petits coups frappés à la porte, elle était encore éveillée et lisait le livre sur les Moines de la Lumière qu’elle avait pris à la bibliothèque.

— Shaedra ? Tu as fermé la porte ?

Oui, elle avait bloqué la porte. À cause de ce cinglé de Taroshi. Shaedra alla ouvrir et Wiguy se glissa dans sa chambre.

— Je ne savais pas que tu fermais la nuit —dit-elle—, c’est à cause des nadres rouges ? Ne te tracasse pas, ils sont plus que morts. Et pour toujours. Il y a un énorme bûcher à côté du bois. Ils sont en train de tous les faire brûler.

Shaedra leva les yeux au ciel. Elle était encore en train de lui chercher un point faible pour pouvoir la réconforter. Ce qui l’étonnait, c’est qu’elle soit venue dans sa chambre lui souhaiter bonne nuit. Un jour normal, elle aurait tout fait pour la faire partir le plus vite possible : les commentaires de Wiguy l’exaspéraient, mais Shaedra se sentait si seule à cet instant qu’elle souhaita que Wiguy reste un moment. Tous les événements de ces derniers jours s’accumulèrent d’un coup et elle se surprit elle-même lorsque, dans un élan d’effusion, elle se jeta dans les bras de Wiguy en la serrant très fort.

Wiguy en fut tout émue, trop en vérité, car elle se mit à pleurer tout en lui caressant les cheveux et lui donnant de petites tapes dans le dos.

— Tu es avec moi ici et personne ne nous attaquera, Shaedra —lui assura-t-elle—. Je te le promets.

Vraiment ?, pensa Shaedra, ironique. Elle se sépara d’elle et vit qu’elle avait encore les larmes aux yeux. Parfois, Wiguy l’exaspérait ou la troublait. D’autres fois, elle la faisait rire.

À cet instant, elle ressentit un peu tout ça, mais aussi une profonde paix dans son cœur.

— Wiguy —lui dit-elle—. Toi, tu es quelqu’un de bien. C’est pour ça que je t’aime.

Cette fois, c’est Wiguy qui la serra dans ses bras. On aurait dit un conte dramatique, pensa Shaedra, revenant soudain à la réalité.

— Je sais que, toi aussi, tu as un bon fond et que tu peux devenir quelqu’un de bien, Shaedra —lui dit Wiguy, la voix tremblante—, je l’ai su dès que tu es arrivée. Il ne te manque qu’un peu de temps et de patience, parce que tu as parfois mauvais caractère, admets-le. —Elle souriait maternellement. Shaedra retint un immense soupir—. Bon —dit-elle—, j’étais venue te souhaiter bonne nuit. Et ne te tracasse pas, tu n’as pas besoin de bloquer la porte. —Elle lui déposa un baiser sur le front et s’arrêta sur le seuil de la porte—. Bonne nuit, Shaedra.

— Bonne nuit.

La porte se referma et Shaedra, pour ne pas passer pour une hystérique, ne la bloqua pas. Elle se coucha dans son lit, prit son poignard avec lequel elle avait sectionné la branchette pour Dolgy Vranc et le cacha sous son oreiller. Elle ferma les yeux et sourit. À présent, elle dormirait beaucoup plus tranquille.

Elle s’endormit rapidement et rêva d’immenses oiseaux multicolores aux chants magnifiques qui ressemblaient à la musique du faïngal Yrasiuth. Ils volaient libres et très haut sous les rayons du soleil.

10 La rose blanche

Les jours s’écoulaient sans incidents notables. Shaedra et ses camarades passaient la matinée avec le maître Aynorin, et ils apprenaient de nouvelles choses chaque jour. L’après-midi, ils allaient tous à la bibliothèque pour faire leurs devoirs, et Suminaria persistait dans sa tentative d’expliquer à Shaedra tout ce qu’elle savait. Cependant, c’était une de ces personnes impatientes qui s’attendent à une réussite immédiate et Shaedra la déçut une infinité de fois avant d’assimiler chaque chose qu’elle lui apprenait.

Vers six heures, enfin, ils pouvaient aller se reposer et aller jouer, mais ils ne revinrent à Roche-Grande qu’une seule fois : cet endroit n’était plus le leur. Shaedra s’attrista beaucoup d’avoir laissé derrière elle l’étape de néru. À six heures, ils sortaient donc d’Ato et parcouraient les bois et les prairies, les champs et les petites collines qui entouraient la ville.

Suminaria ne les rejoignait pas pour ces explorations, parce qu’à cette heure-là, son oncle Garvel l’attendait pour dîner. Que ce fut une tradition de tiyans ou d’Aefna, peu importait, mais le fait était qu’en sortant de la bibliothèque elle se dirigeait directement chez elle et elle n’en ressortait qu’au petit matin.

Aléria, elle non plus, ne venait pas toujours parce qu’elle dévorait littéralement les livres, si bien qu’elle devait consacrer des heures et des heures à la lecture chaque jour pour pouvoir rendre les livres dans le délai prévu. Pourtant, elle les accompagnait souvent, un livre à la main, et, alors que Shaedra et Akyn s’en allaient explorer la nature, elle restait assise à l’ombre d’un arbre et se plongeait dans la lecture, et ce n’était que lorsqu’ils revenaient pour lui dire qu’ils retournaient à Ato ou lorsque la lumière commençait à ne plus éclairer suffisamment les lignes, qu’elle se décidait à bouger.

Entretemps, Akyn et Shaedra observaient tout. Shaedra savait reconnaître tout type de plantes et elle énumérait leurs propriétés pendant qu’Akyn cueillait des baies comestibles. Ils mangeaient à satiété, blaguaient, couraient et s’inventaient des histoires, se faisant passer pour des aventuriers. Chaque arbre se transformait en monstre. Ils s’inventaient des sables mouvants, des pièges et des attaques de toutes sortes. Parfois, ils étaient si tendus que le moindre bruit les faisait sursauter et rire à la fois. Ils rencontraient souvent Salkysso et Kajert et tous les quatre s’amusaient comme des nérus, nouant des alliances pour attaquer des bandes de trolls, dos à dos, entourés de monstres, tandis que le ciel s’obscurcissait peu à peu.

Salkysso jouait le rôle de l’archer à la perfection. Kajert était le guerrier, le seul qui portait une armure qui était présumément forgée en ivoire noir indestructible ; en fait, ce n’était qu’un amas de feuilles et de brindilles entrelacées. Tous avaient fini par l’appeler Kajert le Dragon parce qu’il pouvait parfaitement, quand il le voulait, se faire passer pour un guerrier de la Confrérie des Dragons. Cependant, Shaedra, qui le connaissait chaque jour davantage, savait qu’il n’avait pas l’âme d’un guerrier. Il ne supportait pas la vue du sang et, quoique, pour le reste, il soit loin d’être aussi peureux qu’Aryès, il avait des penchants curieux : il aimait lire des livres de botanique. C’était un grand amoureux des plantes, et Shaedra avait fini par comprendre que ses propres connaissances sur les plantes n’étaient en rien comparables à la science de Kajert. Qui s’en serait douté ?

Galgarrios, pour sa part, était devenu une sorte d’ami tout à fait inséparable. C’était impressionnant ce qu’il était capable d’inventer quand il fallait jouer en pleine Forêt des Cordes à pourchasser des monstres.

Ils étaient donc cinq à parcourir les collines des alentours, ou six, si Aléria abandonnait ses livres un instant. Ils se dissimulaient aux yeux des loups, des araignées, des nadres et, finalement, tombaient sur leurs prédateurs par surprise en les faisant fuir. Un jour, ils avaient même dû réellement fuir à toutes jambes lorsqu’un fermier, armé d’une faux, avait voulu les expulser de ses champs. Ses mâtins les avaient poursuivis jusqu’aux limites des champs.

Shaedra avait commis une erreur en grimpant à un arbre. Elle était restée juchée là-haut pendant une heure, jusqu’à ce que le fermier daigne s’approcher pour faire taire ses horribles chiens. Shaedra avait voulu lui présenter ses excuses, mais le fermier, qui avait tout l’air d’un homme au cœur aigri, se contenta de lui dire qu’elle disparaisse vite de sa vue si elle ne voulait pas qu’il appelle les Gardes pour qu’ils la sortent de là et la jettent dans un cachot pour avoir traversé ses champs tout à fait illégalement. Shaedra était descendue de l’arbre et avait filé en catastrophe, non sans avant adresser aux chiens et à leur maître un regard assassin, l’air de dire : “on n’en restera pas là, sales trolls !”

Un homme à l’esprit étroit qui jamais de sa vie n’avait su jouer, quelle leçon pouvait-il donner ? Désormais, elle et ses amis tâchèrent de ne pas trop s’approcher des champs et des fermes par précaution.

Shaedra ne reparla plus avec ses amis de l’Amulette de la Mort, de Murry ou de nakrus. Elle ne voulait pas les inquiéter pour rien. En fin de compte, Jaïxel la liche vivait certainement dans les Souterrains, très loin d’ici. Murry, une fois parti, semblait ne redevenir plus qu’un souvenir… En plus, les jours étaient si chargés qu’elle n’avait plus le temps de penser à la même histoire sans arrêt. Shaedra se rappelait qu’Aléria lui avait dit que l’énorme livre en fer velu empli de légendes parlait de liches, mais elle n’en avait pas reparlé et Shaedra ne le mentionna pas, craignant qu’Aléria se fixe sérieusement l’objectif de lire ce pavé énorme qui, outre le fait de contenir des légendes sur les monstres, était en soi un monstre.

Parfois, quand il pleuvait sous un ciel de plomb, au lieu d’aller jouer dehors, ils allaient chez Dolgy Vranc. Le semi-orc semblait apprécier la présence des trois snoris et il leur racontait des histoires tout en construisant ses petits jouets. Shaedra était fascinée par l’attention et l’amour dont faisait preuve le semi-orc pour élaborer ses articles.

Un jour, alors qu’ils étaient assis sur le sofa et qu’ils prenaient une infusion et mangeaient des petits gâteaux délicieux, Dolgy Vranc s’était mis à leur apprendre comment réussir à réaliser un attrape-couleurs.

— Comment tu les fabriques ? —demanda Akyn, se penchant vers l’objet.

Dolgy Vranc goûtait l’attention des trois jeunes snoris et il déposa le jouet entre leurs mains tandis qu’il s’attelait à créer un nouvel attrape-couleurs.

Shaedra prit l’objet et l’examina. Il avait une forme cubique, il était mou et il avait des cases qui ressemblaient aux alvéoles d’un rayon de miel. Quand on appuyait sur l’une d’elles, d’autres cases se mettaient à vibrer. Shaedra avait vu plus d’un enfant avec un de ces jouets, mais jamais elle ne s’était demandé à quoi ils servaient ni qui les fabriquait.

— Et on est censé faire quoi avec ça ? —demanda-t-elle, en essayant de ne pas paraître trop grossière, bien qu’elle sache que le semi-orc n’était pas précisément susceptible.

— Tu n’en as jamais eu un ? C’est un attrape-couleurs. Le nom devrait te suffire comme indice.

— Ils attrapent les couleurs ? —suggéra-t-elle, un sourcil haussé.

— Ouaip. Si on réussit à attraper une couleur, on peut peindre le morjas de certaines surfaces. Les parents préfèrent voir leurs enfants dessiner avec un attrape-couleurs qu’avec un vrai crayon de couleur, parce que la couleur ne dure que quelques heures. C’est moins énervant pour eux et il n’y a rien à nettoyer. L’inconvénient, c’est que les enfants, après, ne font pas la différence entre un crayon de couleur et un attrape-couleurs, mais qu’importe tant que ça se vend bien.

Il sourit en reportant son attention sur le jouet.

— Oui, mais, comment tu les fabriques ? —répéta Akyn.

Le suspense avait suffisamment duré, et Dolgy Vranc décida enfin de leur expliquer sa méthode pour construire un attrape-couleurs.

Tranquillement assise, dans le salon, tandis qu’au-dehors il pleuvait à verse, Shaedra se sentit subitement heureuse. Dolgy Vranc lui plaisait bien et, en plus, c’était incroyable ce qu’il aimait son métier ! À chaque étape de son explication, sa voix trahissait son émotion. Il avait inventé presque tous les jouets qu’il vendait. Il maîtrisait à fond son métier. Il sculptait de petites statues, faisait des poupées, des boules glissantes, des tapis minuscules qui bondissaient plus qu’ils ne lévitaient au ras du sol en jetant des éclairs de lumière… Shaedra savait désormais d’où venaient ces objets qu’elle avait vus entre les mains d’enfants, au marché, sur les places ou à la Néria.

Sur le chemin de retour à la taverne du Cerf ailé, elle croisa Sayn le commerçant.

— Bonjour, petite. Content de te revoir.

Shaedra pencha la tête sur le côté. Elle se rappela que cela faisait des semaines qu’elle ne le voyait pas à la taverne. Que lui était-il donc arrivé ?

— Bonjour, Sayn. J’espère que tu n’es pas fâché à cause de ce que je t’ai dit, l’autre fois qu’on s’est vus.

Sayn secoua la tête.

— Quoi ! Moi, me fâcher avec toi ? Impossible, petite. Je suis plutôt venu te présenter mes excuses, avant que je ne m’en aille. Je n’aurais pas dû te demander d’enfreindre la loi, surtout à toi.

Shaedra ouvrit grand les yeux.

— Tu t’en vas ?

Il opina du chef.

— J’ai passé beaucoup de temps ici. L’atmosphère commence à être un peu chargée.

Shaedra se sentit abandonnée. Elle se rendit soudain compte que Sayn n’avait pas seulement été pour elle un commerçant suspect ni un jaseur grossier ; d’une certaine façon, il avait été pour elle un parent, un ami.

— J’ai acheté ça pour toi, pour que tu ne m’oublies pas, Shaedra. Bonne chance.

Il lui mit un petit paquet entre les mains, lui tapota l’épaule et s’en fut. Il prit la Transversale et disparut rapidement de son champ de vision. Shaedra se souvint de tous les bons moments qu’elle avait passés à ses côtés. Les histoires qu’il lui avait racontées, les jeux et les plaisanteries qu’il lui faisait… Pourquoi devait-il s’en aller maintenant ? De manière inexplicable, sa gorge se noua douloureusement.

Les yeux dans le vague, plongée dans ses souvenirs, elle ne se rendit pas compte qu’elle était restée immobile en plein milieu de la rue et qu’un homme avec sa charrette chargée de tonneaux était sur le point de l’écraser.

— Dégage, Saurienne.

C’était ainsi que certains la surnommaient, et Shaedra répondait normalement avec toute la verve possible. Wiguy lui avait dit un jour qu’elle avait une langue de vipère, mais elle le disait sans méchanceté. Par contre, ce type-là avait un air mauvais. Cependant, Shaedra s’écarta et le laissa passer en silence. Parce que ce jour-là elle avait perdu un ami et elle n’était pas d’humeur à faire cas d’une personne qui semblait la haïr simplement parce qu’elle était différente.

Le petit paquet dans sa main lui rappela que Sayn lui avait offert quelque chose. Elle enleva le papier et découvrit une petite boîte bleue. Dedans, il y avait une rose blanche. Le souvenir d’une scène lui revint en mémoire.

La taverne était vide et Sayn venait de lui dire qu’il allait lui raconter une histoire que très peu de gens connaissaient. Dans l’histoire, une petite fille rencontrait sur son chemin des roses blanches. Les roses la guidaient et la maintenaient en vie, malgré les dangers que courait la jeune fille pour accomplir sa mission : elle devait aller réveiller la Nature dans les Souterrains et la ramener à la Superficie.

“Et quand tout semblait perdu, une rose blanche est apparue et a illuminé son chemin. Il n’y avait pas besoin de vraie lumière. La fille a pris entre ses mains la Nature, elle s’est écartée de l’Obscurité et elle a prononcé un nom. Quand elle a accompli sa tâche, elle s’est évanouie longtemps, très longtemps. Et quand elle s’est réveillée, la première chose qu’elle a vu c’est une prairie emplie de roses blanches. L’herbe avait poussé, les forêts avaient des feuilles. La Nature était revenue à la vie et la fille avec elle. Rappelle-toi bien, petite : une rose blanche te montre toujours le bon chemin.”

Les larmes ruisselaient sur ses joues, mais elle souriait. Sayn n’était pas seulement un grognon mal éduqué. Et tout ce qu’il était, elle venait de le perdre.

Non, rectifia-t-elle, séchant ses larmes, elle n’avait pas tout perdu. Sayn lui avait laissé une rose blanche. Elle caressa les pétales blancs du bout du doigt. Et combien durerait-elle avant de se faner ? Qui sait. Peut-être était-ce une fleur ensorcelée. Mais, cette fois-ci, elle ne la montrerait pas à Dolgy Vranc parce que, s’il existait une personne qui devait savoir quel était le chemin à suivre, c’était bien elle.

11 La Pierre de Feu

“Cours, Shaedra !” Le cri de Marelta, suivi d’un rire narquois, résonnait et retentissait étrangement dans le couloir de pierre. “Cours !” lui criait-elle, et elle regardait courir Shaedra, les yeux brillants de méchanceté, en retrait derrière une rangée de monstres horribles faits d’ombres, de griffes et de crocs. Peu à peu, la voix de Marelta se transforma en un son épouvantable. Sans se l’expliquer, elle sut immédiatement que c’était le rire de la liche qui la poursuivait et la poursuivait… Shaedra courait à toutes jambes, les poumons prêts à éclater. La gorge la brûlait comme si des braises s’y étaient incrustées. Elle courait dans une grotte sombre quand, soudain, elle déboucha dans des marais. Au-delà on voyait une énorme forêt. Mais Shaedra resta dans les marais, car là se tenaient deux ternians, debout sur un grand rocher. Murry et Laygra. Ils ne la regardaient pas. Ils étaient immobiles comme des statues, des grimaces de douleur sur le visage. Shaedra ressentit comme si quelque chose mourait à l’intérieur d’elle-même…

Elle se réveilla le cœur battant à tout rompre. Elle ouvrit les yeux aussitôt. Maudits rêves.

Machinalement, elle pensa qu’elle devait se lever, elle s’habilla, prit son sac à dos et descendit à la taverne. Elle ne vit Wiguy nulle part ; elle prit donc une petite brioche et sortit sans avoir prononcé un seul mot.

Remontant le Couloir, elle profita de la journée qui s’annonçait. Le ciel s’éclaircissait, Ato s’étirait paresseusement et les gens s’éveillaient. Shaedra entra dans la bibliothèque pour laisser le livre qu’elle venait de lire et prendre le suivant qu’elle avait marqué sur sa liste de livres intéressants. Depuis son bureau, Runim lui adressa un léger sourire.

— Bonjour, Shaedra.

— Bonjour, Runim. Comment va ta dent ?

La veille, elle s’était fait arracher une molaire toute cariée. Cela n’avait certainement pas dû être très agréable.

— À merveille. Je n’ai plus mal. Et toi ? Comment vont les études ?

— On fait aller —répondit Shaedra, un grand sourire aux lèvres—. Je viens rapporter l’Histoire de l’énergie essenciatique, et prendre le Maintien de l’équilibre du jaïpu si c’est possible.

Runim acquiesça et prit le livre des registres ; elle barra le titre du livre rendu et écrivit celui du nouveau livre emprunté.

— Le livre t’a paru intéressant ? —demanda-t-elle.

Shaedra acquiesça avec enthousiasme.

— Plus que le précédent. On dirait que l’auteur a fait tout son possible pour qu’on ne perde pas le fil.

Runim sourit et acquiesça.

— J’ai eu la même impression en le lisant. Sakvi Meldarrion est un de mes écrivains favoris.

Shaedra sentit à nouveau que Runim la conseillait à merveille. Quelques mois auparavant, elle lui avait donné une liste de livres qui lui avaient semblé très instructifs. Elle l’avait suivie au pied de la lettre et elle était rapidement parvenue à la conclusion que Runim ferait une Grande Archiviste bien meilleure, efficace et sympathique que l’actuel.

— Je reviens tout de suite —lui dit-elle.

Shaedra remit le livre à la Section Celmiste et elle ne mit pas longtemps à trouver le Maintien de l’équilibre du jaïpu qu’elle avait déjà repéré.

Quand elle revint, Runim lui fit signe de s’approcher et lui parla à voix basse.

— Eddyl Zasur vient de passer, tu l’as croisé à la Section Celmiste ?

Shaedra, le front plissé, fit non de la tête.

— On dit que ce sera le prochain Daïlerrin et que Payus va s’en aller.

Shaedra ouvrit grand les yeux. Obnubilée par l’apprentissage, elle avait complètement oublié quel jour c’était. Combien de jours manquait-il pour le premier Javelot du mois des Ruisseaux ?

— Aujourd’hui, nous sommes… le cinquième Druse ? —interrogea-t-elle, essayant de se souvenir.

Runim laissa échapper un petit rire, ce qui était rare chez elle lorsqu’elle se trouvait à la bibliothèque.

— Le cinquième Griffe. Du mois des Planches —ajouta-t-elle, en blaguant—. Je crains que tu ne sois trop absorbée par tes études. Tu devrais te détendre un peu.

Shaedra rougit et haussa les épaules.

— Pour être sincère, Runim, je ne suis pas aussi studieuse que d’autres.

C’était vrai. Cela faisait des semaines que la majorité de ses compagnons snoris étaient aussi nerveux que des lapins pourchassés. Aléria était l’une des pires, Aryès la suivait de près, Laya, Marelta et Révis s’agitaient comme des puces… Finalement, les seuls qui semblaient plus ou moins tranquilles, c’étaient Akyn, qui conservait toujours son humour malgré ses résultats catastrophiques, Suminaria, qui était la sérénité personnifiée, et Yori qui, par arrogance, assurait que lui n’avait pas besoin d’étudier, bien que Shaedra soit certaine que, chez lui, il travaillait comme un nain. Ah, et bien sûr, Galgarrios, qui jamais de toute sa vie ne devait s’être senti affecté par la nervosité.

— Je sais que tu réussiras les épreuves et que tu obtiendras de bons résultats —l’encouragea Runim.

— Je l’espère. Mais que disais-tu d’Eddyl Zasur ? —demanda Shaedra—. Pourquoi tu crois que Payus ne va pas être réélu ?

— Parce qu’Eddyl Zasur veut être élu —chuchota-t-elle. Elle fit une moue pensive et se redressa—. Il vaut mieux que tu y ailles si tu ne veux pas arriver en retard.

Shaedra se rappela le visage d’Eddyl Zasur, un elfe noir, la cinquantaine, au nez toujours froncé et à l’expression sévère. Une personne dépourvue de tout humour, qui avait passé toute sa vie à grimper les échelons.

Shaedra rangea le livre dans son sac orange, tout en disant posément :

— Eh bien, moi, je préfère que Payus reste, parce qu’il est peut-être paresseux, mais, au moins, il a de l’imagination. Je n’ai pas l’impression qu’Eddyl soit un homme qui ait de l’imagination.

Haussant les épaules, elle la laissa méditer ses paroles et lança :

— Prends soin de tes dents !

— Et, toi, prends soin de mon livre ! —répliqua Runim.

Runim était un curieux personnage et elle ne s’entendait pas bien avec tout le monde. Pour dire vrai, elle n’avait pas beaucoup d’amis, ni non plus d’ennemis. Un raisonnement simple, mais pas entièrement faux, aurait consisté à dire que ses amis étaient ceux qui respectaient et prenaient soin des livres et ses ennemis, ceux qui faisaient précisément le contraire. Comme beaucoup d’élèves craignaient la colère du Grand Archiviste, Runim normalement ne s’entendait mal avec personne.

Shaedra avait commencé par être une ennemie potentielle : un jour, elle avait fait tomber un livre devant Runim. Horreur ! Runim était devenue livide de colère. Heureusement, Shaedra, qui s’était un peu enquise de la personnalité de la bibliothécaire, avait réagi immédiatement en s’excusant et elle avait proposé qu’on la punisse pour sa “faute impardonnable”. Le visage de Runim s’était adouci, mais pas assez pour ne pas lui imposer de punition, et Shaedra avait ainsi commencé à collaborer avec elle pour ordonner la bibliothèque et porter des livres de la Section Celmiste aux nérus qui avaient une recommandation. Au début, Runim l’observait sans un mot, mais la volubilité de Shaedra l’avait rendue un peu plus bavarde et, finalement, Runim s’était avérée être une personne agréable en plus d’une bibliothécaire vigilante et scrupuleuse.

On aurait pu penser qu’Aléria et Runim s’entendraient encore mieux. Il aurait pu en être ainsi, mais, par une série de hasards, elles en étaient arrivées à une neutralité tacite inébranlable. La raison était qu’Aléria et Runim avaient des goûts très différents sur les livres. Alors qu’Aléria préférait les livres techniques et rigoureux, Runim préférait les livres poétiques et libres. C’était la pure et simple raison, stricte et ridicule. Shaedra avait déjà essayé de raisonner Aléria, mais cette dernière n’arrivait pas à pardonner le mépris de Runim pour tel ou tel livre ou tel ou tel écrivain. Shaedra avait dû s’avouer vaincue, sans toutefois arriver à comprendre comment il pouvait exister des rancœurs aussi dénuées de sens. Cela lui rappelait un peu l’inimitié née entre Hans et Akyn. Il n’y avait pas une seule personne à Ato qui ne soit pas brouillée avec quelqu’un ! Même Shaedra n’y échappait pas : la mesquinerie de Marelta l’irritait profondément et, elle avait beau s’amuser à lui renvoyer des répliques acerbes, Marelta demeurait une oratrice infatigable et Shaedra enrageait et finissait par fuir cette perturbatrice implacable qui s’en prenait inexplicablement à elle.

Elle sortit de la bibliothèque et se dirigea vers la Pagode Bleue à bon pas. Il restait encore une dizaine de minutes avant le début de la leçon, mais, quand elle entra dans l’arène, presque tous s’y trouvaient déjà, stressés et silencieux.

— Ne faites pas ces mines-là —s’exclama Yori—. On dirait qu’on va vous enterrer demain.

Marelta et Aléria lui décochèrent toutes deux un regard assassin et Shaedra alla s’asseoir près d’Akyn et de Galgarrios et les salua pendant qu’Aléria et Marelta se fâchaient avec Yori. Selon toute vraisemblance, il leur avait lancé plusieurs sarcasmes à la suite et avait atteint la limite à ne pas dépasser.

Les autres étaient à moitié réveillés. Ozwil avait des cernes et semblait avoir passé toute la nuit à étudier.

— Vous croyez que ce sera difficile, cette année ? —demanda Shaedra.

Akyn haussa les épaules.

— Comment savoir.

— Cela n’aurait pas de sens qu’on nous donne quelque chose de trop difficile —raisonna Suminaria.

Shaedra acquiesça, se demandant toutefois ce que signifiait le mot « difficile » pour Suminaria. Malgré tout, elle pensa que, cette dernière année, elle avait fait beaucoup de progrès en comparaison avec Suminaria. Peut-être que le jury serait généreux.

Les épreuves de la première année snori étaient les suivantes : l’élève devait passer des examens théoriques et ensuite des examens pratiques. Les examens théoriques duraient deux jours, les examens pratiques trois. À la fin des examens, on leur donnait une note finale quelque peu arbitraire, suite à quoi le jury choisissait la branche qui correspondait à la spécialité de chacun. L’année suivante, on organisait d’autres examens en relation avec ceux de l’année antérieure et le jury décidait si le snori pouvait devenir ou non un kal de la Pagode Bleue.

Et ces épreuves commençaient deux jours après l’élection du nouveau Daïlerrin, ce qui signifiait qu’ils avaient cinq jours pour étudier tout ce qu’ils pouvaient. Cependant, Shaedra se moquait bien de ce qu’on attendait d’elle. Elle lisait, mais ce n’étaient pas des livres que le maître lui avait recommandés ; elle s’entraînait avec les énergies, mais elle savait qu’elle n’agissait pas comme on le lui demandait. Le maître Aynorin avait essayé de lui expliquer que le jaïpu n’avait aucun esprit à part : selon lui, personne ne pouvait communiquer avec les énergies, elles se contrôlaient, un point c’est tout. Suminaria lui avait dit la même chose. Aléria lui disait qu’elle perdait son temps à essayer de parler avec un sourd… mais Shaedra avait perçu des pensées qui provenaient de son jaïpu, c’étaient des pensées amicales et elle ne voulait rien imposer à un ami. Quand Shaedra essayait d’expliquer ce qu’elle ressentait, Aléria soupirait exaspérée. Elle, elle écoutait et obéissait à toutes les instructions du maître Aynorin, de même qu’elle avait obéi au maître Yinur, mais… pourquoi ne pouvait-on pas innover un peu ?

En un an, elle avait appris à connaître le jaïpu mieux que Suminaria et, si elle avait toujours des difficultés avec l’énergie essenciatique, elle ne se débrouillait pas si mal avec l’énergie brulique ; cependant, elle n’arrivait pas à la comprendre totalement et elle lui semblait moins affectueuse que son jaïpu. Par contre, chaque fois qu’elle voulait utiliser l’énergie essenciatique, il lui semblait qu’elle plongeait la tête dans un seau d’eau et qu’elle devenait sourde et aveugle. Mais elle n’était pas la seule à avoir des problèmes. C’est pourquoi Shaedra était plus ou moins sûre qu’elle obtiendrait une note acceptable. En tout cas, elle ne pouvait pas s’en sortir pire que Galgarrios, pensa-t-elle, se sentant légèrement coupable d’avoir pensé cela. Mais il n’y avait rien à faire : Galgarrios était un désastre.

Le maître Aynorin arriva quelques minutes en retard, comme d’habitude. Il portait un sac à dos bien rempli.

— Bonjour, les enfants ! —dit-il, depuis le haut de l’arène.

Il avait l’air content. En un an, le maître Aynorin était devenu pour Shaedra comme un grand frère. Il était jeune, il avait vingt-cinq ans et il se souvenait parfaitement de ses propres années d’étude, de ses difficultés pour apprendre et, bien que Shaedra se rende compte qu’Aynorin contrôlait beaucoup mieux la théorie que la pratique, elle ne pouvait pas nier qu’il possédait un don pour la pédagogie, et il comprenait rapidement les problèmes qu’avait chacun de ses élèves. C’était un bon maître et, en plus, il avait de l’humour.

Tous avaient fini par l’aimer. Même Suminaria qui, au début, se comportait de façon dédaigneuse avec lui parce qu’elle savait que, dans certains domaines, elle était meilleure que son maître. La tiyanne avait passé des mois à donner des leçons à Shaedra, Aléria et Akyn ; cependant, ces leçons dégénéraient souvent en simple jeu. Galgarrios s’était joint à eux, mais on voyait bien, jour après jour, qu’apprendre ne l’intéressait guère. Shaedra se demandait parfois que diable il faisait là.

En tout cas, l’influence de tous avait transformé Suminaria en une personne un peu plus ouverte. Shaedra sentait même que la tiyanne avait appris davantage d’eux que l’inverse, surtout pour ce qui était de la sociabilité. À présent, Suminaria savait un peu blaguer. Toutefois, Shaedra dut reconnaître qu’elle n’était pas d’un naturel très drôle.

Aynorin ne descendit pas les escaliers de pierre.

— Aujourd’hui, nous n’allons pas nous exercer dans l’arène —leur annonça-t-il—. Montez et suivez-moi.

Un murmure parcourut l’arène. Les yeux de Yori s’étaient illuminés. Shaedra lut en eux la soif d’aventure. Elle se tourna vers Akyn pendant qu’ils grimpaient les marches.

— Tu crois qu’il va nous faire passer un examen d’entraînement ?

— C’est probable —dit-il avec une grimace, les yeux rivés sur le maître.

Qu’avait-il prévu ?, se demanda Shaedra, intriguée, pendant qu’Aynorin sortait de la Pagode Bleue sans s’arrêter une seule fois, chargé de son sac et suivi d’une bande de quatorze snoris.

Ils sortirent d’Ato par le Couloir et passèrent devant la taverne du Cerf ailé. Il était encore très tôt, mais on sentait déjà des odeurs de repas. Les marchés s’installaient et on entendait des roues grincer, des caisses s’entrechoquer, des conversations de vendeurs parlant tranquillement depuis leurs étals respectifs.

Mais Aynorin continua à descendre la rue, jusqu’au pont du Tonnerre. Là il se retourna, compta ses élèves et voyant qu’ils étaient toujours quatorze, il approuva de la tête et fit :

— Suivez-moi. Nous sommes presque arrivés.

Échangeant des regards curieux, les snoris traversèrent le pont, marchant sur les talons du maître. Ils traversèrent des jardins potagers et un petit bois et débouchèrent dans une prairie assez vaste et totalement vide.

— Bien, nous sommes arrivés —déclara enfin Aynorin.

Shaedra contempla l’ample clairière, dans l’expectative. Qu’allaient-ils faire à présent ? se demanda-t-elle. Aynorin annonça en souriant :

— Ceci sera notre première épreuve.

Tous se lancèrent des regards anxieux. Shaedra avait soudain la bouche sèche.

— Mais, maître Aynorin —intervint Aléria—. C’est… c’est seulement une épreuve avant que les vrais examens commencent, n’est-ce pas ?

Aynorin parut surpris et, voyant que ses élèves étaient tous sur les nerfs, il sourit.

— Bien sûr. C’est la première épreuve que je pense vous faire passer pour que vous ne perdiez pas les pédales la semaine prochaine. Je suis votre maître, pas votre jury.

Shaedra sentit un immense soulagement, mais, en même temps, une énorme déception l’envahit en apprenant qu’Aynorin ne ferait pas partie du jury. Qui mieux que leur propre maître pouvait connaître leurs aptitudes ?

— Bien —dit le maître—. Faites tout ce que vous pouvez et souvenez-vous : durant les examens, le jury note tout. Il ne juge pas seulement votre contrôle sur les énergies, il juge aussi vos idées et votre astuce. J’ai besoin de deux personnes. Nous commencerons par… —Il haussa les épaules—. Bon, qui veut commencer ?

Ils se regardèrent du coin de l’œil, avec appréhension. Yori dit alors :

— Moi.

— Et moi —lança Ozwil, se levant si rapidement qu’on aurait dit qu’il avait rebondi sur le sol avec ses bottes bondissantes.

Le maître Aynorin les conduisit à l’autre bout de la clairière et tous trois disparurent dans le bois.

— En quoi peut bien consister l’épreuve ? —demanda Salkysso, curieux, pendant que nous nous asseyions sur l’herbe pour attendre.

— Les dieux seuls le savent —répondit Kajert, se mordant la lèvre.

— Moi, je ne m’en fais pas —assura Révis, en bâillant comme pour corroborer son affirmation.

— Il nous demandera sûrement que nous fassions un sortilège d’endarsie —paria Aléria.

— Oh, non… —maugréa Kajert.

— À Shaedra, il lui posera sûrement des questions d’histoire —intervint Akyn, moqueur, pendant que celle-ci faisait les yeux ronds, menaçante—. Quoi ?

— Ça, c’est un coup bas —répondit Shaedra très dignement—. Et puis arrête de me faire peur avec tes suppositions.

— Ne te tracasse pas, ils n’ont pas encore inventé d’applications pratiques pour l’Histoire —répliqua-t-il en riant.

Ils attendirent un bon moment jusqu’à ce que le maître Aynorin réapparaisse. Personne ne paraissait prêt à être le suivant. Shaedra se leva avec Aléria et elles traversèrent la clairière.

Elles virent Yori et Ozwil, assis sur l’herbe, mais le maître Aynorin les empêcha de s’approcher d’eux :

— S’ils vous parlent de l’épreuve, il n’y a plus de surprise —leur expliqua-t-il.

Arrivés dans le bois, le maître Aynorin leur banda les yeux. Il fit avancer Shaedra de quelques pas et la fit s’asseoir sur quelque chose d’assez commode qui avait tout l’air d’être une grande pierre.

— À présent, reste ici et attends —lui dit la voix d’Aynorin. Shaedra acquiesça de la tête, sans rien voir, un peu mal à l’aise. Elle entendit le maître s’éloigner, la laissant seule. Elle s’agita, inquiète.

— Jeune snori —dit soudain une voix féminine qui semblait venir d’outre-tombe. Shaedra essaya de se concentrer pour savoir au moins si c’était une personne réelle qui avait parlé, mais aussitôt la voix reprit l’obligeant à écouter—. Tu es dans une salle souterraine entourée de tunnels. Tu as une épée à la main et une pierre dans ta poche. Tu entends l’appel au secours d’un enfant, provenant d’un étroit tunnel, dans l’obscurité. Vas-tu l’aider ?

L’espace d’un instant, Shaedra demeura sans réaction. Elle ne s’attendait pas du tout à une épreuve de ce style. Finalement, elle donna la réponse évidente :

— Oui.

— Tu cours vers le tunnel et tu débouches sur une autre salle bien plus grande —poursuivit la voix—. Là, tu vois un enfant ligoté par une plante de tizers. Il s’agite et crie, terrifié. Que fais-tu ?

Shaedra souffla discrètement. Une plante de tizers ! Elle était sûre qu’il n’y aurait pas grand monde, dans sa classe, capable de se souvenir de ce qu’était un tizers : beaucoup se précipiteraient pour sauver le prisonnier.

— Je jette la pierre vers le cœur de la plante —répondis-je.

— Tu la jettes et tu la manques : la plante est repliée sur elle-même et est sur le point de dévorer sa victime d’une bouchée. —Shaedra grimaça—. Alors, l’enfant lance ces paroles : Ajari-us endilvet né inishil dujuat.

Shaedra écarquilla les yeux derrière son bandeau. C’était du naïltais, ça. Elle réprima un grommellement et s’efforça de saisir le sens de la phrase. Cela signifiait…

— Engloutis la terre et fais de ton ombre néant ? —lança-t-elle, sans comprendre.

— L’enfant continue à crier : Elíns duj vartas kandamdor, erí ena, usishrá.

Shaedra n’avait rien d’une experte en naïltais. Tant bien que mal, elle essaya de se souvenir des leçons et tenta de déchiffrer la seconde phrase, qui parlait d’ombres et de mal. Mais les déclinaisons de cette langue de l’est lui avaient toujours paru trop compliquées. Finalement, la voix intervint :

— Dans la salle, tu vois tout d’un coup l’éclat d’un miroir. Ce miroir dit toute la vérité.

Shaedra comprit que ce miroir pouvait l’aider à se dépêtrer et elle fit :

— Je me dirige vers le miroir et je lui demande ce que signifient les mots que l’enfant vient de prononcer.

— Le miroir répond : « Avale la terre magique et fais de ton ombre néant. En ombres transformée, lève ton sabre, frappe et tu me libèreras ».

L’énigme était assez claire : il suffisait à Shaedra de manger la terre magique de la salle pour se rendre invisible et pour tuer la plante. Du moins, c’était ce qu’elle avait compris.

— Bon… Alors, j’avale la terre magique, je prends l’épée et je frappe la plante.

Un rugissement subit me laissa livide.

— La plante s’agite et rugit comme un tigre ! —tonna la voix—. Elle dit : Akaranié takara mis vurdastalatana. Unakaré kaaratastay.

Shaedra sourit. Ça, c’était du naïdrasien, sa langue maternelle. L’on voyait bien que la voix n’était pas accoutumée à le parler. La plante suppliait Shaedra de lui montrer la lumière et, en échange, elle pourrait poser au miroir une dernière question.

— Voilà la lumière —fit Shaedra en naïdrasien. Elle se concentra et lança un sortilège harmonique de lumière. Avec les yeux bandés, elle ne sut si le sort avait eu de l’effet que lorsque la voix lui dit :

— Pose ta question au miroir.

Shaedra ne répondit pas, subitement nerveuse. Et si le miroir était réel ? Et si la voix était capable de… ?

— Pourrait-il me dire si Jaïxel existe réellement ? —laissa-t-elle échapper.

Il y eut un silence. Shaedra maudit sa stupidité. Et si Aynorin avait entendu sa question ? Et si le miroir n’était rien d’autre qu’une bêtise ? Évidemment que c’était une bêtise ! Comment avait-elle pu penser une seule seconde qu’un tel miroir pouvait exister ? En plus, la voix devait appartenir à une amie d’Aynorin, qui la déformait pour l’épreuve…

— Jaïxel existe, mais il n’a rien à voir avec ça.

La voix avait changé de ton, elle semblait moins artificielle, mais c’était la même. Shaedra ne put se tromper davantage : cette voix existait dans la vie réelle. Elle avait répondu à sa question parce qu’elle savait que Jaïxel existait réellement. Le miroir n’avait rien à voir là-dedans. Le miroir n’existait pas. N’importe quel autre snori aurait compris et se serait contenté de demander s’il avait réussi l’épreuve. Pendant une seconde, elle eut la sensation d’être encore plus bête que Galgarrios, mais elle se remit rapidement.

— Bon… —la voix hésita—. Ça y est —annonça-t-elle—. Fin du premier exercice ! Attends ici, je ne crois pas qu’Aynorin tarde beaucoup.

— Qui es-tu ?

— Oh, je m’appelle Sarpi. Ah, le voilà. Bonne chance pour la fin de l’épreuve !

Shaedra sentit le bras d’Aynorin sur le sien. Elle se leva et il lui ôta le bandeau. Elle regarda autour d’elle, mais elle ne vit aucune trace de Sarpi. Le maître Aynorin sourit.

— Elle est allée voir Aléria. Allez, maintenant nous passons aux choses sérieuses.

Le maître Aynorin lui demanda d’examiner le morjas de plusieurs plantes et de les reconnaître. Shaedra dut utiliser l’endarsie pour étudier le tronc d’un arbre couvert de lierre et dire à Aynorin si l’arbre lui semblait en bonne santé, s’il était en train de mourir ou s’il était déjà mort. À un moment, il lui posa une question qui ressemblait à une devinette et qui avait à voir avec la Pierre de Feu. Et toute une série de petites épreuves du même style se succédèrent, jusqu’à ce que le maître Aynorin lève une main et lui dise :

— Il me semble que tu t’es assez bien débrouillée. Maintenant rejoins Yori et Ozwil en attendant les autres, s’il te plaît.

Et Shaedra s’en fut en sautillant jusqu’à la lisière du bois, avec un sourire satisfait.

* * *

Elle ouvrit les yeux, émergeant d’une douce somnolence et la première chose qu’elle vit fut une immense étendue verte. Elle se souvint alors qu’elle s’était endormie, en attendant que les autres passent aussi leur épreuve. Apparemment, tout était terminé et elle vit Aynorin debout, à côté d’une jeune humaine blonde vêtue d’une tunique mauve et d’un pantalon noir. Elle portait un poignard à la ceinture et avait un sourire radieux. C’était la voix d’outre-tombe, comprit Shaedra.

Et le maître Aynorin, tourné vers ses élèves, souriait, l’air réjoui.

— Mes chers disciples, je vous présente Sarpi, qui m’a aidé à réaliser votre petite épreuve. C’est ma femme —ajouta-t-il.

Shaedra leva les yeux au ciel. Aynorin paraissait l’homme le plus heureux au monde.

— Alors, comment avez-vous trouvé l’épreuve ? —demanda le maître.

— Sacrément dure —se plaignit Akyn.

— Mais ne vous attendez pas à ce que le jury vous propose quelque chose de plus facile. En plus, comme vous l’aurez remarqué, on vous demandera de réfléchir. La devinette de Sarpi, ou celle de la Pierre de Feu en étaient des exemples.

— Il fallait beaucoup utiliser l’endarsie —dit Laya, la mine sombre.

— C’est vrai —admit le maître—. Mais c’est l’énergie que vous savez le mieux contrôler, normalement. —Il sourit—. Vous venez ? Je crois que vous avez mérité une pause et nous pensons, Sarpi et moi, qu’un casse-croûte ne nous ferait pas de mal —ajouta-t-il, en donnant de petites tapes affectueuses sur son sac probablement chargé de victuailles.

Tous les visages s’illuminèrent.

— Un casse-croûte ! —s’exclama Shaedra, se levant d’un bond, un grand sourire aux lèvres.

À ce moment, elle croisa le regard scrutateur de Sarpi et son moral en fut un peu réduit. Pensait-elle à la question qu’elle avait posée sur Jaïxel ?

12 Rencontres

Après le déjeuner, ils s’amusèrent à jouer à de petits exercices et à des devinettes que leur soumettait en les accompagnant d’indices, un Aynorin allongé dans l’herbe, les jambes et les bras croisés.

— Quel est le vrai secret de l’imagination ? —fit-il, pensif.

— Qu’elle ne peut pas mourir ? —proposa Aryès, rompant le silence.

Aynorin redressa légèrement la tête vers lui, un sourcil levé.

— L’imagination d’une personne meurt quand la personne meurt.

Aryès enterra la tête entre les épaules, l’air honteux. Aléria ouvrit la bouche et la referma, sans savoir que dire.

— Non, jeunes snoris. Le secret de l’imagination, c’est qu’elle n’a pas de limites. C’est pour cela qu’elle est si dangereuse —dit-il, en levant un doigt vers eux— et c’est pour cela qu’il faut savoir la contrôler comme n’importe quelle énergie.

— Vous voulez dire que l’imagination est une énergie ? —s’étonna Ozwil.

— Une énergie —répéta Aynorin. Il marqua une pause—. Et pourquoi pas ? Il existe beaucoup de sortes d’énergies, mes chers élèves. Et divers chemins mènent à chacune de ces énergies.

— Alors, pourquoi me dites-vous que je ne peux pas communiquer avec le jaïpu ? —intervint Shaedra avant d’avoir eu l’idée de se taire.

Aynorin la regarda fixement.

— Parce que le jaïpu ne fait pas partie des énergies dont je parle. Le jaïpu est une énergie interne. L’énergie brulique est quelque chose que l’on construit. Parler avec son jaïpu, c’est plus ou moins… se parler à soi-même.

Shaedra entendit quelques rires, mais elle serra les dents, sans rien dire. Aynorin avait raison, se dit-elle. Le jaïpu ne lui parlait pas, pas vraiment, mais il lui communiquait ses pensées. Elle avait appris à le connaître. Alors, c’était un peu comme si on essayait de la convaincre que le Tonnerre n’avait pas d’eau ou que les érables n’avaient pas de feuilles. C’était absurde.

La conversation se poursuivit, mais elle n’y prêtait plus attention. Le rêve de cette nuit-là revint la tourmenter. Murry et Laygra. Cela faisait longtemps qu’elle ne pensait plus à eux. Où se trouvaient-ils, à l’heure qu’il était ? Étaient-ils… étaient-ils en danger ? La seule pensée qu’ils aient pu souffrir comme dans son cauchemar l’horrifiait.

— Je peux te parler ?

Elle tressaillit et leva la tête pour apercevoir le visage de Sarpi. Le caractère de cette femme semblait être si différent de celui d’Aynorin qu’il était difficile de les imaginer ensemble.

Elle regarda autour d’elle et vit que les autres étaient tous absorbés par leurs conversations.

— Bien sûr —répondit-elle, en se levant.

Elles s’éloignèrent de la petite clairière où ils s’étaient tous installés. Elles atteignirent les rives du Tonnerre. Ce jour-là, l’eau coulait avec une force à arracher l’arbre le mieux enraciné.

Pour une humaine, Sarpi avait un corps très agile, bien moins rigide que celui des elfes noirs, et elle se déplaçait dans l’herbe sans faire de bruit.

— Qu’as-tu pensé de ma devinette ? —s’enquit-elle.

— Bon, plus qu’une devinette, ça ressemblait plus à une… une histoire.

Sarpi sourit et laça ses cheveux blonds tout en parlant :

— Tu as sans doute raison —avoua-t-elle—. Je n’ai jamais été très douée pour les devinettes.

— Ni moi pour les langues.

Elle pouffa.

— Heureusement que le miroir était là —plaisanta-t-elle—. Mais la prochaine fois, j’inventerai autre chose pour qu’il n’y ait pas d’erreur possible.

Shaedra se sentit rougir.

— J’ai pensé… une seconde, j’ai pensé que tout ça ne faisait pas uniquement partie de l’épreuve. Du moins, je voulais croire que vous pourriez…

Elle hésita et Sarpi finit la phrase à sa place :

— Te donner les réponses à toutes tes questions ? Il n’existe rien de semblable, Shaedra. Il vaut mieux que tu le saches avant de poser ce genre de question.

Shaedra s’empourpra davantage.

— Je n’aurais rien dû dire, n’est-ce pas ? Mais vous…

— Allons, ne me vouvoie pas, je pourrais être ta sœur.

C’était vrai. Sarpi ne devait pas avoir beaucoup plus de vingt ans. Shaedra se mordilla la lèvre, nerveuse.

— Toi, tu connais Jaïxel.

Sarpi recula d’un pas et la regarda, interdite.

— Comment veux-tu que je connaisse Jaïxel ? Je ne l’ai jamais vu de ma vie. J’ai juste dit qu’il existait.

— Mais comment sais-tu qu’il existe ? —insista-t-elle.

— Parce que je l’ai lu dans les livres. —Elle haussa les épaules—. Et de toute façon, pourquoi cette liche t’intéresse-t-elle autant ? Cela fait des années qu’elle n’a pas donné signe de vie.

Cette fois, c’est Shaedra qui fit un pas en arrière, comme frappée par une force invisible.

— Cela fait des années ? Combien exactement ?

Sarpi l’observa longuement jusqu’à ce que Shaedra détourne les yeux, gênée.

— C’est toi, la terniane qui est arrivée il y a quatre ans, n’est-ce pas ? —s’enquit-elle posément. Shaedra acquiesça—. Aynorin m’a parlé de toi. Un phénomène, m’a-t-il dit. —Elle sourit—. Une élève incroyablement têtue, c’est ce qu’il m’a dit.

Shaedra se racla la gorge, mal à l’aise.

— Il a dit ça, vraiment ? Je ne suis pas une élève têtue —se défendit-elle.

— Tu résous des problèmes sans respecter les règles. Ce n’est pas vrai ?

— Parfois —reconnut-elle—. Mais c’est que…

— Et j’ai entendu dire que tu lisais beaucoup de livres… mais aucun de ceux que t’avait conseillés Aynorin.

— Ça, ce n’est pas vrai ! —protesta-t-elle—. J’ai lu les premières pages de tous les livres et même quelques-uns en entier. Ce qu’il y a, c’est qu’il y en a d’autres que je préfère. Que je sache, ce n’est pas interdit d’avoir des goûts différents de ceux du maître.

Soudain, elle se souvint avec qui elle était en train de parler et il lui sembla qu’elle avait parlé avec trop de rudesse.

— Enfin, je dis ça, mais j’ai toujours pensé que c’était un bon maître —ajouta-t-elle humblement.

Elle le pensait sincèrement, mais son ton ne paraissait pas très convaincant. Sarpi, cependant, avait l’air amusée.

— Ce n’est pas avec lui que tu parles en ce moment, tu peux le critiquer. Moi non plus, je ne le considère pas comme un homme parfait.

— Je ne voulais pas dire… enfin… je… évidemment, ce n’est pas un homme parfait, mais je l’aime bien.

— Moi aussi —s’exclama Sarpi, en riant—, sinon je ne serais pas avec lui. Nous rentrons ?

Elles firent demi-tour.

— Dis-moi, Shaedra, pourquoi cette liche t’intéresse ?

Elle avait posé sa question avec gravité. Il n’y avait ni condescendance, ni moquerie dans sa voix. Shaedra se sentit alors un peu coupable quand elle s’inventa le premier mensonge qui lui passa par la tête et le lui lança.

— Ce n’est pas spécialement la liche qui m’intéresse. J’ai lu dans un livre le nom de Jaïxel, mais, comme il apparaissait au milieu de légendes, je ne pouvais pas savoir s’il existait réellement ou non. Et je n’arrêtais pas d’y repenser.

— Ah, bon —dit Sarpi. De toute évidence, elle ne la croyait pas.

Sur le chemin du retour, Sarpi se mit à parler un peu de tout et de rien, posant des questions banales à Shaedra et lui racontant ouvertement sa vie.

C’était une Sentinelle, fille de petits propriétaires qui s’étaient enrichis et avaient fini par vivre de leurs rentes. Elle était devenue cékal à dix-sept ans et elle accomplissait ses Années de Dette dans la Garde d’Ato depuis quatre ans. À présent elle avait vingt et un ans ; il lui restait donc encore six Années de Dette.

Franchement, Sarpi ne ressemblait pas aux Gardes postés aux abords de la ville, dont la tâche était de protéger Ato.

— Être Sentinelle est moins ennuyant que d’être en garnison à attendre que les bêtes approchent —lui dit-elle.

Les Sentinelles s’occupaient d’explorer les alentours et de déceler toute trace de passage pour informer des flux des monstres qui venaient de l’Insaride ou des Hordes. C’était dix mille fois plus fréquent qu’une bête provienne de là plutôt qu’elle ne surgisse des plaines de l’ouest ou du nord. Shaedra ne s’étonna donc pas lorsque Sarpi lui dit qu’elle s’occupait normalement des zones immédiatement au nord de l’Insaride.

— As-tu déjà tué un monstre ? —demanda Shaedra, intriguée.

— Ce n’est pas ma spécialité, mais oui, ça m’est arrivé. Normalement, une Sentinelle doit s’abstenir d’attaquer, mais, évidemment, si elle est attaquée, elle doit se défendre. Dans l’Insaride, il y a tant de créatures qu’il est parfois difficile de passer inaperçue de toutes. Certaines se cachent et n’attaquent pas, d’autres peuvent t’écorcher sans pitié.

Shaedra tressaillit.

— Cela doit être horrible.

— Je ne pense pas passer toute ma vie comme Sentinelle —reconnut-elle—. Mais, curieusement, ces derniers temps, le travail est plutôt calme. Il y a quelques jours, je me trouvais près de l’Insaride et il n’y avait presque aucune créature. C’est vrai que cet endroit peut paraître désert, parfois, mais naturellement il n’en est rien. Peut-être que les créatures se dissimulaient mieux que d’habitude et que je ne les ai pas vues, mais cela m’étonne. —Elle sourit—. J’espère qu’elles ont reporté leur attention sur les portails funestes qui se trouvent par là-bas et qu’elles ne redescendront pas par le Tonnerre avant longtemps. Ce serait une bonne chose, surtout avec le cycle qui s’annonce.

Shaedra souffla.

— Toi aussi, tu crois que nous allons vers un Cycle des Marais ?

— Je dirais même plus —dit Sarpi—. J’en suis sûre. Le Daïlorilh l’a annoncé hier et il l’annoncera encore ce Blizzard, sur l’autel. Selon lui, les pluies seront réellement fortes. Ce n’est pas que ce soit le pire des Cycles, mais, ici, à Ato, on peut s’attendre à des désastres si l’on ne construit pas une digue pour nous défendre du Tonnerre. Eddyl Zasur dit qu’il va se charger de tout s’il est élu —ajouta-t-elle, ironique.

— Sarpi ! —s’écria la voix du maître Aynorin—. Je croyais que tu nous avais abandonnés.

Le visage de l’humaine blonde s’adoucit instantanément. Elle leva les yeux au ciel.

— Je t’abandonnerai au moment où tu t’y attendras le moins, mon chéri —lui répliqua-t-elle—, alors prends garde.

Shaedra trouva leur relation un peu singulière. On voyait qu’ils s’aimaient, mais tous deux avaient des idées étranges et leurs esprits ne s’accordaient pas vraiment avec ceux des autres. L’« inutile » maître Aynorin, comme certains l’appelaient derrière son dos, avait la réputation de couard et d’enfant fortuné qui fuyait toujours tous les dangers. Sarpi, elle non plus, n’était pas comme les autres. Malgré tout, même si elle ne la comprenait pas totalement, Shaedra décida qu’elle la trouvait sympathique.

Ils revinrent chez eux et, sur tout le chemin du retour, Akyn parla de l’épreuve et de ce qu’il avait fait. Aléria pensait sûrement aux livres qu’elle avait à lire. Galgarrios, de son côté, avait le coin des lèvres relevé, comme d’habitude, et Shaedra ne pouvait jamais deviner ses pensées. Quant à Suminaria, elle écoutait Akyn avec une sorte de fascination.

— Eh, Shaedra, tu m’écoutes ? Je te disais que pour la devinette sur la Pierre de Feu, j’ai sacrément impressionné Aynorin. Il était tout époustouflé quand je lui ai dit que, pour sauver la Pierre, j’aurais appelé Aléria pour qu’elle m’aide.

Aléria et Shaedra éclatèrent de rire. Suminaria, par contre, avait froncé les sourcils et se taisait. Shaedra s’arrêta devant la porte du Cerf ailé.

— Au moins, tu lui as répondu quelque chose. Il suffit d’espérer que le jour de l’examen ce sera un peu moins… —Akyn haussa un sourcil, interrogateur—. Un peu moins endarsique —termina Shaedra—. En plus, les devinettes m’ont paru un peu étranges. Avec cette histoire de Pierre de Feu…

Akyn sourit et la regarda, le visage adouci.

— L’objectif n’était pas de sauver la Pierre de Feu —objecta-t-il.

— En plus —ajouta Aléria, en se tournant vers eux—, la Pierre de Feu n’existe pas.

Suminaria sursauta.

— Comment ça, elle n’existe pas ? Bien sûr qu’elle existe ! À Aefna on dit qu’elle se trouve dans les Souterrains et qu’elle est capable d’illuminer une caverne énorme.

Aléria la foudroya du regard.

— La Pierre de Feu n’existe pas —répliqua-t-elle.

Elle fit demi-tour et s’en fut. Akyn jeta un regard gêné à Suminaria et leur dit à toutes les deux :

— À trois heures, à la bibliothèque ?

Shaedra acquiesça et Akyn s’en fut en courant derrière Aléria pour la rattraper. Ces derniers jours, Aléria était de mauvaise humeur et on ne peut plus stressée.

— Je vais lui montrer que ça existe —grommela Suminaria. Et elle s’en fut chez elle en maugréant.

Ils l’avaient laissée devant le Cerf ailé et Shaedra n’eut qu’à pousser la porte et à entrer. Comme elle avait faim !

La première chose dont elle se rendit compte, c’est qu’il faisait plus chaud que dehors. La deuxième chose, c’est qu’il n’y avait pas encore grand monde dans la taverne. Et la troisième, que Kirlens était au comptoir en train de servir un verre à un ternian.

C’était un homme d’une trentaine d’années, vêtu comme un voyageur, d’une cape sombre et de bottes de cuir noir. À sa ceinture, il portait une courte épée. Il avait les cheveux aussi noirs qu’elle, mais quand il se retourna, ses yeux n’étaient pas verts, mais violets. À peine Shaedra fut entrée dans la taverne, ils se fixèrent sur elle comme deux poignards de glace.

* * *

Un jour, Nart avait voulu me faire une blague et m’avait emmenée dans les égouts de la ville, sombres et humides. Terribles pour une fillette de neuf ans. Là, Nart avait disparu de ma vue et je m’étais retrouvée totalement seule, ou c’est du moins ce que j’avais cru sur le moment. Quand j’avais commencé à entendre des bruits de rats et de fantômes, j’en étais restée si pâle de terreur que, lorsque Nart avait surgi des ténèbres, un grand sourire aux lèvres, il avait mis du temps à me tranquilliser. Il ne me refit plus jamais une aussi mauvaise blague et, moi, je n’oubliai jamais cette sensation de n’avoir personne à mes côtés pour me protéger.

C’est cette sensation que je ressentis lorsque Lénissu me regarda. J’ignore pourquoi ce sentiment d’être en danger et sans défense m’envahit alors. Peut-être parce que je sus immédiatement qu’il me cherchait, moi.

J’avançai de quelques pas, puis je me détournai vivement vers la cuisine. Une envie soudaine de courir s’empara de moi… Une main me saisit avant que je puisse m’échapper.

— Lâchez-moi —sifflai-je.

S’il ne m’avait pas lâchée, je crois bien que je me serais débattue comme une bête féroce. Mais il me lâcha, et je restai quelque peu perplexe, sans savoir quoi faire, clouée sur place par ces profonds yeux violets. Il se pencha vers moi et murmura :

— Shaedra —ses yeux souriaient—. Comme tu as grandi.

2 La fuite

13 Traumatismes

— Qui es-tu ? —lui demandai-je. Malgré mes efforts pour contrôler ma voix, il était clair qu’elle tremblait.

— Je m’appelle Lénissu.

Il me contempla quelques secondes et fronça les sourcils.

— Dis-moi, si on s’asseyait ? Tu dois avoir beaucoup de choses à me raconter.

Je pensai de nouveau à m’échapper, à grimper les escaliers jusqu’à ma chambre et à sortir de la taverne… mais pour aller où ? Lénissu n’était peut-être pas aussi dangereux qu’il en avait l’air. Peut-être venait-il de la part de Murry. Un soudain espoir me fit acquiescer de la tête.

Lénissu me guida vers une table à l’écart et m’invita à m’asseoir. Du coin de l’œil, je vis Kirlens froncer les sourcils. Son visage s’était assombri et, quand il vint, sa carrure imposante nous cacha le reste de la taverne.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, étranger ? —demanda-t-il. Sa voix n’était pas très amicale.

— Ce que je lui veux ? Lui parler, évidemment. —Il plissa les yeux et sourit légèrement, les yeux levés vers lui—. Vous êtes le tavernier Kirlens, n’est-ce pas ?

— Oui, et je m’occupe de Shaedra comme si c’était ma fille, alors mieux vaut ne pas vous immiscer dans des affaires qui ne vous regardent pas.

Je ne l’avais jamais vu aussi sérieux. Me considérait-il réellement comme sa fille ?, me demandai-je soudain. Il m’avait toujours bien traitée, il avait payé mes études… mais, dans le fond, j’avais toujours su que je n’appartenais pas à sa famille. Wiguy était différente, c’était une humaine et, en plus, elle n’avait pas un caractère aussi indépendant que moi.

Mais Lénissu était loin de se laisser intimider.

— Écoutez, mon ami, je suis Lénissu Hareldyn. Et c’est à moi de décider si, oui ou non, ce sont mes affaires, vous comprenez ?

Le tavernier pencha la tête de côté. Sa mâchoire était tendue.

— Parfait, Lénissu Hareldyn. Mais je veux que vous sachiez que c’est moi, le propriétaire de cet établissement. C’est moi qui décide si une personne peut entrer… ou non.

Lénissu leva les yeux au ciel et s’installa plus commodément sur sa chaise.

— Eh bien, brave homme, si vous vous asseyiez avec nous et arrêtiez de protester ?

J’admirai la façon qu’avait Lénissu de se comporter, avec ce sans-gêne, certain qu’il obtiendrait ce qu’il voulait.

Finalement, Kirlens partit chercher des bières et des assiettes de riz et de légumes et du pain. Je lui fis de la place sur le banc et je me penchai sur mon assiette, humant l’odeur, affamée.

— Comme j’ai faim ! —m’exclamai-je, en prenant une première bouchée.

Lénissu sourit et nous mangeâmes en silence. Kirlens regardait fixement le ternian.

— D’où venez-vous ? —demanda-t-il.

Lénissu mâcha minutieusement avant d’avaler et de répondre :

— Eh bien, là, juste dernièrement, des Hordes.

— Et qu’est-ce que vous faisiez dans les Hordes ? Comment connaissez-vous Shaedra ? Qu’est-ce que vous lui voulez ? —le bombarda Kirlens.

— Eh bien… —Il se racla la gorge—. Voyez-vous, je ne suis pas venu ici pour parler de moi et, pourtant, cela m’enchanterait, je vous assure. Ce que je veux maintenant, c’est la connaître, elle.

— Pourquoi ? —demandai-je.

Il se tourna vers moi, surpris.

— Comment ça pourquoi ? Je suis Lénissu Hareldyn.

Il m’observa quelques instants et il eut un demi-sourire incrédule.

— Tu ne te souviens pas de moi, n’est-ce pas ? Ni de ton nom de famille. Tu es Shaedra Ucrinalm Hareldyn, oui ou non ?

J’allais lever ma fourchette pleine de grains de riz, mais elle resta en suspens. Shaedra Ucrinalm Hareldyn. Cela faisait vraiment pompeux ! Je serrai les dents.

— Et toi, tu serais un parent ?

— Je suis le frère de ta mère —dit-il simplement, sur un ton léger.

J’essayai d’assimiler la nouvelle rapidement. J’avais un oncle. Un seul. D’accord. Non, une minute, pourquoi est-ce que je me sentais soudain totalement perdue ? Les examens me paraissaient d’un coup si ridicules en comparaison…

— Ah —dis-je. Je levai ma fourchette et me mis à mâcher le riz.

Il fronça légèrement les sourcils.

— Tu ne me crois pas.

— Et comment pourrait-elle vous croire ? —s’exclama Kirlens, furieux—. Vous débarquez ici après tant d’années et vous lui dites… quel toupet !

Kirlens était pâle de rage. Je ne pus me retenir et j’éclatai de rire. Tous deux me regardèrent comme si j’étais devenue folle.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? —demanda le tavernier.

— Vous. C’est que j’ai l’impression de découvrir les membres de ma famille au compte-gouttes et c’est si ridicule que cela me fait rire.

Je leur adressai un large sourire, mais ni l’un ni l’autre ne sourit. Pas vraiment. Lénissu me contemplait, les commissures des lèvres relevées et une expression étrange sur le visage, Kirlens paraissait totalement perdu. Je me rappelai alors que je ne lui avais jamais parlé de Murry et je me demandai si j’avais bien fait. Mais c’était mieux ainsi, car si je parlais de Murry, Kirlens voudrait savoir pourquoi il se cachait et je devrais tout raconter. Sur mes parents, sur Jaïxel. Il valait mieux qu’il n’en sache rien.

— Shaedra, je regrette d’avoir attendu autant avant de venir ici —dit Lénissu. Il fronça les sourcils et continua—. Écoute, faisons un pacte. Toi, tu me racontes comment se sont passées ces dernières années et, moi, je t’explique pourquoi j’ai mis si longtemps à venir.

Il me parlait comme à une adulte et cela me fit une drôle d’impression. J’inspirai profondément.

— D’accord.

Je me lançai dans un récit de mes cinq dernières années passées à Ato, ce qui curieusement pouvait se résumer incroyablement vite. Quand j’eus terminé, je me rendis compte que jamais Kirlens ne m’avait entendue parler autant de ma vie. Nos conversations, toujours cordiales, se limitaient à « bonjour », « occupe-toi de la soupe » et à quelques rares questions sur la Pagode Bleue et mon éducation. Bien sûr, je ne mentionnai ni l’Amulette de la Mort, ni Murry, ni Jaïxel, car il me sembla qu’ils se moqueraient de moi sans me croire, ou qu’alors, ils sursauteraient, horrifiés et me condamneraient au bûcher telle une criminelle.

— Et maintenant, dans quelques jours, j’ai des examens.

— Stressée ? —demanda Lénissu, un demi-sourire aux lèvres.

Je haussai les épaules.

— Non.

— Bien. Je suppose qu’à présent, c’est mon tour de te dire pourquoi je n’ai pas été directement te chercher quand j’ai su ce qui était arrivé, ce jour-là. Quel âge avais-tu déjà ?

— Huit ans —murmurai-je.

— Huit ans. Oui, vraiment jeune. C’est sûrement pour ça que tu ne peux pas te souvenir de moi. J’étais là le jour où les nadres rouges ont attaqué et je n’ai rien pu faire. Je regrette. Et aussi de ne pas être allé te chercher alors que je savais que tu avais survécu. Je te demande pardon.

Il n’avait pas l’air de se sentir très coupable, pensai-je.

— Alors tu savais que j’avais survécu ?

— Depuis que je t’avais vue voyager avec ces trois raendays, vers l’est.

Je sursautai. Des raendays ? Les raendays étaient une confrérie peu estimée en Ajensoldra.

— Mon fils n’est pas un raenday —protesta Kirlens.

Lénissu le regarda attentivement et leva un sourcil.

— Je m’en réjouis —le félicita-t-il—. Je connais votre fils ?

— Il s’appelle Kahisso —dis-je, en me retenant de rire—. C’était un de ceux qui m’ont emmenée vers l’est.

— Ah, alors comme ça, tu te souviens de lui et pas de moi, hein ?

Je plissai le front, essayant de me souvenir… des yeux violets, un rire… mais non, tout cela, je l’inventais, ce n’étaient pas des souvenirs.

— Kahisso m’a sauvé la vie —répliquai-je.

Lénissu prit un air songeur.

— Eh bien, j’ai une dette envers vous, brave homme —lança-t-il à Kirlens—. Et aussi envers votre femme —je me raidis, de même que Kirlens, mais Lénissu ne sembla pas le remarquer—. Quant à moi, j’aurais pu te sauver la vie… mais je n’ai pas pu, parce que j’étais trop occupé à sauver la mienne.

— Les nadres rouges t’ont attaqué ? —m’écriai-je, stupéfaite.

— Ah ! Pas les nadres rouges, ma chérie. Ceux-là, c’est facile de les éviter. En réalité, le jour où je t’ai vue, Shaedra, j’ai eu quelques problèmes et… —il leva les yeux au ciel— je me suis retrouvé dans les Souterrains, une nouvelle fois. Mais, cette fois, j’étais sans lumière ni provisions. —Il retroussa le nez—. Bien pire que la fois d’avant.

Il sourit.

— En réalité, ces dernières années, je peux les résumer beaucoup plus vite que toi : quatre années passées prisonnier de l’Obscurité. Je suis sorti à la Superficie un jour radieux et je croyais que j’étais enfin sain et sauf quand trois aventuriers écervelés qui m’avaient pris pour un monstre me sont tombés dessus.

Il laissa échapper un petit rire tandis que je l’écoutais, fascinée.

— Je crois que c’est lorsqu’ils se sont rendu compte que j’étais presque mort avec une profonde blessure à la poitrine, qu’ils ont décidé de m’aider. J’ai eu une chance de tous les démons parce qu’il y avait un guérisseur dans le groupe. Je suis passé à deux doigts de la mort, mais maintenant je suis là et rien ne pourra m’empêcher de t’aider. Tu ne peux pas savoir comme j’étais content quand j’ai appris que tu avais survécu tout ce temps.

— Qu’est-ce qui aurait pu m’arriver ? —répliquai-je, sans comprendre.

Lénissu me regarda avec une expression comique.

— Eh bien, on n’est jamais assez prudent, alors… —Il fronça les sourcils—. N’as-tu jamais entendu parler de… ? —Il plissa les yeux et jeta un coup d’œil à Kirlens—. Et toi, tu le sais ?

— Quoi ? —s’emporta celui-ci, furieux.

— Nan, il ne le sait pas, hein ? —me dit-il—. Shaedra, si tu crois que c’est une bonne idée de rester dans cette ville, détrompe-toi tout de suite : tant que nous n’avons pas éclairci quel est le véritable problème de toute cette… —Il se racla la gorge, s’interrompant, et je le dévisageai sans rien comprendre—. Il n’y a pas une seule personne ici qui pourrait te protéger. Alors, si tu veux vivre, tu devras venir avec moi. C’est d’accord, tu viens ?

Je restai pétrifiée tout en le regardant se lever. Comment ça, je venais ? Où ça ? Toute cette histoire devenait trop compliquée.

— Non —dis-je sans réfléchir—. Où veux-tu que j’aille ? Je dois étudier. Murry m’a dit…

— Ton frère Murry est mort —siffla Lénissu.

Soudain, je sentis que mon cœur s’arrêtait de battre.

— Impossible.

— Ça fait cinq ans qu’il est mort, Shaedra. J’ai vu son corps —ajouta-t-il.

La bouffée de soulagement qui commençait à m’envahir se bloqua d’un coup. Comment ça se pouvait qu’il ait vu son corps ?

— Tu n’as pas pu voir son corps parce qu’il est vivant —affirmai-je.

Je croisai son regard et il comprit.

— Du moins, il l’était il y a un an —murmurai-je.

— Que veux-tu dire, Shaedra ? —me demanda Kirlens.

Je me tournai vers lui, les larmes aux yeux. Je ne devais pas pleurer. C’était absurde de pleurer maintenant, cela n’avait pas de sens. Mais l’image de Murry mort m’avait tellement impressionnée… Je serrai les dents. Je ne voulais pas voir la peine se dessiner sur le visage de Kirlens.

— Je veux dire que j’ai vu Murry l’année dernière. Il est venu ici, à Ato et je l’ai vu.

Pendant que Kirlens digérait la nouvelle, Lénissu penchait la tête.

— Tu as parlé avec lui ?

Soudain, je me levai.

— Non. Je n’ai pas parlé avec lui.

* * *

Je sortis en courant, j’ouvris la porte qui menait aux cuisines, je croisai Wiguy comme dans un rêve, je grimpai les escaliers et m’enfermai dans ma chambre.

Je détestais me sentir traquée et j’avais l’impression en ce moment d’être un lièvre courant inutilement dans les bois, poursuivi par l’œil implacable d’un chasseur.

Je sortis de ma chambre par la fenêtre et me réfugiai sur la terrasse à l’abandon. Je ne voulais penser à rien, alors je m’installai commodément sur mon tonneau, je sortis mon nouveau livre, Maintien de l’équilibre du jaïpu et je me mis à lire. Au loin, on entendit sonner douze coups de cloches. Il me restait trois heures avant de me rendre à la bibliothèque. J’avais besoin de calme.

J’avais lu déjà plusieurs pages quand j’entendis un bruit. Je me retournai au moment où Lénissu se laissait tomber sur un tonneau et finalement atterrissait sur le sol.

— Tu es partie trop vite et tu n’as pas répondu à ma question. Alors, tu es prête à quitter Ato ?

Je l’observai d’un regard implacable. Lénissu était mon oncle, d’accord, et alors ? Je venais de le connaître et, soudain, il me paraissait trop sûr de lui. Sur son visage très pâle, il avait une petite cicatrice rosâtre. À cet instant précis, il sourit, étendit la main et me prit le menton.

— Je veux m’assurer que tu ne courras aucun risque.

J’humectai mes lèvres, tout en essayant de me tranquilliser.

— Quel risque ?

Il soupira et commença à faire des aller-retours sur la terrasse.

— Tu l’ignores vraiment ?

— Tu veux que je fuie Jaïxel, c’est ça ? —répliquai-je d’une voix neutre—. C’est une idée formidable.

— N’est-ce pas ? —repartit-il, amusé. Puis il secoua la tête—. Je t’emmènerai en lieu sûr.

— Mais ici, à Ato, je suis cent mille fois mieux protégée que hors d’Ato —lançai-je.

— C’est là où tu te trompes. Ici, rien ne peut te protéger de ce que tu portes… s’il est vrai que tu le portes vraiment, bien sûr. Nous devons nous assurer que ce qui appartenait à Jaïxel ne peut pas altérer ton esprit. Qui sait, peut-être que je m’inquiète pour rien —admit-il sur un ton léger.

Je baissai la tête et, de ma tunique, je sortis l’Amulette de la Mort. J’observai la feuille de houx, les perles blanches. Comment quelque chose d’apparence si simple pouvait-il causer la mort ?

— Qu’est-ce que c’est ? —demanda Lénissu.

J’écarquillai les yeux.

— Ce n’est pas ce que cherche Jaïxel ?

Lénissu s’avança et me le prit des mains avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, puis il l’examina les sourcils froncés.

— Où as-tu trouvé cela ? —demanda-t-il lentement.

— Je l’ai trouvé quand j’étais petite, dans le village, quand les nadres rouges sont venus.

— On dirait qu’il est enchanté. Est-ce que tu l’as mis ?

“Est-ce que tu l’as mis ?” Dolgy Vranc m’avait posé la même question et, si je lui répondais la même chose, Lénissu arriverait à la même conclusion : le collier ne fonctionnait pas.

Cependant, j’acquiesçai de la tête. Alors, Lénissu commença à lever les mains pour se le mettre autour du cou. Quel idiot !, pensai-je, tandis que je faisais un bond et m’écriais :

— Non !

Lénissu s’arrêta net.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Les mots se bousculèrent dans ma bouche.

— C’est l’Amulette de la Mort. Dolgy Vranc, l’identificateur, nous l’a dit. Celui qui le met, meurt.

Il y eut un long silence. Lénissu me contemplait, soudainement perplexe, il regarda le collier et, sans crier gare, il le posa par terre, il dégaina son épée à l’éclat bleuté et il frappa le collier de toutes ses forces. Un filet de fumée noire s’éleva. Lénissu rengaina son épée, prit le collier, l’observa pendant une seconde et me le jeta. Instinctivement, je l’attrapai au vol et je le remis dans ma poche. Tout cela n’avait duré que quelques secondes, mais j’en avais appris beaucoup plus long sur mon oncle : son histoire des Souterrains était à l’évidence vraie. Mais comment avait-il pu survivre tout seul là-bas ?, me demandai-je, admirative.

— Alors, c’est ça —murmura Lénissu, songeur.

Je fronçai les sourcils. J’avais complètement perdu le fil de la conversation.

— Quoi ?

— Tu as dit que tu avais mis l’Amulette de la Mort. Dis-moi, quand tu l’as mise, tu étais en danger de mort ou c’est simplement que ça t’a paru amusant ?

Sa voix ne laissait plus entrevoir aucun ton de plaisanterie. Il semblait furieux contre moi.

— Je ne l’aurais jamais mise si j’avais su ce que c’était —protestai-je, un peu en colère—. Comment pouvais-je savoir, si je n’avais que huit ans ?

Nous nous regardâmes en chiens de faïence.

— Si tu me dis la vérité, Shaedra, comment peux-tu m’expliquer que tu ne sois pas morte ?

Je le fixai des yeux.

— Ça c’est… une bonne question —répliquai-je irritée.

Qu’il arrête de me poser des questions auxquelles je ne savais pas répondre, par Ruyalé ! En plus, ce qui me rendait furieuse, c’est qu’il avait osé mettre les pieds dans mon refuge. Cet endroit était le mien, rien que le mien, et personne n’avait le droit de venir m’embêter avec des mensonges et des histoires qui ne me concernaient pas.

Lénissu se gratta l’oreille.

— Moi, je pourrais te l’expliquer. En partie.

J’ouvris des yeux ronds et l’observai avec attention.

— C’est toi qui as mis le collier dans le village ! —exclamai-je.

Lénissu me regarda un moment et leva les yeux au ciel. Je me sentis soudain ridicule.

— Tu as le même caractère que ta mère —me dit-il tranquillement—. Un caractère doux entouré d’épines mortifères, si bien qu’il n’y a plus trace de douceur.

Je le foudroyai du regard. Je fermai le livre et le gardai dans mon sac. Je n’avais pas envie de parler davantage avec lui. Ce qu’il voulait me dire ne m’intéressait pas. J’avais des examens et je devais étudier. N’allait-il donc jamais me laisser tranquille ?

— Où vas-tu ? —me retint-il, surpris—. Attends, tu n’as donc pas envie de me connaître ?

— Non —je crachai le mot alors que je grimpais sur la poutre d’un bond et atteignais le toit.

Il y eut un silence.

— Très bien, Shaedra, tu l’auras cherché. Je devrai te convaincre par la force et aller à l’essentiel. Redescends, s’il te plaît, j’ai l’impression de parler à un singe.

Suspendue au toit, je soutins son regard en serrant les dents et, lui, il soupira, vaincu.

— D’accord. Mais écoute-moi bien. Tes parents…

— Murry me l’a déjà dit —répliquai-je.

— Oh.

— Je sais que ce sont des nakrus —poursuivis-je—. Je sais aussi qu’ils sont partis en nous abandonnant. Et je sais que Murry veut se venger d’eux et de Jaïxel et de tous ceux qui lui ont fait du mal.

Ma voix tremblait et je me tus, me sentant faible. Le silence se prolongea et, tout à coup, un rire éclatant retentit, le rire de Lénissu. Je le vis en bas sur la terrasse, écroulé de rire et, au bout de quelques secondes, n’y tenant plus, je lui tournai le dos.

— Attends, Shaedra ! —exclama-t-il, essayant de contrôler son fou rire— Tes parents n’étaient pas des nakrus. Tes parents étaient d’honorables voleurs. Et ils auraient mille fois préféré mourir plutôt que de se transformer en nakrus.

Je me retournai vers lui brusquement. Il avait encore un sourire sur les lèvres, mais je sus qu’il disait la vérité. Quoique… comment pouvais-je le savoir avec certitude ?

— Tu en es sûr ?

— Sûr à cent pour cent, Shaedra. Je n’ai pas assisté à leur enterrement parce que je n’ai pas pu, mais je sais où ils sont enterrés. Ils sont bien morts. —Il soupira tristement. Son sourire avait disparu—. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne se seraient jamais transformés en nakrus. D’où sors-tu cela, de Murry ? —J’acquiesçai—. N’importe quoi. Il est donc venu à Ato, tu l’as vu et tu n’as pas parlé avec lui, mais il t’a dit toutes ces choses, hein ?

Il avait retrouvé un ton léger. Je me raclai la gorge.

— En réalité, je l’ai rencontré un jour où nous jouions Akyn, Aléria, Galgarrios et moi à Roche-Grande, il y a un peu moins d’un an, précisément le jour où je suis devenue snori —je pinçai mes lèvres, tout en m’en souvenant—. Nous n’avons parlé qu’une fois. Nous nous sommes donné rendez-vous à Roche-Grande à une heure du matin. Quand j’y suis allée, il tombait des cordes et je suis arrivée trempée comme une soupe. Nous avons parlé pendant des heures. C’est là que j’ai entendu le nom de Jaïxel pour la première fois.

— Pour la première fois, hein ? Je n’y crois pas.

— Je te le jure. Je ne savais même pas que c’était une liche —je marquai une pause—, c’en est une, n’est-ce pas ? Ou Murry m’a aussi menti sur ça ?

Lénissu soupira.

— Malheureusement, je dois te dire que, pour ça, Murry avait raison. Jaïxel est une liche, mais pas n’importe laquelle. Je ne veux pas que tu penses pour autant que Murry t’a menti. Il croyait sûrement chaque mot qu’il t’a dit.

Je me souvins de la façon avec laquelle Murry s’était exprimé cette nuit-là. Ses yeux brillaient de colère et de passion. Il voulait se venger. Il n’avait qu’un mot à la bouche : vengeance.

— Oui —murmurai-je—. Je crois qu’il était convaincu de ce qu’il disait.

— Écoute, petite, que ton frère essaie de se venger de ses parents ne me préoccupe absolument pas. Il a peu de possibilités de les trouver. Mais qu’il veuille se venger de Jaïxel change les choses.

J’avalai ma salive et, d’un bond, je redescendis sur la terrasse.

— Tu crois qu’il est en danger ? —demandai-je.

— Cela dépend jusqu’où il a voulu aller… Une question, Shaedra.

— Oui ?

— Murry est vivant. Bon, il l’était il y a un an, ce qui ne me rassure pas tout à fait, mais, en tout cas, il a survécu à l’attaque des nadres rouges.

Il marqua une pause.

— Et Laygra ?

Je notai dans sa question un léger tremblement d’espoir. Je me forçai à sourire.

— Selon Murry, il y a un an, elle vivait. Aujourd’hui… qui sait.

Lénissu était content de la nouvelle, autant que je l’avais été… ou même plus. Soudain, je sentis qu’un poignard me transperçait le cœur. Cela faisait un an que Murry était venu et je ne l’avais plus revu. Et Laygra non plus. Et, moi, je ne leur avais consacré que quelques pensées éparses durant ces mois. Je n’avais pas eu le temps, me dis-je, essayant de me trouver une excuse. Mais bien sûr, comment m’excuser d’avoir jeté dans l’oubli mon passé et ma famille ? Maintenant que je savais que mes parents étaient morts, que c’étaient des gens respectables… enfin, n’avait-il pas dit “d’honorables voleurs” ? Mais peu importait. Ce que je voulais, en ce moment, c’était revoir Murry et Laygra et dire à Murry que…

— Lénissu… —commençai-je.

— Hum ?

Il était assis sur un tonneau, remuant la corde que j’utilisais dans mes jeux autrefois, plongé dans ses pensées.

— Avant tu allais dire quelque chose sur l’Amulette de la Mort. Pourquoi crois-tu qu’il ne m’est rien arrivé quand je l’ai mise ?

Il secoua la tête, pensif, sans arrêter de regarder la corde.

— À l’évidence, parce qu’il ne produit pas d’effet sur toi.

Je fronçai les sourcils. Je n’avais pas analysé la question sous cet angle. Peut-être que l’Amulette de la Mort fonctionnait à la perfection et que quelque chose, en moi, ne fonctionnait pas. Dans ce cas, c’était une véritable chance que le hasard l’ait fait tomber entre mes mains. Cependant, je ne croyais pas au hasard.

— Et pourquoi il n’a pas d’effet sur moi, peut-on savoir ?

— On pourrait le savoir, c’est sûr —rétorqua-t-il sur le même ton songeur—. Le problème, c’est que, pour le savoir, il faut le vouloir.

Je souris.

— Tu me fais penser à Aléria.

— La lectrice ?

— Oui.

— Bizarre, parce que je ne suis pas de ceux qui ont beaucoup de temps pour lire. Autrefois, peut-être… oui. —Il sourit—. Dis-moi, Shaedra, tu ne sembles pas te réjouir beaucoup de savoir que tu as un oncle.

Je grognai.

— Bien sûr que je me réjouis —répliquai-je—, ce qu’il y a, c’est que tu m’apportes trop de nouvelles et j’avais oublié que je viens de te connaître.

Lénissu s’assombrit et acquiesça.

— C’est vrai. Perdre ses parents, c’est dur, mais tu t’en remettras.

— J’ai toujours cru qu’ils étaient morts, jusqu’à l’année dernière.

— Vraiment ? Oui, je suppose que tu pouvais te l’imaginer. Enfin, un des points positifs, c’est que j’ai de nouveau deux nièces et un neveu bien vivants et en pleine forme de par ce monde. Tu crois qu’ils sont loin ?

— Murry m’a parlé d’un village de ternians qui les avait recueillis —me rappelai-je—. Selon ce que j’ai compris, cela se trouvait au sud des Hordes, mais, en réalité, il ne m’a pas donné beaucoup d’indications. Il est censé revenir. Il m’a dit que je me prépare pour la… —j’hésitai puis me raclai la gorge— pour la vengeance.

Lénissu fronça les sourcils et laissa tomber la corde.

— N’importe quoi. —Il eut un bref rire amer—. Nous ne sommes même pas sûrs que Jaïxel ait vraiment tué tes parents. Je ne sais pas ce qui s’est passé, il y a treize ans, tu comprends ? Je ne sais rien —avoua-t-il, l’air sombre—. Ou presque. Et puis, vous ne pourrez pas tuer Jaïxel. Il vit depuis des siècles. C’est une liche.

— Je sais. Mais une liche peut être tuée —argumentai-je.

Je me souvins des paroles d’Aléria. “Les liches sont des créatures pleines d’énergie mortique. Ce sont des celmistes très puissants, très difficiles à tuer.” Je laissai échapper un soupir.

— Murry croyait que nos parents avaient une partie du phylactère. Selon lui, c’est ce que cherche Jaïxel.

— Oui, peut-être —dit Lénissu, et j’eus l’impression qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il affirmait—. C’est probable que ce soit ce que cherche Jaïxel —répéta-t-il cependant, et il se leva d’un bond—. Mais, entre nous, Jaïxel est dans les Souterrains, que je sache : il est loin de nous. Alors, inquiétons-nous des problèmes plus urgents : il faut aller chercher Murry et Laygra, d’accord ?

Je fis non de la tête.

— Pourquoi veux-tu que je m’en aille d’ici ? —répliquai-je, avant de sentir l’égoïsme de mes paroles. Je ne supportai pas l’idée de partir d’Ato, de perdre mes amis, et tout ce que j’aimais.

Lénissu, la main appuyée sur le pommeau de son épée, levait les yeux vers le ciel pour évaluer l’heure.

— Il vaudra mieux partir demain —reconnut-il en baissant la tête—, nous pourrons nous reposer.

— Non —dis-je, refusant énergiquement de la tête.

Lénissu posa une main sur mon épaule et me la serra comme pour me donner du courage.

— Ici tu es en danger, Shaedra. Cela fait des années que j’aurais dû venir. —Il grimaça et sourit—. Mais je n’ai pas pu, ma chérie, parce que j’étais dans les Souterrains.

Décidément, il avait été traumatisé par les Souterrains, pensai-je. Normal. Quatre ans passés dans ces profondeurs pouvait perturber la santé mentale de n’importe qui.

— Maintenant, si tu veux faire des adieux et ce genre de choses, fais-le, mais tu viendras avec moi. Nous nous réunirons avec Laygra et Murry et je vous protègerai tous les trois.

— Et pourquoi le ferais-tu ? —répliquai-je, acerbe.

Lénissu me regarda, stupéfait.

— Comment ça, pourquoi je le ferais ? Vous êtes ma seule famille. Ou est-ce que, pour toi, cela ne compte plus ? Bien sûr, toi, tu as vécu en croyant que ton père était Kirlens et que tes frères et sœurs étaient Aléria et Gagarios et je ne sais plus qui d’autre.

Je restai pétrifiée face à son implacabilité ; toutefois, j’eus vraiment du mal à ne pas rire en entendant le nom déformé de Galgarrios. Alors, la voix de Lénissu s’adoucit.

— Et tu as raison. Aléria est davantage ta sœur que Laygra, n’est-ce pas ? Mais, ça m’étonnerait que tu aies trouvé un autre oncle dans tout Ato, je me trompe ?

Il souriait. Je pensai à Sayn, mais je me tus. Mieux valait ne pas être sincère en ce moment parce qu’il le prendrait mal.

— J’irai avec toi, Lénissu. Mais pas avant les examens. Je passerai les examens. Je n’ai pas passé tout ce temps à étudier pour rien —lançai-je, décidée, sachant que mon argument était tout à fait infantile.

Lénissu me regarda, pensif. Son visage s’illumina.

— Bon, je reconnais qu’un peu de repos ne me ferait pas de mal. Combien de jours as-tu dit qu’il restait pour les examens ?

— Cinq. Et les examens durent six jours.

— Onze jours —commenta-t-il, en grimaçant—. Comme les Onze Épreuves du Grand Mayark. —Il sourit—. Bien. Je suppose qu’attendre quelques jours ne changera pas grand-chose.

— Mais —dis-je, posément—, tu crois vraiment que Jaïxel viendrait ici ? Qui poursuit-il ? Toi ou moi ?

Lénissu eut un sourire espiègle.

— Je ne pensais pas vraiment à lui, maintenant. Il vaudra mieux que nous partions d’ici sans tarder pour aller chercher ton frère et ta sœur. —Il fit une moue pensive, mais il sourit aussitôt—. Maintenant, ma nièce, si cela ne te dérange pas, je prendrais bien une chambre dans ta taverne, d’accord ? Et… si tu pouvais me faire une faveur…

Je plissai les yeux.

— Quelle faveur ?

— Demander à Kirlens de me faire un rabais sur le prix de la chambre. Par exemple, qu’il me la loue gratuitement ?

Je levai les yeux au ciel et me mis à rire.

— Tant d’aventures et tu es sans le sou, je me trompe ?

Lénissu leva une main, comme pour protester, puis la laissa retomber en disant :

— Les Souterrains possèdent beaucoup de richesses, mais, si un saïjit trop cupide y met les pieds, il ne revoit plus la superficie… —Il fronça les sourcils—. Je te fais peur.

— Non, non, penses-tu —répondis-je précipitamment. J’avalais ma salive.

— Ceci est ton endroit secret ? —demanda-t-il, signalant d’un ample geste la terrasse.

— Oui, ça l’était jusqu’à aujourd’hui.

— Je commence déjà à détruire l’ordre des choses —prononça-t-il, comme s’il le regrettait—. Tu vois ? L’équilibre est si ordonné qu’un seul coup de pinceau peut faire tomber l’édifice.

Je ne sais pourquoi je pensai à ce moment au livre Maintien de l’équilibre du jaïpu. Parce qu’il parlait d’équilibre, je suppose. Des livres. Les livres pouvaient m’aider.

— Peut-être que j’aurai besoin de plus de onze jours —fis-je soudain.

— Pourquoi ce brusque changement ? —se plaignit-il.

— Je dois faire davantage de recherches sur les liches. Si on peut s’en débarrasser, tout s’arrangera, n’est-ce pas ?

Lénissu n’avait pas l’air convaincu.

— La théorie est très facile, ma chérie. La pratique, presque impossible.

Je le dévisageai, pantoise.

— Tu es resté quatre ans dans les Souterrains à tuer des créatures horribles, tout seul et dans l’obscurité, et tu me dis maintenant que c’est pratiquement impossible de tuer une liche ?

Lénissu soupira, légèrement exaspéré.

— Ma chère nièce, tu as dit « une liche » ? Les liches ne restent jamais seules bien longtemps. Elles peuvent faire des alliances et elles ont la fâcheuse tendance à vouloir tout diriger. Tu ne connais pas les Souterrains, Shaedra. C’est un enfer. Et je te conseille de ne jamais t’approcher d’aucun portail funeste. En tout cas, tu peux être sûre que s’il te prend la folle envie d’y entrer, ce sera sans moi. J’espère que c’est bien clair.

Je respirai profondément. Tout à fait clair.

— Ce n’est pas moi qui parle de vengeance —répliquai-je—. C’est Murry. Je l’ai vu, Lénissu. Cela ne m’étonnerait pas qu’il soit entré dans les Souterrains. Et, toi, tu l’abandonnerais tout seul là-bas ? Moi, je veux l’aider.

Lénissu me lança un regard assassin.

— Tu as un caractère encore pire que ta mère —observa-t-il—. Bon, eh bien, moi, je partirai dans onze jours. Et si tu persistes à lire des livres et à t’informer, je serai obligé de t’emmener de force. Peu m’importe ce que pourront en dire Kirlens ou ces stupides Gardes.

Nous nous fixâmes du regard pendant un moment. Lénissu secoua la tête.

— Arrête de te faire du mauvais sang.

Soudain, la situation me parut comique.

— Cela faisait un an que je ne me faisais pas de mauvais sang, oncle Lénissu —je me mordis la lèvre et, dans un brusque élan, je l’embrassai—. Je ne peux pas te dire que tu me manquais parce que je ne savais pas que tu existais, mais, maintenant que je le sais, je ne veux pas te perdre.

Lénissu répondit à mon effusion comme s’il réconfortait un petit chien plaintif, ce que je ressentis comme une pierre sur l’estomac, mais, quand il se sépara, je vis qu’il avait les yeux brillants.

— Tu ne te débarrasseras pas de moi si vite, rassure-toi —me dit-il—. Je veux que tu saches une chose avant que tu t’en ailles faire le singe sur les toits.

Je souris.

— Quoi ?

Il croisa les bras et contempla le ciel bleu où glissaient quelques hauts nuages blancs. Lénissu adopta une attitude sérieuse et déclama :

— Souviens-toi que le soleil meurt et renaît toujours, quoi qu’il arrive.

14 Contrebande

Quand j’arrivai à la bibliothèque, il était deux heures. J’avais voulu sortir de ma chambre, parce que j’avais l’impression de suffoquer, ce qui se comprenait, car dehors le soleil brûlait comme un feu perpétuel. Heureusement que le soleil mourait parfois !, me dis-je, riant en mon for intérieur. J’aurais cru que Lénissu aurait trouvé une sentence plus substantielle que “Le soleil meurt et renaît toujours, quoi qu’il arrive”. Quelle phrase ! Je dus reconnaître que Lénissu était tout un personnage.

Quand j’entrai, Runim n’était pas au bureau. Bien sûr, pensai-je. Elle était là le matin ; l’après-midi, c’était le tour d’Ussin. Ussin était un caïte, pas très bavard, étrangement malingre, au teint pâle et aux yeux noirs, qui ne m’avait jamais vraiment plu.

Je passai devant et entrai à la Section Celmiste. Je m’assis à la section d’histoire et contemplai tous les livres, avec ennui. Je devais faire un effort, sinon j’aurais la pire note de tous à l’épreuve d’histoire. Je pris un livre sur le quarante-septième siècle. Je tombai sur la date 4625. Mille années exactement me séparaient de cette année-là. Beaucoup de temps. Trop pour que je m’intéresse à ce qui se passait alors.

J’allais changer de page quand soudain une pensée m’assaillit. J’avais dit à Lénissu que j’irais avec lui.

Quelle folie ! Pourquoi m’en aller d’Ato, si c’était le seul endroit dont je gardais de véritables souvenirs ? Des souvenirs, pensai-je. C’est en cela que se convertirait Ato si je quittais la ville et la laissais en arrière ? Je me représentai si vivement les visages de mes compagnons que j’en eus mal aux yeux. Aléria, Akyn, Galgarrios, Suminaria, Salkysso, Kajert… Et Nart. Quand bien même je ne l’aurais pas supporté s’il avait été dans ma classe, Nart était un bon ami. Je connaissais beaucoup moins bien Mullpir et Sayos, mais je savais que je les regretterais. Et le maître Aynorin. Et Lisdren, le fils du tailleur, qui me saluait toujours. Et j’étais sûre que si j’avais mieux connu Sarpi, elle me manquerait elle aussi.

Se lier d’amitié avait vraiment des inconvénients. Car quitter un endroit devenait alors une terrible épreuve. En plus, ne devais-je pas rester à la Pagode Bleue, devenir kal puis cékal et servir la ville pendant les Années de Dette ? C’était la théorie. Mais Lénissu était mon oncle et avait décidé qu’il fallait partir. Nous irions chercher Murry et Laygra. Cette simple pensée me remonta un peu le moral.

Quelqu’un posa brutalement un livre sur la table.

— J’en ai assez d’étudier —prononça Aléria avec amertume.

Je n’en croyais pas mes yeux. Aléria en avait assez d’étudier ! ! Je souris, triomphale.

— Félicitations ! —lui dis-je joyeusement—. Bienvenue à la bande des perdants.

— Je ne suis pas une perdante —répliqua-t-elle.

Elle me foudroya du regard et ouvrit son livre d’un coup brusque. C’était un énorme livre d’histoire sur le siècle précédent, période qui avait beaucoup plus de possibilités de tomber à l’examen que celle du quarante-septième siècle. Je fronçai les sourcils.

— Moi non plus. Qu’est-ce que tu crois ? Quand je serai face aux questions d’histoire, j’essaierai de m’en convaincre. Comme ça, peut-être que je convaincrai le jury —raisonnai-je.

Aléria s’esclaffa, mais son rire se tut aussitôt. Elle jeta un regard autour d’elle, cherchant probablement le Grand Archiviste. Alors, elle se pencha vers moi et me regarda sérieusement.

— Shaedra, il faut que je te raconte quelque chose d’assez terrible.

J’écarquillai les yeux. Avait-elle entendu dire des choses sur Lénissu ? Savaient-ils tous que nous avions l’intention de quitter Ato ? Et qu’est-ce que les autres pouvaient bien en avoir à faire s’ils partaient ?

— Quoi ? —lançai-je brusquement.

— Il s’agit de cet homme qui allait au Cerf ailé, il y a déjà un bon bout de temps. Tu sais, tu nous en avais parlé, celui qui jurait toujours.

— Sayn ? —articulai-je, perplexe. Pourquoi me parlait-elle de Sayn d’un coup ?

Mais Aléria acquiesçait, apparemment trop troublée par ce qu’elle allait dire pour remarquer ma réaction.

— J’ai entendu dire qu’il est recherché dans tout Ato.

— Il est revenu ? —Que Sayn soit revenu me remplissait de joie, mais…— : Pourquoi est-ce qu’il est recherché ?

— Ce n’est pas un homme aussi honnête que tu croyais.

Je roulai les yeux. Jamais je n’avais cru que Sayn soit un homme honnête au sens où le comprenait Aléria.

— D’après ce que j’ai entendu, ça fait des années qu’il est contrebandier. Il trafique avec tout un tas d’articles illégaux. Même avec des plantes venimeuses.

Elle m’observa attentivement, comme si elle cherchait à savoir quelque chose. Alors je compris. Elle essayait de deviner si la nouvelle m’étonnait ou pas.

— Cela ne me surprend pas —avouai-je—. Je me doutais qu’il ne devait pas faire des choses très légales. Mais… il est dans la ville ?

Aléria grimaça. Elle regarda à nouveau autour d’elle et baissa encore davantage la voix.

— Il est chez moi —je la contemplai, bouche bée, mais elle continua sans me laisser poser de questions—. Ma mère était en train de réaliser une expérience très compliquée.

— Oh. Je comprends.

Daïan, en tant qu’alchimiste, devait avoir été une cliente de Sayn. Elle avait dû lui acheter des plantes illégales pour réaliser certaines de ses expériences. Je n’aurais jamais pensé que Daïan ferait cela. Tout laissait penser que c’était une femme qui respectait strictement les règles de la ville. C’était une maniaque des lois, autant que Wiguy de la propreté. Mais elle avait aussi une profonde passion pour ses expériences et si elle avait besoin d’une plante qu’elle ne pouvait acquérir qu’au moyen de la contrebande… En ce moment précis, elle devait être hystérique.

— Que pense faire ta mère ? —murmurai-je.

— Elle est perdue. Elle ne sait pas quoi faire. Toi, tu as une idée ?

Génial, maintenant, c’était à moi de m’occuper du prestige de Daïan et d’Aléria et de sortir Sayn du pétrin. Comme Aléria me regardait, le visage plein d’espoir, je n’eus pas d’autre solution que d’accepter.

— Fais-moi confiance. Nous allons faire sortir Sayn de chez toi sans que personne ne s’en rende compte.

Aléria acquiesça énergiquement, approuvant un plan qui n’était pas précisément très détaillé ni optimum, mais, au moins, elle paraissait plus tranquille à présent. Sa confiance, au lieu de me donner du courage, me pesa comme un sac plein de pierres.

— Il va falloir la convaincre —murmura Aléria.

— Ta mère ? Pourquoi ?

— Elle l’a enfermé dans la cave et elle ne veut absolument plus le voir. J’ai réussi à lui donner un peu à manger, mais aujourd’hui ma mère nous a surpris. Elle ne se rend pas compte qu’elle le laisse mourir de faim.

Je blêmis.

— Depuis quand est-il enfermé ?

— Depuis trois jours —répondit-elle d’un filet de voix.

— C’est pour ça que tu étais si bizarre ces jours-ci —observai-je—. Tu sais bien garder les secrets —je me raclai la gorge—. Enfin…

Je me levai et rangeai le livre d’histoire sur les étagères. Aléria me regardait, curieuse et troublée.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? —répliquai-je un peu plus sèchement que je ne l’aurais voulu—. Aléria, Sayn est peut-être un contrebandier, mais ta mère emprisonne une personne et, si on ne fait rien, il peut arriver une catastrophe.

Rien que d’imaginer Sayn enterré dans une cave, sans rien à manger ni à boire, je me sentais mal.

— Mais… —ses lèvres tremblèrent, elle les pinça et inspira profondément—. D’accord. Je peux faire quelque chose pour t’aider ?

Pensive, je restai un moment à gratter la table de mes griffes semi-rentrées. L’opération devrait avoir lieu la nuit. Aléria s’occuperait d’éloigner sa mère et, moi, je descendrais à la cave, je le ferais sortir de la maison et… Soudain mon visage s’éclaira.

— Nous allons avoir besoin d’aide. Ça va être super, tout ça ! —fis-je, un peu trop fort.

Le silence retomba et je chuchotai à Aléria :

— Tu crois que les Gardes d’Ato savent où il est ?

Aléria me regarda, épouvantée.

— Non ! Bien sûr que non. Sinon on le saurait déjà. Il a dû venir directement chez moi pour vendre ces plantes —sa voix se brisa—. Il ne nous manquerait plus que ça.

Elle détourna le regard vers son livre et se plongea dedans, oubliant tout le reste. Bon, ce n’était pas sa faute, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas non plus la mienne. Je soupirai.

— Cette nuit, j’irai chez toi et on le sortira de là —lui promis-je—. Il sera… suffisamment en forme pour marcher, n’est-ce pas ?

Aléria, avec un effort évident, détacha son regard du livre pour m’observer avec une gravité alarmante.

— Il faut le sortir de là —dit-elle simplement.

Je souris, essayant d’alléger la tension qui brillait dans ses yeux.

— Et on le sortira de là, Aléria. Ne crois pas, ça va être un bon entraînement pour nos examens.

Soudain, les yeux d’Aléria se perdirent dans le lointain.

— Oui, ce sera un bon entraînement.

J’avais déjà tellement de préoccupations en tête, que le problème de Sayn me paraissait la goutte d’eau prête à faire déborder le vase. Malgré tout, cela me sembla une bonne occasion pour me concentrer sur autre chose que sur ce que m’avait dit Lénissu. Mieux valait ne pas rester les bras croisés à toujours ressasser des questions incompréhensibles.

— Je déteste l’histoire —marmonnai-je, me laissant tomber sur ma chaise, vaincue, les yeux rivés sur l’énorme étagère chargée de livres.

— Fais comme si tu adorais —suggéra Aléria—. Tu retiendras tout plus facilement, comme ça.

Je pris un livre sur la Grande Guerre des Glaces. De 5489 à 5500. Je l’avais déjà lu, me rappelai-je. Bon, pas en entier, me corrigeai-je. Y avait-il un seul livre d’histoire dans cette bibliothèque que j’aie lu du début jusqu’à la fin ? Je l’ouvris au hasard et je tombai sur une page où l’on parlait des phases de la Lune pendant le long Cycle des Glaces de la fin du cinquante-cinquième siècle. Quel rapport pouvaient bien avoir les phases de la Lune avec la guerre ? Je cherchai la réponse dans le livre et ne la trouvai pas. Il y avait des calculs astrologiques pour déterminer la raison pour laquelle le Cycle des Glaces avait autant duré, mais, selon l’écrivain, il fallait chercher une explication, non seulement dans les phénomènes astrologiques, mais aussi dans les lignes énergétiques de la Superficie et des Souterrains. L’écrivain écrivait ces deux mots avec une majuscule.

— On dirait que, d’un coup, tu t’es découvert un faible pour l’histoire —observa Aléria.

Je secouai la tête.

— Cela n’a rien à voir avec l’histoire. La vérité, je ne sais pas pourquoi diable ce livre se trouve dans cette section.

— Le titre est La Grande Guerre des Glaces, et tu te demandes ce qu’il fait dans la section d’Histoire ? —dit-elle en riant.

Je roulai les yeux et continuai à lire. Au bout d’un moment, Akyn et Galgarrios arrivèrent, tous deux chargés de livres. Ils les posèrent lourdement sur la table.

— Ouf ! —exclama Akyn—. J’ai cru qu’on ne vous trouverait jamais. Qui aurait pu imaginer que Shaedra serait en train d’étudier l’Histoire ?

— Mm. Et qui aurait pu imaginer que, toi, tu étudierais la biologie ? —lui répliquai-je en lisant le titre d’un de ses livres, Phénomènes : photosynthèse et réaction du morjas chez les plantes.

— Je suis arrivé à une conclusion : ces examens nous perturbent gravement.

— Je suis tout à fait d’accord avec toi —répondis-je.

— Je déteste l’énergie essenciatique —se plaignit Galgarrios.

Me levant d’un bond de ma chaise, je l’étreignis de façon exagérée.

— Je me réjouis de ne pas être la seule !

Il s’agita, inquiet. Toujours aussi timide. Je le lâchai et je fermai le livre que j’étais en train de lire.

— Où vas-tu ? —me demanda Aléria.

— Je vais chercher un livre plus intéressant. Et au passage, peut-être que je verrai Suminaria.

Son visage s’assombrit, mais elle ne dit rien.

— Aléria, ne me dis pas que tu es encore fâchée avec elle ? —fit Akyn, devinant ce qui se passait.

Aléria se plongea dans sa lecture sans répondre, les lèvres pincées.

Je m’éloignai, évitant le regard perplexe d’Akyn. Parfois Aléria était exaspérante. Et comment avait-elle pu attendre trois jours pour me dire que Sayn se trouvait caché chez elle, ou plutôt séquestré et affamé ? Uniquement pour sauver l’honneur ! J’étais presque sûre que c’était pour cela, juste pour une question d’apparence, pour la bonne réputation d’Aléria et de sa mère… Mais je décidai que ce n’était pas le meilleur moment pour me froisser avec Aléria. En plus, je m’en irais bientôt. Je ne voulais pas me fâcher avec elle… n’est-ce pas ? Quoique, si je me fâchais avec elle, les adieux seraient moins difficiles. Je me traitai de lâche et j’écartai toutes mes pensées. J’en avais tant, que j’avais l’impression de devoir marcher sur la pointe des pieds pour n’en écraser aucune.

Je trouvai Suminaria et j’oubliai totalement le livre. Ses longs cheveux blonds tombaient librement sur ses épaules et on voyait à peine son visage, penché sur un livre de la section de Littérature.

— Je doute qu’on nous pose des questions de littérature —lui dis-je.

— Qui sait —répliqua-t-elle, avant de se tourner vers moi—. Tu cherches quelque chose ?

— En réalité, c’est toi que je cherchais. Les autres, nous sommes tous à la section d’Histoire. Tu viens ?

Suminaria hésita.

— Aléria…

— Bah —l’interrompis-je avant qu’elle ne dise des bêtises—. Aléria est un peu stressée par les examens, rien de plus. Tu viens ?

— Mais la Pierre de Feu existe vraiment —insista-t-elle—. Aléria est plus têtue qu’un âne.

La comparaison me fit rire, mais je défendis mon amie :

— Et, toi, tu es comme elle. Tu n’arrêtes pas de parler de cette Pierre de Feu. Qu’est-ce qu’on en a à faire qu’elle existe ou non ?

Quand nous arrivâmes à la section d’Histoire, nous nous y installâmes pendant plusieurs heures pour travailler sérieusement. Moi, je trouvai un livre sur les années de la reconquête des Plaines du Feu par les Ajensoldranais au début du dernier siècle. Au moins, il y avait peu de dates et beaucoup d’anecdotes, et je pus donc suivre un peu le fil conducteur. Ce ne serait pas mal si je pouvais débiter tout ça au jury, songeai-je. Puis j’écartai cette pensée. Pour avoir une idée claire d’une période de l’histoire, il fallait du temps et, moi, je préférais passer le temps qui me restait, je veux dire le temps qui me restait à vivre à Ato, pour… pour quoi ? En réalité, pourquoi voulais-je attendre d’avoir passé les examens ? Que m’importait ce que le jury pouvait bien penser de moi ? Et si je partais avant ? Je ne pouvais pas nier que j’étais curieuse de passer les examens, mais je brûlais d’envie aussi de quitter Ato avec Lénissu et de partir enfin à l’aventure. Je devinai comme Akyn et les autres m’envieraient et je me demandai alors si je serais capable de leur dire adieu. Bah, je venais juste de connaître Lénissu. Peut-être changerait-il soudain d’idée et s’en irait-il sans me dire au revoir, sans jamais revenir, comme Murry. Cette possibilité m’horrifia au point que je me levai d’un bond.

— Qu’est-ce qui se passe ? —demanda Akyn, en sursautant.

— Rien —dis-je—. Je vais…

Brusquement, je me rappelai que Sayn avait besoin de mon aide. Je ne pouvais rien faire pour aider Murry dans l’immédiat. Mais Sayn, lui, je le connaissais depuis des années et c’était comme un oncle pour moi. Je devais l’aider.

Je me tournai vers Aléria, le regard interrogateur, lui faisant comprendre que je prétendais leur révéler ce qu’il se passait. À ma surprise, malgré la présence de Suminaria, elle acquiesça avec fermeté.

— Akyn, Galgarrios, Suminaria —je parlai solennellement, sans oublier de baisser la voix—, nous avons au moins un problème.

Je leur racontai l’affaire, Aléria ajouta quelques détails et, finalement, je pus apprécier leurs réactions. Akyn était bouche bée. Galgarrios fronçait les sourcils. Suminaria fixait Aléria avec une immobilité troublante. Aléria avait-elle réellement voulu que Suminaria soit au courant ?, me demandai-je soudain. En tout cas, ce qui était fait était fait.

— Bien —dis-je, attirant à nouveau leur attention—, maintenant que vous savez tout, voilà ce que je propose que nous fassions.

15 Sauvetage

Quand je revins à la taverne, Lénissu n’était pas là. Je dînai rapidement, évitant les regards préoccupés que me lançait Kirlens depuis le comptoir ; je donnai un coup de main à Wiguy et à Satmé à la cuisine, puis je m’enfermai dans ma chambre, non sans croiser auparavant Taroshi en me comportant comme s’il n’existait pas. Cela faisait presque un an que je ne lui parlais pas. Pourquoi parler à un fou, même si ce n’était qu’un gamin ?

Une fois dans ma chambre, je m’allongeai sur le lit et me mis à réfléchir. À travers les rideaux mauves, s’infiltrait une lumière dorée qui illuminait la porte de bois clair.

Le plan était condamné à l’échec, pensai-je. Nous avions résolu qu’Aléria éloignerait Daïan du couloir où se trouvaient les escaliers descendant à la cave. Suminaria et Akyn s’occuperaient de surveiller la rue et, Galgarrios et moi, nous irions à la cave récupérer Sayn.

Je connaissais la peine à laquelle était exposée un contrebandier. Par définition, un contrebandier était un voleur et un traître des Peuples Unis. Certains possédaient tant de relations qu’ils ne risquaient pas grand-chose, mais d’autres risquaient leur peau, ou au moins d’avoir une main coupée. Et, apparemment, comme la Garde d’Ato recherchait Sayn, il semblait appartenir aux contrebandiers de la seconde catégorie, au moins en ce moment.

Je me souvins de la fois où il m’avait demandé de lui faire une copie d’une carte des Hordes de la bibliothèque. Les deux « aventuriers » n’étaient sûrement pas autre chose que des compagnons contrebandiers. Sayn avait semblé me mentir sans aucun scrupule. Je l’avais très mal pris et, lui, il s’était excusé, et heureusement !, me dis-je, en souriant. Je sortis de ma poche la petite boîte où se trouvait toujours la rose blanche, aussi blanche que le jour où Sayn me l’avait donnée. J’essayai de me persuader que j’étais sur la bonne voie, tout en sachant que cette histoire de roses blanches n’avait ni queue ni tête.

Je fermai la boîte et la remis dans ma poche. Il fallait que je mette dès à présent mon plan à exécution, autrement ça ne marcherait pas, me répétai-je, ironique.

Je sautai au bas du lit et ouvris la fenêtre… C’est-à-dire que j’essayai de l’ouvrir. Mais elle était bloquée. Comment pouvait-elle être bloquée ? J’essayai de forcer l’ouverture, mais je dus renoncer. Elle était comme verrouillée. Mais qui… ? J’examinai la fenêtre, les battants, et je sentis quelque chose. Oui, là, comme une légère vibration. J’effleurai la poignée de la fenêtre et je finis par en être convaincue : la fenêtre était verrouillée par un sortilège.

Cela signifiait que quelqu’un était entré, pensai-je avec un frisson. Mais qui ? Peut-être Lénissu, peut-être Kirlens, peut-être un inconnu. Ou Taroshi. J’écartai aussitôt cette pensée. Taroshi était incapable de fermer une fenêtre par un sortilège. Et Kirlens… je ne l’avais jamais vu comme un celmiste et probablement lui non plus n’aurait pas su, ou peut-être que oui, mais, de toute façon, pourquoi aurait-il fait cela ?

Je regardai de nouveau la fenêtre et je laissai échapper un soupir. Je perdais du temps, me dis-je. Mais, si je rompais le sortilège, je ne pourrais jamais deviner qui en était l’auteur. Le ciel s’assombrissait. Je respirai profondément et décidai que j’avais perdu suffisamment de temps. Je rassemblai le jaïpu et je me lançai en son cœur. Rompre des serrures n’était pas une de mes spécialités : je devais utiliser l’énergie essenciatique. Et je bataillais peut-être un bon quart d’heure. Je commençai à enrager et je dus me calmer pour renouveler mes tentatives.

Cela n’avait pas de sens que quelqu’un ait voulu bloquer la fenêtre et, cependant, quelqu’un l’avait fait. Pourquoi ?, me répétai-je une centième fois. Enfin, je sentis que la serrure se brisait et j’ouvris la fenêtre, envahie d’un sentiment de rage. Je n’avais pas le temps de réfléchir davantage.

Je sortis de la chambre et passai par la terrasse. J’accrochai fermement la corde à la poutre, je la jetai dans la ruelle et je me laissai glisser jusqu’au sol en silence. Le ciel s’était assombri, mais pas tout à fait. J’attendis donc un quart d’heure de plus jusqu’à ce que l’obscurité soit complète. Alors, je sortis de ma cachette et me dirigeai vers la Rue du Rêve.

J’évitai plusieurs Gardes d’Ato et quelques autres personnes qui cheminaient dans la rue. Quand j’arrivai chez Aléria, les cloches sonnèrent dix coups, et je vis Galgarrios sortir d’une autre rue. Parfait. Je lui fis un signe et nous nous cachâmes derrière des tonneaux pendant qu’un homme passait en titubant. Je le reconnus : c’était Tanos l’ivrogne. Il remontait la rue, apparemment sans but.

Je levai les yeux, attirée par un mouvement. Caché derrière une colonne de pierre, je vis Akyn nous faire un signe. Je lui répondis et je cherchai Suminaria des yeux, mais je ne la vis pas. Malgré cela, je décidai de passer à l’action.

Je me redressai à demi et courus vers la porte de la maison d’Aléria, suivie de Galgarrios qui buta contre un objet qui émit un bruit tonitruant. Je me retournai vers lui, le regard furibond. Je réprimai mon exaspération. Maudit soit-il ! Il finirait par réveiller tout le quartier.

— Fais attention —lui soufflai-je.

Je grattai la porte et dessinai un signe de reconnaissance. Aléria ouvrit presque aussitôt. Je jetai à nouveau un regard en arrière, préoccupée. Suminaria n’était pas encore là. Lui était-il arrivé quelque chose ?

Sans attendre davantage, nous pénétrâmes dans la maison. Aléria nous avait tracé un plan pour nous signaler où se trouvait Sayn car, à partir de là, elle avait une autre tâche : celle de maintenir Daïan éloignée de la cave. Galgarrios et moi devions attendre une dizaine de minutes avant de passer à l’action.

Nous attendîmes en silence pendant qu’Aléria disparaissait au fond du couloir. La maison d’Aléria était si grande qu’il était difficile de tomber sur Daïan. En plus, selon sa fille, elle restait toujours enfermée dans une chambre à l’étage, à préparer des potions, et cela aurait été vraiment de la malchance qu’elle passe juste par le couloir donnant accès à la cave, d’autant plus que, ces trois derniers jours, elle avait tout fait pour éviter d’y passer, selon Aléria.

Galgarrios respirait très fort. Et, par moments, ses os émettaient de bruyants craquements. Franchement, il me faisait penser à Ozwil, incapable d’être silencieux une seconde, mais, comme je savais qu’il serait difficile de lui donner des leçons de discrétion en quelques minutes et en silence, je ravalai tout commentaire.

Quand j’estimai que dix minutes s’étaient écoulées, nous nous mîmes en marche. Nous trouvâmes rapidement le couloir et les escaliers qui descendaient à la cave. Je sentais augmenter la tension. Et si Aléria s’était trompée ? Et si ce n’était pas Sayn celui qui se trouvait là, mais un tout autre contrebandier qui n’avait rien à voir avec tout cela ? Je repoussai cette idée et je signalai Galgarrios du doigt, au milieu de l’obscurité.

— Tu n’as pas intérêt à faire de bruit —lui dis-je.

— Tu veux que je reste ici ? —me demanda-t-il si bas que j’eus du mal à l’entendre.

Je l’observai, les sourcils froncés. Serait-il un froussard ? Je fis non de la tête.

— Non. Il est probablement très faible. On aura besoin d’être deux pour le faire sortir et, toi, tu es plus fort. Allons-y.

Nous descendîmes les escaliers en essayant de faire le moins de bruit possible. À chaque marche descendue, je priai pour que Galgarrios ne perde pas l’équilibre dans l’obscurité et que nous n’allions pas nous écraser contre la porte de la cave. Ce ne fut sûrement pas grâce à mes prières, mais nous arrivâmes en bas sans réveiller tout Ato et quand je m’arrêtai devant la porte, je laissai échapper un soupir de soulagement.

J’entendis alors un cri horrible qui me rappela les cris des harpïettes, mais beaucoup plus strident et puissant.

Aussitôt, une vague d’images me traversa l’esprit à la vitesse de l’éclair et je crus que je me trouvai soudain dans les Souterrains. Cette impression ne dura pas plus de quelques secondes. Toutefois, je restai pétrifiée sur place, sans pouvoir penser de façon cohérente. Au bout d’un moment, je me rendis compte que je serrai très fort la main de Galgarrios. Je m’efforçai de la lâcher et bredouillai quelque chose d’incompréhensible.

— Qu’est-ce que c’était ? —demanda Galgarrios.

Lui aussi l’avait entendu. Il avait entendu le cri. Je n’avais pas rêvé. Au moins, je ne devenais pas folle.

Je levai le regard vers le haut des escaliers. Le cri venait de là, mais à présent tout était silencieux. Alors, j’entendis un murmure qui provenait de derrière la porte et je me retournai vers elle en tremblant.

— Sayn ? —murmurai-je.

La porte était fermée et, à ce moment, je regrettai de ne pas avoir emmené Suminaria avec nous pour qu’elle l’ouvre. Mais alors je me souvins qu’elle n’était même pas venue. Je ne manquerais pas de le lui reprocher le lendemain, pensai-je. Mais, dans l’immédiat, je devais faire quelque chose.

Je passai dix minutes à essayer d’ouvrir la porte et, pourtant, je me doutai que Daïan n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour la fermer. Dix minutes. Cela me sembla un record et je me serais sentie toute fière si j’avais eu le temps de m’enorgueillir. Amusée, je m’imaginai un instant Yori manquant de temps pour se vanter. Impossible, me dis-je. Yori trouverait toujours assez de temps pour se vanter.

J’entrebâillai la porte et une masse me tomba brusquement dessus.

— Sayn ! —m’exclamai-je, atterrée. Adieu, mon plan de discrétion, pensai-je, à regret.

Une tête chauve au visage pâle et aux yeux cernés m’examinait de très près en clignant des yeux. Il m’avait jetée par terre. Il avait planifié une attaque, compris-je. Mais une attaque contre Daïan ? Aurait-il osé ? Et pourquoi pas ? Après tout, Daïan était sa geôlière.

— C’est Shaedra —lui murmurai-je précipitamment—. Nous venons te sauver. Tu viens ?

Quand j’eus parlé, Sayn se releva en chancelant et essaya de s’appuyer sur la porte, mais celle-ci s’ouvrit davantage et l’humain s’affala de tout son long.

Galgarrios, fais quelque chose !, pensai-je, désespérée. Mais Galgarrios était déjà en train d’aider Sayn et je me levai pour le prendre par l’autre bras. Doucement, nous montâmes les marches. Sayn faisait tout son possible et, finalement, nous atteignîmes le couloir, la respiration entrecoupée.

Nous parcourûmes le couloir et je poussai la porte du salon une seconde avant de comprendre que ni moi ni Galgarrios ne l’avions laissée entrebâillée.

La lumière m’assaillit comme un éclat horrible. Je battis des paupières et sentis la peur me parcourir comme le Tonnerre. Dans le salon, trois gardes d’Ato nous faisaient face.

* * *

Tout d’abord, je sentis qu’ils se jetaient sur nous. Je cessai de soutenir Sayn et Galgarrios dut en faire autant, car le contrebandier recula de quelques pas, fit des moulinets comme s’il cherchait un endroit où s’accrocher, puis s’effondra. Alors, à la lumière des bougies, je pus voir distraitement qu’il avait le visage beaucoup plus émacié. À vrai dire, il n’était plus enveloppé comme avant. Il paraissait plutôt maladif. Et cette apparence ne provenait pas des trois jours de jeûne : les affaires n’avaient pas été bonnes cette dernière année. Je me souvins de ses paroles d’adieu : “L’atmosphère commence à être un peu chargée”. Je ne comprenais que maintenant ce à quoi il faisait allusion.

Je regardai fixement les trois Gardes casser un magnifique vase bleu qui était posé au milieu de la table. Revêtus d’armures légères, ils se dirigeaient droit sur nous.

Tout se passa comme dans un rêve. Ils me saisirent les mains et me les attachèrent sans aucun égard et, moi, je me mis à crier que ce n’était pas juste, que Sayn n’avait rien fait de mal, mais ils ne m’écoutaient pas. Je les insultai, je leur dis que la seule chose qu’ils savaient faire, c’était d’enfermer les gens honnêtes. Alors, l’un d’entre eux eut un sourire retors et siffla :

— Ferme-la, maudite.

Son regard était si intense et son ton si impératif que je me sentis prise d’une peur qui me glaça le sang et je me trouvai sans voix. Je connaissais cet homme, me rendis-je compte. C’était Brinsals, celui qui était devenu cékal l’année précédente, après une attaque de nadres rouges. Il était énorme, c’était impossible de se tromper de personne. Eh bien, me dis-je, je n’avais jamais autant regretté de pouvoir donner un nom exact à quelqu’un.

Ils nous poussèrent vers la porte extérieure. Dehors, plusieurs personnes s’étaient réunies, presque toutes à moitié vêtues et à moitié endormies. Les regards hostiles qu’ils me jetèrent me stupéfièrent encore davantage. Jusqu’à quel point avais-je pu mesurer la haine que ressentaient ces gens pour ceux qui n’étaient pas nés à Ato ?

Alors, je me posai une horrible question : quelle peine était réservée à celui qui tentait de soustraire un contrebandier à la Justice d’Ato ?

D’un coup, je me sentis terriblement coupable d’avoir entraîné Galgarrios dans mon maudit plan d’évasion. Je pensai à Akyn et je souhaitai de toutes mes forces qu’il ait pu se retirer à temps. Mes pensées devaient être envenimées parce qu’à ce moment, je vis Akyn à côté d’un Garde d’Ato. Il nous regardait, les yeux dilatés. Lui aussi, ils l’emmenaient. Ne m’avait-il pas dit un jour, avec Aléria, que j’étais la personne qui se retrouvait toujours mêlée à toutes les embrouilles dans tout Ato ? Mais les histoires que j’avais pu avoir jusqu’alors n’avaient rien à voir avec cette dernière.

Suminaria n’était apparue nulle part et une pensée s’infiltra lentement dans mon esprit. Et si Suminaria nous avait trahis ? Et si elle avait averti les Gardes de la cachette de Sayn et de notre plan ? À partir de là, je la détestai de toutes mes forces.

Ils nous emmenèrent dans les cachots de la ville. Ils nous laissèrent chacun dans une petite cellule où ne se trouvaient qu’un broc d’eau, une bassine pour les excréments et une paillasse. La rage me possédait au point que je ne vis pas passer le temps et il me sembla qu’il s’était écoulé à peine quelques minutes quand le geôlier revint m’ouvrir et me guida dans les couloirs. Si des heures avaient passé, je ne m’en étais pas aperçu.

Quel chemin m’avait indiqué la rose blanche, pensai-je, ironique, tandis que je marchais comme un zombi dans les couloirs de ce qui devait être le quartier général.

Je n’avais jamais pénétré dans le quartier général, mais je ne m’attardai pas à l’admirer. Il ne m’en resta qu’une légère sensation d’hostilité et d’étouffement, avant que je ne me retrouve clouée sous le regard du Mahir, le chef de la Garde d’Ato.

— Je veux m’assurer de certaines choses —dit-il froidement— avant de procéder aux enquêtes habituelles. Bien. Tu étais chez Daïan Miréglia, cette nuit. Si mes affirmations sont fausses, tu m’interromps. Bien —répéta-t-il—. Mes gardes t’ont trouvée en compagnie de Sayn Yagruas et de Galgarrios Finerian circulant dans le couloir de l’aile sud.

Moi, je le regardais, clouée sur place par son regard, sans savoir si je devais acquiescer ou simplement me taire.

— Vous êtes entrés dans cette maison. Avec quel objectif ? Réponds.

Une question. Elle devait répondre rapidement. C’était la meilleure façon de convaincre et de prouver qu’elle disait la vérité.

— Nous y sommes entrés pour sauver Sayn parce que c’est une personne honnête et que ce n’est pas un contrebandier.

Je jouai l’innocente comptant sur ma voix d’enfant. Peut-être qu’il se convaincrait que j’ignorais que Sayn était réellement un contrebandier.

Le Mahir, cependant, enchaîna avec une autre question.

— Sayn est un contrebandier, mais le fait qu’il le soit ne peut pas empirer la peine à laquelle il sera condamné, alors écoute-moi, tu vas essayer de répondre à mes questions le plus clairement possible. Que faisait Sayn chez Daïan ?

Soudain, l’idée me vint que ce n’était peut-être pas normal que le Mahir en personne se charge d’une affaire de contrebande. Mes pensées s’entremêlaient, mais j’essayai de répondre.

— Il était enfermé —bredouillai-je—. Dans la cave. Je suppose… je suppose que Daïan avait l’intention de le livrer à la justice —mentis-je.

— Et, toi, tu es allée en pleine nuit chez Daïan pour le libérer ? —Il marqua une pause—. Donc, selon toi, Sayn se serait trouvé chez Daïan, elle l’aurait vu et l’aurait enfermé toute seule dans sa cave, au lieu d’appeler un garde pour résoudre le problème.

Il ne me croyait pas.

— Comment as-tu su que Sayn était enfermé dans la cave ?

Il était impossible de répondre à cette question sans mentionner Aléria.

— Parce que… parce que…

— Parce qu’Aléria te l’avait dit ? —m’aida-t-il.

J’acquiesçai.

— Oui. Sayn a toujours été un homme bon. Il n’a pas pu…

— Qu’est-ce qu’il n’a pas pu ?

— Il n’aurait jamais pu se faire contrebandier —finis-je par dire.

Le Mahir m’observa un moment puis laissa échapper un soupir et secoua la tête.

— Je t’ai déjà dit que le plus gros problème de Sayn n’est pas la contrebande. On l’accuse d’être complice dans la disparition de Daïan Miréglia.

Tout d’abord, je crus qu’il plaisantait, mais, évidemment, cela n’avait pas de sens que le Mahir plaisante. Alors, je compris qu’il disait vrai. Daïan. Ce cri terrible…

— Et Aléria ? —demandai-je, en tremblant, sentant mes yeux se remplir de larmes.

Le visage du Mahir s’adoucit, mais son ton demeurait terriblement sombre.

— Aléria va bien.

— Sayn n’a rien fait. —D’un bond, je me redressai, envahie d’une nouvelle énergie—. Il lui vendait des plantes, rien d’autre. Il s’est seulement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

— Comme toi, Galgarrios et Akyn. Cela fait beaucoup de coïncidences, mais j’espère que tu dis la vérité. Dlerrin, emmène-la aux chambres.

Je voulus protester, mais je n’en fis rien parce que ma soudaine force m’avait abandonnée et je me sentais tout d’un coup vidée. Quand je rentrai dans la cellule, je vis que mes conditions s’étaient nettement améliorées. J’avais un lit, une petite table, une chaise et une fenêtre par laquelle, un jour, la lumière avait dû rentrer, mais qui, à présent, était murée derrière des barreaux. Dlerrin me laissa dans la cellule et ferma à clé. On me traitait toujours comme un contrebandier, pensai-je. Mais je me corrigeai aussitôt. Non, on ne me traitait pas comme un contrebandier. On me traitait comme une personne suspectée d’avoir participé à un rapt. Incroyablement ridicule.

16 Émariz

Le jour suivant, je me réveillai dans mon lit, trempée de sueur. Un instant, je m’étonnai qu’il fasse encore nuit. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle qui s’infiltrait sous la porte. Je fronçai les sourcils et me souvins. Eh bien, tout cela n’avait pas été un rêve. C’était la première fois depuis quatre ans que je passais une nuit hors de la taverne du Cerf ailé. Et tout ce qui s’était passé était réel. Quand je me fis à l’idée, je me redressai et me rendis compte que j’étais encore habillée. Je me rappelai que je ne m’étais pas donné la peine d’enlever mes habits la veille au soir, tellement j’étais épuisée.

J’avais été réveillée par des voix dans le couloir. Soudain, j’entendis un bruit de serrures et la porte s’ouvrit. La personne qui entra était celle que j’attendais le moins : Sarpi.

Elle portait une armure de cuir et une tunique dorée avec la tête d’un dragon tissée dessus. C’étaient les couleurs et le symbole d’Ato. À la main, elle tenait une lampe qu’elle posa doucement sur la petite table.

— Bonjour, Shaedra. Je n’aurais jamais pensé qu’un jour nous nous verrions ici.

Sa chevelure blonde était retenue en chignon et, sur son visage au teint pâle, se lisait une profonde inquiétude.

Je la regardai sans desserrer les lèvres. Sarpi était une Sentinelle, son uniforme l’attestait, et je n’avais rien à lui dire.

Elle s’avança dans la cellule exiguë et s’assit sur le lit. Elle ne semblait pas avoir beaucoup dormi cette nuit-là.

— Écoute, Shaedra. Je sais que tu n’as rien fait de mal. J’ai parlé avec Galgarrios. Il dit que tu n’es coupable de rien et je le crois.

Comment ça je n’étais coupable de rien ? J’avais envoyé mes amis exécuter un plan dont le seul objectif était de sauver Sayn ! Qui était Sayn pour Akyn et Galgarrios ? Absolument rien. Ils l’avaient fait pour moi et, maintenant, je me sentais si mal que j’en avais même des nausées.

— Est-ce que tu as parlé avec Akyn ? —articulai-je.

— Oui. Mais il est en état de choc. Il affirme qu’il a vu des ombres voler jusqu’à la fenêtre du second étage. Nous pensons que ce devait être les coupables, mais Akyn ne se souvient pas de les avoir vus sortir. Dis-moi, Shaedra, te souviens-tu de quelque chose qu’Aléria aurait pu te dire sur sa mère ? Avait-elle des ennemis ? Une possible mauvaise relation ?

C’était donc cela. Ils avaient envoyé Sarpi pour l’interroger. Bon, au moins, son regard était plus facile à soutenir que celui du Mahir.

— Non —dis-je—. Aléria ne parle jamais d’elle-même. Pas beaucoup… —j’hésitai—, mais je sais que dernièrement elle était bizarre. Au début, j’ai cru que c’était à cause du stress des examens, après j’ai cru que c’était à cause de Sayn, enfermé dans la cave… mais, maintenant, je ne sais pas quoi penser.

Sarpi m’observa quelques instants et soupira.

— Toute la ville parle de ce qui est arrivé —reconnut-elle—. Daïan était une personne respectée, avec des passe-temps étranges, c’est vrai, mais tout le monde la respectait.

— Était ? —répétai-je, en me crispant.

— Est —se corrigea Sarpi, en rougissant—. Je me suis peut-être trop précipitée en l’enterrant avant l’heure —admit-elle.

— Mais, pourquoi quelqu’un voudrait… ? —Je ne pus terminer ma question. Non. C’en était trop.

Sarpi leva un sourcil.

— Pourquoi quelqu’un voudrait-il l’enlever ? Il y a tant de raisons que le Mahir ne sait pas par où commencer les recherches. Si, au moins, vous, vous ne vous étiez pas trouvés au milieu, peut-être que cela aurait été plus facile. Enfin, ce n’est pas votre faute, je suppose. Comme tu dois le savoir, Daïan est une alchimiste. Les gens ne la connaissent pas spécialement pour ça, mais elle est célèbre dans le cercle des alchimistes. Pas tant pour son efficacité que pour son audace, à dire vrai. Tu vois, Daïan achetait des plantes toxiques à Sayn Yagruas, cet humain que tu protèges tant. Selon Aléria, elle était en train de faire une expérience réellement dangereuse ; cela expliquerait pourquoi tu trouvais Aléria préoccupée dernièrement. Moi, je tremblerais d’inquiétude si je savais que quelqu’un joue avec des potions explosives sous mon toit.

Je pensai qu’Aléria devait trembler davantage pour sa mère que pour elle-même, mais je le gardai par-devers moi. En plus, le ton de sa dernière phrase laissait clairement comprendre qu’elle ne faisait pas partie des gens qui respectaient Daïan. Je me souvins de l’éclat des yeux de Dolgy Vranc quand il parlait de Daïan et je me demandai qui diable était en réalité la mère d’Aléria pour être si connue et si silencieuse à la fois.

Sarpi avait fait une pause et sa main tambourinait furieusement contre la couverture.

— Écoute, Shaedra, j’aimerais t’aider, vraiment, mais je crois qu’après cette histoire les gens vont te regarder encore plus de travers.

Encore plus de travers, me répétai-je. Lentement, j’esquissai un sourire.

— Cela m’est complètement égal comment les gens me regardent, du moment que mes amis sont sains et saufs. Si je suis coupable de quelque chose, c’est d’avoir demandé à Akyn, Galgarrios et Suminaria de…

— Suminaria ? —me coupa-t-elle, se redressant brusquement—. Elle aussi était là-bas ?

Je clignai des yeux, atterrée. Je me souvins que j’avais pensé que Suminaria nous avait trahis. Cela était toujours une possibilité… Mais, apparemment, Sarpi n’était pas au courant.

— Elle était avec nous quand nous avons élaboré le plan d’évasion de Sayn, mais je ne l’ai pas vue quand… quand nous sommes entrés.

— Aléria vous a ouvert la porte à toi et à Galgarrios et, ensuite, elle est montée au second étage, n’est-ce pas ?

— Oui, ça s’est passé exactement comme ça. Quand nous avons descendu les escaliers de la cave, nous avons entendu un cri horrible qui ressemblait à celui des harpïettes, et puis…

— Des harpïettes ? —répéta Sarpi en fronçant les sourcils—. Tu as déjà vu des harpïettes, toi ?

J’ouvris la bouche et les mots se bloquèrent dans ma gorge, sans pouvoir sortir.

— J’en ai vu, une fois, il y a longtemps —répondis-je finalement, sans m’étendre.

Sarpi adopta une mine pensive.

— Le cri des harpïettes a quelque chose de très spécial. Si le cri que tu as entendu t’y a fait penser, il est possible que…

Elle ne termina pas sa phrase. Elle se leva et mit les mains sur les hanches examinant la petite pièce.

— Espérons que tu n’aies plus à revoir ces murs, ma chérie. Tu viens ?

Elle ouvrit la porte et me regarda, attendant que je la rejoigne. Quand je marchai à ses côtés dans le couloir, j’eus la curieuse sensation que Sarpi avait réellement l’intention de m’aider.

La vérité, c’est que tout semblait arrangé parce que nous sortîmes du quartier général sans ennuis. À l’extérieur, Akyn m’attendait assis sous un avant-toit. Il pleuvait à verse. Mais c’était le moindre de mes soucis.

Je me précipitai vers Akyn et lui m’imita. Nous nous étreignîmes, émus, sous la pluie. Il recula le premier, une expression à la fois joyeuse et triste peinte sur son visage. Il était difficile de comprendre ce que ressentait Akyn si on ne le connaissait pas depuis longtemps.

Je me retournai et je vis que Sarpi avait déjà refermé la porte. Au moins elle avait compris que j’avais besoin d’être seule avec Akyn. Il me guida sous l’avant-toit et, arrivés dessous, je lui demandai, la voix rauque :

— Comment va Aléria ?

Akyn s’était assis sur une caisse en bois et je l’imitai, alors qu’à quelques centimètres ricochaient de grosses gouttes de pluie.

— Aléria… —Il grommela, comme exaspéré—. Tout le temps que j’ai passé avec elle, elle l’a passé à se traiter de folle d’avoir accepté ton… notre plan.

J’en restai glacée. Mon plan. C’était comme me jeter à la figure que c’était moi la coupable de tous les maux. Bon, j’étais coupable de certaines choses, mais pas de tout. En tout cas, pas du pire.

— J’ai été plus folle de croire, moi, qu’il fonctionnerait —répliquai-je.

— Boh, laisse tomber. Ni Aléria ni toi n’êtes coupables de ce qui est arrivé. Ce sont… ce sont ces ombres que j’ai vues entrer par la fenêtre. Il y a eu un cri, tu l’as entendu, je suppose —j’acquiesçai, tressaillant—. C’était un cri terrible qui m’a rappelé le bruit d’une fourchette frottée contre une assiette, mais cent fois pire.

Je séchai une grosse goutte d’eau qui glissait le long de mon nez.

— Comment étaient… ces ombres ?

Il laissa échapper un soupir.

— Ils me l’ont demandé cent mille fois. Je n’ai pas su leur répondre plus que ça, que c’était comme des draps noirs, probablement de la taille des saïjits, et qu’ils étaient très rapides. Ils sont passés à la vitesse de l’éclair et en silence. J’ai pensé… peut-être que… peut-être que c’est des Ombreux.

Des Ombreux, pensai-je, avec un frisson. Je secouai la tête.

— Les Ombreux ne savent pas voler —repartis-je—. En tout cas, ce n’est pas leur spécialité. D’après ce que j’ai lu, ils sont experts pour contrôler le jaïpu, mais ils ne sont pas celmistes. En plus, je n’ai jamais entendu dire que les Ombreux séquestraient les gens. Ils se contentent de commettre des vols.

Akyn haussa les épaules.

— Je ne sais pas ce que c’était, mais ce n’étaient pas des gens bienveillants.

— Tu me plais, garçon ! —exclama joyeusement une voix. Lénissu se laissa tomber du toit. Il était complètement trempé, mais il semblait en pleine forme—. Dis-moi, comment es-tu arrivé à cette conclusion ?

Sous l’effet de la surprise, Akyn était devenu livide. Je me mis à rire.

— Ne te préoccupe pas, Akyn, c’est mon oncle Lénissu. Je pensais te raconter ce qui m’était arrivé hier, mais il s’est passé tellement de choses…

— Oui, oui —dit Lénissu—, qui pourrait penser à son oncle si Sayn est en danger ? Dis-moi, ma nièce, tu ne t’es pas mis en tête de devenir contrebandier, non ?

Il rapprocha son visage du mien, un demi-sourire aux lèvres. Je le regardai, horrifiée.

— Non —protestai-je.

— Ah. Tu sais ? Sayn est un menteur compulsif. Je le connais.

— Ce n’est pas vrai !

— C’est un vrai démon, Shaedra —répliqua-t-il implacable—, comme toi et moi.

Il se tourna brusquement vers Akyn, un sourcil levé.

— C’est toi, le ballot qui s’est laissé entraîner par les plans géniaux de ma nièce ? Quel élan de générosité, Shaedra ! Sauvons le voleur !

Ses yeux avaient un éclat froid et la colère m’envahit à tel point que, lorsque je lui parlai, je le fis de façon hachée.

— Ce… ce n’est pas… un voleur !

— Bien sûr que c’est un voleur. Je t’ai dit que le connaissais.

Il jeta un coup d’œil vers le ciel, regardant la pluie comme avec ennui ; soudain, il tourna les yeux à droite puis à gauche, et déclara :

— Venez avec moi.

Il se mit à marcher dans la rue, sa cape lui retombant lourde et trempée sur le dos. J’échangeai un regard rapide avec Akyn et nous nous levâmes.

— Finalement, il va s’avérer que tu as une famille plus nombreuse que la mienne —commenta Akyn.

Je levai les yeux au ciel. Akyn était le dernier et sixième enfant de sa famille. Je doutais de me découvrir trois frères supplémentaires. J’aurais fini par en conclure que tout n’était qu’une plaisanterie.

Nous suivîmes Lénissu, en longeant le quartier général. Il nous fit grimper des escaliers jusqu’à une maison, nous passâmes par une petite passerelle et Lénissu s’arrêta enfin ; il poussa une porte et nous entrâmes dans une pièce sombre et carrée. Il referma la porte derrière lui alors qu’une voix rauque s’élevait dans l’obscurité.

— Je savais bien que tu ne t’en irais pas sans passer par ici.

Une lampe s’alluma et la pièce s’illumina légèrement. Dans le lit, était allongée une femme si vieille que je ne pus déterminer si c’était une humaine, une caïte ou une autre sorte de saïjit. En tout cas, elle avait la peau cireuse et le visage émacié.

Lénissu s’avança tranquillement au centre de la pièce, il prit une pomme de la corbeille qui se trouvait sur la table et croqua dedans.

— Oh ! —dit-il la bouche pleine—, bonjour, Émariz. Moi aussi, je savais que je te trouverais ici.

— La dernière fois que tu es venu, c’était il y a des années —répondit la vieille avec un sourire retors, après l’avoir observé un moment en silence—. La prochaine fois que tu viendras, cherche-moi au cimetière, tu auras plus de probabilités de me trouver.

Lénissu, faisant omission de la dernière observation d’Émariz, nous signala d’un geste vague.

— Je te présente Akyn, le loyal ami de la pire nièce possible, Shaedra. Shaedra, Akyn, je vous présente la douce et belle Émariz, poignard des cœurs de tous les jeunes d’Ato.

— Ta grand-mère —me chuchota Akyn à l’oreille. Je me pétrifiai et il leva les yeux au ciel—. C’était une blague ! —se défendit-il, alors que je le foudroyai du regard.

— Ne m’attribue pas tant de mérite, maudit brigand. Je vois que toutes ces années n’ont pas inutilisé ta langue. Dis-moi pourquoi tu envahis ma maison et pourquoi tu viens inonder mon plancher en dégoulinant de partout et peut-être que je te pardonnerai la vie.

— Tout de suite, Émariz —répliqua Lénissu, en laissant la pomme sur la table. Il ôta sa cape, avança jusqu’au lit, prit une chaise et s’assit près d’elle—. Commençons par la fin. —Il fronça les sourcils et leva la tête—. Et vous, approchez-vous et asseyez-vous.

J’échangeai un regard perplexe avec Akyn. Pourquoi allait-il raconter ce qui s’était passé chez Aléria à cette Émariz qui l’appelait « maudit brigand » et qui n’avait rien à faire de toute cette histoire ?

Nous nous rapprochâmes et, comme il n’y avait qu’une chaise vide, nous nous assîmes tous deux par terre.

— Eh bien, tu termines ton histoire ? —lança brusquement la vieille. De plus près, son visage paraissait encore plus décrépi, mais ses yeux conservaient une clarté presque clairvoyante.

— Une personne que tu aimes tendrement est sur le point de mourir aux mains de la Garde d’Ato —l’informa-t-il simplement.

Je sentis que le monde s’effondrait autour de moi tandis que la vieille soupirait, exaspérée.

— Fripouille. Tu sais bien qu’il n’y a plus de place pour la tendresse dans mon cœur.

— Il n’y a plus de place, à l’évidence —répliqua-t-il sérieusement—. Tu devrais manger un peu plus.

— Et, toi, tu devrais parler un peu moins. Enchantée de connaître ta nièce. N’empêche qu’elle a la même tête de fripouille que toi. Et maintenant, laisse-moi mourir en paix.

La même tête de fripouille ?, me répétai-je, indignée.

— Oh. D’accord —dit Lénissu—. Je suppose que le fait que ce soit Sayn Yagruas qui soit retenu au quartier général, condamné à la potence pour contrebande et je ne sais combien d’autres délits…

— Sayn Yagruas est à des kilomètres et des kilomètres d’ici —cracha la vieille. Mais je vis comment ses yeux s’illuminaient.

— Il l’était —rectifia Lénissu— et, dans quelques jours, il sera infiniment plus loin. Une triste fin —murmura-t-il. Il n’avait pas du tout l’air triste, cependant. Il haussa les épaules et commença à se lever—. Dommage pour le brave homme.

— Attends —marmonna-t-elle. Lénissu et Émariz se contemplèrent un long moment jusqu’à ce qu’elle semble capituler—. Il est déjà détenu au quartier général ?

— Je crains que oui.

— J’enverrai une lettre au Daïlerrin.

— On dit que le Daïlerrin va changer cette année —intervins-je timidement—. On dit que…

— Oui —me coupa-t-elle—, qu’Eddyl sera le prochain Daïlerrin. Mais il reste deux jours pour convaincre Payus de relâcher Sayn.

— C’est incroyable comme l’intérêt, parfois, peut ressembler à de la tendresse —prononça Lénissu, songeur.

Émariz parut soudain encore plus fatiguée qu’avant.

— La tendresse tue, l’intérêt sauve —rétorqua-t-elle—. Et maintenant dehors. Je n’ai pas besoin de perdants sous mon toit.

— Tu n’es pas curieuse de savoir où j’étais ces dernières années ? —demanda Lénissu, déçu.

La vieille allait lancer quelque insulte, mais elle sembla ravaler ses mots et demanda sèchement :

— Où diable étais-tu ces dernières années, Lénissu ?

Mon oncle s’assombrit et ses yeux se troublèrent.

— Dans les Souterrains, oh très belle Émariz. Niché au fond de la mort.

Je fus prise d’une envie irrésistible de me couvrir les yeux avec la main et je retins un soupir. Lénissu était définitivement traumatisé par sa vie passée dans les Souterrains. Quand je rouvris les yeux, je vis qu’Akyn avait les siens rivés sur mon oncle, brillants d’admiration.

17 Châtiments

— Ouah ! Je ne savais pas que tu avais un oncle aventurier, Shaedra —me lança Akyn, exalté.

— Moi non plus, je ne le savais pas, jusqu’à hier.

Nous remontions la rue en compagnie de Galgarrios et nous nous dirigions vers la bibliothèque. Il ne pleuvait plus, mais, là où la rue n’était pas pavée, il y avait de grandes flaques et j’avais tous les habits trempés.

Nous avions perdu la leçon d’Aynorin, mais c’était la moindre de nos préoccupations. En ce moment-là, mes pensées étaient tournées vers Aléria et Sayn. La première, avec la disparition de sa mère, se retrouvait sans famille. Le second était condamné à mort.

Nous avions essayé d’aller voir Aléria chez elle, mais une voisine nommée Trwesnia, sèche comme un bâton, nous avait interdit le passage, prétextant qu’Aléria dormait. J’eus envie de la bousculer et d’entrer chercher Aléria, mais Trwesnia venait de nous faire comprendre que, de toute façon, Aléria ne voulait voir personne. Elle ne voulait pas me voir, moi. Je me rendais compte à présent que c’était certainement un coup bas de Trwesnia pour nous obliger à renoncer et à nous en aller, mais, sur le moment, je m’étais sentie étouffée par une vague de culpabilité que j’aurais eu bien du mal à analyser.

Galgarrios semblait avoir pris les choses plus sereinement que moi. Akyn tentait de retrouver sa bonne humeur habituelle, comme pour chasser les pensées sombres. Moi, par contre, j’avais la sensation de tout accumuler et j’avais envie d’exploser.

— Shaedra, Akyn ! Galgarrios ! Shaedra ! —criait une voix dans notre dos.

Nous nous retournâmes d’un coup et nous vîmes Aléria courir vers nous. Elle avait les yeux rouges et on aurait dit qu’elle s’était griffée les joues avec les ongles. Akyn se mit à descendre la rue vers elle, en courant, et, Galgarrios et moi, nous l’imitâmes.

— Akyn —articulait Aléria, tout en passant furieusement la manche de sa tunique sur ses yeux.

Akyn posa les mains sur ses épaules.

— Nous sommes là, Aléria. Nous sommes là.

Quand elle se fut un peu remise, nous allâmes à la Néria et nous nous assîmes sur l’herbe en silence.

— Nous devons faire quelque chose —dit Aléria subitement—. Nous devons sauver ma mère.

Elle parlait au pluriel, car elle ne se sentait pas suffisamment forte pour affronter seule la réalité. Comment aurais-je pu lui dire non ?

— Moi, je t’aiderai, Aléria —affirmai-je.

— Et moi —lança Galgarrios.

Akyn nous dévisagea comme si nous étions devenus fous. Il se tourna vers Aléria… et, soudain, celle-ci soupira comme si sa vie s’échappait avec ce soupir.

— Akyn a raison —dit-elle, bien que celui-ci n’ait rien dit—. Cela n’a pas de sens.

— Non, Aléria. Si, cela a du sens —répliqua Akyn avec force—. Lénissu nous aidera. Nous la retrouverons.

Aléria le regarda, perplexe.

— Lénissu ?

Alors je lui expliquai tout ce qui m’était arrivé la veille, évitant cependant la conversation sur Jaïxel et sur mon prochain départ d’Ato. Au moins, leur raconter ma rencontre fortuite avec Lénissu avait un avantage : cesser un moment d’aborder des sujets dramatiques. Pourtant, quand j’eus fini ma narration, l’espoir qui était né dans les yeux d’Aléria avait disparu.

— Ton oncle Lénissu ne nous aidera pas. Quand je suis rentrée dans la chambre, elle n’était plus là, tu comprends ? Maintenant, nous ne savons pas où elle est. Comment Lénissu pourrait le savoir ?

Nous demeurâmes silencieux, abattus.

— Peut-être qu’ils demanderont une rançon —proposa Akyn.

— Non. Ils l’auraient déjà demandée. En plus, c’est toi-même qui as dit que ces ombres ne ressemblaient pas à des saïjits.

Je sursautai.

— Tu m’as dit le contraire —lui fis-je remarquer.

Akyn se racla la gorge.

— Au début, je n’ai pas eu l’impression que c’étaient des saïjits. Mais, après, je me suis dit que des créatures ne pouvaient pas entrer à Ato sans que les Gardes s’en rendent compte…

— Génial —lançai-je—, nous n’avons donc pas la moindre idée de qui pouvaient être les ravisseurs.

Je vis alors qu’Aléria tremblait et je regrettai aussitôt mes paroles.

— Mais cela ne nous retiendra pas —dis-je, sentant soudain que j’essayai de leur paraître plus grande et plus puissante que je ne l’étais en réalité.

Et, étonnamment, cela marcha. Aléria se redressa et acquiesça, Galgarrios agita la tête et Akyn gonfla les poumons et affirma :

— Daïan vit et vivra.

— Espèces d’idiots —fit une voix.

Nous nous retournâmes tous vers Suminaria. Elle était là, debout, et je me demandai depuis quand elle nous épiait. Une brusque colère irrationnelle m’aveugla. Sayn allait mourir à cause de Suminaria.

— Traître ! —exclamai-je, me levant d’un bond et me jetant sur elle.

Ma réaction la prit au dépourvu et mon attaque fut efficace. Je lui griffai le visage et le bras avec mes griffes, étouffée par la rage. Suminaria évita ma deuxième attaque d’un mouvement fluide et réalisa un sortilège avec la rapidité de l’éclair. Un bouclier !, pensai-je, incrédule, alors que je butai contre lui. J’eus l’impression de percuter un tapis plein d’aiguilles. Je reculai, abasourdie et horrifiée. Je titubai, je perdis l’équilibre et je sentis mon front heurter brutalement le sol.

* * *

Je me réveillai dans une salle au sol recouvert de parquet, faiblement illuminé par des lucarnes. J’avais tout le corps endolori. Je refermai les yeux et serrai les dents. J’avais rêvé que j’étais attaquée par une forme sombre avec les mêmes dents que Yori, mais plus longues et ensanglantées. Au bout d’un moment, je remarquai que tout le corps ne me faisait pas mal, mais seulement certaines parties.

J’ouvris les yeux, je baissai la tête vers mes mains et je poussai un cri étouffé. À la place de mes griffes, j’avais à présent des bandages blancs. Mes pieds aussi étaient bandés. Peu à peu je compris que ceci n’était pas un rêve.

On m’avait enlevé quelque chose qui m’appartenait.

Mes larmes commencèrent à jaillir sans que je puisse les retenir. On m’avait mutilée. On m’avait arraché mes griffes. Mes larmes s’arrêtèrent finalement de couler, mais j’avais sur le cœur un poids semblable à une pelote huileuse faite de cauchemars. Lentement, j’approchai mes mains de mon visage et les observai longuement, abattue. Alors, inopinément, mes larmes ruisselèrent de nouveau, je me couchai sur le parquet et me laissai mourir peu à peu.

Je fus réveillée par une main forte qui me secouait les épaules. J’ouvris les yeux. Le visage inconnu d’un caïte, vêtu d’une tunique blanche me faisait face. Il ne semblait pas être un Garde d’Ato.

— Debout —m’ordonna-t-il.

Quand je me levai, une douleur aigüe aux pieds me parcourut et de petits points noirs envahirent mon champ de vision. Je clignai des yeux et m’efforçai de me maintenir debout. Je jetai un regard au caïte et je serrai les dents. Il m’avait semblé le voir sourire, d’un air sardonique. Je n’allais pas lui donner le plaisir de me voir souffrir, décidai-je.

Je fis un pas et j’inspirai profondément pour ne pas crier.

— Assassins —marmonnai-je.

Le caïte me prit par le bras et m’obligea à marcher vers la sortie. Ce fut une torture.

Je ne regardai pas autour de moi. Savoir que je me trouvais à la Pagode Bleue me suffit. Je me désintéressai de tout le reste et me concentrai pour ne pas m’évanouir.

À un moment, quelqu’un m’aida à m’asseoir sur une chaise et la douleur se fit un peu plus supportable. Les tâches noires disparurent, ma vue se stabilisa et je pus voir où je me trouvais, ce qui ne me réconforta nullement.

Devant moi se trouvait une table à laquelle étaient assises trois personnes. L’une d’elles était le maître Aynorin qui, pâle dans sa tunique noire, m’observait, les yeux écarquillés. Je ne reconnus pas les deux autres personnes, bien que tous deux, comme Aynorin, soient des elfes noirs. Mais il existait une grande différence entre eux et Aynorin, parce qu’outre le fait qu’ils m’étaient totalement inconnus, ils me regardaient d’une façon qui ne me laissait entrevoir rien de bon.

— Merci, Narris, tu peux te retirer —dit l’elfe noir placé au centre, le plus gros des trois. Sa voix était posée et il semblait déjà s’ennuyer.

Le caïte à la tunique blanche esquissa le salut habituel, joignant les mains et les portant à son front, avant de sortir, refermant la porte derrière lui.

Je me mordis la langue pour m’empêcher de pleurer davantage. Je n’étais plus une néru sans défense. J’étais une snori et, bien que les mains et les pieds me brûlent comme si on me les avait poignardés cent mille fois, je devais garder mon calme. Garder mon calme, me répétai-je. Je sentis le goût du sang dans ma bouche. La douleur dans ma bouche me fit oublier que l’autre douleur était la mienne. Malgré tout, je décidai que je ne voulais pas avoir la langue sectionnée, avec les griffes cela suffisait ; j’arrêtais donc de me mordre la langue et j’attendis.

L’elfe noire, d’une voix claire, commença à faire un résumé de mes délits et je l’écoutai comme je pus, fourbue et souffrante. J’avais aidé un contrebandier criminel. J’avais attaqué une de mes camarades, Suminaria Esyébar Ashar, la blessant gravement. Ashar ? Je fronçai les sourcils. Ce nom me disait quelque chose. La blessant gravement ?, me répétai-je alors.

Peu à peu je me mis à rougir au point de sentir mon sang bouillir. Suminaria n’avait rien d’une traîtresse. Cela n’avait pas de sens. Elle n’avait rien fait. Mais, dans ce cas, pourquoi avais-je encore l’impression que je ne pouvais pas lui faire confiance ?

— Est-elle très mal ? —demandai-je soudain.

L’elfe noire s’arrêta au beau milieu de son explication détaillant l’attaque et me regarda avec mépris.

— Tu lui as griffé la figure et le bras. Elle a perdu beaucoup de sang et elle gardera des cicatrices.

En cet instant, j’aurais aimé que tout le monde m’oublie.

Aynorin intervint.

— Suminaria se remettra. Je suis sûr qu’on fera tout ce qu’il faut pour qu’il ne lui reste pas de cicatrices.

J’étais devenue blanche comme la neige.

— Je ne voulais pas… Elle… —je haletai—. Qu’est-ce que vous allez me faire ? —demandai-je en levant la tête vers eux.

— Comme tu n’as pas encore quatorze ans, tu recevras une punition correspondant aux mineurs —répondit l’elfe noire—. En ce qui concerne les événements de la nuit de Griffe à Blizzard, on a retiré la peine encourue pour entrer dans la propriété d’autrui sans autorisation, mais tu recevras une amende de cinq cents kétales. Pour ce qui est de l’attaque à une camarade, tu devras payer à la famille de Suminaria une indemnisation de deux mille kétales et…

Deux mille cinq cents kétales. C’était une somme exorbitante. Probablement le fait que les deux évènements étaient arrivés presque au même moment avait fait augmenter considérablement le prix. Plus le fait que j’étais terniane.

— Et ? —susurrai-je dans un souffle presque inaudible, m’attendant à ce qu’elle ajoute quelque chose qui m’assujettisse totalement à Suminaria, même au-delà de la vie.

— Et l’autre châtiment a déjà été appliqué, à ce que je vois —remarqua-t-elle.

Les griffes, compris-je, me sentant défaillir. Je fixai mes yeux sur ceux de l’elfe noire, pensant qu’elle aurait peut-être honte de l’énormité de la punition qu’elle avait sans doute approuvée, mais elle ne s’altéra même pas. Elle soutint mon regard avec froideur et ajouta :

— Tu as une semaine pour donner les cinq cents kétales à la Pagode et quatre pour les deux mille à la famille Ashar. Après ce délai, si tu ne paies pas, tu devras te mettre au service d’Ato et de la famille Ashar, si celle-ci y consent, jusqu’à ce qu’on estime tes dettes payées.

— Moi, je veux rajouter une autre punition —intervint l’elfe noir du centre—. Il me semble tout à fait normal que tu ailles présenter tes sincères remords à la jeune Ashar.

— Est-ce que tu jures devant le Dragon et sur le Livre d’Ato que tu respecteras ces conditions pour recevoir ta liberté ?

J’acquiesçai et avalai ma salive.

— Je jure de les respecter.

Alors tous deux se levèrent et Aynorin les imita d’un mouvement plus lent. Ils sortirent de la salle, mais lui fut le seul à me lancer un regard inquiet avant de disparaître derrière une autre porte. Ensuite, Narris revint et mon supplice recommença et dura plus longtemps, car je dus marcher jusqu’à la sortie.

Je passai devant un groupe de nérus en pleine lutte et ceux-ci s’arrêtèrent pour me regarder passer. D’un pas ferme seulement apparent, je traversai les derniers mètres qui me séparaient des marches extérieures de la Pagode Bleue. Là, m’attendait Lénissu, assis sur une racine, sous un arbre. Il semblait être là depuis des heures.

Quand il me vit, il se leva d’un bond et m’aida à descendre les marches. Narris m’avait laissée à la sortie et était retourné dans son antre Bleu. Qu’ils soient maudits, pensai-je.

— Je les déteste tous —sifflai-je, rageuse et claudicante. Une douleur constante me transperçait le corps.

— Je ne serais pas surpris que Suminaria aussi te déteste —rétorqua froidement Lénissu.

Je le regardai. Pour une fois, il paraissait en colère.

— Moi non plus —reconnus-je—. Alors mieux vaut que j’aille tout de suite lui présenter « mes sincères remords ». Plus tôt elle m’assommera, mieux ça vaudra.

Je me mis à trembler et je m’appuyai contre un arbre, ce qui réveilla la douleur lancinante dans ma main. Je fus prise de nausées et je souhaitai pouvoir voler pour ne plus avoir si mal.

— À ce que j’ai entendu dire, cela fait deux jours qu’elle est alitée —m’informa Lénissu—. Je crois qu’il vaudra mieux que tu attendes et que, toi aussi, tu te remettes.

— Je vais bien —répliquai-je brusquement.

— Bien sûr.

— Tu as dit deux jours ? Cela signifie que le Daïlerrin…

— Oui, en deux jours beaucoup de choses se sont passées et, toi, tu étais enfermée dans cette maudite pagode sans que je puisse rien faire pour t’en sortir. Je serai bref : Eddyl Zasur est le nouveau Daïlerrin et il ne me plaît pas, Sayn est mort pendu, ta chère amie Aléria a disparu, l’autre, Akyn, a lui aussi disparu, mais il a été retrouvé dans les bois, je crois qu’il la cherchait… et quoi d’autre ? Ah, oui, toi.

Il se retourna vers moi tandis que je sentais que je ne reverrais plus le soleil dans le ciel.

— Toi, ma nièce, comment as-tu pu donner ta parole à un semi-orc ?

18 Marchandage

Dolgy Vranc voulait que je passe directement chez lui en sortant de la Pagode. C’était son deuxième vœu. Il lui en restait un. Je souhaitai qu’il le formule vite et me laisse tranquille. De toute façon, s’il ne le faisait pas rapidement, il ne le ferait jamais, parce qu’après toutes les commotions que m’avaient provoquées les mots de Lénissu, je mourrais sûrement bientôt. Il suffisait d’attendre.

Cependant, je continuai à descendre la rue, soutenue par Lénissu, et mon cœur n’avait pas l’air de s’arrêter ; il battait même trop vite. Le visage de Sayn m’apparaissait tout le temps. J’avais même l’impression d’entendre son gros rire, les échos de sa voix, puis le silence, car je ne les entendrai plus jamais. Je savais qu’il n’y avait pas que ça, qu’Aléria aussi avait disparu, mais, pour l’instant, penser à deux choses en même temps me semblait excessif et, par moments, je me sentais comme hébétée avec une sensation de vide semblable à celle que je ressentais quand j’utilisais l’énergie essenciatique, mais cent fois plus abrutissante.

Nous marchions sans parler, dans un silence qui ne m’affectait même pas, car j’avais l’impression d’avoir un tambour sous les tempes.

Quand nous arrivâmes au portail, j’avais réussi à saisir le marteau qui me frappait incessamment et à l’enterrer dans les profondeurs de mon esprit.

— Tu connaissais aussi Dolgy Vranc ?

Lénissu me regarda, les sourcils froncés. Sa colère semblait s’être apaisée.

— Bien évidemment, ma chérie. Tout le monde connaît Dolgy Vranc, le créateur de jouets, l’identificateur… et le contrebandier le plus laid de tout Ajensoldra.

Il esquissa un sourire amusé.

— On dirait que mes amis sont toujours des contrebandiers camouflés —marmonnai-je.

— Eh bien, pour être franc avec toi, moi aussi, je l’ai été, autrefois, bah, rien d’extraordinaire, un contrebandier le plus commun du monde. J’alternais avec d’autres métiers puis j’ai arrêté, bien sûr, parce que j’ai eu la malchance de me retrouver dans les Souterrains. Émariz ne me l’a jamais pardonné.

Malgré les circonstances, je lui adressai un demi sourire.

— J’ai bien vu qu’Émariz ne te traitait pas spécialement bien.

Je laissai échapper un gémissement de douleur en m’appuyant trop fort sur mon pied droit.

— Oh, elle m’a toujours traité comme ça. C’est une dame, tu comprends ? Elle ne peut pas s’abaisser à traiter courtoisement de vulgaires rustres comme moi. —Il eut un sourire ironique.

Entretemps, nous avions parcouru la petite allée du jardin et nous nous arrêtâmes devant la porte. Lénissu leva vers moi un sourcil interrogateur. J’acquiesçai et je pris le marteau. Je ressentis une douleur lancinante à l’endroit où mes mains étaient estropiées, je fis une grimace et sans plus attendre, je frappai à la porte.

* * *

Sans un mot, Dolgy Vranc nous guida jusqu’au sofa et je m’y assis avec un soupir de soulagement. Je me demandai si cette torture finirait un jour.

Il regarda du coin de l’œil mes mains bandées, mais il ne fit aucun commentaire et je lui en sus gré. C’était déjà assez dur comme ça, sans que personne ne commente quoi que ce soit sur ce qu’ils avaient fait de mes pauvres griffes. Non, la vérité, c’est que Dolgy Vranc alla directement au fait.

— Je suppose qu’ils t’ont condamnée à une sacrée amende —dit-il. Il se mit à nous servir une infusion de camomille pendant que le silence s’installait.

— Deux mille cinq cents —admis-je finalement, les dents serrées.

Il siffla, impressionné.

— Deux mille cinq cents —répéta-t-il—. Tu as trouvé un moyen pour payer une telle somme ?

Je fronçai les sourcils et je me mis à réfléchir soudain à la question. Kirlens devait sûrement avoir des économies, mais tout simplement je ne pouvais pas lui demander ça. Je pensai à Lénissu et je me souvins qu’il était sans le sou. Je pensai à moi et je m’effondrai.

— Non —répondis-je.

Dolgy Vranc m’observa un moment, les sourcils froncés. Alors, il me tendit une tasse, une autre à Lénissu et, enfin, il prit la sienne et se laissa aller en arrière contre le dossier de son fauteuil.

— J’aurais cru que tu y aurais pensé. C’est pour ça que je t’ai fait venir ici. Tu as quelque chose en ta possession qui vaut beaucoup plus de deux mille cinq cents kétales à condition que tu trouves la bonne personne à qui le vendre.

J’écarquillai les yeux. Me parlait-il de l’Amulette de la Mort ? Dolgy Vranc sourit en voyant que j’avais compris et il continua :

— Malheureusement, ici, à Ato, une telle personne n’existe pas.

Lénissu laissa échapper un soupir exagéré.

— Mon ami, dis-moi, tu n’essaierais pas de profiter de la situation, hein ? L’Amulette de la Mort est invendable. Elle est unique, tu ne peux pas l’acheter.

Dolgy Vranc se tourna vers son « ami » et l’observa avec attention.

— Tu as quelque chose de mieux à proposer ? —le défia-t-il tranquillement.

Lénissu prit un air ennuyé et haussa les épaules, sans répondre. Génial, pensai-je, Lénissu ne paraissait pas vouloir m’aider à négocier. J’essayai de lever la tasse avec le plus de délicatesse possible et je bus une gorgée.

— Lénissu a raison —dis-je—. Cette amulette est unique. Alors, si je te la vends… —le semi-orc souriait déjà à demi— je voudrais qu’en plus des deux mille cinq cents kétales, tu me promettes trois choses et que tu oublies le dernier vœu que je te devais.

Dolgy Vranc avaient les yeux brillants, je ne sus si de méfiance ou d’émotion.

— J’accepte —dit-il aussitôt.

Lénissu siffla entre ses dents.

— Écoute, l’ami, je crois que cette amulette t’a fait perdre la tête. La gamine est capable de te faire faire trois fois le tour de la Lune.

Dolgy Vranc fronça les sourcils.

— Quelles sont ces trois promesses ? —me demanda-t-il, soudain méfiant.

— Tu as accepté —lui rappelai-je en souriant—. Les promesses, tu les connaîtras le moment venu.

— Très bien. Alors, l’argent aussi, tu le verras le moment venu —répliqua-t-il exaspéré.

Je me mordis la langue et réfléchis.

— La première promesse que tu dois me faire, c’est de m’aider à trouver Aléria et Daïan. Je vais partir d’Ato —je fis une pause, j’hésitai…— et, toi, tu viendras avec nous.

Je m’attendais à un refus catégorique et à ce que mon marchandage échoue. Mais ce qui arriva me laissa pantoise. Lénissu lança un : « Non ! » tandis que Dolgy Vranc acquiesçait lentement, pensif.

— Et la deuxième promesse ?

J’ouvris la bouche et la refermai, pensive. Il me restait deux promesses. Que pouvais-je lui demander ?

— Tu peux… tu pourrais m’arranger ça ?

Je lui montrai mes mains, avec espoir. Dolgy Vranc observa les bandages, la mine désemparée, et fit non de la tête.

— Alors… alors tu pourrais me donner un attrape-couleurs ?

Dolgy Vranc sourit, surpris ; il se leva et, une seconde après, j’avais un objet carré dans la main, chatoyant de mille couleurs.

— Tiens. Je regrette pour tes mains. Et garde la troisième promesse pour un autre jour. Quand penses-tu partir d’Ato ? Parce que j’ai quelques petites choses à régler avant de quitter cette maison.

— Nous partirons dans quelques jours —dit Lénissu. Il avait une expression résignée sur le visage—. Quand Shaedra sera remise.

Je sursautai. Comment ça quand je serai remise ?

— Lénissu.

— Quoi ?

— Tu as oublié que tu m’as promis qu’on attendrait que les examens soient passés ?

— Oh. Je vois, tu persistes à passer ces stupides examens. Parfait. Fais comme tu voudras, mais ne dis pas après que je ne t’ai pas avertie : ils te donneront tous la note la plus basse possible.

Je plissai les yeux.

— Ça, c’est ce qu’on verra.

Il leva les yeux au ciel, exaspéré.

— Shaedra, la personne que tu as défigurée, as-tu la moindre idée de qui c’est ?

Je fronçai les sourcils. Quoi… ? Soudain, je compris. Ashar. N’avais-je pas lu en quelque part que les Ashar étaient une famille très puissante d’Ajensoldra ? Pourquoi Suminaria n’avait-elle jamais mentionné qu’elle appartenait à la famille des Ashar ?

— Non, tu n’en avais pas la moindre idée —lança Lénissu, incrédule—. Tout un drame pour les Ashar. La petite dernière de la famille attaquée par une terniane sauvage à moitié folle ! Pauvre petite —ajouta-t-il, avec un sourire retors.

Je blêmis.

— Une terniane sauvage à moitié folle ? —répétai-je, en colère—. Je croyais qu’elle nous avait trahis. Elle était au courant pour Sayn —ma voix se cassa—. Et maintenant, par sa faute, il est mort !

Je serrai fortement la tasse et mes doigts me firent si mal que je faillis la lâcher, mais je me contrôlai. La douleur m’avait fait oublier la colère et je ne ressentais plus qu’un vide horrible.

— De toute façon —intervint Dolgy Vranc—, si ce n’est pas trop demander, j’aurai besoin de quatre ou cinq jours pour me préparer. Parce que je suppose que rechercher Daïan nous prendra plus d’une semaine.

— Je crains que cela nous prenne plus d’une année —renchérit Lénissu—, mais bon, je suppose que nous ne perdrons pas grand-chose à attendre quelques jours et, comme ça, tu pourras passer tes chers examens.

— Je ne passe plus les examens —articulai-je, fatiguée—. Tu as raison, Lénissu, plus vite nous partirons d’Ato, plus nous aurons de probabilités de trouver Aléria.

— Je n’ai jamais dit ça —se défendit-il.

— Cinq jours —dit Dolgy Vranc.

Je battis des paupières et je n’eus pas la force de protester. Je posai la tasse vide sur la table, je me levai sans prêter attention à la douleur lancinante de mes blessures et je titubai vers la porte d’entrée.

— Eh bien… Shaedra… l’amulette.

Je m’arrêtai net, je cherchai dans ma poche et l’en sortis. Les voleurs et tortionnaires de la Pagode Bleue ne me l’avaient pas volée et j’en remerciai les dieux.

J’observai la feuille de houx et les perles blanches. Je l’effleurai du bout de mon doigt bandé, me souvenant que l’amulette m’avait accompagnée durant toutes ces années. Sans avertir, je me la passai autour du cou et j’entendis Lénissu et Dolgy Vranc crier, épouvantés.

Il ne se passa rien. Sauf que je me sentis mieux en la mettant. Je me sentis plus légère… mais je ne mourais pas. Peut-être que Dolgy Vranc et Lénissu s’étaient trompés. Peut-être n’était-ce pas l’Amulette de la Mort.

— Enlève-la —ordonna Lénissu, mal à l’aise.

Je les regardai tous les deux. Je les vis effrayés. Ils croyaient réellement que c’était l’Amulette de la Mort que je portais autour du cou. Ils ne m’avaient sans doute pas crue lorsque je leur avais dit que je l’avais déjà mise. Je souris intérieurement. Eh bien, comme ça, ils voyaient qu’ils s’étaient totalement trompés.

— C’est terrible la mort, hein ? —lançai-je.

J’enlevai l’amulette et la tendis au semi-orc. Il la prit avec précaution et l’examina attentivement, comme pour vérifier si c’était bien la même que celle qu’il avait identifiée.

Lénissu s’humecta les lèvres.

— Les deux mille cinq cents kétales pour ma nièce, mon vieux.

Dolgy Vranc disparut à l’étage, mais réapparut rapidement. Je n’avais jamais vu autant d’argent de toute ma vie. De toute façon, je n’allais pas le garder longtemps.

Quand nous nous trouvâmes sur le seuil, Lénissu se retourna vers Dolgy Vranc et scruta son visage.

— Nous reviendrons dans cinq jours —dit-il finalement, comme à contrecœur.

— Je n’en doute pas —répliqua l’identificateur.

Une fois dans la rue, nous marchâmes en silence. Lénissu ne pipait mot. Il paraissait en colère.

Pendant notre trajet jusqu’à la taverne du Cerf ailé, je pus clairement apprécier les regards que nous jetaient ceux qui nous reconnaissaient. Ce n’était pas difficile de reconnaître la terniane « à demi folle » qui avait défiguré la fille des Ashar. Malgré tout, à côté des souffrances que j’endurais avec mes griffes sectionnées, je me contrefichais totalement de l’opinion des gens.

* * *

Nous entrâmes par la porte arrière de la taverne ce qui nous fit passer devant les soredrips qui commençaient à fleurir. Avec la pluie, beaucoup de pétales étaient tombés par terre et le cercle qu’ils formaient me fit penser à une immense rose blanche.

Prise d’une soudaine impulsion, je m’arrêtai, je sortis de ma poche la petite boîte avec la rose blanche, je pris la fleur entre deux doigts et envoyant un souvenir à Sayn, je la jetai parmi les pétales blancs qui jonchaient le sol détrempé. Adieu, Sayn. Mes yeux se remplirent de larmes et j’abandonnai la rose blanche seule et aussi belle que le premier jour.

Je suivis Lénissu à l’intérieur. Le plus dur fut de monter les escaliers. Il me conduisit jusqu’à sa chambre, ferma la porte et se tourna vers moi, une expression totalement bouleversée peinte sur son visage.

19 Des présents

— Pourquoi Dolgy Vranc ? —demanda-t-il—. Je savais que tu étais devenue folle, mais… à ce point ? Je m’en méfie comme de mon ombre. Je m’en méfierais même s’il était bien enterré dans sa tombe. Dolgy Vranc manigance quelque chose —dit-il, nerveux, tandis qu’il faisait les cents pas dans la chambre.

Je l’observai un moment, en silence, puis je me traînai en claudiquant jusqu’au lit et je m’y effondrai, à bout.

— Dolgy Vranc est quelqu’un de bien —répliquai-je.

Lénissu interrompit sa longue lamentation et me foudroya du regard.

— Dolgy Vranc manigance quelque chose —insista-t-il—. Je m’étonne encore qu’il ait accepté ce pacte.

— Il m’a fait plusieurs propositions pour me l’acheter, ces derniers mois —lui expliquai-je—. Il désirait plus que tout l’avoir en sa possession. Il aurait donné n’importe quoi en échange.

— Comme toi, tu aurais donné n’importe quoi pour avoir les deux mille cinq cents kétales ! —répliqua âprement Lénissu.

Je le dévisageai, surprise. Il avait vraiment l’air énervé.

— Nous aurions dû partir d’ici dès le premier jour —ajouta-t-il—. Comme ça tu ne te serais pas attirée autant d’ennuis et nous serions déjà loin d’Ato et tu aurais encore tes griffes. Au fait, le salopard qui t’a fait ça, si je le croise, ce ne seront pas les griffes mais la tête que je lui arracherai.

Il tambourina contre le dossier de la chaise, colérique. J’intervins :

— En tout cas, si Dolgy Vranc manigance vraiment quelque chose, ça n’est pas forcément quelque chose contre nous.

— Tu peux être sûre qu’il n’éprouverait aucun remords à nous ruiner la vie. —Il marqua une pause—. Mais, c’est vrai, tu as raison, peut-être que Dolgy Vranc n’a rien contre nous cette fois-ci. Ah, pour ce qui est des promesses et tout ça, ne te fais pas trop d’illusions : les promesses, on les fait et on les défait comme les tresses.

Drôle de comparaison, pensai-je, distraite, tout en déroulant l’un des bandages de mes mains.

— Eh, que fais-tu ? —me demanda-t-il tout à coup, s’arrêtant net au milieu de la pièce.

Je levai un sourcil.

— Eh bien, j’enlève mes bandages.

— Non —dit-il, en secouant la tête—. Ça, tu le fais dehors, pas dans ma chambre. Je ne veux pas voir ça, je regrette.

Je restai un moment immobile, bouche bée.

— Je suis sûre que tu as vu des blessures bien plus graves que celles-ci —dis-je, avec un sourire incrédule. Et d’un geste sec, j’enlevai mon bandage.

C’est tout juste si je ne m’évanouis pas. On m’avait amputé les griffes au niveau même de la chair et provoqué une hémorragie, mais le sang avait déjà séché. À la Pagode, peut-être pensaient-ils que mes griffes étaient simplement des instruments sauvages. Tout le monde, à Ato, devait se demander pourquoi on ne me les avait pas enlevées avant, pas vrai ? Eh bien, le résultat était horrible. Ce qui restait de mes griffes, sectionnées à ras, ne servait plus à rien.

J’entendis un bruit de gorge et je me tournai vivement. Lénissu était à quatre pattes et vomissait dans une écuelle.

— Incroyable —murmurai-je, ébahie. Il avait vécu dans les Souterrains, il avait tué des monstres horribles et, face à une petite blessure, il…— Comment as-tu survécu aux Souterrains ? —demandai-je, sans m’inquiéter de savoir si ma question était impertinente.

Lénissu cracha un peu plus dans l’écuelle tout en grognant. Il se redressa.

— Il existe plusieurs façons de survivre dans les Souterrains, ma nièce. —Il lança un coup d’œil par la fenêtre—. Il vaut mieux que tu regagnes ta chambre et que tu te reposes un peu. Demain, c’est le premier Lubas de Ruisseaux. L’histoire des examens, là, ça commence demain, non ?

Je voulus lui répéter que je ne voulais pas aller aux examens, mais la seule chose que je voulais réellement maintenant, c’était être seule avec mes pensées, de sorte que je me contentai de hocher la tête, je me levai et je lui souhaitai bonne nuit avant de me diriger en boitillant jusqu’à ma chambre.

* * *

Cependant, je ne profitai de ma solitude qu’un court moment. À peine entrée, je me rappelai ce qui était arrivé à ma fenêtre et, au lieu de m’allonger directement sur le lit, je m’en approchai et je m’assurai que je pouvais l’ouvrir. Satisfaite, j’entrepris de me rebander les mains, puis je me détournai en entendant des bruits précipités dans l’escalier. Je vis bientôt Wiguy et Kirlens apparaître dans ma chambre. Tous deux arboraient une expression d’intense inquiétude.

— Shaedra ! —Wiguy voulut me prendre dans ses bras, mais je la retins en levant mes mains avec appréhension.

— Ce n’est rien, Wiguy, je suis bien.

Kirlens s’assit sur mon lit, l’air épuisé, et Wiguy, après m’avoir contemplée un instant, en silence, l’imita, de sorte qu’ils ne me laissèrent plus de place pour m’y asseoir. Tous deux avaient l’air d’être en état de choc. Avec un soupir, je m’avançai vers la chaise en essayant de ne pas boiter et je m’y laissai choir en me demandant si cela était déjà arrivé que Kirlens et Wiguy soient dans ma chambre les deux en même temps.

— Et le comptoir ? —demandai-je.

— Satmé s’en occupe —répondit Kirlens, distrait.

Il y eut un autre silence.

— Oh, Shaedra ! —fit soudain Wiguy, et elle éclata en sanglots—. C’est si horrible. Nous aurions dû t’enlever les griffes depuis longtemps, comme on nous l’avait conseillé. Ce n’est pas ta faute, Shaedra, tu es ce que tu es —ajouta-t-elle, en sanglotant.

Je fermai les yeux, en essayant de me tranquilliser. Wiguy ne savait pas ce qu’elle disait, me répétai-je. Mais ce qu’elle venait de dire m’avait tirée de ma torpeur et je dus faire un effort pour ne pas ouvrir la bouche et lui crier qu’elle s’en aille en enfer avec tous les autres.

— Wiguy —dit Kirlens avec douceur—, s’il te plaît, laisse-moi seul avec elle, tu veux bien ?

Elle se leva, secouée par les pleurs, m’embrassa, déposa un baiser sur mon front et me dit, avant de sortir :

— Tu es quelqu’un de bien, Shaedra. Je sais que tu l’es.

Elle avait l’air de souffrir plus que moi, pensai-je. Je pressai sa main, comme pour la réconforter, et ce n’est qu’alors que je me rendis compte de mon erreur : une douleur lancinante parcourut ma main. Mais quand la douleur allait-elle donc cesser ?

Lorsque nous fûmes enfin seuls, le silence s’abattit dans la pièce. Kirlens semblait embarrassé.

— Shaedra… —commença-t-il.

— Je m’en vais, Kirlens —l’interrompis-je, plus brusquement que je ne le voulais.

Kirlens acquiesça.

— Oui, Lénissu m’a averti. Maintenant, lui, c’est ta famille. Je crois que c’est une bonne chose.

Il secouait et hochait de la tête. Il était triste et quelque chose me disait que j’allais lui manquer. Vraiment ? L’émotion m’empêcha de répondre tout de suite.

— Kirlens —soufflai-je—. Tout arrive tellement vite —je fis une moue—, mais il faut dire que je l’ai bien cherché. Si j’étais restée enfermée dans ma chambre tout cela ne serait pas arrivé.

— J’ai toujours su que cet homme, Sayn, était un type suspect —articula-t-il.

Je le dévisageai, stupéfaite.

— Sayn était un homme bon !

— Un homme bon ? Alors, c’est que tu ne sais pas de quoi on l’a accusé.

Les mots de l’elfe noire me revinrent soudain en mémoire. Elle avait qualifié Sayn de “contrebandier criminel”. Auraient-ils décidé de lui imputer aussi la disparition de Daïan ?, me demandai-je, horrifiée.

— Daïan a disparu. C’est les ombres qui l’ont emmenée —protestai-je.

Kirlens me contempla un moment sans un mot. Il m’invita à m’asseoir à côté de lui et, moi, avec quelque effort, je me levai et m’assis sur le lit.

— Shaedra. Je sais ce que tu dois ressentir pour ceux qui t’ont fait ça. —Il signala mes mains bandées—. Je sais que tu ne pourras plus avoir ni estime ni loyauté envers eux. C’est pour ça que je sais que tu dois partir, pour ta sécurité, bien qu’il m’en coûte de te dire ça.

Je levai les yeux au ciel.

— Partir, je vais partir, ne t’en fais pas. Et tu sais où ? Chercher Aléria. —Kirlens agrandit les yeux—. Je suis sûre qu’elle est partie à la recherche de Daïan.

— Sois raisonnable. Lénissu a dit que vous iriez vers les Hordes pour rejoindre le reste de ta famille.

Je fis non de la tête.

— Lénissu n’a aucune idée de l’endroit où se trouvent Murry et Laygra.

— Et toi, tu n’as aucune idée non plus de l’endroit où se trouve Aléria —répliqua le tavernier.

Je me mordis la lèvre et je me tus.

— Allons, Shaedra, tranquillise-toi et arrête de te compliquer la vie. Promets-moi que tu écouteras Lénissu. Il a l’air un peu fou, mais je sais qu’il fera tout pour qu’il ne t’arrive pas de mal. Tu me le promets ?

Il me le demandait sérieusement. Il voulait que j’écoute Lénissu. Une seconde, j’eus envie de lui répliquer que Lénissu n’était pas le genre de personne avec laquelle on pouvait rester sans avoir de problèmes. En fin de compte, il avait déjà été deux fois dans les Souterrains. Je voulais aussi lui dire qu’il m’était absolument impossible d’abandonner Aléria. Mais la seule chose que je réussis à lui répondre me laissa pâle de surprise :

— Je te le promets, Kirlens —je me raclai la gorge.

— Bien. —Il semblait soulagé—. Combien t’ont-ils demandé comme indemnisation ? —demanda-t-il soudain.

— Oh, ne te tracasse pas pour ça. Lénissu a tout arrangé —mentis-je. Je ne voyais aucune raison de lui parler de l’Amulette de la Mort et de Dolgy Vranc. Je lui avais causé assez de problèmes comme ça.

Il eut alors l’air surpris.

— J’avais cru comprendre qu’il était presque sans argent.

J’hésitai, puis je secouai la tête.

— Ne me demande pas comment il s’est débrouillé —fis-je, pour ne pas rentrer dans les détails.

— Tu vas passer les examens ? —me demanda-t-il, après un silence.

— Lénissu n’était pas d’accord et, maintenant, on dirait qu’il veut que je les passe. Mais, moi, j’ai changé d’avis. Pourquoi je les passerais ?

Il me prit une main entre ses deux grosses paluches de tavernier et je fis une grimace de douleur, mais Kirlens ne sembla s’apercevoir de rien.

— Passe-les —me dit-il—, pour qu’ils sachent qu’ils ont perdu une orilh inestimable.

— Je ne le serai jamais. Ils me détestent tous.

— Passe-les —répéta-t-il—. Et ne prends pas cet air abattu. Tout ce qui est blanc n’est pas bon ni tout ce qui est noir mauvais. —Il fit une grimace et ajouta— : Ils ne te détestent pas, ils ont seulement peur.

Allons donc, pensai-je, ils me haïssent à mort. Il se leva.

— Tu veux que je t’apporte le dîner dans ta chambre ?

La simple idée de devoir redescendre les escaliers me ramena à la réalité.

— Oui, s’il te plaît.

Je crus qu’il allait alors sortir, mais non. Kirlens chercha quelque chose dans sa poche et sortit un petit paquet entouré d’un papier rose. Il me le tendit maladroitement et sourit.

— Bon anniversaire, Shaedra.

Premier Lubas des Ruisseaux, pensai-je soudain. J’avais complètement oublié que ce jour était celui de mes treize ans.

Mettant de côté la douleur, je me levai et l’embrassai très fort, les yeux humides.

— Merci, Kirlens. Tu as été comme un père pour moi.

Il me rendit mon étreinte avec maladresse, puis il recula et me laissa le cadeau sur le lit.

— Et toi, tu seras toujours comme ma fille. Alors prends soin de toi et montre-leur ce que tu vaux.

Je ne compris qu’il parlait des examens que lorsqu’il referma la porte derrière lui. Montrer à ces tortionnaires ce que je valais ne m’amusait pas beaucoup, mais, en tout cas, Kirlens semblait y accorder de l’importance.

Je m’assis et pris le cadeau. Il n’était pas très épais, mais il était long et lourd. En l’ouvrant, je levai un sourcil perplexe et je le vis reflété dans un miroir. Un miroir. Eh bien. Je contemplai le visage au teint pâle qui me faisait face avec un mélange de curiosité et d’indifférence. Des yeux d’un vert profond, des mèches de cheveux noirs et sales et des oreilles pointues bordées d’écailles… Ces derniers jours ne m’avaient pas ménagée et, d’un coup, je me rendis compte que j’avais une faim vorace.

Quand on frappa des petits coups à la porte, je répondis tout de suite et Satmé me passa un plateau bien rempli : de la soupe, de la viande, un jus d’orange et une tarte.

— Bon anniversaire, Shaedra —lança Satmé, s’efforçant de sourire.

Elle plaça le plateau sur le lit avec soin et je lui montrai le miroir que m’avait offert Kirlens.

— Wiguy aussi t’a acheté un cadeau —dit-elle et elle rougit—. Moi… je n’ai pas eu le temps. Je regrette.

— Ce n’est pas grave —répondis-je—. Ma plus grande joie aujourd’hui, ça a été de constater qu’un regard ne tuait pas, parce que, si un regard pouvait tuer, je serais morte cent fois dans la rue.

J’avais jeté ces mots par pure rage, mais ils ne s’adressaient pas à Satmé. Cependant, elle s’agita nerveuse, elle me laissa le cadeau de Wiguy à côté du plateau et elle me dit au revoir précipitamment. Je craignis soudain que l’on raconte des histoires totalement farfelues sur moi à Ato.

Le cadeau de Wiguy était un ruban bleu pour les cheveux. Je me réjouis qu’elle ne soit pas venue elle-même me le donner, parce que ses paroles auraient tout gâché. Elle aurait sûrement dit quelque chose du style : “avec ce ruban, on remarquera moins ton visage”. Bon, peut-être que j’exagérais, mais parfois Wiguy avait un tact déplorable et, pourtant, cela ne partait pas d’une mauvaise intention ; elle était convaincue que les ternians étaient laids. Que pouvait-on y faire ?

Je mangeai tout ce qui se trouvait sur le plateau et ne laissai pas une miette tellement j’avais faim. J’avalai le reste de jus d’orange, j’écartai le plateau et je me couchai dans le lit, satisfaite. Manger à sa faim procurait toujours un certain plaisir.

Comme dans le ciel les couleurs s’assombrissaient, je décidai qu’il était temps de dormir. J’essayai de me déshabiller, mais après quelques tentatives je renonçai. J’avais l’impression d’avoir des aiguilles piquées dans chaque doigt. Comme je n’arrivais pas à m’endormir, je restai longtemps dans l’obscurité de la chambre à ressasser les événements des derniers jours, avant de me rendre compte que ce n’était pas une bonne idée.

Animée d’une soudaine vigueur, j’allumai la lampe et je pris un livre Maintien de l’équilibre du jaïpu. Comme j’avais à peine lu quelques pages, je recommençai depuis le début. Chaque objet que je touchai avec les mains réveillait ma souffrance et, chaque fois que je passais une page, il me semblait que j’avais accompli un véritable exploit. Kirlens ne pouvait pas se plaindre : ces derniers jours, je m’étais préparée aux épreuves comme personne.

Au bout d’un moment, après avoir lu une vingtaine de pages, la fatigue me gagna et je m’endormis profondément, le visage enfoui dans le livre.

20 Excuses

Quand je me réveillai, Wiguy était dans la chambre et ouvrait les rideaux.

— Réveille-toi, Shaedra, aujourd’hui tu as les épreuves écrites. Courage.

Elle, pourtant, avait l’air abattu et engourdi de celui qui n’a pas assez dormi. Moi, par contre, je me sentais reposée et mes mains semblaient me faire moins mal.

Wiguy laissa échapper un soupir exaspéré et éteignit la lampe qui était restée allumée toute la nuit.

— Vraiment, Shaedra, tu n’apprendras jamais. On ne doit pas laisser ces lampes allumées quand on dort. Tu as failli mettre le feu à la taverne.

On aurait dit qu’elle croyait vraiment ce qu’elle disait. Je levai les yeux au ciel.

— Failli. Tu exagères vraiment…

Mon regard se posa sur le livre et je m’interrompis brusquement.

— Oh non.

— Quoi ? Je n’exagère pas…

— Non, non. Le livre —dis-je, les yeux rivés sur une ligne d’encre toute souillée.

Wiguy jeta un coup d’œil sur le livre et cligna des paupières.

— Qu’est-ce qu’il a le livre ?

Je lui signalai la ligne, imaginant mon triste destin. Le Grand Archiviste me pendrait par les oreilles et m’arracherait les yeux, pensai-je, atterrée.

— Quoi, ces petites tâches d’encre ? Tu as bavé ? —Elle se mit à rire et je la foudroyai du regard, sans vouloir reconnaître que la veille j’avais pensé à Sayn et que j’avais pleuré. Je n’avais pas eu de nouvelles de lui pendant toute une année et il pourrait très bien ne jamais être revenu. Alors, pourquoi me sentais-je si triste de le savoir mort ?—. Allons, Shaedra, ne me dis pas qu’à ton âge tu as peur d’une punition pour avoir abîmé une ligne d’un énorme livre ?

Je la dévisageai et je compris qu’elle n’avait pas la moindre idée de qui était le Grand Archiviste de la bibliothèque d’Ato.

— Je ferai n’importe quoi pour ne pas avoir à expliquer ça au Grand Archiviste —répliquai-je avec une moue pensive—. Au fait, merci pour le ruban, Wiguy.

— De rien. Dès que je l’ai vu, j’ai su que le bleu t’irait bien.

Eh bien, me dis-je, surprise. Pour une fois, elle faisait preuve de délicatesse et tenait des propos qu’aurait pu tenir une vraie sœur. Tout un détail !

Les minutes qui suivirent, j’essayai d’arranger la ligne abîmée. Je pris une plume, je la trempai dans l’encrier et je repassai les lettres où l’encre avait presque disparu : “considérant qu’il y a dans le monde autant de jaïpus différents que de personnes, je dirais…” Arrivée là, la ligne se terminait. Le résultat me parut acceptable. Je soufflai sur l’encre pendant tout une minute, je fermai le livre et le mis dans mon sac, à l’abri de tout danger.

— Shaedra ! —me criait Wiguy d’en bas.

— J’arrive !

Je descendis les escaliers le plus légèrement possible. Les pieds me faisaient moins mal, mais ils étaient encore endoloris.

— Quelle heure est-il ? —demandai-je, quand j’arrivai en bas.

Wiguy, comme tous les matins, balayait.

— Il est sept heures et quelque. Il te reste encore du temps, mais je t’ai réveillée tôt parce que tu dois normalement arriver un quart d’heure avant les épreuves. En plus, un bon petit déjeuner ne te fera pas de mal.

— Je ne dis pas non.

Je vis qu’au fond de la salle était assise une silhouette qui m’était familière et je souris, en m’approchant avec un beignet et un bol plein de lait chaud.

— Bonjour, Lénissu !

— Bonjour, Shaedra. Prête à écrire ?

J’ouvris grand les yeux et je regardai mes mains. Si j’avais été capable de réparer une ligne du livre, je pourrais écrire, aussi j’acquiesçai et je mordis dans mon beignet, goulûment.

— On dirait que tu t’es requinquée cette nuit —observa mon oncle, tout en prenant et engloutissant un grand morceau d’œuf sur le plat.

— Boh, c’est que j’ai pensé que peut-être que mes griffes pourraient repousser. Toi, qu’est-ce que tu en penses ?

Après tout, Lénissu était un ternian. Il devait savoir des choses sur les ternians, n’est-ce pas ? En tout cas, plus que moi qui dans toute ma vie n’en avais vu que très peu. Je ne perdais rien à lui demander son opinion.

Lénissu haussa les épaules.

— Eh bien, ma nièce, des fois elles repoussent. Et d’autres fois non. Je ne sais pas grand-chose sur le sujet ; moi, je n’ai jamais perdu de griffe. La seule chose que je sais, c’est que les griffes des vieux tombent et ne repoussent pas —dit-il les sourcils froncés—, mais, à moins que j’aie deux pièces de monnaie à la place des yeux, toi, tu n’es pas vieille.

En résumé : il n’avait aucune idée de si mes griffes repousseraient ou pas. Boh, songeai-je, avec philosophie, peut-être qu’elles repousseraient dans quelques années. Je fis une moue résignée et je secouai la tête.

— Qui sait si je ne suis pas vieille ?

Je finis de boire mon bol et je me levai, décidée à en finir avec ces histoires d’examens.

— Il faut que je m’en aille si je ne veux pas arriver en retard —dis-je.

— Bonne chance —lança Lénissu en levant un poing.

Je le regardai en fronçant les sourcils, puis je compris que c’était sa façon de saluer et qu’il s’attendait à ce que je tope mon poing contre le sien… je baissai les yeux sur ma main bandée et j’entendis le soupir de Lénissu qui retirait sa main.

— Allez, vas-y et réveille-toi. Si tu réagis aussi lentement pendant l’examen, tu es capable de rendre une feuille blanche.

— Je parie que tu n’as pas passé un examen de toute ta vie —répliquai-je, en croisant les bras.

— Mmnon —admit-il—. Alors profite de l’occasion, parce que cela m’étonnerait que tu en repasses dans ta vie. Ces choses-là sont faites pour les Ajensoldranais. Les peuples de ternians, les véritables, ne s’embêtent pas avec ces bêtises. Les examens, ce sont les examens de la vie. Celui qui vit gagne, celui qui meurt perd. —Il fronça les sourcils, en regardant son assiette vide—. Je prendrai un deuxième petit déjeuner. Bonne chance —ajouta-t-il, adoptant une mine faussement solennelle.

Un second petit déjeuner ! Ce client privilégié était une ruine pour la taverne, pensai-je. Je m’éloignai et je sortis de l’établissement en réfléchissant à ce que m’avait dit Lénissu. Il avait parlé des Ajensoldranais comme d’un peuple étranger à sa réalité. Bien sûr, il existait beaucoup de peuples très différents des habitants d’Ajensoldra. Les Hautes Terres, les Hordes… Je perdis le fil de mes réflexions quand je vis Lisdren, le fils du tailleur, croiser mon regard et le dévier précipitamment.

Je regardai autour de moi et je vis que les gens s’éloignaient de moi comme de la peste. Une mère prit son enfant de six ans et l’écarta de moi, anxieuse.

— Ils nous ressemblent, mais ils ont dans le sang l’agressivité des barbares —dit tout bas une voix.

Je serrai les dents et je continuai à avancer d’un pas ferme ; la douleur de mes pieds me semblait minime en comparaison avec la rage que je ressentais. J’ai du sang de dragon !, aurais-je voulu crier à cette voix anonyme.

Pourquoi subitement s’en prenaient-ils tous à moi ? Je n’étais pas la première à m’être battue avec une camarade de classe, et je ne serais pas la dernière. Pourquoi cette haine soudaine ?

Cela s’était seulement accentué, me dis-je alors. On me voyait déjà d’un mauvais œil, mais certains toléraient ma différence. Lisdren me saluait depuis des années tous les jours. Et aujourd’hui il ne m’avait pas saluée. Les gens me regardaient comme une bête curieuse depuis des années. Aujourd’hui, ils me haïssaient parce que j’avais attaqué une Ashar.

J’essayai de me rappeler quel était le pouvoir des Ashar en Ajensoldra, mais je ne me souvins que de quelques noms vieux de plusieurs siècles. Une certaine Agriashi qui avait financé la conquête de l’est, jusqu’aux Hordes. Elle avait été aux côtés de Kabdans Ato, le fondateur de la ville d’Ato, et l’avait aidé à civiliser les terres, à dompter le Tonnerre et à construire l’autel. Mais elle avait aussi financé une guerre contre les peuples barbares des Hordes, provoquant un important exode. Elle avait fait s’endetter le roi d’Aefna, parce qu’à cette époque, à Aefna, il y avait un roi… Il y avait d’autres noms, mais je n’arrivai à me souvenir d’aucun nom actuel. Ce dont je me souvenais, c’est que c’était une puissante et influente famille de négociants qui luttaient pour se maintenir au sommet de la société.

Quant à Garvel, l’oncle de Suminaria, il devait lui aussi appartenir à la famille Ashar, bien que je ne l’aie jamais vu. Il ne sortait pas de sa forteresse… J’avais l’impression que c’était une personne peu agréable.

Cela me fit de la peine de penser à Suminaria. L’avais-je réellement défigurée ? Au moment où je l’avais attaquée, j’étais sous l’emprise d’une telle colère… Maintenant j’avais honte de ce que j’avais fait. Peut-être que Suminaria n’était même pas une traîtresse. Mais pourquoi nous avait-elle traités d’idiots de cette façon méprisante, comme si elle s’était soudain retournée contre nous ?

Je me souvins qu’une de mes punitions était de lui présenter mes excuses. J’entrai dans la Pagode Bleue et m’arrêtai net devant la porte des examens. La plupart étaient déjà là, assis, à attendre. Suminaria n’était pas encore arrivée. Au fond de la salle le maître Yinur était assis, derrière un énorme bureau. Était-ce lui qui nous surveillerait ? Probablement.

Quand j’entrai dans la salle, je sentis tous les regards se fixer sur moi. Yori me dévisageait avec effronterie, Marelta laissait paraître sur son visage une claire expression de mépris, Laya et les autres me regardaient, craintifs. Craintifs ? Je rivai mes yeux sur ceux de Salkysso et je reconnus l’éclat. C’était le même éclat qui y brillait le jour où les Gardes d’Ato avaient capturé un écaille-néfande vivant à la demande d’un chercheur qui souhaitait l’étudier. Bien que mal en point, l’écaille-néfande était toujours impressionnant.

Sauf que moi, je n’avais vraiment pas le sentiment d’être impressionnante et je ne voyais pas comment je pouvais leur inspirer de la peur. Je m’assis à une table à côté d’Akyn et je croisai son regard. Lui, il n’avait pas peur. Il semblait plutôt m’analyser pour deviner comment je me sentais.

Je laissai échapper un soupir de soulagement. Au moins, l’amitié était plus profonde que de simples griffures.

Quand Suminaria entra, mon soulagement s’évanouit et mon moral s’enfonça sous terre jusqu’aux enfers. Elle avait sur la joue gauche trois entailles qui lui avaient abîmé la peau pour toujours. Je crus mourir de honte. Suminaria évita mon regard et alla s’asseoir le plus loin possible. J’avais envie de sortir en courant ; de partir avec Lénissu pour aller accomplir une bonne action. Sauver Murry, Daïan et Aléria. Tuer Jaïxel. Le tuer ? Non, me dis-je. Je ne ferai jamais ça. Je ne le supporterais pas, même si c’était une liche mauvaise et cupide et tout ce que les dieux voulaient.

Je me tournai vers le bureau et je vis que le maître Yinur m’observait du coin de l’œil. Je serrai les dents et je me retins de crier et de me précipiter vers la sortie.

— L’examen a commencé —annonça le maître—. Vous avez deux heures.

Alors, je me rendis compte que devant moi se trouvaient plusieurs feuilles. Je les retournai et vis la première question : « Racontez ce que vous savez sur l’histoire récente de l’Empire d’Iskamangra en vous centrant sur l’évènement du débarquement d’Olitz ». Je restai quelques minutes sans bouger. De l’Histoire ! Décidément, ces derniers temps la chance ne m’accompagnait pas.

Je fis mon possible pour écrire quelque chose à chaque question. Au bout de quelques minutes, ma main commença à me faire mal, mais je continuai, imperturbable. Deux heures plus tard, le maître Yinur ramassa nos feuilles et en distribua de nouvelles. Quand je retournai la première page, je soupirai de soulagement. C’était l’examen sur les énergies. Je répondis aux questions sans grande difficulté, tout en sachant que je ne m’étais pas toujours très bien expliquée. Par exemple, à une question, incapable de m’exprimer avec clarté avec des termes techniques, j’avais eu recours à une métaphore sur la construction des chemins et des tunnels. J’étais sûre que les correcteurs allaient le prendre comme un coup de massue sur la tête.

Je me retrouvai rapidement dans le couloir avec toute une après-midi de libre devant moi et avec l’impression d’être haïe de toute ma classe. Je sortais déjà de la Pagode Bleue, analysant d’un regard critique l’état de ma main, quand quelqu’un m’appela :

— Shaedra !

J’attendis qu’Akyn m’ait rattrapée et nous marchâmes dans la rue en silence, sans qu’aucun d’entre nous n’ose parler. Et certainement, aucun de nous deux ne pensait aux examens.

— Aléria a disparu —lança Akyn soudain.

— Oui, je le sais.

Il s’arrêta net et nous nous regardâmes attentivement.

— Tu ne penses rien faire ?

Akyn avait pris un ton accusateur et presque… furieux. J’étais perplexe. Quelle raison avait Akyn de se fâcher avec moi ?

— Ce n’est pas ma faute si elle est partie —répliquai-je plus sèchement que je ne l’aurais voulu—, peut-être a-t-elle pensé pouvoir trouver Daïan.

— Et toi, tu penses qu’elle ne va pas la trouver, n’est-ce pas ?

Je plissai les yeux.

— Pourquoi tu t’en prends à moi ?

Akyn se mordit la lèvre et détourna brusquement le regard.

— Si tu ne t’étais pas jetée sur Suminaria comme une sauvage, peut-être que nous aurions pu la raisonner et lui dire…

— Lui dire qu’il est probable qu’elle ne revoie pas sa mère ? —rétorquai-je de mauvaise humeur, blessée par ses paroles—. Non, Akyn. Si tu veux, je t’aiderai à la retrouver, mais je ne lui dirai pas que ce qu’elle cherche n’existe peut-être plus… —ma voix se brisa.

Akyn me regarda fixement, surpris.

— Tu ferais ça pour moi ?

J’éclatai de rire, incrédule.

— Pour toi ? Excuse-moi, mais Aléria n’a pas qu’un seul ami dans ce monde, d’accord ?

Comme il semblait un peu étourdi, je lui donnai quelques tapes sur l’épaule, mais je grimaçai aussitôt, les yeux rivés sur mes mains. Akyn suivit mon regard et fit lui aussi une grimace, comme s’il ressentait ma douleur.

— Ils t’ont enlevé les griffes. Je croyais que c’était une fausse rumeur.

— Eh bien, il faut croire que certaines rumeurs sont vraies —soupirai-je.

— Ça a dû être très dur. —Il semblait avoir mal au cœur, comme s’il s’imaginait la douleur que cela supposait. C’était l’une des rares personnes qui semblaient se rendre compte de ce que pouvait représenter pour moi la perte de mes griffes.

Je haussai les épaules.

— Bah. J’étais évanouie quand ils l’ont fait.

Une lueur brilla dans les yeux d’Akyn.

— Je ne sais pas comment ils ont osé. Tu ne lui as fait que quelques égratignures. Rien d’autre.

— Si j’avais su qui elle était en réalité, peut-être que j’y aurais pensé à deux fois avant de…

— Quoi ? —m’interrompit Akyn, médusé—. Tu ne savais pas que Suminaria était une Ashar ?

Je le regardai bouche bée.

— Alors, toi, tu le savais ? Moi, je n’en avais aucune idée…

Akyn laissa échapper un gros rire, mais se plaqua aussitôt la main devant la bouche et se racla la gorge quand les regards se tournèrent vers nous.

— Je ne devrais pas être là —murmura-t-il—. Mon père m’a interdit de te parler, alors écoute, ne te préoccupe pas pour Suminaria. Ses parents ont beaucoup d’argent et ils pourront payer tous les remèdes et toutes les opérations dont elle aura besoin pour qu’il ne lui reste pas de cicatrices. En tout cas, ce n’est pas si grave, mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu l’as attaquée.

— J’ai cru qu’elle nous avait trahis —dis-je sur un ton peu convaincu—. Elle nous a trahis, n’est-ce pas ?

Akyn secoua la tête.

— Elle nous a dit que le jour où nous allions libérer Sayn, son oncle lui avait interdit de sortir parce qu’ils avaient un dîner avec je ne sais plus qui.

Nous marchâmes en silence pendant une longue minute. Alors Suminaria n’était pas venue parce que son oncle Garvel lui avait défendu de sortir.

— Suminaria a une vie beaucoup moins libre que la nôtre —ajouta Akyn au bout d’un moment—. Cela ne doit pas être très agréable d’être la fille des Ashar.

J’enrageai en entendant ces mots.

— Sayn n’a plus de liberté du tout, lui maintenant. Tout ça, à cause d’un maudit dîner —crachai-je.

Akyn m’observa, troublé.

— Ce n’était pas sa faute.

— Non —soupirai-je—. Je suppose que non —mes yeux brillèrent—. C’est la faute du Mahir.

— Shaedra —chuchota-t-il—. Ne dis pas ce genre de choses si fort.

Je regardai autour de moi et je me rendis compte que nous étions déjà arrivés devant la taverne.

— Je déteste toute cette histoire —déclarai-je soudain—. Il faut que je m’en aille rapidement d’ici, je n’en peux plus.

— Si tu vas chercher Aléria, je vais avec toi.

Je me tournai vers Akyn brusquement.

— Tu parles sérieusement ?

— Oui. —Il serra les dents—. Je ne serai jamais un orilh comme mon père ou comme mes frères. Je suis la brebis noire de la famille et —il sourit— je prétends le rester jusqu’au bout.

Je souris et croisai les bras.

— Nous partons dans quatre jours.

— Le dernier jour avant les résultats ? —s’étonna-t-il.

— C’est ça.

— Je serai prêt. —Il sourit largement, content d’avoir pris une décision—. Et nous la retrouverons. —Sa voix était forte et décidée et, à ce moment, je crus presque que notre mission était possible.

— Nous la retrouverons —répétai-je.

— Au fait, comment ça s’est passé les examens ? —demanda joyeusement Akyn. Il paraissait s’être libéré d’un grand poids. Sa joie était contagieuse.

— Oh. Pour moi, le deuxième examen, super. Mais l’Histoire, ça a été une catastrophe.

— Bon, c’est déjà ça. J’ai l’impression que, pour moi, ça a été une catastrophe partout. Mais c’est vrai que je n’étais pas d’humeur à cela.

— Je crois que peu d’entre nous étaient d’humeur à passer les examens —raisonnai-je.

Quand j’entrai dans la taverne, Lénissu et Kirlens se précipitèrent pour me demander comment s’étaient passés les examens. On aurait dit qu’ils rivalisaient entre eux et cherchaient à montrer qui des deux s’occupait le mieux de moi.

Je mangeai avec Lénissu à la cuisine, puis Wiguy me changea les bandages de mes mains. À trois heures, je sortis pour me rendre à la bibliothèque. Ce serait une des dernières fois que je pourrais y aller et je voulais donc en profiter. En plus, je devais rendre le livre sur l’équilibre du jaïpu, que j’avais à peine pu commencer.

Avec Lénissu, nous avions décidé que je donnerais l’argent le jour suivant et qu’il m’accompagnerait, “au cas où des singes gawalts apparaîtraient et te voleraient tout”. Avec la chance que j’avais, je ne pus qu’admettre que me promener seule avec deux mille kétales, c’était risqué.

Quand je me fus installée à la section de Mathématiques, je cherchai le livre intitulé Les mathématiques de base pour les forces énergétiques. C’était un livre fondamental et, si je ne savais pas ce qu’il contenait, j’avais de fortes probabilités de rater l’examen du lendemain.

Je m’assis et j’allumai une lampe. J’étais plongée dans la lecture d’une théorie sur je ne sais quels angles qui devaient former un éclair d’énergie brulique quand je sentis que quelqu’un m’observait. Je levai les yeux et trouvai les yeux pourpres de Suminaria.

— Bonjour, Shaedra —dit-elle timidement.

Je la dévisageai un long moment sans répondre. Quelque chose d’anormal était en train de se passer. Suminaria semblait honteuse. Ce n’était pas logique qu’elle me regarde avec cet air coupable quand c’était moi la coupable de tout, non ? Une fois passée la surprise, je me sentis un peu en colère parce que c’était seulement le lendemain qu’il était prévu que j’aille m’excuser. À présent, je devais improviser.

— Bonjour —dis-je enfin sur un ton parfaitement neutre—. Je suppose que tu es venue pour réclamer ton argent et pour que je te présente mes excuses.

Suminaria devint livide.

— Non, moi… bon.

— Eh bien, je te demande sincèrement pardon —fis-je, agitée, me levant de mon siège—. J’étais furieuse et je ne savais pas ce que je faisais. L’argent, tu l’auras demain, à moins que tu veuilles passer le chercher.

Je parle avec Suminaria Ashar, pensai-je. Je parle à une Ashar. Pouvais-je être plus mal tombée ? J’avais envie de sortir en courant. Je serrai fortement le poing. La douleur m’aida à me concentrer à nouveau.

Le visage de Suminaria avait une expression de douleur. Pourquoi chaque fois que je me sentais mal, les autres semblaient souffrir davantage ?

— Je regrette —fit Suminaria. Sa voix se brisa. J’étais stupéfaite : elle était au bord des larmes !

— Tu n’as rien à regretter —répondis-je, en me rasseyant.

— Je regrette —répéta-t-elle avec plus de fermeté—, parce que c’est ma faute. J’aurais dû prévenir que, probablement, je ne pourrais pas venir. Je ne peux pas m’échapper de cette maison. Elle est pleine de… d’alarmes et de gardes. Mais je ne le regrette pas seulement pour ça.

Elle semblait suffoquer lorsqu’elle ajouta :

— Quand tu m’as attaquée, j’ai été prise de panique. La douleur m’a aveuglée et j’ai activé un sortilège très puissant. Une sphère nerveuse. —Elle déglutit pendant que je la regardai, stupéfaite, sans avoir la moindre idée de ce qu’était une sphère nerveuse—. Si je l’avais faite correctement, tu aurais pu rester complètement paralysée, ou pire, tu aurais pu mourir.

Je fronçai les sourcils. Alors c’était ça. Suminaria se sentait coupable parce qu’elle avait risqué de provoquer ma mort. C’était pour ça que je ressentais encore une impression d’abrutissement qui persistait… Mais Suminaria avait seulement voulu se défendre.

— Je crois que je préfèrerais mourir à rester complètement paralysée —mon visage s’illumina—. En tout cas, je me réjouis que tu ne sois pas aussi bonne celmiste que tu le prétends. Cependant… —je fis une pause— je continue à penser que ce n’est pas ta faute. Toi, tu essayais seulement de te défendre.

— Pour sûr —répliqua Suminaria, levant les yeux au ciel.

J’éclatai de rire. Finalement, elle semblait avoir un peu d’humour, pensai-je.

— Tu acceptes mes excuses, alors ? —lui demandai-je.

— Si tu acceptes les miennes.

Je me levai et je mis ma main sur son cœur.

— Eh bien, faisons un échange d’excuses.

Suminaria regarda ma main et pâlit.

— Ça, c’était une idée de l’oncle Garvel —murmura-t-elle.

Je fis une moue malicieuse.

— Eh bien, je lui recommande de ne croiser ni le chemin de Lénissu ni le mien. Pour son bien.

Suminaria ouvrit grand les yeux et, moi, je lui adressai un immense sourire pendant qu’elle portait sa main sur mon cœur et que nous faisions la paix.

21 L’Île Sans Soleil

Le jour suivant, je passai les examens de Littérature, de Mathématiques et de Biologie. Akyn ne me reparla pas en public et je supposai que son père l’avait sermonné, mais il me lança un regard complice qui me rendit courage et, pourtant, j’avais rendu les feuilles de Littérature presque blanches. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même : je n’avais étudié aucun de ces maudits ouvrages, mais à l’heure qu’il était, que m’importaient les résultats ? Quoiqu’en dise Kirlens, on ne saurait pas si j’aurais pu devenir une excellente orilh parce que je m’en irais un jour avant que les résultats soient publiés, alors, à quoi bon se tracasser ? En plus, je n’avais jamais eu pour objectif d’être une excellente orilh, n’est-ce pas ? En réalité, avant la venue de Murry, je n’avais pas d’autre objectif que celui de m’amuser et d’apprendre. Et pour moi rien n’avait changé.

L’après-midi, Lénissu et moi, nous apportâmes à la demeure des Ashar la somme due que nous remîmes à un secrétaire qui portait des lunettes, sans que l’oncle Garvel ne se montre. Lénissu sortit de la maison et laissa échapper un soupir de soulagement :

— Je déteste me trouver chez les grands de ce monde. J’ai la sensation qu’ils peuvent nous écraser comme si nous étions de sales fourmis.

— Tu n’avais pas cette impression chez Émariz —observai-je.

— Bah. Émariz faisait partie des grands, mais elle s’est abaissée d’un coup. Elle a toujours eu de mauvaises relations. Une dame sans scrupules qui traite avec des gens de vile engeance.

— Comme les contrebandiers ? —suggérai-je tranquillement.

— Un bon exemple —répliqua simplement Lénissu.

Je passai l’après-midi à la bibliothèque, en compagnie d’Akyn, installés entre des étagères, dans un recoin par où personne ne passait. Je pus alors tout lui raconter sur le voyage et sur l’Amulette de la Mort. D’abord, Akyn parut horrifié, puis totalement ahuri.

— Dolgy Vranc va venir avec nous ? —siffla-t-il entre ses dents—. Je croyais qu’il était de ces personnes qui ne sortent jamais de leur trou comme les taupes.

— Si tu te rappelles, il nous racontait beaucoup d’histoires sur des endroits étranges. Peut-être qu’il les a réellement vus.

— Oui, il disait qu’il sortait de là ses idées pour fabriquer des jouets, non ? Pff, j’ai du mal à le croire —dit Akyn, en se raclant la gorge.

Je souris.

— Qui sait ? Peut-être y a-t-il plus de vérités que de mensonges dans ce qu’il raconte.

Akyn eut une moue sceptique, mais ne dit rien. Nous étudiâmes tout le reste de l’après-midi, enterrés parmi les livres et la poussière.

Il ne restait plus que trois jours de pratique et nous nous en irions, songeais-je par moments. Chaque fois que j’y pensais, je me réjouissais. Nous partirions loin des tortionnaires ! Et loin de tout Ato, qui me détestait. Akyn était encore plus impatient que moi. C’est sûrement pour cela que le jour suivant, durant l’épreuve de lutte corps à corps, il perdit contre moi et, pourtant, je n’étais d’humeur à me battre contre personne.

Maintenant que Suminaria m’avait parlé de la sphère nerveuse qu’elle avait jetée contre moi, je me rendis compte de l’étendue de son effet. Les mouvements rapides me donnaient la nausée et un fort mal de tête. En outre, bien que les pieds me fassent moins mal, les mains m’arrachaient encore des grimaces de douleur. Inutile de dire que je perdis contre Yori. Je fis un gros effort pour l’emporter sur Marelta, mais je perdis et dus supporter son horrible sourire pendant plusieurs heures. Son mépris commençait à sérieusement me fatiguer. En plus, le jury évita un affrontement entre Suminaria et moi, et cette preuve de prudence ridicule me blessa, car elle montrait clairement que tout le monde pensait que j’étais une petite sauvage incontrôlable à moitié folle capable d’attaquer de nouveau l’intouchable Ashar. Super. Quand je sortis de la Pagode Bleue, j’écumai de rage.

Je retournais à la taverne lorsqu’une masse à l’expression préoccupée et concentrée me barra le passage.

— Shaedra, il faut que je te demande quelque chose.

— Galgarrios —fis-je—. Qu’est-ce que tu fais ici ? Je suis sûre que tes parents ont dû te dire de ne pas me parler.

Quand je vis son expression blessée, je me traitai d’insensible et je le pris doucement par le bras pour continuer à marcher avec lui.

— Je regrette, Galgarrios, je suis un peu brusque ces derniers temps. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

Galgarrios accepta mes excuses sans broncher et passa directement à ce qui le préoccupait.

— Je me demandais si tu savais où était Aléria.

Quelle question ! Que voulait-il que je lui réponde ?

— Non, Galgarrios, je n’en ai aucune idée.

Galgarrios se tourna vers moi. Ses yeux brillaient d’une concentration qui n’était pas habituelle chez lui.

— Eh bien, moi, si, je sais où elle est.

Il me fallut plusieurs secondes pour comprendre qu’il parlait sérieusement.

— Toi, Galgarrios, tu sais où est Aléria ? —murmurai-je.

Il acquiesça, convaincu.

— Oui.

— Où ça ?

— Elle est allée chercher Daïan.

J’attendis qu’il ajoute autre chose, mais non, c’était tout. Intérieurement, je laissai échapper un immense soupir. Pourquoi avais-je eu l’espoir qu’il en sache davantage ?

— Très bien, Galgarrios —répliquai-je—, mais cela ne nous avance pas beaucoup.

Galgarrios prit un air surpris.

— Tu crois ? Mais il suffit d’aller où se trouve Daïan et voilà.

— Et toi, bien sûr, tu sais où se trouve Daïan.

Il ferma à demi les yeux, pensif, et opina du chef :

— Non, je ne le sais pas —reconnut-il, et je grognai, exaspérée, mais il continua— : Mais, cette nuit, quand je réfléchissais, j’ai compris.

— Félicitations. Et tu as compris quoi ?

Son visage s’illumina.

— Tu ne vois pas ? Les ombres. Le cri. Tout concorde. Ils ont emmené Daïan à l’Île Sans Soleil.

Je ne pus l’éviter, je couvris des mains mon visage.

— Oh, Galgarrios !

— Je suis bon, hein ?

Il me souriait, très fier de lui. J’éclatai. Mon exaspération se transforma vite en un éclat de rire sonore.

— Ah —dis-je, me séchant les yeux—. Super, Galgarrios, vraiment super.

Son visage perplexe se changea en un visage heureux.

— Alors, il faut le dire au Mahir, pour qu’il aille la chercher, n’est-ce pas ?

— Écoute, ne te préoccupe pas. Je me charge de tout.

Il n’y vit pas d’inconvénients, il fut même très soulagé à l’idée que ce ne soit pas lui qui doive parler au Mahir. L’Île Sans Soleil, me répétai-je, souriante, tandis que j’entrais à la taverne. Comment pouvait-il encore croire à cela ?

* * *

Le jour suivant, nous avions l’épreuve pratique qui, selon beaucoup, comptait plus que tous les autres examens. Je me levai tôt, sans que Wiguy ait à me sortir du lit. En bas, Lénissu n’était pas là et je pariai qu’il dormirait à poings fermés jusqu’à midi. Je déjeunai malgré ma nervosité et je me retrouvai à la Pagode Bleue sans avoir le temps de me faire à l’idée que j’étais arrivée.

— Aujourd’hui, c’est l’épreuve décisive —me murmura Akyn, pendant qu’un maître du jury, le maître Tabrel, nous guidait hors de la pagode vers un édifice contigu.

— Eh bien, j’espère qu’elle sera à ma hauteur —lançai-je sur un ton pédant, imitant Yori.

Nous éclatâmes de rire et Yori, qui nous avait entendus, nous jeta un regard mauvais.

— Bien —dit le maître Tabrel une fois tous arrivés dans une salle allongée qui avait plein de portes—. Prenez chacun un de ces bandeaux et mettez-les autour de la tête. Ne l’enlevez à aucun moment et sous aucun prétexte —tandis que nous nous exécutions, il ajouta— : Derrière ces portes, se trouve la scène de l’épreuve. Souvenez-vous du règlement et faites tout ce que vous pouvez pour terminer l’épreuve.

Malgré mon esprit confus, que ce soit à cause du stress de l’épreuve ou à cause de la sphère nerveuse de Suminaria, j’aperçus un sourire en coin sur le visage du maître Tabrel.

— L’épreuve a commencé —prononça-t-il à l’intention des treize snoris que nous étions.

Nous ouvrîmes chacun la porte qui nous était assignée, nous la franchîmes et nous plongeâmes dans l’obscurité.

22 Épreuve de volonté

Je regardai autour de moi. Je me trouvai sur un sol blanc illuminé ; au-delà tout était noir. Qu’attendait-on de moi ? J’allumai une sphère de lumière, mais elle n’éclaira pas l’obscurité, comme s’il n’y avait rien à éclairer. Qu’y avait-il dans l’obscurité, au-delà du sol blanc ? Et soudain, je me demandai : n’était-ce pas tout simplement une énigme à résoudre ?

Je me souvins, inopinément, de ce qu’avait dit Kirlens quelques jours auparavant : “Tout ce qui est blanc n’est pas bon ni tout ce qui est noir mauvais”. Tout ce qui est noir n’est pas mauvais, me répétai-je. Je jetai un coup d’œil à ce qui semblait être le pire des vides et je posai un pied. Sur un sol ferme.

Alors un petit couloir s’illumina et je perçus une atmosphère chargée d’énergies. Au milieu du couloir, se trouvait un objet. Suspect, me dis-je, en plissant les yeux. Sans aucun doute, il devait y avoir des pièges. Je passai un bon bout de temps à examiner les énergies, sans arriver à comprendre les sortilèges. Et, par un étrange hasard, je pensai tout à coup que l’objet au milieu du couloir pouvait être un maeth. D’après ce que j’avais lu, un maeth était une magara, créatrice d’illusions qui montrait des choses irréelles en utilisant des harmonies avancées.

Le couloir où je me trouvais n’était peut-être donc pas un couloir. J’essayai alors de percevoir le tracé d’un sortilège harmonique et j’y parvins à moitié, m’assurant au moins qu’effectivement, ce que je voyais était une illusion.

J’examinai le mur, levai une main et le touchai, ou du moins je prétendis le toucher, car ma main traversa ce qui aurait dû être le mur. Je fis un bond en arrière, alarmée. Soudain, j’entendis un rire étranglé.

Je fronçai les sourcils. Est-ce que cela pouvait être un des autres snoris ? En fin de compte, peut-être que le mur était totalement fictif et qu’en réalité, nous nous trouvions tous dans une grande salle sans murs. Ou alors, c’était le maeth.

Le rire laissa place au silence. Je regardai intensément le maeth et je me répétai mentalement que ce rire devait provenir de cet objet.

Alors, j’entendis un cri que je reconnus immédiatement. C’était le cri d’Aléria.

— Aléria ! —criai-je à pleins poumons.

Je traversai le couloir à la hâte, en utilisant le jaïpu avec prudence, car je ne savais rien de ce qui m’entourait réellement. Plusieurs pièges s’activèrent et ce fut un miracle si je les esquivai tous, évitant une chute dans un énorme trou fictif grâce à un saut artistique. J’atterris sur une place pavée. Aryès se trouvait là, le regard rivé sur l’illusion d’un énorme monstre des abysses.

Aryès, me dis-je, en haletant. C’était Aryès, pas Aléria, évidemment. Aléria ne pouvait pas être là. L’elfe noir était terrifié. Je ne réussis même pas à donner un nom à la créature qui dévoilait ses dents pointues. Aléria aurait certainement pu. J’écartai cette pensée de mon esprit et criai :

— Aryès ! Ce n’est qu’une illusion.

Aryès m’aperçut du coin de l’œil. Il était rigide et livide, les lèvres serrées comme pour ne pas crier. Il était mort de peur. Il ne bougerait pas. Venant d’Aryès, ce n’était pas surprenant. À ce moment, Yori apparut de l’autre côté de la place. Les autres ne tarderaient pas à apparaître. Et apparemment l’objectif était donc de tuer cette créature, supposai-je.

Akyn et Marelta arrivèrent tous deux en même temps et trébuchèrent l’un contre l’autre. Je vis Marelta bousculer mon ami avec brutalité et marmonner quelque chose avant de regarder autour d’elle. Elle poussa un cri en voyant l’énorme forme ténébreuse et terrible.

— Par tous les démons, c’est quoi cette horreur ? —bégaya Akyn.

À cet instant, un rugissement démoniaque retentit. Ce n’était qu’une illusion, me répétai-je, toute tremblante.

— Ouah —entendis-je souffler Aryès, alors que le monstre s’agitait.

— Nous devons défaire l’illusion ! —lança Marelta, les yeux écarquillés.

J’acquiesçai de la tête, mais ne bougeai pas. À présent, nous étions tous devant la créature et j’étais sûre que le jury attendait que nous éliminions l’illusion à nous tous.

— On la croirait réelle —murmura Akyn.

— Tu as peur ? —répliqua Marelta avec une moue méprisante.

— Allez —nous encouragea Yori—. Au travail.

Nous nous avançâmes et nous nous concentrâmes. Au moins, j’étais assez douée avec les harmonies, pensai-je. La créature grondait et, dès que nous essayâmes de la détruire, elle se rua sur nous pour nous effrayer, sans toutefois nous atteindre. Le jury entier était-il concentré à maintenir cette illusion ?, me demandai-je. Je cherchai les tracés les plus faibles et tentai de les couper. Ce ne fut pas facile : l’illusion se reconstruisait et anéantissait chaque fois nos airs de victoire. Finalement, tout s’effrita, mais, avant de disparaître, la créature s’abattit sur nous. Marelta poussa un cri de terreur.

— Celle qui disait ne pas avoir peur —rit Aryès, nerveux.

Je le regardai, stupéfaite. Aryès en train de se moquer de Marelta ! Vraiment, c’était une première. Et il ne détourna même pas les yeux face à son regard assassin ! Sans pouvoir l’éviter, je laissai échapper un petit rire amusé qui me valut un rictus sardonique de Marelta.

Nous examinâmes enfin la salle. Elle était grande et, plus loin, le sol était recouvert de larges pierres, mais, à part quelques colonnes, il n’y avait rien. Si, une porte à deux battants, au fond et dans la pénombre.

Nous allions avancer dans la salle lorsqu’Akyn leva une main.

— Attendez.

— Quoi ? —répliqua immédiatement Yori.

— Regardez le sol. La forme des pierres —expliqua-t-il—. Ce sont des hexagones. Ils sont de différentes couleurs.

— Et ? —fis-je, sans comprendre.

— Cette salle est un piège —murmura Suminaria.

— Une énigme —rectifia Akyn.

Je le regardai avec admiration. Akyn semblait incarner Aléria et son intelligence à Ato. Certains échangèrent des regards, sceptiques.

— Qu’est-ce que tu proposes ? —lui demanda Laya. Confronté à sa nouvelle autorité, Akyn avait l’air un peu perdu.

— Eh bien…

— Jetons quelque chose sur un hexagone —proposa Révis.

Tous se montrèrent d’accord et nous attendîmes que Révis invoque quelque objet, étant donné que c’était presque un des seuls à réussir une invocation. Il se concentra au point que des gouttes de sueur apparurent sur son visage. Il agitait la tête comme un taureau… et finalement apparut une ridicule bille d’un vert fluorescent. Elle tomba de sa main et se mit à rouler vers l’un des hexagones.

Instinctivement, nous reculâmes de quelques pas.

— Qu’est-ce vous croyez qu’il va se passer ? —demanda Galgarrios.

— Ça va exploser —rit Kajert, nerveux.

— Non. Je crois qu’un monstre va sortir —dit Marelta.

Rien que de penser qu’un monstre se cachait à chaque hexagone, j’oubliai toute réplique moqueuse.

La bille roulait et roulait de plus en plus lentement. Elle s’arrêta à un centimètre de l’hexagone et j’entendis les soupirs exaspérés des autres. Moi-même, je n’en croyais pas mes yeux et j’étais presque sûre que le jury l’avait fait exprès.

— Qu’est-ce qu’on fait ? —souffla Laya.

À cet instant, Aryès avança de quelques pas et se concentra pour jeter un sortilège. Il dessina en l’air des signes que je ne reconnus pas. Soudain, on entendit un léger souffle de vent et la bille glissa jusqu’au premier hexagone. Sans y penser, j’attrapai le bras d’Aryès et le tirai en arrière. Juste à temps. Une pluie de lave ardente tombait sur le premier hexagone et éclaboussait tout autour, en émettant des claquements et crachant des gouttes rouges brûlantes. L’illusion était aussi bien réussie que celle de la créature des abysses, songeai-je, impressionnée.

— Fichtre, Aryès, je ne savais pas que tu étais un expert en énergie orique —lança Yori, ironique.

Aryès rougit un peu.

— J’ai lu des choses là-dessus.

— Au moins, comme ça, nous savons que cette salle n’est pas tout à fait inoffensive —dit joyeusement Akyn.

Je lui donnai un coup de coude, moqueuse.

— Trouve-nous un moyen de sortir d’ici, puisque tu es si malin —lui lançai-je.

Nous attendîmes un bon moment, mais la pluie continuait, imperturbable.

— Cela ne va pas s’arrêter —observa Marelta exprimant notre pensée à tous—. Je crois qu’il faut deviner quels hexagones ont des pièges et essayer de ne pas les activer.

Pour une fois, j’étais d’accord avec elle. Malheureusement, personne ne savait par où commencer. Il était impossible de contourner les hexagones pour atteindre la porte qui nous faisait face.

Nous étions désespérés et découragés, quand, soudain, Yori s’exclama :

— Regardez !

Nous nous tournâmes vers lui. Il indiquait l’un des hexagones et nous nous empressâmes de le rejoindre. Il y avait quelque chose d’écrit. Oh, non, me dis-je. C’était sûrement quelque énigme. Et, de fait, c’en était une.

— « Commence par sauter du vide vers le ciel » —lut Salkysso, par-dessus l’épaule de Yori.

Akyn et moi, nous éclatâmes de rire. Cette phrase n’avait aucun sens.

— Je comprends ! —fit Salkysso toutefois—. Ce qu’il faut faire, c’est sauter jusqu’à l’hexagone bleu, là-bas. C’est le seul, il se trouve sur la deuxième rangée.

— Ce bleu, tu veux dire ? —Ozwil désigna un hexagone rouge.

Nous le regardâmes tous perplexes.

— Moi, à la deuxième rangée, le seul hexagone bleu que je vois, c’est celui-là —grogna Yori, signalant un hexagone vert.

J’eus du mal à me retenir de rire quand je compris que chacun d’entre nous voyait les hexagones d’une couleur différente. Lorsque les autres le comprirent aussi, nous nous rendîmes compte que si chacun d’entre nous se plaçait en face de l’hexagone qui pour lui était bleu, chacun avait une place différente. Il ne restait qu’un hexagone libre. Celui d’Aléria, compris-je.

La première qui sauta jusqu’à son hexagone bleu fut Laya. Aucune catastrophe ne se produisit ; aussi, nous sautâmes tous jusqu’à notre hexagone bleu respectif. Comme le mien se trouvait juste derrière l’hexagone activé plein de lave, je dus faire des acrobaties pour l’atteindre, mais j’y arrivai grâce à un joli saut. Tous y parvinrent sans problèmes, excepté Ozwil, qui, peu habitué à sauter sans ses bottes bondissantes, calcula mal et retomba brutalement sur un hexagone qui pour moi était vert. La voix d’un des juges surgit de je ne sais où et lui demanda de rester où il était. Ozwil le prit assez mal, mais il ne bougea pas.

Sur chaque dalle bleue, il y avait une énigme différente inscrite dans la pierre au moyen d’une illusion. Mon énigme était : « De quelle couleur est la livrée officielle de la ville de Neiram ? ». Je faillis laisser échapper un grognement. Mais quelles questions !, pensai-je. Je regardai autour de moi, les yeux plissés, puis mon visage s’éclaira. C’était le rouge. Mais je grimaçai aussitôt en me rendant compte que le seul hexagone rouge qui m’entourait était occupé par Marelta. Tant que l’elfe noire n’aurait pas bougé, je ne pourrais pas avancer.

Mais Marelta semblait avoir des problèmes pour déchiffrer son énigme. Soupirant intérieurement, je lui demandai :

— Quelle est ton énigme ?

— Et qu’est-ce que tu en as à faire ? —rétorqua-t-elle.

Quand je lui expliquai mon problème, elle ne parut pas non plus très contente, mais elle accepta de me lire son énigme. C’était un exercice de calcul avec des cosinus et des angles. Nous dûmes demander de l’aide à Ozwil, le fort en calcul de la classe. Puni sur sa dalle, il fit les calculs mentalement et nous donna le résultat. Finalement, Marelta avança d’un hexagone et je la remplaçai sur le sien.

Je vis que l’énigme s’effaçait de la dalle et qu’il en réapparaissait une autre : « Quelle couleur a une solution de strandium ? ». Je n’en avais aucune idée.

Les autres continuaient à avancer d’hexagone en hexagone. Par contre, Galgarrios semblait aussi bloqué que moi et, sur le visage d’Akyn, on pouvait lire une intense concentration, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose. Il ouvrit les yeux et secoua la tête, découragé.

— Un trou de mémoire, Akyn ? —lui demandai-je.

— Qui a découvert l’archipel des Anarfes ?

Eh bien, ils n’hésitaient pas à poser des questions difficiles ! Comme je faisais non de la tête, et que je me préparais à lui dire que je n’en avais aucune idée, Laya intervint :

— Je crois que je me souviens ! On le surnommait l’éventreur. Le nom… je ne m’en souviens pas.

Le visage d’Akyn s’illumina et il dit :

— Hansil Gavrïés l’éventreur. Et Gavrïés, c’est le violet, en caeldrique !

— Voilà ! —approuva Laya.

Akyn avança d’un hexagone. Il manquait trois niveaux à Yori et Salkysso, quatre, à la majorité et, moi, j’étais toujours au second.

— Un problème, Shaedra ? —me demanda Akyn.

Je lui lus mon énigme. Akyn siffla entre ses dents.

— Aucune idée —avoua-t-il.

Alors, Galgarrios intervint :

— Il n’existe pas un poème qui dit : « oh, belle fée, aux yeux plus bleus que le strandium » ?

Je clignai des paupières, étourdie, puis je pouffai, amusée. Mais bien sûr ! Je sautai sur l’hexagone bleu et je lançai une exclamation triomphale.

— Merci, Galgarrios ! Tu es un génie. Tu veux que je t’aide pour ton énigme ?

Galgarrios fit non de la tête.

— Non, j’ai déjà compris l’énigme. J’ai compris le jeu. Cela me suffit.

Je le contemplai, stupéfaite. Vraiment, Galgarrios pouvait dire des choses totalement incompréhensibles. Comme il avait l’air content sur son hexagone, je n’insistai pas et je me concentrai sur la prochaine énigme. Les autres n’arrêtaient pas de se poser des questions pour être sûrs de ne pas se tromper ou pour s’entraider lorsqu’ils étaient bloqués.

L’énigme suivante était une question de bon sens et je passai à la suivante avec facilité. Je continuai à avancer. Néanmoins, j’avais perdu beaucoup de temps avec l’énigme du strandium et il me manquait encore trois niveaux quand Yori, Salkysso et Marelta atteignirent la porte.

— Elle est fermée ! —déclara Salkysso.

Alors, ils virent le message placardé sur la porte, mais, apparemment, ils ne savaient pas le déchiffrer. Je me concentrai sur l’énigme suivante avec décision : « Quelle est cette plante ? » Il y avait un dessin en dessous. Je soupirai de soulagement ; je la connaissais :

— Rakorne blanche —dis-je, comme si mes mots pouvaient avoir quelque effet magique. Je sautai à l’hexagone blanc.

— Ça y est ! —cria Yori. Visiblement, ils avaient résolus l’énigme, car ils parvinrent à ouvrir la porte. Yori traversa le seuil… et disparut.

— Et merde alors —l’entendis-je dire. Il se trouvait derrière moi, et devait recommencer depuis le début. Yori avait traversé un déviateur.

Plusieurs se mirent à rire. Marelta disparut par la porte entrouverte suivie de Salkysso, Avend, Laya et Révis et cette fois, aucun ne fut renvoyé à la case départ. Aryès arriva d’un bond près de la porte et se tourna vers nous, les sourcils froncés. Akyn était sur le point de réussir, Galgarrios n’avait pas bougé de son havre de paix, Yori essayait de se souvenir de son parcours et Ozwil était toujours prisonnier de son hexagone vert, paralysé, l’air mortellement ennuyé. Et Kajert ? À cet instant il venait d’activer un piège et, l’air sombre, il s’assit sur une dalle avant que le jury ne lui dise quoi que ce soit. Quant à Suminaria, assise contre une colonne et les sourcils froncés, elle observait un parchemin. D’où est-ce qu’elle avait sorti ça ?

« Arrache-le-lui des mains ! »

La voix s’imposa à moi comme une violente bourrasque. Je perdis le peu de patience qui me restait et me mis à courir, sautant et activant toutes sortes de pièges. En quelques instants, je sentis une partie de mon bras se glacer, puis une pluie de poison tomber et, enfin, une troupe de léopards me poursuivre. Finalement, j’arrivai près de Suminaria totalement étourdie et l’esprit en effervescence ; je voyais des créatures tournoyer de tous les côtés, mais ma colère demeurait. Je pris le parchemin des mains de Suminaria et le déchirai en plusieurs morceaux devant son regard ébahi. Cette maudite épreuve est terminée, pensai-je. Adieux le jury, les tortionnaires, les assassins de Sayn… Je sentis que quelqu’un me prenait doucement par le bras et m’entraînait loin. Il y eut une explosion, puis plus rien.

Je revins à moi dans ma chambre. J’entendais des voix et je fus surprise quand je les reconnus. L’une d’elle était celle d’Akyn et l’autre celle d’Aryès. Aryès ! Que faisait-il dans ma chambre ? Jamais il n’avait été mon ami. Il m’avait toujours semblé un esprit timide et craintif.

— Tu n’as pas besoin de te préoccuper davantage, Aryès, je m’occupe d’elle —disait Akyn.

— Bien sûr —répliquait simplement l’autre.

Mais je n’entendis aucun bruit de pas. Aucun des deux ne bougeait.

— Pourquoi crois-tu qu’elle a fait ça ? —C’était Akyn qui parlait.

— Tu veux parler des pièges qu’elle a activés ? Je ne sais pas, mais elle a surpris tous ceux du jury.

— Oui. Je me demande comment elle a fait pour ne tomber dans aucun des pièges.

— Ce n’est pas vrai —grommelai-je.

Je grognai et ouvris les yeux. Aryès était debout, près de la porte, Akyn était assis sur ma chaise. Et ils parlaient comme des commères. Je les avais fait sursauter et à présent ils me regardaient, surpris.

— Ce n’est pas vrai, je vous dis —insistai-je—. Presque tous les sortilèges m’ont touchée. J’ai presque l’impression d’avoir encore le bras congelé. Buerk, je n’aime pas ça du tout. Au fait, qu’est-ce que vous faites dans ma chambre ?

— Quand nous sommes sortis de l’édifice, tu étais évanouie et nous t’avons ramenée ici.

— Dernièrement, j’ai l’impression d’être un poids mort à qui il arrive tout le temps des malheurs —marmonnai-je.

Je me redressai et je me rendis compte que j’avais un mal de tête terrible. Je me frappai le front d’un poing impatient.

— Par tous les… Il ne me manquait plus que ça. Qu’est-ce qui s’est passé après que j’ai enlevé le piège des mains de Suminaria ?

Akyn et Aryès échangèrent un regard confus.

— Tu dis ? —demanda Akyn, interloqué.

— Le parchemin. C’était un piège —expliquai-je, impatiente—. Pourquoi est-ce que je me serais mise à courir sinon ? Suminaria était comme sous l’emprise du parchemin et, comme on avait déjà perdu Ozwil, je me suis dit que ça suffisait comme ça.

Je fronçai les sourcils en terminant ma phrase. Ce que je racontais n’avait pas de sens. Non, il devait y avoir autre chose. Je me souvins de la voix impérative qui m’avait crié : “Arrache-le-lui des mains”. Ce que j’avais entendu, était-ce réel ou pas ?

Si Akyn avait été tout seul, j’aurais pu commenter davantage ce qui s’était passé, mais je ne pouvais me fier à Aryès. Il penserait sûrement que j’entendais des voix irréelles dans ma tête. Il penserait : la terniane à moitié folle est devenue lunatique. Je secouai la tête, en soupirant. Cet enchaînement d’évènements étranges ne se terminerait donc jamais ?

— Bah. Je n’ai rien dit. Un instant, j’ai cru… Bah, ça n’a pas d’importance. Comment s’est terminée l’épreuve pour vous ?

Je ne demandai pas pour moi. Je savais déjà que l’épreuve avait été une vraie catastrophe.

— Eh bien —dit Akyn—, moi, j’ai réussi à atteindre la porte et à sortir. Yori est resté bloqué sur un hexagone. Galgarrios —il sourit en le mentionnant— s’est assis sur l’hexagone où il se trouvait et s’est mis à bâiller. Et Aryès —ajouta-t-il, en se raclant la gorge—, il vous a pris Suminaria et toi et vous a aidées à sortir de la salle…

— Tu as fait ça ? —m’exclamai-je, bouche bée.

Aryès avait rougi, mais il souriait comme un enfant heureux.

— Oui, c’est ce que j’ai fait.

Je ne commentai pas son action parce que tout simplement je n’arrivais pas à comprendre le changement d’attitude d’Aryès. Il avait été capable de riposter face à Marelta. Capable de faire un sortilège orique… et capable de faire le ridicule en nous sortant Suminaria et moi de la salle des hexagones alors que nous n’étions pas en réel danger.

— Eh bien —grognai-je, tout en me frottant les tempes endolories—. Je suppose que les membres du jury te récompenseront pour cet acte solidaire.

Aryès pâlit.

— Sûrement —répliqua-t-il brusquement—. Je dois y aller —ajouta-t-il avant d’ouvrir la porte et de sortir en lançant un « à demain ».

La porte se referma derrière lui.

— Par tous les démons, qu’est-ce qui lui prend ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Akyn leva les yeux au ciel.

— Laisse tomber. Il ne changera jamais. En tout cas, il s’est offert volontairement pour m’aider à te ramener jusqu’ici.

— Tout un détail. Et Galgarrios ?

— Il était évanoui. Kajert aussi. En réalité, tous ceux qui se trouvaient dans la salle étaient inconscients et ont dû être sortis, sauf Aryès. Ne me demande pas pourquoi. Il y a des mystères insondables.

— Oui, des mystères insondables —répétai-je, en fronçant les sourcils.

Je sentais qu’il y avait quelque chose que je devais comprendre. Quelque chose qui était en relation avec la voix qui m’avait parlé. Cette voix n’avait rien à voir avec l’épreuve ni avec le jury. Mon instinct me le disait.

Je me levai d’un bond et j’allai vérifier si je pouvais ouvrir la fenêtre… Fermée. À nouveau fermée !, pensai-je, un peu effrayée. Mais cette fois le sortilège était encore plus facile. Cela n’avait rien de compliqué. Mais, pourquoi ? Peut-être un message, réfléchis-je, en essayant de me tranquilliser. Mais un message, pour l’être, devait d’abord être compréhensible et, moi, je ne comprenais rien.

— Tu sais, Akyn ? —dis-je en observant le tracé du sortilège de la fenêtre.

— Quoi ?

Un instant, je voulus lui dire autre chose, je voulus lui dire que j’avais compris que le parchemin était enchanté et que Suminaria avait été sur le point de subir un sortilège maléfique, peut-être même de mourir. Mais alors, je me souvins que chaque fois que je disais quelque chose, une catastrophe arrivait et je me contentai de lui montrer la fenêtre.

— C’est la deuxième fois que ça arrive. Un sortilège de verrouillage sur ma fenêtre. Tu crois que cela pourrait être des défauts du morjas ?

Akyn se leva aussitôt et vint à mes côtés. Il s’assura que la fenêtre ne pouvait pas s’ouvrir, puis il fit non de la tête.

— Cela ne semble pas être un défaut du morjas.

Je laissai échapper un soupir fatigué. J’avais mal à la tête et je n’avais pas envie de réfléchir. Devinant peut-être mon état d’esprit, Akyn s’abstint de me poser des questions, il m’aida à rompre le verrouillage magique et, peu après, je me retrouvai seule dans ma chambre, les pensées embrouillées se bousculant dans mon esprit. Je plaçai la chaise près de la fenêtre et je m’assis pour contempler les toits.

Dehors, deux coups de cloche sonnèrent. Tant d’heures s’étaient écoulées ? Combien de temps avait duré l’épreuve ? Je n’en avais aucune idée. Je levai la tête et je regardai la tour de garde, au loin. Un elfe de la terre, les coudes appuyés sur le parapet, contemplait le ciel d’un air serein.

Les questions continuaient à se presser dans ma tête, sans me laisser une minute en paix. Pourquoi quelqu’un voulait-il faire du mal à Suminaria ? Pourquoi me verrouillait-on la fenêtre ? Pourquoi Daïan et Aléria avaient disparu ? À toutes ces questions, seul un immense silence me répondait.

23 Perdre le nord

Je ne bougeai pas de toute l’après-midi et j’aidai comme je pus à la taverne ; je lavai les assiettes, je servis et cuisinai, selon le besoin. Pour rien au monde, je ne serais sortie du Cerf ailé. J’étais capable de provoquer un autre désastre et de déclencher une dizaine de malheurs. Il valait mieux se contenter de tâches monotones et tranquilles comme par exemple de surveiller la soupe pour le dîner.

Lénissu ne se montra pas de toute l’après-midi, et je me demandai que diable il faisait durant toute la journée. Faire la causette avec Dolgy Vranc ? Je souris. C’était bien la dernière chose que ferait Lénissu. Vu comme il l’avait critiqué, je ne cessais de penser que j’avais peut-être commis une grave erreur quand j’avais demandé au semi-orc de nous accompagner. Mais Dolgy Vranc avait accepté de respecter sa promesse avec bonne humeur, et je ne voyais vraiment pas en quoi cela pouvait être une grave erreur.

Au dîner, cependant, Lénissu fit son apparition dans la cuisine alors que je mangeais avec Wiguy. Il portait toujours son épée courte à la ceinture, mais il avait ôté sa cape noire de voyageur.

— Bonsoir, Lénissu —lançai-je.

— Bonsoir, Shaedra. J’ai entendu dire que la journée t’a été favorable —dit Lénissu, avec un grand sourire.

Je levai un sourcil sans comprendre à quoi il faisait allusion.

— Je me suis évanouie pendant l’épreuve. Je ne crois pas que le jury apprécie beaucoup ma prestation —ajoutai-je, me rendant compte seulement alors que c’était probablement le cas.

Lénissu me regarda, l’air étonné, puis il haussa les épaules et changea de sujet tout en s’asseyant à table avec une assiettée de soupe. En tout cas, il n’était pas nécessaire de lui dire qu’il fasse comme chez lui. De toute façon, je doutai qu’il ait un chez lui à part les Souterrains dont il semblait tant s’enorgueillir. Comme Wiguy n’aimait ni les manières ni la désinvolture chronique de mon oncle, je ne pus que m’étonner lorsqu’elle se mit à converser avec Lénissu sur le sujet de la tradition.

La conversation se prolongeait, tournant toujours autour du même pot, et je profitai d’un moment de silence pour demander :

— Lénissu, comment c’est les Souterrains ?

Mon oncle leva un sourcil, prit son verre de vin et l’avala d’un coup. Il le reposa et éructa, sans aucun doute pour provoquer la catégorique désapprobation qui se lisait à présent sur le visage de Wiguy.

— Pardon —fit-il, mais il n’avait absolument pas l’air de se sentir coupable—. Les Souterrains… —répéta-t-il, l’air songeur—. Eh bien, il y a des tunnels, des cavernes, des donjons, des cachots… Tout est très sombre. —Il sourit—. Mais ça tu le sais déjà. Il y a aussi des villes avec toutes sortes de boissons et de plats qui ouvriraient l’appétit d’un troll même si celui-ci venait d’avaler cent saïjits. À s’en lécher les doigts, ma nièce. Un jour, j’ai rencontré un cuisinier… —Il fronça les sourcils, comme si le souvenir le rendait inquiet—. C’était un humain, un de ces humains de grande taille que l’on ne voit pas partout. Il m’a appris une recette pour cuisiner des crabes des marais aux piments dans une terrine. Si tu veux, je te l’apprendrai.

Je levai les yeux au ciel tandis qu’il me parlait de la gastronomie des Souterrains. Finalement, je commençai à croire que son séjour dans les Souterrains n’avait pas été aussi terrible que je l’avais imaginé, à moins que Lénissu n’ait évité à tout prix de se souvenir des jours sombres.

Après le dîner, je revins dans ma chambre et je retrouvai la fenêtre à nouveau verrouillée. Après m’être balancée d’un pied sur l’autre, pensive, je décidai de ne pas l’ouvrir. Comme ça, je réprimerais plus facilement l’envie irrésistible que j’avais de sortir et de rechercher, entre autres, la personne qui m’avait par trois fois verrouillé la fenêtre.

Cette nuit-là, je dormis peu et je fis des cauchemars. Je rêvai que j’étais à nouveau dans la salle de l’épreuve et, à la place du monstre, je vis Taroshi. Puis j’aperçus Kirlens et Wiguy, s’approchant de Taroshi très lentement. Moi, je leur criais de s’arrêter, mais ils continuaient. Taroshi les entraînait dans un gouffre, et tous trois tombaient et réapparaissaient dans les airs, comme des marionnettes soutenues par des fils, tandis que résonnait un rire étranglé et perçant.

Je me réveillai couverte d’une sueur froide avec l’impression d’avoir passé toute la nuit à m’agiter comme un animal en cage.

* * *

Ce jour-là était le dernier jour des examens pratiques. Selon le maître Jarp, cette épreuve devait permettre d’évaluer notre capacité de réaction dans un environnement réel. Pour cela, il nous guida jusqu’aux bois.

Sur le chemin, nous croisâmes Nart et je fus surprise de le voir nous faire un signe d’encouragement à Akyn et à moi. Avait-il décidé de ne faire aucun cas de ce que pensaient les autres de mon attaque brutale contre Suminaria ?

— Shaedra… —me dit Akyn au bout d’un moment.

— Quoi ?

— C’est normal la façon dont les gens te regardent ?

— Comme si j’étais une bête furieuse, tu veux dire ? Bien sûr. Ils me haïssent.

— Non, non, je t’assure. Ils ne te regardent plus comme ça. En tout cas pas tous —se corrigea-t-il, légèrement gêné.

Je fronçai les sourcils et observai les visages autour de moi. Je m’attendais à croiser des regards de mépris ou à ce que les gens se détournent automatiquement. Au lieu de cela, je trouvai des regards curieux. Étais-je devenue un animal de cirque ?, pensai-je, vexée.

— Quelle mouche les a piqués ? —rouspétai-je.

Salkysso se tourna vers moi et me fit un grand sourire.

— Tu ne le sais pas ? Tu as sauvé la vie de Suminaria —me révéla-t-il—. Du moins, c’est ce que racontent les membres du jury. Apparemment, tu as pris le parchemin que lisait Suminaria et tu l’as déchiré. Et, apparemment, c’était un parchemin voleur-de-vies. Tu lui as sauvé la vie —répéta-t-il, très content.

Je fis un effort pour ne pas sauter de joie en apprenant la première bonne nouvelle que je recevais depuis des jours. Je n’avais donc pas rêvé et je n’avais pas fait le ridicule en écoutant la voix. Et tout le monde le savait. Akyn en était resté pantois. Salkysso me regardait avec un grand et franc sourire. La crainte que je lui inspirais semblait s’être volatilisée, observai-je.

— Mais qui avait introduit ce parchemin ? —demandai-je. Et j’ajoutai par-devers moi : comment un parchemin enchanté avait pu être introduit dans l’édifice des examens pratiques sans que le jury ne s’en rende compte ?

Salkysso fronça les sourcils, l’air subitement songeur.

— Personne ne le sait.

— Silence ! —tonna le maître Jarp, en se tournant vers les snoris.

Nous nous tûmes aussitôt et nous ne pipâmes plus un mot durant tout le reste du trajet. Suminaria marchait à côté du maître Jarp. Elle était pâle comme la mort. Peut-être craignait-elle une nouvelle tentative d’assassinat. Mais pourquoi quelqu’un voudrait-il soudain tuer la fille des Ashar ? En tout cas, peu m’importait que les gens qui ne me connaissaient pas me regardent avec mépris ou curiosité. Je ferais tout pour protéger Suminaria jusqu’à mon départ, me jurai-je.

Le maître Jarp lui aussi était un peu pâle quand il se tourna vers nous.

— Cette épreuve est la dernière épreuve des examens des snoris de première année. L’épreuve consiste à juger si vous connaissez bien vos réactions et votre instinct. L’instinct est sage, mais il ne sert pas dans tous les cas. Quand vous vous retrouverez dans une vraie bataille, vous le saurez. Maintenant, je vous informe que vous allez rentrer dans une zone protégée et surveillée où vous trouverez diverses sortes de monstres invoqués. Si un monstre vous touche ou vous effleure, il disparaîtra et ceci signifiera que vous avez mal réagi, d’accord ? L’objectif est de fuir et d’échapper aux bêtes, mais, si l’un d’entre vous se croit capable d’en tuer une, il peut le faire, du moment qu’il ne met pas en danger ses compagnons. L’idéal serait que vous alliez chacun de votre côté, mais, si vous voulez, vous pouvez former des groupes. Je n’ai rien d’autre à vous dire si ce n’est bonne chance.

Avec une moue débonnaire, il fit un signe nous invitant à avancer et à entrer dans la “zone protégée et surveillée” remplie de monstres.

* * *

Je m’accrochai à une branche comme je pus, maudissant mes bandages. Deux nadres rouges enrageaient au-dessous de moi et essayaient de s’agripper au tronc et de grimper pour m’attraper. J’en vis un qui s’élançait et je pris peur. Je me levai et je commençai à grimper encore plus haut. Lorsque je me fus agrippée à une autre branche, un peu plus fine que l’antérieure, je me retournai vers le bas, au moment même où retentissait un cri. Les nadres rouges s’en allaient. Ils avaient trouvé une autre proie. Sur un autre arbre, je vis le maître Yinur en pleine concentration pour maintenir les illusions de ses deux monstres et je détournai rapidement le regard, pour qu’il ne sache pas que je l’avais vu.

Je n’attendis pas qu’un nouveau monstre arrive et je me laissai glisser rapidement jusqu’au sol. Je regardai sur ma gauche, sur ma droite, et je courus vers l’endroit où avaient disparu les nadres rouges, avec un mauvais pressentiment.

Je trouvai Akyn, seul près d’un petit ruisseau. Il avait une expression renfrognée.

— Où sont les nadres rouges ? —lui demandai-je, en le rejoignant.

— Ils se sont jetés sur moi.

— Hum —je souris—. Cette épreuve me semble plus amusante que celle d’hier. Au moins, on n’a pas peur de marcher sur un hexagone coloré plein de lave.

— Tu as raison —coïncida-t-il avec moi ; son expression s’adoucit—. Est-ce que Dolgy Vranc est prêt pour le voyage ? —me demanda-t-il à voix basse.

Je haussai les épaules.

— Lénissu m’a dit qu’il avait intérêt à être préparé s’il voulait venir avec nous.

Ses yeux brillèrent d’excitation et d’espoir.

— Vers où irons-nous ?

— Vers le sud.

— Vers l’Insaride ? —articula-t-il, en avalant sa salive.

— Nous remonterons le Tonnerre —lui expliquai-je—. Lénissu dit que le plus probable c’est qu’Aléria ait pensé passer par là.

Akyn fronça les sourcils.

— Dis, tu es sûre qu’il n’essaie pas de te tromper ? Si je me rappelle bien, Murry et Laygra doivent se trouver vers le sud-est, d’après ce que tu m’as dit…

— Mouais —le coupai-je—. Franchement, quand le moment sera venu, je crois qu’il faudra trouver un moyen de convaincre Lénissu pour qu’il nous aide à chercher Aléria… et sinon… sinon, qu’il aille chercher Murry et Laygra tout seul pendant que nous partons à la recherche d’Aléria.

Akyn m’observa attentivement, comme pour essayer de lire mes pensées.

— Mais… Shaedra. Murry et Laygra sont tes frère et sœur.

— Oui —répliquai-je—. Mais je les connais à peine. Et tout en sachant que j’étais en vie, ils m’ont oubliée.

— Murry ne t’a pas oubliée —fit remarquer Akyn timidement.

— Il est venu une fois, je l’ai vu pendant quelques heures et il est parti. Qui sait où il est maintenant. Sincèrement, j’ai autant de probabilités de le trouver que de trouver Aléria. Je ne sais plus où est personne.

Akyn allait protester quand soudain se produisit quelque chose de très étrange. Deux monolithes apparurent formant un angle droit. L’un avait une lumière bleue, l’autre une faible lumière blanche, et tous deux émettaient un son grave semblable à celui d’une corde tendue que l’on fait vibrer. Du monolithe blanc, Aléria sortit couverte de sang et les yeux affolés. Elle nous contempla pendant quelques secondes comme dans un rêve, elle cligna des yeux, puis elle sembla entendre quelque chose de terrible, elle sursauta et se dirigea en chancelant vers le monolithe bleu, où elle disparut en poussant un cri.

— Aléria !

Akyn partit en courant vers les monolithes et je restai ahurie tandis que je contemplais la scène sans pouvoir en croire mes yeux. Je criai quelque chose, horrifiée, en voyant Akyn disparaître. Alors, comme dans un rêve, j’avançai tel un condamné vers l’échafaud.

* * *

Suminaria, bouche bée, contemplait la scène depuis une branche. Sans le vouloir, elle avait entendu la conversation entre Akyn et Shaedra. Elle n’avait pas tout saisi, mais elle avait compris qu’ils prétendaient aller chercher Aléria. Cela ne la surprenait pas, bien qu’elle ait été impressionnée par la détermination qui brillait dans leurs yeux. Elle ressentit de l’envie parce qu’elle n’aurait jamais dans sa vie de tels amis. Si elle disparaissait, qui la regretterait réellement ? Sa famille ne pensait qu’à l’honneur, l’oncle Garvel semblait la considérer plus comme un blason que comme un être vivant. Peut-être qu’un ancien ami d’Aefna penserait à elle de temps en temps, mais jamais personne n’était venu la chercher pour la libérer de la prison où la maintenaient les titres et la réputation.

Et maintenant deux monolithes étaient apparus ainsi qu’une silhouette couverte de sang. Quand elle l’avait reconnue, elle avait été frappée de stupeur et quand Akyn s’était mis à courir vers le monolithe, elle avait cru défaillir… mais elle s’était agrippée fermement à la branche et elle s’était finalement convaincue que tout cela était bien réel.

Akyn disparut par le monolithe et, quelques secondes après, Shaedra cria son nom et, pâle et tremblante, elle avança vers l’endroit où avait disparu son ami. Traverserait-elle ? Suminaria la vit disparaître à son tour, stupéfaite.

Personne n’avait jamais traversé un monolithe sans savoir où il débouchait, laissant tout en arrière… Quelle imprudence !, se dit-elle, consternée. Comment pouvaient-ils savoir qu’ils ne se retrouveraient pas au beau milieu de l’océan Dolique ?

Alors, sortit du bois la personne à laquelle elle s’attendait le moins. Aryès. Il courut vers le monolithe bleu, il regarda autour de lui et, sans plus hésiter, il pénétra dans le flux bleuté et disparut. Suminaria était sûre qu’Aryès venait d’accomplir la chose la plus téméraire de toute sa vie. Ces monolithes étaient-ils apparus là dans le but de la tuer ? Une silhouette sombre et meurtrière allait-elle brusquement apparaître et se diriger vers l’arbre où elle se trouvait depuis presque une demi-heure ?

Tout était redevenu calme, mais les monolithes étaient toujours là. Suminaria attendit un bon moment avant de descendre de l’arbre, puis hésita encore longuement avant de se rapprocher du monolithe, tremblant de la tête aux pieds. Aléria, Akyn, Shaedra et Aryès avaient traversé le monolithe… Soudain, elle entendit un horrible feulement et se retourna. Trop tard. Un nadre rouge se jetait sur elle… et lorsqu’elle crut qu’elle allait mourir, il disparut.

Quelle idiote ! Cette zone était protégée. Cela ne pouvait être aucun monstre réel, n’est-ce pas ? Elle regarda les monolithes et comprit que quelque chose avait échappé au jury. Une deuxième fois. Je vais mourir, pensa-t-elle, à l’instant où apparaissait une silhouette qu’elle n’avait jamais vue si ce n’est décrite dans les livres. C’était un humain et il portait une pesante armure. Il tenait une épée pleine de sang noir. Sur son front, Suminaria put voir la cicatrice du carré. Elle le reconnut sans difficultés : c’était un légendaire renégat !

— Elle a traversé le monolithe bleu ? —demanda-t-il tout en nettoyant son espadon contre sa jambe. Il semblait épuisé.

Il dut répéter la question à Suminaria avant que celle-ci n’acquiesce, la bouche grande ouverte, incapable de parler. Sans attendre davantage, le renégat légendaire s’élança et disparut par le monolithe bleu sans la moindre hésitation.

* * *

— Cours, maudit sois-tu !

— Je fais ce que je peux. À mon âge, ce genre de courses…

Lénissu grogna. Il entendait les bottes des Gardes d’Ato derrière lui, trop près à son goût. Le semi-orc, en plus d’être menteur, était lent comme une tortue iskamangraise. S’il voulait parvenir au monolithe avant que tous les Gardes d’Ato ne l’encerclent, il devrait l’abandonner.

Comme il ne savait pas où se trouvait le monolithe, la tâche était encore plus compliquée. En plus, l’idée qu’il courait pour rien le décourageait. Suminaria avait peut-être menti.

La petite Ashar avait débarqué en haletant à la taverne du Cerf ailé le cherchant lui précisément et elle avait provoqué une grande agitation parmi les habitués. Elle lui avait tout raconté en quelques phrases rapides. Elle semblait tellement terrorisée que, sur le moment, il l’avait crue, mais il ne pouvait s’empêcher de penser que tout cela n’était peut-être qu’une vengeance stupide de fillette Ashar au visage strié de griffures ternianes. En tout cas, il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Suminaria était venue directement le lui raconter à lui, au lieu d’avertir tout le monde. Il avait à peine eu le temps de sortir Dolgy Vranc précipitamment de chez lui, et ils s’étaient mis à courir vers le bois. Pour y pénétrer, ils avaient dû passer devant une dizaine de Gardes qui, après une brève hésitation, s’étaient mis à les poursuivre et à leur crier qu’il était interdit de passer par là.

Ils aperçurent finalement l’endroit où se trouvaient les monolithes. La simple vue de ces deux rectangles d’énergie, entourés de Gardes, le fit frissonner. Ils devraient passer de force.

Il focalisa son attention sur le monolithe bleu, celui que Suminaria lui avait indiqué, et il descendit la colline en courant, sans se préoccuper de savoir si Dolgy Vranc le suivait ou non. C’était déjà un miracle que le monolithe soit toujours là, il n’y avait pas de temps à perdre.

Quand il arriva à la hauteur des Gardes, qui n’avaient même pas levé leurs arcs ou leurs armes parce qu’ils devaient les considérer réellement inoffensifs, Lénissu se jeta par terre, fit une pirouette entre les jambes des gardes, heurta un bouclier en bois et se releva, sonné, le sourire aux lèvres.

— Bonjour —lança-t-il aux Gardes qui le regardaient avec stupéfaction, alors que Dolgy Vranc les rejoignait tranquillement.

— Messieurs, laissez-moi passer, je vous prie —dit le semi-orc avec calme—. Ne touchez pas à mon patient. Il est un peu perturbé. Laissez-moi passer, avec ce genre de gens, il faut garder le calme. Ne faites pas de mouvements brusques, sinon il s’énervera et il est capable de vouloir traverser le monolithe et sa famille ne me le pardonnera jamais. Voilà, c’est bien comme ça, doucement. —Dolgy Vranc arriva au niveau de Lénissu tandis que celui-ci maintenait sur le visage un sourire qui s’était transformé en un rictus forcé.

Alors, d’un mouvement brusque, Lénissu le prit par le bras et l’entraîna sans ménagements vers le monolithe bleu.

Épilogue

— Perturbé ? —protestait quelqu’un avec indignation.

— Reconnais qu’ils ont tout avalé comme de gros nigauds —disait une autre voix, plus grave. Des rires se firent entendre.

Je clignai des paupières et me massai la tête endolorie. J’avais heurté quelque chose de dur. Était-ce la tête d’Akyn ? Probablement, parce que lui aussi semblait avoir mal à la tête.

La première chose que je vis, c’est que nous étions toute une foule. Akyn, Aléria, Lénissu, Dolgy Vranc… et Aryès ? Je fermai brièvement les yeux devant l’incongruité de la situation et je m’intéressai à ce qui nous entourait. Nous nous trouvions dans une clairière, entourés d’un bois aux arbres droits, sur un terrain plein d’irrégularités. Le sous-bois était presque inexistant. Depuis combien de temps étais-je évanouie ?

Quand je me levai, Lénissu et Dolgy Vranc continuaient à se chamailler.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? —bredouillai-je. Je me sentais totalement perdue. Je me souvenais vaguement de monolithes, mais je ne savais pas si cela s’était réellement passé ou si ce n’avait été qu’un simple rêve. Mais enfin ! Bien sûr que je rêvais encore, pensai-je, en contemplant la clairière et les arbres. Ces arbres étaient énormes et ne se trouvaient pas à Ato. Ce ne pouvait être qu’un songe ; je n’étais pas là réellement, conclus-je.

Lénissu se fit un plaisir de tout m’expliquer et je commençai à douter de ma conclusion. Avec l’aide d’Aryès et de Dolgy Vranc, je finis par me convaincre avec ébahissement que tout ce qui était arrivé était bel et bien arrivé.

— Et ce qui s’est passé, ma chère nièce —ajouta finalement Lénissu— c’est que quelqu’un a décidé de jouer avec nous. Et nous, nous nous sommes laissé entraîner par les sentiments. Je me sens comme une marionnette entre ses mains et ça ne me plaît pas.

Il gonfla ses narines et fit une grimace.

— Quelle est cette odeur ?

Je reniflai. Cela sentait le bois humide, la terre et les plantes.

— Moi, je ne sens rien de bizarre —intervint Aryès—, mais j’entends de l’eau couler.

Lénissu se tourna vers lui et pencha la tête, l’air curieux.

— Au fait, tu es qui, toi ?

Il ouvrit la bouche pour répondre, mais je l’interrompis.

— Il s’appelle Aryès —dis-je, les dents serrées—. Et, par tous les démons, je ne sais pas ce qu’il fait ici.

Akyn laissa tout à coup échapper un cri. Il s’était réveillé complètement et il avait un peu récupéré ses esprits.

— Aléria ! —sanglota-t-il.

Il marcha à quatre pattes jusqu’à elle et la secoua en répétant son nom. Les larmes coulaient sur ses joues.

— Aidez-moi. Elle est blessée !

Je me précipitai auprès d’Aléria, le cœur glacé, et je perçus une odeur nauséabonde de sang. Lénissu leva un doigt pensif.

— Ah, c’était une odeur de sang que je sentais. Quel odorat, n’est-ce pas ? —dit-il, en nous adressant une grimace à tous.

Dolgy Vranc leva les yeux au ciel et s’approcha de nous.

— Elle respire ? —demanda-t-il, pendant qu’il s’agenouillait auprès d’Aléria.

— Ce n’est pas son sang —interrompit soudain une voix inconnue.

Nous nous retournâmes tous d’un coup. Un homme portant une armure s’approchait, une gazelle entre les bras. Nous le contemplâmes tous ébahis alors qu’il laissait choir sa proie et nous regardait comme on regarde des enfants égarés.

— C’est du sang d’orc. Maintenant, si cela ne vous paraît pas indiscret, j’aimerais savoir qui vous êtes.

Il y eut un long silence. Puis Akyn demanda d’une voix suraigüe :

— Vous êtes sûr qu’elle n’est pas blessée ?

Le paladin fit une grimace et je tardai à comprendre qu’il s’efforçait de sourire.

— Je sais prendre soin d’une protégée, garçon.

Comme personne ne semblait se décider à se présenter, je me raclai la gorge et je lui adressai un grand sourire.

— Je m’appelle Shaedra.

— Shaedra Ucrinalm Hareldyn —rectifia Lénissu. Comme je le regardais, surprise, il eut un sourire ironique—. Tu dois être fière de tes parents, ma chérie.

Je levai les yeux au ciel, mais ne répliquai pas. Mon intervention et celle d’Akyn avaient détendu l’atmosphère et tous se présentèrent. Visiblement, le paladin était un légendaire renégat : il portait la marque du Carré sur le front. Je me demandai ce qu’il avait pu faire pour mériter un tel déshonneur. Il n’avait l’air ni d’un lâche ni d’un homme enclin à trahir, puisqu’il avait protégé Aléria, les dieux savaient pourquoi. En tout cas, son nom était Stalius et il semblait savoir manier l’espadon qu’il portait en bandoulière. Tous s’étaient présentés et il ne manquait plus que Lénissu, qui semblait se réserver pour le bouquet final.

— Et, moi, je suis Lénissu —mon oncle se présenta avec un bref salut moqueur.

— Lénissu Hareldyn, un homme valeureux qui a survécu deux fois aux Souterrains —lançai-je sur le ton d’un héraut et je souris à Lénissu, qui me regardait, les sourcils froncés—. Tu dois être fier de tes exploits. En particulier de tes recettes de cuisine.

Lénissu fit une grimace, secoua la tête et regarda autour de lui.

— Cette situation est… —commença Lénissu. Il se tut, cherchant le mot.

— Insolite —proposai-je.

— Tu me l’as ôté de la bouche, merci, ma nièce. Au fait euh… Stalius, peut-on savoir pourquoi est-ce que tu protèges une snori qui a disparu d’Ato, les diables savent comment ?

Stalius était sans conteste le plus sérieux du groupe. Acquiesçant gravement, il s’assit sur une pierre et commença à raconter l’incroyable et triste histoire d’Aléria et de son passé, tandis que l’intéressée était toujours inconsciente et recouverte de sang d’orc nauséabond.

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.

Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.

Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.

Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :

Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)

Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.

Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.

Petit glossaire

Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.

Premier tome

Saïjits
Un saïjit est un groupe créé arbitrairement qui contient les races humanoïdes suivantes : bélarque, caïte, nain des cavernes, nain des bois, elfe noir, elfe de la terre, elfocane, faïngal, gnome, humain, hobbit, mirol, nuron, orc noir, orc des marais, orquin, sibilien, ternian, tiyan. Dans la Terre Baie, les saïjits vivent en moyenne 120 ans.
Portail funeste
Entrée qui fait communiquer les Souterrains avec la Superficie.
Jours de la semaine
Il y a six jours par semaine : Javelot, Druse, Lubas, Griffe, Blizzard, Guiblanc.
Mois
Il y a douze mois de trente jours dans un an. Au printemps : Planches, Ruisseaux, Gorgone. En été : Cerf, Mussarre, Amertume. En automne : Épine, Ossune, Vidanio. En hiver : Corale, Saneige, Ports.
Pagodes
Les Pagodes sont des centres d’apprentissage à Ajensoldra. Généralement, tous les enfants de six à douze ans y reçoivent les bases de leur éducation. On les appelle alors les nérus. Après les douze ans, ceux qui souhaitent devenir celmistes, Sentinelles, etc. restent à la Pagode. Un pagodiste deviendra snori, puis kal et cékal. Le rang des orilhs est réservé pour ceux qui ont accompli les Années de Dette et ont su se forger une réputation.

Fin du tome 1, La flamme d’Ato, page du projet