Fiche du tome : L’éclair de la rage

Tome 2, L’éclair de la rage, Cycle de Shaedra —version du 10/06/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra

Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.

Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).

Titre original : El relámpago de la rabia (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.

Projet commencé en 2012.

Tomes du Cycle de Shaedra

  1. La flamme d’Ato
  2. L’éclair de la rage
  3. La musique du feu
  4. La porte des démons
  5. L’histoire de la dragonne orpheline
  6. Comme le vent
  7. L’esprit Sans Nom
  8. Nuages de glace
  9. Obscurités
  10. au prochain numéro…

Prologue

Suminaria s’accroupit pour caresser l’herbe calcinée d’une main douce et mélancolique. Après la disparition du monolithe, on avait envoyé des celmistes pour rétablir l’équilibre des énergies et les dieux seuls savaient comment ils étaient parvenus à carboniser toute l’herbe dans un cercle de trois mètres de diamètre.

On parlait encore à Ato de ce qui était arrivé. L’opinion oscillait, entre ceux qui accusaient Lénissu et Dolgy Vranc d’être des imposteurs et des fabulateurs, et ceux qui les considéraient comme des braves, allant se porter au secours de trois snoris téméraires. Suminaria savait que c’était au moyen d’une fourberie honteuse que Lénissu et Dolgy Vranc avaient traversé la ligne des Gardes. Ceux-ci avaient tout fait pour passer l’affaire sous silence, ce qui attisait l’opinion selon laquelle le ternian et l’identificateur avaient tout planifié depuis des jours. Le semi-orc avait vendu, dernièrement, plusieurs articles de valeur et il n’avait pas acheté sa réserve habituelle d’aliments. Certains citoyens d’Ato étaient convaincus qu’il savait que ce monolithe allait apparaître, s’il ne l’avait pas créé lui-même, et on avait du mal à croire en son innocence.

Mais Suminaria savait qu’ils n’avaient rien prévu. Quand elle était allée avertir Lénissu, celui-ci s’était levé d’un bond, totalement paniqué. Mais la coïncidence était telle, qu’il était difficile de penser que le monolithe était apparu par un simple défaut de l’équilibre énergétique.

Non, bien qu’elle l’ait vu de ses propres yeux, Suminaria ne réussissait pas à comprendre ce qui s’était passé. Quelquefois, comme à cet instant précis, elle regrettait de ne pas être intervenue. Elle aurait pu retenir Akyn. Elle n’était même pas sûre que la Aléria qui était apparue à travers le monolithe blanc était vraiment la véritable Aléria. Oui, elle y ressemblait, mais, avec tout le sang noir sur le visage, il était difficile de la reconnaître et de ne pas douter de qui elle était. Suminaria comprenait parfaitement le choc émotionnel d’Akyn et de Shaedra, mais elle n’arrivait pas à comprendre qu’ils aient traversé un monolithe. Et leur départ lui avait causé du chagrin. Et puis elle ressentait de l’envie, aussi. Qui sait s’il ne s’agissait pas de la même envie qui avait mené Agriashi Ashar à assassiner sa sœur, pensa-t-elle avec un frisson d’horreur.

Suminaria n’aimait pas se sentir une Ashar. Elle n’était pas comme ses parents, froids, cupides, et presque funèbres, avec leur esprit calculateur, où seul comptait le pouvoir de la famille. Elle ne voulait pas être comme Agriashi, même si celle-ci était très célèbre dans la région pour avoir permis la fondation d’Ato, des siècles auparavant. Suminaria n’avait pas l’intention de devenir célèbre, ni grande, ni puissante, ni riche. Pour elle, rien ne comptait plus que l’amitié. Et avec la disparition de Shaedra, d’Akyn et d’Aléria, elle avait l’impression d’avoir perdu tout espoir.

Un bruit la détourna de ses pensées. Suminaria jeta un regard sur son épaule, effarouchée, mais elle se tranquillisa aussitôt en voyant Avend à quelques mètres, assis sur un tronc abattu.

— C’est dur de penser que nous ne les reverrons peut-être jamais, n’est-ce pas ?

Suminaria ressentit un frisson glacé la parcourir tout entière.

— Tu crois vraiment que nous ne les reverrons plus ?

— Je n’en sais rien. C’est horrible de perdre un ami —murmura-t-il.

Suminaria se rappela ce qu’elle savait d’Avend. Orphelin, il vivait sous la tutelle de son oncle, un marchand riche et ombrageux, à ce que l’on disait. Il se débrouillait assez mal avec les énergies, mais il était incroyablement minutieux. Elle savait qu’il n’était jamais très loin d’Aryès et d’Ozwil.

— Aryès te manque —observa Suminaria, l’examinant avec attention.

Avend se mordit la lèvre inférieure puis haussa les épaules.

— Bien sûr. Comme à tous. Je sais bien que tu le connaissais à peine, toi, mais c’était quelqu’un de bien. —Il hocha la tête, avec tristesse.

— C’est quelqu’un de bien —rectifia Suminaria—. Jusqu’à preuve du contraire, ils sont encore en vie.

— C’est vrai, ils me manqueront tous, jusqu’à ce qu’ils reviennent —dit Avend— ou jusqu’à ce que je décide de partir à leur recherche.

Suminaria le dévisagea, les yeux écarquillés.

— Tu le ferais ?

Cette fois, Avend sourit.

— Ce n’est pas une mission qui s’offre à nous tous les jours. Partir sauver ses amis.

— Alors les autres aussi, tu les considères comme tes amis ? —demanda Suminaria.

Avend rougit.

— Eh bien, je les connais depuis des années. Avant nous jouions tous ensemble.

— Moi aussi, je les considère comme mes amis —soupira Suminaria, les yeux humides—. Et Shaedra la première. On a fait la paix et puis elle m’a sauvé la vie.

Elle n’avait pas encore surmonté la crainte d’être soudain attaquée par quelque inconnu qui haïssait les Ashar au point de s’en prendre à une fillette de treize ans ; cette idée la ramena soudainement à la réalité et elle regarda autour d’elle, nerveuse. Elle savait que, caché en quelque part, Nandros, l’agent de son oncle Garvel, était là, pour sa protection, la suivant partout et lui ôtant presque toute intimité. Cela durait depuis des jours et Suminaria commençait à se sentir davantage comme une prisonnière que comme une protégée.

Avend se leva avec souplesse et posa une main sur son épaule avec décision. Dans son visage brillait un intense éclat qui la troubla.

— Et, moi aussi, je te sauverais, Suminaria… Parce que tu es quelqu’un de bien —ajouta-t-il, en rougissant.

Les commissures des lèvres de Suminaria se soulevèrent légèrement alors que les battements de son cœur s’accéléraient. C’était ridicule ! Avend était plus inutile qu’elle pour se défendre, il ne saurait pas comment faire pour la protéger, mais, cependant, l’impression nouvelle de ne pas se sentir aussi seule lui réchauffa le cœur.

1 Aura de malice

Assise sur un rocher, près du ruisseau, je déroulai mon bandage pour l’enlever définitivement. Je contemplai ma main les sourcils froncés. Mes doigts étaient devenus tout pâles et encore plus fins qu’auparavant, et, au bout, là où s’étaient trouvées des griffes de trois centimètres de long, dures comme le fer, il restait à peine un centimètre mutilé. C’était lamentable. Alors que je me trouvais loin de ceux qui m’avaient fait ça, je me rendais compte que j’aurais aimé me venger. Par contre, Jaïxel ne m’avait fait aucun mal physique alors pourquoi aurais-je souhaité me venger de lui, comme le proposait Murry ? Lénissu disait que se rendre dans les Souterrains pour se venger d’une liche était de la pure folie et du n’importe quoi. Et, après tout, Murry s’était trompé du tout au tout : nos parents n’étaient même pas des nakrus. À partir de là, toutes les histoires que l’on pouvait conter sur eux et sur la liche pouvaient très bien être fausses.

Je caressai le bout d’une griffe, si plate que j’en eus des nausées. Supposément, Ato était une ville civilisée et, supposément, les habitants n’y étaient pas maltraités. Je soupirai en me souvenant que c’était moi-même qui avais attaqué Suminaria et que, pour la plupart des gens, supprimer mes griffes ne constituait qu’une mesure de sécurité. C’était encore plus frustrant de comprendre la façon de penser d’un habitant d’Ato. Et c’était irritant de savoir que le châtiment que j’avais reçu pour avoir « défiguré » par trois maudites petites griffures le visage d’une Ashar n’était pas tout à fait dénué de sens ni de fondement. Mais qu’importait tout cela à présent…

Je tendis mes deux mains et les plongeai dans le courant du ruisseau. Je tressaillis au contact de l’eau froide, mais je sentis que la douleur s’atténuait. Le ruisseau s’écoulait vers l’ouest, en un sentier sinueux et limpide, pour disparaître à travers le terrain montagneux empli de racines. Je sentis soudain comme si quelque chose me mordait les mains et je les retirai de l’eau en poussant un cri. Je contemplai mes mains, bouche bée. Deux de mes doigts étaient à présent dépourvus de griffes. Mais non… en regardant mieux, là, au fond, une petite pointe sortait. Je crus que le temps s’arrêtait à cet instant. Mes griffes allaient-elles repousser ?, me demandai-je, en contemplant mes mains tremblantes. Ce simple espoir me remplit de joie. Je me rappelai les jours passés, mes difficultés à attraper un objet, mon incapacité à grimper à un arbre si ce n’est avec une terrible lenteur, la honte qui me poussait à cacher mes griffes mutilées, la sensation de ne plus être entière…

— Shaedra ? Tu vas bien ?

Je levai la tête brusquement et je vis Aléria qui courait vers moi. Akyn la suivait de près. L’elfe noir ne la perdait pas de vue depuis que nous avions traversé le monolithe, deux jours auparavant.

— Oui —dis-je, très animée, en montrant mes mains—. Je crois que mes griffes repoussent !

Aléria et Akyn examinèrent mes mains avec curiosité et excitation, émerveillés de savoir que mes griffes pouvaient repousser en si peu de temps. Je les observai avec un mélange de curiosité et de tendresse. Aléria avait maigri depuis la dernière fois que je l’avais vue à Ato, mais elle avait meilleure mine que deux jours auparavant, lorsqu’elle avait ouvert les yeux dans le bois, couverte de sang noir d’orc et la peau si pâle que je l’avais comparée à celle d’Aryès, dont la pâleur était due au sang humain qui coulait dans ses veines.

— Quand est-ce que les autres vont tomber, à ton avis ? —me demanda Aléria.

— Je n’en sais rien, mais je crois que ça leur fait du bien de les tremper dans l’eau —répondis-je, revenant à l’instant présent—. Je vais les retremper, pour voir.

Tout en disant cela, je me penchai sur le ruisseau et y plongeai les mains. Aussitôt, j’éprouvai de nouveau la sensation qu’une bestiole me mordait et tenaillait les doigts. Je grimaçai de dégoût.

— Elles sont toutes en train de tomber ! —s’exclama Akyn, au bout d’un moment.

Je contemplai mes mains et les retirai de l’eau, toute ébranlée. Il ne restait qu’un morceau de griffe sur le petit doigt de ma main droite. Avec le mouvement, lui aussi se détacha et je le ramassai prudemment.

— Garde-le, comme souvenir —proposa Aléria.

Un morceau de griffe morte pour me rappeler la pire épreuve que j’avais passée à Ato. Quelle idée ! J’observai l’ongle. Grâce à mes anciennes griffes, j’avais pu faire tant de choses, toutes ces années. Mais, à présent, les petites griffes naissantes ne dépassaient même pas la peau. Elles étaient mortellement ridicules, mais elles grandiraient. Cette pensée me suffit pour lancer le morceau d’ongle dans la rivière, après y avoir jeté un dernier coup d’œil.

— Ne te tracasse pas, je n’oublierai pas ce qu’ils m’ont fait —répliquai-je, avec une moue amusée—. Alors, on s’en va ?

Akyn fit non de la tête.

— Dolgy Vranc a trouvé des racines comestibles et Lénissu a trouvé plein de baies. Il a dit qu’elles étaient vénéneuses, mais après je l’ai vu en manger, alors je suppose qu’il blaguait.

Je roulai les yeux.

— On ne peut jamais savoir si Lénissu parle sérieusement ou non. Hmm, tu as dit des baies et des racines ? Le premier qui arrive est un idiot !

Je me mis à courir et Akyn me suivit tandis qu’Aléria me regardait les sourcils arqués, sans bouger. Je m’arrêtai net en pleine course et j’éclatai de rire en observant Akyn, qui se retourna vers moi en secouant la tête, sidéré.

— Comment ai-je pu tomber dans le panneau ? —se demandait-il.

— L’habitude, je suppose —répondit Aléria, avec un grand sourire, tandis que je riais encore—. On y va ?

Quand nous arrivâmes au campement, les racines cuisaient sur une grille en bois de tranmur.

Dolgy Vranc était en train de poser sa chemise trempée de sueur et je pus voir sur son dos sombre et musclé deux longues cicatrices plus claires qui semblaient avoir été causées par une arme. Cela aurait pu paraître impressionnant si Stalius ne s’était trouvé à côté de lui, car même son visage était traversé par une balafre qui partait de l’oreille droite et allait jusqu’au nez. Le légendaire renégat parlait fièrement de ces marques et se souvenait d’où et quand il les avait obtenues, mais il ne parlait jamais du Carré rougeâtre marqué au fer rouge sur son front et, en réalité, il n’était ni très bavard ni très amusant. Il protégeait Aléria parce que, selon lui, c’était la Fille du Vent.

Stalius nous avait raconté en peu de mots que les grands-parents d’Aléria venaient d’un peuple des terres d’Acaraüs, à présent pratiquement éteint et que l’on nommait les gwarates. Les parents d’Aléria, Daïan et Eskaïr, se connaissaient depuis leur enfance et avaient vécu dans les marais d’Acaraüs. Ils avaient survécu lorsque les eaux du fleuve en crue s’étaient déchaînées, emportant tout sur leur passage. Puis, tous deux avaient dû se séparer et Daïan était devenue une prestigieuse alchimiste d’Ato, secrètement membre de la confrérie des Mentistes. Eskaïr, de son côté, était devenu sphériste, membre des Moines de la Lumière et, un jour, tous deux s’étaient retrouvés, et Aléria était née… et tout aurait pu bien se terminer, si Eskaïr n’avait pas poursuivi ses expériences. Après une dispute avec un membre important de sa confrérie, il avait trahi ses confrères et renoncé à ses vœux, refusant de partager ses recherches. Il avait disparu et Daïan avait eu beaucoup de mal à convaincre les Moines de la Lumière qu’elle méconnaissait totalement les découvertes ou inventions de son mari. Elle était considérée comme une veuve, presque une victime et, lui, comme un paria déloyal. Après avoir narré toute cette histoire, Stalius n’avait pas voulu nous expliquer pourquoi il croyait qu’Aléria était la Fille du Vent, et Aléria ne semblait pas en savoir davantage que nous sur le sujet. Par contre, l’elfe noire nous raconta comment elle avait disparu si mystérieusement d’Ato.

Elle nous expliqua qu’elle avait trouvé deux potions dans le laboratoire de sa mère avec des instructions d’utilisation. Elle avait bu la potion avec l’étiquette « Au cas où tu aurais besoin d’aide » et aucun d’entre nous ne lui demanda si elle avait réfléchi avant de le faire. Enfin. Aléria s’était volatilisée et s’était retrouvée avec le légendaire renégat qui voulait la protéger et l’aider à accomplir le dessein des dieux, car, selon lui, Aléria devait réaliser une tâche divine. Ben voyons ! Je n’osai pas dire à Stalius que les dieux ne se préoccupaient pas de sauver les filles du Vent ni qui que ce soit, et encore moins les dieux sharbis, mais Lénissu ne se gêna pas pour se moquer ouvertement de lui. Stalius s’était vexé et Lénissu s’était exclamé précipitamment :

— Je n’avais pas l’intention de t’offenser, l’ami ! Bien sûr que nous t’aiderons à protéger Aléria. C’est pour ça que nous sommes venus.

Nous étions venus pour ça ? Le pensait-il vraiment ? Moi, bien sûr, je protègerai toujours mes amis, mais Lénissu n’avait rien à voir avec ça. La seule chose qu’il voulait, lui, c’était réunir la famille. Et je ne pouvais pas le lui reprocher, mais je ne pouvais pas non plus me sentir coupable d’avoir traversé le monolithe. Ceci dit, les raisons pour lesquelles nous étions là n’avaient, pour le moment, pas beaucoup d’importance : nous ne savions même pas où nous étions.

Tandis que nous mangions les racines, les autres émettaient des suppositions sur l’endroit où nous nous trouvions. Le jour suivant, nous suivîmes le versant de la montagne vers le sud et, à présent, Dolgy Vranc proposait de descendre et de continuer notre chemin dans les basses terres, mais Lénissu secouait négativement la tête.

— Avant, je pense que nous devrions monter un peu plus haut et dépasser les arbres. D’en haut, la vue que nous aurons nous permettra peut-être de mieux nous situer. J’ai essayé de grimper à l’un de ces arbres pour voir quelque chose, mais ils ont une forme bizarre et en haut il n’y a que des branches minuscules et un tronc incroyablement glissant.

Stalius ouvrit la bouche pour commenter laconiquement :

— Ce sont des ombrages. Le tronc glisse.

Lénissu inspira bruyamment.

— Oui, je m’en suis aperçu.

— Stalius —dit soudain Dolgy Vranc, en plissant le front—, on dirait que tu as déjà vu ces arbres ailleurs. D’où viens-tu exactement ?

C’était juste, pensai-je. À Ato, je n’avais jamais vu d’arbres aussi grands avec si peu de branches. Stalius haussa les épaules.

— Des ombrages, il y en a à beaucoup d’endroits. Moi, je viens des marais d’Acaraüs, mais je sais qu’on peut trouver ces arbres dans d’autres forêts. Ce n’est pas facile de se souvenir —ajouta-t-il, les sourcils froncés par la concentration.

Je vis que Lénissu était sur le point de lâcher quelque raillerie et je fus surprise de le voir ravaler ses mots. Je pensai qu’il avait sans doute raison : mieux valait ne pas aviver la colère d’un légendaire, surtout si c’était un renégat.

Nous avions remarqué qu’après avoir traversé le monolithe, le soleil était légèrement plus à l’ouest, ce qui signifiait que nous étions à l’est d’Ato, mais qui savait à combien de jours ? Dolgy Vranc pensait qu’au moins un mois de marche nous séparait d’Ajensoldra, mais on voyait bien qu’en réalité il n’en avait aucune idée.

Avec ce départ en catastrophe, nous n’avions pas grand-chose sur nous. Lénissu se lamenta de ne pas avoir pris son sac, mais, comme toujours, il portait son épée courte à la ceinture. Akyn avait dit qu’il aurait aimé porter une des épées de son père, au cas où, et je dus lui rappeler qu’il ne savait pas manier une épée. Moi, j’avais laissé mon poignard dans ma chambre, car les armes ou les objets coupants n’étaient pas permis durant l’épreuve et la seule chose que j’avais, c’étaient les habits que je portais sur moi. Un instant, je me réjouis d’avoir le ruban bleu que m’avait offert Wiguy, mais, ensuite, plus pragmatique, je me dis que cela ne me serait pas d’une grande utilité si jamais je me retrouvais devant une caverne de trolls, ou pire, devant un portail funeste inconnu. Dolgy Vranc, de son côté, n’avait pas émis la moindre plainte bien que ce soit probablement celui qui avait dû laisser le plus de biens matériels en arrière. Stalius était le seul qui semblait avoir quelques possessions. Il disposait d’un bol qui devait avoir autant d’années que lui, d’une marmite, de deux outres et d’un impressionnant espadon.

Finalement, nous décidâmes de nous diriger vers le sud-ouest, en descendant tranquillement la montagne en diagonale. Nous parlions peu entre nous. Stalius ouvrait la marche et Dolgy Vranc et Lénissu la fermaient. Akyn et Aléria ne se séparaient pas. Quelque chose d’étrange était né entre eux qui me faisait me sentir plus seule. Et je n’arrivais pas à converser avec Aryès, car je le voyais encore comme un intrus, ne comprenant pas pourquoi il se trouvait avec nous. J’avais toujours vu Aryès comme quelqu’un de très silencieux, un peu comme son ami Avend, et cela m’étonnait de le voir souvent blaguer avec Lénissu. D’ailleurs, tous deux avaient l’air de très bien s’entendre.

Je me mis, d’un coup, à repenser à Ato, puis à Wiguy et à Kirlens. Je les avais laissés, loin là-bas, sans faire d’adieux, sans avoir pu dire à Wiguy combien je l’aimais… Le seul que je ne regretterais jamais, c’était Taroshi, pensai-je avec une grimace, me souvenant de son visage sanguinaire quand il avait voulu me transpercer d’une flèche, il y avait de cela plus d’un an.

— À quoi penses-tu ? —me demanda Aryès, avec curiosité.

Aryès marchait à mes côtés sous les arbres, tandis que nous suivions Stalius. Il portait une simple tunique grise et un pantalon brun.

Je ne répondis pas immédiatement à la question d’Aryès parce que je ne pensais tout simplement à rien de concret.

— À la vie —déclarai-je finalement.

Aryès leva un sourcil, étonné. Il ne s’attendait visiblement pas à ce genre de réponse. À l’évidence, il ne savait que répondre.

Derrière, j’entendis le rire d’Aléria et je tournai la tête, surprise. Akyn venait de faire une plaisanterie et tous deux riaient aux éclats. L’elfe noir savait toujours la distraire pour qu’elle ne ressasse pas de sombres idées, et je m’en réjouis.

— Que penses-tu de Stalius ? —me demanda soudain Aryès.

Je haussai les épaules, surprise par la question.

— Stalius ? Je ne sais pas. On dirait un type qui a des principes, non ? Et comme il a protégé Aléria, je suppose que l’on peut lui faire confiance.

— Tu supposes, mais tu n’en es pas sûre —souligna Aryès, avec une moue qui tendait à se transformer en sourire.

Je fronçai les sourcils et écartai ce sujet de conversation d’un geste de la main.

— Je le connais à peine. Comment pourrais-je m’y fier ? La confiance se construit avec le temps.

Aryès se mordit la lèvre et acquiesça, pensif.

— Oui, je suppose.

Il n’ajouta rien d’autre. À ce moment, Stalius s’arrêta et se baissa, comme s’il cherchait quelque chose par terre. Quand nous nous approchâmes, il se retourna vers nous, le nez froncé, et secoua la tête.

— Des empreintes d’ours. Elles sont fraîches.

Un tressaillement subit me parcourut.

— Un ours ? —répéta Aryès, la voix étranglée.

Le courageux Aryès avait l’air encore plus appréhensif que moi, pensai-je, avec un sourire amusé.

— Un ours sanfurient —affirmai-je tranquillement—, un ours de ceux qui t’attaquent et te brûlent petit à petit avec leurs toxines.

Aryès me regarda, les yeux écarquillés, et son expression de terreur me sembla si drôle que j’éclatai de rire alors que Stalius reprenait la marche. Pendant un long moment, Aryès ne m’adressa pas la parole et, finalement, lorsqu’il le fit, ce fut pour me demander :

— Depuis quand sais-tu que Lénissu est ton oncle ?

— Oh, à peine depuis quelques jours —dis-je, tandis qu’il me regardait, surpris—. Quoi ? J’ai l’impression de le connaître depuis beaucoup plus longtemps —me défendis-je. Et je me rendis compte, stupéfaite, que c’était vrai. Jetant un rapide coup d’œil en arrière, je vis Lénissu qui marchait, tenant à la main un bâton qu’il avait trouvé. Il marchait avec légèreté et élégance et même à cet instant, son air sérieux, si attentif à ce qu’il faisait, me sembla drôle.

Je me retournai vers Aryès, alors que celui-ci, d’une moue amusée, disait :

— C’est quelqu’un de très spécial, n’est-ce pas ? Hier, il m’a parlé de toi. —Il sourit largement—. Il a dit que tu avais un caractère de sorcière échevelée.

J’agrandis les yeux de colère. Comment avait-il osé me traiter de sorcière échevelée ?

— Et toi, tu trouves ça drôle ? —fis-je, avec une moue hautaine.

Aryès haussa les sourcils, l’air confus, et je sentis un sourire bête étirer mon visage.

— Eh bien, tu peux dire à Lénissu que, lui, il a le caractère d’un orquin de fête foraine.

— Je ne suis pas un messager —rétorqua Aryès, en roulant des yeux—. Mais moi, je ne le vois pas comme un orquin de fête foraine. Plutôt comme un de ces saltimbanques qui viennent de Yurdas, la première semaine de Corale.

Je souris rien que d’imaginer Lénissu debout sur une table, en train de danser au son de la cornemuse.

— Alors comme ça, Lénissu te parle de moi. Eh bien, il ferait mieux de se taire, il me connaît à peine.

Aryès haussa les épaules, l’air embarrassé.

— Ben, en fait il te connaît depuis longtemps. Il m’a dit que, quand tu étais petite, tu revenais toujours couverte de boue à la maison et que tu faisais des tas de diableries. Comme tu as changé ! —ajouta-t-il, sur un ton amusé qui soudain m’exaspéra.

— Je lui interdirai de parler comme ça de moi dans mon dos. Moi, je me souviens très peu de cette époque, et de lui encore moins. Il ne devait pas venir très souvent. Et toi, il vaut mieux que tu ne te mêles pas des affaires qui ne te concernent pas —fis-je, gênée—. En plus, je ne comprends toujours pas pourquoi tu es là.

Il y eut un silence et j’insistai :

— Pourquoi as-tu traversé le monolithe ?

Aryès avait pâli et son sourire s’était évanoui. Il ouvrit la bouche et la referma. Il regarda autour de lui comme s’il était perdu et demandait de l’aide à un être absent.

J’attendis patiemment, me sentant déjà honteuse de lui avoir parlé trop brusquement. Je crus qu’il n’allait pas me répondre quand, tout à coup, il murmura quelque chose, tout en arrachant distraitement la feuille d’une branche.

— Quoi ? —lui dis-je. Je n’avais rien entendu.

Il me regarda d’un air de défi puis haussa les épaules, agité.

— Et qu’est-ce que j’en sais…

Alors je l’attrapai soudain par le bras pour le retenir et l’empêcher de se heurter durement contre une branche pointue.

— Fais attention —grimaçai-je.

Aryès, le teint empourpré, acquiesça.

— Je suis un danger pour tout le monde —affirma-t-il—. J’ai toujours porté malchance à ma famille. Je ne sais pas ce que j’espérais.

Il avala sa salive avec difficulté et détourna le regard. Je ne savais pas grand-chose de la famille d’Aryès, me rendis-je compte. Je savais que son père était un charpentier celmiste, que sa mère avait les mêmes yeux bleus que lui et qu’elle avait un balcon tout fleuri. Mais rien d’autre. En tout cas, Aryès était sympathique, mais son attitude était étrange. Elle l’avait toujours été. Et, à présent, il semblait abattu. Après tout, il était là avec nous, loin de sa famille et de tout ce qu’il connaissait. C’était normal qu’il soit perturbé et plus bizarre que d’habitude.

— Tu n’es pas un danger pour les autres. Seulement pour toi —remarquai-je aimablement—. Et qu’est-ce que ça veut dire que tu portes malchance ? Ces derniers jours, je crois que, de nous deux, c’est bien moi qui me suis attirée le plus d’ennuis.

Aryès secoua la tête.

— Toi, tu voulais sauver une vie. Et tu as affronté Suminaria malgré ses titres.

Penser à Sayn me rendit bourrue et je répondis un peu brusquement :

— On dirait que toi aussi, tu savais que Suminaria était une Ashar. Moi, je ne le savais pas.

Aryès me regarda, incrédule.

— Tu l’ignorais ? —Il esquissa un sourire—. Les gens d’Ato n’apprécient pas beaucoup les Ashar, mais ils ont tellement de pouvoir qu’ils les craignent presque autant que les Erjaïs.

J’inspirai profondément et grognai.

— Bah. De toutes façons, je regrette vraiment d’avoir attaqué Suminaria. Maintenant, j’ai l’impression d’être une sauvage incontrôlable —je souris légèrement—, une sorcière échevelée. Je n’avais jamais fait couler le sang de personne. Et Suminaria était mon amie. J’ai honte de ce que j’ai fait. Juste… juste parce que j’ai cru qu’elle nous avait trahis.

— Ce ne serait pas la première Ashar qui trahisse.

— Suminaria n’est pas n’importe quelle Ashar —répliquai-je, en serrant les dents—. Elle, c’est quelqu’un de bien.

Aryès laissa échapper un petit rire amusé.

— Si le tronc est vermoulu, les branches seront perdues. Chez moi, c’est presque un proverbe. Les Ashar sont une famille. Ils parlent entre eux. Ils finissent par avoir les mêmes idées. Tu sais ce que dit mon père ? —Je levai un sourcil—. Qu’ils devraient changer leur devise pour « Tromper, voler, festoyer ».

Je le regardai, avec une moue pensive. Aryès semblait avoir peu d’estime pour la grandeur manifeste des Ashar.

— Je continue à penser que Suminaria est une amie formidable —déclarai-je et, écartant une mèche de mes yeux, je regardai les alentours et me figeai—. L’ours.

Aryès, en voyant mon expression, suivit mon regard, pâle et tendu, s’imaginant que l’ours allait nous attaquer d’un moment à l’autre… Je fus prise d’un tel fou rire que mes yeux se remplirent de larmes.

— Ça ne se fait pas ! —protesta Aryès, blessé dans son amour propre.

— C’était une blague —me défendis-je, hilare. Je le pris par la manche et lui montrai Stalius, entre les arbres—. Je crois qu’il a trouvé quelque chose.

Une soudaine brise s’éleva autour de nous. Aryès fronça les sourcils et acquiesça.

— Cela sent bizarre.

— Bizarre ? —Je le regardai, bouche bée. Je savais que c’était lui qui avait animé la brise. Comment faisait-il ? Moi, j’étais incapable de faire quelque chose de semblable, surtout sur le plan matériel. L’énergie orique s’enseignait à peine au niveau des snoris.

— Ouaip —dit Aryès—. Ça sent le cramé.

— Un feu ? Je ne sens rien.

— Un feu en soi ne sent pas le cramé. Tu vois ? Stalius se dissimule derrière cet arbre. Il a vu quelque chose.

Une vague de terreur m’envahit. Qu’est-ce qui pouvait effrayer Stalius et son espadon, pour qu’il se cache derrière un arbre ?

Le rire d’Aryès fit s’envoler mes craintes et je me rendis compte qu’il s’était moqué de moi sans scrupules.

— Admets que tu es tombée dans le panneau !

— Un peu —admis-je, en me raclant la gorge. Puis je rajoutai— : je suppose que je le méritais.

Aryès acquiesça énergiquement, avec un sourire idiot.

— Totalement —confirma-t-il.

2 Lapins

Nous marchâmes durant toute la journée, en faisant de courtes pauses pour nous reposer. On voyait tout de suite qui était habitué à marcher et qui ne l’était pas. Aléria et Aryès étaient ceux qui se fatiguaient le plus, ce qui se comprenait, car tous deux étaient de grands lecteurs et passaient beaucoup de temps assis. Dolgy Vranc avait beau être un semi-orc, il eut besoin de plusieurs jours avant de cesser d’avoir des courbatures dans les jambes. Lénissu, par contre, paraissait aussi reposé le soir que le matin et Stalius ne se plaignait jamais et ne parlait jamais de lui, et l’on ne pouvait savoir s’il lui en coûtait de porter cet énorme espadon.

Akyn et moi, nous poursuivions le chemin d’un pas léger. Mon cœur s’emplissait de joie lorsque je constatais chaque matin que mes griffes poussaient un peu plus chaque jour. Ce n’étaient que quelques millimètres et parfois on ne voyait même pas le changement, mais la simple assurance qu’elles repoussaient me tranquillisait et calmait mon ressentiment contre le Mahir d’Ato.

Nous réussîmes à chasser deux lapins avant la tombée de la nuit. Dolgy Vranc étourdit le premier avec un éclair d’énergie qui m’impressionna, et nous n’eûmes pas vraiment de mal à attraper la proie trébuchante. Pour le second, Aryès utilisa l’énergie orique pour effrayer le lapin et le rabattre sur moi. Cachée derrière un arbuste, je laissai le jaïpu s’étendre dans mon bras et j’attrapai le lapin d’un mouvement rapide. Comme il s’agitait, il faillit m’échapper, mais je réussis à le saisir par les oreilles et à le remettre à Stalius. Je ne pus détourner le regard quand celui-ci lui tordit le cou et commença à le dépecer. Le lapin courait si librement et tranquillement quelques minutes auparavant ! Je me sentis tellement désolée qu’ils durent tous insister lourdement sur le régal que constituait le mélange de racines et de viande pour que je décide d’y goûter. Lénissu ne s’était pas laissé voir à l’heure du dépeçage du lapin, mais ensuite il n’avait pas vu d’inconvénient à le cuisiner. Il avait mélangé des racines, des baies et du persil pour faire une sauce, puis il avait fait griller les lapins en les coupant en morceaux et les avait ensuite laissés mijoter dans la marmite pleine de sauce.

— Par Ruyalé, Lénissu, tu es vraiment un bon cuisinier —confirmai-je, enthousiaste, après avoir avalé une bouchée.

— Bien sûr que je le suis. Dans les Souterrains, j’ai travaillé comme cuisinier pour un orc qui s’appelait Hanichen. Je lui confectionnais les meilleurs plats de toute la ville. —Il sourit avec modestie, en se rappelant—. Des champignons, des racines de tugrin, des anémones blanches et des poireaux noirs… Quels jours c’étaient !

J’échangeai un regard amusé avec Akyn et nous pouffâmes.

— Moi aussi je m’y connais en cuisine —protestai-je—. Ce n’est pas pour rien que j’ai aidé Kirlens et Wiguy pendant tant d’années.

— Bah, toi ? Les aider ? C’est sûr que tu devais plutôt sauter de branche en branche. Comme un singe gawalt.

Je roulai les yeux. Ce n’était pas la première fois qu’il me comparait à un gawalt.

— Mais non. J’ai même une cicatrice ici, sur la main. Je me la suis faite en coupant des carottes —expliquai-je.

— Pff, des blessures d’amateur —répliqua-t-il, amusé.

— D’accord, Lénissu, tu es le meilleur cuisinier —lui dis-je avec un grand sourire—. Et à partir de maintenant tu cuisineras tous les jours.

Lénissu se paralysa avec un tic nerveux à la commissure des lèvres. Eh, il avait gaffé.

— C’est une chance qu’il ne fasse pas froid —commenta Dolgy Vranc, comme s’il n’avait pas suivi la conversation—. Nous pourrions être beaucoup plus mal.

Stalius se gratta furieusement la tête et acquiesça en silence, l’air grave, tandis qu’Aléria semblait très concentrée à avaler et mastiquer.

— Mais vraiment personne ici ne savait où conduisait le monolithe ? —demanda Aryès, sceptique.

Une nouvelle fois la question des monolithes, me dis-je, tout en soupirant intérieurement.

— Oh, mais si, bien sûr que quelqu’un le savait —répondit Lénissu, s’attirant les regards surpris de tous—. Mais ce quelqu’un n’est pas là.

Il m’adressa un sourire et je sus qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il avançait. Mais, curieusement, Stalius approuva son affirmation.

— C’est vrai. Quelqu’un le savait.

Je supposai qu’il devait penser aux dieux ou à quelque devin sharbi. Quelques jours m’avaient suffi pour comprendre que Stalius était un homme très attaché à la religion sharbi.

— Et alors, pourquoi as-tu traversé le monolithe ? —demandai-je à Aléria.

Aléria avala sa dernière bouchée.

— Je pourrais te poser la même question —rétorqua-t-elle de mauvaise humeur. Comme je la regardais, perplexe, elle sembla réprimer sa colère—. Je suis désolée. Finalement, je suppose que je vous dois une explication —dit-elle tout en jouant nerveusement avec un morceau de bois.

— Une explication serait la bienvenue —reconnut Dolgy Vranc.

Akyn et moi la regardions avec une intense curiosité tandis qu’elle ordonnait ses pensées.

— Bon —dit-elle, au bout d’un moment—. Je vais raconter depuis le début. Cela ne vous dérange pas si je me répète ? —Comme nous levions les yeux au ciel, elle se jeta à l’eau— : Quand j’ai bu la potion, je suis apparue dans une forêt très épaisse, beaucoup plus sombre que celle-ci. Stalius était là, assis sur une roche… il semblait m’attendre.

Stalius acquiesça devant son regard interrogateur.

— Je t’attendais depuis des années.

— Tu m’as dit que cette forêt était la Forêt des Cordes. —Il approuva de la tête—. Nous avons marché pendant des jours. Je crois que pendant six jours. Moi, je n’arrêtais pas de poser des questions, mais Stalius ne voulait rien me dire —ajouta-t-elle avec une pointe de reproche dans la voix.

— Nous n’étions pas en terrain sûr —expliqua-t-il avec son habituelle rigidité—. J’ai besoin de toute ma concentration pour entendre le danger.

— Et pour parler —murmura Lénissu entre ses dents, si bas que j’étais presque sûre que Stalius n’avait rien entendu.

— Mais il m’a dit que je pourrais trouver ma mère —ajouta Aléria—. Et il savait tant de choses sur elle que je lui ai fait confiance.

Stalius grimaça légèrement.

— Tu as eu du mal à me faire confiance et, même maintenant, je pense que tu ne crois pas tout ce que je te dis.

— C’est vrai —admit-elle—. Mais c’est que cette histoire de la Fille du Vent, on dirait un conte de fée. Je n’arrive même pas à comprendre de quoi il s’agit exactement.

— Tu es celle qui sauvera notre peuple. Celle qui calmera l’Apprenti. Comme ta grand-mère, Aléria. Daïan a dû fuir, parce que les dieux nous ont châtiés pour avoir guerroyé. Nous avons combattu les raskides sans pitié. Et nous avons reçu notre châtiment avec la furie du Fils de l’Eau qui nous a dispersés, mais les dieux ont dit qu’un jour la Fille du Vent viendrait et que notre peuple renaîtrait. J’espérais que ce serait Daïan, mais malheureusement les dieux l’ont écartée de mon chemin. Aléria viendra à Acaraüs et réunira son peuple —prononça-t-il.

Dans d’autres circonstances, j’aurais éclaté de rire, mais Stalius paraissait si sérieux et tragique quand il parlait que je demeurai fascinée par son dramatisme. Cela ne semblait pas être la première fois qu’Aléria entendait la théorie de Stalius parce qu’elle fit une moue fatiguée.

— Écoute, Stalius, je te connais à peine, alors je parle peut-être précipitamment, mais moi, je ne pense pas que…

— J’adore cette histoire ! —exclama soudain Lénissu—. C’est formidable, absolument formidable. Un châtiment et un message des dieux… —Il m’adressa un large sourire—. Qu’en penses-tu, Shaedra ?

Je le dévisageai, stupéfaite. Il ne me le demandait pas sérieusement, n’est-ce pas ? Dolgy Vranc et Stalius le regardaient avec méfiance tandis que les autres semblaient aussi surpris que moi par son soudain accès d’enthousiasme.

— Eh bien… —dis-je, incertaine. Et je décidai de changer de sujet—. Tu ne nous as pas dit pourquoi tu as fui d’Ato en nous voyant, Aléria.

— C’est vrai —murmura-t-elle lentement, les yeux rivés sur mon oncle—. Une troupe d’orcs noirs nous a attaqués et…

— Des créatures horribles —acquiesça Lénissu avec sérieux—. Terriblement sanguinaires —remarqua-t-il d’une voix terrifiante, en s’adressant à Dolgy Vranc comme s’il avait été un élève. À l’évidence, le semi-orc ne savait si se sentir offusqué ou amusé—. Cela ne m’étonne pas qu’en voyant ma nièce, tu aies pris tes jambes à ton cou, Aléria. Je ne peux pas te le reprocher.

Je fis un effort pour ne pas rire. Cette conversation était très sérieuse pour Aléria et je ne voulais pas la blesser. Elle échangea un regard inquiet avec Akyn. Je me demandai si Aléria en savait davantage, ou si elle était aussi perdue que nous.

— Nous sommes arrivés à un moïjac —raconta Aléria—. Je me suis rappelée les conseils que ma mère me donnait, étant petite. Elle me disait que ces temples sharbis étaient des lieux protecteurs et qu’ils étaient emplis d’énergie. J’avais emporté du laboratoire de ma mère une autre potion qui servait à créer un monolithe. J’ai suivi ses instructions et j’ai versé le contenu sur un cercle au matériau étrange. Mais je n’ai pas dû faire tout comme il fallait, je n’avais pas prévu qu’il y aurait deux monolithes —marmonna-t-elle, en rougissant.

— Nous ne pouvons comprendre les desseins des dieux —la tranquillisa Stalius.

— Ben dis donc, pour une potion, ça, c’est une potion —fit Lénissu, avec un sifflement impressionné. Dolgy Vranc, lui, ne paraissait pas aussi étonné de l’habileté alchimiste de Daïan.

— Mais… quand tu nous as vus… —commença Akyn.

— Je ne vous ai pas vus —déclara Aléria d’une voix ferme—. J’ai cru que je rêvais. Je croyais que je n’avais pas fini de traverser le monolithe. Je regrette. Si vous ne m’aviez pas reconnue, tout aurait été beaucoup plus simple pour vous.

Je sentis l’exaspération m’envahir en l’entendant.

— Comment ça, tout aurait été beaucoup plus simple pour nous ? —répliquai-je, indignée.

— Nous ne t’aurions pas abandonnée, Aléria —affirma Akyn avec véhémence—. Nous pensions de toute façon aller te chercher. —Akyn et moi hochâmes la tête à l’unisson, pendant que Lénissu sursautait légèrement et m’adressa une moue sans rien dire.

Aléria nous fixa l’un après l’autre, les yeux brillants.

— Oh —souffla-t-elle, saisie par l’émotion—. Mais tu as laissé ta famille, Akyn, et, toi, Shaedra. Et Aryès. Vous avez laissé votre avenir de snoris… pour moi. Je ne sais pas quoi dire.

— Eh bien, ne dis rien —dit Dolgy Vranc avec amabilité—. Je crois que nous t’avons suffisamment bombardée de questions pour aujourd’hui. Maintenant je suppose que, Stalius et toi, vous irez dans les terres d’Acaraüs.

Aléria sursauta et fronça les sourcils.

— Toi, tu ne viens pas ?

Elle semblait vouloir ajouter quelque chose, mais aucun mot de plus ne sortit de sa bouche ouverte. Quand Dolgy Vranc me lança un regard interrogateur, je serais tombée de surprise si je n’avais pas été assise. Il était tout juste en train de me demander la permission ! Instinctivement, je me tournai vers Lénissu et celui-ci me sourit.

— En ce qui me concerne, je vous accompagne. Je meurs d’envie de voir les dieux en action —ajouta-t-il en s’adressant avec une extrême affabilité à un Stalius imperturbable—. Et bien sûr —dit-il implacable, avant que je puisse ouvrir la bouche— Shaedra va où je vais.

— Moi, je vous suis. —Le semi-orc n’avait pas l’air enchanté.

— Qui diable a dit que nous n’irions pas tous ensemble ? —fit Akyn en nous regardant tous, l’air perdu, alors que je marmonnais tout bas.

— Bien —dit Stalius se levant soudain—. Maintenant que nous avons mangé, allons dormir. Je fais le premier tour de garde. Demain, nous descendrons la montagne.

Décidément, Stalius était un curieux personnage, avare de paroles et sans un brin d’humour. Un sharbi dévot qui avait trouvé la Fille du Vent et voulait l’emmener à Acaraüs pour sauver un peuple qui avait disparu il y avait plus de vingt ans, submergé par le fleuve turbulent de l’Apprenti. Cela ressemblait à une mission de légende, propre des livres mythiques ou d’aventures.

Et il se trouvait qu’Aléria avait toujours vécu au milieu d’un peuple érionique et elle ne savait rien de la religion sharbi, ni des gwarates, sauf si elle avait lu quelque chose dans un livre, ce qui était très probable. Enfin, il fallait reconnaître que Stalius avait également un côté pratique et réaliste : nous étions morts de fatigue et l’obscurité commençait à nous entourer de ses inquiétantes griffes d’ombre.

Sans un mot, je me levai et j’allai me coucher sur la petite paillasse de feuilles que je m’étais confectionnée. Ce n’était pas très commode, mais cela valait mieux que d’être en contact direct avec la terre.

— C’est un vrai tyran —me murmura Aléria quand elle vint se coucher à côté de moi.

— Qui ? Stalius ?

— Et je n’aime pas qu’il croie que je vais le suivre sans broncher, juste parce que je suis la Fille du Vent.

Elle parlait à voix basse, mais j’étais sûre qu’Akyn et Aryès, couchés à deux mètres de nous, devaient parfaitement nous entendre. Lénissu et Dolgy Vranc étaient étendus de l’autre côté du feu éteint et ils semblaient converser en chuchotant. C’était étrange de voir Lénissu parler sérieusement et, intriguée, je me demandai ce qu’ils pouvaient bien se dire.

— Mais c’est quoi exactement la Fille du Vent ? —demandai-je quand je sus que mon silence devenait insupportable pour Aléria.

Elle hésita puis murmura :

— Stalius dit que c’est un secret des gwarates.

Je remarquai que les chuchotements de Dolgy Vranc et de Lénissu s’étaient tus. Il était curieux de se rendre compte que la nuit possédait tant de bruits étranges. Les créatures nocturnes se réveillaient, les cigales, les hiboux, les chauves-souris… j’espérai qu’aucun ours ne viendrait nous attaquer.

— Et même si cela peut paraître ridicule, Stalius me protège, alors je ne peux pas me moquer de lui ouvertement, tu ne crois pas ? —continua Aléria, au bout d’un moment—. Tu es réveillée ?

— Oui —fis-je tout en réprimant en vain un bâillement—. Je suis réveillée. Ne te tracasse pas pour Stalius, Aléria. Après tout, qu’importe si nous allons aux Terres d’Acaraüs ou à l’île de Ramalarkas ? Toi, ce que tu veux, c’est trouver Daïan, n’est-ce pas ? Et moi, Murry et Laygra. Aucune de nous deux ne sait où chercher, alors pour le moment, nous ne perdons rien si nous suivons les ordres du tyran, tu ne crois pas ?

J’étais presque endormie quand je l’entendis répondre comme si elle se parlait à elle-même :

— Pour toi, les choses semblent si faciles.

Cette nuit, je rêvais d’un chat. Je crois que c’était le chat tigré que je rencontrais parfois sur les toits, près de la taverne, et que j’avais baptisé du nom de Tigre. Le félin me guidait dans un labyrinthe très compliqué et, moi, je courais, en l’appelant. Il allait de plus en plus vite et alors que je croyais que le chat m’échappait, il s’arrêta brusquement, il ouvrit la gueule et on entendit un rire aigu et étranglé qui m’était beaucoup trop familier et qui me réveilla en sursaut.

La forêt, illuminée par la Lune, me laissait voir clairement mon entourage. Auprès de moi, Aléria et les autres dormaient profondément. Le légendaire n’avait pas lâché le pommeau de son arme. Je frissonnais rien que d’imaginer sa vie passée. Avec tant de cicatrices, il n’avait pas dû avoir une vie très reposée. Lénissu s’agitait dans son sommeil, comme si un cauchemar l’assaillait… un cauchemar ! Je venais de rêver de ce rire qui semblait resurgir du fin fond de ma mémoire dans les moments les moins opportuns.

Dolgy Vranc était assis sur une pierre ; ses yeux noirs m’observaient fixement. Un instant, mon sang se glaça. Dolgy Vranc était une personne que l’on ne pouvait pas arriver à vraiment connaître et j’ignorais tant de choses de lui que parfois son attitude me laissait perplexe, surtout parce que je me rendais compte que j’étais incapable de deviner ses pensées, en partie parce que les expressions d’un semi-orc ne ressemblaient pas à celles des autres saïjits.

Comme le sommeil m’avait totalement désertée, je me levai en silence et je m’assis à côté de lui en chuchotant :

— Je ne peux pas dormir.

— Ton oncle n’a pas l’air de beaucoup se reposer, non plus. On dirait que c’est de famille —remarqua-t-il, en montrant Lénissu du menton. Mon oncle secouait la tête comme s’il était en train de lutter contre quelqu’un, il ouvrait la bouche et la refermait avec une grimace de dégoût.

Être assise à côté du semi-orc m’aida à me rappeler que Dolgy Vranc m’était sympathique.

— Tu ne regrettes pas ta maison ? —lui demandai-je tout bas.

Dolgy Vranc souffla, amusé.

— Quand j’étais jeune, je ne la regrettais pas. À mon âge, ce ne sont pas quelques jouets qui me feront revenir —assura-t-il.

Je lui posai alors la question que je souhaitais ardemment lui poser depuis deux jours déjà.

— Tu as l’amulette, n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, Dolgy Vranc mit la main dans son sac et en sortit le pendentif, sans me laisser le prendre cependant.

— On ne peut pas en faire un grand usage —fis-je avec une moue dubitative.

— Non —admit-il—. En tout cas, pas nous. Un nakrus ou une liche pourrait l’utiliser. Un collectionneur donnerait beaucoup rien que pour le tenir entre les mains un bref instant.

— Tu es un collectionneur ? —m’étonnai-je.

Dolgy Vranc me regarda, l’air surpris, et remit l’amulette dans son sac.

— Non —dit-il brusquement—. Je ne suis pas collectionneur. Ni commerçant. Je ne suis qu’un humble fabricant de jouets —ajouta-t-il en m’adressant un clin d’œil.

3 Changement de Cycle

Les jours passaient sans que nous croisions ni un seul village ni un seul saïjit. Parfois, nous avions de la chance et nous trouvions des plantes comestibles que nous mangions jusqu’à satiété ; d’autres fois, nous devions nous contenter de quelques racines rachitiques. Mille choses comestibles étaient probablement à notre portée, mais nous étions incapables de les distinguer. Stalius, malgré les innombrables aventures qu’il avait dû vivre, était un ignorant dans ce domaine et Dolgy Vranc admettait qu’il était totalement perdu dans ce milieu qu’il ne connaissait pas. En réalité, Lénissu était celui qui semblait le mieux reconnaître les plantes comestibles, mais quelqu’un comme Stalius ou Dolgy Vranc ne se rassasiait pas de quelques fleurs ou racines. Malgré tout, nous persistions et continuions notre chemin vers le sud-ouest.

Nous laissâmes la montagne derrière nous pour pénétrer dans une vallée très boisée et humide, mais sans la moindre trace de rivière. Là, la vie semblait omniprésente. Nous pûmes chasser avec un certain succès et Dolgy Vranc nous apprit à calculer et à ajuster notre tir avec les éclairs d’énergie brulique. Je me réjouis lorsque Dolgy Vranc admit qu’il était nul en énergie essenciatique et qu’il utilisait davantage l’énergie brulique. Aryès et Aléria eurent plus de difficultés, mais Akyn me surprit lorsqu’il paralysa presque un lapin. Cependant, il en resta tout étourdi lui-même, et peut-être bien que le morceau de lapin avalé au dîner n’était pas une grande compensation.

À un moment, nous déviâmes un peu plus vers l’ouest et nous nous retrouvâmes sur des montagnes pelées et rocheuses où seuls poussaient quelques arbustes au milieu d’une herbe courte et jaunie. La première nuit où nous dormîmes en terrain découvert, je fus heureuse de constater que, non seulement l’air était beaucoup moins humide, mais, en plus, je n’étais pas entourée de mille insectes agitant leurs ailes ou leurs pinces. Le jour suivant, je me rendis compte cependant que quitter la vallée avait plus d’un inconvénient. Premièrement, il était plus difficile de trouver à manger ; deuxièmement, le soleil cognait implacable sur nos têtes.

À la fraîcheur du matin, nous pouvions encore parler tranquillement. Un jour, Lénissu et Aryès discutaient avec animation sur un thème en relation avec les langues, tandis qu’Aléria les écoutait en secouant la tête. Akyn et moi avions demandé à Dolgy Vranc de nous en apprendre davantage sur l’énergie brulique et il s’était mis à nous expliquer comment il se la représentait mentalement.

— L’énergie brulique ne peut pas se décrire. Je suppose qu’il en va de même avec les autres énergies, mais celle-ci est la seule que je connaisse. Vous, vous avez eu la chance de pouvoir toutes les expérimenter.

— À peine —rétorqua Akyn levant les yeux au ciel— et pas toutes, loin de là.

— Il y a trop d’énergies pour pouvoir toutes les comprendre —commentai-je.

— Bah. Il vous manque encore bien des années d’apprentissage. Et le but n’est pas de comprendre toutes les énergies à fond. Je suis sûr que, dans bien des domaines, vous en savez beaucoup plus long que moi.

— Selon certains, à Aefna, un snori de la Pagode en sait plus que nous à Ato —dis-je, pensant à tout ce que savait Suminaria et que, moi, j’ignorais.

— Oui, mais sais-tu combien d’habitants il y a à Aefna ? Environ vingt mille. On sélectionne davantage les élèves et ils se spécialisent plus tôt. On ne peut pas comparer avec Ato.

J’essayai d’imaginer une ville remplie de vingt mille têtes, quarante mille yeux… Cela devait être immense et invivable. Comment pouvait-on sortir jouer dans la forêt ? Il devait falloir marcher un bon bout de temps. Si au moins la ville avait été construite sur une ligne, mais ce n’était pas le cas. Je me souvenais des plans de la ville, et j’imaginai les maisons adossées les unes contre les autres, suivant l’écheveau compliqué d’innombrables rues.

— Il n’y a sûrement pas tant de différences entre les deux Pagodes —raisonna Akyn—. Tout compte fait, nous finirons bien tous par être guérisseurs, ou guerriers, ou que sais-je.

— Tu as déjà été dans la capitale, Dol ? —m’enquis-je, intriguée.

— Eh bien, j’y suis resté pendant deux ans, quand j’étais plus jeune. Là, j’en ai appris pas mal sur l’énergie brulique.

— Tu as été snori ? —s’exclama Akyn.

— Pas de la Pagode. J’ai été apprenti snori chez un cordonnier —répondit-il avec une grimace qui était sans nul doute l’expression d’un large sourire—. Mais j’avais de bonnes relations avec quelques celmistes, et l’un d’eux a fini par m’apprendre quelques petites choses sur les énergies, mais, comme je n’arrivais à me débrouiller qu’avec l’énergie brulique, il a fini par renoncer. Je crois qu’il s’était imaginé qu’il était capable de faire de moi un grand celmiste et qu’il voulait convaincre les autres qu’il n’y avait pas que les fils de bonne famille qui pouvaient y parvenir. —Il secoua la tête—. Un type bien.

— Je vois, il voulait faire de toi un Paylarrion de Caorte, pas vrai ? —commentai-je, sur un ton badin.

— Il aurait peut-être bien pu réussir si j’étais resté là-bas plus longtemps —répondit Dolgy Vranc, amusé—. Mais les choses ne se passent jamais comme on pourrait s’y attendre. Enfin, revenons-en à l’énergie brulique.

Son visage se fit sérieux et ses yeux se posèrent sur l’espadon de Stalius, alors que celui-ci avançait, ouvrant la marche, solitaire et silencieux.

— Mais si, je te dis que la grenouille me suivait —insistait Lénissu tandis qu’Aryès s’esclaffait—. Mais si tu ne crois pas, je te dirai que…

Sa voix se perdit lorsque Dolgy Vranc se mit à parler.

— Un celmiste brulique n’a pas besoin de connaître toutes les facettes de la brulique. Les branches de spécialisation sont si différentes —ajouta-t-il en se grattant le nez— qu’il est possible que personne ne soit jamais capable de comprendre à fond cette énergie.

— Moi, je crois qu’il en va de même avec toutes les autres énergies —intervint Aléria. Elle s’était rapprochée de nous, apparemment lassée d’écouter la conversation de Lénissu et Aryès—. Chaque celmiste d’une énergie se spécialise dans une branche. Par exemple, un guérisseur est un celmiste essenciatique spécialisé en endarsie. Navirris Colvrant disait pourtant que même un très bon celmiste serait incapable de lancer deux sortilèges identiques.

— Navirris Colvrant ? —répéta Akyn.

Aléria le foudroya du regard.

— Navirris Colvrant —confirma-t-elle—. L’auteur d’Histoire technique des énergies et de Principes et bases de l’énergie essenciatique. Il a aussi écrit…

— Ça va, ça va —la coupa-t-il, en levant les yeux au ciel—. Te connaissant, sûr que ce fameux Navirris Colvrant a écrit plus de vingt livres.

— Vingt-quatre —le corrigea Aléria les sourcils froncés—. À moins que ce ne soit vingt-cinq, je ne me souviens pas —admit-elle.

Je fis un effort pour ne pas éclater de rire.

— Bon, Aléria —intervint Dolgy Vranc en grimaçant—. Qui fait le cours ?

Aléria rougit, joignit les mains, les tendant vers lui :

— Toi ?

— On ne dirait pas.

— Je complétais simplement ! —se défendit-elle, écarlate—. Hum, pardon, je ne dis plus rien.

Dolgy Vranc fit une moue amusée et hocha la tête.

— Parfait.

Nous passâmes la matinée à discuter de l’énergie brulique.

— Moi, j’ai toujours ressenti de la curiosité pour le sortilège de lévitation —intervint Akyn à un moment—. Quelle énergie utilisent les celmistes pour ça ?

— L’énergie orique —répondit immédiatement Aléria.

Aryès s’était joint à notre conversation et il confirma :

— C’est l’énergie du déplacement. Mais il faut beaucoup d’expérience pour pouvoir lutter contre le morjas et la tige se consume plus rapidement.

Akyn et moi le regardâmes, stupéfaits, tandis qu’Aléria demandait :

— Tu saurais le faire ?

Aryès gonfla les joues et fit non de la tête.

— Une fois, j’ai essayé. J’ai décollé du sol de quelques centimètres à peine et j’ai fait tant d’effort que je suis presque resté apathique.

Le risque d’apathisme m’avait toujours semblé très éloigné de tous les efforts que nous fournissions en classe avec le maître Aynorin. L’apathisme était un état de faiblesse où une partie du jaïpu devenait inconscient. Plus la tige d’une énergie se consumait vite, plus le risque était grand de tomber en syncope et dans un état d’apathisme ou de folie. Je connaissais des personnes qui avaient frôlé une syncope apathique et elles n’aimaient pas se le remémorer et ne le faisaient que la mine sombre. Je n’avais jamais oublié l’image du vieux Jenbralios entrant dans la taverne avec le pas lent d’un zombi, plongé dans un état d’apathisme chronique qui s’arrangerait difficilement avec le temps. Cette image était restée gravée dans ma mémoire.

Je frissonnai, horrifiée rien que de penser qu’Aryès aurait pu perdre la raison ou devenir une loque comme le vieux Jenbralios.

— Mais pourquoi aimes-tu autant l’énergie orique ? —demanda Aléria—. C’est l’une des énergies les plus difficiles à contrôler. En plus, comme tu dis, elle consume beaucoup.

Aryès haussa les épaules.

— Eh bien, cette énergie m’a toujours intéressé. Sincèrement, je crois que je la contrôle beaucoup mieux que l’énergie essenciatique. Je suppose que cela doit dépendre des personnes.

— Navirris Colvrant disait… —Aléria se lança dans une explication théorique exposant pourquoi l’énergie essenciatique était plus facile pour la majorité des gens—. C’est une énergie qui s’occupe de l’essence —disait-elle—. Personne ne la comprend totalement, mais tout le monde la comprend un minimum.

Mon regard s’égara sur les montagnes sans arbres. Je compris progressivement pourquoi j’avais eu l’impression que quelque chose avait changé : des nuages avaient occulté le soleil. Je tournai la tête sur ma gauche et je vis une masse de nuages impressionnants et gris qui se mouvaient et glissaient dans le ciel avec une lenteur étonnante.

Ils étaient chargés d’eau. Nous le vérifiâmes l’après-midi, quand ils se concentrèrent au-dessus de nos têtes. Il n’y avait pas le moindre endroit où se protéger et nous supportâmes le déluge en silence, pataugeant sur la terre glissante et boueuse.

C’était une véritable trombe d’eau qui tombait entraînant des pans de terre entiers.

— Qui aurait dit ce matin qu’il pleuvrait autant ? —cria Aléria au milieu du vacarme. Ses cheveux noirs tombaient en mèches raides et humides autour de son visage.

— Le Daïlorilh a dit qu’un Cycle des Marais commençait —lui répondis-je en criant moi aussi.

— Pour une fois, un Daïlorilh aura eu raison —fit le semi-orc d’une voix de stentor que la pluie redoublant réduisit à une rumeur sourde.

Au moins, nous n’avions ni grêle ni orage. Mais une pluie retentissante, qui labourait la terre, nous assourdissait et nous aveuglait, tout en nous transperçant jusqu’aux os.

Nous marchâmes ainsi pendant peut-être deux heures. Une fois, Aléria glissa et je trouvai très drôle de la voir toute boueuse jusqu’au moment où, moi aussi, je perdis l’équilibre et m’étalai dans un bain de boue. Je me levai en jurant tandis qu’Aléria, secouée d’un rire nerveux, me donnait de petites tapes sur l’épaule.

— Ce déluge ne terminera donc jamais ? —marmonna-t-elle.

Personne ne lui répondit, mais, à l’évidence, nous pensions tous au Cycle des Marais qui s’était produit une trentaine d’années auparavant. Selon les livres, dans certaines zones les pluies avaient duré des mois entiers.

Avec ce temps, toute conversation devenait impossible et nous nous criions juste de temps en temps quelques commentaires sur la direction à prendre. Seul Stalius semblait imperturbable face au changement de temps. Le légendaire, avec ses lourdes bottes, avançait d’un pas ferme sur le terrain embourbé, tandis que nous traînions les pieds, foudroyant le ciel noir du regard.

Mes pieds nus étaient aussi noirs que la terre. Je me sentais faite de terre ; mes mains dégouttaient de boue et de grosses gouttes d’eau ruisselaient sur mon visage. En plus, il faisait chaud et je transpirais abondamment tout en avançant, le moral au plus bas et les yeux rivés sur les empreintes que laissait Stalius sur le sol.

S’il continuait à pleuvoir de la sorte à la tombée de la nuit, où dormirions-nous ? me demandai-je soudain, étourdie de fatigue. Combien de jours s’étaient écoulés depuis que j’avais quitté Ato ? Je m’étonnai d’avoir perdu la notion du temps. Plusieurs semaines, peut-être un mois. Je n’en avais aucune idée.

Soudain, la pluie faiblit et se transforma en une fine bruine tandis qu’un épais brouillard envahissait la colline où nous nous trouvions. J’entendis clairement les soupirs de soulagement. Après le grondement de la pluie, j’eus l’impression qu’un silence imposant nous entourait.

— Eh, Stalius, si nous faisions une petite pause ? —demanda Aléria.

Stalius fit non de la tête sans s’arrêter.

— Nous allons descendre la pente.

J’écarquillai les yeux et les autres en firent autant.

— Descendre cette pente ? Avec cette boue glissante ? —articula Akyn.

Lénissu laissa échapper un bruyant soupir.

— Stalius vient des marais. Non seulement il possède un esprit têtu, mais en plus il est attaché à la boue depuis sa naissance, n’est-ce pas, l’ami ?

Le légendaire ne sembla pas l’avoir entendu. Il commença à descendre la colline en diagonale sans s’assurer que nous le suivions.

— Ton protecteur ne m’enthousiasme pas, Aléria —commenta Lénissu.

— Moi non plus —répliqua-t-elle, avec une moue de mécontentement. Elle semblait épuisée.

Je frappai ma main du poing pour leur insuffler du courage.

— En avant !

— Les dames d’abord —grogna Aryès en jetant un coup d’œil sombre sur la pente boueuse qui se perdait dans le brouillard.

Je levai les yeux au ciel et j’initiai la descente, en suivant les traces de Stalius ; j’entendais derrière moi le bruit de succion des pas de mes compagnons. Je perdis de vue Stalius, mais je pensai que tant qu’il y avait des empreintes, il serait facile de suivre sa piste.

Tout était silencieux. C’est pourquoi je me pétrifiai lorsqu’un bruit tonitruant provenant du haut de la montagne se fit entendre.

— Une roche ! —cria Lénissu. Il me prit par le bras et me tira en arrière. Cependant, nous ne vîmes aucune roche rouler sur le versant. La roche devait être énorme. Rendue instable par les soudaines pluies, elle avait dû se décrocher et dévaler la montagne, mais probablement sur un autre versant, très proche néanmoins, vu comme la terre avait tremblé.

Terrifiés, nous restâmes un moment silencieux. Aléria se mit alors à crier :

— Regardez !

Elle signalait quelque chose au milieu du brouillard. Au début, je crus que c’était un rocher, un énorme rocher de plusieurs mètres de large… mais je compris vite que la forme n’était pas celle d’une roche. Il s’agissait de saïjits. Et ce qui était pire, c’est qu’il s’agissait de saïjits armés qui nous braquaient avec leurs arbalètes.

— Qu’est-ce qu’on fait ? —articulai-je dans un murmure.

— Levez les mains lentement pour montrer que nous ne sommes pas armés —dit Lénissu.

Je jetai un coup d’œil sur sa courte épée et secouai la tête en pensant à l’espadon de Stalius… Stalius ! Où était-il en ce moment ? Je le cherchai dans la brume et je ne vis rien. Il fallait espérer qu’il ne lui était rien arrivé.

Imitant les autres, je levai des mains tremblantes en signe de paix. Avec le brouillard, il était difficile de déterminer de quel type de saïjits il s’agissait. Cela n’avait pas l’air d’être des elfes noirs, mais je ne pouvais être sûre de rien.

Un membre du groupe armé prit la parole. Il parlait en naïltais. Je dus faire un gros effort pour reconnaître la langue : l’accent était très particulier et je ne pus saisir que quelques mots comme « village », « Qui êtes-vous ? » et le verbe « oser » fort heureusement conjugué au présent, car les conjugaisons et les temps en naïltais étaient un véritable enfer.

Du brouillard, la lointaine voix de Stalius leur répondit. Je le vis apparaître et se rapprocher de ceux qui nous menaçaient. Ceux-ci, méfiants, le braquèrent aussitôt avec leurs armes. Alors le légendaire ajouta quelque chose du style : “La pluie nous a désorientés”. Pourquoi leur parlait-il du mauvais temps alors qu’ils pointaient leurs flèches sur lui ?

— Que disent-ils ? —demanda Dolgy Vranc.

— Je crois qu’il essaie de les convaincre de ne pas décocher mille flèches —commenta Lénissu.

— Le chef de la troupe dit qu’ils viennent d’un village qui se trouve à quelques heures d’ici —traduisit Aléria. Elle agrandit les yeux—. Il dit que ces temps sont durs pour tout le monde.

— Dis donc, je ne savais pas que tu connaissais le naïltais —commenta Dolgy Vranc.

Je poussai un grand soupir et j’expliquai :

— À la Pagode Bleue, on nous apprend le naïltais, le saeh-al et le naïdrasien. Un peu de dinolien et de caeldrique.

— Du caeldrique ? —répéta Lénissu avec une moue d’aversion—. Mais qui parle le caeldrique aujourd’hui ?

— Les érudits —soupirai-je avec une grimace affligée.

Soudain, nous nous retrouvâmes encerclés. C’étaient des hobbits. Quatre d’entre eux avaient la peau blanche, un autre la peau très brune, mais tous les cinq mesuraient plusieurs centimètres de moins que moi et, pourtant, deux avaient des cheveux blancs. Ces derniers portaient une armure légère, les autres ne portaient qu’un gilet en cuir.

— Aïtren’gar —dit Aléria. Cherchant un peu dans ma mémoire, je compris qu’elle venait de dire « bonjour ». Comment Aléria arrivait-elle à se souvenir aussi bien de tout ?

— Aïtren’gar, mirdril —répondit le chef, un des hobbits aux cheveux blancs. Il ajouta autre chose et je compris qu’ils voulaient nous guider vers quelque endroit. Ils nous fouillèrent pour savoir si nous avions des armes et Stalius et Lénissu durent leur remettre à contrecœur l’espadon et l’épée courte.

— Où nous emmènent-ils ? —demandai-je à Aléria alors que nous nous mettions en marche, descendant avec précaution le terrain boueux.

— Ils ont parlé d’une mine.

— Une mine ? —répétai-je, en observant les hobbits. Ils ne semblaient pas avoir la constitution des mineurs. Se moquaient-ils de nous ?

— Vous croyez qu’ils nous hébergeront ? Au moins pour une nuit ? —demanda Aryès.

Son idée me parut excellente et j’acquiesçai avec ferveur.

— Ils ont intérêt.

* * *

L’endroit où nous entrâmes ressemblait à une caverne avec des poutres et des murs presque lisses. Un des hobbits ferma la porte derrière lui et alluma sa torche à l’aide de celle qui était suspendue au mur.

J’étais trempée, couverte de boue de la tête aux pieds, et j’avais l’impression que le poids de mes habits s’était centuplé. Je fus surprise lorsque les hobbits nous détinrent dans une petite salle. Leur chef prononça quelques mots et l’un d’entre eux disparut derrière une porte.

Comme personne ne disait rien, je restai silencieuse, mais nerveuse. Je n’aimais pas me sentir enfermée dans un endroit que je ne connaissais pas, avec des gens avec lesquels je pouvais à peine communiquer. Je me sentais comme une personne à qui on a bandé les yeux au milieu d’une bataille.

Finalement, le hobbit revint, suivi d’un plus jeune qui portait dans ses bras une bassine d’eau. Il la déposa sur le sol de pierre, les yeux fixés sur nous, brillant d’une intense curiosité. Le chef lui grogna quelque chose et ce dernier rougit, acquiesça, laissa une brosse et un carré blanchâtre à côté de la bassine et s’éclipsa.

— Eh bien —dit Akyn—. On est supposés faire quoi avec cette bassine ?

— Laver nos bottes, je pense —répondit Aléria avec un demi-sourire.

— Eh bien, moi, je passe la première —dis-je. Comme ils me regardaient, étonnés, j’argumentai— : Je suis la seule à ne pas porter de bottes.

Sous le regard de tous, je m’assis à côté de la bassine, je pris le morceau de savon et commençai à me frotter les pieds, éliminant une couche de boue et de saleté impressionnante. La plante de mes pieds était presque aussi dure que la pierre et ils sortirent finalement, tout blancs au milieu d’une eau noire.

— Je crois qu’au lieu de laver mes bottes, je vais plutôt les salir —s’exclama Lénissu en se moquant de moi, alors que je me relevais et sentais le contact froid de la pierre contre mes pieds mouillés. Mais il les lava tout de même. Il les enleva et les frotta avec la brosse puis les remit toutes brillantes et comme neuves.

Quand chacun eut fini de laver ses semelles, les hobbits nous guidèrent à travers un couloir aux murs irréguliers qui s’enfonçait dans la montagne. Il y avait plusieurs escaliers qui conduisaient à de petites terrasses en terre, couvertes d’une mousse d’un vert très sombre et de fleurs dorées.

Cela ne ressemblait pas à une mine. Cela ressemblait plutôt à un champ dévoré par une montagne.

Nous croisâmes deux hobbits chargés de sacs pleins à craquer de mousse. Tournant la tête en arrière, je les vis déposer leurs sacs sur une charrette vide. Je croisai leurs regards curieux et je me détournai, mal à l’aise. Qui étaient ces gens ?

Comme le couloir devenait de plus en plus étroit, nous dûmes former une file et je ressentis une impression de claustrophobie. Comme tout cela était différent des montagnes désertes et sans arbres où l’on ne voyait que le ciel et l’herbe !

Quand le passage s’élargit à nouveau, nous nous retrouvâmes sur une petite place avec un marché vide et plusieurs arbres, le tout illuminé par de petites créatures volantes qui ressemblaient beaucoup à des papillons, mais qui diffusaient une lumière intense.

— Je ne savais pas que des arbres pouvaient vivre sans la lumière du soleil —dis-je.

Je reçus des regards étonnés.

— Et pourquoi crois-tu qu’il y a des arbres dans certaines zones des Souterrains ? —répliqua Lénissu—. Parfois même des bois entiers.

— Il n’y a pas que le soleil qui peut maintenir la vie —affirma Aléria—. J’ai lu en quelque part quelque chose sur ces bestioles. En naïltais, on les appelle kéréjats. Je crois qu’en abrianais, on dit la même chose, n’est-ce pas ?

Personne ne sut lui répondre.

— Dans les Souterrains, on les appelle comme ça —reconnut Lénissu—. Dans les Souterrains, les ercarites et les pierres de lune sont beaucoup plus courantes. Ce sont des pierres qui émettent de la lumière.

Pendant que nous parlions, Stalius avait engagé la conversation avec nos guides, qui se dirigeaient vers des escaliers qui remontaient dans la montagne.

Nous les suivîmes en silence et nous laissâmes le joli parc pour déboucher sur une voie sans issue apparente, si ce n’est qu’il s’y trouvait six portes. Le chef du groupe des hobbits ouvrit l’une d’entre elles et nous entrâmes dans un autre couloir.

— C’est un labyrinthe ! —me plaignis-je à voix basse.

— Nous sommes arrivés —murmura Aléria.

En effet, le guide avait ouvert une autre porte et nous invitait à entrer dans la salle avec un sourire qui paraissait sincère. Il fit un petit signe à un hobbit qui le suivait et s’en fut.

Une fois dans la pièce, nous comprîmes que c’était là que nous étions censés passer la nuit. Il y avait dix paillasses bien ordonnées et plusieurs cloisons pour préserver l’intimité. Je me serais laissée tomber sur une paillasse pour faire la sieste jusqu’au dîner, mais Stalius intervint avant que nous ayons eu le temps de faire le moindre geste :

— Troïshlan dit que nous devons nous laver avant toute chose. Les bains se trouvent en face.

Nous échangeâmes des regards scrutateurs. Finalement, je décidai que, si les autres étaient si sales, moi, je devais ressembler à un élémentaire de boue.

— J’ai besoin de me laver ? —demanda Lénissu comme s’il se parlait à lui-même. Il était aussi couvert de boue que les autres.

J’adressai un sourire à Aryès.

— Les dames d’abord.

4 Les mines noires

Les bains étaient en réalité deux bassins d’eau de source, un peu froide, mais propre. Quand j’y rentrai, nue comme un nouveau-né, j’eus la sensation de changer de peau. La saleté s’était accumulée pendant les plusieurs semaines qu’avait duré le voyage et elle eut du mal à partir.

— C’est incroyable.

Aléria, dans l’eau jusqu’aux genoux, claquait des dents, tout en s’aspergeant avec les mains de petites vaguelettes d’eau froide.

— Quoi ? —fit-elle.

— Que nous soyons partis d’Ato depuis un mois déjà.

Aléria s’arrêta et leva un sourcil tout en me regardant.

— Et ça, c’est incroyable ?

— Cela ne me semble pas réel, c’est tout.

Elle haussa les épaules et, tremblant, elle s’enfonça davantage dans le bassin en respirant profondément.

— Elle est glacée ! —se plaignit-elle.

— Le Tonnerre est plus froid au printemps —répliquai-je.

— Et qui peut bien avoir l’idée de se baigner dans le Tonnerre au printemps ? —grogna-t-elle.

— Moi —répondis-je, et je me mordis la lèvre avec une moue têtue.

— Cela ne m’étonne pas. Après tout, tu as du sang de dragon.

Je l’éclaboussai d’eau, en riant, et elle poussa un cri de protestation.

— Shaedra ! —exclama-t-elle outragée—. Et si je meurs d’une pneumonie ?

— Bah, je parie que tu saurais trouver une centaine de méthodes pour remédier à une pneumonie.

— La vérité, c’est que je me rappelle avoir lu un livre qui mentionnait quelque chose là-dessus —dit-elle, l’air pensif—. Je crois qu’on pourrait la soigner en mélangeant du sang de grenouille avec de l’écorce de paèldre. —Comme je la regardais, bouche bée, elle se moqua de moi— : Tu es plus crédule que Galgarrios, Shaedra ! Je ne saurais même pas par où commencer pour guérir une pneumonie.

Je laissai échapper un grognement et me frottai le bras gauche avec une éponge rugueuse qui me laissa la peau toute rouge.

— Elle est froide —reconnus-je au bout d’un moment. Aléria pouffa sans répondre, claquant des dents sans pouvoir s’arrêter—. Aléria, est-ce que tu sais où on est, toi ?

Utilisant les mains comme une coupe, elle se rinça le visage, tout en acquiesçant.

— Si j’ai bien compris ce qu’ils disaient, nous devons nous trouver au nord-ouest des Communautés d’Éshingra. Cela pourrait être pire.

— Au moins Stalius sait parfaitement parler le naïltais —une soudaine idée me traversa l’esprit—. Qu’est-ce que tu crois qu’il a appris avant, le naïltais ou l’abrianais ?

— Le naïltais, je suppose. Il vient des terres d’Acaraüs. C’est un gwarate.

Consciente que nous étions sur le point de nous mettre à parler des gwarates, de la Fille du Vent et du dessein des illustres dieux de Stalius, je préférai changer de sujet.

— C’est un endroit étrange.

— Je n’avais jamais vu autant de hobbits de ma vie —approuva Aléria.

— Ils ne m’ont pas paru très expressifs —commentai-je.

Aléria se mit à rire.

— Ça, c’est parce que tu ne comprends pas le naïltais comme tu le devrais. Si tu avais étudié plus sérieusement…

J’écartai ses propos d’un geste de la main, qui agita l’eau autour de moi.

— C’était ridicule d’étudier le naïltais avec Aynorin. Il savait à peine le baragouiner et il avait un accent horrible, admets-le. Ces hobbits, je n’arrive pas à les comprendre. Ils parlent trop vite. À la taverne, quand j’entendais des voyageurs parler en naïltais, je les comprenais beaucoup mieux.

— Les langues, ce n’est pas le point fort du maître Aynorin —admit Aléria—. Mais on peut apprendre beaucoup dans les livres.

— Pas tout.

Aléria soupira et, bien qu’il semble lui en coûter, elle reconnut :

— Pas tout.

Elle me jeta alors un regard critique.

— Dis donc, c’est comme ça que tu te laves les cheveux ? Cela ne m’étonne pas qu’ils soient toujours sales ! Si tu ne mets pas de savon, ça ne sert à rien.

Laissant échapper un immense soupir, je dus me savonner les cheveux et me les frictionner énergiquement, créant une mousse blanche qui se transforma bien vite en une masse sombre, qui alla rejoindre l’eau du bassin.

Quand nous eûmes fini de nous décrasser avec l’éponge et que nous nous estimâmes suffisamment propres, nous ne nous attardâmes pas, sachant que les autres devaient attendre impatiemment que nous sortions. Nous nous séchâmes avec une sorte de serviette faite de mousse absorbante et nous demeurâmes un instant immobiles face aux tuniques que l’on avait laissées pour nous. À l’évidence, certaines étaient plus grandes que d’autres. Deux étaient assez larges et longues, une autre plus étroite, mais longue également, et nous supposâmes que les quatre autres, étroites et plus courtes, nous étaient destinées, à nous, à Akyn et à Aryès. Le problème, c’était les couleurs.

— Moi, je prends la bleue —s’empressa de dire Aléria.

— Tiens donc —répliquai-je, avec un tic nerveux sur les lèvres. Les autres tuniques étaient toutes roses, une couleur qu’à Ato on avait l’habitude d’associer aux personnes mondaines et maniérées de mauvais goût.

— Tu n’aimes pas le rose ? —se moqua-t-elle sous mon regard foudroyant.

Je passai la tunique et sentis la toile glisser sur moi comme une cascade d’eaux. Ce n’était pas une tunique comme celles que l’on portait à Ato, car elle m’arrivait presque jusqu’aux chevilles. Comme le rire d’Aléria redoublait, je levai les yeux au ciel :

— Au moins, c’est commode.

Nous ramassâmes nos vêtements, nous les lavâmes comme nous pûmes et nous étions sur le point de sortir lorsqu’un détail me traversa l’esprit.

— Aléria.

— Quoi ?

— Et Akyn et Aryès ?

— Qu’est-ce qu’il leur arrive ? —dit-elle, en plissant le front.

Mais elle comprit sans que j’ai besoin de lui dire quoi que ce soit. Nos regards se posèrent sur les tuniques roses suspendues à une patère et nous éclatâmes de rire à l’unisson.

— Ne leur disons rien ! —proposa-t-elle.

Quand nous revînmes dans la chambre, les autres s’en furent se laver à leur tour et nous nous installâmes sur deux paillasses au fond de la pièce.

— Que penses-tu de ce village ? —dis-je soudain—. Cet endroit ne ressemble pas à une mine, tu ne trouves pas ?

Aléria haussa les épaules.

— En tout cas, Troïshlan l’a appelé arst. Une mine. À moins que le mot ait d’autres sens. Je suppose qu’un nain mineur ne considérerait pas ça comme une mine.

— Tu veux dire qu’ils font le commerce de cette mousse noire ? —demandai-je, tout en étendant mes vêtements sur la cloison pour qu’ils sèchent.

Aléria se prit les joues d’une main, en me contemplant, très étonnée.

— De la mousse noire ? Mais enfin, Shaedra ! Ta mousse noire est une substance organique gluante très utilisée qu’on appelle naldren.

Je restai bouche bée, en me souvenant des hobbits et de leurs sacs remplis de cette sorte de mousse humide.

— Eh beh —soufflai-je—. Je ne savais pas que le naldren avait cet aspect répugnant. Comment utiliser de l’huile de naldren après ça ?

Aléria leva les yeux au plafond.

— Si tu avais lu Ressources de botanique du commerce d’Ajensoldra, tu l’aurais deviné tout de suite.

Je me mordis la lèvre et lui adressai un demi-sourire.

— Eh bien, pour une fois, aussi surprenant que cela puisse paraître, ce livre, je l’ai lu —répliquai-je—. Au moins une partie. Kajert me l’a prêté de sa bibliothèque personnelle, en me disant que c’était une merveille, alors j’ai dû y jeter un coup d’œil.

— Un coup d’œil ! Je n’irai pas jusqu’à dire que ce livre est une merveille, mais il est indispensable pour comprendre ce qui nous entoure. Sinon tu ne sais même pas faire la différence entre le naldren et de la mousse noire.

Je trouvai qu’Aléria devenait insupportable avec ses livres et je me tus, en me couchant sur ma paillasse avec un soupir.

— En plus —continua Aléria, pensive—, je crois me rappeler que le naldren dans ces régions est très apprécié. Je suis certaine qu’au prochain repas nous aurons de l’huile de naldren dans tous les plats…

Elle fit une grimace alors que je me redressais brusquement, en m’exclamant :

— Le repas !

— Oups. Je n’aurais pas dû parler de repas —murmura Aléria—. Maintenant, tant que tu n’auras pas mangé, tu ne vas pas arrêter d’y penser. Mais la vérité, c’est que, moi aussi, j’ai faim —fit-elle, en se caressant tristement le ventre.

Elle prit un ton si plaintif que j’éclatai de rire.

— Si Troïshlan et ses amis nous ont donné du savon, des habits et un endroit pour dormir, on peut espérer qu’ils nous donneront de quoi manger. À moins qu’ils ne pensent faire de nous leur plat du jour —ajoutai-je dans un murmure.

Aléria me regarda, la bouche ouverte.

— Tu crois que… ?

— Tu n’as pas lu les livres ? —répliquai-je, sur un ton arrogant—. Dans Anthropophagie des hobbits producteurs de naldren de Potoco Pattecourte, ils disent que…

— Ça suffit ! —exclama Aléria en soupirant de soulagement tandis que j’éclatais de rire et me rallongeais les mains derrière la tête—. On ne plaisante pas avec ces choses.

— Bon, je reconnais que c’était de l’humour noir —avouai-je—. Bah, Troïshlan a l’air sympathique, n’est-ce pas ?

Aléria haussa les épaules et déclara raisonnablement :

— On ne peut pas se fier seulement aux apparences, mais tu as peut-être raison.

— Eh bien ! Puisque les aristocrates se lavent, je vais en profiter pour dormir —dis-je.

— Bonne idée.

Dès que je fermai les yeux, je m’endormis et j’oubliai tout ce qui se passait autour de moi. Je rêvai d’une ville souterraine illuminée par des pyramides disposées régulièrement dans les rues et sur les parois de la caverne, parois contre lesquelles s’entassait tout un amas de maisons misérables. Moi, ou plutôt mon fantôme, se promenait dans une rue déserte et large et tout était silencieux. Parfois, je croisais une ou deux personnes, mais moi, j’étais comme invisible. Je passai devant une pâtisserie et sa vitrine reluisante et remplie de gâteaux à la crème et au chocolat. Je ressentis le désir irrésistible d’y entrer, mais je me rendis compte qu’il n’y avait pas de porte et j’oubliai totalement la pâtisserie, car mon attention fut soudain attirée par une silhouette féminine qui descendait la rue, élégamment vêtue. Ses chaussures brillantes et noires résonnaient sur le sol et l’écho amplifiait leur bruit. Elle s’arrêta devant moi et me sourit comme si nous nous connaissions depuis toujours : “Je savais que je finirais par te rencontrer. Pourquoi ne me montres-tu pas où tu habites ?” Et moi, sans hésiter, je me mis en route, dépassant des maisons somptueuses et silencieuses. Dans cette ville, la lumière du jour était aussi intense qu’une nuit de deux Lunes à la Superficie. Je traversai un pont qui surplombait une ruelle où se promenait en silence un chien famélique couleur de sable. Je passai devant les maisons miséreuses, tout en grimpant la côte, empruntant escaliers et ruelles. Alors je m’arrêtai et, m’étonnant des paroles de la silhouette qui avait parlé, je lui demandai : “Mais toi, qui es-tu ?” Personne ne me répondit et alors j’ouvris la porte d’une maison qui paraissait identique aux autres tandis qu’une musique de harpe résonnait dans toute la ville.

Quand je me réveillai, je maudis tout d’abord le bruit scandaleux de mes compagnons, parce que je n’avais pas eu le temps de voir comment était ma maison, mais je me rendis compte ensuite que je n’avais plus de maison et que le Cerf ailé était bien loin d’où je me trouvais. Tout n’avait été qu’un rêve.

Je finis par identifier le « bruit scandaleux » ; il s’agissait d’éclats de rire tonitruants et j’ouvris aussitôt les yeux. Tous étaient de retour du bain et Dolgy Vranc semblait être en train d’étouffer de rire tandis qu’Akyn et Aryès l’observaient, le visage exaspéré. Aléria, se réveillant elle aussi, laissa échapper un petit rire et Akyn la foudroya du regard.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle !

J’observai avec curiosité comment Dolgy Vranc se tordait de rire. Je ne l’avais jamais vu si jovial.

— Lénissu, tu l’influences beaucoup —dis-je.

Le ternian pencha la tête, l’air surpris.

— Moi ? Moi, je n’ai pas ri autant, j’ai juste fait quelques plaisanteries, rien d’autre. Si Dol s’étrangle de rire, cela n’a rien à voir avec moi. Ce sont eux, les coupables —dit-il, en se tournant vers Akyn et Aryès.

— Moi ? —protestèrent en même temps les deux jeunes snoris.

— Vous —acquiesça Aléria en essayant de paraître sérieuse. Elle examina de haut en bas les tuniques roses que portaient Akyn et Aryès—. Vous êtes charmantes —décréta-t-elle.

Elle échangea un regard avec moi et, toutes les deux, nous éclatâmes de rire. Akyn et Aryès laissèrent échapper un long soupir, en secouant la tête.

— C’est simplement une culture différente —marmonna Akyn—. Ici, ce qui se porte, c’est le rose, un point c’est tout. Et vous auriez pu nous avertir qu’il n’y avait pas d’autres couleurs. On aurait prévenu Dolgy Vranc pour qu’il ne s’étrangle pas de rire.

— Cela fait longtemps que je ne riais pas comme ça —souffla le semi-orc, hilare, tout en toussant.

— Eh bien, il vaut mieux que cela ne devienne pas une habitude —commenta Lénissu en lui donnant des tapes dans le dos, tel un ami en réconfortant un autre—. Un de ces jours, tu vas y perdre ton souffle.

— Penses-tu —protesta l’identificateur. Il semblait s’être tranquillisé, mais, sur son visage, un énorme sourire persistait.

Stalius entra alors dans la pièce et nous nous tournâmes tous vers lui avec curiosité.

— La famille Tépaydeln nous invite à boire le thé dans deux heures —annonça-t-il.

— Tout un honneur —s’exclama ironiquement Lénissu.

— Peut-être que nous réussirons à comprendre quel problème ils ont avec nous —commenta Dolgy Vranc.

— Ils ont un problème avec nous ? —demanda Akyn en fronçant les sourcils.

— Mais il n’y aura pas que du thé, n’est-ce pas ? —me préoccupai-je, m’imaginant une conversation ennuyeuse autour d’une table et de bols d’eau bouillante. Tous levèrent les yeux au ciel, mais personne ne sut me répondre.

Je profitai du temps qu’il restait pour dormir un peu plus avant de nous rendre à l’invitation. Après un bain, j’avais toujours envie de manger ou de dormir et je me souvins qu’une fois, lorsque Wiguy m’avait critiquée en me disant que je ne me lavais jamais, je lui avais répondu que si j’étais aussi maniaque de la propreté qu’elle, je dévorerais toutes les réserves de la taverne. Wiguy avait semblé le prendre au sérieux et avait cessé de me poursuivre avec le savon pendant quelque temps.

Quand je me réveillai, Lénissu me secouait doucement l’épaule.

— Que se passe-t-il ? —dis-je, en bâillant, totalement déboussolée.

— La famille Tépay-je-ne-sais-quoi nous attend. Debout. Nous devons faire honneur à nos hôtes.

Lénissu revêtait une tunique d’un bleu sombre qui lui donnait l’air d’un celmiste adepte du Daïlorilh. Cette pensée me fit sourire car Lénissu n’avait pas l’âme d’être l’adepte de qui que ce soit.

Il me tendit la main et me redressa sans aucun effort.

— Tu es plus légère qu’une plume. Un jour, le vent va t’emporter, ma nièce.

Je lui montrai mes mains, toute contente :

— Tu as vu mes griffes ? Je crois qu’elles sont presque comme avant.

— C’est une menace ? —répliqua-t-il avec un demi-sourire.

— Non —protestai-je, en fronçant les sourcils—. Je crois que j’ai rêvé que je les avais perdues une nouvelle fois —admis-je posément, et je souris en contemplant mes mains—. Mais elles sont toujours là.

Lénissu leva les yeux au ciel.

— Oui. Eh bien, il vaudra mieux que tu ne les montre pas trop aux hobbits. Ils pourraient te confondre avec un atroshas. Quoique, ils ne seraient pas si loin de la vérité —ajouta-t-il, l’air pensif, comme se parlant à lui-même.

Je lui donnai une bourrade tout en sortant de la pièce.

— Si j’étais un atroshas, j’aurais des écailles noires —répliquai-je.

Il me jeta un coup d’œil et acquiesça.

— C’est vrai. Un atroshas rose… je ne crois pas que cela se voit si souvent.

— Et qui, s’il a un peu de jugeote, peut bien avoir vu un atroshas ? —intervint Dolgy Vranc.

— Mon père en a vu un —dit Stalius alors que nous parcourions des galeries tout en suivant un hobbit qui ne semblait pas avoir beaucoup plus de vingt ans.

Dolgy Vranc prit une mine embarrassée.

— Vraiment ?

— Il était tout seul avec l’atroshas et il est mort en le combattant —affirma-t-il.

Lénissu échangea un regard avec moi et je sus que nous pensions la même chose avant qu’il ne dise :

— Et s’il était tout seul, comment peux-tu savoir que c’est un atroshas qui l’a tué ?

Stalius fronça les sourcils, mais répéta :

— Il est mort en combattant un atroshas dans le massif des Extrades.

— Oh. Bien sûr —dit Lénissu, méditatif—. De toutes façons, Dolgy Vranc a raison. Personne avec un peu de jugeote ne voudrait voir un atroshas.

— Lénissu —murmura Aléria, inquiète.

Stalius serra les dents, mais ne répondit pas et continua à marcher, les épaules tendues.

— Lénissu, tu ne devrais pas le taquiner comme ça —murmurai-je—. Je me souviens d’avoir vu dans un livre que pour le peuple d’Acaraüs, les ancêtres sont un peu comme les dieux de la famille.

Lénissu soupira.

— Si je ne peux pas dire ce que je pense à quelqu’un, ce quelqu’un ne mérite pas ma considération, et encore moins mon amitié.

Je fis une moue et secouai la tête. Je me rendais compte que je n’arrivais pas à comprendre Lénissu. Il était parfois cruellement lâche, il ne supportait pas la vue du sang et il n’arrêtait pas de plaisanter. Mais, en même temps, il avait une personnalité plus profonde. Ses répliques se basaient sur ses principes et il n’avait pas peur d’affronter plus fort que lui, tant qu’il savait que cela n’entraînerait pas de vengeance ou, du moins, pas une vengeance immédiate. En plus, je n’avais pas pu m’empêcher de remarquer qu’il prononçait d’une étrange façon le mot « amitié ».

5 La pause thé

La famille Tépaydeln vivait à l’intérieur de la mine, dans une ample caverne dont les murs étaient recouverts de tentures et le sol de tapis. Mais à dire vrai, c’est qu’ils avaient bien besoin de tout cet espace. Ils étaient très nombreux. Je compris que beaucoup étaient cousins et qu’ils vivaient tous dans la même grotte. Ils revêtaient des tuniques semblables à celles que nous portions, quoique beaucoup plus agrémentées. Leurs ceintures avaient des pierres précieuses incrustées. En fin de compte, si cette mine n’avait pas de pierres précieuses, au moins les hobbits en tiraient-ils suffisamment de naldren pour s’offrir le luxe qui les entourait.

Cependant, nous n’étions pas attendus par toute la famille Tépaydeln, mais seulement par quelques-uns de ses représentants. Notre nouveau guide qui avait relayé le jeune hobbit, était un homme mince d’âge mûr qui n’arrêtait pas de nous lancer des regards méfiants alors que nous traversions les couloirs luxueux de la grotte. Comme si nous avions pu avoir l’idée de dérober quelque chose ! Je m’imaginai pliant tranquillement un tapis et le cachant sous ma tunique et je faillis éclater de rire.

— Il est de plus en plus nerveux —commentai-je à Akyn. Celui-ci se mit la main devant sa bouche pour étouffer un rire.

Le guide, qui, soit dit en passant, s’appelait Lom, demeura sur le qui-vive pendant tout le trajet. Finalement, nous débouchâmes dans une salle plus ou moins rectangulaire avec une grande table placée au centre. Trois personnes étaient assises et elles se levèrent en nous voyant.

— Je me réjouis que vous ayez accepté mon invitation. Mon nom est Ranoï Tépaydeln, fils de Surshilia et Mirren. Voici mon fils, Murdoth, et mon petit-fils, Laaco. Je vous prie de vous asseoir et de prendre le thé avec nous, honorables aventuriers.

L’homme qui avait parlé était le plus âgé, ses cheveux étaient gris, son nez, pointu et ses yeux bleus brillaient de perspicacité. Je crois que nous fûmes tous surpris par son accueil chaleureux. Un autre avantage, c’est qu’il connaissait l’abrianais et le parlait correctement.

Nous nous assîmes et notre groupe commença à se présenter. Mon regard se posa sur une petite corbeille pleine de fruits à la peau jaune qui avaient tout l’air d’être des sortes de pêches. Je sentis l’eau me venir à la bouche. Je n’avais rien mangé depuis le déjeuner. Comment les autres parvenaient-ils à se concentrer sur autre chose que les fruits ?

— Et moi, c’est Lénissu et, elle, Shaedra Ucrinalm Hareldyn, ma nièce.

Pourquoi s’obstinait-il toujours à rajouter ces noms rocambolesques que je ne connaissais que depuis un mois ? Si, au moins, ces noms n’avaient pas eu trois syllabes ! Mais après avoir entendu les noms courts des autres, Ranoï Tépaydeln, fils de Surshilia et Mirren, m’observa avec curiosité.

— Es-tu noble ?

— Noon ! —m’exclamai-je, foudroyant Lénissu du regard—. Je ne suis pas noble.

— Elle est ignoble —renchérit Lénissu—. Mais c’est une gentille nièce.

Ranoï nous regarda à tour de rôle et esquissa un sourire.

— J’ai ouï dire qu’un groupe de voyageurs s’est rendu dans les Terres de Cendre il y a environ deux mois. Ce n’est pas vous, par hasard ?

— Les Terres de Cendre ? —répéta Dolgy Vranc, sans comprendre.

— Si tu continues à marcher quelques semaines vers le sud-est, tu tomberas dessus, si je ne me trompe pas —dit Lénissu—. Toi, tu dois connaître cette région sous le nom de Maydast. Des terres pleines de lave. Une terre repoussante pleine de bestioles —conclut-il—. Et non, nous ne sommes pas ces voyageurs —ajouta-t-il en s’adressant aux Tépaydeln.

Ranoï l’observa attentivement.

— Mais vous, vous avez déjà été là-bas.

Mon oncle leva les yeux au ciel.

— Eh bien, oui. J’y suis resté un jour et une nuit —précisa-t-il—. Une terre où il n’est agréable ni de naître, ni de vivre, ni de mourir. Les bestioles ne te laissent pas tranquille une minute. Une terre maudite —grogna-t-il.

Ranoï échangea un regard avec son fils et acquiesça de la tête.

— Laaco, peux-tu servir le thé à nos invités ?

Je vis le jeune hobbit se lever aussitôt et prendre une des deux théières qui reposaient sur la table face à Ranoï.

Je crois que c’était la première fois de ma vie que l’on me servait sans que je doive remplir moi-même mon bol. Je me doutais que ce devait être un acte de politesse habituelle, néanmoins je ressentis quelque chose qui ressemblait à de l’humiliation. Tandis que Laaco remplissait les bols, Ranoï Tépaydeln continuait à parler, répondant aux questions qu’on lui posait. Je perdis la moitié de ce qui se disait. Je compris seulement que nous étions effectivement très près des Communautés d’Éshingra, que l’on pouvait atteindre la ville de Ténap en une semaine de marche et qu’il y avait beaucoup de bandits sur les chemins des Communautés ces derniers temps. Un chargement de naldren avait disparu quelques semaines auparavant et personne ne savait ce qui était advenu aux porteurs. Une troupe d’artistes avait été dépouillée de tous ses biens avant d’arriver à Tauruith-jur. Je compris que Tauruith-jur était l’endroit où nous nous trouvions, un des nombreux villages souterrains de la Ceinture de Feu, qui vivait de l’exploitation de l’huile de naldren.

Eh bien. La pensée qu’un simple pas vers un monolithe avait pu nous éloigner autant d’Ato était terrifiante.

Lom apparut avec un plateau de petits gâteaux saupoudrés de fines algues vertes que je ne réussis pas à identifier.

— Des bracares, c’est le nom qu’on leur donne ici —dit Ranoï en souriant, alors que chacun se servait. La conversation reprit, mais j’étais absorbée par la seule tâche d’apaiser ma faim. Quand j’eus mangé quatre bracares, je me sentis étrangement repue et je m’adossai au dossier de ma chaise, réprimant un bâillement.

Le bol était chaud entre mes mains et, lorsque je me rendis compte que je tambourinais avec mes griffes sur le verre, je m’arrêtai aussitôt pour remarquer finalement que tous semblaient très intéressés par la conversation. Je fis un effort pour me concentrer sur ce qui se disait.

— Cela me chagrine, j’avais cru que vous étiez peut-être de ces aventuriers qu’enthousiasme une généreuse récompense —disait Ranoï Tépaydeln.

— Nous ne sommes pas des aventuriers —répliqua Dolgy Vranc—. Nous sommes de simples voyageurs un peu perdus.

— Mais vous venez du nord-est —intervint Murdoth—. Il n’y a pas de villages saïjits par là-bas.

— Effectivement, il n’y en a pas —approuva Lénissu aimablement—. Mais cela ne fait pas de nous des aventuriers du style de ceux que vous recherchez.

— Nous pouvons vous offrir beaucoup d’argent —rajouta Murdoth en élevant la voix.

— Mon fils… —murmura Ranoï sur un ton d’avertissement.

— Combien ? —interrogea Lénissu, adossé au dossier de sa chaise avec désinvolture.

Murdoth serra les dents en l’observant puis articula :

— Deux mille écus.

— Deux mille écus ! —répéta Lénissu avec une moue ironique—. Tu m’insultes. C’est ce que gagne un secrétaire de la ville en deux mois.

Les yeux de Murdoth brillaient de concentration. Il me sembla qu’ils parlaient de dragons. Était-ce possible ou étais-je en train de rêver ? Je jetai un coup d’œil à Akyn et Aléria et je les vis si pâles que je compris que cette conversation était tout à fait sérieuse. Mais à quoi jouait Lénissu ?

— Que proposes-tu ? —demanda alors Murdoth.

Lénissu fit une moue et il était sur le point de répondre, mais Stalius le devança :

— Le dragon de terre a déjà détruit un village. Je ne permettrai pas qu’il y ait plus de morts. J’accepterai n’importe quelle récompense que voudront bien me donner ces pauvres gens. Moi, je ne joue pas avec la vie des autres pour une poignée d’écus —ajouta-t-il sur un ton mordant.

Lénissu lui adressa un large sourire.

— Tu es un type formidable, Stalius. Un héros —affirma-t-il, ému—. Nous te faisons entièrement confiance pour tuer le dragon de terre. —Il se pencha sur la table et lui tendit une main franche—. La récompense te revient et, moi, je garde la vie, marché conclu ?

Stalius le toisa d’un regard féroce, mais ne bougea pas. Finalement, Lénissu laissa échapper un soupir et se rassit, marmonnant entre ses dents.

— J’aurai besoin de mon espadon —déclara le légendaire avec assurance—. De ma hallebarde et d’un filet.

Ranoï et Murdoth nous observaient, surpris.

— Mais… vous autres ? Vous n’allez pas l’aider ? —demanda Ranoï.

— Normalement, les aventuriers s’entraident et luttent ensemble —prononça Laaco, avant de rougir sous le regard foudroyant de son père.

Je perçus un échange de regards entre Dolgy Vranc et Lénissu et je compris qu’ils n’avaient pas l’intention d’aider Stalius dans son entreprise. Je levai mon bol pour dissimuler mon expression confuse. Je me rappelais que les dragons de terre pouvaient mesurer plusieurs mètres et qu’ils avaient des pattes d’une force démesurée qui leur permettaient de creuser et de pénétrer dans la terre. Stalius serait-il capable de tuer un dragon de terre ?

— Nous ne sommes pas n’importe quels aventuriers. Nous sommes des aventuriers du Grand Nord. Nous avons un esprit très indépendant —énonça Lénissu, pour toute explication, l’expression solennelle.

Je m’étranglai avec la gorgée de thé que je buvais et Aryès, assis à ma gauche, me donna de petites tapes dans le dos, tout en essayant de garder un air sérieux.

La conversation se poursuivait. Stalius était décidé à protéger un peuple de hobbits qu’il ne connaissait pas, pour le bien du monde.

— Cela suffit, Aryès —me plaignis-je en murmurant, alors que celui-ci, distrait, continuait à me donner de petits coups dans le dos—. Je ne m’étrangle plus.

Aryès sursauta et recula, confus, et j’essayai alors de me concentrer sur les paroles de Murdoth.

— Dès que nous connaîtrons sa position, nous te le dirons. Si l’un d’entre vous veut coopérer —ajouta-t-il, mal à l’aise—, il sera le bienvenu. Nos gardes feront leur possible pour vous aider, mais il vous incombe de tuer le dragon de terre. Beaucoup de familles ont perdu des êtres chers ces derniers mois et les gens sont hystériques.

— Ne vous tracassez pas, je me charge de tout —assura Stalius—. Ce n’est pas la première fois que j’affronterai un danger comme celui-ci. Les dieux me protègeront.

Depuis un moment, Lénissu ne disait rien et je me demandai ce qu’il manigançait.

— Je suppose —intervint-il alors— que ce ne serait pas une impolitesse, de notre part, de nous en aller tout de suite à Ténap et d’attendre que Stalius se réunisse avec nous après avoir tué le dragon. Je ne me fais pas de souci pour lui, les dieux le protègeront, vous l’avez tous entendu et, moi, j’ai des affaires là-bas qui requièrent…

— Non —interrompit Ranoï Tépaydeln—. Si vous n’acceptez pas ma récompense, je vous prie, au moins, d’accepter mon invitation au Repas de l’Abondance. C’est après-demain, j’espère que vos affaires ne sont pas urgentes au point de vous faire refuser mon invitation —ajouta-t-il, les yeux posés sur Lénissu.

— En aucune façon —répliqua Lénissu en prenant le bol dans ses mains—. Ce sera un honneur pour nous d’aller à ce repas.

Il leva son bol et but une gorgée.

— Est-ce qu’on peut prendre une pêche ? —demandai-je alors timidement.

Tous les regards se tournèrent vers moi et je rougis, soudainement tendue. Ranoï sourit.

— Bien sûr, ma chérie. Quel âge as-tu ?

Je tendis une main vers la corbeille et pris une pêche et un couteau.

— Treize —répondis-je, tandis que je commençai à éplucher le fruit. Et vous ? —demandai-je sans y penser. Le sourire de Ranoï s’élargit.

— Laisse-moi réfléchir. —Il fronça les sourcils et hocha la tête—. Quatre-vingt-deux, si je me souviens bien. —Il se leva—. Lom, voudrais-tu avoir l’amabilité d’accompagner le paladin à l’armurerie. S’il a besoin d’une armure, prête-lui celle qu’il désire, quelle qu’elle soit. La protection de mon peuple passe avant tout.

Lom, un air méfiant perpétuellement gravé sur le visage, acquiesça de la tête. J’avalai rapidement la pêche, en me disant que j’aurais dû demander plus tôt si je pouvais prendre des fruits dans la corbeille. Les fruits étaient vraiment bons et j’eus presque la sensation d’être de retour à Ato, à l’époque de la cueillette.

— Je peux raccompagner les autres dans leur chambre —proposa Laaco à son aïeul.

Murdoth fronça les sourcils, mais Ranoï acquiesça.

— Accompagne-les, mon garçon, et assure-toi qu’ils ne manquent de rien.

Je me levai, les mains collantes de jus et je grognai intérieurement en sentant le regard de reproche d’Aléria. Et que me reprochait-elle donc ? Lénissu avait mangé huit bracares. Et Dolgy Vranc et Stalius ne s’étaient pas privés non plus.

— Tout compte fait —intervint soudain Lénissu—, si vous me permettez… Puisque vous nous invitez à un dîner, je me sens dans l’obligation de vous donner un coup de main. En plus, perdre un paladin comme Stalius nous plongerait tous dans une profonde angoisse. Je protègerai ses arrières.

— Une généreuse attitude —approuva Ranoï, le sourire et les yeux brillants—. Et je suppose que ce changement d’humeur entraîne quelque condition.

— Noon, aucune, sieur Tépaydeln ! Continuez votre plan d’attaque du dragon de terre. Nous, nous le ferons décamper de vos mines.

Ranoï acquiesça, tout en l’observant derrière ses longs cils noirs.

— De toute façon, vous ne partirez pas d’ici sans avoir été récompensés pour votre courage. Vous aurez vous aussi besoin d’une arme, je suppose.

— De mon épée courte seulement, merci.

— Nous vous la rendrons bien sûr.

— Demain nous mettrons à votre disposition un espace d’entraînement —ajouta Murdoth.

— Bien —dit Stalius.

Il sortit en compagnie de Lom vers l’armurerie, tandis que nous autres, nous suivions Laaco. Lénissu avait l’air absorbé et sombre.

Quand nous fûmes de retour dans notre chambre, Aléria et moi, nous tournâmes brusquement vers Lénissu.

— Vous êtes devenus fous —gronda Aléria.

— Un dragon de terre ! —m’exclamai-je. C’est une folie.

Lénissu nous observa quelques instants en silence, les sourcils froncés, puis il s’assit sur sa paillasse et ôta ses bottes.

— Je ne sais pas pourquoi Stalius s’est fourré dans cette histoire —commençai-je—. Mais en tout cas, toi, tu n’es pas un guerrier, Lénissu.

Il leva la tête, l’air surpris.

— Je ne le suis pas ? —fit-il.

— Non —dis-je fermement, bien que soudain le doute m’envahisse. Lénissu avait été dans les Souterrains. S’il en était sorti vivant, il était fort possible qu’il soit un bon lutteur, n’est-ce pas ?

— Peut-être que non —admit-il cependant—. Mais tu oublies quelque chose d’important dans tout cela, ma nièce.

— Quoi ?

Il sourit et révéla :

— Je suis Lénissu Hareldyn.

— Oh. Enchantée, mon oncle. Et je suppose que, pour toi, tuer un dragon de terre est une chose simple et banale.

Lénissu acquiesça.

— Moi, je dirais que tu t’égares, ma nièce. Écoute-moi attentivement, ma chérie, est-ce qu’il m’est déjà arrivé de faire quelque chose d’absurde ?

— Je ne sais pas si avant tu as fait des choses absurdes, mais aujourd’hui…

— Aie confiance en moi —m’interrompit-il—. Je sais me débrouiller avec toutes sortes de dragons. Même avec des dragons de taille moyenne.

— Un dragon de terre n’est pas un dragon de taille si moyenne que ça ! —protesta Akyn.

Mais moi, j’avais froncé les sourcils.

— Tu penses fuir ? —murmurai-je.

Lénissu fit non de la tête.

— Fuir est un mot vil. Je crains que le dragon de terre soit pire que ce que nous ont dit ces hobbits. Dites-moi, sinon, pourquoi avoir recours à des mercenaires inconnus ? —Il y eut un silence et Lénissu soupira—. Parce que cela leur est égal si nous survivons ou non —expliqua-t-il amèrement—. Le dragon a dû faire plus de dommages que ce qu’ils nous ont dit. Ils sont hystériques. Leurs gardes sont peu nombreux et ils ne sont pas habitués à attaquer des dragons. Si j’ai bien compris, ils ont souffert de nombreuses pertes. Et j’ai l’impression que nous ne sommes pas les premiers aventuriers auxquels ils ont fait appel.

Son insinuation me frappa de plein fouet.

— Comment as-tu pu deviner tant de choses ? —demanda Dolgy Vranc, un sourcil arqué.

Lénissu esquissa un sourire.

— Il y a quelques mois, je me trouvais à Ténap. Au cours d’une de mes promenades, j’ai entendu un type se plaindre que le commerce de l’huile de naldren avait été considérablement réduit sur le marché. Il y avait déjà des rumeurs sur la raison du problème. Certains parlaient d’une guerre secrète entre les peuples des Mines Noires. D’autres d’une épidémie dévastatrice qui selon la personne, affectait le mineur ou le naldren. Et d’autres encore parlaient d’un monstre horrible qui creusait juste à l’endroit des mines. —Il leva les yeux et, voyant que nous étions tous pendus à ses lèvres, il eut un demi-sourire—. J’aurais sûrement entendu plus de rumeurs si je n’avais pas dû voyager vers l’ouest pour te trouver, Shaedra.

— Mais alors, pourquoi as-tu décidé d’aider Stalius après avoir dit que tu ne l’aiderais pas ? —demanda Aryès.

— C’est une personne versatile —grognai-je.

— Absolument pas, ma nièce —grommela-t-il—. Au début, j’ai cru que Stalius prenait une voie sans issue. Ensuite je me suis rappelé que ces hobbits des Mines Noires ne sont pas les plus sympathiques de leur race et qu’ils ne ressentent pas une immense affection pour les étrangers. Ils ne sont pas d’un naturel agressif, mais je ne leur fais absolument pas confiance et je ne sais pas s’ils nous laisseront partir sans problèmes, surtout s’ils continuent à cacher la raison de l’augmentation du prix du naldren. Je n’en sais rien, mais je connais un peu la culture des peuples de la Ceinture de Feu et s’ils partagent certaines de leurs croyances, peut-être bien que la présence d’un dragon de terre signifie beaucoup plus qu’un simple malheur.

— Tu veux dire que le dragon de terre a une signification religieuse ? —demanda le semi-orc, en fronçant les sourcils.

— Selon la tradition des peuples de la Ceinture du Feu, le dragon de terre symbolise la Mort. C’est compréhensible et je parie que les peuples des Mines Noires partagent cette croyance. Imaginez un peu. Ces peuples vivent à l’intérieur des montagnes. Le dragon de terre creuse la terre et ouvre d’énormes brèches par où il passe. Le risque d’effondrement augmente et, en définitive, Ranoï Tépaydeln ne veut pas semer la panique parmi son peuple en leur dévoilant que sa garde est incapable de tuer un dragon de terre.

Assis à côté de Lénissu, nous réfléchîmes un moment à ses propos.

— Alors Ranoï Tépaydeln est le chef des Mines Noires ? —demandai-je.

Ils me regardèrent tous en secouant la tête.

— Si tu avais écouté correctement la conversation —grogna Aléria—, tu saurais que Ranoï Tépaydeln est le maître de Tauruith-jur et de deux autres mines. Pas de toutes.

— Ah.

— Sinon il serait plus riche que les Ashar.

— Il ne m’a pas donné l’impression d’être un homme pauvre —répliquai-je.

— C’est vrai —intervint Aryès—. Si l’argent ne lui manque pas, pourquoi n’a-t-il pas fait appel à des mercenaires tueurs de dragons ?

Lénissu éclata de rire et le semi-orc sourit. Nous échangeâmes des regards confus.

— Les mercenaires tueurs de dragons n’arpentent plus ces régions depuis longtemps —expliqua Dolgy Vranc—. Les dragons de terre ont été exterminés il y a plus de deux siècles. Un tueur de dragon, s’il veut vivre, doit aller soit dans les Souterrains, soit dans des terres plus lointaines.

— Je me souviens d’un caïte qui vivait à la lisière de la Forêt des Cordes —intervint Lénissu, l’air songeur, tout en souriant—. Le caïte disait être un chevalier tueur de dragons. Il avait une obsession comme Stalius, mais d’un tout autre genre. Son objectif n’était pas celui de sauver des vies, mais celui de tuer des dragons. C’était un petit nobliau de province. Son château était rempli de livres d’aventures. Je crois qu’il n’avait pas vu un vrai dragon de toute sa vie.

— Comme je le disais, par ici, il n’y a que des tueurs de dragons lettrés —poursuivit Dolgy Vranc—. Et je doute que quelqu’un prête sa garde pour partir à la recherche d’un dragon de terre.

Lénissu approuva.

— Ils sont dans une situation précaire. Peut-être pensent-ils nous utiliser pour distraire le dragon de terre. Je crois que tant que la créature ne s’approche pas des mines, Ranoï n’a que faire de la savoir morte ou à mille milles de ses terres —ajouta-t-il, pensif.

— Nous pourrions le faire disparaître par un monolithe ! —s’exclama Akyn.

— Cela me rassure de savoir que nous avons un celmiste aussi puissant parmi nous —observa Lénissu.

Akyn rougit et se tut.

— Et qu’est-ce que tu proposes que l’on fasse ? —fis-je, nerveuse, m’imaginant debout face à un dragon qui sortait soudainement de la terre, comme un immense ver de terre muni de dents, de griffes et d’écailles.

— Vous, rien —répliqua Lénissu en se levant d’un bond—. Bon, je vais faire un tour.

Il disparut par la porte sans rien rajouter. Après une brève hésitation, Dolgy Vranc nous dit :

— Restez là. Je vais lui parler.

Et il disparut à son tour par la porte. Je me levai, je fermai la porte et je laissai échapper un profond soupir de désespoir. Les hobbits nous avaient retiré nos armes, ils nous avaient donné des tuniques et accès aux bains et, maintenant, ils voulaient se servir de nous comme tueurs de dragons, convaincus que nous étions des aventuriers, même si nous affirmions le contraire.

— Tout cela ne me plaît pas —déclarai-je.

Aryès s’adossa contre le mur et se massa les tempes, fatigué.

— Si, au moins, nous étions des celmistes, nous pourrions aider —soupira-t-il.

Il y eut un long silence, lourd et dense.

— Ils ne pourront pas tuer le dragon de terre —prononça Aléria—. J’ai lu des choses sur eux. Ils ont de petites pattes, mais très fortes, et ils peuvent lancer une fumée ardente par la gueule.

— Du feu ? —demandai-je. Je ne me souvenais pas d’avoir lu grand-chose sur les dragons de terre et je le regrettai alors.

Aléria médita et fit non de la tête.

— Non. Je crois que ce n’était que de la fumée. Je me souviens que j’ai lu quelque chose sur les points faibles de ce type de dragons. —Elle fronça les sourcils et laissa échapper un gémissement—. J’aurais besoin d’être à la bibliothèque d’Ato !

— Eh bien, vas-y et, dans deux mois, tu nous raconteras —dit Akyn, la mine sombre.

Soudain, me sentant emprisonnée par des hobbits et impuissante face à un dragon de terre, une rage froide me submergea. La seule idée de voir Lénissu lutter contre une telle créature me fit dresser les cheveux sur la tête. L’émotion et la peur m’aidèrent à prendre une décision.

Akyn et Aléria discutaient sur la taille que pouvait atteindre un dragon de terre, tandis qu’Aryès les contemplait, le regard perdu.

— Je ne permettrai pas qu’il arrive quoi que ce soit à Lénissu —intervins-je sur un ton qui m’impressionna moi-même.

Aléria se tut et tous trois me regardèrent, les sourcils arqués.

— Et que proposes-tu ? —me demanda mon amie.

Je les regardai sans rien dire, car je n’en avais aucune idée. Que pouvais-je faire ? Fuir ? Attacher Lénissu à une chaise ? Ces solutions me semblaient improbables, la première parce que les hobbits ne nous le permettraient pas, la seconde parce que c’est moi qui risquais de me retrouver attachée sur une chaise.

— Nous irons voir Ranoï. Nous les aiderons à tuer le dragon.

Je restai la bouche ouverte et je me tournai vers Aryès en même temps que les autres. Était-ce vraiment lui qui avait parlé ? Était-il vraiment en train de proposer ce que je croyais ?

— Nous pouvons le faire —ajouta-t-il comme si chaque mot lui coûtait un réel effort—. Nous sommes des snoris de la Pagode.

— C’est juste —en convint Aléria avec fermeté—. Nous les aiderons.

Akyn sourit largement et se leva.

— Tu as plus de cran que je ne croyais —dit-il à l’intention d’Aryès—. On y va ?

6 Bois de Lune

Convaincre Ranoï Tépaydeln que nous étions capables d’affronter un dragon de terre fut une tâche étonnamment facile et finalement je me dis qu’il avait peu de scrupules à envoyer des enfants de treize ans risquer leur vie ; cependant, je me demandai, par la suite, s’il se rendait réellement compte de ce qu’il faisait. Peut-être avait-il oublié notre âge en voyant que nous étions plus grands que lui ou peut-être pensait-il que nous étions des celmistes et des aventuriers de retour des Terres de Cendre. En tout cas, Ranoï Tépaydeln accepta notre offre sans problèmes de conscience.

Nous dînâmes dans une salle isolée, qui avait une longue table, des bancs et de vieux meubles de bois sombre. Deux hobbits avaient laissé à manger sur des plateaux et, quand je soulevai le couvercle d’une des casseroles, une bouffée de vapeur blanche en sortit et je m’exclamai :

— De la soupe de sarrène !

— Avec des piments —dit une voix enjouée avec un accent horrible. Je me retournai et je vis un hobbit aux cheveux roux qui me souriait—. Mon nom est Arfonte. Si vous me le permettez, je me joindrai à vous pour le dîner.

Il semblait demander mon autorisation, mais, surprise, je mis quelques secondes à répondre.

— Bien sûr que tu peux t’asseoir avec nous —lui dis-je avec entrain—. Moi, je m’appelle Shaedra.

— Un honneur —répondit-il en inclinant la tête et sans la moindre ironie dans la voix.

Nous nous assîmes en silence et nous nous servîmes, ravis par les mets succulents du dîner. Bien vite, nous nous rendîmes compte qu’Arfonte avait beaucoup de mal à parler en abrianais et tous finirent par parler en naïltais. Moi, si j’avais quelque chose à dire, je l’exprimais dans une phrase désastreuse. Lénissu et Stalius parlaient le naïltais couramment et Aléria et Aryès semblaient avoir une certaine aisance, mais je me réjouis en voyant qu’Akyn et Dolgy Vranc avaient encore plus de difficultés que moi. Ce dîner s’avéra être un véritable cours de naïltais. Arfonte nous raconta des histoires que je ne compris qu’à moitié et des blagues auxquelles je ne compris rien du tout. Il avait un caractère jovial et il me parut tout de suite sympathique, mais, lorsque je sus que c’était le neveu de Murdoth et le cousin de Laaco, il devint évident pour tous qu’Arfonte n’était pas venu de son propre chef.

— Quel est ton métier, Arfonte ? —demanda Lénissu en naïltais.

— Je suis poète —répondit sans hésiter le hobbit roux—. Disons que j’écris des vers, mais aussi de la prose.

— Un poète ! —répéta Lénissu—. Moi aussi je l’étais, quand j’étais plus jeune. Ah, quelle époque, c’était alors !

— Et pourquoi as-tu arrêté d’écrire ? —demanda Arfonte, sans comprendre.

— La vie est ainsi faite. Aujourd’hui, les gens comme moi n’ont pas le droit de rêver.

— Les gens comme toi ? Que veux-tu dire ?

Lénissu grimaça.

— Les gens qui n’ont pas une famille qui s’appelle Tépaydeln par exemple.

Arfonte rougit.

— Oh. Je vois.

À partir de là, la conversation devint plus silencieuse ; toutefois, Arfonte finit par nous régaler en déclamant quelques-uns de ses vers. Comme nous étions tous assez fatigués après un jour de marche dans les montagnes, nous nous levâmes de table et nous souhaitâmes une bonne nuit au hobbit. Celui-ci fit une petite révérence tout en répondant maladroitement en abrianais :

— Un honneur connaître vous cela a été.

Quand nous sortîmes, Akyn s’approcha de moi et d’Aléria et nous chuchota à l’oreille :

— Il a davantage d’esprit poétique en abrianais qu’en naïltais.

Alors que j’acquiesçai avec un éclat de rire silencieux, Aléria secouait la tête.

— Tu n’as pas su apprécier ses vers, tout simplement parce que tu ne comprends pas suffisamment le naïltais. Moi, j’ai trouvé que c’était un bon poète.

Akyn fronça le nez, mais ne dit rien.

Quand nous fûmes couchés sur nos paillasses respectives, je me rendis compte que je n’étais pas aussi fatiguée que je le pensais. Les deux heures où j’avais fait la sieste avaient fait fuir le sommeil. Nous n’avions encore rien dit à Lénissu de notre intention de les aider, lui et Stalius. Je le ferais le lendemain, me promis-je, tout en imaginant Lénissu en train de s’arracher les cheveux et de nous couvrir de remontrances. Qu’il nous réprimande autant qu’il le voudrait, moi, j’avais déjà treize ans et j’étais suffisamment âgée pour prendre mes propres décisions.

Cette pensée, au lieu de m’effrayer, me réconforta. Lénissu ne savait pas dans quelle aventure il s’était lancé. Bien sûr, je ne savais pas ce qu’il projetait en réalité. Peut-être allait-on lui gâcher son plan ; c’est pour cela que je me promis de lui dire ce que, mes amis et moi, nous avions proposé à Ranoï Tépaydeln. Il n’était pas le seul qui pouvait avoir un plan. Mais je devais admettre que normalement les plans de Lénissu étaient plus structurés que les miens. Malgré tout, dans la vie, tout n’avait pas si bien tourné pour lui, puisqu’il avait été envoyé par deux fois au moins dans les Souterrains.

Couchée dans l’obscurité de la chambre souterraine de Tauruith-jur, je me mis alors à penser à Murry et Laygra. Où pouvaient-ils se trouver à cette heure ? Au village, en train de dormir tranquillement dans une maison ? Ou en train de faire des recherches sur Jaïxel et nos parents ? Ils ignoraient que nos parents n’étaient pas des nakrus. Et ils ignoraient aussi que moi, je n’étais plus à Ato, mais à des milles et des milles de là. Enfin, le point positif était que, si Jaïxel me cherchait vraiment, il ne saurait pas non plus où je me trouvais. S’il était bien vrai qu’il me cherchait, me répétai-je, sachant que Lénissu en doutait encore. En tout cas, Jaïxel existait réellement. Sarpi avait entendu parler de lui. Murry m’en avait parlé. Mais que pouvais-je posséder qui appartienne à la liche ? Si ce n’était pas l’Amulette de la Mort, qu’est-ce que cela pouvait être ?

Le sommeil m’envahit progressivement et mes pensées s’évanouirent, emportées en brusques tourbillons sans que je sache si elles étaient réelles ou non. Ma dernière pensée, je l’adressai à Galgarrios. Comment devait-il se sentir à présent ? Je n’arrivais pas à m’ôter de la tête la tristesse de son visage, à l’idée que ses amis étaient partis sans lui.

* * *

Les arbres de ce passage n’avaient presque pas de feuilles et ils étaient recouverts d’un lichen vert clair qui dissimulait presque toute l’écorce. En me réveillant, j’avais cru un instant que j’étais devenue aveugle en voyant la chambre plongée dans l’obscurité. En sortant de la pièce, je n’avais vu que des lumières artificielles, des kéréjats lumineux qui volaient près du plafond et de l’écorce des arbres.

Avançant lentement dans le couloir, je m’arrêtai soudain net à la vue d’un tronc illuminé, d’un blanc étincelant. Je clignai des paupières, éblouie et j’entendis alors un bruit de bottes contre le sol et une vague de kéréjats prit son envol telle une fumée d’étoiles, abandonnant un tronc couvert de lichen, aussi ordinaire que les autres.

— J’aime bien les kéréjats —dit la voix d’Aryès derrière moi—. Ils agissent comme des messagers. J’ai l’impression que ce sont des esprits intelligents.

Je poursuivis mon chemin sans me tourner vers lui. Je pensai que je devrais me sentir irritée de ne pas pouvoir rester un instant toute seule, mais je ne pouvais pas m’en prendre à Aryès. Après tout, il ne pouvait pas percevoir à quel point mon esprit était fébrile en ce moment.

Un kéréjat passa devant moi et un autre se posa sur mon épaule, puis, gêné par mes mouvements, il s’envola lentement, s’élevant vers le plafond.

— Je voudrais te poser une question —l’entendis-je dire.

Je me tournai vers lui, un sourcil haussé. Son ton m’avait intriguée.

— Quelle question ?

Aryès semblait mal à l’aise.

— Je voudrais savoir pourquoi nous sommes ici —comme je le dévisageai, abasourdie, il laissa échapper un soupir—. Au début, je n’ai pas posé de questions parce que c’était évident qu’il y avait trop de secrets pour que vous m’en parliez. Mais après…

— Après ? —l’encourageai-je avec douceur.

— Après —dit-il lentement, en posant son regard sur un tronc dont les branches formaient une coupe— je me suis rendu compte que j’avais besoin de savoir.

— Mais tu sais tout, Aryès. Stalius ne nous en a pas raconté davantage sur Aléria. Nous ne savons même pas très bien l’importance que ça a qu’elle soit la Fille du Vent, à part le fait qu’elle doive sauver des gwarates disparus…

— Je ne parle pas d’Aléria —m’interrompit Aryès, en me regardant intensément—. Je parle de toi. —Je restai silencieuse—. Tu es arrivée à Ato il y a cinq ans. Je t’ai vue balbutier l’abrianais et l’apprendre en quelques mois, mais, parfois, tu laissais quand même échapper des mots en naïdrasien. La langue qu’on parle dans la Forêt des Cordes. Tu venais de l’est. Seule.

Racontée comme ça, mon histoire semblait tout à fait incohérente. Mais j’avais pensé qu’il valait mieux que les gens croient que j’étais venue seule, même de si loin, plutôt qu’accompagnée d’un centaure lunaire, une espèce qui, de toute façon, avait toujours été mal vue en Ajensoldra et ses « milieux civilisés ». Mais Aryès était là, avec moi, et il méritait une explication.

Soudain, je me demandai comment il devait se sentir, loin de chez lui et de sa famille, avec des compagnons qui n’avaient même pas jugé nécessaire de lui révéler pourquoi retourner à Ato n’était pas une de leurs priorités. Je me sentis coupable de l’avoir entraîné dans cette aventure. Pourtant, je savais qu’en réalité, c’était lui seul qui avait décidé de traverser ce monolithe. À moins qu’il n’ait pensé que le monolithe n’était qu’une épreuve de plus du dernier examen de snori, songeai-je soudainement, stupéfaite à l’idée de ne pas avoir envisagé une possibilité si évidente. Aryès avait dû se sentir ahuri en ouvrant les yeux, ce jour-là, dans la vallée d’Éwensin. Car j’étais certaine que l’endroit où nous étions apparus se situait au nord, dans la vallée d’Éwensin.

Mon silence sembla l’incommoder encore davantage.

— Si tu ne veux rien me dire, ne me dis rien, je le comprendrai —dit-il enfin, faisant demi-tour pour s’en aller.

— Attends, Aryès ! Rends-toi compte de ce que tu me demandes. Que veux-tu savoir ? Pourquoi, toi, tu es ici ou pourquoi, moi, je suis là ?

Aryès s’arrêta et secoua la tête.

— Je sais très bien pourquoi je suis ici.

Je fis une moue et je m’assis sur une racine qui semblait moins recouverte de lichen.

— Eh bien. Je suppose que c’est injuste de ma part de ne rien t’avoir dévoilé sur moi. Mais je suis sûre que Lénissu ne s’est pas privé de raconter des choses dont, même moi, je ne me souviens pas —remarquai-je.

Aryès s’assit sur un rocher.

— Ne crois pas qu’il m’ait raconté grand-chose sur toi.

— Oui, bon. En tout cas, tu sais déjà que, quand j’étais petite, je vivais dans un village d’humains avec mon frère, Murry, et ma sœur, Laygra, mais je ne savais pas que c’étaient mes frères et sœurs jusqu’à l’année dernière.

Aryès acquiesça de la tête, attentif. Alors, je lui racontai que les nadres rouges avaient attaqué le village, qu’un semi-elfe nommé Kahisso m’avait sauvée et m’avait envoyée à Ato avec Alfi.

— Alfi ?

— Alfi était un centaure lunaire. Comme je t’ai dit, les trois raendays devaient se rendre à la Forêt des Cordes. Au début, ils avaient l’intention d’anéantir la troupe de nadres rouges, mais je crois qu’ils avaient subi des pertes et ils ont dû aller demander des renforts. Mais les centaures lunaires n’ont pas voulu les aider.

J’attendais un commentaire du genre « cela ne m’étonne pas », mais Aryès garda le silence.

— Alfi était un ami de Kahisso. Je ne sais pas pourquoi, il lui devait une faveur. Il m’a laissée près d’Ato avec un parchemin adressé au propriétaire du Cerf ailé.

— Un instant —intervint alors Aryès—. Le Cerf ailé… Kahisso… n’était-ce pas le fils disparu de Kirlens ?

— Oui, c’est son fils —répondis-je, surprise qu’il le sache—. Comment le sais-tu ?

Aryès eut l’air gêné.

— J’ai entendu raconter l’histoire de Kirlens plusieurs fois. À Ato, on pense qu’il accumule la malchance.

— Oui, je sais —dis-je pleine d’amertume—. Je sais ce que l’on raconte. On dit que quatre sont les enfants de Kirlens. Deux engendrés, deux adoptés. Un traître, un fou, une maniaque et l’autre est la terniane sauvage et excentrique.

Aryès allait protester, mais je l’arrêtai.

— Pour ce qui est des deux du milieu, c’est assez vrai. Mais Kahisso n’a rien d’un traître et moi… eh bien, tu me trouves sauvage et excentrique ?

Aryès ouvrit la bouche, la referma et fit non de la tête. Je soupirai.

— Bon, je te racontais comment j’étais arrivée à Ato. À partir de là, tu en sais suffisamment. Tout le monde me regardait de travers comme si j’étais une étrangère. Ce que j’étais, en réalité, bien sûr. Il n’y a qu’une personne qui ne me regardait pas d’un mauvais œil —ajoutai-je dans un murmure presque inaudible.

Aryès fronça les sourcils.

— Qui ?

Je levai la tête et souris.

— Galgarrios. Il m’a considérée comme une amie dès le début. Il a dû sentir que j’étais aussi seule que lui, à ce moment-là. Il a bon cœur.

Aryès se mit à rire.

— Galgarrios ne peut être méchant avec personne —dit-il.

— Son innocence me manque —laissai-je échapper.

Il y eut un long silence et, finalement, Aryès se leva.

— Et moi, il y a beaucoup de gens qui me manquent. Mais je suis là et je te rappelle que nous devons affronter un dragon.

Je le regardai, en colère.

— Je sais ce que je dois faire.

Aryès recula, surpris.

— Bon. Je crois que tu préfères que je te laisse seule, n’est-ce pas ?

— Oui —grognai-je.

— Alors, à tout à l’heure —ajouta-t-il brusquement après un bref silence.

Je restai seule, assise sur ma racine, à essayer de comprendre pourquoi soudain je m’étais fâchée avec lui. Qu’il me demande de lui raconter mon enfance, passons, mais qu’il me rappelle ce que je devais faire, c’était intolérable ! Quand quelqu’un avait-il dû me rappeler ce que j’avais à faire, excepté Wiguy ? Jamais personne ne m’avait rappelé mes obligations.

Enfin, il devait tout de même y avoir une autre raison pour que je me sente au bord de l’hystérie. Après un quart d’heure de réflexions, je crus comprendre. Le dragon, les hobbits, Lénissu et Stalius. Tout cela était trop pour que je puisse le supporter sans me sentir au bord d’une crise de nerfs. Ce que je ressentais au fond de moi, était-ce de la peur ? Cela se pouvait bien. Ce n’était pas la même sensation que celle que j’avais ressentie lorsque Nart m’avait fait une peur bleue, ou quand le rire malveillant s’immisçait dans mes rêves. C’était une peur plus durable, mais qui n’avait pas une cause bien définie.

Honnêtement, je me demandais pourquoi je n’arrivais pas à faire entièrement confiance à Aryès. Son comportement pouvait être si trivial et normal à certains moments et si étrange et ahurissant à d’autres. Ce dernier mois, je croyais avoir appris à le connaître, mais maintenant je doutais de pouvoir jamais le connaître réellement. Akyn, en comparaison, était un ami totalement fiable. Et Aléria, malgré ses manies et ses répliques pas toujours très judicieuses, avait un cœur net et clair. Aryès était incompréhensible.

Je me levai et je continuai à avancer dans les couloirs, gravant dans ma mémoire les passages que je prenais pour ne pas me perdre. De temps en temps, je croisais quelque hobbit et je le saluais courtoisement tandis qu’il me répondait avec des yeux ronds.

Je finis par trouver un petit bois désert et tranquille et je m’y arrêtai, ravie. Les branches avaient des feuilles d’un vert très sombre et je sentais quelque chose de nouveau. Une brise. Elle balayait le bois, frôlant les feuilles, les lichens des troncs et les mousses du sol. Il n’y avait pas trace de naldren.

Je me promenais entre les troncs, pensive, en essayant de m’imaginer comment pouvait être un dragon de terre, quand soudain j’entendis un raclement de gorge et je me retournai brusquement. Il n’y avait personne. J’entendis de nouveau le raclement de gorge, puis une voix chantante.

— Tu t’es perdue, étrangère ?

Elle parlait en naïdrasien, la langue des royaumes de la Nuit ! Je levai les yeux et je tombai sur un visage rond et très noir. Elle avait de grands yeux, noirs et globuleux et un sourire blanc et radieux. C’était une fillette hobbit, juchée sur une branche aux feuilles presque noires entre lesquelles elle se camouflait presque à la perfection.

— Qui es-tu ? —demandai-je dans la même langue.

La fillette regarda autour d’elle avec de grands yeux bien ouverts et, d’un bon agile, elle descendit du tronc, atteignant le sol moussu avec un bruit sourd.

— Je m’appelle Déria. Je suis censée travailler dans le secteur quatre de récolte. Tu ne diras à personne que tu m’as vue, n’est-ce pas ?

Je souris. Cette fillette me fit penser à moi quelques années auparavant.

— Sois tranquille, je sais garder un secret.

C’était une sensation étrange que de converser en naïdrasien avec quelqu’un qui le parlait sans accent. Avec une certaine stupeur, je crus même percevoir un léger accent ajensoldranais dans mes paroles. Avais-je pu oublier avec les années comment parler la langue de mon enfance ?

Déria m’observait avec curiosité tandis que je promenais mon regard sur le bois.

— C’est un joli bois —observai-je.

— N’est-ce pas ? Je viens ici chaque fois que je peux m’échapper —dit Déria. Elle se mordit la lèvre inférieure et se lança— : Tu fais partie des étrangers qui sont arrivés hier, pas vrai ?

— Oui. Mon nom est Shaedra. Tu as beaucoup entendu parler de nous ?

Déria haussa les épaules.

— Pas plus que ça. Mais certains disent que le sieur Tépaydeln vous a donné une importante mission. Ils disent que vous allez tuer un monstre.

Je fronçai les sourcils.

— C’est la vérité.

— Vraiment ? —s’exclama Déria, admirative—. Mais c’est quoi comme monstre ? Un orc ? Une harpie ? Un loup ?

Je ris.

— Un orc n’est pas vraiment un monstre.

— Mais quel monstre c’est, alors ?

Ne le savait-elle donc pas ? Ranoï leur avait peut-être menti, bien que cela n’ait pas beaucoup de logique, à moins qu’il ait voulu éviter la panique, car les hobbits craignaient réellement le dragon de terre plus que tout au monde.

— Nous ne le savons pas bien encore —mentis-je—. Mais ne te tracasse pas. Nous le détruirons et tout redeviendra comme avant.

— Qu’est-ce qui redeviendra comme avant ? —demanda-t-elle sans comprendre.

Comme je ne savais pas quoi répondre, je changeai de sujet.

— Dis-moi, des endroits comme celui-ci, il y en a beaucoup dans les Mines Noires ?

— Un saïgueruth, tu veux dire ? À Tauruith-jur, il y en a cinq. Normalement j’alterne pour qu’on ait plus de mal à me trouver. On dit que je suis une vraie diablotine.

— Un saïgueruth, tu as dit ? Cela signifie…

— Bois de Lune —s’exclama la fillette comme si elle invoquait quelque chose. Son rire résonna et elle se mit à faire de grandes pirouettes sur le sol. Elle s’arrêta et m’adressa un sourire—. C’est un jeu —expliqua-t-elle—. Quelqu’un crie Bois de Lune et fait le plus grand nombre de pirouettes. Tu veux jouer ?

— Bien sûr ! Et comment s’appelle ce jeu ?

Pour toute réponse, Déria regarda le plafond, leva les bras et cria :

— Bois de Lune !

Elle prit appui sur une jambe et se mit à pirouetter, alternant mains et pieds sur le sol. Je comptai. Une, deux, trois. Jusqu’à neuf de suite ! Mais elle dut s’arrêter parce qu’elle s’était trompée de direction et elle aurait heurté un tronc si elle avait continué.

Je m’esclaffai, ravie, et je levai les mains vers le ciel en disant :

— Bois de Lune !

Quel plaisir de pouvoir faire à nouveau des pirouettes ! Ce dernier mois, j’avais tellement marché pendant la journée que les acrobaties m’étaient apparues futiles. Je mis alors toute ma joie dans mes mouvements. Inconsciemment, le jaïpu se propagea dans tout mon corps. Je fis des pirouettes sur le côté, puis en arrière et en avant, je fis un dernier bond et m’accrochai à une branche à deux mains, en riant.

Déria me regardait bouche bée.

— C’est fantastique ! Il faut que tu m’apprennes à faire ça ! —s’écria-t-elle.

J’éclatai de rire. Je n’avais jamais imaginé que mes dons d’acrobatie puissent être un motif d’admiration. En tout cas, le jeu de Déria m’avait redonné bonne humeur.

— Tu veux vraiment apprendre ? —lui demandai-je.

— Oui !

— Pourquoi ?

— Parce que, quand je serai grande, je veux être équilibriste. Et parce que. Tu m’apprendrais ? —Soudain son visage s’assombrit—. Mais tu n’as pas le temps de m’apprendre, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que j’ai le temps —dis-je, en me balançant sur la branche—. Avant de tuer le monstre, il faut savoir où il est. Pour le moment, je n’ai rien d’autre à faire. Alors, si tu veux, je peux commencer à t’apprendre dès maintenant.

Les yeux noirs de Déria s’illuminèrent de bonheur.

— C’est vrai ? Tu vas m’apprendre maintenant ?

— Oui. À moins que tu ne doives retourner à ce secteur quatre.

Déria fit un geste comme pour chasser une mouche.

— Natrio ne se rendra pas compte de mon absence avant l’heure du repas.

— J’espère que tu seras plus consciencieuse pour apprendre ce que je vais t’enseigner.

— Je n’oublierai pas un seul mot ! —assura-t-elle énergiquement.

Je me laissai glisser à terre et je souris.

— Eh bien, pour commencer, je t’apprendrai la philosophie du jaïpu.

— Le jaïpu ?

— La force énergétique interne de chaque personne.

— Ah, ici, on l’appelle le mongit. On nous donne des cours sur ça. Le prêtre dit que, si on le répartit bien dans tout le corps, on se fatigue moins en travaillant.

— Répartir le jaïpu dans tout le corps ? Je suppose qu’il vous explique comment faire.

— Oui. Il nous dit de le libérer. Il utilise le mot yanjore. Libérer. J’espère que ça ne te dérange pas que je parle en naïdrasien —ajouta-t-elle soudain inquiète.

— Oh, non. Pas du tout. En réalité, le naïdrasien est ma langue habituelle. Et l’abrianais, aussi. Par contre, je parle le naïltais comme miaule un lion.

Déria se détendit.

— C’est que je parle toujours naïdrasien avec ma mère, mais les autres nous regardent de travers parce qu’ils parlent tous naïltais.

— Mais tu n’es pas de Tauruith-jur ?

— Mon père l’était. Mais moi, je suis née dans la Forêt des Cordes. À Nuina. Ma mère est une faïngale. Alors je suis moitié faïngale, moitié hobbit —expliqua-t-elle hâtivement—, une drayte. Mon père nous a emmenées ici quand j’avais sept ans. Il est mort peu de temps après dans un éboulement. Et à partir de là, ma mère n’a pas voulu prononcer un seul mot en naïltais.

— Je regrette pour ton père —murmurai-je, soudainement émue.

Déria haussa les épaules, mais se tut. Je croisai les bras, pensive.

— Ouah ! —s’exclama Déria, me montrant du doigt—. Ce sont des griffes, n’est-ce pas ?

Je regardai mes mains. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais sorti mes griffes. Je les rentrai, embarrassée.

— Oui. Tu n’avais jamais vu de ternian ? —Comme elle haussait les épaules, j’esquissai un demi-sourire—. Dis-moi, quel âge as-tu ?

— Dix ans.

— C’est l’âge idéal pour commencer à devenir une snori et améliorer ton Bois de Lune.

Le visage de Déria s’illumina.

— Une snori ? Comme en Ajensoldra ?

— Comme en Ajensoldra. Mais à ma façon. —Je tendis un doigt vers elle, menaçante—. Jures-tu d’écouter ta nouvelle maîtresse en tout point ?

Elle sourit et acquiesça sans paraître aucunement solennelle.

— Je le jure !

7 Le dîner de l’Abondance

Le dîner de l’Abondance portait bien son nom. Quand les cloches sonnèrent annonçant l’étape de relâche, tous avaient revêtu leurs meilleurs costumes. Les mineurs avaient ôté leurs pantalons de toile grossière imprégnés de l’odeur du naldren pour revêtir de longues tuniques colorées. Parmi eux, nous passions inaperçus avec nos tuniques roses.

Lénissu était d’une humeur sombre depuis que nous lui avions fait part de notre projet. Il avait refusé catégoriquement d’accepter notre aide.

— Vous n’êtes que des gamins. Vous resterez là où on vous dira. Je ne veux pas entendre de protestations.

Il avait dû supporter une foule de plaintes avant qu’il n’explose en disant que nous fassions ce que nous voulions, que nous mourions si tel était notre principal objectif dans la vie. Son manque d’estime pour nos capacités me blessa dans mon orgueil. D’accord, nous n’avions pas été dans les Souterrains, nous n’avions vécu aucun combat réel, et encore moins contre un dragon, même si celui en question n’était qu’un dragon de terre et non un atroshas, mais en tout cas, nous n’allions pas les laisser partir seuls. Le pire fut peut-être lorsque Dolgy Vranc nous donna raison.

— Ces gamins ne savent peut-être pas manier une épée, mais ils savent contrôler un peu les énergies. En plus, je pense qu’ils seront plus en sécurité avec nous qu’enfermés dans une chambre par les hobbits.

— Je ne crois pas que les hobbits soient des infanticides —avait rétorqué Lénissu avec emportement—. En plus, je ne sais pas pourquoi tu dis « nous ». Toi non plus, tu ne sais pas lutter.

Mais Lénissu savait qu’il était inutile d’essayer de convaincre Dolgy Vranc de quoi que ce soit. C’est pourquoi il avait à présent cette mine sombre, malgré les couleurs vives qui nous entouraient de toutes parts.

Nous nous trouvions dans une immense salle circulaire avec des degrés de pierre qui donnaient en bas sur une place où s’étaient installés, avec tout leur attirail, des artistes venus de Naerial-jur pour l’occasion.

Arfonte, le neveu de Murdoth, nous guidait sur les paliers bondés de visages souriants et festifs.

— Cette année, il y a moins de monde que d’autres fois —entendis-je dire à une femme élégante qui s’éventait.

On ne l’aurait pas dit. Les musiciens jouaient une musique rapide, légère et répétitive tandis que les gens entraient et remplissaient la salle. Deux tout jeunes enfants couraient et riaient sur le palier inférieur et celle qui semblait être leur mère, les prit tous deux par la main pour qu’ils ne s’éloignent pas. Au total, il y avait des centaines de personnes, au moins cinq cents, assises ou debout, près des rampes, comme des fourmis dans une fourmilière.

Levant les yeux, j’aperçus les espaces réservés aux gens importants de Tauruith-jur. Un des plus grands était celui de la famille Tépaydeln, mais, autour de toute la salle, je pus compter trois autres espaces qui avaient tout l’air d’être destinés à une famille nombreuse.

Arfonte nous guida jusqu’à l’espace des Tépaydeln. Toute la famille y était réunie, des plus jeunes aux plus vieux. Certains ne partageaient en rien les traits des Tépaydeln, d’autres avaient les mêmes yeux bleus que Ranoï. L’aïeul et chef de la famille nous accueillit, toujours courtois, et sa femme, qu’il présenta sous le nom de Zaïdri, se mit sur la pointe des pieds et nous donna un baiser sur le front en signe de bienvenue, sans prononcer un seul mot, mais avec un aimable sourire.

Je sentais encore le contact froid de ses lèvres gercées quand nous nous assîmes à une file de sept sièges.

— Sa femme est encore plus bizarre que lui, vous ne trouvez pas ? —chuchota Akyn.

— Je crois qu’elle est muette —répondis-je en chuchotant également.

Akyn écarquilla les yeux et lança un coup d’œil en arrière sans aucune discrétion.

— Par Ruyalé —souffla-t-il et il reporta ses yeux sur les musiciens qui jouaient—. Elle me regarde.

— C’est ce qui arrive quand on critique —fis-je.

— Je ne critiquais pas !

— Vous voulez bien vous taire ? —protesta Aléria en nous foudroyant du regard—. La pièce va commencer.

— En naïltais —ajoutai-je—. Je ne vais rien comprendre. En plus, on est très loin.

— Ne crois pas que je vais te répéter et te traduire ce qu’ils disent —grogna Aléria.

— Pff, je n’aurais jamais pensé à te demander quelque chose d’aussi absurde.

— Taisez-vous une fois pour toutes —nous enjoignit soudain Stalius.

Nous le regardâmes, interloqués. Stalius ne nous parlait ni souvent ni beaucoup ces derniers temps et nous demeurâmes interdits en l’entendant soudainement nous sermonner. En réalité, le légendaire était très peu communicatif. Ce n’était pas qu’il soit antipathique, ce n’était pas une mauvaise personne, mais il était trop sérieux et vraiment peu amusant.

J’entendis trois notes de musique pour requérir notre attention et la pièce commença. Bientôt, je compris que l’œuvre était en vers. Je ne comprenais pas grand-chose de ce qu’ils disaient, mais les mimiques et les personnages suffisaient pour comprendre la trame. Deux dames puissantes éprises du même homme se disputaient. L’homme était un courtisan sans scrupules, et sa préférence changeait et allait d’une dame à l’autre, chaque fois qu’une meilleure option s’offrait à lui. Aidé de son valet, il répondait à des lettres d’amour, malgré les menaces d’autres soupirants et des dames elles-mêmes, folles d’amour. Les gens riaient et je me surpris moi-même à rire à des moments où il était évident que le courtisan était dépassé par les événements.

La pièce dura trois heures. Elle était divisée en trois actes et, entre chaque acte, des danses et des intermèdes étaient intercalés. Les gens se déplaçaient sur les paliers, se servaient des rafraîchissements et parlaient entre eux ou écoutaient les artistes. De notre position assez élevée, je pus voir Déria, sur un palier bondé de mineurs, très digne dans sa petite robe verte, tenant la main de sa mère, comme pour que celle-ci ne s’éloigne pas d’elle. Sa mère se remarquait aisément parmi tant de hobbits. Elle avait la peau aussi noire que sa fille et des oreilles pointues de faïngal. Je me souvins alors que Déria et moi avions rendez-vous pour une leçon le lendemain. Je ne devrais pas oublier. Son profond désir d’apprendre m’avait tout d’abord étonnée. Je supposai, qu’à la longue, sa soif d’apprendre se calmerait.

Jetant un coup d’œil en arrière, je vis que Ranoï était en train de parler avec un hobbit à l’air alarmé. Son nom était Lom, me rappelai-je. Je n’entendais pas ce qu’ils disaient, mais l’expression de Lom, plus que celle de Ranoï, qui était toujours sereine, me fit comprendre que quelque chose de déplaisant était arrivé. À moins que j’interprète mal l’expression de Lom, qui, de toutes façons, semblait être un homme irrémédiablement inquiet.

Quand le dernier acte commença, je cessai de m’intéresser à ce qui m’entourait pour me centrer sur le dénouement de la pièce. Finalement, le courtisan tombait amoureux d’une des deux dames, la plus jeune, et l’autre, qui tout au long de la pièce avait été la plus orgueilleuse et jalouse, choisissait d’épouser un soupirant, secrètement ami du courtisan. Une fois la pièce terminée, tous les acteurs se réunirent sur l’estrade et firent une révérence. Tout le monde applaudit avec enthousiasme.

Après la pièce, le grand banquet commença. Un groupe de musiciens se mit à jouer et, au son de la cornemuse et de la flûte, les gens commencèrent à danser, en virevoltant gaiement, en levant les mains, suivant les pas des danses populaires des Mines Noires.

J’étais toute absorbée dans la contemplation des gens joyeux et colorés qui riaient, mangeaient et buvaient avec insouciance lorsqu’une silhouette rose me boucha soudain la vue.

— Je peux danser avec toi ?

Je levai les yeux et croisai le regard bleu d’Aryès. Je cherchai Aléria et Akyn et je constatai qu’ils n’étaient plus assis mais debout, quelques mètres plus loin, essayant d’imiter la danse des hobbits. Je ne vis Dolgy Vranc nulle part et, chose étrange, Lénissu parlait avec Stalius.

Alors, j’aperçus la main que me tendait Aryès, de plus en plus nerveux face à mon silence. Sans y penser davantage, je lui pris la main et me levai.

— Ce sera avec plaisir —répondis-je, sur un ton grandiloquent et amusé.

Nous nous rapprochâmes des danseurs, mais, alors, une immense surprise m’envahit soudain.

— Aryès ! —dis-je. Il me regarda, étonné.

— Quoi ?

— Eh bien… je ne sais pas danser. J’avais oublié ce détail. Désolée.

Je lâchai sa main et Aryès demeura stupéfait tandis que je m’apprêtai à rejoindre mon siège. J’étais curieuse de savoir ce que tramaient Stalius et Lénissu et je voulais m’assurer qu’ils ne s’échapperaient pas quand ils apprendraient quelque chose sur le dragon de terre. Lénissu était capable de ne rien nous dire…

Une main me saisit le bras et, irritée, je dus me retourner.

— Aryès, je ne sais pas danser !

À mon grand étonnement, Aryès éclata de rire.

— Tu ne le crois pas, n’est-ce pas ? —sifflai-je, de mauvaise humeur—. Mais la vérité, c’est que je n’ai jamais dansé. Wiguy a déjà essayé de m’apprendre, mais Wiguy a un don pour convertir les choses qui pourraient être amusantes en travail forcé —et tandis que le rire d’Aryès redoublait, j’ajoutai tout à fait sérieuse— : Je me souviens qu’elle voulait à tout prix m’apprendre. Ça a été un désastre, mais de courte durée, parce que Wiguy passe tout de suite à autre chose. C’est un de ses points positifs… mais pourquoi tu ris ?

— Danser, ce n’est pas très différent de la lutte avec le jaïpu. En plus, c’est facile d’apprendre. Allez, viens —m’encouragea-t-il.

Je me mordis la lèvre, nerveuse, et, rougissant légèrement, je lui pris la main.

— Si je me casse une cheville, ce sera ta faute —affirmai-je.

Aryès roula les yeux et me conduisit à l’endroit où de nombreux jeunes dansaient. Alors, il me lâcha la main et fit le typique salut d’Ato auquel je répondis presque instantanément sans y penser. Ma première danse commença. Franchement, elle fut désastreuse. Je voyais au fond des yeux d’Aryès que mon incompétence l’amusait et mon irritation augmenta.

La musique était joyeuse et rapide. Aryès me faisait tourner et tourner et, inconsciemment, je laissai le jaïpu se répandre dans tout mon corps pour prévenir un possible vertige et pour ne pas perdre l’équilibre.

— Shaedra, ce n’est pas nécessaire d’utiliser ton jaïpu pour danser —me dit Aryès. Il semblait que ma réaction le mettait mal à l’aise.

— Quoi ? Oh, pardon.

J’entendis soudain un rire et Akyn apparut entouré de hobbits.

— Tu utilises toujours le jaïpu pour tout, Shaedra. Au fait, est-ce que vous avez vu ? Arfonte nous fait des signes depuis un moment.

Je tournai la tête vers l’endroit où se trouvaient les Tépaydeln et ce que je vis me glaça le sang. Maudits soient-ils ! Je me mis à courir entre les gens qui dansaient comme un lièvre pourchassé. Quand j’arrivai auprès d’Arfonte, mes soupçons se confirmèrent : il n’y avait pas trace de Stalius, ni de Lénissu, ni de Dolgy Vranc. Ce n’était pas nécessaire, mais Arfonte m’expliqua à voix basse que le monstre était plus proche que ce qu’ils croyaient.

J’attendis impatiemment les autres et croisai le regard de Ranoï. Celui-ci m’observait, le visage impassible, mais je devinai ce qu’il attendait de moi. Je hochai légèrement la tête et il me répondit de la même façon. Il n’y avait pas de temps à perdre. Je cherchai Murdoth du regard, mais ne le trouvai pas. Il était sûrement parti avec un détachement de gardes pour s’assurer que Stalius allait bien tuer le dragon.

Je me surpris à sortir mes griffes et je les rentrai si vite qu’une griffe se coinça. Je fronçai les sourcils. Cette griffe poussait-elle de travers ?

— Que se passe-t-il ? Où sont les autres ? —demanda Akyn.

— Ils sont partis —répondis-je sans pouvoir cacher ma rage et ma préoccupation—. Arfonte va nous montrer le chemin.

Arfonte nous conduisit au fond de l’espace réservé aux Tépaydeln. Là, se trouvait une tapisserie qui occultait une porte. Nous sortîmes de la salle en silence et nous avançâmes dans une galerie, en courant.

Arfonte alluma une torche et nous indiqua des escaliers qui grimpaient, noirs dans l’obscurité. Nous courûmes pendant peut-être un quart d’heure avant d’entendre un bruit fracassant qui fit trembler la terre comme je ne l’avais jamais vue trembler. À Ato, il y avait déjà eu quelques tremblements de terre, mais ce n’était pas du tout la même chose de devoir se protéger en se cachant sous une table que de devoir courir à l’intérieur d’une montagne pleine de tunnels et parcourue de secousses. J’étais certaine que, dans la salle, les airs festifs s’étaient transformés en cris de panique.

— Euh !… c’est le dragon ? —souffla Aryès.

Arfonte acquiesça.

— Ça en a tout l’air.

Sans prendre le temps de réfléchir, je me précipitai et grimpai les escaliers et les autres me suivirent.

Nous débouchâmes sur un tunnel irrégulier. Là se trouvaient Lénissu et Dolgy Vranc, apparemment en pleine discussion. Lénissu secouait la tête, l’air exaspéré. Il tenait l’épée à la main et celle-ci émettait une lumière bleutée qui illuminait le tunnel.

— Ne sois pas ridicule ! —disait-il—. Nous l’attraperons beaucoup plus facilement s’il ne se déchaîne pas contre nous.

— Lénissu ! Dol ! —cria soudain Aléria.

Tous deux se tournèrent vers nous et je pus lire la colère et la peur sur le visage de Lénissu avant que toute la terre n’explose soudain sous nos yeux. Tout mon monde s’écroula devant moi comme du fer changé en farine.

« Tu connais l’histoire du bouffon de Yamarol ? » disait une voix calme.

« Non », répondait une autre.

« Le bouffon de Yamarol, le créateur de rêves ! » La voix rit. « L’histoire raconte qu’il vivait dans une chaumière, près de la mer. Il créait des rêves et les gens qui faisaient des cauchemars l’engageaient pour que le bouffon leur donne ses rêves. Lui gardait les cauchemars de tout le monde et, à la fin, il crut que c’étaient les siens et il se sentit coupable de toutes les calamités qui s’étaient perpétrées, crimes, abus de toutes sortes. Se rendant compte, des années plus tard, de qui étaient les coupables, il tua l’un après l’autre, tous ceux qui avaient un cœur noir. » Si l’histoire avait une suite, je ne la connus jamais parce que je compris soudain que j’étais en train d’épier une conversation qui ne m’appartenait pas et je me retirai, sachant que le moment était impérieux et que je devais agir.

J’ouvris les yeux juste à temps pour voir disparaître la longue queue du dragon. Je suivis les autres dans le tunnel, troublée. Mais qui diable était le bouffon de Yamarol ?

8 Le réveil

— Arrêtez-vous !

Le dragon de terre avançait dans le tunnel en agitant furieusement la queue et des fragments de terre tombaient sur nous. Fermant les yeux pendant une seconde, je priai pour que nous ne mourions pas ensevelis.

Stalius venait de crier. Il s’avança rapidement le premier et asséna un violent coup sur la queue avec sa hallebarde. Le dragon de terre s’agita furieusement, mais il n’avait pas subi de grand dommage. C’était une créature énorme et, un instant, je me réjouis de ne pas pouvoir la voir en entier.

— Arrête-toi, Stalius ! —rugit Lénissu—. Tu vas tous nous enterrer.

— Il faut tuer cette odieuse créature ! —s’exclama Stalius, les yeux brillants.

Nous poursuivîmes la créature pendant au moins une heure. Elle nous échappa un moment, puis elle revint, rompant des tunnels et en créant de nouveaux. Nous essayions de la suivre de près sans savoir que faire pour l’arrêter.

Pendant une de ces longues minutes inquiétantes où nous avions perdu de vue le dragon, j’entendis un cri qui ne provenait pas de mes amis. Je me mis à courir, le cœur battant à toute allure.

Au croisement d’un tunnel, je heurtai une forme qui venait en courant comme une flèche. Je tombai sur le sol de pierre et l’air déserta mes poumons.

— Déria !

Ce n’est pas possible !, me dis-je, horrifiée. Que faisait-elle là ? Alors j’entendis le rugissement du dragon et je sentis presque son haleine au relent minéral. Je levai le regard et je le vis, là, à une vingtaine de mètres. Il ouvrit la gueule.

Et je réagis instinctivement. Je poussai Déria sur le côté et, sans y réfléchir à deux fois, je lançai un sortilège brulique. Au même instant, le dragon cracha brusquement une bouffée de venin… un vent violent s’éleva et je me retrouvai par terre, tremblant de fatigue. J’eus juste le temps de voir comment le venin rebroussait chemin et frappait de plein fouet le dragon alors que celui-ci était inexplicablement pris de convulsions.

Quelqu’un me souleva et me mit sur pied. Nous nous éloignâmes en courant du tunnel qui était en train de s’effondrer. Le dragon désespéré et furieux, donnait des coups de queue et de pattes. Le bruit était infernal et je me bouchai les oreilles, tremblante de peur. Nous nous enfuîmes comme si nous avions le diable à nos trousses.

Je n’avais pas bien la notion du temps, mais, au bout d’un moment, alors que nous grimpions des escaliers, nous rencontrâmes Arfonte qui nous montra le chemin. Il vira à gauche, nous parcourûmes une galerie et il ouvrit une porte. Il nous jeta dehors sans un mot, à moins que mes oreilles se soient transformées en deux bulles sourdes.

Dehors, il pleuvait à verse, mais nous continuâmes à courir, comme si le dragon allait nous poursuivre encore. Puis j’eus l’impression que la pluie s’amenuisait.

— Il pleut moins —dis-je avec soulagement.

Aryès me regarda d’une étrange façon.

— Nous sommes sous les arbres.

J’entendais son murmure comme dans un rêve.

— Ah oui ? —Je regardai autour de moi. C’était vrai. J’avais cru que c’étaient des nuages noirs. Je soupirai—. Rentrons à la maison alors.

Cette fois, ce fut Lénissu qui se tourna vers moi, l’air inquiet.

— Tout va bien, Shaedra ?

— À merveille —répondis-je, un sourire radieux aux lèvres—. Merci, Lénissu.

Nous continuâmes à marcher un moment sous les nuages ou sous la voûte des arbres avant de nous arrêter et de nous asseoir. J’observai ma tunique et je vis sur mon bras de grandes taches de couleur pâle.

— Ma tunique est en train de déteindre —me plaignis-je.

Je remarquai que Lénissu tremblait de la tête aux pieds.

— Tu trembles, Lénissu. Vous tremblez tous.

En fait, même les arbres tremblaient et je me dis que cette nuit devait être particulièrement froide. Un frisson me parcourut tout le corps. Il régnait un silence de mort. J’oubliai totalement ce que je venais de dire et je dus m’endormir, parce que je me réveillai fiévreuse, sentant une odeur de mousse et de sang.

— Peut-être a-t-elle aspiré le venin du dragon —disait une voix.

— Moi, je crois plutôt que ça a été un choc. Ces choses arrivent, à ce que j’ai entendu dire.

C’était la voix de Dolgy Vranc. J’ouvris les yeux et je me rendis compte que j’avais un horrible mal de tête.

— Je déteste le mal de tête —m’entendis-je dire.

Tous se tournèrent vers moi, l’expression inquiète et curieuse, comme si j’étais devenue une créature fragile et exotique. Je grognai.

— Qu’est-ce que vous regardez ?

Aussitôt, Lénissu se trouva près de moi, avec une feuille remplie d’eau.

— Comme te sens-tu ?

Je bus et je me massai la tête.

— Affreusement mal —j’éclatai de rire, puis je me raclai la gorge en voyant que tous me regardaient bizarrement—. Qu’est-ce qui se passe ?

— Ça fait deux jours que tu n’arrêtes pas de divaguer —m’expliqua Lénissu—. Et j’ai peur qu’aujourd’hui tu n’ailles pas mieux.

Je le foudroyai du regard.

— Depuis quand je divague ?

Il y eut un silence, mais je perçus une vague de soulagement dans le groupe. Ils reprirent une conversation plus tranquille et moi, je m’assis avec eux pour manger. Il y avait des racines et des baies prêtes à éclater tellement elles étaient gorgées d’eau.

— Le vent hurle —dis-je, interrompant la conversation.

Lénissu et Dolgy Vranc échangèrent un regard inquiet. Leurs yeux se fixèrent dans les miens comme des rayons de soleil et je pensai que les yeux pouvaient se fermer, mais pas l’âme.

— Pas l’âme —énonçai-je avec solennité. Un vague souvenir effleura ma mémoire—. Nous avons vaincu le dragon ?

Il y eut un moment de silence.

— Oui —dit enfin Aléria—. Les hobbits l’ont achevé. Enfin —ajouta-t-elle, mal à l’aise— ceux qui restaient.

— Et Déria ?

— Qui ? —interrogea Lénissu, une expression sombre sur le visage.

— Déria ! —criai-je, en me levant d’un bond. Où était Déria ? Je me souvenais de l’avoir poussée en arrière pour la protéger du dragon.

— Assieds-toi, Shaedra, et calme-toi. Du calme —insista Dolgy Vranc, tandis que je me rasseyais lentement, obéissante—. Maintenant, dis-nous, sais-tu pourquoi tu es dans cet état ?

Je hochai tristement la tête, j’ouvris la bouche, mais aucun mot ne sortit. J’essayai à nouveau, mais, soudain, je bâillai et mes yeux tombèrent sur Aryès. Je pouffai.

— Tu veux danser ? —lui dis-je, en me levant d’un bond. Je lui pris la main et j’essayai de l’entraîner. Lui était rouge comme une pivoine. Son expression reflétait un profond trouble.

— Shaedra —soupira Lénissu alors que je me mettais à danser toute seule, en faisant des pirouettes et en criant joyeusement « Bois de Lune ! »—. Shaedra !

Je m’immobilisai et j’écarquillai les yeux

— Maudite apathie !

C’est alors, je crois, qu’ils comprirent ce qui s’était passé. J’avais utilisé trop d’énergie en jetant un sortilège. Je ne leur dis pas que mon sortilège était censé lancer une puissante boule de feu, mais que quelque chose l’avait dévié et avait modifié son effet. Le dragon, au lieu d’être carbonisé (ce qui, de toute façon, aurait été difficile avec ses écailles et sa grande résistance au feu), avait souffert une terrible crise de chatouille qui avait provoqué l’éboulement du tunnel. Ça aussi, je le gardai pour moi.

Pendant qu’ils discutaient, je levai les yeux vers les arbres sombres et je souris.

— Déria !

Aryès me lança un regard préoccupé puis s’intéressa de nouveau à la conversation. Sans prêter attention à leurs voix, je m’éloignai en sautillant et je grimpai jusqu’à l’endroit où se trouvait Déria, cachée dans les branches. Mais alors, je levai la tête et je ne la trouvai plus. Je fronçai les sourcils. Jouait-elle à cache-cache ?

Je promenai mon regard sur les arbres et je la vis de nouveau, sur l’arbre d’en face. Elle m’observait avec ses grands yeux noirs. Je lui fis un signe de la main et elle me répondit. Je sautai sans y penser et je m’accrochai à une branche comme une danseuse. Déria était vivante. À partir de ce moment, je l’oubliai complètement et je levai les yeux au ciel.

— Shaedra ? Shaedra ! Tu m’as fait une de ces peurs. J’ai cru que tu allais tomber.

— Il va pleuvoir —dis-je simplement.

Quand je baissai les yeux, Déria me regardait avec son visage rond et noir, tout en se rapprochant de moi. Elle acquiesçait l’air grave. Elle me croyait sans douter. Je compris, alors, qu’elle me faisait entièrement confiance et je me sentis envahie d’une profonde émotion.

En bas, les autres criaient mon nom. Ils me disaient de descendre, mais je ne savais plus par où descendre, aussi utilisai-je l’unique instrument que j’avais à ma disposition et je me tournai vers Déria.

— Tu m’aides à descendre ?

Malgré la surprise que je vis reflétée sur son visage, elle acquiesça et m’aida à descendre. Peu à peu je m’orientai et je la suivis plus facilement.

Lénissu me regarda avec un air de reproche, mais il parut comprendre qu’il était inutile de perdre du temps à me réprimander.

— Alors, c’est toi, Déria —fit Dolgy Vranc.

— Oui —affirma celle-ci avec fierté, mais dans un abrianais hésitant—. Et Shaedra est ma maîtresse.

Ces paroles me remplirent de fierté et je lui adressai un grand sourire.

— Et une bonne —ajoutai-je—. Je ne serai pas comme Aynorin. Lui n’entrait jamais dans le cœur. Il essayait, mais il ne le faisait pas. Pas complètement. N’est-ce pas ?

Déria fronça légèrement les sourcils.

— Elle a jeté un sortilège contre le dragon qui l’a un peu perturbée —lui expliqua Dolgy Vranc. Déria semblait horrifiée et j’essayai de la tranquilliser.

— Ne te tracasse pas, Déria. Je m’en remettrai —Je fermai les yeux, prise d’un soudain vertige—. Je ne sais pas pourquoi, j’ai raté mon sortilège.

— Mais tu as tué le dragon —dit-elle en naïdrasien, sa langue maternelle. Et, brusquement, elle se mit à pleurer—. Tu l’as tué.

Elle se couvrit le visage avec les mains et je la pris dans mes bras pour la réconforter avec toute la tendresse dont j’étais capable dans mon état précaire d’apathie énergétique.

Au bout de plusieurs jours seulement, lorsque je commençai à me remettre, j’appris qu’avec l’éboulement du tunnel, le dragon avait détruit une partie de la grande salle. Un pan du toit s’était écroulé sous le poids du dragon, qui était tombé au centre de la salle, écrasant un bon nombre de personnes. Les gardes l’avaient achevé plusieurs heures plus tard, une fois la roche stabilisée. Arfonte était sorti au-dehors pour nous communiquer ces nouvelles, mais il n’avait pas été très explicite. Déria, quant à elle, raconta qu’en nous voyant disparaître, elle nous avait suivis en courant. Je me fâchai avec elle, mais avec peu de force. Mon état d’allégresse avait laissé place à une fatigue insupportable. En plus, ma colère était étouffée par la peine que je lisais dans les yeux de Déria. Elle avait perdu sa mère pendant la chute du toit. Je me la rappelai, le sourire tranquille, observant la pièce de théâtre, et je sentis qu’une boule de glace me restait en travers de la gorge. Je me demandai combien étaient morts ce jour fatidique et je me maudis cent fois, convaincue que j’étais coupable. Si je n’avais pas lancé ce sortilège, peut-être que nous aurions pu l’effrayer et l’éloigner de la salle.

Mais, que penserait Déria de moi si elle le savait ? Elle me voyait comme celle qui avait vengé sa mère. C’était horriblement ironique ; comment pouvait-on venger quelqu’un tout en provoquant ainsi sa mort ? Pendant plusieurs jours, je ne me posai pas de questions et je restai convaincue que j’avais provoqué toute seule la mort du dragon. Pour dire vrai, cela m’était égal. Je vivais dans un monde de brouillard, je me souvenais des choses qui comptaient réellement dans ma vie. Elles resurgissaient et je les déballais au fur et à mesure. Je passais des heures à raconter à Aryès ma vie à Ato et lui m’écoutait patiemment, en souriant, mais avec une lueur permanente de préoccupation dans les yeux. Parfois, je me fâchais parce qu’on ne m’écoutait pas. Aléria et Lénissu m’évitaient. Dolgy Vranc m’observait de loin et Stalius ouvrait la marche, imperturbable. Seuls Déria et Aryès me prêtaient attention et je suis convaincue que je me remis plus rapidement grâce à eux.

Peu à peu, je pris conscience que je ne me trouvais pas à Ato. Que nous marchions tous les jours sans trêve. Que nous souffrions de privations. Et une fatigue telle que jamais je n’en avais éprouvée m’envahit au bout de quatre jours.

Aryès affirmait qu’il était passé par quelque chose de semblable quand il avait frôlé l’état d’apathie. Il ne se rappelait pas avoir perdu autant pied, mais il disait qu’il avait comme des trous de mémoire, comme des vides.

— Ça va passer —me dit-il.

Un immense soulagement m’envahit en entendant ces paroles. Je me remettrai. C’était réconfortant de penser que cet état de fatigue ne durerait pas éternellement.

Mais en attendant, nous avancions à peine. Je traînais les pieds sur la mousse, épuisée, mais mon esprit fonctionnait plus ou moins correctement, comme si j’étais en train de me réveiller après un profond sommeil.

— Je ne lancerai plus jamais de sortilège —dis-je lorsque je dus faire une pause. Je flageolais sur mes jambes. J’étais sur le point de m’effondrer. Un simple sortilège de chatouille pouvait-il vraiment provoquer cet état d’exténuation dans lequel je me trouvais ? C’était ridicule. Et honteux pour une snori.

— Ne dis pas de bêtises —répliqua Aléria.

— Ce qu’il y a, c’est que ta première victime n’était pas précisément petite —expliqua Akyn.

— Hum. Je sais —soupirai-je.

Cette après-midi-là, Lénissu réussit à me parler seul à seul. À présent, c’était moi qui l’évitais, car je savais qu’il était fâché avec moi. En fait, il était fâché avec tout le monde parce qu’on ne les avait pas laissés, lui et Stalius, se charger tranquillement du dragon. Quand son regard croisa le mien, je me rendis compte qu’il n’était pas seulement courroucé : il était terriblement furieux.

— Comment te sens-tu ? —me demanda-t-il, la bouche crispée.

— Je suppose que mieux qu’hier et pire que demain —répondis-je joyeusement, sentant cependant qu’un orage approchait.

Nous marchâmes un temps en silence et nous nous laissâmes distancés par les autres. Lénissu semblait absorbé par ses pensées, mais, dès que les autres furent à une distance où ils ne pouvaient nous entendre, il se mit à parler.

— Je me souviens qu’un jour, quand tu avais quatre ans, je m’étais rendu au village pour passer quelques mois. Murry avait huit ans et il voulait toujours me montrer tous les secrets des alentours. —Il sourit en s’en souvenant—. Vous étiez heureux, à cette époque. Et vous étiez ensemble —ajouta-t-il lentement, plus sombre—. Un jour, tu es arrivée à la maison avec une plante au poison mortel à la main. Tu souriais, sans savoir que tu tenais la mort dans ta main. Eh bien —il soupira—, ce que j’ai ressenti à cet instant-là, en croyant que je t’avais perdue, tu me l’as infligé à nouveau il y a quelques jours, face à ce maudit dragon.

Je restai bouche bée et je ne pus faire un pas de plus. Je n’avais jamais vu Lénissu aussi abattu et jamais je n’avais vu ses yeux briller avec tant de reproche et de furie.

— Lénissu… —murmurai-je—. Je ne sais pas quoi dire. Je regrette. Je n’avais pas l’intention de te blesser.

Lénissu grommela.

— Me blesser ? Tu aurais pu mourir, Shaedra —siffla-t-il. Il parlait avec passion—. Ton manque de bon sens te tuera un jour, petite. Ce n’est pas possible que tu ne saches pas obéir à un de mes ordres. Tu dois apprendre à te conduire. Que pensais-tu faire une fois arrivée devant le dragon ? Un jour, tu me tueras d’une attaque —grogna-t-il sans cacher la peur que lui inspirait ma mésaventure.

Pour ma part, je pensai que Lénissu était injuste. Comment aurais-je pu fuir ? Le dragon de terre s’était dirigé droit sur nous, pas vrai ? J’y repensai et, un instant, j’entendis, comme un écho, le cri de Déria. Je compris alors. Lénissu, sans remarquer Déria, avait cru que je m’étais jetée dans la gueule du dragon sans réfléchir, dans une tentative téméraire et suicidaire.

— Je regrette —répétai-je avec plus de fermeté— mais tout s’est bien terminé, n’est-ce pas ? —Je me rappelai qu’en s’agitant, le dragon avait détruit le toit de la salle des festivités et je frissonnai. Non, en fin de compte, tout ne s’était pas si bien passé que ça.

Lénissu, lui, ne pensait qu’au danger que j’avais encouru et il me contempla avec une moue.

— Tu ne comprends pas, Shaedra. Moi, je n’avais aucune intention de tuer le dragon. En réalité, au début, je n’avais pas la moindre intention à son sujet. Mais Stalius s’en est mêlé et j’ai décidé que si nous réussissions à convaincre la créature de s’éloigner, on nous paierait deux mille écus et nous pourrions acheter des chevaux pour rejoindre plus rapidement les Hordes. Mais tout a mal tourné.

Oui, tout avait mal tourné parce que je m’étais obstinée à accompagner Lénissu. Était-ce une stupidité ? Je ne le pensais pas. Petit à petit, j’eus l’impression que Lénissu croyait que j’avais forcé les événements. Que j’avais provoqué la chute du dragon et la mort des gens se trouvant plus bas. La mort de la mère de Déria.

Sans le vouloir, mes lèvres se mirent à trembler et je les serrai, m’obligeant à rester calme. Mon raisonnement était-il logique ? Je ne voyais pas d’autre possibilité.

— C’est moi qui les ai tués —murmurai-je soudain—. Le dragon s’est écrasé dans la salle. Mon sortilège a dû le déchaîner —j’éclatai en sanglots et je cachai mon visage entre mes mains.

Aussitôt, je sentis les bras de Lénissu qui essayaient maladroitement de me consoler.

— Ne dis pas de bêtises, Shaedra. Ce n’est pas ta faute. Le dragon a détruit plusieurs mines avant d’arriver à Tauruith-jur et il aurait fait de même avec cette mine s’il n’était pas tombé de si haut. C’est bien parce qu’il était à moitié assommé par la chute que les gardes ont pu le tuer. En plus, le dragon était déjà fou. Je le sais parce que, lorsque j’ai essayé de lui dire de s’éloigner, il n’a même pas daigné me répondre. Son esprit était engourdi. On ne percevait rien d’autre qu’un raisonnement destructif et, ça, ce n’est pas dans la nature des dragons de terre.

Malgré moi, je reculai de quelques pas et fixai mes yeux dans ceux de Lénissu.

— Tu peux percevoir l’esprit d’un dragon ?

Lénissu grogna.

— Bien sûr, pas toi ? —Il m’adressa un sourire retors—. Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué l’énergie qu’irradiait le dragon ? Il nous a tous étourdis pendant un bon moment. Les dragons de terre sont très différents des dragons de caverne, mais ce n’est pas pour cela qu’ils ont moins d’énergie. Tu sais, au début, nous avons cru que son influence t’avait affectée plus que les autres… tu n’as vraiment rien remarqué ? —Il me regardait, incrédule, pendant que je secouai la tête, abasourdie.

J’étais donc restée aveugle face à la vague d’énergie du dragon, alors que les autres essayaient de toutes leurs forces de se protéger. Pourquoi n’avais-je rien senti ? Je fis un effort pour me souvenir.

Je revis, dans la galerie, Aryès tituber, plongé dans une espèce de transe. Aléria, les yeux écarquillés, enveloppant son jaïpu d’une couche protectrice, Dolgy Vranc, les mains sur les tempes et les yeux fermés, Lénissu paralysé en pleine course… Tous ces détails, je les avais vus comme un éclair, mais, sur le moment, je n’avais pas perdu une seconde à essayer de les comprendre.

— Je… tant de choses se sont passées en même temps que je ne m’en souviens pas —dis-je en frottant mes yeux fatigués.

— Ouaip —répliqua-t-il après un bref silence—. Et Arfonte n’a même pas voulu mentionner les deux mille écus —ajouta-t-il avec une moue de contrariété.

Je me souvins alors de l’avoir entendu raconter quelques jours plus tôt qu’Arfonte était réapparu peu de temps après la mort du dragon pour nous demander de ne pas revenir parce que certains nous considéraient comme responsables de la chute de la caverne. Il n’avait pas parlé de récompense et, selon Lénissu, il s’était enfui pour enterrer sa lâcheté à Tauruith-jur. Je ne me rappelais pas avoir vu Arfonte après la chute du dragon et je me demandai avec curiosité quel regard avait bien pu lui lancer Lénissu pour le faire courir « comme un lapin », selon les propres mots d’Akyn.

Nous marchâmes en silence. De grosses gouttes continuaient à tomber des arbres et je me sentais aussi trempée que si j’avais fait une course sous un déluge en terrain découvert. Si un Cycle des Marais s’annonçait vraiment, il nous restait peu d’espoir de conserver nos vêtements secs plus de quelques heures par semaine.

— De toute façon —dit mon oncle, rompant un long silence—, je ne veux pas que tu t’immisces à nouveau dans des affaires qui ne te concernent pas. Je sais très bien qui a eu l’initiative de participer à notre chasse au dragon sans mon consentement. —Il me jeta un regard si offensé que je rougis—. Si tu n’avais pas été si jeune, cela m’aurait fait l’effet d’une trahison —et, avec une moue, il ajouta— : tu mérites que ton oncle te donne une correction. Et comme c’est moi, ton oncle, je te dirai ce que j’attends de toi. Tu ne questionneras plus ni ce que je fais ni que je te dis de faire. Tu es ma nièce et j’ai l’intention que tu le restes encore le plus longtemps possible. Il est de mon devoir de prendre soin de toi. Tu comprends ce que je te dis ?

— Quoi ? —m’exclamai-je, incrédule.

Certains se retournèrent vers nous, curieux, et Lénissu roula les yeux.

— Ma chérie, si tu ne comprends même pas ce que je t’ai dit, comment pourrais-tu être capable de tuer un dragon ?

— J’ai parfaitement compris —répliquai-je brusquement—. Mais…

— Il n’y a pas de “mais” qui vaille, ma nièce —trancha-t-il avec un claquement de langue—. Tu me suis sans protester et tu ne me fais plus une frayeur comme celle de l’autre jour, on est d’accord ?

Je clignai des paupières et j’essayai de me mettre à la place de Lénissu. Il avait passé des années sans me voir. Il m’avait crue morte, de même que Murry et Laygra et, quand il m’avait enfin trouvée, son unique intention avait été celle de réunir la famille et, au lieu de ça, il avait dû traverser un monolithe et se faire un souci mortel pour ma sécurité. Je sentis un grand poids tomber sur mes épaules. Lénissu m’aimait ! Et il me protègerait au risque de sa vie. C’était une idée étonnante, mais réellement terrifiante. Comment de tels liens pouvaient s’être tissés entre nous en moins de deux mois ? Soudain, les mots qu’il avait prononcés un peu plus tôt me revinrent. À quatre ans, j’avais cueilli une plante vénéneuse. À présent, je m’en souvenais, oui, je l’avais trouvée près des marais, près d’une rose blanche. J’avais offert à Laygra la rose blanche et j’avais gardé la plante létale sans le savoir. C’était une jolie plante, mais je ne me souvenais de rien d’autre. Lénissu avait dû rester paralysé de peur en me voyant si heureuse, tenant la mort dans ma main.

— Je regrette, Lénissu —murmurai-je—. Je ne te décevrai plus. Je ne voulais pas… je t’assure que je ne te donnerai plus de souci comme ça. C’est que… tu sais, je ne suis pas habituée à ce que les gens s’inquiètent pour moi —terminai-je par dire en murmurant.

Lénissu sourit et m’ébouriffa affectueusement les cheveux.

— Ça, c’est parce que tu es aveugle, ma nièce.

Nous continuâmes à parler sur un ton plus léger et, lorsque la nuit commença à tomber, nous nous préparâmes à chasser un peu, cuisiner et dormir. Pour ma part, je sentais que je reprenais rapidement des forces et, cette nuit-là, la tête me tournait à peine en me couchant.

Comme ils parlaient du chemin que nous devions suivre, je me concentrai sur le bruit de la pluie sur les feuilles en tentant de trouver le sommeil. Je me redressai brusquement, en faisant sursauter tout le monde. Je leur adressai un grand sourire.

— Vous ne pouvez pas savoir comme je suis contente de vous voir. —Je levai mon regard vers le ciel et j’aperçus la Lune, ronde et blanche dans le ciel sombre—. Bonne nuit.

Je me recouchai avec la satisfaction de voir des visages aussi déconcertés et aussi familiers à la fois. Un instant, je me demandai si l’apathie m’affectait encore, mais le sommeil m’empêcha d’approfondir mes pensées sur la question. Curieusement, la Lune resta gravée dans ma mémoire, cette nuit-là, et je rêvai que je courais dans la forêt, illuminée par sa clarté.

9 Ténap

Nous arrivâmes à Ténap le jour suivant dans l’après-midi. Comme nous n’avions pas le moindre kétale, nous n’avions pas beaucoup d’espoir de trouver quelque chose d’intéressant dans cette ville. Dormir et manger dans une auberge était déjà trop demander. Stalius proposa que nous poursuivions notre chemin sans nous arrêter dans la ville. Il était évident que personne n’avait envie de s’éloigner de Ténap alors que nous en étions si près, mais que pouvions-nous offrir à ces gens en échange d’un repas et d’un endroit où dormir ?

— Attendez-moi ici —dit soudain Lénissu, interrompant nos discussions—. J’ai quelques connaissances à Ténap. Peut-être que je réussirai à les attendrir un peu. Attendez-moi ici —répéta-t-il.

Je ne pus m’empêcher de remarquer le froncement de sourcils méfiant de Stalius et le regard fixe que Dolgy Vranc lui adressa alors, mais Lénissu n’y fit pas attention.

— Si tout va bien, je reviendrai dans moins de deux heures.

Nous attendions depuis plus de deux heures, près du chemin qui menait à Ténap, observant avec ennui les gens entrer et sortir de la ville, quand Lénissu revint, très satisfait de lui.

Nous nous levâmes tous d’un bond.

— Cette nuit, nous allons pouvoir dormir dans une auberge et manger un repas digne de ce nom —déclara-t-il.

Je laissai échapper une exclamation de soulagement. Nous allions enfin manger quelque chose de substantiel et ne pas nous contenter de baies, de racines et de quelque rare morceau de viande.

— Peut-on savoir comment tu as fait ? —demanda Akyn, curieux, alors que nous marchions vers Ténap.

— Bien sûr —répondit Lénissu sur un ton badin—. Mais pas de ma propre bouche.

Akyn grogna et je réprimai un éclat de rire. Pour ma part, j’avais presque la conviction que les connaissances auprès desquelles il s’était procuré de l’argent, avaient une étroite relation avec les amitiés du milieu de la contrebande.

Ténap était une petite ville entourée de bois. Elle se situait sur un terrain concave presque circulaire, comme si une explosion s’y était produite un siècle plus tôt et les rues descendaient en pente douce vers le centre, bordées de jardins et de maisons basses, quelques-unes construites en pierre des carrières de la Ceinture de Feu, mais la plupart étaient en bois. Ténap me laissa deux vifs souvenirs. Le premier, ce fut la population, car contrairement à Ato, la majorité n’étaient pas des elfes noirs, mais des humains, des hobbits et des elfes de la terre, et je vis aussi des groupes entiers de nains, de bélarques, de sibiliens et de ternians. Des ternians ! Je n’en avais jamais vu autant de ma vie. Le second souvenir que je conservai de cette ville, c’est l’animation qui y régnait. Nous passâmes dans une rue pleine de menuiseries et de fabricants de meubles. Sur le marché, un vieux ternian, près d’une charrette, vendait des ustensiles de bois et, deux rues plus loin, une fillette terniane d’à peine quatre ans jouait avec un chiot au pelage brun, en riant, totalement indifférente à l’agitation qui l’entourait.

— Par ici —indiqua Lénissu.

Il nous conduisit dans une auberge près de la sortie ouest de la ville sans hésiter ni même une seule fois pendant le trajet. Cela ne faisait pas de doute qu’il avait été plus d’une fois à Ténap.

Stalius, pour sa part, semblait être surpris à chaque instant et il marmonna à plusieurs reprises que, la dernière fois qu’il était passé par Ténap, cela ressemblait plus à un village qu’à une ville. Lénissu ne lui prêta pas la moindre attention et, lorsque nous arrivâmes devant l’auberge Le Canard Administrateur, il entra sans jeter un regard en arrière.

J’étais sur le point d’entrer quand je sentis soudain une main se poser sur mon bras et je me retournai, surprise. Déria levait vers moi des yeux noirs et timides.

— Qu’est-ce qu’il se passe, Déria ? —demandai-je, inquiète devant son air réservé et hésitant. Le jour où je l’avais connue, Déria s’était montrée ouverte et vive. Mais, entre ce jour-là et le présent, la vie de la drayte avait souffert un bouleversement irrévocable.

Elle me regarda intensément et je remarquai qu’elle était presque au bord des larmes.

— Oh, Déria ! —fis-je soudain, émue, la prenant dans mes bras.

Au bout d’un moment, elle se calma et murmura :

— C’est si dur ! —Elle inspira bruyamment—. Tu m’avais promis… que tu serais ma maîtresse. Tu m’avais dit que tu m’apprendrais ce que tu sais. Tu m’avais dit… —Sa voix se cassa—. Mais maintenant je crois que je comprends. Tu as beaucoup de responsabilités et il n’y a pas de place pour moi dans ta vie. Tu es une aventurière et, moi, une simple orpheline sans éducation. Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas ?

Je crois que, de toute ma vie, je ne m’étais jamais sentie aussi profondément blessée et bouleversée à la fois. Comment avais-je pu l’abandonner à son sort durant tant de jours ? Et malgré ma négligence impardonnable, pas une seule fois Déria n’avait souhaité faire demi-tour et retourner à Tauruith-jur. Plus rien ne la retenait là-bas, et je compris, presque atterrée, que Déria s’était accrochée à moi parce que j’étais la seule personne à lui avoir manifesté une sincère affection. Moi, je ne l’avais jamais considérée comme une étrangère, contrairement à beaucoup de personnes qu’elle avait connues auparavant. Les yeux humides, je la serrai fort contre moi et j’inspirai profondément pour maîtriser ma voix.

— Bien sûr que je t’aime, Déria. —Je m’écartai d’elle et je lui souris—. Et tu te trompes, je ne suis absolument pas une aventurière. En tout cas, pas au sens où tu l’entends. Eh bien, je te promets de commencer dès demain ton apprentissage si tu me promets que tu ne parleras plus de toi aussi durement. Ça te semble juste ?

Les yeux de Déria s’étaient illuminés. Si cela pouvait être possible, on aurait dit que mes paroles lui avaient redonné vie. Soudain, je me rendis compte qu’Aryès et Akyn s’étaient arrêtés et nous observaient. En croisant leurs regards gênés, je m’aperçus que toutes deux, nous avions des larmes qui coulaient sur nos joues.

— Entrons —proposa Aryès et, faisant preuve pour une fois de délicatesse, il ne fit pas d’autre commentaire.

L’auberge était visiblement destinée aux voyageurs. Lénissu parlait avec un homme aux yeux vifs qui avait tout l’air d’être le tavernier. Une curieuse sensation m’envahit en entrant et je me rendis vite compte que l’ambiance qui régnait au Canard administrateur ressemblait beaucoup à celle du Cerf ailé. Plusieurs tables étaient occupées, certaines par des gens bruyants, d’autres par des cancaniers loquaces et d’autres par des esprits taciturnes ou solitaires. Je ressentis une profonde joie à me retrouver dans une atmosphère si familière et je me surpris au bout d’un moment à sourire bêtement.

— Vous croyez que Lénissu pourra nous payer ça ? —demanda Aryès, les yeux exorbités.

Je suivis la direction de son regard et je vis une humaine assise seule à une table, engloutissant une quantité impressionnante de pâtes agrémentées de sauce tomate et de poulet. Ma langue s’agita, avide et affamée.

— Par Zemaï ! —mâchonna Aléria en avalant sa salive—. J’ai tellement faim que je pourrais manger un buffle entier.

Akyn lui lança un regard plein d’intérêt.

— Vraiment ? Un buffle entier ? Eh bien, mon amie, moi je serais capable de manger un dragon.

— Ah bon ? —dis-je avec une moue—. Eh bien, si je l’avais su quelques jours plus tôt, je te l’aurais servi sur un plat avec plaisir.

— Les dragons ne se mangent pas —intervint Déria avec un sérieux qui me surprit—. Leur viande est mauvaise.

— Mauvaise ? —répéta Akyn, moqueur—. Et tu crois qu’avec la faim que j’ai, mon palais allait m’arrêter ?

Aléria roula les yeux.

— Ce que veut dire Déria, c’est que la viande de dragon contient une substance habituellement mortelle pour les saïjits. Akyn —grogna-t-elle— Tu n’as donc jamais lu l’Histoire de l’espèce draconide ? Si je me souviens bien, c’était un des livres qu’il fallait lire en seconde année de néru.

Les joues bleues d’Akyn pâlirent un peu.

— Hum, hum. Oui, eh bien, comme quoi on apprend de nouvelles choses tous les jours.

— Eh bien, cela me paraît génial que tu aies commencé à apprendre —répliqua Aléria. J’échangeai un regard amusé avec Déria pendant qu’Akyn se défendait avec de pauvres arguments face à l’implacabilité d’Aléria.

Lénissu se tourna vers nous.

— Asseyons-nous.

Tous les huit, nous nous assîmes à une table et Lénissu nous raconta des histoires sur Ténap jusqu’à ce que les plats arrivent. Nous mangeâmes alors en silence, trop concentrés à mâcher et à avaler. Pour la première fois depuis des jours, le vide constant de mon estomac disparut et je me dis que je n’avais jamais aussi bien mangé. Les bruits qui nous entouraient, typiques d’une taverne, finirent par réveiller en moi une forte nostalgie. Je regrettai Kirlens et Wiguy. Cela me fit mal de penser à eux, si loin de l’endroit où je me trouvais. Tout compte fait, Kirlens n’avait-il pas été comme un second père pour moi ? Et Wiguy, quoique assommante quelquefois, avait été comme une sœur aînée, de celles que l’on aurait préférées parfois qu’elle soit née muette.

La conversation était de retour à notre table et j’écartai mes regrets pour écouter ce que disait Dolgy Vranc.

— Et que nous dis-tu de ce secret si bien gardé, Lénissu ? Tu ne vas jamais le partager avec nous ou quoi ?

Lénissu agrandit un peu les yeux sans le regarder.

— Un secret ? —intervint Akyn—. Qu’est-ce que tu veux dire, Dol ? Lénissu nous cache quelque chose ?

Dolgy Vranc souriait avec espièglerie.

— Lénissu est un personnage chargé de secrets, Akyn. Bien sûr qu’il nous cache beaucoup de choses. Mais je sais que l’une d’entre elles nous concerne et j’aimerais bien savoir de quoi il s’agit.

À présent tous les regards étaient posés sur Lénissu et celui-ci, faisant la sourde oreille, contemplait avec intérêt l’anse de sa tasse.

— Quel est ce secret, Lénissu ? —demanda Aléria, les sourcils froncés—. Je ne voudrais pas être indiscrète, mais si cela nous concerne…

Elle laissa la phrase en suspens et se racla la gorge. Moi, silencieuse, j’observais la scène avec le plus grand intérêt, en me demandant comment réagirait Lénissu devant l’insistance de ses compagnons. Akyn et Aléria, poussés par Dolgy Vranc, bombardèrent Lénissu de questions. Les yeux de Dolgy Vranc brillaient de malice et je me demandai, méfiante, ce qu’il prétendait en impatientant Lénissu. Mais, de toute façon, en ce moment-là, il aurait été presque impossible de faire perdre patience à Lénissu, parce que celui-ci répondait soit par des monosyllabes, soit par de grands discours moqueurs qui n’avaient rien à voir avec les questions d’Akyn et d’Aléria, mais qui les ridiculisaient habilement.

— D’accord —dit Akyn, de mauvaise humeur, après un trait d’esprit particulièrement caustique de la part de Lénissu—, nous ne te poserons plus de questions sur tes secrets si, toi, tu nous promets que ton silence ne compromettra pas notre sécurité ni notre voyage.

— C’est équitable —fit Lénissu, en vidant d’un trait sa troisième chope de bière.

— Bien —répondit Akyn, mais, à l’évidence, il aurait préféré que Lénissu parle.

Lénissu parut surpris qu’Aléria et Akyn aient arrêté de le harceler et il m’adressa un bref regard pensif avant de se lever.

— Parfait. Après un repas et une conversation aussi agréables, il n’y a rien de mieux qu’un bon bain. Je vais aux bains publics. Quelqu’un m’accompagne ?

Nous l’accompagnâmes tous car après un voyage de plusieurs jours dans une forêt humide, nous avions la sensation d’être couverts de mousse et d’insectes. Nous laissâmes nos sacs dans les chambres réservées et nous sortîmes du Canard Administrateur.

— Shaedra —me chuchota Aléria, pendant que nous marchions. Puis elle se tut, comme gênée par ce qu’elle pensait me demander.

Je levai les yeux au ciel, m’imaginant ce qu’elle voulait me dire.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Eh bien… je me disais que peut-être nous ne connaissions pas Lénissu aussi bien que nous le pensions. Je sais bien que c’est ton oncle et tout, mais… s’il en savait plus que ce qu’il dit ?

— Sur quoi, Aléria ? —dis-je patiemment.

— Sur Jaïxel et le phylactère qu’il est censé rechercher, bien sûr.

Je sursautai et mon cœur s’accéléra tant que je ne pus faire autrement que m’arrêter et penser à ce que venait de dire Aléria et puis…

— Bah, Aléria, que veux-tu dire avec ça ? Lénissu dit simplement qu’il faut chercher à s’assurer que le phylactère n’est pas dangereux en soi pour moi. D’après lui, les histoires que Murry m’a racontées sont de simples légendes bâties sur des rumeurs. Mon oncle ne sait rien sur les véritables intentions de Jaïxel, que je sache.

— Que tu saches —reprit triomphalement Aléria—. Alors, réfléchissons. Et s’il en savait davantage ? Tout le monde sait que les adultes considèrent parfois naturel de ne pas dire certaines choses aux plus jeunes. Par exemple, n’importe quel père pauvre fera en sorte de cacher les misères qu’il peut à ses enfants, n’importe quel maître fera son possible pour ne pas déboussoler son disciple et lui mentira sans hésitation.

Elle parlait en faisant beaucoup de gestes et en hochant la tête de temps en temps. Je la regardai avec un grand sourire.

— Le séisme des sensations —citai-je joyeusement—. Ce livre, je l’ai lu parce que Runim me l’avait recommandé. C’est curieux que vous soyez si ennemies en ce qui concerne vos goûts littéraires et que vous teniez en si grande estime le même livre —dis-je d’un air narquois.

Aléria et la bibliothécaire d’Ato, Runim, ne s’étaient jamais bien entendues pour la simple raison que leurs opinions divergeaient tout le temps sur quels étaient les bons ou mauvais livres. Moi, à qui toutes deux me recommandaient des lectures, j’avais fini par me rendre compte qu’en réalité, tout ce qu’elles faisaient, c’était par esprit de contradiction.

Aléria me regarda en grimaçant.

— Bah, je suppose que je dois me réjouir que tu l’aies lu. Et ne crois pas que ce livre m’a beaucoup plu. Beaucoup d’idées ne sont pas très fiables. Mais n’essaie pas de changer de sujet. Moi, je te parlais de Lé…

— Eh ! —appela Akyn, au loin—. Vous venez ou non ?

Avec un immense soulagement, je rentrai dans les bains et je finis par dire à Aléria qu’il n’y avait pas de quoi se préoccuper de toute façon parce que tout le monde avait ses secrets, sauf moi bien sûr, et que, si Lénissu savait quelque chose sur Jaïxel, peut-être que cela ne me concernait pas directement. Malgré la moue sceptique que m’adressa mon amie, elle n’aborda plus le sujet, et je passai ainsi tranquillement l’après-midi, nous jouâmes aux cartes avec un groupe de voyageurs qui ressemblaient davantage à des vagabonds et nous nous couchâmes tôt.

Nous partagions Aléria, Akyn, Aryès et moi, une chambre avec vue sur la rue et, comme je me tournais et retournais dans mon lit depuis un bon moment sans pouvoir trouver le sommeil, je finis par me lever, exaspérée, et je m’approchai de la fenêtre, qui était d’ailleurs illuminée par une Lune ronde et sereine.

J’admirai la Lune sans pouvoir penser à autre chose qu’à l’absurdité de ma situation. Que faisais-je, moi, à Ténap ? Que faisions-nous tous ici ? J’aurais compris que nous soyons à la recherche de Murry et Laygra, ou que j’étudie à Ato comme une bonne snori, mais, en fin de compte, comment avions-nous fait pour nous retrouver ici ? Sans aucun doute, sans toute l’histoire d’Aléria, rien de tout cela ne serait arrivé.

J’en étais à ce stade de mes réflexions quand je vis passer dans la rue une silhouette encapuchonnée. Au début, elle n’attira pas beaucoup mon attention, parce que, même la nuit, il y a toujours quelque âme pour être levée. Mais ensuite, quand elle s’arrêta devant la taverne et leva les yeux vers ma fenêtre, je restai coite. Qui donc pouvait-il être pour s’arrêter ainsi et me regarder sans aucune raison ?

Je remarquai alors un mouvement et, avec une certaine stupeur, je vis la silhouette faire de grands gestes pour me faire comprendre qu’elle voulait que je descende. Je secouai la tête, hallucinée, et j’allais m’écarter de la fenêtre lorsqu’une voix intérieure me fit sursauter.

« Ne t’en va pas, s’il te plaît. Je suis un peu perdu et, jusqu’à présent, je n’ai encore vu personne de réveillé dans ce village. Je cherche la rue des Bourreux. Tu ne sais pas par hasard où elle se trouve ? »

Le ton était affable et, apparemment, cela ne semblait pas le préoccuper de savoir si le fait d’entendre des voix dans ma tête pouvait ou non me terrifier. Heureusement que j’avais lu pas mal de livres sur le dialogue mental et son fonctionnement et que j’étais un peu familiarisée avec les énergies parce que le cœur de quelqu’un d’autre aurait bien pu s’arrêter de battre. Le problème, c’est que malgré tant de théorie, je ne savais absolument pas comment lui répondre et je restai paralysée une minute, sans savoir quoi faire. Puis je me dis que, de toute façon, je ne risquais pas grand-chose, parce que si j’avais besoin de me défendre, j’avais pas mal de ressources et, d’un autre côté, je mourais d’envie de découvrir qui était cette silhouette.

Je revêtis donc ma tunique rose, j’ouvris la fenêtre et je descendis en m’aidant de mon jaïpu, amortissant la chute comme une professionnelle.

— Bel atterrissage —dit l’encapuchonné.

— Merci —répondis-je, contente de moi—. Qui êtes-vous ?

Mon interlocuteur, tout en parlant, ôta sa capuche et je pus voir, sous le reflet de la Lune, le teint pâle de son visage où se détachaient des yeux noirs comme le charbon et des cheveux blonds que la lumière lunaire faisait paraître blancs. Je fus très surprise de voir qu’il ne devait pas avoir plus de quinze ans et qu’il avait un charme incontestable.

— Il suffira que tu me vois pour me reconnaître, je suppose. Mais je ne veux pas que tu me martyrises avec de stupides flatteries ; je souhaite juste savoir si tu aurais l’amabilité de me dire où se trouve la rue des Bourreux.

Je fronçai les sourcils et je croisai les bras.

— De stupides flatteries ? —répétai-je, offensée—. Loin de moi l’idée de flatter un inconnu qui croit avoir le droit de me demander des faveurs et de me faire descendre dans la rue dans le seul but de se moquer de moi.

J’inspirai profondément et je lui tournai le dos, avec l’intention de remonter dans ma chambre.

— Attends ! Je ne voulais pas t’offenser. Mais, tu ne sais vraiment pas qui je suis ? Ton ignorance m’étonne. Eh bien, pour ton information, je suis le fils du marquis de Vilona. Tous ici connaissent mon père, et il me ressemble tellement, bien qu’avec une trentaine d’années de plus, que tous ceux qui me voient, devineraient tout de suite qui je suis. C’est pour ça que je suis encapuchonné, pour que personne ne me reconnaisse en sortant de chez moi… oui, j’ai l’habitude de me promener la nuit dans la campagne et, aujourd’hui, j’ai décidé de me rendre jusqu’à Ténap dans le but de rendre visite à des amis que j’ai et qui m’attendent, à ce qu’ils ont dit, dans la rue des Bourreux, rue dont je n’ai jamais entendu parler ; c’est pourquoi je te demande de l’aide, bien que je suppose que, si tu ne connais pas le marquis de Vilona, tu ne peux sans doute pas non plus beaucoup connaître cette cité.

Tant de discours me fit tourner la tête et, en même temps, je trouvai très drôle que ce garçon prétende être fils de marquis. Je n’avais pas beaucoup de moyens pour déterminer si c’était vrai ou non, et la vérité m’importait peu, mais ce qui me troubla ce fut sa façon de parler, si modérée et affable à la fois, comme s’il ne se rendait pas compte de l’orgueil qui émanait de sa voix.

— Parfait —dis-je, sans savoir quoi dire—. La vérité, c’est que non, je ne connais pas la ville, alors je pourrais difficilement t’aider. Euh… Je regrette.

— Bon, eh bien, je regrette alors d’avoir perturbé ton sommeil.

— Oh, je ne dormais pas, tu vois bien, je contemplais la Lune. Au fait, où as-tu appris à utiliser le dialogue mental ?

Le jeune fit un ample geste et sourit.

— Par-ci par-là, en lisant des livres, en faisant des expériences… voilà.

Je fronçai les sourcils parce que le maître Aynorin nous avait répété mille fois que faire des expériences autodidactes avec les énergies pouvait être très dangereux.

— Les nobles ont plus de facilité pour apprendre la magie —ajouta-t-il, avec désinvolture, en voyant mon air soupçonneux.

— Bien sûr —fis-je, moqueuse—. Alors adieux et bonne chance.

Et en disant cela, je commençai à escalader le mur de l’auberge, mais le jeune m’arrêta avec une question :

— Comment t’appelles-tu ?

Je lui adressai un grand sourire.

— Tu ne me reconnais pas ? Je suis la fille de la reine d’Estalambie. Bonne nuit.

Je ne sais pas s’il me répondit, en tout cas, je me fermai à toute intrusion mentale, je refermai la fenêtre de la chambre et je me mis au lit en secouant la tête. Quel menteur ! Le fils du marquis de Vilona… la bonne blague !

Avec ces pensées en tête, je m’endormis rapidement et je rêvai que j’étais au bord d’un précipice, je commençai à traverser un pont de bois en mauvais état qui oscillait dangereusement. Arrivée au milieu, un bouffon arriva de l’autre côté du pont, en faisant de grands sauts et j’eus l’impression de voler. Je maudis mille fois le bouffon qui me proposait des énigmes incompréhensibles et des phrases dans une langue totalement inconnue. Le matin suivant, je me réveillai par terre, emmêlée dans les draps. Tous, en me voyant, se moquèrent de moi et, lorsque je leur racontai mon rêve, leurs rires redoublèrent. Remarquant que mon ventre commençait à faire un bruit d’outre-tombe, je leur conseillai de tous descendre déjeuner.

10 Le gnome prêtre

Nous passâmes plusieurs jours à Ténap avant de reprendre notre voyage, principalement parce que l’idée de sortir dehors par le temps qu’il faisait n’attirait personne ; depuis le lendemain de notre arrivée où il avait commencé à pleuvoir à verse, la pluie n’avait pas cessé, excepté de rares moments de pause où l’on entendait dans la rue des gens patauger dans la boue. On apprit que des inondations s’étaient produites dans une zone de la ville où passait un ruisseau qui, les dix dernières années, s’était presque complètement asséché et qui maintenant resurgissait comme autrefois, selon les dires d’un vieil habitué de la taverne.

Profitant de ces jours de repos, je m’apprêtai à dresser un programme pour enseigner ce que je savais à Déria, qui non seulement était toujours aussi assoiffée d’apprendre, mais qui maintenant voulait devenir une « aventurière » comme moi, abandonnant son projet initial d’acrobate.

— Bien —lui dis-je le premier jour au petit déjeuner—. J’ai pensé que nous pouvions commencer dès maintenant ton apprentissage sérieusement. Qu’en penses-tu ?

— Ouah ! —s’écria Déria, enchantée, en bondissant sur sa chaise et attirant vers nous des regards à moitié endormis et presque renfrognés.

— Je prendrai ta réponse pour un oui —répliquai-je, un ample sourire aux lèvres. Et je plissai les yeux en regardant les autres—. Je ne veux pas de spectateurs.

Akyn prit un air innocent.

— Moi, je voulais juste voir comment tu te débrouillais.

— Et moi, la vérité, cela m’intéresserait d’assister à tes cours, Shaedra —intervint Aléria d’un air expert.

— Aléria ! —protestai-je—. Tu ne voulais pas visiter la ville ?

— On peut faire les deux choses en même temps —dit-elle—. En plus, à ce que j’ai entendu dire, le maître qui refuse à un autre maître l’autorisation d’assister à ses cours, c’est qu’il craint d’être jugé inapte pour son métier.

Je roulai les yeux, à la fois exaspérée et amusée.

— Dernièrement tu aimes beaucoup ce livre, Le séisme des sensations, je crains.

Aléria grogna, irritée.

— Ça ne vient pas de ce livre, mais d’un de Malanvars. Appels artificieux de l’esprit. Je ne l’ai pas lu en entier —admit-elle l’air coupable—, mais ce que j’ai dit, c’était dans le prologue, si je me souviens bien…

Le raclement de gorge de Lénissu interrompit ses pensées et notre conversation et je levai la tête pour poser le regard sur mon oncle, debout, la tête penchée et moqueuse.

— Si cela ne vous dérange pas, je vous laisse avec Dolgy Vranc. Si vous allez visiter la ville, je vous avertis que les semi-orcs n’ont jamais eu un sens de l’orientation très développé, alors prenez bien soin de lui et qu’il ne s’égare pas, étant donné ce qu’il porte.

— Où vas-tu ? —interrogeai-je, curieuse, tandis que Dolgy Vranc, qui semblait l’instant d’avant à moitié endormi, vociférait quelque chose pour défendre les semi-orcs et qu’Aryès demandait :

— Étant donné ce qu’il porte ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Lénissu sembla considérer moins dangereuse la deuxième question, car il répondit :

— Le pesant fardeau des ans et que sais-je encore. Bon, je vous laisse, passez une bonne journée, ah, et, vous, n’oubliez pas votre promesse, n’est-ce pas ?

Il fixa successivement Aléria, Akyn et Aryès, leur jetant un regard éloquent, il me sourit et, d’une salutation cordiale de la main, il nous dit au revoir et sortit de la taverne, sous mon œil étonné.

— Que voulait-il dire quand il a parlé de promesse ?

Aléria et Akyn échangèrent un regard et levèrent les yeux au ciel.

— Bah, des réflexions à lui, tu sais bien comment il est… —dit Aléria.

Je continuai à les observer, tous les deux, d’un regard scrutateur et Akyn finit par reconnaître :

— Bon, en fait, il nous a demandé de te protéger parce que… tu sais… avec l’histoire de la liche et tout ça…

Aléria lui donna un violent coup de coude qui lui fit pousser une exclamation de douleur et, pendant cela, je vis l’expression de stupéfaction et d’incrédulité d’Aryès qui nous regardait tour à tour et semblait penser frénétiquement. J’aurais dû tout lui raconter beaucoup plus tôt, pensai-je alors, envahie par les remords. Pourquoi le laissai-je toujours à l’écart, l’excluant de mes confidences ? Le mal était déjà fait. Et en ce moment, il devait être furieux contre moi. Je l’observai du coin de l’œil tandis que je déclarais :

— Lénissu exagère toujours, évidemment. Je me débrouillerais toute seule même face à une manticore. Vous me connaissez : “moi, tueuse de dragons, preuse et hardie, je vais”.

Aléria adressa de nouveau à Akyn un regard assassin, puis elle secoua la tête.

— Cela ne me dit rien.

Je frappai des mains et me levai d’un bond en déclarant :

— Eh bien, voici le dragon qui arrive pour défendre sa tanière —dis-je, en montrant mes griffes, l’âme théâtrale. Et je me mis à réciter.

Qui ose m’affronter,
me défendant d’entrer ?
Moi, vil dragon féroce,
je viens pour te tuer.
Je viens détruire l’horreur,
ton cœur noir et mauvais
je viens venger les pleurs
que t’apporte le vent.
Toi, saïjit, si chétif,
bien trop inoffensif,
comment crois-tu, arrogant,
pouvoir verser mon sang ?
Je viens pour me venger,
moi, tueuse de dragons,
preuse et hardie, je vais
là où le bien répond.

Des voyageurs qui comprenaient l’abrianais et qui avaient écouté ma prestation, applaudirent d’un air moqueur et je leur fis une révérence d’actrice professionnelle avec un air non moins moqueur, pendant que Déria, Dol et Akyn riaient aux éclats de mes mimiques exagérées. Finalement, je trébuchai contre le pied d’un banc et je me cognais le petit orteil ce qui fit redoubler le rire de mes amis tandis qu’Aléria laissait échapper un soupir.

— Je crois que pour une fois Lénissu avait raison, tu as vraiment besoin d’un protecteur pour te retenir pendant que tu tues des dragons ; il ne faudrait pas que tu termines en morceaux.

Je pouffai.

— Bah, pour le moment, je suis toujours en vie. —Je croisai alors le regard pensif d’Aryès et j’inspirai profondément—. Eh bien, on y va ?

Dolgy Vranc approuva de la tête, il termina sa deuxième coupe de vin, et il se leva. Chaque fois qu’il se levait, j’étais impressionnée par sa grande taille et, sans aucun doute, pendant que nous fîmes le tour de la ville, il attira le regard des gens sur son passage, car ce n’était pas courant de rencontrer un semi-orc, qui plus est si imposant.

Pendant que nous visitions les fontaines, les places, le marché et je ne sais combien de quartiers de Ténap, je commençai à enseigner à Déria les notions basiques du jaïpu et du morjas, je lui parlai des énergies, lui citant le nom de toutes, je lui fis un résumé historique très bref sur la découverte et l’étude des énergies et, finalement, quand j’eus ennuyé tous les autres et quand nous étions sur le chemin du retour à la taverne après plusieurs heures de déambulation, j’entrepris de lui donner des consignes sur la façon d’utiliser le jaïpu en diverses situations et Déria s’émerveilla lorsque je lui dis qu’on pouvait utiliser le jaïpu même pour cuisiner.

— Mais c’est vrai ? —demanda Déria, sans pouvoir le croire.

— Moi, je n’arrêtais pas de le faire —lui assurai-je—. J’habitais dans une taverne, alors je m’amusais à utiliser le jaïpu dès que je pouvais. Pour servir, par exemple, je portais le plateau en équilibre sur la main et je parvenais à calculer le moment précis où il pouvait se maintenir immobile sans tomber, même si je faisais des acrobaties, mais des acrobaties, je n’en faisais pas souvent parce que ma sœur, Wiguy, ne le tolérait pas.

— Tu as une sœur ! —exclama Déria, surprise.

— Euh… oui, bon, on est sœurs uniquement parce qu’on a grandi ensemble, mais je la considère comme une sœur de toute façon. Ce que je t’interdis de faire, pour revenir à ce que je disais, c’est d’utiliser le jaïpu à l’extérieur, parce que ça, ça peut être dangereux. Il y a des gens qui sont morts parce qu’ils sont devenus fous en perdant le jaïpu. Tu dois savoir que le jaïpu, ce n’est pas toi et qu’il a une conscience propre que tu dois apprendre à connaître. Aucun jaïpu n’est pareil, mais je crois que tous, si tu leur lâches trop la bride, tendent à vouloir récupérer leur liberté, s’ils ont été libres un jour, évidemment, ce qui est discutable. Enfin, que je sache, même les plus savants ne savent pas d’où vient le jaïpu ; on dit que c’est la seule énergie vivante avec le morjas et le païras, bien que je ne voie pas pourquoi les autres énergies ne peuvent pas être vivantes —réfléchis-je, pensive—. Je t’ai déjà dit comment s’appellent les énergies du jaïpu et du morjas ?

— Les énergies darsiques —acquiesça Déria.

— Exactement. Avec le païras, ce sont les trois énergies que l’on dit darsiques. Bon, je ne sais pas comment on dit darsique en naïdrasien ou en naïltais, mais comme je ne sais pas ce que cela signifie ni en abrianais, je ne peux pas t’en dire plus.

— Ça ne fait rien, je me suis déjà habituée à ce que tu dises des mots bizarres en abrianais —assura Déria avec sérieux.

Je souris.

— Bon, pour le moment on a assez travaillé. L’après-midi, on peut continuer un peu si tu veux. Tout de suite, j’ai faim —dis-je, en entrant dans la taverne derrière les autres.

Quand je passai la porte de la taverne, la première chose que je vis, ce fut Lénissu assis en compagnie d’un gnome portant un habit de prêtre. Il lui parlait avec une très grande volubilité. Le gnome, par contre, semblait très réservé, il soupirait et souriait mystérieusement.

— Lénissu ! Toujours en train de manigancer quelque chose, n’est-ce pas ?

Dolgy Vranc souriait de son sourire de semi-orc et Lénissu lui répondit par une moue innocente.

— Ah ? Bah, moi, manigancer ? Ça ne me viendrait même pas à l’esprit. Shaedra ! Ma nièce, approche-toi, j’ai quelque chose pour toi.

Dès qu’il m’avait vue, il s’était tourné vers un sac de sparte qu’il gardait sous la table et je m’approchai avec curiosité pour voir mon oncle sortir une paire de bottes marron clair. Les yeux de Lénissu étincelaient de joie.

— Je crois qu’elles t’iront à merveille. Mais… lave-toi les pieds avant de les mettre, d’accord ?

Je jetai un regard sur mes pieds couverts de boue et je fis une grimace amusée.

— Merci, Lénissu, c’est… tout un détail.

Son sourire s’élargit et il me tendit le cadeau. Je pris les bottes et les examinai minutieusement tandis que mon oncle ajoutait en parlant pour tout le monde :

— J’ai pensé que vous souhaiteriez changer de vêtements, vu que ceux que l’on porte ne conviennent pas précisément bien à un groupe aussi fameux que le nôtre. Srakhi Léndor Mid, ici présent, est un vieil ami à moi et il dit qu’il va nous fournir ce dont nous avons besoin, n’est-ce pas ?

Le gnome prêtre n’avait pas cessé de nous regarder avec ses yeux globuleux et bruns. Après un moment de silence, il se racla la gorge et acquiesça.

— Tout à fait. Je vous fournirai les vêtements cette après-midi —dit-il en se levant—. Maintenant, si vous me permettez, on m’attend pour manger.

— Bien sûr —répliqua Lénissu, en se levant lui aussi avec la même courtoisie que Srakhi.

Le gnome salua de la tête. Concis, mais sympathique, pensai-je, en suivant du regard sa silhouette quelque peu rondelette à la démarche énergique.

— Un curieux personnage —commenta Dolgy Vranc—. Il ne partage pas, par hasard, le même métier que toi autrefois, mon ami ?

Lénissu fit non de la tête, tout en jouant avec une petite pierre bleue.

— Non, absolument pas… c’est un homme honnête. Ce qu’il y a, c’est que c’est une personne originale, c’est pour cela que nous sommes amis.

— Oh, je comprends —grommela Dolgy Vranc, en s’asseyant à table.

— Comment s’est passée la promenade ? —demanda Lénissu—. Je suppose que vous devez avoir faim, je vais parler au tavernier et ensuite vous me raconterez ce que vous pensez de Ténap.

Akyn grogna.

— Shaedra et Déria n’ont pas arrêté de parler. J’avais l’impression d’être de retour à la Pagode !

Lénissu sourit avant de s’éloigner.

— Heureusement, vous avez échappé aux devoirs —répliquai-je et j’ajoutai— : Au moins pour cette fois, n’est-ce pas Déria ?

Je fis un clin d’œil à Akyn et, tous deux, nous éclatâmes de rire devant l’expression stupéfaite de Déria.

— Des devoirs ? —répéta-t-elle.

Je fis un geste vague de la main, minimisant l’importance du sujet.

— Bah, il n’y en aura pas beaucoup, ne te tracasse pas. Juste suffisamment pour que tu en aies assez.

— Au fait —intervint Akyn—. Où est Stalius ?

Aléria, Akyn et moi balayâmes des yeux la taverne, mais il n’y avait pas trace de Stalius. Je fronçai les sourcils et j’échangeai un regard avec Aléria.

— Je n’ai aucune idée d’où il a pu aller —me dit-elle, devinant ma question silencieuse.

* * *

Stalius n’apparut qu’à l’heure du repas, alors que nous avions depuis longtemps déjà remercié le gnome pour les habits qu’il nous avait apportés. C’étaient des vêtements simples, mais pratiques, des plus courants que l’on pouvait trouver dans la Terre Baie : des chausses, une tunique et une cape de voyage, sans ornements, mais de bonne qualité et chauds. Les autres chaussèrent des bottes de cuir rigide et sombre et moi, les bottes que Lénissu m’avait offertes. Elles m’allaient parfaitement et, bien que je ne sois pas habituée à marcher avec quelque chose aux pieds, ces bottes furent les premières qui me semblèrent réellement commodes.

Les jours suivants, Déria se montra très attentive et enthousiaste dans son apprentissage et j’en venais à penser que, pour ce qui était de la ténacité, elle n’avait rien à envier à Aléria. Au total, nous restâmes huit jours à Ténap, beaucoup plus longtemps que ce que nous escomptions. Stalius était chaque jour plus nerveux et, bien que ce ne soit pas dans ses habitudes de beaucoup parler, ces jours-là, il répéta inlassablement qu’Aléria ne pouvait pas attendre, que la Fille du Vent devait se rendre sur sa terre le plus tôt possible. Et avec une certaine surprise, je vis qu’Aléria était tout aussi impatiente. Pensait-elle donc que ce que disait Stalius sur la Fille du Vent avait un fondement plus réel que celui d’une croyance locale ?

Je marchais dans la rue avec Déria et, pendant qu’elle tentait de réaliser l’exercice mental que je lui avais demandé, j’avançais plongée dans mes pensées et je ne vis la femme que lorsque je la heurtai. Elle était beaucoup plus grande que moi, c’était une elfocane d’une vingtaine d’années, blonde et vêtue élégamment ; elle me dévisagea, avec l’air aussi surprise que moi. Elle battit des paupières plusieurs fois, de ses yeux d’un bleu très clair.

— Oups —fis-je, en m’efforçant de sourire malgré le choc que j’éprouvai—, je suis désolée.

Visiblement, elle appartenait à une famille aisée. Elle portait un habit couleur paille et un panier vide qu’elle avait maladroitement laissé tomber. Son visage demeura hébété et abasourdi pendant un bon moment, mais, finalement, elle esquissa un vague sourire, comme si elle se rendait soudain compte que je me trouvais devant elle, et elle continua sa marche en me contournant et en murmurant pour elle-même des mots inintelligibles. J’échangeai un regard rapide avec Déria et je ramassai le panier pour le rendre à la jeune femme qui semblait être totalement dans les nuages.

Je la poursuivis en l’appelant, mais elle ne se retourna pas et je dus la tirer par la manche pour attirer de nouveau son attention.

— Euh… je crois que vous avez oublié ça —lui dis-je, en lui montrant le panier et en baragouinant le naïltais.

L’elfocane battit des paupières et agita la tête, comme pour émerger d’un rêve et, quand elle me regarda, elle semblait plus éveillée.

— Tu me parlais, petite ?

— Hum… euh… Tenez, vous l’avez laissé tomber dans la rue et c’est à vous, je crois.

Elle abaissa les yeux sur le panier et fronça les sourcils.

— Je n’ai besoin d’aucun panier, merci. Mais, que faites-vous là ? Vous ne devriez pas être en classe ?

J’échangeai un regard inquiet avec Déria. Décidément, cette elfocane délirait.

— Allons-nous-en —me murmura Déria à l’oreille.

Mais moi, le panier toujours à la main, je ne pouvais pas croire que cette femme qui l’avait laissé tomber, ne veuille pas le récupérer.

— Mais c’est à vous, vous l’avez fait tomber là-bas, dans la rue, nous nous sommes heurtées…

— Heurtées ? À un endroit si plat comme celui-là et si désert ? Mais que dis-tu, fillette !

Je fronçai les sourcils et je haussai les épaules, décidée à la convaincre de reprendre le panier.

— Je crois que vous avez un problème de perception. Nous sommes à Ténap, vous êtes en train de grimper une côte. Et il y a des gens qui passent. Comment une ville pourrait-elle être déserte ?

— En effet, si nous sommes dans une ville, il se peut qu’il y ait des gens, mais… —et elle me sourit avec compassion— ces gens ne sont que des fantômes. C’est dommage que tu ne le voies pas.

— Ah. —Je me tus un instant, puis je soupirai, jetant un regard accusateur au panier—. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas récupérer le panier ?

Un elfocane d’une soixantaine d’années apparut alors et courut vers nous en criant :

— Ladori ! Ladori !

L’homme était presque aussi grand que la jeune femme et, à ses traits, je compris qu’il devait faire partie de la même famille. Le visage pâle et allongé, les yeux bleus grands ouverts, l’homme nous rejoignit, la respiration entrecoupée. Il ne paraissait pas habitué à de telles courses.

— Le ciel soit loué ! —s’exclama-t-il—. À quoi pensais-tu, ma chérie ? Je t’avais dit de m’attendre.

Ladori ne répondit rien, mais en le voyant, un sourire s’était mis à flotter sur ses lèvres rosacées.

— Père. Bien sûr que je t’attends. Pourquoi ne t’attendrais-je pas ? —Elle fronça les sourcils—. Mais que veux-tu attendre ?

Elle inclina la tête sur le côté et battit des cils comme si une lumière intense la gênait. Soudain, un rayon de lumière éclaira mon esprit. Ladori avait souffert une crise d’apathisme ! Et son mal avait tout l’air d’être irrécupérable. Avec mon jaïpu, j’examinai discrètement le sien et je le découvris aussi effiloché que celui du vieux Jenbralios, mais d’une façon différente ; il était plus homogène, comme de l’huile incapable de se reconstruire.

Soudain, je reçus comme une bourrade et, en croisant le regard du père de Ladori, je ressentis une certaine gêne, comprenant qu’il avait perçu mon exploration avec le jaïpu.

— J’aimerais savoir qui vous êtes —prononça-t-il, les sourcils froncés.

J’échangeai un regard rapide et appréhensif avec Déria et je me raclai la gorge.

— Nous marchions tranquillement quand j’ai heurté votre fille et comme elle a laissé tomber son panier, je l’ai ramassé pour le lui rendre, mais elle dit qu’elle n’en a pas besoin, c’est pour ça que, vous comprenez, je ne savais pas quoi faire…

— Eh bien —m’interrompit-il, en me prenant le panier des mains—. Merci pour le panier. Allons-nous-en, Ladori, ou nous arriverons en retard.

Ils s’en furent sans un regard en arrière et je ne pus que m’étonner de l’âpreté soudaine du père. Était-ce parce qu’il s’était rendu compte que j’avais compris que sa fille était apathique que son ton s’était ainsi aigri ? C’était possible.

Sur le chemin du retour à la taverne, je donnai à Déria tous les avertissements possibles sur l’anéantissement de la tige et sur l’apathisme jusqu’à ce qu’elle me jette des regards de clair ennui. Finalement, avec un soupir, je cessai de l’embêter, mais voir une personne si jeune, apathique, m’avait réellement et profondément ébranlée.

Finalement, le moment de quitter Ténap arriva et nous fûmes tous surpris lorsque, le matin du départ, Srakhi Léndor Mid fit son apparition à la porte de la taverne. Le gnome revêtait toujours le même habit de prêtre, mais il portait sur le dos un sac de voyage.

Nous nous tournâmes tous vers Lénissu, avec les sourcils levés, mais celui-ci ne nous accorda même pas un regard.

— Bien —lança-t-il joyeusement—. Nous sommes tous prêts ? Oui ? Eh bien, en avant, après un bon petit déjeuner, on apprécie une bonne marche. Srakhi, mon ami, ouvrons la marche.

Nous sortîmes de la taverne en silence. Nous étions en train de sortir de la ville, lorsque Aléria murmura, l’air contrariée :

— Lénissu nous réserve toujours des surprises.

— Ton oncle a d’étranges amitiés —renchérit Akyn, en acquiesçant de la tête—. Ses amis vont des contrebandiers aux prêtres.

— Et qui sait s’il n’est pas les deux choses à la fois —soupirai-je, le regard posé sur la pointe de l’épée qui dépassait sous la tunique de Srakhi.

Ce gnome inconnu, qui que ce soit, nous avait donné des vêtements. Ce n’était donc pas impossible que Lénissu lui ait fait un jour quelque faveur… ou qu’il pense lui en faire une à l’avenir. Mais, bah, qui pouvait savoir ce que Lénissu avait fait dans sa vie ? Après avoir passé plusieurs années dans les souterrains, il devait sans aucun doute avoir des amitiés encore plus étranges que celle-ci. Cependant, quelque chose chez Srakhi attirait mon attention. Une aura étrange l’enveloppait, comme si le morjas essayait de pénétrer dans son jaïpu… Quelle drôle d’idée !

— Aryès —dis-je soudain, tandis que nous marchions—. Toi qui sais des choses sur l’énergie orique… est-ce que tu sais si l’on peut faire léviter plusieurs choses à la fois et les faire se heurter entre elles sans qu’elles rebondissent ?

Akyn et Aléria me jetèrent un regard étonné alors qu’Aryès semblait absorbé par les implications de ma question.

— Eh bien —répondit-il finalement—. Si tu gardes une force égale pour les deux objets, je crois que ce serait possible, sans qu’ils rebondissent, oui. Mais cela demande beaucoup plus d’énergie que de faire léviter un seul objet. Ce n’est pas une question d’habileté, mais de concentration.

— Et pourquoi tu voulais savoir ça, comme ça d’un coup, Shaedra ? —demanda Aléria, curieuse.

— Oui, pourquoi ? —dit Akyn avec un extrême intérêt.

— Oh —fis-je, avec un air mystérieux—. Vous voulez vraiment le savoir ? —Leurs expressions suffirent à me convaincre—. Eh bien —repris-je, en baissant la voix—. Observez le jaïpu du gnome. Vous ne remarquez rien de bizarre ?

Tous deux regardèrent le gnome en essayant de sentir ce que je percevais. Aryès, les sourcils froncés, plongé dans ses pensées, avait totalement oublié ce qui l’entourait, et son pied se dirigeait directement sur une énorme bouse de vache que les pluies avaient délayée, mais qui restait encore bien visible.

— Eh ! —lui dis-je, en le tirant par le bras, tandis qu’Akyn secouait la tête sans arrêter de regarder le gnome.

Aryès, surpris, vacilla et les diables savent comment, nous perdîmes tous deux l’équilibre. La boue gicla de tous les côtés lorsque nous nous affalâmes tout du long sur le chemin.

Pendant ce temps, en tête, Dolgy Vranc, Lénissu et Srakhi parlaient avec animation et Stalius fermait la marche avec son habituel silence de légendaire peu bavard. Je laissai échapper un gémissement en sentant tous mes habits s’imprégner d’eau.

— Désolé —dit Aryès qui, tout rougissant, se redressa et me tendit la main pour m’aider à me relever.

— Je suppose que c’est bien fait pour moi —répondis-je avec optimisme, tout en secouant les bras pour en faire tomber la boue—. Après tout —ajoutai-je en me raclant la gorge— je te dois quelques explications. J’y ai pensé et je suis arrivée à la conclusion que ça avait été une erreur de ne rien te dire de tout ça.

Aryès me regarda stupéfait et, après une légère hésitation, il acquiesça de la tête.

— En fait, je me demandais si tu aurais confiance en moi un jour. Commence depuis le début parce que je crois que j’ignore plus de choses que ce que tu penses…

À cet instant, Akyn et Aléria nous signalèrent, en riant aux éclats, et Lénissu, en tournant la tête et nous voyant Aryès et moi couverts de boue, m’adressa un grand sourire surpris.

— Par Éladar, ma nièce, tu ne cesseras jamais de me surprendre. Il suffit que j’arrête de te surveiller un instant pour que tu te transformes en…

— En un élémental de terre ! —exclama Déria, très amusée.

Je leur jetai un regard renfrogné et je redressai fièrement la tête, en espérant que l’on ne verrait pas mon visage rougir.

— Continuons. La pluie nous nettoiera —déclarai-je.

Et effectivement, la pluie nous nettoya et nous trempa jusqu’aux os lorsque peu de temps après, il se mit à tomber des hallebardes. Il semblait vraiment qu’un Cycle des Marais nous attendait. À cet instant, je regrettai profondément le solide toit du Cerf ailé. La pluie nous permit de parler tranquillement sans que Srakhi et les autres puissent nous entendre et, ainsi, avec l’aide d’Akyn et d’Aléria, je parvins à expliquer à Aryès et à Déria tout ce qui leur manquait pour comprendre comment Lénissu était apparu dans ma vie et pourquoi Dolgy Vranc faisait partie de notre groupe pittoresque. Aryès écoutait avec une grande sérénité et, finalement, il accepta tout avec un naturel qui curieusement me tranquillisa. Je m’étais imaginé qu’Aryès se fâcherait avec moi, ou se plaindrait d’avoir traversé le monolithe, mais son manque de réaction, outre me surprendre, me fit surtout penser que rien de ce qui était arrivé n’était irréparable et qu’il suffisait peut-être de garder le calme pour trouver Murry et Laygra et enfin pouvoir retourner à Ato tous sains et saufs.

11 L’embuscade

Nous marchions depuis une heure sur le chemin bordé d’arbres et la pluie continuait de tomber nous trempant inéluctablement quand des voix se firent soudain entendre non loin de nous.

— Traître ! —criait celui qui nous tournait le dos—. Ce ne sera pas facile de me tuer. Tu mourras d’abord, Zeypinor, et toi, tu seras le suivant.

— Moi ? —fit une voix sur un ton innocent.

— Il s’agit d’une affaire d’honneur —dit la troisième silhouette—. Je te tuerai avant que tu n’ailles en enfer !

— Mais je n’ai rien fait ! —protesta le premier.

— Celui qui me frappe avec une canne ne peut trouver refuge qu’en enfer ! —vociféra l’autre qui sans doute devait être ledit Zeypinor.

— L’enfer ! —répéta l’autre, apparemment stupéfait de la colère de son adversaire—. Eh bien, vas-y le premier ! —répliqua-t-il alors en levant son épée en position de combat

Pendant ce temps, j’échangeai un regard avec mes compagnons, hallucinée d’assister à un duel. Lénissu avait l’air de suivre avec un extrême intérêt tant l’échange verbal que le combat. Le gnome, les sourcils froncés, semblait considérer comme un outrage qu’ils osent se tuer sur le chemin le plus fréquenté de la région. Stalius avait la mine sombre, mais ne paraissait pas vouloir intervenir.

— Jeunes gens ! —exclama soudain Dolgy Vranc, en s’avançant—. Un peu de dignité, je vous prie !

Les combattants baissèrent leurs épées et se tournèrent vers nous à l’unisson. Sans aucun doute, ils durent être impressionnés de voir apparaître entre les rideaux de pluie, un semi-orc leur demandant de se conduire convenablement. Mais je crois que je ne fus pas moins impressionnée de reconnaître soudain le plus proche comme étant le fils du marquis de Vilona. Je laissai échapper une exclamation de surprise. Je tâtonnai son jaïpu pour m’assurer que c’était réellement lui et quand je le trouvai, je constatai qu’effectivement je le connaissais déjà.

— Génial, Zeypinor, tu as choisi le meilleur endroit pour te venger —fit ironiquement le jeune homme.

Zeypinor, apparemment, semblait bouillir de rage.

— C’est une affaire personnelle, voyageurs —répliqua-t-il—. Je dois vous demander de ne pas intervenir.

— Les duels sont censés être interdits —intervint Srakhi d’une voix un peu aigüe.

— C’est exact —approuva le fils du marquis—. Mais nous autres, nobles, sommes très conservateurs. N’est-ce pas, Zeypinor ?

Il acquiesça et grimaça.

— C’est vrai. Nous, les nobles, nous avons encore un honneur à sauvegarder. Celui qui n’a pas d’honneur n’est pas noble.

— Oh, il n’est pas nécessaire d’être noble pour avoir de l’honneur —intervint Lénissu—. Vous pouvez en être certains, tous les deux. Mais nous vous avons indûment interrompus, entretuez-vous l’un l’autre et faites comme si nous n’étions pas là. Pour ma part, je m’en irai avant que le sang ne coule, je n’aime pas les scènes macabres, désolé.

Les deux jeunes garçons baissèrent les yeux sur leurs épées. Ils avaient l’air décontenancés. Le troisième garçon, qui semblait encore plus jeune, se racla la gorge.

— Euh, sire, je crois que le mieux serait…

— Ne me dis pas ce que je dois faire, Nirsab ! —l’interrompit Zeypinor. Il se tourna alors vers son adversaire et, après lui avoir jeté un regard noir, il rengaina son épée—. Nous nous reverrons, Yilid Maeckerts.

— Essaie de t’entraîner un peu plus pour la prochaine fois —répliqua Yilid avec désinvolture—. J’ai remarqué quelque hésitation dans certains mouvements de pieds et, à un moment, j’aurais pu te tuer si je n’avais pas eu besoin de me gratter le nez.

Zeypinor siffla dans un silence tendu.

— Viens, Nirsab. Allons-nous-en.

Nirsab lui amena son cheval par les rênes et alors que le nobliau était en train de grimper sur sa monture, le fils du marquis ajouta avec un sourire charmant :

— Ah, et n’oublie pas, ce coup de canne, je te le redonnerai cent fois pour que tu apprennes, mon ami, à te conduire comme les dieux l’exigent.

Zeypinor ne répondit pas, mais son cheval passa à toute allure devant lui, forçant Yilid à s’étaler de tout son long sur le chemin.

— Un de plus ! —exclamai-je, en croisant mes bras boueux.

Quand il leva son regard vers moi, Yilid, couvert de boue de la tête aux pieds, sourit.

— Je te connais ! —dit-il.

Ouille, pensai-je, étonnée qu’il m’ait reconnue. Mais bien évidemment si j’avais su l’identifier, pourquoi lui, ne pourrait-il pas en faire autant ?

Tous les regards se tournèrent vers moi. Je leur devais une explication.

— Hum, euh, oui. À Ténap, je l’ai vu passer depuis la fenêtre de la taverne —commençai-je—. Il m’a demandé où se trouvait une rue…

— Oui ! Oui, à présent je me souviens. —Yilid se leva, l’air triomphant—. Tu es cette plaisantine qui s’est fait passer pour la reine de je ne sais où. Je me demandais si je te reverrais.

— Vraiment ? —répliquai-je.

— Oui, et plusieurs fois. La nuit où nous nous sommes connus, j’étais un peu troublé et je n’ai pas remarqué sur le moment que tu étais davantage qu’une simple voyageuse qui rend visite à un parent ou quelque chose du style. Oui, tu m’as intrigué. Mais, voyons, je ne me suis pas présenté. Je suis Yilid Maeckerts de Vilona, fils du marquis Ruylen Maeckerts de Vilona, et je vous remercie d’avoir empêché que du sang coule sur ce chemin aujourd’hui. Il est difficile de faire en sorte que Zeypinor retrouve un peu de raison. C’est un Kaprand, vous comprenez. Les Kaprand ont mauvais caractère et ils ont toujours été ennemis des Maeckerts. Zeypinor n’aurait pas été le premier Kaprand tué par un Maeckerts —ajouta-t-il, l’air moqueur.

J’échangeai un regard consterné avec Akyn.

— On dirait que tu étais très sûr de remporter ce duel —commenta Dolgy Vranc.

— Bien évidemment ! Je vis avec une épée depuis que je suis capable d’en porter une. Mais voyons, puis-je vous demander qui vous êtes ?

— Nous sommes pressés —dit soudain Stalius, l’air irrité.

— Mais pas si pressés au point d’être impolis, mon ami —lui répondit Lénissu, sur un petit ton moqueur.

Lénissu et Dolgy Vranc se présentèrent et Yilid leur répondit par une aimable salutation. Lorsque Stalius se nomma, cependant, il ne répondit que d’un mouvement de tête.

— Je m’appelle Shaedra Ucrinalm Hareldyn —lui dis-je sur le même ton pédant sur lequel il avait déclamé son identité—. Fille de la reine d’Estrambalambia.

Yilid éclata de rire et je lui adressai un sourire moqueur.

— C’est un honneur, princesse.

Et il fit le geste de me baiser la main, sans craindre de se souiller, car il était aussi couvert de boue que moi.

— Et vous autres, demoiselles, comment vous appelez-vous ?

— Aléria Miréglia —répondit immédiatement mon amie avec nervosité.

— Un plaisir.

Déria me jeta un regard rapide avant de répondre :

— Moi, c’est Déria tout court.

— Enchanté, Déria.

— Moi, je suis Aryès Domérath, pour vous servir.

— Ah ! Toi, tu sais parler comme à la cour. Tu fais bien. Il vaut mieux bien s’entendre avec les Maeckerts. On dit que ma famille a le sang chaud. Je me rappelle avoir appris pendant mes interminables leçons qu’un de mes ancêtres avait coupé la langue à son meilleur conseiller parce que celui-ci s’était assis sans sa permission ! Évidemment, de nos jours les choses ont changé —ajouta-t-il avec un grand sourire.

J’échangeai un regard interrogateur avec Lénissu. Ce dernier inspira profondément.

— Bon, ce n’est pas qu’on s’ennuie, mais nous devons arriver à…

Soudain, un cri horrible retentit malgré le fracas de la pluie. Le bois entier semblait s’être animé de bruits. Les oiseaux, pris d’une impulsion soudaine, quittaient leurs abris pour affronter les dures flèches d’eau et une bande de corbeaux passa au-dessus de nous en lançant des croassements épouvantables.

— Que se passe-t-il ? —murmura Aryès.

— On dirait que le monde est devenu fou —commenta Yilid en observant un oiseau multicolore qui traversait le chemin en un vol saccadé sous la pluie et contre le vent.

Je croisai les yeux verts de Lénissu. À ce moment, nous comprîmes que nous pensions la même chose. Des nadres rouges.

On entendit un autre cri, aigu cette fois. J’avalai ma salive avec difficulté et je regardai des deux côtés du chemin, me préparant instinctivement à la fuite.

— Sortons du chemin —suggéra Dolgy Vranc, les sourcils froncés.

Mais, alors, des bruits de sabots sur le pavé boueux se firent entendre. Une monture s’approchait.

— Le cheval de Zeypinor ! —exclama Yilid.

— Et Zeypinor —ajouta Lénissu, avec une grimace lugubre.

En effet, sur la monture, se trouvait le corps de Zeypinor, à moitié brûlé, mort à l’évidence.

— Des nadres rouges ! —exclama Aléria.

— Au nom du ciel ! —brama Yilid, horrifié, je ne savais si de voir Zeypinor mort ou de savoir que nous étions cernés par les nadres rouges.

Lénissu apparut soudain à côté de moi, et m’attrapa par le bras.

— Courons —dit-il avec un calme impressionnant.

Nous nous mîmes à courir au même instant où les premiers nadres rouges sortaient du bois.

— Je ne comprends pas ! —criait Yilid, la respiration entrecoupée, courant lui aussi—. Les nadres rouges sont censés vivre uniquement dans les souterrains ou près des portails funestes !

Personne ne lui répondit. Il devint rapidement évident que nous ne réussirions pas à nous échapper. Les nadres rouges nous poursuivaient.

— Grimpons dans un arbre —dis-je d’une petite voix, sans penser ni une seconde que tous n’étaient pas aussi agiles que moi.

— Sur le chemin nous sommes trop visibles. Passons par le bois —suggéra Stalius, qui comme tout habitant d’Acaraüs, n’avait pas peur des terrains embourbés.

Les cris, derrière nous, se rapprochaient.

— Vite, par le bois ! —grogna Lénissu.

Finalement, chacun prit le chemin qui lui sembla le meilleur, mais tous nous finîmes par courir dans le bois. Lénissu et moi suivions Aléria, Akyn et Stalius. Dolgy Vranc et Aryès devaient être en quelque part aussi, mais je ne les voyais pas. Et je pariai que Yilid devait être le premier, courant avec les ailes de la peur. Mais où était Déria ?

Je m’arrêtai net. Déria était ma protégée. Il ne devait rien lui arriver de mal.

— Déria ! —criai-je.

Lénissu s’arrêta et regarda en arrière. Un instant je le vis fermer les yeux et les rouvrir. Il dit alors :

— Allez.

— Non. Où est Déria ?

— Elle a dû grimper dans un arbre.

— Je dois m’assurer qu’elle va bien ! —m’exclamai-je, désespérée—. Déria !

J’allai attraper la première branche d’un arbre quand la main rapide de Lénissu se posa sur mon bras, m’en empêchant.

— Cours, Shaedra. Laisse-moi faire.

Jaïxel, pensai-je soudain. Et si ces nadres rouges étaient en fait envoyés par la liche ? Alors, Déria serait plus en sécurité loin de moi. J’en oubliai totalement mon intention de grimper dans l’arbre.

— Dolgy Vranc —murmurai-je—. C’est lui qui a l’amulette.

Lénissu fit non de la tête.

— L’amulette n’a rien à voir dans tout ça. Et si tu penses à Jaïxel, je doute que tout cela ait un rapport avec lui. La malchance existe aussi, ma nièce. Maintenant, s’il te plaît, avant qu’ils arrivent, promets-moi une chose. Cours le plus vite que tu peux et, quand tu n’en pourras plus, grimpe dans un arbre et attends. Et après, cherche les autres.

Il dégainait déjà son épée.

— Lénissu, non ! —soufflai-je, horrifiée.

— À moins que tu saches créer un monolithe, nous télétransporter ou nous faire léviter, je ne vois pas d’autre solution —répliqua Lénissu—. Et maintenant cours ou je te jure que je te maudirai toute ma vie, qu’elle soit longue ou courte.

Je le regardai, ébaubie, alors que les nadres rouges se précipitaient sur nous. Dans les yeux de Lénissu, je vis briller une profonde déception, mais aussi une profonde tristesse. Il pensait mourir et il avait voulu me sauver la vie ! Je sentis mes énergies vibrer autour de moi comme des cordes tendues.

Dans un profond silence au milieu des cris des créatures, Lénissu tua le premier nadre rouge. Sa tête tomba à mes pieds, fumante. Dégoûtée, je m’écartai précipitamment et, sans le vouloir, je jetai un rayon de lumière au lieu d’un rayon d’électricité, ce qui eut de toutes façons un effet assez efficace parce que je les aveuglai suffisamment pour que Lénissu puisse abattre trois d’entre eux avant que mon rayon s’effiloche et il acheva le dernier en évitant une bouffée de feu et en lui plantant son épée dans la poitrine, dépourvue d’écailles.

— Ça n’est pas possible ! —m’exclamai-je, en tremblant de rage et de peur.

— Courons maintenant ! —dit Lénissu.

Une nouvelle avalanche de nadres rouges s’approchait ; il était impossible de courir dans ces conditions ! J’étais dominée par la panique. Voir tant de nadres de si près m’avait remplie de terreur. Plus petits que moi, ils avaient cependant des écailles et une grande queue pleine de piquants, et leur gueule crachait du feu. Je me mis à courir en criant à mon jaïpu de m’aider à aller plus vite. Heureusement, j’étais habituée à courir dans les bois proches d’Ato en utilisant mon jaïpu, et celui-ci sut répondre correctement. Lénissu, par contre, ne semblait pas posséder autant de contrôle sur son jaïpu et il se retrouva vite à la traîne. Je ne pouvais éviter de jeter des coups d’œil en arrière dans l’espoir de le voir surgir entre les troncs. Était-il resté combattre les nadres ? Non ! Je rejetai violemment cette pensée hors de mon esprit.

La tête sur le point d’exploser, je courais sans faire attention vers où je me dirigeais. Lorsque je regardai en avant, je vis devant moi un grand portail et, sentant que des nadres rouges étaient à mes trousses, je laissai derrière moi toutes mes craintes et je pénétrai dans la masse énergétique. Le voyage fut curieusement long. J’eus la sensation d’entendre plusieurs conversations. À l’intérieur d’une chaumière rurale, en pleine nuit, les membres d’une famille heureuse célébraient une fête locale. À un autre endroit, qui sait si proche ou à mille jours de là, un enfant nuron jouait au fond de la mer dans des ruines envahies par les algues. On entendait des voix furieuses, des rires, des pleurs et des moqueries. Puis ce fut le silence.

12 Rencontre

Lorsque j’ouvris les yeux, je crus que j’étais encore en train de rêver. Pas le moindre arbre, pas une trace de boue, mais seulement une grande pièce remplie de lits blancs. Je me trouvai couchée sur l’un d’eux, recouverte de couvertures d’une blancheur immaculée. Je clignai des paupières. On n’entendait pas un bruit. Non, une seconde, si. Une toux. Un gémissement. Je me pinçai. Je secouai la tête. Je m’assis sur le lit, je me recouchai et refermai les yeux pour les rouvrir immédiatement après. C’était inutile, je ne rêvais pas.

Ayant résolu cela, je me concentrai davantage sur ce qui m’entourait. J’étais dans une salle au plafond haut et couvert de demi-cylindres d’une matière inconnue qui illuminaient doucement la pièce.

J’étais dans un lieu étranger. Je n’aurais pas dû me trouver là… mais, alors, où ?

Je tournai la tête et je croisai des yeux noirs et souriants.

— Bonjour, je m’appelle Jirio. Je suis étudiant de physique dans le département Bleu. Qui es-tu ?

Mon interlocuteur était étendu sur le lit voisin. C’était un ternian, mais un ternian bizarre. Il avait des cheveux qui se dressaient comme s’ils étaient électrifiés et son corps tremblait, provoquant un léger bégaiement quand il parlait. Je fronçai les sourcils et observai les autres lits. Plusieurs étaient occupés. Où diable étais-je ?

— Je ne sais pas —répondis-je.

— Tu ne sais pas ? —répéta Jirio, un sourcil arqué—. Ouille, ouille, ouille —dit-il, comprenant soudain et scrutant mon visage—. Tu dois faire partie du département Jaune ; tu étudies l’esprit, n’est-ce pas ? Peut-être un type de sortilège. J’espère que tu te remettras vite —fit-il en souriant cordialement.

Je battis des paupières, hébétée.

— Merci.

On entendit une toux rauque qui se changea peu à peu en un énorme rire. Tournant la tête, je vis le jeune en question faire des moulinets et proférer une kyrielle d’injures contre ce rire qu’il n’était pas capable d’éviter. Dans un autre lit, une jeune remuait la tête, souriante et radieuse, et dans celui d’à côté se trouvait une elfe des bois, très raide, les yeux exorbités, avec sur le visage une expression de terreur manifeste.

— Celle-là, je la connais, c’est Maldy —intervint Jirio enjoué—. Du département Blanc. Je parierai qu’elle a joué avec des choses interdites. —Il fronça les sourcils—. Elle n’a jamais été très raisonnable. Mais c’est une fille sympa, je la connaissais déjà avant de venir ici, nous avons fait le voyage ensemble. Mais depuis qu’elle a reçu la meilleure note aux examens de fin d’année, elle est bizarre. La seule chose qui l’intéresse, ce sont les squelettes, les harpies… les choses terrifiantes. Cela ne m’étonnerait pas qu’elle épouse un squelette ! —ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

J’observai l’elfe Maldy pendant quelques instants, puis je me pinçai à nouveau.

— Où suis-je ? —demandai-je en gémissant.

— Où tu es ? À l’infirmerie, bien sûr ! C’est la première fois que tu viens ici ? —Il semblait surpris. J’acquiesçai de la tête—. Oh. Alors, tu dois être en première année. Personne ne passe sa première année sans se rendre au moins une fois à l’infirmerie, cela n’aurait pas de sens !

Bien, me dis-je, en me couvrant le visage avec les mains, totalement confuse. J’avais atterri, les dieux savaient comment, dans une infirmerie d’étudiants celmistes. Voilà ce qui n’avait vraiment pas de sens.

Je m’efforçai de me souvenir de ce que j’avais lu à propos des écoles celmistes qui existaient dans la Terre Baie. En Ajensoldra, ils n’existaient pas d’écoles qui regroupent toutes les sortes de celmistes. En théorie, les Pagodes étaient destinées à former des conseillers, des défenseurs, des professeurs et d’autres sortes de gens qui servaient directement les intérêts des gouverneurs d’Aefna. Ensuite, il y avait les corporations d’artisans, d’agriculteurs et autres, et tous inculquaient un certain savoir celmiste sur la façon de travailler. Un armurier par exemple, devait savoir utiliser l’énergie brulique, un menuisier l’énergie arikbète. C’était un peu différent pour les agriculteurs, parce que ceux-ci se contentaient de payer un printaniste, comme on les appelait, afin qu’il favorise les cultures… Mais, hors Ajensoldra, dans les terres voisines, les énergies étaient encore davantage considérées comme un savoir privilégié. Bien sûr, il existait des académies celmistes, mais seuls les plus habiles ou les nobles et membres de familles nanties y entraient. Oui, mais, où se trouvaient ces écoles ?

J’avais l’impression que mes pensées fusaient dans tous les sens, mais sans logique. Majir, pensai-je soudain. Majir, dans les Hautes Terres, avait une académie. De là provenaient les meilleurs professeurs qui enseignaient à Aefna, selon Suminaria. Tant d’inimitiés existaient avec les Hautes Terres et, cependant, les propres gouverneurs d’Aefna engageaient des professeurs de Majir ! Oui, je me souvenais de ce détail, mais l’idée d’être à Majir ne me réjouit pas. Je grimaçai. Jirio parlait l’abrianais. Il m’avait parlé en premier, ce qui signifiait qu’il ne s’était même pas posé la question de savoir si je parlais ou non l’abrianais. Le problème, c’est que l’abrianais se parlait en beaucoup d’endroits, mais pas à Majir, non, tout simplement parce que c’était mal vu. Une autre possibilité, c’était Dathrun, dans les Communautés d’Éshingra ; Acaraüs possédait aussi une académie, et Enzalrei, dans l’empire d’Iskamangra… Mes yeux se remplirent de larmes. Je ne devais pas pleurer ! Jirio finirait de se convaincre que quelque expérience au département Jaune m’avait rendue folle.

— Tu sembles un peu troublée —commenta Jirio—. Et peu bavarde. Qu’est-ce que tu en penses si tu me parles un peu ? Je crois que ça te fera du bien de penser à autre chose.

Je le foudroyai du regard et j’allais lui renvoyer une réponse peu agréable quand je vis qu’il souriait avec affabilité. Je soupirai.

— Je ne sais pas, je crois que j’ai reçu un coup sur la tête en arrivant ici. Je ne me rappelle même pas comment je suis arrivée ici. C’est frustrant.

Jirio se mit à rire.

— Moi non plus, je ne me rappelle pas comment je me suis retrouvé ici —répondit-il—. J’étais tranquillement assis sur la plage, en train de lire un livre, quand soudain j’ai ressenti une décharge électrique dans tout le corps, j’ai perdu connaissance, et hop !, de nouveau j’étais à l’infirmerie.

Je le regardai, les yeux écarquillés.

— Une décharge électrique en lisant un livre sur la plage ? —répétai-je, sans comprendre.

— J’ai deux hypothèses —annonça Jirio, méditatif—. Ou bien j’ai été attaqué par-derrière par des farceurs de peu de jugeote, ou bien… —il grimaça— ou bien j’ai court-circuité sans m’en rendre compte et je me suis mis à envoyer des décharges contre moi-même.

Il marqua une pause.

— Le pire, c’est que je ne sais pas où se trouve mon livre maintenant —marmonna-t-il tristement.

— Quel livre c’était ? —demandai-je, en me souvenant de l’hystérie d’Aléria lorsqu’un jour elle avait perdu un livre qu’elle avait retrouvé peu de temps après sous son lit…

— Oh, un livre génial —répondit-il—. Un livre que l’on ne peut trouver nulle part dans ce maudit archipel. —Il inspira, radieux—. Il s’intitule Les barbes blanches du savoir. —Il me sourit amicalement et ajouta, en bâillant—. C’est un livre de recettes de cuisine.

* * *

Peu après, Jirio ronflait et je demeurai seule entre un physicien cuisinier et une elfe visionnaire. Je ne trouvai mes vêtements nulle part et je sortis donc du lit en chemise de nuit blanche. Je ne savais pas ce que je voulais faire, mais une chose était certaine, je devais sortir de là. Selon les paroles de Jirio, nous nous trouvions dans un archipel et j’avais donc tout lieu de penser que j’étais à l’académie de Dathrun. Satisfaite de ma capacité de déduction, je ne pouvais cependant me séparer d’une sensation presque inhérente de panique, car je ne me souvenais pas s’il était normal ou non que je me trouve là.

Je me souvenais d’Ato, des cours, d’Aynorin, Akyn, Aléria, Aryès et Sayn. Et de Lénissu, bien sûr. Je me souvenais d’avoir voyagé de l’est vers l’ouest. Déria était devenue mon apprentie. J’avais vaincu un dragon et… à partir de là, les choses devenaient confuses. Je me souvenais d’avoir été dans une ville, mais quelle ville ? Je me rappelais de ce jeune garçon blond, fils de marquis. Le duel !, m’exclamai-je. Oui, Yilid avait été sur le point de se battre en duel contre un jeune vindicatif, puis il s’était enfui comme un lâche.

J’arrivai devant une grande porte à deux battants. Prenant une profonde inspiration, je poussai un battant en bois. Je me trouvai soudain dans un large couloir de pierre, désert. Je refermai l’infirmerie et j’avançai vers des escaliers qui montaient. Je devais trouver la surface. Mais en réalité j’étais déjà à la surface, car, lorsque je grimpai les escaliers, je vis de grandes vitres, à travers lesquelles on voyait s’étendre la mer en contrebas, à l’infini. Par-ci par-là, quelques petites îles apparaissaient au milieu des eaux. Certaines n’étaient qu’un tas de sable, mais d’autres, plus grandes, étaient formées d’une petite montagne couverte de bois.

— Par Horojis —marmottai-je, incapable de détacher les yeux de ce panorama.

— Un bel endroit pour une académie —affirma tranquillement une voix dans mon dos.

Je me retournai brusquement et je restai coite.

— Murry ! —bredouillai-je—. Comment… ? Qu’est-ce que… ?

— Sœurette —me dit-il ému—. Cela me fait plaisir de te revoir.

Nous nous embrassâmes, les larmes aux yeux. J’inspirai bruyamment.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Et moi, qu’est-ce que je fais là ? Où sommes-nous ? J’ai tant de questions.

Murry me prit par le bras et me guida dans la galerie en me disant :

— J’ai travaillé très dur pour te retrouver. Comme tu as dû le deviner, je suis étudiant ici depuis un an. Laygra est ici, elle aussi.

Mon cœur bondit dans ma poitrine.

— Laygra ! —m’exclamai-je—. Je n’arrive pas à le croire, c’est incroyable. Nous sommes à Dathrun, n’est-ce pas ?

Murry acquiesça, l’air surpris.

— Tu as des pouvoirs de voyance ?

— Oui —dis-je, sur un ton désinvolte—. Mais non, bien sûr que non —grommelai-je en voyant que Murry me regardait, incrédule.

Mon frère sourit.

— Je vois que tu n’as pas perdu la bonne humeur. Viens, je dois t’emmener voir mon maître.

— Murry —l’interpelai-je, en m’arrêtant—. J’ai besoin que tu m’expliques comment je suis arrivée ici. Je me souviens… je me souviens que des nadres rouges nous ont attaqués sur le chemin et que je courais… et que Lénissu… enfin, j’étais en train de courir et je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite.

— Rien de plus facile, tu as traversé le monolithe et tu es arrivée ici. Et maintenant tu es en sécurité —me dit-il en me prenant les mains. Il avait adopté une expression sérieuse—. Je regrette que nous soyons arrivés un peu tard pour te sauver. On a fait une bêtise capitale. —Il se mordit la lèvre, pensif—. On parlera davantage après, d’accord ?

Nous suivîmes la galerie d’un pas rapide.

— Où m’emmènes-tu ? —demandai-je à nouveau, me préoccupant pour la première fois du futur.

— Voir le maître Helith. Oh, tant que j’y pense, je t’avertis, le maître Helith est un nakrus.

Je vacillai et je dus m’agripper au bord de la fenêtre pour ne pas tomber. Je regardai fixement mon frère.

— Qu’est-ce que tu as dit ? Un nakrus ?

Murry, avec une moue, essaya de me tranquilliser.

— Cela n’a rien d’extraordinaire. Tu verras. C’est un bon maître, quoiqu’un peu excentrique. Ne te mets pas dans tous tes états.

Malgré mes efforts, je ne pouvais m’ôter de la tête le visage du nakrus que j’avais vu dans le livre de la Bibliothèque d’Ato ni celui qui m’était apparu lorsque j’avais passé autour du cou l’amulette à la fausse feuille de houx.

— Bien —dis-je, plus pour me tranquilliser qu’autre chose—. Alors comme ça, ton maître est un nakrus. Tu sais que nos parents n’étaient pas des nakrus ?

Murry se racla la gorge, gêné.

— Hum. Oui, je m’en doutais. Lorsque le maître Helith m’a dit qu’il n’avait jamais entendu parler de la conversion en nakrus d’un Hareldyn ou d’un Ucrinalm, j’ai compris que je m’étais fait avoir avec tous ces mensonges que racontent les gens. Mais, comment le sais-tu ? Tu en es sûre ?

— Oui —répondis-je—. Lénissu me l’a dit. Il a dit que nos parents étaient… hum, comment a-t-il dit exactement ? « D’honnêtes voleurs ». Il me l’a dit le premier jour où je l’ai connu…

Je me tus soudain, me rappelant la dernière image que je gardais de mon oncle, l’épée à la main, alors qu’il affrontait les nadres rouges et me criait de courir. Que lui était-il arrivé ? Je ne voulais pas y penser.

— Lénissu ? —répéta Murry, en fronçant les sourcils—. Lénissu ? Le nom me dit quelque chose…

— Notre oncle —expliquai-je.

— Notre oncle ! —exclama mon frère, abasourdi—. Oui, maintenant, je me rappelle —une expression fugace de dédain passa sur son visage avant qu’il ne sourie—. Je me rappelle quand il t’avait tiré les oreilles parce que tu avais mis trois cuillerées de sel dans la soupe. Elle était immangeable !

Je pouffai.

— J’ai vraiment fait ça ?

— À l’époque, tu étais une vraie petite sorcière —avoua-t-il.

— Je crois que je me suis améliorée depuis lors, sur ce point.

— J’en doute —répliqua mon frère en m’ébouriffant les cheveux.

Sur le trajet, nous évoquâmes des souvenirs communs et lui me raconta des évènements de mon enfance que j’avais totalement oubliés. Était-il possible qu’on m’ait retrouvée juchée dans un arbre alors que j’avais trois ans ? Que faisais-je donc ainsi perchée ? Murry riait ouvertement de mes réactions et je crois qu’à ce moment, je le vis pour la première fois comme ce qu’il était réellement : un garçon de dix-sept ans qui voulait avant tout protéger sa famille. Exactement comme Lénissu. Comment serait Laygra, après tant d’années ? Dans mes souvenirs, c’était une fille qui recueillait les oiseaux blessés et leur donnait un abri ; elle écoutait attentivement les histoires de don Wigas le Vieux et discutait toujours avec son frère pour un rien.

Tout d’abord, Murry m’emmena au vestiaire du département Blanc où il trouva mes habits propres. Cela peut paraître curieux, mais je fus soulagée de ne pas avoir perdu les bottes que Lénissu m’avait offertes. Murry saisit alors une grande tunique grise de toile grossière.

— Mets-la. Ces tuniques sont pour les gens qui n’ont pas encore de Département. La majorité des élèves achètent leurs propres tuniques, mais c’est toujours pratique d’avoir un vestiaire en cas de besoin. Il y a des gens très balourds. Tiens.

Je passai la tunique par-dessus ma tête et je la laissai retomber. Elle m’arrivait jusqu’aux genoux ; je la relevai avec la ceinture pour ne pas être gênée dans mes mouvements.

— Allons-y —dit Murry.

Il semblait être pressé de me présenter au maître Helith. Un nakrus, pensai-je, avec un frisson. Comment Murry pouvait-il avoir un nakrus comme maître ? Quelle drôle d’histoire !

À un moment, nous traversâmes un pont à l’air libre et je me précipitai sur la rambarde pour regarder en contrebas.

— Ouah ! —m’exclamai-je, émerveillée, en contemplant les vagues qui se brisaient sur les rochers. Dathrun était réellement un lieu incroyable, pensai-je, en respirant l’air marin. D’un côté du pont, se trouvaient les îles, de l’autre côté une immense masse d’eau homogène. La mer était quelque chose d’étrangement inquiétant et, la vérité, maintenant que je la voyais en vrai, elle me faisait peur.

Malgré le jour ensoleillé, le vent soufflait, et je ne m’attardai pas et suivis Murry à l’intérieur d’une tour de pierre blanche.

— Pourquoi es-tu venu précisément ici, à Dathrun ? —demandai-je soudain.

Mon frère haussa les épaules.

— J’avais besoin d’apprendre et, ici, c’est le lieu idéal pour ça. En plus, c’est une idée que m’a suggérée le maître Helith.

— Alors tu le connaissais avant de venir ici ? —m’étonnai-je.

Il me regarda avec les sourcils froncés.

— Oui.

Nous n’échangeâmes plus un mot avant d’arriver devant une porte de bois massif. Murry leva la main et allait frapper à la porte quand soudain il laissa retomber sa main et se tourna vers moi.

— Quand tu as parlé de notre oncle… Lénissu… tu as dit qu’il t’avait affirmé que nos parents n’étaient pas des nakrus.

— Oui.

— Alors, tu lui as parlé.

J’écarquillai les yeux.

— À Lénissu ? Évidemment. Je voyageais avec lui quand… quand les nadres nous ont attaqués…

Je me tus à nouveau, troublée, essayant de ne pas me demander ce qui était arrivé à Lénissu et à mes amis.

Murry secoua la tête, aussi confus que moi, et il frappa fermement à la porte.

— Entrez ! —fit une voix à l’intérieur.

Lorsque je suivis Murry dans la pièce, j’eus l’impression d’avoir pénétré dans un autre monde. Tout, autour de moi, était de couleurs vives. Il y avait des tapis représentant des paysages multicolores et des étoiles qui changeaient de teintes, imprimées au plafond. La seule chose normale était le bureau, en vieux bois sombre, mais couvert d’ustensiles. Par la fenêtre, les rayons du soleil couchant entraient, baignant la pièce de lumière.

— Oui, je sais, je sais, je suis un homme excentrique, mais qu’importe ? —fit une voix dans mon dos.

Je sursautai, je me retournai brusquement et, en voyant la personne qui avait parlé, je laissai échapper un cri de frayeur. Cet homme, le maître Helith, était indiscutablement un ternian, mais aussi un nakrus jusqu’à l’os. Son visage n’était pas aussi horrible que celui des livres, mais j’aurais sûrement besoin d’une certaine force de volonté pour m’habituer à ses yeux bleus et brillants d’énergie. Dans un livre, j’avais lu que les nakrus étaient capables de fusionner le morjas et le jaïpu, mais à la vérité, ce qui entourait le maître Helith ressemblait davantage à une fusion naturelle et inconsciente.

— Diable ! —murmurai-je.

Il me sourit aimablement.

— Bienvenue, Shaedra. Je suis Marévor Helith.

Et quand il s’avança vers moi pour me tendre la main, je pâlis et mon pouls s’accéléra. Ce visage était le même que celui que m’avait montré l’Amulette de la Mort. Ce fut pour moi, comme si Etska en personne était apparue devant moi pour me planter une Épine de la Vengeance dans la poitrine.

Comme une automate, je levai la main et je serrai celle du maître Helith, qui ne cessait de me regarder fixement avec le sourire d’un fou. Sa main gantée de blanc était froide et douce comme la soie.

— Enchantée —parvins-je à dire d’une voix étouffée.

Marévor Helith pencha la tête sans cesser de sourire et, en la redressant, il laissa échapper un rire qui m’était beaucoup trop familier.

13 Paroles échangées avec un nakrus

— C’est un plaisir de t’accueillir à Dathrun —dit le nakrus en se déplaçant rapidement vers son bureau. Il jeta un coup d’œil radieux sur le désordre de son écritoire—. Aaah ! Je voulais te montrer quelque chose —s’exclama-t-il, indiquant de l’index un cylindre recouvert d’une matière qui ressemblait à de la mousse. À peine le toucha-t-il qu’il se mit à vibrer—. Tu sais ce que c’est ? —Je fis non de la tête—. Non ?

— Aucune idée —répondis-je.

Le maître Helith se tourna vers Murry avec les sourcils arqués et celui-ci prit une mine embarrassée.

— Un vieux cylindre ? —suggéra-t-il.

— Exact ! —fit le professeur, réjoui—. C’est un cylindre et il est vieux. J’ai calculé qu’il devait avoir dans les deux cent trente ans. Une relique. Par ailleurs, il a un nom plus technique qui est celui de modulateur essenciatique. Un véritable joyau et un instrument très utile.

Ses yeux bleus se fixèrent sur moi. Apparemment, il mourait d’envie de nous expliquer à quoi servait ce vieux machin. Refoulant l’orage de questions qui éclatait dans ma tête, je demandai poliment :

— Et à quoi sert-il ?

— Ah ! —dit-il et, soudainement, il adopta des mouvements plus lents et élégants. Il fit le tour de son bureau et regarda au-dehors par une des fenêtres rectangulaires. La lumière du jour illuminait son visage grisâtre et allongé de mort-vivant. À ce moment, j’échangeai un regard avec Murry, qui semblait inquiet et impatient, peut-être parce qu’il attendait que Marévor Helith daigne me dire que diable tout ceci avait à voir avec moi. En tout cas, moi, c’étaient ces explications que je souhaitais entendre.

— Approchez-vous et venez voir mon île. Venez voir —ajouta-t-il comme nous tardions—. Elle est juste là —expliqua-t-il, en la signalant du doigt—. À toi, Murry, je te l’ai déjà montrée.

Lorsque je m’approchai de la fenêtre, le soleil m’aveugla. Je ne voyais absolument rien et je me protégeai aussitôt en me tournant de l’autre côté.

— Ah ! —répéta le nakrus, en me regardant fixement—. Tu ne l’as pas vue, n’est-ce pas ?

Je fis non de la tête, en fronçant les sourcils.

— Il y a trop de soleil par là —expliquai-je—. Mais… toi, cela ne te dérange pas, on dirait ?

— Cela me dérange que tu ne voies pas mon île —répliqua-t-il en souriant. Il éleva alors le modulateur essenciatique devant moi. Soudain, je ressentis une décharge et le monde tel que je le connaissais tomba en miettes. Devant moi, il n’y avait plus une salle colorée, mais une pièce débordante des couleurs les plus pures et les plus nettes qui dansaient joyeusement autour de moi, au rythme d’une chanson qui peu à peu devint plus forte. Une voix sereine, mais discordante interrompit la musique :

— Par là —me dit-elle.

Je vis alors, à travers un rectangle illuminé de cent feux distincts, une file de tours sur la gauche, une mer infinie à droite et, là, au milieu, une petite île avec des palmiers et une colline où se dressait un édifice blanc et sphérique. Pendant que je contemplais l’île et le ciel illuminé par le soleil couchant, derrière moi, la musique continuait de moduler joyeusement des accords merveilleux.

— Merveilleux —prononça le nakrus.

Soudain, le nouveau monde disparut et je découvris que je me trouvais toujours dans la tour, avec Marévor Helith et Murry.

— Merveilleux ! —exclamai-je, radieuse.

Murry se gratta la tête, l’air perdu.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— L’île est magnifique —ajoutai-je, euphorique—. Ouah.

Le nakrus, à présent assis dans son fauteuil, me regarda un instant, les yeux brillants et calculateurs et, alors, il pencha la tête en arrière et se mit à rire comme jamais je n’avais entendu rire personne dans le monde des vivants : il ressemblait étrangement au rire que j’entendais quelquefois dans mes rêves, ce rire à l’accent malveillant et fou qui me faisait tressaillir. Ma méfiance grandit comme une flèche lorsque je me rendis compte que Marévor Helith ne m’avait pas demandé l’autorisation pour essayer sur moi son modulateur essenciatique. Debout dans cette pièce fermée, je me sentis comme un lapin piégé. Pourquoi Murry était en compagnie d’un nakrus qui semblait vouloir m’épier où que j’aille ?

— Qui es-tu ? —demandai-je brusquement.

Mais, à ce moment, on frappa à la porte. Le rire s’éteignit et, s’installant plus confortablement dans son fauteuil, Marévor Helith appuya les coudes sur l’écritoire, il joignit les mains, nous regarda l’un après l’autre et prononça un :

— Entrez.

La porte en s’ouvrant ne fit aucun bruit. Je m’étais placée de façon à pouvoir voir la porte sans perdre de vue les mouvements du nakrus, auquel il était clair que je n’aurais pas fait confiance ni pour dix mille kétales.

Quand apparut dans l’encadrement de la porte une terniane d’une quinzaine d’années, vêtue d’une tunique bleutée, je restai paralysée par une vague de sentiments et de souvenirs. Je la reconnus tout de suite, soit parce que je savais qu’elle était là et que je mourais d’envie de la voir depuis tant d’années, soit parce qu’elle avait des traits très semblables à ceux de Murry et les voir ensemble ne laissait pas de place au doute.

— Laygra —dit Murry, surpris—. Qu’est-ce que tu fais là ?

Mais Laygra ne lui adressa pas un regard et avança dans la pièce. Elle s’arrêta à un demi-mètre sans prononcer un mot et me fixa de ses yeux d’un vert éclatant si intensément que j’eus l’impression d’être un peu comme un animal exotique sorti de la Forêt des Cordes. Alors je jetai un coup d’œil au nakrus, qui apparemment s’était totalement désintéressé de ce qui se passait autour de lui, car il s’était mis à écrire sur un parchemin. Si Murry était surpris de l’arrivée de Laygra, ce devait être le nakrus qui l’avait invitée, de telle sorte que toute la scène partait de son initiative. Pourquoi, alors, ne nous prêtait-il plus aucune attention ? Qu’écrivait-il donc ? Mon sang bouillait de ne pas connaître l’intention du professeur Helith.

Le silence ne dura pas beaucoup, mais suffisamment pour que je me rende compte que Laygra ne s’attendait absolument pas à me voir là. Elle avait le visage moins allongé que le mien et les sourcils plus fins et recouverts de moins d’écailles. Ses cheveux étaient plus courts que les miens et lui arrivaient à peine aux épaules.

Peu à peu, une joie et une tristesse indéfinissables m’envahirent.

— Shaedra ! —me dit-elle alors, faisant un pas en avant et me prenant dans ses bras. J’inspirai bruyamment, sentant que mes yeux étaient devenus deux arrosoirs. Je n’avais pas de voix pour lui répondre. Au bout d’un moment, je pus articuler ces quelques mots :

— Tu m’as manqué, Laygra.

— Toi aussi, tu m’as manqué, petite sœur.

Lorsque je me fus un peu tranquillisée, je me séparai de ma sœur et c’est alors seulement que j’entendis les paroles de Marévor Helith :

— J’espère que tout s’est bien passé.

— Oui, maître Helith. Je lui ai soigné la main et je lui ai donné de l’eau. Il est très intelligent et il sait se débrouiller tout seul.

— Bien. Je ne veux qu’aucun être vivant souffre à cause de mon monolithe erratique.

Laygra laissa échapper un cri de stupéfaction et d’indignation.

— Le singe est venu à travers un monolithe ?

— Euh… —répondit le nakrus avec une grimace—. Oui. Tu dois comprendre qu’on ne peut pas toujours tout contrôler et savoir si un singe est réellement un singe ou… ou ce que l’on voulait faire entrer. Après tout, il fait partie des deux seuls que j’ai réussi à ramener à bon port —ajouta-t-il, avec un sourire mi-figue mi-raisin.

Alors, je compris.

— Quoi ? —fis-je, abasourdie.

Murry, appuyé contre le mur, se racla la gorge.

— Je crois qu’il est en train de te dire qu’il t’a confondue avec un singe.

— C’est intolérable ! —s’exclama Laygra, suffoquée—. Et d’où vient-il ? J’espère qu’il ne vient pas de très loin parce que je veux le renvoyer aussitôt qu’il sera remis !

Je contemplai mon frère et ma sœur, bouche bée.

— Du calme, jeunes celmistes de pacotille —répliqua le nakrus, les sourcils froncés—. Je veux que vous sachiez que faire un monolithe avec quatre entrées, disposées approximativement dans un lieu que je ne connais même pas, ce n’est pas du tout facile. D’ailleurs, je n’ai pas réussi à ce que les autres passent par mon chemin énergétique et ils ont été déviés. Mais ne vous inquiétez pas, je ne crois pas qu’ils aient atterri dans l’océan ou dans un volcan, c’est improbable, vu comment fonctionnent les voies énergétiques. —Je grimaçai, peu convaincue, en me rendant compte que je n’avais aucune connaissance sur le fonctionnement des voies énergiques—. C’est plus que ce qu’aucun celmiste de la Superficie ait jamais fait ! —s’exclama-t-il—. Alors, si cela ne te dérange pas, Laygra, tu emmènes le singe à l’Île Perdue si tu en as envie, mais ne me martyrise pas la tête avec lui, je te vois venir. —Il me jeta un coup d’œil et ajouta— : Oui, ce n’est pas la première fois qu’elle me fait le coup. Cet oiseau…

— Ne me dis pas encore que ce n’était pas de ta faute ! Némaro avait tout d’un oiseau normal, ne me mens pas : tu as fait quelque chose de terrible.

— Pas tant que ça, ma chérie. Il était juste un peu décharné.

Laygra écarquilla les yeux et souffla.

— Pas qu’un peu, tu as fait de lui un squelette —grogna-t-elle.

— Vraiment ? —intervins-je, intéressée—. Et comment était-il ?

Laygra me foudroya du regard.

— Toi, ne commence pas ! —soudain, elle se tranquillisa et sa voix s’attendrit— la nécromancie est quelque chose d’horrible que je ne te recommande pas, Shaedra.

— Horrible —répéta le maître Helith, offusqué—. Quel manque de tact. Moi, je ne suis pas horrible.

— Non, bien sûr que non —répliqua Laygra—. C’est pour ça que chaque fois que quelqu’un voit Némaro, il parcourt la moitié de l’île avant de se remettre de sa frayeur.

— Des poules mouillées, ils s’effraient pour un rien. Shaedra, jeune fille, dis-moi, as-tu déjà eu affaire à un nécromancien ?

— Pas avant de te connaître —répondis-je.

— Ça, ce n’était pas une question innocente —dit Murry en se séparant du mur.

— Oh, allons donc, Murry, laisse-moi raconter l’histoire depuis le début. Allez, asseyez-vous, il vaut mieux, mes histoires sont en général très longues.

Murry haussa les épaules.

— Comme tu veux. Je vais chercher une chaise.

Murry disparut par une porte entrebâillée. Pendant ce temps, Laygra et moi, nous nous assîmes sur les deux sièges libres devant le bureau.

— Parfait, parfait. Quelqu’un veut-il une infusion ? Je suppose que tu dois avoir soif —me dit le maître Helith— et, peut-être, quelque chose à manger ne vous ferait pas de mal. —Il se leva et traversa la pièce jusqu’à une grande caisse d’où il sortit une assiette avec du fromage, du pain et des fruits—. Vous voyez ? Je n’oublie jamais l’hospitalité des vivants. Servez-vous, moi, je n’ai pas faim, cela fait deux mille ans que je n’ai pas faim ! —ajouta-t-il et il laissa éclater un rire tonitruant.

Je me raclai la gorge, moitié amusée moitié effrayée, mais malgré tout je me servis abondamment. Sentir la nourriture avait réveillé en moi un appétit vorace.

Murry revint avec une chaise et, pendant que le nakrus nous divertissait avec des historiettes drôles sans importance, nous commençâmes à manger. La verbosité de Marévor Helith était impressionnante. Il avait de l’humour, mais parfois son humour était macabre et il faisait des plaisanteries, se moquant des manies ridicules des vivants. Il portait une grande tunique à rayures, aux couleurs dorées et ornée de filigranes et de parures très riches. Par contre, son chapeau brun semblait avoir appartenu à toute une lignée de mendiants, il avait des trous partout et il était si aplati qu’il ressemblait à un torchon raide.

— Mais assez de contes invraisemblables —dit Marévor Helith après avoir raconté l’histoire d’un nain amoureux d’une elfe de la terre—. Maintenant, je vais vous raconter l’histoire d’un homme né en Ajensoldra sur la terre qu’on appelait alors Urjundith.

Nous nous assîmes plus commodément sur nos sièges sans cesser de mâcher et nous écoutâmes avec attention l’histoire du maître Helith.

— Cet homme était un homme quelconque qui vivait il y a environ cinq cents ans. Enfant, il jouait à la koria avec les autres enfants du village, il aidait sa mère à la maison et son père aux champs. Il avait plusieurs frères et sœurs qu’il aimait de tout son cœur. Il connaissait les pouvoirs de nombreuses plantes parce qu’il aidait souvent un vieil herboriste et il eut même quelques amours de ceux qui ne sont que des amours innocents. Eh bien, jusque-là, tout laissait à penser que l’histoire se terminerait ainsi : le garçon se maria, il eut des enfants, il travailla comme un nain des cavernes et il mourut entouré de son épouse, de ses enfants, de ses parents et de ses amis, fin de l’histoire ! —Il sourit tristement—. Mais il n’en fut pas ainsi. Un jour, il y eut un terrible tremblement de terre qui fit s’écrouler les maisons, les arbres et les tunnels des souterrains —ses yeux bleus brillaient intensément—. Les créatures étaient agitées et craignaient pour leur propre survie. Beaucoup sortirent par les portails funestes, qui étaient alors plus nombreux et plus larges qu’aujourd’hui. Le village dut supporter d’abord le passage de plusieurs saïgéants qui détruisirent leurs champs et blessèrent plus d’un habitant. Nombre de villageois s’enfuirent épouvantés et ne revinrent jamais sur leurs terres. Mais centrons-nous sur le jeune garçon qui s’appelait Ribok. Lui ne s’en alla pas. Ses parents envisageaient de partir, bien sûr, mais, une fois la décision prise, il était trop tard. Le village fut attaqué par une mer de créatures. Il y avait des nadres rouges, des trolls, des squelettes… tout le monde souterrain semblait avoir resurgi cette nuit-là, comme fuyant quelque chose de terrible.

Je terminai mon pain et mon fromage et je pris une orange que je commençai à éplucher, un œil rivé sur le nakrus, fascinée par le conte.

— Le garçon survécut, bien sûr —dit le maître Helith—. Sinon, ce conte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Mais sa famille, elle, fut exterminée. Cependant, comme il était travailleur, Ribok était resté achever un travail au champ. Quand il entendit les premiers cris et qu’il vit les premières colonnes de fumée provoquées par les nadres, il eut le temps de courir jusqu’au bois avoisinant, de grimper dans un arbre et de voir ce qui se passait. Quand il vit son peuple mourir, il devint fou furieux. Au point que, sans prendre le temps de réfléchir, il descendit de l’arbre et courut armé de sa pelle, l’esprit bouleversé. Là, il vit une bande de squelettes tuer ses parents et un nadre rouge embraser une de ses sœurs par des bouffées de feu. Cela finit de lui faire perdre la tête. Il chargea contre les attaquants avec un cri de rage. Il tua trois squelettes et deux nadres rouges, il tua tous ceux qu’il put, le cœur brisé. Il avait dix-sept ans et c’était un jeune grand et fort, mais évidemment pas assez pour faire face à l’avalanche de créatures qui détruisaient tout sur leur passage. Les yeux brouillés par les larmes, épuisé par un tel combat, il vit venir un squelette noir avec une épée. Et il ne fit rien pour l’empêcher de la lui planter dans le corps.

— Il n’a rien fait ? —m’indignai-je—. Il s’est laissé tuer comme ça ? Pourquoi ne s’est-il pas enfui ?

Marévor Helith me contempla un instant.

— Il avait perdu sa famille et son village. Il a essayé de les venger, mais il n’a pas pu. Son intention n’était pas de fuir.

— S’il te plaît, Shaedra, ne m’éclabousse pas avec ton orange —intervint Laygra qui venait de recevoir un jet de jus d’orange.

— Oups, pardon —dis-je, en rougissant—. Mais… il est mort ?

— Bien sûr qu’il est mort, mais pas à ce moment-là. En recevant le coup d’épée, il s’effondra par terre, évidemment, mais quelqu’un le recueillit. Un squelette-aveugle, Jiléhy.

— Un squelette-aveugle ! —exclama Murry, effrayé—. Et il l’a guéri ?

— Comment veux-tu qu’il le guérisse ! —protesta Laygra—. Les morts-vivants ne savent pas guérir.

— Là, tu te trompes, ma chérie —la corrigea Marévor Helith—. Jiléhy est un bon guérisseur, bien que, bien sûr, pas autant que son maître, auquel il rapporta le corps du garçon. Le maître, impressionné par la valeur dont avait fait preuve le jeune paysan, guérit Ribok. Le garçon se remit vite, vous savez comment est la jeunesse et, un jour, le maître de Jiléhy lui raconta ce qui s’était passé.

— Il a dû vouloir cent fois la mort ! —murmura Murry entre ses dents.

— Qui ? —rétorqua le maître Helith goguenard—. Mais poursuivons le conte. Le garçon, c’est un fait, devint furieux. Mais le temps passant, il se calma et il apprit à vivre dans les souterrains.

— Ah ! —fis-je—. Alors Jiléhy l’avait emmené dans les souterrains.

— C’est cela. De toutes façons, à partir de là presque toute l’histoire se déroule dans les Souterrains. Il faut dire que le garçon était encore vivant comme vous. En quatre ans d’apprentissage, il obtint le même niveau que les autres mages, ce qui était une injure pour les autres. Essayez de comprendre : la majorité des élèves étaient des squelettes noirs, mais il y avait aussi des fils de nécromanciens, surtout des elfes noirs et, bien sûr, quelques nains des cavernes, de ces nains de fer. Enfin, il est clair que l’on n’adore pas les saïjits de la Superficie, là-bas dans les Souterrains.

— Mais ce garçon… —interrompit Laygra, méditative.

— Ribok.

— Oui, Ribok, de quelle race était-il ?

— Oh, je ne vous l’ai pas dit ? C’était un ternian. Et en plus un ternian à queue.

— Un ternian à queue ? —grogna Murry—. Ça n’existe pas. Les ternians, nous n’avons pas de queue.

— Je te le jure, il avait une queue.

— D’accord. Après tout, c’est ton conte —soupira Murry avec ironie.

— C’est vrai. Continuons. Comme il apprenait tant et si vite, Ribok finit cependant par être respecté de tous. Il était le premier de toutes les épreuves. À vingt-quatre ans, il fut engagé comme mercenaire par une compagnie de voyages et, les quatre années suivantes, il les consacra à emprisonner des bandits et à égorger des harpies et autres créatures au caractère belliqueux qui, personnellement, m’ont toujours inspiré de la répugnance.

Laygra ne dit rien, probablement parce que la mort de ces créatures ne devait pas non plus lui inspirer beaucoup de peine, même si, à ce que j’avais pu voir, c’était une passionnée des animaux.

— Un jour, un prince l’engagea pour un voyage de courtoisie à Aefna. Ils partirent en grande pompe et lorsqu’ils sortirent à la Superficie, Ribok se souvint de son ancienne vie et, le jour suivant après avoir touché sa paie, il disparut d’Aefna. Peu sont ceux qui savent où il s’en fut. Pendant plusieurs mois, il vécut du travail des champs, essayant d’oublier sa vie antérieure. Il tomba amoureux d’une femme, se maria et eut deux enfants. Pendant quatre ans, il vécut heureux comme jamais et il profita de la vie de la Superficie comme si ses connaissances de nécromancie n’avaient jamais existé. Cependant, un jour, un nakrus se rendit chez lui pour l’avertir qu’un grand malheur allait survenir dans sa vie s’il ne réutilisait pas ses pouvoirs. Mais Ribok jura qu’il ne les utiliserait plus jamais. Quelques mois plus tard, des squelettes blancs attaquèrent la maison où ils vivaient, attirés par un objet dont Ribok ne se séparait jamais et qu’il avait reçu de son maître comme gage de son indépendance. Ils tuèrent son épouse et ses deux fils et lorsque Ribok revint des champs et trouva leurs corps sans vie, il tomba évanoui. Les jours suivants, il se contenta de se promener dans les bois et la campagne, la tête baissée, les yeux exorbités. Il n’adressait la parole à personne et ceux qui l’entendaient prononcer quelque chose, rapportaient qu’il murmurait des mots inintelligibles qui semblaient venir directement d’outre-tombe. Les vivants du voisinage disaient qu’il était devenu fou.

Je me rendis compte que j’étais restée la bouche ouverte et, avant de la refermer, j’avalais le dernier quartier d’orange que je tenais oublié dans ma main poisseuse de jus.

— Ribok avait vécu deux attaques qui venaient des souterrains. Il connaissait les Souterrains puisqu’il y avait vécu pendant quinze ans. Il y retourna incognito et se fit passer pour un scribe du temple de Kurbonth, ce qui lui donnait la liberté de lire les livres qui l’intéressaient. Des livres de nécromancie, bien sûr, mais aussi des livres très rares.

Je roulai les yeux. Les livres de nécromancie n’étaient pas très fréquents à la Pagode Bleue. Il est vrai que Kurbonth était une ville souterraine et la culture était extrêmement différente.

— Un spectre le surprit au bout de quelque temps et il dut fuir Kurbonth, poursuivi par la garde, qui le condamna à mort et qui, sans nouvelles de lui, finit par brûler son effigie quelques années plus tard. Ribok continua ses recherches dans les souterrains, les années passèrent et un jour, il disparut.

Marévor Helith se tut et nous attendîmes qu’il continue, mais, comme il n’en faisait rien, je soufflai, étouffant un éclat de rire.

— Il disparut et c’est tout ? C’est une drôle d’histoire, non ?

— Une histoire de nécromanciens —répliqua-t-il, très sérieusement.

— Mais qu’est-il arrivé à Ribok ? —demanda Laygra.

— Ah ! Il disparut. Ribok disparut —répondit-il—. Et à la place de Ribok apparut Jaïxel.

Un silence de plomb tomba sur nous. Je m’attendais à ce qu’il cite le nom, j’étais convaincue qu’il manigançait quelque chose avec cette histoire bien sûr, mais, en entendant le nom de Jaïxel dans la bouche du nakrus, j’eus une étrange impression.

— Eh bien, vous avez perdu la parole. Comme c’est facile de vous surprendre ! Que les démons d’Ithruil me coupent en morceaux si toute cette histoire n’est pas réelle ! Mais qui se fie à la parole d’un nakrus ? —ajouta-t-il, en se tournant vers moi.

Je le contemplai la bouche sèche.

— Se fier à un inconnu n’est pas une bonne idée en général —répliquai-je.

— Mais… —intervint Murry, plongé dans ses pensées—. Si tu dis vrai, Jaïxel vivait il y a cinq cents ans.

— Il vivait il y a cinq cents ans —acquiesça tranquillement le maître Helith—. Et il vit toujours. C’est un dur à cuire. Il ne plaît à personne. Il anéantit tout squelette se trouvant à dix kilomètres à la ronde, il exècre les nadres rouges et il abhorre les morts-vivants en général. Les harpïettes, peut-être, lui gardent une certaine considération… Mais en réalité non. Elles ne sont intéressées que par les gratifications. À part ça, c’est un garçon assez désagréable. Il ne l’était pas autant à l’époque, pourtant, mais il a perdu la tête et cela fait cinq cents ans qu’il ne parvient pas à la retrouver. Une perte lamentable qui m’a donné bien des maux de tête.

— Attends un moment —dis-je avec lenteur—. Toi, tu as connu Jaïxel quand il était Ribok, n’est-ce pas ?

— Je l’ai connu —répondit-il simplement.

Il m’observa, les yeux mi-clos, comme s’il attendait que j’ajoute quelque chose. Je me raclai la gorge.

— Si tu l’as connu, alors tu as plus de cinq cents ans.

L’éclat de rire que laissa échapper le nakrus était clairement moqueur.

— J’ai plus de deux mille ans, ma chérie, je fais partie des vieux durs et coriaces, parce que, bien que, techniquement, certains morts-vivants aient une longue espérance de vie, ils ont si mauvais caractère qu’ils s’entretuent avec une facilité impressionnante. Peu sont ceux qui possèdent autant de sagesse que moi.

Je réprimai l’envie de rouler les yeux et je conservai un visage plus ou moins impassible.

— Bien sûr —dit Laygra, pensive—. Mais alors, si tu as connu Ribok, qui étais-tu pour lui ?

— Ah ! Qui étais-je pour le brave homme ? —répéta-t-il, en se levant pour contempler son île par la fenêtre.

— Son maître —répondis-je finalement, comme personne ne disait rien—. Tu étais le maître du guérisseur, c’est toi qui l’as guéri. Il n’y a que comme ça que tu peux savoir autant de détails.

— C’était trop facile —mâchonna Marévor Helith, remuant les mâchoires—. Et pour votre information, c’est moi le nakrus qui l’ai averti que le talisman, l’objet que je lui avais donné, attirerait les squelettes. Il ne m’a pas écouté, c’est pourquoi, je l’ai délaissé. C’était peut-être une mauvaise idée, mais bah. Je gardai l’espoir qu’il se reprendrait, mais ce n’est pas ce qui s’est passé et, quand il s’est transformé en liche —il fit une grimace—, j’ai commencé à me demander si ces massacres de squelettes dans le labyrinthe de Tafosia ou dans les bois de Rilgath termineraient un jour… Mais cela fait cinq cents ans que cela dure. On dirait que sa haine est inapaisable. Il finira par devenir le plus grand exterminateur de squelettes des souterrains… un étrange objectif. Enfin —ajouta-t-il en soupirant— je suppose que tu dois avoir des questions, Shaedra.

— Tu ne lui as pas encore raconté le reste —intervint Murry.

Je plissai les yeux et les regardai tous deux.

— Le reste ? Que dois-je savoir encore ?

Marévor Helith se retourna, illuminé par les rayons du soleil qui disparaissaient à l’horizon.

— Il y a beaucoup de choses que tu devrais savoir si tu veux survivre à ce qui t’attend —j’arquai un sourcil interrogatif—. Tu sais que tu possèdes quelque chose qui appartient à Jaïxel.

— Oui. Le phylactère.

Alors, c’était cela, me dis-je mentalement. Et Marévor Helith, quel rôle jouait-il dans tout ça, celui d’un ami ou d’un ennemi ?

— Exactement. Ce qu’il a perdu le jour où il s’est retrouvé nez à nez avec Zueryn Ucrinalm et Ayerel Hareldyn n’était ni plus ni moins qu’une partie de son esprit.

Je sentis le muscle de ma mâchoire se relâcher sans le vouloir.

— Vraiment ? —bégayai-je, terrifiée.

Le nakrus s’approcha de la table en acquiesçant de la tête et il appuya ses mains sur l’écritoire.

— Moi, franchement, depuis qu’il a perdu cette partie de l’esprit, je ne l’ai pas trouvé très différent. Quand je suis allé rendre visite à des parents à Dumblor, j’ai appris qu’il continuait de se consumer, solitaire, à tendre des pièges à nos pauvres squelettes. C’est pourquoi je ne crois pas qu’il ait perdu beaucoup de pouvoir.

Je baissai involontairement les yeux sur mes mains. Je possédais vraiment quelque chose de Jaïxel en moi ? Et comment était-ce possible ? Avec une moue de dégoût, je tressaillis. Et alors je me rappelai deux mots qu’avait prononcés Marévor Helith.

— Avant tu as dit Zueryn Ucrinalm et Ayerel Hareldyn ?

— C’est ce que j’ai dit —acquiesça-t-il, en s’asseyant—. Tu sembles vouloir aller directement au fait. Bien. Je vous dirai ce que je sais sur vos parents. Apparemment, ils étaient impliqué dans une histoire de contrebande entre Jurvoth et Kurbonth, les villes que l’on nomme les Jumelles du Soleil. Je suppose que tu connais un peu la géographie souterraine ? —s’enquit-il, haussant un sourcil.

— Un peu —répondis-je, regrettant l’absence d’Aléria en cette circonstance…

En pensant à Aléria, il me sembla que quelque chose, dans mon cerveau, se remettait à fonctionner et je me souvins avec netteté de tout ce qui était arrivé depuis notre départ de Ténap. J’avais fui les nadres rouges en abandonnant Lénissu !

— Que se passe-t-il ? —demanda soudain Murry.

Je me rendis compte que je m’étais levée d’un bond et je soufflai deux fois pour essayer de me calmer, en vain.

— J’ai besoin de réponses ! —grognai-je, les yeux rivés sur le nakrus qui me regardait avec une absurde sérénité.

— C’est ce que nous essayions de résoudre —soupira le maître Helith.

— Pas ce type de réponses, pas pour le moment —dis-je, très agitée—. Où est Lénissu, où sont les autres ? Pourquoi j’étais si étourdie et pourquoi je ne pouvais pas penser correctement ? Je viens de me réveiller d’un rêve ! Qu’est-ce qu’il est arrivé à Aléria, Akyn, Aryès, Déria et Dol ? Ils étaient entourés de nadres rouges ! Par Ruyalé —en poussant un gémissement, je griffai le dossier de la chaise avec mes griffes sorties, m’imaginant les pires scènes. Déria fuyant une créature crachant le feu et munie d’une queue recouverte de piquants venimeux, Aléria sortant et consultant des livres à toute allure alors qu’une bande de nadres l’encerclait lentement… Non ! J’ouvris les yeux.

— Je veux savoir s’ils sont sains et saufs.

— Ils sont sains et saufs —répondit Murry—. Maître Helith a dit qu’il était très peu probable qu’il leur soit arrivé quelque chose.

— Bien sûr —affirma le nakrus.

En le voyant si tranquille, je me sentis un peu rassurée, même s’il me restait un doute.

— Bien sûr —répétai-je, en m’asseyant.

Laygra me donna de petites tapes sur l’épaule pour me tranquilliser.

— Le maître Helith pense à tout —me dit-elle doucement. Elle fronça les sourcils et admit— : Même aux singes.

Soudain, on frappa à la porte bruyamment.

— Ah —fit Marévor Helith, avec une mine peinée—. Je crois que ma pause se termine, j’ai cours de transmutation. J’arrive ! —cria-t-il pour qu’on l’entende du dehors—. Ma chérie —dit-il plus bas, en s’adressant à moi—, si tu as d’autres questions, tu peux revenir quand tu voudras tous les… comment dit-on en Ajensoldra déjà ? Ah, tous les Lubas et tous les Blizzards. Les autres jours, je ne suis pas là.

Tout en parlant, il s’était levé et avait traversé la pièce d’un pas rapide. J’étais abasourdie qu’après m’avoir fait venir à Dathrun à travers un monolithe et m’avoir révélé que j’avais une partie de l’esprit d’une liche, il m’abandonne si rapidement et avec tant de réponses en suspens.

— Bienvenue à Dathrun, Shaedra —ajouta le nakrus, puis il nous tourna le dos et s’en fut par le couloir donner son cours de transmutation, avec l’élégance des morts-vivants.

14 Le Département de la Faune

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? —s’exclama Laygra, en colère, lorsque le maître Helith eut disparu de notre vue—. Je m’imaginais bien que tu tramais quelque chose, Murry, mais jamais je n’aurais imaginé que je rencontrerai Shaedra comme ça, du jour au lendemain, et à Dathrun !

— Nous n’étions pas sûrs que cela allait fonctionner. Disons que le maître Helith disait qu’il en était sûr, mais lui, il est toujours très optimiste. En plus, les événements se sont précipités et nous avons dû agir plus tôt que prévu parce que des nadres rouges les ont attaqués. Nous devions les sortir de là, que voulais-tu que je fasse ?

— Oui… bien sûr —bredouilla Laygra, confuse—, mais tu aurais dû me le dire… tu aurais dû me parler de tout ça.

— Tu es contente ou non d’avoir Shaedra parmi nous ? —répliqua Murry en grognant.

Je les regardais tour à tour, les yeux écarquillés.

— Bien sûr que je suis contente —protesta Laygra en me prenant affectueusement par le bras—, très contente… mais la prochaine fois, tu ne dois pas garder des secrets qui me concernent aussi, compris ?

Son visage sévère sembla convaincre Murry.

— D’accord. Viens, Shaedra, sortons de cette tour.

J’acquiesçai, les sourcils froncés. Laygra me regarda fixement et se tourna vers son frère.

— Bonne idée. Je crois que le monolithe lui a embrouillé les idées.

— Mais non —protestai-je—. Ce qu’il y a, c’est qu’il ne se passe pas autant de choses tous les jours. Dites-moi, pourquoi nous ne passons pas une après-midi tranquille, sans parler de liches, ni de monolithes ni de choses de ce genre ? Vous me feriez une sacrée faveur, j’ai l’impression que ma tête va éclater. Si vous me montriez un peu les alentours, par exemple ?

Mon frère et ma sœur me regardèrent, l’air surpris, puis tous deux sourirent.

— Allons à la Galerie d’Or —proposa Laygra.

— Et après, nous pouvons aller au Parc —ajouta Murry—. C’est vraiment un bel endroit. Tu verras.

La Galerie d’or, illuminée par les derniers rayons du soleil, était véritablement une merveille. Au crépuscule, nous parcourûmes le Parc et ils me montrèrent les fontaines, ils me présentèrent plusieurs élèves qu’ils connaissaient et ils me racontèrent leur vie à Dathrun, leurs cours, l’apprentissage, les horaires extrêmement chargés… Tout me rappelait la Pagode Bleue et, en même temps, je me rendais compte que l’apprentissage à Dathrun était très différent de celui que j’avais reçu à Ato. L’académie de Dathrun était beaucoup plus grande et avait beaucoup plus d’élèves, l’ambiance n’était pas la même. Je les écoutais avec intérêt m’expliquer le fonctionnement de l’académie, observant de notables différences entre les deux systèmes.

Au bout d’un moment, je remarquai que ni l’un ni l’autre n’osait me poser des questions sur moi, malgré l’envie de savoir et, peu à peu, je leur racontai moi aussi mes années à Ato, je leur racontai mes disputes avec Wiguy, ma rencontre avec Lénissu, la mort de Sayn et l’apparition du monolithe pendant la dernière épreuve de snori. Lorsque j’arrivai à l’étape du dragon, ils froncèrent les sourcils, incrédules, mais à force de détails, ils finirent par y croire. Je terminai mon récit par l’attaque des nadres rouges et, là, je me tus, me raclant la gorge.

— Vous avez déjà traversé un monolithe ?

Laygra fit non de la tête.

— Jamais —dit Murry—. Mais le maître Helith affirme que c’est comme si tu entrais dans des eaux qui auraient des mains qui te tirent de tous les côtés.

— Ce n’est pas une mauvaise image —approuvai-je, pensive—. J’espère ne plus jamais avoir à traverser un monolithe de ma vie.

C’était agréable de parler avec Laygra et Murry, mais j’aurais préféré pouvoir le faire dans d’autres circonstances et pas à un moment où je ne pouvais cesser de penser à ceux que j’avais laissés en arrière, Zemaï savait où. Je n’arrivais pas à comprendre ma situation. J’avais failli mourir aux mains des nadres rouges, mais Marévor Helith était intervenu et m’avait sauvé la vie. Il me suivait depuis des années, m’épiant, et il semblait vouloir me protéger. Un nakrus voulait me protéger ! Quelle importance pouvait avoir une terniane de treize ans et quelques mois pour un mort-vivant de plus de deux mille ans ?

Je soufflai, étouffée par mes propres réflexions.

— Je crois que tu as besoin de te reposer un peu —intervint Laygra.

Murry se leva prestement.

— Ne te tracasse pas. À présent, tu es en sécurité. Je vais te conduire à ta chambre.

Je me levai comme dans un rêve, tout en regardant mes frère et sœur, les yeux grands ouverts. Pour eux, j’étais la petite sœur perdue et récupérée qui avait dû subir tant de calamités avant d’être sauvée. J’aurais besoin de temps pour m’habituer à ma nouvelle situation et, de toutes façons, je ne disposerais pas de ce temps, car je pensais m’en aller le plus tôt possible de Dathrun à la recherche des autres. Murry et Laygra m’accompagneraient, bien sûr, et le maître Helith nous donnerait des conseils et il nous laisserait partir et il cesserait de m’espionner et… Nous traversions un couloir illuminé par des pierres de lune, comme les appela Murry, quand soudain je m’arrêtai.

— Attendez —dis-je—. À aucun moment vous n’avez mentionné notre oncle Lénissu. Et chaque fois que j’en ai parlé, vous avez pris une mine sombre… pourquoi ?

Murry et Laygra échangèrent un regard que je ne sus interpréter.

— Eh bien —répondit Murry—, en réalité, cela nous a vraiment étonnés d’entendre ton point de vue sur Lénissu. Nous, nous le voyons d’une façon différente. Chaque fois qu’il venait au village, dans les Hordes, c’était… quelqu’un de sympathique en apparence. Mais Wigas m’a raconté des choses sur lui et ce que j’ai appris ne m’a jamais donné envie de le revoir… du moins jusqu’à ce que tu arrives.

— Peut-être a-t-il changé —suggéra Laygra.

Les sourcils froncés, je les contemplai, l’air surprise.

— Sympathique en apparence ? —répétai-je—. Je ne comprends pas. A-t-il fait quelque chose de mal dont je ne me souviens pas ?

Le silence s’interposa entre nous tandis que je les regardai tous les deux, incrédule. Murry secoua la tête, les yeux tournés vers le passé.

— Tu es fatiguée, peut-être qu’aujourd’hui tu ne comprendrais pas bien… —répondit-il.

— Le monolithe m’a laissée dans un piteux état, je me sens comme un torchon de cuisine —reconnus-je, en l’interrompant—, mais qu’a fait Lénissu ? Cela n’est sûrement pas aussi terrible que ce que vous croyez.

Murry fronça les sourcils.

— D’accord, je vais te raconter : notre oncle était un contrebandier qui trafiquait avec des magaras, dans les Souterrains. Notre père travaillait avec lui avant de se marier avec sa sœur —expliqua-t-il—. Tous deux étaient camarades, mais, quand nos parents se sont mariés, ils ont voulu changer de vie. Lénissu leur a alors donné un collier comme cadeau de noces. —Son visage s’assombrit encore davantage—. C’était un collier volé —me révéla-t-il—. Nos parents ont été accusés. Alors, nous deux, pour nous protéger, on nous a envoyés à la Superficie, dans un village d’humains, sous la protection de Wigas, un vieil ami de la famille. Nos parents ont dû vivre comme des hors-la-loi et, un jour, alors qu’ils fuyaient, ils ont été capturés par Jaïxel.

Je le dévisageai, bouche bée.

— Et moi, je suis restée dans les Souterrains ? —demandai-je, stupéfaite de l’histoire que j’entendais.

— Toi, tu n’étais pas encore née.

— Oh. Bien sûr. Et qu’est-il arrivé à nos parents ? —demandai-je, la voix tremblante.

— Il se sont échappés, réussissant l’impossible. C’est là qu’ils ont volé la partie de l’esprit de Jaïxel. La suite de l’histoire, je ne la connais pas, bien que je puisse supposer certaines choses.

— Quoi ? —demandai-je immédiatement.

— D’une façon ou d’une autre, la partie de l’esprit de Jaïxel t’a été transfusée, nos parents sont morts, poursuivis par la liche, et un homme t’a emmenée au village avec nous. Sincèrement, je ne me rappelle pas le jour où tu es arrivée au village, j’avais moins de cinq ans. Alors, je ne peux pas t’en raconter beaucoup plus.

J’ouvris la bouche puis la refermai, abasourdie.

— Tu crois donc que, sans cette histoire de collier, ils n’auraient jamais croisé le chemin de Jaïxel ?

— Oui, sans ce collier, rien de tout cela ne serait arrivé ! —affirma Murry avec une véhémence qui me laissa pantoise—. Et Lénissu, pendant ce temps, n’a rien fait. Il a disparu sans laisser de traces. Et puis, des années après, il est passé par notre village. Lorsque Wigas m’a tout raconté, j’ai compris que notre oncle n’était pas une personne fiable et qu’il menait des affaires obscures et dangereuses.

Je secouai la tête.

— Tu ne peux pas accuser Lénissu et le rendre responsable de la mort de nos parents —raisonnai-je—. Et puis, notre père et Lénissu travaillaient ensemble, tu l’as dit toi-même. Je ne crois pas que Lénissu ait eu de mauvaises intentions en offrant ce collier. Et s’il a disparu, c’est peut-être parce qu’il n’a pas pu faire autrement.

— Je comprends que tu le défendes —dit Murry—. D’après ce que tu nous en as dit, il n’a pas l’air si méchant. Mais j’ai encore des réserves. —Il ouvrit une porte sur sa gauche—. Entrons.

Il me guida encore à travers plusieurs couloirs avant de grimper des escaliers et d’ouvrir une porte.

— Probablement la chambre que nous t’avions réservée pour dans quelques jours doit être libre —chuchota-t-il, en entrant dans la salle.

— Eh ! —fit une voix rauque—. Attendez. Vous devriez être couchés à cette heure. À moins que vous pensiez aller dormir en classe demain et ronfler comme de répugnants cochons de foire ?

Entre les ombres, portant une lanterne, apparut le visage allongé et peu soigné d’un homme à l’expression dédaigneuse.

— Huris —souffla Murry, le visage surpris—. Je ne savais pas que tu épiais les allées et venues des étudiants.

— Un peu d’ordre dans vos horaires ne vous ferait pas de mal. Qui est la petite, là ? Sa tête ne me dit rien. Jeune Murry, tu n’essaies pas, par hasard, d’introduire des gens de la ville dans notre académie, n’est-ce pas ?

— Oh, pas du tout, voyons, cela ne me passerait pas par la tête —protesta mon frère en laissant échapper un rire forcé—. C’est ma sœur, elle est arrivée aujourd’hui, elle a quitté les terres familiales pour cette académie si belle et si stricte dans ses règlements. C’est une fillette adorable qui ne te donnera pas le moindre problème, je te l’assure.

— Ah oui ? —mâchonna Huris, penchant la tête vers moi. Il me montra ses dents et, moi, je lui montrai les miennes avec une plus grande élégance.

— Bonjour, sieur —lui dis-je.

— Ah. Il vaudra mieux que tu ouvres les yeux et que tu regardes par cette fenêtre, que vois-tu, jeune fille ?

Je regardai au-dehors et ne vis rien.

— Euh… Eh bien, rien. Que dois-je voir ?

Huris m’adressa un sourire goguenard.

— Rien. Comme tu peux le voir, il n’y a absolument rien, parce qu’il fait nuit. Bonne nuit, les enfants. Ces jeunes d’aujourd’hui ne savent même pas utiliser un langage approprié.

Il rentra dans son bureau et je le suivis du regard, abasourdie.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Il s’est mis dans cet état seulement parce que je lui ai dit bonjour au lieu de bonne nuit ?

— Je ne sais pas si cela vient de là —réfléchit Laygra—, mais, étant jeune, il était professeur de langue dans une école à Dathrun. Et ne te tracasse pas, il m’a fait une scène très semblable une fois où je m’étais trompée et que j’avais confondu des prépositions.

— Bon, maintenant cherchons un bon lit —dit Murry—. Cette salle est la salle du Dégel, ne me demande pas pourquoi elle s’appelle comme ça, c’est une longue histoire, si tu veux, je te la raconterai demain. Pour résumer, c’est la salle des étudiants qui ont moins de quatorze ans. Nous, nous sommes près de la Salle Erizal, c’est légèrement plus petit. Bon, d’ici s’élèvent huit tours. Dans chacune, il y a plusieurs étages avec des chambres.

— Et pourquoi je ne resterais pas à l’infirmerie ? —intervins-je, en contemplant avec appréhension l’immense salle—. Je pourrais y retourner.

— Pas question —répliqua immédiatement Murry—. J’ai mis presque une heure pour te faire rentrer à l’infirmerie ce matin. La responsable m’a attrapé et n’a pas voulu me laisser entrer. Elle disait que tu n’avais rien et que tu n’avais besoin que de repos. Pendant ce temps, tu as passé une heure assise inconsciente dans le couloir. Quel bazar ! Mais je me débrouille pas mal quand il s’agit d’argumenter, et j’ai fini par la convaincre de nous laisser entrer. J’ai été plutôt surpris de voir qu’il y avait beaucoup de lits vides ! Cette infirmière est une maudite sorcière. La prochaine fois, j’irai à l’infirmerie Bleue, même si elle est un peu plus loin. Là, on dit qu’ils te mettent dehors en un rien de temps, mais ils te laissent rentrer pour un rien aussi. Beaucoup d’étudiants flemmards y vont… mais… je parle trop, vous ne trouvez pas ?

Laygra et moi pouffâmes en sourdine.

— Non —continua Murry—, ce sera mieux à la Salle du Dégel. Le maître Helith m’a dit de te réserver un lit dans la tour de la Faune. Normalement, le lit était réservé seulement pour dans trois jours, quand nous pensions mettre en marche le monolithe pour venir te chercher. Mais je ne crois pas que ce soit un problème d’arriver quelques jours avant.

Soudain, ses paroles me rappelèrent quelque chose.

— Murry, avant, tu as dit que je venais des terres familiales ou je l’ai inventé ?

Murry s’arrêta près d’une porte et se tourna vers moi avec un sourire amusé.

— Eh bien, tu as bien entendu. Pour ceux qui vivent ici, nous sommes les enfants d’une riche famille installée aux limites de la Forêt des Cordes. Notre famille n’a aucun titre, mais elle est très respectée aux alentours et très riche. Pour entrer dans cette académie, il faut avoir un peu plus que de l’habileté et de la bonne volonté. Les étudiants qui viennent d’une famille modeste ont beaucoup plus de difficultés, et on les méprise constamment, mais, tu sais, ces étudiants sont des fils d’artisans, de paysans propriétaires de leurs propres terres, des gens qui ne sont pas non plus abandonnés de la bienfaisance des dieux. Alors imagine-toi la tête que feraient les autres s’ils savaient d’où nous venons réellement.

Il avait baissé la voix et je remarquai une note d’amertume dans sa voix tandis qu’il continuait de parler.

— C’est le maître Helith qui s’est occupé de construire cette histoire, n’est-ce pas ? —demandai-je en tressaillant.

— Le maître Helith a bon cœur —murmura Laygra, en me prenant par le bras.

Murry acquiesça gravement de la tête.

— Il nous a aidés quand nous étions sans un sou, à vagabonder dans les villes. Nous cherchions des informations sur Jaïxel et personne n’a rien pu nous dire sur lui jusqu’au jour où le maître Helith est arrivé. Il s’est présenté, il nous a proposé d’entrer dans l’académie de Dathrun et il nous a donné de l’argent et des conseils. Sans lui, nous n’aurions pas duré plus de cinq minutes ici.

— Nous avons dû passer une épreuve —me dit Laygra—. Nous n’avions aucune idée des énergies. Avant d’entrer ici, moi, je ne connaissais que quelques trucs qu’on apprend lorsque l’on est guérisseur. Tu peux imaginer qu’au début cela a été dur pour moi. J’ai réussi l’épreuve parce que les professeurs qui m’ont notée ont été impressionnés par mon habileté à reconnaître les plantes. Je leur ai même appris un truc sur la fleur de kalrea —ajouta-t-elle avec un sourire amusé.

— Eh beh —fis-je, en soufflant. Je méditai un moment—. Alors le maître Helith savait déjà qui vous étiez quand il vous a invités à venir à Dathrun.

— Eh bien, la première chose qu’il nous a dite, c’était exactement… —elle se racla la gorge pour adopter une voix différente qui ressemblait si bien à celle de Marévor Helith que je sursautai— : “vous vous conduisez fort indiscrètement, jeunes ternians, n’importe qui pourrait croire que vous cherchez à devenir des liches vous aussi”.

— Ouah, Laygra ! —m’exclamai-je, admirative—. Comment fais-tu ?

— C’est une question de pratique —fit-elle d’une voix aigüe et féminine.

— C’est un don —dit Murry, en riant.

— Bien que parfois ce soit aussi une malédiction —intervint la voix rauque d’un vieillard fataliste.

Je regardai autour de moi. Tout était désert.

— Par Ruyalé ! —murmurai-je, émerveillée—. Tu es ventriloque. Ça, c’est vraiment incroyable.

— Le vieux Revlor, au village, m’a enseigné pas mal de choses —répondit Laygra, très amusée—. Mais il y a des choses plus incroyables que ça. Imagine-toi comment nous avons réagi en voyant la tête de Marévor Helith la première fois. J’ai failli mourir de peur.

— On a cru que c’était Jaïxel —expliqua Murry.

— Tu peux croire que Murry a essayé de l’attaquer avec sa dague ? —dit Laygra, les yeux ronds.

— Quoi ? —fis-je, bouche bée, en essayant d’imaginer Murry sortant sa dague contre le mort-vivant. L’image était risible et terrible à la fois.

— Il a perdu la raison en une seconde —prononça ma sœur.

Murry grogna.

— Je n’aurais jamais pensé qu’un nakrus aurait l’intention de nous aider.

— Et je me demande encore pourquoi il veut nous aider —dis-je, en bâillant.

En me voyant bâiller, Murry s’avança pour ouvrir la porte de la tour de la Faune :

— Assez parlé, il est l’heure d’aller dormir.

Ils me conduisirent par de larges escaliers de quelques marches qui menaient à une salle à manger avec cheminée, divans, tables et tapis d’une qualité incontestable.

— Eh bien —murmurai-je, les yeux rivés sur un tapis qui représentait un château illuminé, aux murailles blanches et coupoles dorées—, quel luxe.

Murry prit un papier et y jeta un coup d’œil.

— Numéro 12. Par ici —dit Murry.

Nous traversâmes la salle et nous débouchâmes sur un balcon très long qui encerclait un petit parc à la végétation luxuriante, avec au milieu, un arbre énorme dont la cime s’élevait très haut dans le ciel.

Le balcon avait plusieurs portes qui communiquaient avec les chambres.

— Je n’étais jamais venue ici —commenta Laygra.

— Moi non plus —reconnut Murry—. Mais je ne crois pas qu’on ait du mal à trouver le numéro 12.

Nous trouvâmes la chambre un étage plus haut, sur un autre balcon. Dans les escaliers, nous croisâmes le veilleur qui nous guida aimablement en nous disant :

— Tu verras, petite, la tour de la Faune est la meilleure de l’académie. Et vous, d’où êtes-vous ?

— Moi, je suis du Département de l’Air —répondit Murry.

— Et, moi, je suis en médecine, dans le Département Bleu —dit Laygra.

Le gardien acquiesça tranquillement.

— C’est ici —dit-il—. Numéro 12. Je crois qu’effectivement il y a un lit vide. Maintenant je me rappelle. La jeune sibilienne est partie il y a quelques semaines. Bon. Vous pouvez retourner à vos chambres respectives, jeunes gens. Je m’occuperai de votre sœur si elle a besoin de quelque chose. Bonne nuit.

Je leur dis bonne nuit à tous et j’entrai dans la chambre sur la pointe des pieds, en essayant de ne pas réveiller ceux qui dormaient. Le lit que j’avais se trouvait près de la fenêtre. À l’un de mes pas, je marchai sur quelque chose qui s’agita soudain en miaulant et feulant.

Que les dieux me protègent, un chat !, me dis-je, immobile et debout entre les lits.

— Qu’est-ce qui se passe ? —demanda une voix pâteuse.

— Rien —répondis-je—, tout va bien.

— Hum.

Je demeurai un moment immobile pour m’assurer que tout était calme. Le chat continuait de me cracher des insultes, mais, au moins, il s’était écarté de mon chemin et je parvins sans plus d’incidents jusqu’à mon lit. Là, j’ôtai mes bottes et je me glissai sous les couvertures sans me donner la peine de me dévêtir. Je m’endormis aussitôt et je rêvai d’un âne qui avançait dans un champ en friche en traînant une charrette avec une paresse étonnante.

15 Syu

Lorsque j’ouvris les yeux, la première chose que je vis, ce furent deux têtes blondes identiques de fillettes humaines dont les yeux clignaient et m’observaient, penchées au-dessus de moi, une perspective à laquelle je ne m’attendais pas et qui me paralysa pendant quelques secondes. Finalement, je battis des paupières, je me redressai et je bondis hors de mon lit, en secouant la tête et en essayant de me rappeler l’endroit où je me trouvais… Ah. Oui. J’étais à l’académie de Dathrun, et plus exactement dans la chambre numéro 12 de la tour de la Faune.

Sachant cela, je me disposai à observer mes compagnes de chambre avec plus de tranquillité.

— Bonjour —leur dis-je.

Les deux humaines étaient des jumelles si identiques que j’avais la sensation de voir double. Toutes deux portaient une chemise de nuit blanche bordée de fil vert qui leur arrivait jusqu’aux chevilles et elles avaient les cheveux relevés dans une coiffure compliquée qui me fit penser à celles de Marelta. Une naine rousse, assise sur son lit, attachait la cape de l’habit vert des faunistes, c’est ainsi que l’on appelait ceux qui étudiaient les énergies relatives à la faune, appris-je peu après.

— Eh bien, on dirait que nous avons une nouvelle dans la chambre —remarqua une des jumelles sans me répondre.

— On dirait qu’elle vient de sortir d’une porcherie —ajouta l’autre—. Je parie que cela fait plus d’un mois qu’elle ne s’est pas lavée.

Toutes deux se mirent à rire et je les contemplai avec ennui. C’étaient donc elles mes compagnes ? Eh bien, parfait. Avec un soupir, je pris la tunique grise et je la mis.

— Oh, tu n’es pas fauniste encore, n’est-ce pas, écaille verte ? Tu n’as pas passé l’épreuve d’entrée, n’est-ce pas ? —demanda une des jumelles.

— Je suis certaine qu’elle ne l’a pas passée —fit sa sœur—, et c’est sûr que demain, on ne la revoit pas.

— Ne les écoute pas —intervint la naine rousse—. Ce qu’elles veulent te demander en réalité, c’est si tu as envie de venir déjeuner avec nous, qu’en penses-tu ?

Les deux jumelles échangèrent un regard cruel puis haussèrent les épaules.

— On dirait que Steyra t’a adoptée —dit une jumelle—. Tu n’as pas beaucoup parlé encore, mais, si Steyra t’adopte, nous aussi, on t’adopte. Mon nom est Zoria.

— Moi, c’est Zalen —se présenta joyeusement sa sœur.

Je battis des paupières, ébahie par ce changement de caractère. Derrière les jumelles, Steyra roula les yeux.

— Ne te préoccupe pas, Zoria et Zalen peuvent être sympathiques quand elles veulent. Ce qu’il y a, c’est qu’elles adorent faire du théâtre et elles ne se rendent pas compte qu’elles peuvent blesser les sentiments des gens —ajouta-t-elle, en adressant à ses amies un regard éloquent.

— Je comprends —dis-je lentement—. Bon, chacun sa personnalité. Mon nom est Shaedra et je serais enchantée de déjeuner avec vous. J’ai une faim de mille démons.

Steyra sourit largement.

— Alors allons-y.

— Tu es toute nouvelle ? —demanda une des jumelles tout en s’habillant.

— Je suis arrivée hier à l’académie, mais mon frère et ma sœur étudient ici —répondis-je simplement, espérant qu’on ne m’en demanderait pas plus—. Et vous, vous êtes là depuis longtemps ?

— Moi, je suis là depuis deux ans —répondit Steyra.

Les deux jumelles répondirent qu’elles étaient arrivées peu de mois après Steyra et que, depuis lors, elles étaient devenues les meilleures amies du monde. Je souris.

— Eh bien, tant mieux.

Nous sortîmes de la chambre et je les suivis jusqu’au réfectoire. En chemin, Zalen et Zoria commencèrent à s’insulter d’une façon si calme et si civilisée que j’en restai coite. Alors, le rire de la naine, Steyra, résonna.

— Elles sont un peu bizarres —me dit-elle en aparté—, mais elles sont tout à fait charmantes quand elles veulent. Ça oui, toutes les personnes susceptibles de cette tour leur en veulent à mort. Mais quand tu les connais vraiment, tu ne voudrais les perdre pour rien au monde.

— Excuse-moi, fanfaronne prétentieuse ! —disait l’une d’elles.

— Je te jure que c’est vrai —protestait l’autre en se croisant les bras—. Et si tu ne me crois pas, c’est que tu n’es qu’un âne récalcitrant.

— Ah ? —répliquait l’autre, en lui lançant d’autres fleurs tout à fait ridicules.

— Elles sont toujours comme ça ? —demandai-je à Steyra.

— Le matin oui. L’après-midi, elles sont plus tranquilles. Mais, moi, elles ne m’insultent jamais, bon, disons que normalement non, parfois cela leur échappe par… par…

— Habitude ? —l’aidai-je.

— C’est cela. Par habitude. Elles m’ont beaucoup surpris quand je les ai connues. Dans ma famille, on ne s’insulte jamais. Mais Zalen et Zoria… ont une autre éducation.

À la façon dont elle le dit, j’en déduisis que Zalen et Zoria ne provenaient pas d’un milieu social où la politesse était primordiale. Cependant, les insultes qu’elles se jetaient étaient parfois si ridicules et pompeuses que je ne les imaginais pas venant d’une famille humble.

Steyra était une naine sympathique qui me plut tout de suite. Parfois, elle semblait se conduire comme une mère lorsqu’elle parlait aux jumelles qui, elles, se comportaient rarement de façon normale. Nous déjeunâmes dans le réfectoire, avec d’autres faunistes. Tous portaient une tunique verte et certains même l’avaient ornée avec une telle profusion que l’on pouvait à peine reconnaître une tunique d’étudiant.

Dans la Salle du Dégel, je me séparai de mes trois nouvelles compagnes. Elles s’en allèrent à leur cours d’endarsie et, moi, je pris le chemin de l’infirmerie Bleue, où Laygra m’avait dit qu’elle m’attendrait. Comme je ne savais pas où elle se trouvait, je m’arrêtai non loin de la Salle du Dégel pour regarder un plan de l’académie fixé sur un mur. Le numéro des salles était indiqué en chiffres noirs et les infirmeries apparaissaient sous la forme de pyramides colorées. Il y avait aussi des cercles de différentes couleurs. Les plus nombreux étaient les bleus, qui selon la légende, étaient des déchargeurs. Allez donc savoir à quoi servaient les déchargeurs. Je soupirai, cherchant la pyramide bleue sur l’immense plan. Je la trouvai non loin de la sortie de l’académie, vers l’est.

— Shaedra ! —fit soudain une voix, alors que je me retournais.

Parmi les groupes d’étudiants qui allaient et venaient bruyamment, apparut un visage connu. Je fronçai les sourcils, en essayant de me souvenir.

— Jirio —dis-je alors, contente de trouver un visage familier—. Tu es déjà sorti de l’infirmerie ?

Le garçon s’approcha de moi avec un grand sourire, un vieux livre sous le bras.

— Oui et, toi aussi, à ce que je vois. Alors comme ça, tu es nouvelle ici, hein ? —observa-t-il, en regardant ma tunique grise.

— Eeh… oui, et je suis un peu perdue.

— Je serais ravie de t’aider, mais maintenant j’ai cours d’endarsie et je suis en retard —dit-il avec un soupir résigné—. Où dois-tu aller ?

— À l’infirmerie Bleue. À en croire le plan, il faut aller vers l’est, mais… —Je soufflai, indiquant le plan rempli de numéros et de cercles.

— Oui, ces plans sont désastreux —concéda-t-il—, bah, tu veux que je te dise ? Je vais te montrer le chemin. De toute façon, je crois que je suis déjà trop en retard pour le cours et ce ne sera pas la première fois que je perdrai un cours d’endarsie, c’est mortellement ennuyeux.

— Non, ne perds pas de cours à cause de moi —répliquai-je. Mais il insista et je n’eus pas d’autre solution que d’accepter.

— Je vois que tu as récupéré le livre —commentai-je, en chemin vers l’infirmerie.

— Oh, ce n’est pas ce livre. Ça, c’est le livre du troisième niveau d’endarsie. Mais l’autre, je l’ai récupéré et je le garde dans mon tiroir, en sécurité.

— Ah, tant mieux. On dirait que tu l’aimes beaucoup.

— Oh oui ! C’est un livre de Rulpad le Cuisinier, tu dois le connaître, non ? Les barbes blanches du savoir est un livre incroyable. Il utilise toutes sortes d’ingrédients. On dit que Rulpad a été capable de dompter une araignée géante rien qu’en lui donnant un plat de rongeur aromatisé avec des algues cénétriformes et du jus de violette.

— Vraiment ? —fis-je, avec une moue amusée—. On dirait du pur poison.

— Penses-tu ! Bon, les algues cénétriformes ne seraient pas bonnes pour nous. Elles empêchent la digestion. Mais l’araignée a trouvé cela délicieux. Et ensuite Rulpad a vécu avec son araignée pendant plusieurs années. C’est pour ça qu’il est si connu.

— Je ne crois pas que beaucoup de gens se soient approchés de lui avec une compagne comme ça —observai-je, en riant.

— Eh bien… moi, j’aimerais bien le connaître. C’est dommage qu’il soit déjà mort. Par ici —dit-il, en indiquant des escaliers qui descendaient.

Il continua à me parler de recettes de cuisine et des aventures de Rulpad pendant tout le chemin et je l’écoutais à moitié, tandis que j’admirais les endroits que nous traversions. Bien sûr, j’avais déjà imaginé parfois d’énormes donjons avec des salles immenses et des milliers de tours se dressant vers le ciel comme des aiguilles, avec des jardins suspendus et des galeries majestueuses… Mais ces images-là avaient toujours gardé un côté familier lié à la Pagode bleue. À Ato, les sols étaient en bois et les tapisseries multicolores… À Dathrun, tout était en pierre dure et, au lieu de tapisseries, se tenaient des colonnes ornées et de petites places entourées de balcons. L’académie était très différente de ce que j’avais pu voir jusqu’alors.

— Oh, oh.

La voix de Jirio m’arracha de mes pensées au moment où je heurtais une matière molle et poisseuse.

— Mais qu’est-ce que… ? —Je tendis la main et je butai à nouveau contre cette matière transparente. J’essayai de reculer, en vain : mes pieds paraissaient englués. Je me tournai vers Jirio, éberluée.

— Une attrapeuse —m’expliqua Jirio—. Ceux qui l’ont mise ici sont de maudits farceurs. Il faut toujours faire attention, sinon tu tombes dans un piège. Donne-moi la main, je vais te sortir de là.

Sans très bien comprendre ce qu’il prétendait faire, je lui donnai la main et il me tira avec force pour me libérer de cette masse transparente, mais en vain.

— Grr, je vais devoir utiliser un sortilège. Ne bouge pas.

Il me lâcha la main et prit une mine concentrée. Je le regardai, inquiète. Était-il sûr de ce qu’il faisait ? J’attendis un moment et, croyant qu’il n’arriverait à rien, je commençai à penser à plusieurs possibilités pour me sortir de là toute seule. Ce n’était pas très compliqué. Je pouvais lancer un éclair brulique et carboniser cette gomme, quoique, un sortilège d’auto-expulsion pourrait fonctionner, aussi ; l’inconvénient était que la chute allait être dure et, en plus, je ne contrôlais pas ce sortilège aussi bien qu’Akyn, qui, curieusement, réussissait celui-ci presque tout le temps. Peut-être qu’Aryès serait capable de se décoller, lui, en insufflant de l’air entre lui et l’attrapeuse. Et Aléria pourrait me citer cent autres possibilités sorties des livres les plus rares d’Ato.

Nous jetâmes notre sortilège en même temps. Jirio me lança une décharge qui me figea et, moi, j’embrasai l’attrapeuse qui émit un bruit plaintif en se désintégrant.

Les jambes flageolantes, je m’appuyai contre le mur de la galerie, craignant de m’effondrer. J’inspirai plusieurs fois avant de me préoccuper de ce qui m’entourait. Jirio, debout à côté de moi, s’agitait par intermittence, comme secoué par de soudaines décharges électriques. Il avait à nouveau les cheveux électrifiés et les yeux écarquillés.

— Jirio ! Eh ! Tu m’entends ? —j’approchai prudemment ma main et lui touchai le bras. Je le retirai immédiatement, sentant un éclair me parcourir de la tête aux pieds—. Jirio, tu dois te décharger…

Je le vis avancer lentement vers l’angle du couloir, très raide, les lèvres tendues. C’est alors que j’aperçus une sorte de petit pupitre en pierre avec un cercle bleu dessiné au centre. Les déchargeurs. Je compris alors ce que prétendait Jirio et je courus vers lui, inquiète. Quand j’arrivai près de lui, il levait déjà la main et touchait le cercle bleu. Des étincelles jaillirent. Aussitôt, Jirio se détendit et se calma.

— Ouf, ça alors, cela ne m’était jamais arrivé que toute l’énergie se retourne contre moi. Je ne comprends même pas comment l’attrapeuse a pu disparaître, moi, je ne lui ai rien fait, c’est moi qui ai tout pris, c’est comme si tout avait rebondi, fichtre !

Je me raclai la gorge. J’ignorai si mon sortilège avait fait ricocher ou non le sien, mais je décidai qu’il valait mieux ne pas en parler.

— Tu te sens mieux ?

— Eh bien… oui —répondit-il, en me souriant et en secouant la tête—, je crois que oui. Et toi ?

— Parfaitement —dis-je—. C’était quoi exactement ?

— Une attrapeuse. Il y a tant de couloirs dans cette académie que des pièges de ce genre peuvent rester pendant plusieurs jours. Normalement, ce sont des élèves qui tendent ces pièges, pour faire des farces, mais il y a parfois des instabilités énergétiques, parce que, vu le nombre de sortilèges qui se font ici, le morjas est déstabilisé et il peut se passer des choses étranges. Mais ça, c’est quelqu’un qui l’avait mis, j’en suis sûr ; à Dathrun on vend ce genre d’attrapeuses. Les dernières qui se font sont transparentes, c’est la nouvelle mode. Les gens, ici, ont des distractions bizarres, hein ?

J’acquiesçai, les sourcils froncés et je signalai le cercle bleu.

— Et ça, c’est pour se décharger ?

— Oui. C’est un déchargeur. Tu en verras un peu partout dans l’académie. Ils aspirent les instabilités et ils peuvent servir aussi pour décharger des énergies en cas d’accidents énergétiques.

— Oh. Cela veut dire qu’il y a souvent des accidents avec les énergies ?

— Des tas. Et curieusement les pires, ce sont les étudiants qui sont là depuis plus longtemps. Ils perdent le contrôle et leur jaïpu se disloque. La plupart du temps, ce sont des accidents bêtes et, en quelques heures, les gens récupèrent, mais il y en a qui souffrent des séquelles toute leur vie. C’est pour ça que, cette année, ils ont imposé plus de règles de sécurité contre l’usage abusif des énergies.

— Tu veux dire que certains souffrent d’apathisme ? —dis-je, horrifiée.

Jirio acquiesça, le visage sombre.

— Oui, et plus d’un. Cette année, il y en a un qui travaillait sur un projet de réaction chimique, je ne pourrais pas te dire de quoi il s’agissait exactement, mais il a utilisé trop d’énergie et sa tige s’est totalement consumée. Il avait vingt-cinq ans.

— Diable —fis-je.

— Chacun est responsable de ce qu’il fait —dit Jirio, en haussant les épaules—. Les énergies sont dangereuses.

— C’est sûr qu’elles sont dangereuses —répliquai-je—. Il vaut mieux que tu finisses de te décharger, je sens que tu es encore électrifié.

Jirio finit de se décharger sur le cercle bleu et nous poursuivîmes notre chemin. Nous arrivâmes peu après devant l’infirmerie Bleue. Laygra devait sans doute m’attendre.

— Bon, eh bien, je te laisse ici —fit Jirio—. Si un jour tu as besoin d’un ami, je serai là.

— Merci, Jirio —répondis-je, avec un demi-sourire.

Et sans y penser, je fis le salut typique d’Ato, joignant les mains et les portant à mon front. Jirio battit des paupières, surpris.

— Et ce salut ?

— Oh. C’est comme ça qu’on salue d’où je viens —expliquai-je—. Comment fait-on par ici ?

Jirio haussa les épaules, surpris que je lui demande ça.

— Eh bien… comme ça —dit-il, en me tendant la main.

Je souris, amusée, et lui serrai la main.

— D’où je viens, ce geste signifie que tu as fais un pacte avec quelqu’un et que tu promets de le respecter.

Jirio sourit.

— Là, il y a une autre version où l’on crache dans la main avant de la tendre. Je crois que cela a la même signification.

Je fis une moue et je roulai les yeux. Quand j’entrai dans l’infirmerie Bleue, je fus éblouie par la lumière. L’endroit était une énorme salle avec plusieurs larges paliers qui grimpaient et, au centre, on voyait un petit jardin intérieur. Le toit, qui reposait sur une forêt de colonnes ouvragées, était composé de vitres et la lumière du matin entrait à flots et illuminait tout.

Sur chaque palier, on avait disposé des pavillons de grosse toile brune qui divisaient l’infirmerie en différents espaces. Je n’avais aucune idée d’où pouvait être Laygra, alors j’errai entre les cloisons de toile et de bois. Je croisai deux infirmières ; l’une courait précipitamment, l’autre était assise près d’un réservoir d’eau, elle consultait un livre et s’occupait d’une elfe noire qui se plaignait d’un mal de tête qui durait depuis deux semaines. Je passai à côté d’elles sans qu’elles me jettent le moindre regard.

Je débouchai finalement sur un endroit qui me surprit. Ce n’était pas courant de trouver dans une infirmerie plusieurs arbres de taille respectable, ni de garder des animaux. Je croisai un perroquet perché sur une petite branche qui se mit soudain à me dire… « Mensonge, mensonge ! » Puis je vis un enfant d’une dizaine d’années blotti contre un arbre, un écureuil sur les genoux. Quand tous deux m’aperçurent, ils grimpèrent dans les arbres et disparurent à une vitesse époustouflante.

— Syu, non ! —dit soudain une voix alarmée.

« Si ! », dit quelque chose qui pénétra dans mon esprit.

Soudain, un bruit se fit entendre dans le feuillage de l’arbre que je contournais et une créature pleine de bras et de jambes m’attaqua en émettant un bruit semblable à un rire. Il tomba sur ma tête, m’arracha plusieurs cheveux en les tirant et disparut sous ma chevelure, m’encerclant le cou et gémissant. C’était un singe gawalt.

Alors un visage apparut entre le feuillage et Laygra laissa échapper une exclamation indignée.

— Syu ! Shaedra, excuse-le, il est très perturbé par ce qui lui est arrivé. Ne lui fais pas de mal. Et toi non plus, Syu, ne lui fais pas de mal, lâche-la.

Elle se laissa glisser agilement à terre. Elle avait tout l’air d’une sauvage, les cheveux emmêlés et plusieurs griffures sur le visage. J’écarquillais les yeux, atterrée.

— Laygra ! Mais… comment tu t’es fait ces griffures ?

— Oh, ce n’est rien, ça part en un jour avec la pommade que m’a donnée Nuhey. Syu s’est énervé quand j’ai voulu le baigner.

« C’est une singe traîtresse », disait Syu, sans me lâcher le cou. « Je n’ai pas besoin de son eau répugnante qui noie. »

Il grognait mentalement tout en gémissant et il respirait précipitamment. Mon cou commençait à suer sous la peau chaude du singe. Amusée, je souris à demi, me souvenant que j’avais parfois eu les mêmes réactions quand Wiguy insistait pour que je me baigne.

— Eh bien, on dirait qu’il n’aime pas les bains —dis-je.

— Par contre, on dirait qu’il t’aime bien —commenta Laygra, les sourcils froncés.

« Elle se trompe, tu ne me plais pas », me dit le singe gawalt sur un ton fier. « Vous êtes tous pareils. Des noyeurs ! »

J’essayai délicatement de l’écarter de moi, mais il me mordit un doigt et il partit comme une flèche dans les plus hautes branches de l’arbre, tout en lançant des cris d’indignation.

— Syu ! —s’exclama Laygra avec une expression déçue sur le visage.

Le singe, invisible depuis l’endroit où nous nous trouvions, répondit par un grognement têtu. Laygra soupira, résignée.

— Comment as-tu dormi ? —me demanda-t-elle.

— D’une seule traite —répondis-je, en m’asseyant sur une racine—. J’ai rêvé d’un âne et je me suis réveillée entourée de deux jumelles très particulières. Laygra, qu’est-ce que ça signifie l’épreuve d’entrée ?

— Je t’ai déjà dit hier que, Murry et moi, nous avions dû passer une épreuve. Ce n’est rien d’extraordinaire. Tu pourras la passer sans aucun problème. Murry est allé demander ce matin quand sont les prochaines sessions d’épreuves.

— Non —répliquai-je, catégoriquement—. Je ne vais passer aucune épreuve, Laygra, tu comprends ? Je ne veux pas rester à Dathrun. Je dois retrouver les autres. Déria a besoin de moi.

Laygra me regarda la bouche ouverte.

— Mais tu ne sais pas où ils sont ! Le maître Helith a dit qu’il ignorait où il les avait envoyés.

— Je ne le crois pas —dis-je simplement.

Ma sœur ouvrit grand les yeux.

— Pourquoi mentirait-il ?

— Je n’ai pas confiance en lui. Il m’épiait depuis que j’ai pris ce maudit collier.

— Un collier ? Quel collier ? —Elle semblait confuse. Alors, comme ça, le maître Helith ne leur avait rien raconté sur l’Amulette de la Mort ?

Je lui racontai alors tout ce que je savais sur l’amulette que j’avais portée pendant des années et, finalement, j’ajoutai :

— Et la première fois que je l’ai mis, je suis presque sûre que le visage qui m’est apparu était le sien.

Je levai la tête et je vis que Laygra avait pâli de façon inquiétante. Alors je pensai qu’avoir ce genre de visions n’était peut-être pas précisément une chose si fréquente.

— Tu es sûre ? —demanda-t-elle après un moment de silence.

— Eh bien… en tout cas, ils sont très ressemblants —répondis-je—. De toutes façons, ça n’est pas le problème. Le problème, c’est que nous ne savons pas où sont mes amis. Je pense partir le plus tôt possible. Peut-être que les déviations étaient peu puissantes et qu’ils sont toujours près de Ténap.

Laygra se leva d’un bond.

— Tu ne peux pas partir d’ici si rapidement. D’après ce qu’il m’a raconté, Murry a passé des années à te chercher jusqu’à ce qu’il apprenne par hasard dans le village même où nous étions, que tu te trouvais à Ato. Nous avons rencontré Marévor Helith. Il nous a promis de nous aider et de nous apprendre à nous défendre et, quand tu as disparu d’Ato, il nous a assuré qu’il te trouverait, et nous t’avons enfin retrouvée hier, nous sommes enfin à nouveau ensemble et tu veux t’en aller comme ça, sans presque essayer de nous connaître ? Je croyais que tu me considérais comme une sœur. Je comprends que tu veuilles revoir tes amis, mais… tu n’as que treize ans et je ne permettrai pas que tu te sépares à nouveau de moi.

Je restai muette. Ses paroles m’avaient semblé comme des coups de poignards blessants, mais elles m’avaient émue aussi. Prise d’une impulsion, je la serrai fort dans mes bras et elle me répondit en penchant la tête et en m’embrassant sur le front.

— Je ne m’en irai pas si tu ne veux pas que je m’en aille, ma sœur —lui dis-je, en m’écartant—. Ce qu’il y a, c’est que je me préoccupe pour les autres. Akyn et Aléria sont mes amis depuis que nous étions petits. Dol, je le connais depuis plus d’un an, il est bizarre, mais pour rien au monde je ne souhaiterais qu’il lui arrive quelque chose. Aryès est mon ami et Déria n’a personne d’autre que moi et je l’aime comme une petite sœur même si je ne la connais pas depuis très longtemps. —Je me mordis la lèvre pensivement—. Nous pouvons toujours aller les chercher ensemble —suggérai-je sur un ton innocent.

Laygra me regarda les yeux mi-clos.

— Ensemble ? Mais nous ne savons même pas où ils sont, Shaedra, et je ne crois pas que le maître Helith nous ait menti là-dessus. C’est curieux, mais, bien que ce soit un nakrus, je lui fais davantage confiance qu’à la plupart des personnes de Dathrun. Je vais te promettre quelque chose, Shaedra. Si nous découvrons l’endroit où se trouve l’un de tes amis, nous irons ensemble à sa recherche. Et Murry viendra avec nous, évidemment.

Nous nous observâmes un instant en silence. Moi, avec étonnement et, elle, avec détermination.

— Je commencerai par presser et questionner le maître Helith —dis-je, méditative.

« Des raisins ? », demanda soudain le singe gawalt, en apparaissant sur une branche, suspendu uniquement par la queue. C’était un petit singe, au pelage brun clair et aux grands yeux en amandes.

Laygra, avec une moue amusée, sortit des raisins verts d’un sac qu’elle portait à la ceinture. Syu se laissa choir sur le sol et fit plusieurs joyeuses cabrioles avant que Laygra lui jette le premier raisin, que le singe attrapa au vol d’une main preste.

— Il est rapide ! —commentai-je.

« Tu es plus lente », ajouta Syu tout en engloutissant les raisins que lui donnait Laygra.

— Ça, ce n’est pas vrai —répliquai-je—, moi aussi, je suis rapide.

Laygra sursauta et me regarda, l’air surprise.

— Toi aussi, tu peux entendre ses pensées ?

— Eh bien… oui —répondis-je étonnée—. Dans un livre, j’ai lu que les singes gawalts communiquaient davantage avec les saïjits que les autres singes. Je ne me souviens plus dans quel livre, d’ailleurs.

— Mais tout le monde ne peut pas entendre ce que dit Syu. Moi, je peux et le docteur Bazundir aussi. Apparemment, il faut avoir beaucoup pratiqué le dialogue mental pour pouvoir entendre les pensées de ceux qui ne sont pas saïjits ou des créatures à l’esprit similaire…

Elle poussa un cri lorsque Syu, ayant terminé les raisins, sauta sur elle puis vers moi, en disant :

« Vous, vous êtes lentes, moi je suis rapide. Plus rapide que toi », me dit-il, en me regardant dans les yeux et en secouant la tête d’un air fier.

— Faisons une course —lui proposai-je.

— Ouille, Shaedra, je ne te recommande pas de faire ça…

— Je suis curieuse de voir jusqu’à quel point ce singe est orgueilleux —dis-je, amusée à la pensée de la course.

« Vers où ? », demanda Syu.

— Jusqu’à la cime de cet arbre, mais, attends, nous partirons en même temps.

« Syu n’est pas stupide », répliqua-t-il. « Je sais jouer ».

— Parfait —J’ôtai mes bottes et nous prîmes position—. À trois. Un… deux… trois !

Nous partîmes comme des flèches. Sans m’aider des branches, j’enfonçais mes griffes dans l’arbre laissant à peine quelques marques. À un moment, je pris de l’élan avec un pied sur une branche et je continuai à grimper à vive allure.

« J’ai gagné, j’ai gagné ! Je suis plus rapide que toi », disait le singe, tandis que je continuais à grimper et je roulai les yeux.

— Très bien —haletai-je, la respiration entrecoupée, lorsque j’arrivai à la cime—. Tu l’emportes. Tu es plus rapide.

« Tu es plus rapide que la Noyeuse. Une bonne course », dit Syu, et il redescendit avec agilité. Je restai en haut, quelques instants, à contempler l’infirmerie d’un point de vue que personne à l’infirmerie ne devait jamais avoir eu et, quand je fus un peu remise, je redescendis tranquillement.

Laygra m’attendait en bas, les bras croisés sur la poitrine.

— Syu a gagné —annonçai-je.

— Je m’en doutais —grogna ma sœur, me foudroyant du regard.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? —demandai-je, surprise.

— Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Ce que tu as fait est très dangereux ! C’est un arbre très grand, si tu tombes, tu peux…

— Je ne suis jamais tombée d’un arbre —l’interrompis-je, puis je fis une moue—. Bon, oui, parfois, mais je ne me suis jamais fait mal, parce que je tombais toujours dans le fleuve.

— Hum —fit-elle et son sourire s’élargit lorsqu’elle ajouta— : Tu sais, Shaedra ? Tu n’as pas changé. Avant, tu n’étais déjà pas très prudente, tu sautais sur le toit de la resserre et tu jouais à faire le singe en grimpant partout. Je me rappelle même que tu jetais des écailles de poisson aux poules…

Elle se mit à rire et je lui adressai un sourire hésitant.

— Eh bien, cela ne me paraît pas si bizarre. En plus, Syu a aimé la course, n’est-ce pas Syu ?

Je le cherchai du regard, mais je ne le trouvai pas, quand soudain le singe gawalt tomba lourdement et sans avertir sur mon épaule gauche.

« Bonne pour une deux pattes », acquiesça Syu. « Mais mauvaise pour une gawalt. »

— Oh —m’exclamai-je en tordant le cou pour le regarder—. Qui t’a dit que tu pouvais grimper sur mon épaule ?

Syu haussa les épaules comme un saïjit et m’adressa un grand sourire de singe, tout en émettant une série de bruits qui laissaient clairement comprendre que ce que je pensais ne lui importait pas beaucoup.

— Je n’avais jamais connu un singe aussi arrogant —commentai-je à Laygra alors que nous sortions de l’infirmerie, quelques heures plus tard.

— Murry doit être sorti de classe —dit ma sœur—. Allons manger avec lui.

16 L’épreuve

Les jours suivants, j’errai dans l’académie, m’y perdant et admirant les salles que je traversais. Pendant la journée, tous devaient aller en cours et, comme je n’avais pas encore passé l’épreuve, je ne pouvais assister à aucun. J’étais arrivée à Dathrun un Lubas et je n’aurais donc dû attendre qu’un jour pour pouvoir de nouveau parler avec le maître Helith. Cependant, lorsque je trouvai enfin son bureau, il était fermé et, contrairement à ceux des autres maîtres, les horaires où le maître Helith aurait dû se trouver dans son bureau, n’étaient pas indiqués sur la porte. Quel désastre de maître, pensai-je, après avoir frappé trois fois à la porte. Marévor Helith avait dit qu’il ne donnait des cours que les Lubas et Blizzards et que, les autres jours, il n’était jamais dans son bureau. Eh bien, parfait. Il me sauvait la vie et il se désintéressait de moi comme d’un escargot sauvé et oublié l’instant d’après.

Le soir, je retrouvai Steyra et les jumelles et les discussions de ces dernières finirent par me fatiguer rapidement. Comment la naine pouvait-elle les supporter aussi placidement ? Steyra était une personne calme avec un visage rond et frais d’où émanaient tendresse et douceur. Zoria et Zalen étaient des mouches bourdonnantes qui adoraient le théâtre et qui adoptaient toutes sortes de rôles, mais qui trouvaient toujours une raison pour discuter ou s’insulter de façon risible. Un jour, Zoria et Zalen discutaient parce qu’aucune des deux ne voulaient raconter une histoire, chacune voulant s’endormir avant l’autre, de sorte que, pour les faire taire, je leur proposai de leur en raconter une. Elles acceptèrent, surprises de mon intromission, et mon conte leur plut tellement qu’à partir de ce moment, elles me demandèrent de leur raconter une histoire tous les soirs, ce que je faisais avec plaisir. Steyra m’en remercia en me disant qu’elle se réjouissait que Zoria et Zalen cessent de discuter :

— Moi, j’ai déjà essayé de leur raconter une histoire —me confia la naine—. Mais je suis très mauvaise pour ce genre de choses et Zoria et Zalen questionnaient toujours la logique de mon conte et le commentaient en disant que cela n’avait pas de sens ou que ce n’était pas possible et elles me rendaient folle.

La plupart des histoires, je les tirais de celles que Sayn m’avait apprises, mais parfois je les inventais et, un jour, je leur contai celle d’un homme qui s’était converti en une liche qui haïssait les squelettes et qui, épris des champignons, était en quête d’un bolet violet qui lui redonnerait la mortalité et la vie d’un saïjit. Bien évidemment, le conte avait une fin heureuse, la liche se transformait en un très beau prince ternian qui fit le bien durant toute sa vie. Ce fut l’un des rares contes sur lequel les jumelles se mirent à discuter, se demandant pourquoi le prince était un ternian et non un humain ou un elfe, argumentant qu’aucun ternian ne pouvait être beau, même si c’était un prince. Cette nuit-là, je les laissai discuter et je me couchai en marmonnant qu’un ternian n’était pas un reptile même s’il avait du sang de dragon. Franchement, j’avais l’impression que Zoria et Zalen vivaient dans un autre monde.

Peu de jours après mon arrivée, la nouvelle selon laquelle un groupe de nadres rouges avait attaqué plusieurs voyageurs près de Ténap fit le tour de l’académie et, chaque fois que j’entendais quelqu’un aborder le sujet, je m’éloignais autant que possible et, pourtant, je tendais l’oreille, dans l’attente de quelque information rassurante. Cependant, j’appris seulement qu’une vingtaine de mercenaires avait finalement réussi à tuer quelques nadres rouges et à faire fuir les autres, en les pourchassant loin des régions habitées.

Plus les jours passaient, plus j’étais convaincue que je ne reverrais plus jamais Aléria et Akyn. Comment pourrais-je les revoir si je ne savais pas où ils étaient et si eux ignoraient où je me trouvais ? C’est un fait, le maître Helith nous avait sauvé la vie. Je lui savais gré de ce détail, mais je ne supportais pas les conséquences d’une telle séparation. Pourquoi n’avait-il pas pu nous envoyer tous à Dathrun ? Nous aurions été tous ensemble, nous aurions pu demander de l’aide pour chercher la mère d’Aléria et pour obtenir plus d’information sur la Fille du Vent… Je ruminais ces pensées amères pendant mes heures solitaires et je finis par m’irriter de ce que Murry et Laygra passent si peu de temps avec moi, même s’ils affirmaient que bientôt nous nous verrions davantage, car, dans peu de jours, ils seraient en vacances. Mais, pour moi, les vacances signifiaient seulement que Marévor Helith ne mettrait plus les pieds à l’académie pendant un bon bout de temps.

Le Lubas suivant, je devais passer l’épreuve d’entrée à l’académie. La veille, Murry et Laygra ne cessèrent de m’encourager et Steyra et les jumelles me souhaitèrent bonne chance après le petit déjeuner. Ils avaient tous l’air plus nerveux que moi. Pour ma part, j’ignorais ce que je désirais le plus, réussir l’épreuve pour tranquilliser mon frère et ma sœur, ou échouer pour avoir un prétexte pour partir de Dathrun. Je n’aurais jamais imaginé me trouver dans une situation aussi embarrassante. Je ne voulais pas obliger Murry et Laygra à quitter Dathrun pour mes amis, mais je ne voulais pas non plus les abandonner. C’était un dilemme et je sus avec certitude, en me rendant à l’amphithéâtre des Épreuves, que je ne m’étais jamais sentie aussi nerveuse et agitée par un problème qui n’avait pas de solution.

Sur les habits de Srakhi et les bottes de Lénissu, je portais la tunique grise des candidats aspirant à entrer comme étudiants à l’académie. Lorsque j’arrivai à l’entrée de l’amphithéâtre, il y avait déjà deux personnes, toutes deux éloignées l’une de l’autre et le regard fuyant, plongées dans l’habituel stress précédant une épreuve.

Je me souvins alors d’un conseil que m’avait donné Murry la veille : “N’oublie pas de te conduire humblement, mais montre que tu sais de quoi tu parles. Les professeurs ont tendance à t’accepter si tu corresponds à l’image de l’élève qu’ils attendent.” Et il avait ajouté que, parfois, il arrivait que des jeunes très brillants soient refusés pour avoir été trop imprudents. J’ignorais ce qu’ils allaient me demander, mais, en tout cas, je ne pensais ni les impressionner en citant cent mille titres de livres, comme l’aurait fait Aléria, ni me distinguer en quoi que ce soit. Après tout, Dathrun était l’une des plus prestigieuses écoles de la Terre Baie.

— Bonjour —dis-je.

L’humaine se racla la gorge et l’elfe me salua d’un léger mouvement de la tête. Ils n’avaient pas l’air très bavards, alors, je m’approchai d’une fenêtre et je grimpai sur le rebord pour attendre. Par la fenêtre, on pouvait voir un réseau compliqué d’escaliers extérieurs bordés d’arbustes qui unissaient les tours entre elles. Par un des escaliers, grimpait précipitamment un elfe noir d’une quinzaine d’années qui semblait arriver en retard. Lorsque l’elfe passa, deux fillettes blondes surgirent d’un arbuste. Je soufflai. C’étaient Zoria et Zalen ! Que faisaient-elles ainsi cachées ? Je les vis descendre prudemment, regardant aux alentours, comme si elles voulaient passer inaperçues. Étrange.

Un bruit de bottes me fit tourner la tête. Dans l’encadrement de la porte, apparut un gnome adulte, mais jeune, qui nous salua joyeusement en entrant.

— Bonjour à tous. Prêts pour l’épreuve ?

Au début, nous crûmes que c’était un professeur, mais il s’avéra finalement être le quatrième candidat à se présenter pour entrer dans l’académie.

— Je viens d’au-delà des Royaumes de la Nuit —nous informa-t-il—. J’ai passé mon enfance près des Chutes Éternelles. Un endroit magnifique. Le connaissez-vous ?

— Bien sûr —répondit l’elfe—. Je viens de Mythrindash. Et j’ai visité les Chutes quand j’étais petit. J’en garde un souvenir très clair.

— On dit que les eaux de ces chutes sont enchantées —intervint l’humaine avec une voix fluette.

— Et elles le sont —assura le gnome—. Les gens viennent de toute la Terre Baie remplir leurs tonneaux d’eau parce qu’ils pensent qu’elle est bénite. C’est une question de foi. Les Chutes sont un mur de roche revêtu d’une houppelande d’eau et personne ne sait d’où vient cette eau.

— Moi, j’ai lu une fois qu’il y avait un réservoir d’eau en bas et que cela fonctionnait comme une fontaine —intervins-je—. Je suppose que maintenant, avec le Cycle des Marais qui arrive, le réservoir va se remplir pour des années et des années.

Le gnome me regarda avec une moue amusée.

— Si le fonctionnement des Chutes t’intéresse, tu peux lire Explications scientifiques des endroits enchantés célèbres, on t’y explique tout. Il est à la bibliothèque, j’ai vérifié. Pour ce qui est du Cycle des Marais, je ne suis pas si sûr que ce soit ce qui nous attende ces prochaines années. Parfois, un Cycle met plus d’un an à se stabiliser. Personnellement, je parierai sur un Cycle de la Bonté.

Et alors, il se mit à expliquer pourquoi il pensait que nous aurions un Cycle de la Bonté, en se référant à je ne sais quel savant qui avait prédit jusqu’alors tous les Cycles avec exactitude. En tout cas, il ne pouvait pas être en train de parler du Daïlorilh d’Ato, qui se trompait toujours.

L’elfe, plongé dans ses pensées, remuait frénétiquement les mains, boutonnant et déboutonnant sa manche. L’humaine semblait écouter très attentivement le gnome, les yeux bien ouverts, mais je tendais à penser qu’elle essayait plutôt de ne pas penser à ce qui l’attendait. À côté d’eux, le gnome se singularisait par son calme et il essayait de remplir le silence.

Lorsque j’entendis des pas dans les escaliers, je descendis du rebord de la fenêtre et j’inspirai profondément. Le caïte le plus émacié que j’aie vu de ma vie, pointa le bout de son nez.

— Bonjour, vous êtes tous présents ? —demanda-t-il rhétoriquement, en révisant sa liste—. Hum, parfait. Le conseil est déjà installé, je vous appellerai au fur et à mesure par votre nom… Neyl Dosin.

— J’arrive —dit le gnome—. Bonne chance à tous.

— Pareillement —répondis-je avec un demi-sourire, tandis que le caïte décharné ouvrait la porte et laissait passer Neyl.

Le caïte disparut derrière lui, refermant la porte et nous demeurâmes trois. Je fis le tour de la salle, contemplant un à un les tableaux accrochés au mur. L’un d’eux représentait une bataille ; un autre, le triste destin du roi Djayel le Valeureux. Je vis un tableau où des marins pêchaient un énorme poisson et je le contemplai longuement, captivée.

Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit de nouveau et on appela Lhyi Terdingal. L’elfe, encore plus pâle qu’avant, embrassa son poing qu’il porta ensuite à sa poitrine et, après cette prière muette, il entra dans l’amphithéâtre.

Lasse de contempler les tableaux, je retournai m’asseoir sur le rebord de la fenêtre et je m’amusai à regarder les gens qui passaient dans les escaliers, me demandant à nouveau pourquoi les jumelles s’étaient cachées derrière un arbuste comme des voleuses. Elles étaient vraiment très bizarres. Peut-être étaient-elles seulement en train de jouer le rôle de quelques aventurières au milieu d’une forêt remplie d’orcs, comment savoir ?

Je ne sais où mes pensées s’envolèrent, le fait est que lorsque le caïte réapparut, je laissai échapper un grognement appréhensif.

— Shaedra Ucrinalm —prononça le caïte en me regardant étrangement.

Je me laissai promptement glisser sur le sol.

— C’est moi.

Je le suivis à l’intérieur, jetant un dernier regard à l’humaine, qui m’observait avec des yeux agrandis par la nervosité. Elle semblait être au bord d’une crise de nerfs.

L’amphithéâtre était grand, avec plusieurs centaines de sièges en bois. Au fond, en bas, les membres du conseil étaient assis à une énorme table et, derrière, se trouvait une porte vitrée qui donnait sur une terrasse et sur la mer.

— Par ici —me guida le caïte impatient, en me signalant les escaliers.

Tout en descendant les marches, j’examinai les professeurs du conseil. Ils étaient cinq. Celle du milieu était une elfocane, vêtue d’une tunique rouge, qui se distinguait pas sa taille et sa pâleur. À côté d’elle, se tenait un sibilien aux cheveux et aux yeux bleus et à la classique peau grisâtre. Sur sa gauche, se trouvait une elfe noire et, de l’autre côté, un elfe noir à l’aspect différent de ceux que je connaissais. Sur sa droite, un ternian aux cheveux blancs et aux yeux plissés m’observait tranquillement. J’arrivai en bas et je me plaçai devant le conseil, avec une certaine appréhension.

— Bonjour —leur dis-je.

Ils me saluèrent tous avec affabilité, ce qui me tranquillisa considérablement. L’elfocane se racla la gorge.

— Shaedra Ucrinalm Hareldyn, c’est ton nom complet, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ce nom me dit quelque chose. Si je me souviens bien, nous avons déjà deux étudiants portant ce nom dans notre académie, n’est-ce pas ?

— Effectivement —répondit le sibilien, avec jovialité—. Je les ai tous les deux comme élèves. Des jeunes gens charmants.

— Ah, oui —dit l’elfe noir en m’observant tranquillement—. Ce sont les protégés de Marévor Helith.

Son expression me fit tressaillir. Ces professeurs savaient donc parfaitement que mon frère, ma sœur et moi ne provenions d’aucune riche famille au pied des montagnes des Hordes. C’était bon à savoir.

— Bien —dit l’elfocane, en se tournant de nouveau vers moi—. Pour quelles raisons souhaites-tu étudier à l’académie de Dathrun ?

Je ne répondis pas immédiatement parce que je ne m’attendais absolument pas à cette question. Pourquoi voulais-je entrer à l’académie de Dathrun ? Pour rester avec mon frère et ma sœur ? Ce n’était pas la raison qu’ils désireraient entendre. En plus, ce n’était pas moi qui avais demandé à entrer à l’académie. C’était Murry qui s’était chargé de tout ça…

— Je… —répondis-je, effrayée—. Eh bien… A-t-on besoin d’une raison pour vouloir entrer dans la plus prestigieuse des académies de la Terre Baie ? —dis-je avec un large sourire—. Je veux étudier ici dans le but d’apprendre.

— Y a-t-il une branche dans laquelle tu souhaiterais te spécialiser ? —me demanda l’elfocane.

Je ne comprenais pas pourquoi Murry avait insisté pour que je devienne fauniste. Le faunisme et les animaux n’avaient jamais été ma spécialité. Je soupirai intérieurement.

— Je voudrais être fauniste —répondis-je d’une voix ferme.

L’elfocane acquiesça de la tête.

— Nous allons te poser quelques questions et, si tu réponds correctement, nous te donnerons la tunique verte des faunistes pour une durée d’un mois au bout duquel tu passeras des examens, comme tous les étudiants. Suis-je claire ?

— Tout à fait —acquiesçai-je.

— Eh bien, assieds-toi. La professeur Drashia te posera la première question. Hayma ?

Je m’assis sur un des sièges du premier rang, face à l’estrade, et je levai les yeux vers l’elfe noire.

— Une question facile. Que sont les énergies darsiques ?

Je la regardai, l’air surprise, et je commençai à expliquer calmement qu’il existait trois énergies darsiques. J’avais l’impression de donner une leçon à Déria, la différence étant que Hayma Drashia ne me portait pas l’intérêt enthousiaste de Déria. Sans acquiescer à ce que je disais, elle enchaîna avec une autre question :

— Donne-moi une définition de chaque énergie asdronique.

Je les lui donnai sans hésitation, surprise de la facilité de l’épreuve pour l’instant.

— Exact —me dit-elle alors, quand j’eus fini d’expliquer l’énergie orique—. Une dernière question, quelle est la particularité de l’art d’invocation ?

— La particularité ? —répétai-je—. Eh bien… l’invocation… que voulez-vous dire par sa particularité ? L’invocation a beaucoup de particularités —Hayma arqua un sourcil sans répondre—. Eh bien… Quelqu’un m’a dit un jour que l’invocation est un des arts les plus difficiles.

J’essayai de me rappeler rapidement ce que m’avait appris Suminaria sur l’invocation et je repensai aux exercices qu’elle m’avait fait pratiquer.

— Elle requiert un grand contrôle des énergies —continuai-je, feignant la tranquillité— et elle n’utilise pas directement le jaïpu ni le morjas, bien qu’inévitablement, elle doive se mêler à ces énergies. Le temps que dure l’invocation dépend de la façon dont s’est créé le nœud du réseau d’invocation. Pour qu’elle dure plus longtemps, le réseau doit être flexible et le nœud fort. Si l’on ajoute du morjas ou du jaïpu à l’invocation, tout est déséquilibré et l’invocation dure beaucoup moins parce que…

— Cela suffit —interrompit Hayma—. Merci. Zeerath ?

Le sibilien, qui pendant tout ce temps consultait un livre, leva les yeux sur l’elfe noire et sourit aimablement.

— Merci, Hayma. Je te poserai trois questions, moi aussi. —Tout en parlant, il me fixait de ses yeux bleus—. Mes spécialités sont la chimie et les herbes médicinales. Prête ?

J’acquiesçai. Jamais un sibilien ne m’avait souri et regardée aussi directement, et devoir fixer son visage gris et ses grands yeux bleus fut une expérience nouvelle pour moi.

— Bien. Donne-moi cinq exemples de plantes ou de fleurs qui peuvent provoquer des vomissements et interrompre la digestion.

En entendant sa question, il me sembla aussitôt que son sourire n’était pas aussi aimable qu’un moment plus tôt. Quelques secondes s’écoulèrent en silence tandis que je pensais frénétiquement. J’étais censée être la mieux préparée pour cette question de toute la classe d’Ato, mis à part Kajert. J’avais toujours su impressionner Aléria par mon savoir sur les plantes. Pourquoi avais-je alors l’impression d’avoir oublié tout ce que je savais ?

— Qui provoquent des vomissements et interrompent la digestion —répétai-je—. Je suis sûre de pouvoir vous répondre, maître Zeerath. Je connais beaucoup de plantes et il y en a une que j’ai sur le bout de la langue, et il suffit que je me souvienne du nom et…

— Ce n’est pas nécessaire que tu nous fasses part de tes pensées —intervint l’elfocane.

— Oh, pardon. Attendez, je l’ai ! —m’exclamai-je, très contente, en me levant d’un bond—. La kasvarria provoque des vomissements et on la donne à ceux qui ont mangé quelque chose de toxique ou d’empoisonné.

— La kasvarria —acquiesça Zeerath—. C’est un nom peu employé par ici. On parle davantage de la fleur de Ladnis. Une autre plante ?

— Oui —dis-je, avec l’impression de recevoir des flux violents remplis de noms de fleurs avec la liste de leurs propriétés—. Le dessenvon et l’azjorbe. Leur effet est plus immédiat que la kasvarria, mais aussi plus dangereux.

— Exact. Il te manque deux exemples.

Je me mordis la lèvre, en réfléchissant. Mon regard se perdit dans la mer à travers la porte vitrée. Qu’attendait donc le professeur Zeerath pour me dire que j’avais échoué et qu’il ne m’admettait pas dans l’académie ? Le pire, c’est que des tas de noms de plantes me venaient à l’esprit, mais, malheureusement, aucune ne provoquait ce genre de vomissements…

— Il te suffit de dire “je passe” pour continuer avec la question suivante —dit alors Zeerath.

— Oui, bien sûr… euh… —soupirai-je, résignée et acquiesçant, sentant la panique m’envahir—. Il ne m’en vient pas d’autre à l’esprit… —soudain je sursautai, Jirio !—. Les algues cénétriformes ? —dis-je sur un ton hésitant.

Je vis le ternian et l’elfocane arquer les sourcils, surpris.

— Juste —répondit le sibilien—. Peu de gens connaissent les algues cénétriformes. En as-tu déjà vu ?

— Non.

Pour rien au monde je n’aurais dit que j’avais entendu nommer ces algues pour la première fois grâce à Jirio, en parlant d’araignées géantes et de recettes de cuisine.

— Je m’en doutais. Elles se cachent normalement dans des lacs aux eaux très troubles ou dans de petites baies ou anses très peu accessibles. Elles sont très chères et possèdent un certain nombre de propriétés très particulières… Hum. —Il se racla la gorge, en regardant du coin de l’œil les autres professeurs—. Tu as un autre exemple ?

Je soufflai de soulagement sachant que j’avais donné quatre exemples sur cinq et qu’il ne m’en manquait plus qu’un. Cependant, je n’en trouvais pas d’autre. Alors, je plissai les yeux.

— Eh bien… —commençai-je, en priant pour que ma dernière réponse ne soit pas mal accueillie—, je suppose que si l’on boit un verre de cékartrosia, on vomit aussitôt. On meurt en quelques minutes, alors la digestion s’interrompt. N’est-ce pas ? —demandai-je sur un ton inquiet.

Zeerath commença à sourire et, soudain, il éclata d’un rire bref, mais sincère.

— Exact —approuva-t-il alors. Le soulagement m’envahit et je souris légèrement, tout en me rasseyant—. Mais il n’est pas recommandé d’essayer. —Je fis non de la tête en soufflant—. Bien, deuxième question. J’ai une éprouvette graduée avec cinquante millilitres d’eau. J’y verse dix milligrammes de yérocinine pure et la solution commence à devenir rougeâtre. Quelle est la réaction ?

J’écarquillai les yeux, impressionnée par la question. Je réfléchis un peu. Le maître Aynorin ne nous avait jamais laissés faire de pratiques de chimie ; apparemment, il n’aimait pas les réactions chimiques. Le maître Yinur, lui, nous avait enseignés à faire quelques petites choses, mais, en général, ceux qui s’intéressaient à la chimie se dirigeaient vers la corporation des alchimistes et n’entraient pas à la Pagode Bleue. Et j’étais donc assez désarmée pour tout ce qui concernait la chimie et je n’avais jamais entendu parler de ma vie de la yérocinine.

— Une réaction chromatique ? —répondis-je bêtement—. Non, attendez, je n’ai rien dit. De la yérocinine dans de l’eau, n’est-ce pas ? —Je me tus un moment—. Eh bien, je n’en ai aucune idée, professeur.

Zeerath haussa les épaules.

— Cela ne fait rien. Troisième question : quelle propriété possède la fleur de l’orme tremblant ?

Je restai muette pendant quelques secondes. Je joignis les mains, fronçai les sourcils et, sans le vouloir, intérieurement, ma situation me parut drôle. Qui aurait imaginé, quelques jours auparavant, que je serais soudain face à des professeurs passant un examen que je ne voulais pas passer ? Je soupirai et un léger sourire se dessina sur mon visage sans que je m’en rende compte.

— L’orme tremblant —prononçai-je—. Les fleurs sont blanches et ne sont pas vénéneuses —dis-je, me souvenant qu’une fois Galgarrios en avait mangé trois après avoir perdu un pari, à moins que ce ne fut une autre sorte d’orme… je secouai la tête—. Il donne des fruits. Et voilà.

Zeerath me sourit d’une telle façon qu’il me sembla qu’il se moquait de moi.

— Merci beaucoup. J’ai terminé.

L’elfocane se racla la gorge et se tourna vers l’elfe noir sur sa droite.

— Professeur Erkaloth ?

L’elfe noir avait un visage terrifiant et sec qui me rappela certaines peintures qui se trouvaient à la bibliothèque de la Pagode Bleue et… oui, peut-être aux peintures de drows. Était-il possible que ce soit un drow ? En tout cas, il en avait l’air et cela ne laissait augurer rien de bon.

Le professeur Erkaloth joignit les mains et, sans me regarder, prononça :

— Écoute avec attention parce que je te demanderai une seule chose —j’arquai un sourcil et j’écoutai attentivement—. Comment te débrouillerais-tu pour invoquer un couteau ? Explique-moi les étapes que tu suivrais.

Ouille, pensai-je, affligée, souhaitant qu’Aléria ou Suminaria soient à mes côtés pour m’aider. Comment commençait-on une invocation ? J’inspirai profondément et je pensai sérieusement un bon moment.

— D’abord —dis-je enfin, le regard tourné vers la mer et sur le fil brillant d’une toile d’araignée qui se trouvait sur la terrasse—, il faut se convaincre que l’on est capable d’invoquer le couteau. —Je grimaçai en entendant ce en quoi consistait ma première étape d’invocation et je continuai—. Dans un deuxième temps, il faut utiliser l’énergie arikbète et la combiner à celles dont on a besoin, dans ce cas… si l’on souhaite seulement créer un couteau visible, on peut utiliser les harmonies et créer une illusion. Si l’on veut réellement invoquer un couteau solide… euh… peut-être a-t-on besoin d’autre chose. —Je réfléchis rapidement, me remémorant toutes les étapes que le maître Aynorin nous avait fait suivre plus d’une fois—. Oui, on a besoin du morjas, sinon le couteau se désintègrerait. Il est probable qu’il faille utiliser l’énergie brulique. —Je me raclai la gorge, un peu confuse. Le professeur Erkaloth, qui ne m’avait toujours pas adressé le moindre coup d’œil, semblait s’ennuyer profondément et, pendant que je lui expliquais maladroitement mes théories, je sentis mon impatience croître rapidement. Si seulement je pouvais me souvenir correctement des étapes de l’invocation ! Je fermai les yeux un instant, dans l’intention de feindre une invocation pour stimuler un peu mes souvenirs… le résultat fut totalement différent de ce que j’espérais.

J’entendis soudain des murmures devant moi et j’ouvris les yeux, abasourdie, juste au moment où un couteau informe venait se clouer devant mes pieds en tombant à la verticale. Dès qu’il toucha le bois, il commença à se désagréger. Je l’observai bouche bée alors que les professeurs semblaient s’être levés. Quelques secondes après, le couteau disparut. Je levai les yeux et je vis que les cinq professeurs s’étaient rassis et parlaient entre eux. Je me sentais très pâle et je ne m’étais pas encore bien remise de ma frayeur lorsque le maître Erkaloth dit :

— Une belle performance. Je n’ai pas d’autres questions. —Je le regardai avec stupéfaction, j’avais été sur le point de me tuer et il n’avait pas de questions ? Par tous les dieux !—. Professeur Tawb —ajouta-t-il—, si tu veux bien continuer.

L’elfocane jeta un regard sur sa gauche et Zeerath et Hayma cessèrent leur conversation et se concentrèrent sur la suite de l’épreuve.

Le ternian pencha la tête vers ses compagnons et se tourna vers moi. Essayant de calmer les battements de mon cœur et de détacher mes yeux de l’endroit où avait disparu le couteau, j’écoutai la question suivante.

— Jeune Shaedra, qui est l’inventeur du papier de botrille que nous utilisons encore aujourd’hui la plupart du temps et quand l’inventa-t-il ?

— C’est Nart Ejorelt —répondis-je immédiatement, me souvenant que Nart, le kal qui avait été mon ami à Ato, faisait des blagues très mauvaises sur son homonyme—. Et il l’a inventé au siècle dernier en… cinq mille cinq cent cinquante et… non, soixante… soixante-deux ?

— Soixante-cinq —me corrigea le ternian avec gentillesse.

Je me mordis la lèvre. Mince.

— Combien font 135 par 7 ?

Vraiment, je ne m’attendais pas à un calcul et je pensai alors à Galgarrios et ses problèmes calculatoires. Je méditai un moment : trente-cinq, vingt et un, deux cent quarante-cinq…

— Neuf cent quarante-cinq —répondis-je sereinement.

— Exact. Quel type de cycle y avait-il en cinq mille quatre cent quatre-vingt-dix ?

Je réfléchis quelques instants. 5490. Cette date me disait quelque chose…

— Vers cette date, il y a eu la Grande Guerre des Glaces —murmurai-je—. Et le cycle des Glaces de cette époque a duré longtemps et il est entré dans l’histoire des cycles les plus longs.

Le professeur Tawb acquiesça.

— La Grande Guerre des Glaces eut lieu entre les villes d’Ajensoldra et ce fut une époque d’un froid abominable. Dernière question. En quelles parties se divise le jaïpu ?

Cela me remonta le moral de terminer par une question aussi facile.

— Le jaïpu est structuré autour du Tagare où se trouve le cœur et l’assemblateur énergétique. C’est une énergie interne, mais elle n’est pas réellement matérielle et l’on peut lui donner n’importe quelle forme tant qu’il y consent.

— Tant qu’il y consent ? —répéta le professeur Tawb—, que veux-tu dire par là ?

J’imaginai à cet instant qu’Aléria et Akyn arrivaient descendant les marches en courant pour protester et me dire que le jaïpu n’avait aucune intelligence indépendante et je sentis un nœud dans la gorge en pensant qu’ils étaient sûrement à des dizaines de lieues de Dathrun. Je clignai des paupières.

— Eh bien, je veux dire que… eh bien… qu’on ne peut pas demander n’importe quoi au jaïpu et qu’il y a toujours des limites, euh… c’est compréhensible ce que j’explique ?

La question avait fusé toute seule, sans avertissement préalable, avant que je ne puisse la retenir. Je ne pensai qu’après qu’un candidat devait sans doute se conduire un peu mieux. Le professeur Tawb me répondit avec sincérité :

— À moitié. Mais cela ne fait rien, continue avec les parties du jaïpu.

Quand j’eus fini de lui répondre, le ternian acquiesça et annonça qu’il n’avait pas d’autres questions. L’elfocane, tout en jetant un coup d’œil aux papiers qu’il rangeait, reprit un ton cérémonieux et déclara :

— Shaedra Ucrinalm Hareldyn, tu as reçu l’accord des membres du conseil pour entrer dans notre académie pour un prix de deux mille deux cent quinze kétales. Adresse-toi au secrétariat pour l’inscription définitive et bienvenue —ajouta-t-elle, en rangeant ses papiers.

Je restai paralysée de stupéfaction. Deux mille deux cent quinze kétales ? Mais, ceci était une arnaque ! Laygra et Murry m’avaient avertie que les inscriptions à Dathrun étaient chères, mais autant… Démons ! Où le maître Helith pouvait-il bien trouver tant d’argent ? Quoique, sans doute, s’ils demandaient tant, c’était que Marévor Helith pouvait payer cette quantité.

L’épreuve étant jugée achevée, je me levai lentement de mon siège, je saluai à la manière d’Ato et je m’en allai avec un :

— Je vous souhaite une bonne journée.

Je grimpai les escaliers, le caïte émacié me fit passer par une autre porte qui se referma derrière moi et je me retrouvai seule à l’extérieur de l’édifice, en haut d’escaliers qui descendaient et rejoignaient d’autres escaliers et édifices. Une brise légère fit tourbillonner mes cheveux et me ramena à la réalité.

J’expirai profondément et je souris, heureuse. J’avais réussi ! Le maître Aynorin aurait-il jamais pensé qu’un de ses élèves serait capable d’avoir le niveau de Dathrun ? Oh, oh ! Je descendis les escaliers en fredonnant une chanson et en faisant des pirouettes et des cabrioles comme une fillette.

17 Conversation et jeu

Après mon inscription, tout fut très rapide. Laygra me procura deux tuniques vertes de faunistes, Murry me donna les horaires que j’étais censée suivre et vers six heures de l’après-midi, j’étais déjà une véritable étudiante de Dathrun. D’un côté, je me réjouissais de voir que mon frère et ma sœur étaient contents et que l’énorme somme d’argent ne les avait pas scandalisés, mais, d’un autre côté, mon entrée à Dathrun signifiait que je m’engageais à rester et ceci allait à l’encontre de mes sentiments.

— Il payera —me dit Murry lorsque je lui confiai que j’avais des doutes sur la bienfaisance de Marévor Helith—. L’argent ne compte pas pour lui. Dans son propre bureau, il a des objets qui vaudraient le double de cette quantité.

— Ah ? —fis-je, très étonnée, tandis que je pensais que, finalement, peut-être que le modulateur essenciatique que m’avait présenté le professeur avait plus de valeur qu’il n’y paraissait.

— De toutes façons, le maître Helith a tout intérêt à ce que tu sois de son côté —intervint Laygra à voix basse—. Aujourd’hui, il nous a convoqués Murry et moi.

Murry lui jeta un regard sombre.

— Laygra, je ne crois pas que ce soit le meilleur moment…

— Le meilleur moment pourquoi ? —demandai-je en croisant les bras.

Nous étions assis à une table de la bibliothèque. Laygra avait un livre de plantes ouvert et tentait de recopier le schéma d’une killesi des montagnes et Murry avait près de lui une pile de livres de transmutation. Moi, je m’étais assise près d’une fenêtre et je lisais Les aventures de Shakel Borris. Si Aléria l’avait su, elle m’aurait déjà ôté le livre des mains pour le remplacer par Études sur l’art invocatoire ou Biographies des plus grands faunistes du siècle cinquante deux à nos jours. Et, à ce moment, j’aurais bien aimé qu’elle soit là pour me l’enlever, bien que Shakel Borris soit sans aucun doute un aventurier amusant, fictif, mais possédant une certaine classe.

La bibliothèque s’était vidée peu à peu et les oreilles indiscrètes ne pouvaient plus entendre notre conversation à moins de vraiment le vouloir.

— Murry —grogna Laygra—, pourquoi veux-tu toujours cacher des choses qui nous concernent tous ?

Murry prit un air offensé.

— Je le fais pour son propre bien. Il n’est pas nécessaire que nous nous chargions tous de tout.

Laygra le contempla comme si elle était en train de tester un sortilège pour lire ses pensées.

— Alors il y a aussi des choses que tu ne m’as pas racontées et que je devrais savoir ?

Murry semblait à la fois mal à l’aise et irrité.

— Non. Chacun a ses préoccupations. Shaedra se fait déjà assez de soucis pour ses amis… on dirait que tu veux la faire exploser.

— Je vais exploser si tu ne me dis pas tout de suite ce que je dois savoir —intervins-je calmement—. Et ne te tracasse pas, Murry, je me suis trouvée dans de pires situations.

— Vraiment ? —répliqua Laygra—. Pourtant, notre situation n’est pas des plus commodes. —Elle baissa le ton—. Marévor Helith nous a confié un travail. À tous les trois.

J’ouvris grand les yeux et je fermai le livre Les aventures de Shakel Borris.

— Un travail ? Mais pour qui il se prend ce squelette de pacotille ? Nous ne sommes pas à son service, que je sache ! —explosai-je.

— Il ne le demande pas comme un service. Il dit que c’est pour nous aider à trouver Jaïxel. Une fois, il nous a déjà demandé une faveur. Et Murry en avait déjà accompli une avant moi…

— Et en quoi consistaient ces faveurs ? Elles n’étaient pas dangereuses au moins ? —demandai-je, inquiète.

— Tout dépend de ce que tu considères dangereux —répondit ma sœur avec une grimace.

Murry soupira et ferma le livre ouvert devant lui.

— Sortons d’ici. Ce n’est pas le meilleur endroit pour parler de tout cela.

Nous sortîmes de la bibliothèque et de l’édifice et nous nous dirigeâmes vers la plage, en descendant la colline sur laquelle poussaient de rares palmiers et quelques arbustes. Le soleil s’était couché, mais des étudiants se promenaient encore sur la plage, légèrement illuminée par une file de lanternes qui traversait la colline en suivant un chemin côtier.

Nous croisâmes un groupe de jeunes qui saluèrent Murry et à qui je serrai la main lorsque mon frère me les présenta l’un après l’autre. Quelles traditions ridicules, pensai-je, en étreignant la main du dernier.

— Nous allons à Dathrun ce soir —déclara l’un d’eux—. Ça te dit ?

Murry fit non de la tête.

— Je dois terminer des devoirs de transmutation —dit-il.

— Maudite transmutation ! —s’exclama l’un d’eux, en grognant—. Je t’assure qu’elle nous prend des années de vie.

— Demain, nous allons au Termondillo, tu es invité et, vous aussi, les filles, bien évidemment. Tu y penses et tu nous diras, Murry.

— Bien sûr.

— Bon, alors ? —demandai-je quand nous nous fûmes éloignés du groupe.

Murry ne répondit pas aussitôt. Il jeta un regard en arrière, il leva les yeux vers un astre qui brillait dans le ciel et se tourna vers la mer ondulée.

— Le second travail consistait à voler au professeur Erkaloth une carte d’une zone des souterrains qu’il gardait dans son armoire —expliqua Murry—. Marévor Helith nous a dit tout ce qu’on devait faire. Il a réussi à éloigner le professeur de son bureau. Alors on est entrés. On a désactivé les pièges avec un appareil que nous avait préparé le maître Helith, puis Laygra a versé un produit dans la serrure du meuble où étaient rangés la carte et d’autres objets très bizarres, on a pris la carte et on est sortis.

— Diable ! Vous avez volé un professeur ? —Je ne pouvais pas le croire, Murry et Laygra entrant furtivement dans le bureau du drow ! Je secouai la tête et j’admis— : Moi, je n’aurais pas osé. Même si le professeur Erkaloth ne m’a pas beaucoup plu ce matin. Et qu’est-ce que vous avez fait de la carte ?

— On l’a donnée au maître Helith —répondit simplement Murry.

Je m’accroupis et je commençai à dessiner un cercle sur le sable, dans l’ombre de la nuit.

— Diable ! —répétai-je—. Et en quoi consistait le premier travail ?

Laygra s’assit à côté de moi avec un grognement.

— Murry n’a jamais voulu me le dire et je doute que tu réussisses à lui tirer quelque chose, toi aussi.

Je me tournai vers Murry, debout dans sa tunique blanche et son pantalon noir, comme un faucon gerfaut.

— Et le troisième travail ? —m’enquis-je soudain.

Peut-être que Murry fut surpris que je n’essaye pas de savoir quel était le premier travail ; en tout cas, lorsqu’il répondit, il semblait très préoccupé par ce qui nous attendait.

— Pour le troisième travail… nous devrons aller à Dathrun.

— En ville ? —mon regard se tourna vers le pont qui unissait l’île au continent et vers les maisons illuminées. La ville devait avoir au moins dix mille habitants—. Et pourquoi ?

— Le maître Helith nous a dit qu’un homme était disposé à nous vendre un livre très spécial si on lui faisait une faveur.

Je fronçai les sourcils et je finis de dessiner le cercle, en m’y enfermant.

— Ça ne me plaît pas du tout.

— À moi non plus —renchérit Laygra, en grognant—. Je commence à me lasser de ce Jaïxel.

Murry laissa échapper un éclat de rire amer.

— Jaïxel ne se lassera pas de chercher Shaedra au fin fond du monde.

Le sens de cette phrase grandiloquente me frappa comme un battant sur une cloche. Si quelqu’un était réellement en danger, c’était moi. Murry et Laygra n’avaient rien à voir. Personne ne les rechercherait. Ils étaient seulement animés d’un esprit de vengeance contre celui qui avait supposément détruit leur enfance. J’inspirai profondément.

— Il doit y avoir une manière d’enlever cette partie de phylactère que j’ai. Si nous l’enlevons, nous serons sûrs que Jaïxel ne viendra pas.

— Génial —grogna Murry—, et comment tu vas te débrouiller pour faire ça ? Je ne sais pas de quelles énergies on aurait besoin, mais en tout cas ce n’est pas facile.

— Quelqu’un doit nous aider —décidai-je—. Et le maître Helith ne doit pas le savoir.

— Le maître Helith nous aide depuis le début, pourquoi lui mentir ? Je sais que c’est un nakrus et qu’il est bizarre, mais il ne faut pas avoir de préjugés. Moi, je crois que l’on peut avoir confiance en lui. On devrait lui proposer ton idée, peut-être qu’il trouvera une solution…

— Non, non, non —refusai-je en secouant énergiquement la tête—, que ce soit un nakrus n’a rien à voir, mais j’avoue que ce n’est pas un homme attractif. —Laygra laissa échapper un petit rire bref—. Ce que je veux dire, c’est qu’il nous cache trop de choses pour que je puisse croire qu’il nous aide de façon désintéressée. Il a un objectif.

— Bien sûr qu’il a un objectif ! —répliqua Murry—. Marévor Helith veut se débarrasser de Jaïxel. Pour ma part, je soupçonne qu’il a des raisons personnelles pour cela.

— Alors, pourquoi ne le fait-il pas lui-même ?

Murry me regarda d’une étrange façon et finit par dire :

— Le maître Helith n’a plus employé de forces nocives contre quelqu’un depuis de nombreuses années.

— Il t’a dit ça ? —hallucinai-je, un nakrus refusant d’utiliser ses pouvoirs contre les autres ? Cela existait-il ?—. Mais, pourquoi ?

Murry grogna.

— Je ne suis pas son confident. Je peux seulement supposer que quelque chose de très grave l’y a poussé. De toutes façons, on parlait de notre travail à faire.

— Oui —l’interrompis-je—, un travail que nous ne sommes pas obligés d’accepter à la va-vite. De quoi parle le livre ?

— Si je le savais, je n’en aurais pas besoin —répondit mon frère.

— Tu en as besoin ? Je pense plutôt que Marévor Helith en a besoin —fis-je en me levant.

Murry se tourna brusquement vers moi et je reculai d’un pas, surprise.

— Écoute-moi bien, sœurette, tu ne sais rien de ce que nous avons souffert Laygra et moi —siffla-t-il, furieux, tout en faisant des allers-retours sur quatre mètres de plage—. Des années de regards méfiants parce qu’une stupide rumeur disait que nous étions des enfants maudits. Lorsque je suis retourné au village après t’avoir vue, j’ai découvert qu’ils avaient expulsé Laygra parce qu’une épidémie avait frappé et décimé le tiers de la population. Ils croyaient qu’on leur portait malchance ! Même ceux de notre peuple sont capables de rejeter une fillette par superstition. C’est pour ça que nous sommes là maintenant. Pour nous venger de Jaïxel et prouver que nous sommes des enfants d’honnêtes ternians. Alors, si j’ai besoin de ce livre, c’est parce que Marévor Helith semble penser qu’il contient des informations intéressantes, oui et, moi, je sais que Marévor Helith nous aidera.

Après ces mots, il s’arrêta et soupira, plus calme, tandis que je le contemplai en silence. Il me jeta un regard pensif.

— Je sais que tu es très jeune pour ça… mais je ne sais pas pourquoi Marévor Helith pense que, sans toi, nous n’y arriverons pas. Je regrette de te mêler à cette histoire. Oh ! —s’exclama-t-il soudain sur un ton plus léger—. Je dois terminer mes devoirs de transmutation… j’espère que je n’ai pas été trop brusque, mais il vaut mieux parfois connaître la vérité et avoir les idées claires. Bonne nuit.

— Bonne nuit, Murry —répondis-je avec calme. Je le regardai s’éloigner et disparaître derrière la colline, puis je m’étendis sur le sable avec un soupir.

Laygra semblait attendre que je dise quelque chose. Je ruminai les paroles de Murry un moment, mais je ne parvenais pas à comprendre que mon frère puisse parler sérieusement lorsqu’il affirmait qu’il se vengerait de Jaïxel. Finalement, après un long silence, je soupirai.

— Dis-moi, Laygra, toi, qu’est-ce que tu penses de tout ça ?

— Tu me demandes ça, à moi ?… Eh bien. En réalité, je crois que je suis aussi perdue que toi. C’est vrai que, lorsque je me suis retrouvée toute seule dans les montagnes, expulsée du village, je pensais comme Murry. Je haïssais les gens superstitieux et je haïssais Jaïxel.

Elle se tut. Le bruit de la houle était comme un bourdonnement régulier et fracassant à la fois.

— Et maintenant ?

— Maintenant —répondit-elle avec lenteur—, je ne les haïs plus. Mais je suppose que c’est parce qu’ils ne se trouvent pas en face de moi. Si j’avais Jaïxel devant moi, c’est sûr qu’il ne me plairait pas.

— Bien sûr. Le problème le plus grave que je vois, c’est que Jaïxel est une liche —commentai-je—. Et une liche qui tue ses propres créations et tout ce qui croise son chemin. Il est fou et dangereux. —Je me tus un instant et j’ajoutai— : Je continue à penser que le mieux serait d’essayer de l’oublier. Je cherche une solution pour qu’il ne me trouve pas si facilement et ensuite nous fuyons de Marévor Helith et de tout et… —Je me tus. J’avais été sur le point de dire « et on retourne à la maison ». Mais, eux n’avaient pas de maison. Ato, pour eux, n’était pas leur foyer.

— Et ? —m’encouragea Laygra.

— Et nous nous installons où nous voudrons, nous achetons un terrain et nous nous mettons à cultiver. Qu’est-ce que tu en penses ? Ça, c’est une vie. Pas celle de passer des années à chercher la façon de tuer Jaïxel. Je nous vois déjà dans cent ans avec toujours la même histoire. On dirait que Murry a oublié que nous sommes de simples ternians et que, pour atteindre la moitié du pouvoir d’une liche, nous aurions besoin de consacrer des années et des années d’études, et pas précisément des études que l’on fait par ici.

Laygra se leva et je l’imitai tandis qu’elle disait :

— Nous pouvons toujours essayer de t’enlever la partie du phylactère, mais je doute que tu arrives à convaincre Murry de se mettre à planter des pommes de terre. Tu peux me croire, il a des tas d’idées quand il le veut et il paraît très décidé.

Les yeux agrandis rivés sur la mer sombre, je soupirai.

— Je n’en doute pas. Dis-moi, Laygra —fis-je, alors que nous commencions à grimper la colline pour rentrer—, ça fait un drôle d’effet, parler avec un nakrus, tu n’es pas d’accord ?

Laygra gonfla ses joues, amusée par le tournant qu’avait pris la conversation.

— C’est une créature comme une autre —m’assura-t-elle—. Mais le maître Helith est très spécial. Je crois qu’il a été trop cajolé quand il était jeune —me révéla-t-elle avec sérieux.

Je pouffai, en m’imaginant un petit nakrus, même si je savais bien que Marévor Helith avait un jour été saïjit et qu’il n’existait probablement aucun enfant nakrus.

— Ça doit faire drôle, de vivre tant d’années —méditai-je.

Laygra grimaça.

— Et épuisant —répliqua-t-elle—. Il m’a appris que les nakrus ont beaucoup de problèmes pour conserver intacte leur énergie mortique. C’est pour ça qu’il se réfugie quelquefois dans sa maison de l’île, pour refaire son enveloppe énergétique ou, du moins, c’est ce que je crois. Il n’a jamais été très enclin à nous révéler ses secrets, de toute façon.

Je secouai la tête affirmativement.

— C’est ce qui m’empêche d’avoir confiance en lui. En plus de l’Amulette de la Mort. Pourquoi voudrait-il m’épier ? —L’expression de Laygra m’interpella—. Qu’est-ce qu’il se passe ?

Laygra s’arrêta près d’une lanterne et pencha la tête de côté.

— Tu as disparu le deuxième javelot des Ruisseaux, n’est-ce pas ? Eh bien, un mois après, des nouvelles nous sont parvenues comme quoi on avait vu un squelette-aveugle rôder près d’Ato. Mais personne ne l’a attrapé.

Les sourcils froncés, je repris la marche vers les portes.

— Il y a trop de choses que je n’arrive pas à comprendre. Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre tranquillement ?

Laygra me serra la main avec douceur.

— Tout ira bien —m’assura-t-elle.

Ces mots n’avaient aucun sens et j’en étais consciente, mais curieusement, ils m’apaisèrent.

Lorsque nous parcourions un couloir de l’académie, proche de la Salle du Dégel, nous croisâmes le professeur Zeerath, qui s’arrêta et nous salua.

— Laygra, Shaedra. —Il me regarda fixement de ses yeux bleus—. Je te félicite pour ta belle prestation ce matin. Bonne nuit.

Rougissante, je le suivis du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’angle du couloir et, une fois arrivées devant la porte de la Salle du Dégel, Laygra me demanda :

— Qu’est-ce qu’a voulu dire le maître Zeerath ?

Ma rougeur s’accentua lorsque je lui racontai l’histoire du couteau dont je n’avais pas encore osé parler.

— Tu as convoqué un couteau matériel ?

— Je me rappelle que j’avais dit à Aryès qu’il était un danger pour lui-même. Je ne pensais pas que je pourrais en dire de même pour moi —fis-je, le visage brûlant de honte.

Laygra siffla entre ses dents.

— La vérité, c’est qu’être membre du conseil comporte des risques.

Je la foudroyai du regard.

— Je ne l’ai pas fait exprès ! C’est ça le pire —ajoutai-je comme pour moi-même—. Chaque fois que j’essaie de lancer un sortilège un peu compliqué, il tourne mal.

— Ce sont des choses qui arrivent —me consola Laygra—. Et tu peux être contente d’avoir impressionné un peu le conseil. La majorité des candidats arrivent verts de peur et cafouillent, ou ils sont pédants comme des princes et, alors, le prix d’entrée monte jusqu’à quatre mille kétales.

J’en eus la respiration coupée.

— Quatre mille kétales ? —articulai-je.

— L’académie accueille les enfants de nobles venant de toute la Terre Baie. Certains sont immensément riches. Jamais je n’aurais pensé que je rentrerais dans un endroit comme celui-ci —admit-elle, en arquant un sourcil moqueur.

Arrivées devant la Salle du Dégel, nous nous souhaitâmes bonne nuit, et j’entrai avec un groupe de jeunes à la tunique violette qui appartenaient au département des magaristes, c’est-à-dire, aux enchanteurs d’objets. La salle du Dégel était bondée. Tous les divans et toutes les tables étaient occupées. Les jaïpus semblaient partir dans toutes les directions de façon on ne peut plus désordonnée. Assis devant sa maisonnette dans un vieux fauteuil, le sieur Huris lisait un journal, les lunettes sur le nez et il semblait s’abstraire stoïquement du vacarme qui l’entourait.

J’allais me tourner vers les escaliers qui menaient au dortoir fauniste lorsque soudain j’entendis que l’on m’appelait et je vis Zoria et Zalen en compagnie de deux jeunes, l’un perceptiste portait une tunique marron, l’autre appartenait au Département Jaune et étudiait l’énergie bréjique, l’énergie de l’esprit. Le chat blanc de Steyra, Mindus, dormait dans le giron de Zoria, en ronronnant dans son sommeil.

En me voyant avec une tunique verte, les jumelles avaient tout de suite compris que j’avais réussi l’épreuve et que, maintenant, je formais partie moi aussi des faunistes. Je m’assis avec eux pour parler et plaisanter et je fus surprise de la vitesse à laquelle je pouvais oublier les préoccupations qui m’avaient poursuivie tout au long de la journée. Les jumelles, comme m’avait assuré Steyra, étaient beaucoup plus sympathiques le soir et je n’entendis presque aucune dispute ou insulte.

Zoria nous proposa alors de jouer au mulkar. Ils durent m’expliquer les règles parce que je n’avais jamais entendu parler d’un jeu de la sorte. Le jeu consistait principalement à inventer une histoire. L’un des joueurs était le narrateur et les autres des personnages. Nous passâmes un bon moment à nous amuser.

Le perceptiste, Klaristo, fut le premier à jouer le rôle de narrateur. Et il commença ainsi, sur un ton dramatique :

— Vous êtes dans une caverne au milieu de montagnes perdues. Dehors, se trouve le professeur Erkaloth et il vous cherche pour vous punir tous. Dedans, il y a un tunnel, mais vous ne savez pas où il mène. Chacun d’entre vous a un sac en cuir, une pomme, un rouleau de corde de dix mètres et une pierre d’environ sept centimètres de diamètre.

Nous sourîmes en voyant la situation. Nous continuâmes à jouer et à inventer des histoires farfelues. Rathrin, le bréjiste à la tunique jaune, était celui qui créait les histoires les plus sombres. Zalen et Zoria tentaient toujours de s’attirer toute la gloire, même si ce n’était qu’une histoire.

Nous étions en train de lutter contre un golem d’or invincible lorsque Steyra arriva et nous l’inclûmes dans le jeu, la faisant apparaître au moment où nous fuyions le golem d’or et une harpie qui, entretemps, était apparue venant de je ne sais où. Et après quelques incidents qui provoquèrent des regards à la fois foudroyants et amusés des jumelles, Klaristo déclara que nous étions sortis de la caverne.

Peu après, nous allâmes manger à la tour fauniste une grande assiettée de soupe aux oignons et aux pommes de terre avec des croûtons de pain grillé. C’était délicieux et j’aurais aimé leur parler des plats que faisait Kirlens, mais j’étais censée appartenir à une famille bourgeoise et éduquée qui ne devait jamais avoir mis les pieds dans un établissement comme celui du Cerf ailé et je me contentai donc de louer le repas. Lorsque je leur parlai de Jirio, Steyra grommela.

— Il est avec nous à plusieurs cours. Il est complètement fou.

— Il en a tout l’air —lui dis-je, en pouffant.

Nous nous couchâmes tôt ; néanmoins, nous mîmes longtemps à nous endormir, parce que les jumelles avaient très envie de parler et elles me racontèrent un tas d’histoires sur l’académie, des commérages sans importance qui finirent par m’ennuyer profondément. Je pensai leur demander ce qu’elles pouvaient bien faire le matin, à se cacher derrière un arbuste, mais, pour ne pas les faire parler davantage, je me tus et je m’endormis peu après, en pensant tristement que je regrettais Ato et la vie tranquille que j’avais laissée loin derrière.

18 Passages secrets

— Eh ! —protestai-je, quand Syu me vola avec habileté la pomme que j’étais en train de manger—. Je ne savais pas que tu aimais les pommes.

Le singe gawalt haussa les épaules, il mordit à pleines dents dans la pomme et m’adressa ensuite un grand sourire de singe espiègle. Je fis une grimace.

— Tu peux la garder.

« Où est la noyeuse ? », demanda Syu.

— Elle est en classe, et ne l’appelle pas la noyeuse, elle ne voulait pas te noyer, elle voulait seulement te laver.

« Je sais me laver tout seul. Où sont les raisins ? »

— Puisque tu m’as volé ma pomme, je ne sais pas pourquoi je ne devrais pas garder les raisins pour moi —répliquai-je, moqueuse.

Le singe s’approcha, avec un air innocent.

« Je partage. » Il tendit une petite main vers moi avec une tête qui faisait peine à voir.

Je sortis un raisin et fis mine de le manger. Le singe pencha la tête, l’air offensé. Alors je me mis à rire et le lui jetai. Il l’attrapa au vol, l’avala et s’approcha de moi. Nous partageâmes tranquillement la grappe de raisins que j’avais apportée. Les raisins venaient des Comtés de Liriath, dans les terres du sud, et, quoiqu’un peu secs, ils étaient délicieux.

— Je vais te dire une chose, Syu. Je n’aime pas que tu sois enfermé dans le parc de l’infirmerie.

Syu avala les deux derniers grains de raisins et sauta sur un arbre.

« Je ne suis pas enfermé. Je peux sortir quand je veux. Par là », dit-il, en me montrant un endroit contre le mur.

Je clignai des yeux. « Où ? », demandai-je, sans me rendre compte sur le moment que je venais de parler par voie mentale pour la première fois de ma vie.

Le singe gawalt mit les mains derrière son dos et, me regardant avec méfiance, il donna un coup de pied dans une pierre et agita la queue.

« C’est un secret. »

— Ah bon —dis-je—, vraiment ? Et tu ne vas pas me le dire ? —Le singe m’observa en grognant, il croisa les bras et secoua négativement la tête avec fermeté—. Bon, ça ne fait rien, ce n’est pas grave.

Alors, je me rendis compte qu’il me restait encore un grain de raisin dans la main et je le lui donnai. Il l’attrapa, l’examina comme s’il n’avait jamais vu de raisin de sa vie puis me le relança. Je l’attrapai, surprise.

— Tu n’en veux plus ? Tu as raison, tu étais en train de devenir trop gourmand et après tu aurais pris du poids et je t’aurais battu à la course.

Syu prit un air sceptique et il partit soudain en courant me faisant clairement comprendre qu’il voulait que je le suive. Je roulai les yeux. La meilleure façon pour qu’on te révèle un secret, était d’avoir l’air de ne pas être intéressé. Je soupirai et je le suivis rapidement entre les arbres et les arbustes. Nous arrivâmes bientôt devant un arbuste chargé de fruits violets et le singe gawalt disparut dessous. Je m’approchai avec curiosité et je cueillis un fruit, en essayant de me rappeler si j’avais déjà vu une fois un tel arbuste à Ato. Syu apparut alors en laissant échapper un grognement et en montrant les dents.

« Tu veux mourir ? », me demanda-t-il. « Ça, ça ne se mange pas, c’est la mort »

Je lâchai aussitôt la grappe de fruits vénéneux.

« Comment tu le sais ? », questionnai-je.

« Beaucoup de ces arbustes vivaient dans la terre d’où je viens », répondit simplement le singe gawalt.

— Et d’où viens-tu ? —demandai-je.

Syu s’agita inquiet et je compris que je n’aurais pas dû lui poser cette question.

— N’y pense plus. Qu’est-ce que tu voulais me montrer, l’ami ?

Le singe se remit tout de suite et me fit signe de m’approcher du mur. Là, je vis une petite ouverture à travers laquelle Syu se faufila et sembla pénétrer dans le mur. Je penchai la tête, je regardai autour de moi pour m’assurer que personne ne me voyait et je me courbai pour suivre Syu.

D’abord, j’eus l’impression d’être entrée dans un petit abri sans issue, mais, peu après, je vis une tapisserie sombre qui cachait une ouverture assez large pour que je puisse y ramper. Je me mordis la lèvre, incertaine. Et si j’entrais là-dedans et je ne pouvais plus revenir en arrière ?

« J’avertirais la noyeuse », me tranquillisa Syu. « En plus, après ça s’élargit et après il y a le vrai soleil. »

Me demandant par quels démons Syu avait deviné mes pensées, je poussai la petite toile sombre et je pénétrai en rampant avec difficulté dans l’ouverture.

« C’est sombre », protestai-je.

« Évidemment, nous sommes à l’intérieur des murs », rétorqua le singe gawalt. Pour toute réponse, j’invoquai un globe de lumière. Bien sûr, Suminaria les faisait mieux, mais je devrais me contenter de ce que j’avais.

Peu à peu, je me rendis compte que ce n’était pas difficile de parler par voie mentale, en fait, c’était même plus facile que de parler à voix haute et je m’étonnai que les gens aient autant de difficultés pour comprendre en quoi consistait le dialogue mental. À présent, je comprenais comment Yilid, le fils du marquis de Vilona, s’était débrouillé pour me parler à Ténap. C’était très simple. Mais, qu’est-ce que j’utilisais exactement ?, me demandai-je, en essayant de voir si le jaïpu avait quelque chose à voir dans tout cela.

Syu surgit d’entre les ombres en agitant impatiemment la queue.

« On n’a pas besoin de tout comprendre, tu parles avec moi et voilà. Ne perds pas de temps. »

« D’accord. Mais où m’emmènes-tu ? »

« Voir le soleil. »

« Oui, ça je sais, je veux dire… » Je m’interrompis en débouchant sur un passage entre deux murs, étroit et pas très haut, mais où je pouvais me redresser et bouger avec plus de facilité. Cela n’avait pas l’air d’être un escalier de service parce qu’il était rempli de toiles d’araignées. C’était peut-être un passage abandonné ou bien…

« Quelle manie de donner un nom à tout », grogna Syu.

— Bon, et alors ? —lui dis-je—, par où va-t-on maintenant ?

Les escaliers descendaient tout droit pendant un bon moment, puis tournaient et tournaient comme la coquille d’un escargot. Je détruisais les toiles d’araignées ou les évitais si je pouvais et ma lenteur finit par exaspérer le singe.

« Je n’ai pas envie d’avoir vingt mille araignées dans les cheveux en sortant de là », marmonnai-je en guise d’explication, en écartant une araignée aux longues pattes. Le singe se couvrit le visage avec les mains en laissant échapper un grognement plaintif.

Le passage avait plusieurs croisements et il y avait d’autres escaliers qui montaient et qui descendaient, qui contournaient un autre mur et qui menaient va savoir où. Je commençais à avoir la certitude que ces passages n’étaient pas très fréquentés, mais que Syu n’était pas le seul à les utiliser. À un moment, je remarquai les traces de pas d’un saïjit sur le sol poussiéreux et, après, je vis une torche consumée suspendue à un candélabre.

La lumière que j’avais invoquée s’éteignit et je grognai tout bas. J’allais invoquer un nouveau globe de lumière lorsque soudain mon attention fut attirée par quelque chose ; c’était un filet de lumière très fin dans le mur, à peine visible. Je m’approchai et collai mon œil sur la fente. Oui, cela ne faisait pas de doute, ceci était une fente pour espionner. D’où j’étais, je voyais l’intérieur d’une salle de classe avec des objets étranges sur les tables qui étaient adossées contre le mur. En face, assis à son bureau, le maître Tawb écrivait, peut-être corrigeait-il des devoirs. Je rougis en me rendant compte que je l’espionnai et je reculai. Ces passages servaient-ils encore ou étaient-ils là depuis des siècles sans que personne ne les utilise ?

Je perçus l’exaspération latente du singe gawalt, à tel point que j’eus l’impression qu’il l’exagérait intentionnellement pour que je me dépêche. J’invoquai une autre lumière et je m’éloignai de la salle du professeur Tawb.

Nous poursuivîmes notre chemin avec plus de rapidité et nous arrivâmes rapidement à un couloir étroit qui ressemblait beaucoup à celui que j’avais traversé pour entrer dans le réseau principal. Sur ma droite, la lumière filtrait à travers les fentes d’une ouverture fermée par des barreaux. Je fronçai les sourcils.

— Cela ne me plaît pas —prononçai-je tout bas.

Syu souffla et disparut brusquement à un tournant. J’accélérai et je finis par sortir du trou avec l’impression d’avoir des araignées partout et, lorsque je passai la main sur mon visage, cela n’améliora rien. Je battis des paupières. J’étais à l’ombre, sous quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la pierre. Le soleil du jour se reflétait dans l’eau et brillait agréablement. Je sortis le bout du nez à droite puis à gauche et je m’assis par terre, le regard rivé sur la mer qui allait et venait sur les galets.

Syu m’avait conduite sous le pont qui unissait l’académie à Dathrun.

« On ne peut pas traverser l’eau », me dit tristement le singe gawalt.

Il était assis à côté de moi, les bras autour de ses jambes repliées. Il imitait si bien mon attitude que je me mis à rire.

— Tu ressembles à un saïjit —lui dis-je.

« Et toi, à un sac de toiles d’araignées ! » —me répliqua-t-il en se levant d’un bond et en croisant les bras.

Je n’avais jamais pensé qu’un singe gawalt pouvait avoir un caractère aussi affiné que celui de Syu. Je me levai.

— Sortons d’ici.

Syu me conduisit sous un petit tunnel de pierre auquel je ne me fiai pas beaucoup et je m’assurai que les gardes des portes ne me voient pas passer. Au-delà de la petite entrée naturelle, il y avait une petite anse où avaient poussé plusieurs arbres et une végétation dense. On ne pouvait en sortir nulle part, l’endroit était encerclé par une falaise.

— Si je comprends bien, il n’y a pas d’autre solution que celle de revenir par le même endroit, n’est-ce pas ?

Syu ne me répondit pas. Il était très occupé à examiner un objet sur la plage.

« Qu’est-ce qu’il se passe, Syu ? », lui demandai-je en m’approchant.

Le singe prit l’objet qui, en fait, était un ruban vert. Il se le mit sur la tête, sur le bras et le pied, le jaugeant sous tous les angles comme une jeune fille coquette étrennant un nouvel habit.

Syu se tourna vers moi et cligna des yeux. Je rougis en me rendant compte que j’avais parlé mentalement sans le savoir. Je me raclai la gorge.

« Qu’est-ce que tu veux faire avec ce ruban ? Fais voir, passe-le-moi. » Je le lui mis autour de la tête, comme le faisaient les marins. « Ça te plaît ? »

Syu palpa sa coiffure improvisée, pencha la tête comme si elle le gênait, puis s’en fut en courant vers un petit bois, très content. Seule sur la plage, je levai les yeux vers l’académie. La vue était impressionnante. Comment se voyait-elle depuis Dathrun ? Sans aucun doute, la vue devait valoir le coup.

Nous passâmes peut-être deux heures sur cette plage cachée, à faire des courses et à profiter du soleil. Je perfectionnai ma nouvelle capacité à parler mentalement et, au bout d’un moment, j’avais l’impression que, moi aussi, je pouvais deviner certaines pensées du singe. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais trouvé si facile d’utiliser le dialogue mental avec Syu et non avec les saïjits. Lorsque je me mis à raisonner sur la question, Syu me confia qu’il n’avait jamais parlé avec des saïjits avant de « mourir » —c’est ainsi qu’il pensait avoir changé de lieu de vie. Lorsque je lui expliquai qu’il n’était pas mort et qu’il avait seulement traversé un monolithe, il souffla et haussa les épaules, fatigué par les choses incompréhensibles dont je lui parlais. La seule chose dont il était convaincu, c’est que Laygra avait voulu le noyer et que, moi, je courais plus lentement que lui.

19 Lumière ténue

Lorsque je rentrai à l’infirmerie, j’étais couverte de toiles d’araignées et je me dirigeai discrètement vers la fontaine pour me laver les cheveux et ôter le plus gros de la poussière qui s’était déposée sur ma tunique verte qui, à présent, ressemblait plus à un torchon sale qu’à une tunique. Avec un soupir, je l’enlevai, j’en fis une boule et je l’accrochai à ma ceinture.

— Je vais à la buanderie, Syu. À tout à l’heure.

Syu disparut dans les arbres et, moi, je me dirigeai vers la sortie de l’infirmerie. À l’entrée, je rencontrai Jirio, qui entrait d’un pas hésitant. Il semblait de nouveau avoir abusé des énergies.

— Bonjour Jirio, encore à l’infirmerie ? —fis-je, amusée.

— Hum ? Ah, bonjour, Shaedra. Ce n’est rien, je crois qu’on m’a lancé un sortilège de désorientation.

J’écarquillai les yeux. On lui avait lancé un sortilège. Mais qui ? Jirio vacillait et zigzaguait, entrant et sortant de l’infirmerie, sans savoir où aller. Ce n’était pas le moment de lui demander quoi que ce soit. Je le pris par le bras et je le conduisis doucement à l’intérieur.

— Il vaut mieux que tu restes un peu à l’infirmerie, en attendant que ça passe —lui dis-je. J’eus l’impression qu’il acquiesçait—. Mais dis-moi, qui t’a lancé le sortilège ? Peut-être que je pourrais t’aider.

Jirio ne répondit pas. Il était vraiment étourdi. Je cherchai une infirmière parmi les tentes et je finis par en trouver une qui me dit qu’elle était très occupée et que le mieux, c’était que je le fasse s’asseoir en quelque part et qu’il se remettrait avec le temps. En maugréant intérieurement, je continuai à chercher et, finalement, je trouvai une très vieille infirmière qui se chargea de Jirio en lui offrant un verre d’eau et en lui donnant de petites tapes dans le dos. Elle me dit finalement :

— Ne te tracasse pas, jeune fille, il va se rétablir en moins d’une heure. Il était en classe lorsque c’est arrivé ? —Je fis signe que je n’en avais aucune idée—. Eh bien, tu n’as pas besoin de rester ici. Il ne va rien lui arriver de mal.

— Merci beaucoup. Bonne journée.

Je sortis de l’infirmerie et je pris le chemin de la buanderie. Là, je lavai ma tunique, je la frottai énergiquement, je l’essorai et je l’emportai dans ma chambre où je dus improviser et suspendre une corde pour l’étendre. Une fois cela fait, je mis mon autre tunique fauniste et je me rendis à la Salle Erizal à la recherche de Murry et de Laygra, mais, comme je ne les vis nulle part, je revins à la Salle du Dégel, je me servis une grande assiettée de lentilles et je m’assis à une table près des fenêtres les plus ensoleillées. Le vent s’était levé et à l’ouest, des nuages chargés de pluie se rapprochaient. Malgré ce qu’avait dit le gnome, Neyl Dosin, tout semblait annoncer que le cycle serait très pluvieux.

Après avoir laissé mon assiette vide et toute propre, j’avais encore faim, mais chaque élève était censé n’avoir le droit de se servir qu’une seule fois. Je soupirai intérieurement, en pensant que la somme d’argent versée pour mon inscription pouvait largement payer des repas pendant deux ans.

Je regardai la salle autour de moi. La majorité étaient attablés, mangeant et causant bruyamment. Les premiers jours, j’avais remarqué que la moitié environ des élèves de l’académie préféraient parler naïltais plutôt qu’abrianais. Dans les communautés d’Éshingra, la majorité connaissait le naïltais, l’abrianais et le naïdrasien, en particulier dans les villages de la côte, où se mêlaient marins et marchands de toutes les régions de la Terre Baie. Cependant, les cours de l’académie se donnaient en abrianais, sûrement parce que l’abrianais était considéré comme une langue érudite et noble alors que le naïltais était plutôt qualifié de langage barbare dans les zones côtières. Moi, je savais parler naïltais, mais avec infiniment moins d’aisance et, parfois, s’exprimer de façon incorrecte pouvait causer des catastrophes. Tout cela me convenait donc à merveille.

Je sortis les horaires de mon sac et je commençai à les consulter. Cette après-midi, j’avais mon premier cours. D’endarsie. Je fronçai les sourcils. Aynorin avait assez insisté sur cette branche spécialisée et je connaissais pas mal de théorie, mais la pratique ne m’avait jamais bien réussi, surtout l’art de la guérison. Bien. Je terminai à cinq heures et ensuite je commençais à huit heures du matin le Blizzard avec un cours d’Histoire. En survolant les horaires du mois suivant, je me rendis compte qu’ils changeaient tout le temps et qu’il valait mieux que je sois attentive si je ne voulais perdre aucun cours.

Je me centrai de nouveau sur le présent et je regardai le numéro de la salle où je devrais me rendre dans une heure. J’avais amplement le temps, mais je décidai de chercher tout de suite le numéro 26C. Cela devait être dans un autre édifice.

Je me levai et sortis de la salle pour me diriger jusqu’au plan de l’académie. Je restai là un bon moment à examiner les numéros des salles, mais je ne réussis pas à trouver l’édifice C, et pourtant cela ne devait pas être si difficile, parce que j’avais vu le A, le B, le D et le E. En plus, j’étais sûre que j’étais déjà passée par là-bas pendant mes explorations.

— Shaedra ! —m’appela Laygra en s’approchant—. Je te cherchais. Je voulais t’avertir que cette après-midi nous allons à Termondillo, et tu viendras avec nous, comme ça nous te montrerons Dathrun, qu’est-ce que tu en penses ?

Elle semblait troublée, comme si elle me cachait quelque chose qu’elle n’osait pas me dire là où nous étions. Je fronçai les sourcils. Pourtant, je ne pouvais pas nier que l’idée de sortir de l’académie n’était pas pour me déplaire.

— Génial. Et on y va avec les amis de Murry ?

Laygra fit une grimace et acquiesça.

— Et Rowsin et Azmeth, des amis à moi, viendront aussi.

Je souris et j’avouai :

— J’espère ne pas me perdre en chemin, je n’ai jamais été dans une si grande ville de toute ma vie.

Laygra rit, amusée.

— Ombay est plus grand. Quand on est allés vers le sud, Murry et moi, on y est passés. Je n’aurais jamais pensé qu’il puisse y avoir tant de monde dans un même endroit. Bon, on se voit à l’entrée à cinq heures ? C’est à cette heure que tu termines, non ?

Je fus surprise qu’elle connaisse mieux mes horaires que moi. C’est seulement après qu’elle fut partie que je pensai que j’aurais pu lui demander où donc se trouvait l’édifice C. Je passai bêtement l’heure suivante à chercher la salle 26C. Je traversai trois fois la Galerie d’Or, je m’égarai dans un endroit perdu où personne ne passait et je trouvai même une autre ouverture semblable à celle que j’avais découverte le matin, mais, lorsque je m’accroupis pour jeter un coup d’œil, je ne vis qu’un trou peu profond bouché au fond par une grosse pierre. Je questionnai plusieurs étudiants qui se mirent à rire et partirent sans me répondre. Ce n’est pas la peine de dire que j’étais d’une humeur massacrante quand, finalement, dans un couloir de l’édifice E, je rencontrai par hasard Jirio, qui était agenouillé par terre en train de ramasser plusieurs livres et crayons qui étaient tombés de son sac. C’est alors que je me rendis compte que j’avais totalement oublié d’emporter les feuilles que m’avait données Murry pour écrire. Bah, de toute façon, il ne me restait plus que quelques minutes pour arriver en classe à temps et je n’avais toujours pas trouvé le maudit édifice C.

— Tu as besoin d’aide ? —demandai-je à Jirio.

Le jeune ternian sursauta et je vis qu’il avait été sur le point de lancer un sortilège qui aurait bien pu nous électrocuter tous les deux, mais, quand il me reconnut, il sourit, gêné, et se tranquillisa.

— Pardon, tu m’as fait peur. Mon sac s’est déchiré, ce n’est pas grave.

— Hum —fis-je en l’aidant cependant à ramasser les dernières feuilles éparpillées par terre—. Je vois que tu t’es remis depuis ce matin.

Jirio fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien… quand tu es entré à l’infirmerie Bleue, tu étais tout égaré —Je l’observai quelques secondes, inquiète—. Tu ne te souviens pas de ce qui s’est passé ce matin ? Tu m’as dit qu’on t’avait attaqué.

— J’ai dit ça ? —répliqua Jirio, en se relevant et en tenant son sac à deux mains pour ne rien laisser tomber—. Eh bien, ce sont des choses qui arrivent. J’ai cours tout de suite. À plus tard.

Je le regardai s’éloigner, stupéfaite de son attitude.

— Attends ! —m’écriai-je—. Tu ne sais pas par hasard où se trouve la salle 26C ? J’ai cours d’endarsie et cela fait une heure que je cherche la salle.

Jirio s’arrêta, puis se retourna, un grand sourire sur les lèvres. Son étrange humeur s’était évaporée.

— Tu as dit le bâtimentC ? Le bâtimentC n’existe plus depuis plus de trente ans.

J’avalai ma salive, me sentant soudain stupide. C’est pour cela que tous ceux à qui j’avais demandé s’étaient mis à rire. Certains avaient même dû penser que je me moquais d’eux. Ça alors. Je ressortis mes horaires et confirmai.

— Ici, il y a marqué 26C —lui dis-je, en me rapprochant de lui et en lui montrant.

Jirio secoua la tête.

— Moi, j’ai cours d’endarsie tout de suite, dans la salle 26E. Peut-être que c’est le même cours.

Je laissai échapper un soupir de désespoir et je lui contai mes malheurs pendant le court trajet qui nous séparait de la salle 26E. Jirio ne se priva pas de rire, mais il me confia que lui aussi, au début, avait eu beaucoup de problèmes pour s’orienter dans ce labyrinthe de couloirs.

Une fois arrivés devant la salle, je rencontrai Steyra qui me promit de m’empêcher de me perdre à l’avenir. Lorsque je lui demandai où étaient les jumelles, la naine adopta une expression étrange.

— Elles devraient être là, mais elles ne viennent pas toujours.

À sa façon de le dire, je ne doutai pas qu’elle en savait plus qu’elle ne le disait ; cependant, je n’avais aucune intention de connaître les secrets de Zoria et Zalen : j’avais suffisamment de préoccupations comme ça et je ne voulais pas en rajouter.

Très vite, je me rendis compte que ceux qui nous avaient vus arriver Jirio et moi, nous regardaient avec curiosité. Ce même après-midi, je n’appris que trop les opinions qui circulaient sur Jirio. À ce que j’entendis, Jirio était connu pour quelqu’un d’étrange et de peu sociable, une personne peu sérieuse pour ses devoirs et, pourtant, toujours en train de bricoler avec des machines et avec l’électricité. C’était le fils d’une très riche famille et, selon une certaine Yensria Kapentoth qui ne cessa de me parler pendant une bonne partie du cours d’endarsie, il descendait directement des anciens roi d’Éshingra.

— Les rois fous, tu sais bien —me dit-elle alors que j’essayai d’écouter un peu ce que disait le professeur.

Lorsque j’étais entrée dans la salle, Steyra m’avait conduite jusqu’au quatrième rang, où Yensria, suivie de tout une bande, s’était assise, obligeant Jirio à s’asseoir au cinquième rang. Après toutes les critiques que fit Yensria sur le ternian, je me demandai s’ils ne l’avaient pas fait exprès.

Quand tous les élèves furent entrés, je fus surprise que nous soyons si nombreux. Nous étions au moins soixante élèves. Mais bien sûr, toute cette foule d’étudiants que je croisais dans les couloirs devait bien étudier quelque part.

Le professeur Zeerath apparut peu après par une porte située au fond de l’amphithéâtre. Selon Steyra, Zeerath donnait ses cours trop rapidement et je pus le vérifier pendant les trois heures d’endarsie, cet après-midi-là. En fait, il semblait parler sans faire de pause et sans prêter attention à ses élèves, ce qui me surprit assez, étant donné qu’il avait été le plus sympathique du conseil avec les trois questions qu’il m’avait posées. Bon, ce n’était pas que son cours soit mauvais, mais, en tout cas, une bonne partie de ses élèves semblait s’en désintéresser totalement.

Comme je n’avais aucun support pour écrire, Steyra me prêta aimablement un papier et un crayon et je pris quelques notes, imitant les autres, bien que je ne sois pas du tout habituée à cela. En général, à Ato, Aynorin nous donnait des devoirs, nous allions à la bibliothèque, nous consultions des livres et, ensuite, nous rendions nos travaux. Prendre des notes des propos précipités d’un professeur me semblait vraiment inefficace et, finalement, saturée par le flux de paroles de Yensria et par les explications infinies du professeur Zeerath, je posai le crayon et je me contentai d’écouter et de méditer.

Ce jour-là, le professeur Zeerath donnait une leçon sur comment comprendre la relation entre les muscles, le jaïpu et les sortilèges de guérison. Il parla aussi des tendons et il fit une analogie qui avait à voir avec la métallurgie que je ne compris pas très bien. Au bout d’un moment, Yensria s’était tournée pour causer avec le compagnon placé sur sa gauche et elle me laissa enfin tranquille avec mes pensées. Peu après, je remarquai que Steyra regardait fixement le professeur Zeerath et je crus d’abord que c’était la seule à être aussi intéressée par le cours, mais, quand le professeur traversa la salle pour ouvrir la fenêtre, les yeux de Steyra demeurèrent immobiles. J’eus du mal à m’empêcher de rire.

— Le problème consiste —disait le professeur Zeerath, en ouvrant la fenêtre— à relâcher la quantité exacte d’énergie. L’un des plus grands problèmes que rencontrent les guérisseurs est celui d’évaluer avec exactitude les besoins des patients. La théorie est facile, mais la pratique requiert beaucoup d’années d’expérience. Voyons un peu la formule de Jalper et comparons-la avec celle de Sunbac. Vous allez voir que la formule de Jalper est plus précise que celle de Sunbac pour ce qui est de la modulation des muscles du squelette, mais elle manque de précision pour les muscles lisses et cardiaques.

Tandis qu’il parlait, il écrivait au tableau une formule compliquée que je recopiai minutieusement sur ma feuille, bouche bée ou peu s’en fallait, impressionnée par cette complexité toute pompeuse. Zeerath, en se retournant, sourit largement.

— Je veux que vous appreniez bien cette formule parce que je crains que les trois heures dont nous disposions touchent à leur fin et nous ne nous retrouverons que dans deux semaines, ce qui fait que je vous ai préparé une liste de devoirs, pour que vous passiez de bonnes vacances.

J’entendis les autres grogner. Ils n’avaient pas l’air très contents. Lorsque nous sortîmes de la classe, ma feuille était emplie de minuscules gribouillages qui semblaient encore plus désordonnés que le tableau chaotique du professeur Zeerath.

Lorsque je dis à Steyra que j’allais visiter Dathrun, j’eus l’idée de lui proposer de m’accompagner.

— Qu’en penses-tu ? —lui demandai-je.

La naine adopta une mine pensive, mais elle hocha la tête presque immédiatement.

— Ça me fera du bien de me changer un peu les idées. Ça fait plus d’un mois que je ne sors pas de l’académie, tu te rends compte ?

Je l’accompagnai jusqu’à notre dortoir. Je gardai ma feuille gribouillée et Steyra posa quelques-uns de ses livres, nous ôtâmes notre tunique verte et nous nous dirigeâmes vers la sortie de l’académie vêtues normalement. Sur le chemin, nous bavardâmes en parlant des professeurs de l’académie et de leurs matières et Steyra m’apprit que, parmi eux, la plupart étaient étrangers.

— Le professeur Zeerath, par exemple, il vient de Mirléria —me raconta-t-elle—. Et le professeur Erkaloth vient de Dumblor, des Souterrains.

— Des Souterrains ? —répétai-je, bouche bée—. Je croyais que les relations avec les villes des Souterrains étaient très mauvaises.

Steyra haussa les épaules et sourit d’un air mystérieux.

— Elles sont mauvaises en général, mais Dumblor a une école très célèbre, le Conservatoire des Kireins, tu n’en as pas entendu parler ?

Je fronçai les sourcils puis acquiesçai.

— Je crois que si. C’est de là qu’est sorti Mélensar, le nécromancien si célèbre… n’est-ce pas ?

Steyra grimaça, mais opina du chef.

— Oui. C’est de là qu’il est sorti. Et, moi, j’y ai étudié pendant un an.

Je pâlis et la dévisageai, les yeux ronds.

— Oh —fis-je alors.

La naine sourit, comme si elle se moquait de moi.

— À Dumblor, il n’y a pas de squelettes —me rassura-t-elle—. Les gens d’ici pensent qu’il y a des trolls, des assassins, des squelettes et des nécromanciens en train de se balader dans les rues. Mais —dit-elle en riant—, ce ne sont que des légendes urbaines.

Je haussai un sourcil tremblant.

— Vraiment ?

— Ben, oui. Dumblor est une ville de saïjits normaux. Ce sont les nains qui l’ont fondée. Et tu peux être sûre que, si un nécromancien a l’idée de s’approcher, il a besoin d’une bonne raison ou d’une bonne cargaison de marchandises parce que, sinon, ils l’envoient paître sur-le-champ. Le professeur Erkaloth est resté deux ans à Dumblor, comme professeur, bien que l’on raconte qu’il a des pratiques nécromantiques. C’est une ville assez tolérante, ça oui. J’y ai vécu pendant toute mon enfance… mais, s’il te plaît, ne le dis pas trop par ici… tu comprends… il est difficile de convaincre les gens pour qu’ils se débarrassent des préjugés qu’ils ont toujours eus.

— Je comprends —dis-je, avec lenteur—, mais, alors, pourquoi es-tu dans cette académie si tu pouvais rester au Conservatoire des Kireins ?

Steyra se mordit la lèvre puis soupira.

— Il y a des choses que je ne comprends pas moi-même. Mais je reconnais que j’aime bien la Superficie —ajouta-t-elle, en souriant—. Le soleil est plus chaleureux que les pierres de lune et les cristaux naturels, et j’avoue que l’air est plus pur.

À partir de là, nous changeâmes de sujet. Nous étions sur le point d’arriver à l’entrée principale lorsque Jirio apparut d’un coup, débouchant d’un couloir, et faillit se heurter contre nous.

— Oh, pardon —dit-il, en se passant la main sur les cheveux, l’air embarrassé—, je peux… je peux te parler un moment, Shaedra ?

Je m’aperçus que Steyra roulait les yeux. J’entendis la voix de Murry, à l’entrée principale, et je me dis que ce n’était pas correct de faire attendre les autres plus longtemps.

— Bien sûr, Jirio, mais, si ça ne te pose pas de problème, allons par là, je vais aller visiter Dathrun pour la première fois.

— Pour la deuxième fois —fit-il.

— Comment ?

— J’ai dit, pour la deuxième fois. Tu as bien dû passer par là pour entrer —rétorqua-t-il en souriant.

— Oh —dis-je—. Bien sûr.

Lorsque nous entrâmes dans la salle, je vis Murry en compagnie des trois amis qu’il m’avait présentés la veille, sur la plage. Avec surprise, je me rendis compte que je me souvenais de leur nom : Yerbik était l’humain aux cheveux noirs, Sothrus, le ternian anormalement grand et le troisième était Iharath, un semi-elfe roux, plus petit que Murry, aux yeux aussi violets que ceux de Lénissu. Laygra, Rowsin et Azmeth étaient aussi de la partie. Rowsin était une sibilienne aux cheveux roses et aux yeux bleus, de dix-huit ans environ, et Azmeth était un humain à l’expression bon enfant, son corps était robuste, ses mains, épaisses et ses cheveux châtains sombres étaient soigneusement peignés.

Ils n’avaient pas l’air de s’ennuyer en nous attendant, mais, en nous apercevant, Murry me lança vivement qu’il avait cru que nous avions décidé de les abandonner et, après que Laygra m’eut présenté Rowsin et Azmeth, je leur présentai Steyra et Jirio et nous nous mîmes en chemin. J’eus l’impression de traverser un bazar animé au lieu d’un pont car, en plus de notre groupe, des personnes de tout type entraient et sortaient constamment.

— Que voulais-tu me dire, Jirio ? —demandai-je, tout en marchant.

Jirio était resté un peu en retrait et je dus l’attendre pour pouvoir me tenir à sa hauteur.

— Eh bien… euh… —Jirio jeta un coup d’œil vers l’avant et il blêmit en voyant Steyra nous regarder.

— Oui ? —l’encourageai-je, patiemment. Je commençai à me demander s’il avait vraiment quelque chose à me dire.

— Voilà —dit-il, en baissant la voix—. J’ai repensé à ce qui s’est passé ce matin et je voulais te remercier de m’être venu en aide.

— Mais je n’ai rien fait —répondis-je, sans comprendre—, quand tu es arrivé à l’infirmerie, tu étais déjà désorienté.

— Oui, mais tu ne m’as pas abandonné. En tout cas… je voulais dire… zut. Je sais ce que Yensria et les autres ont dû te raconter sur moi… Ils ne m’aiment pas simplement à cause de l’histoire de mon frère —fit-il, nerveux.

— Je ne comprends pas —reconnus-je.

— Oui… bon, le problème, c’est que ma famille est très riche.

Je haussai un sourcil, amusée par la façon dont Jirio commençait son explication.

— Ça, c’est un problème ? —répliquai-je.

— En soi, ce n’est pas un problème —concéda-t-il—, mais ce que je veux dire, c’est que la folie de mon frère ne signifie rien. Moi, je suis très bien dans ma tête —affirma-t-il, en me regardant d’un air sérieux.

Je fermai les yeux pendant une ou deux secondes pour réprimer un éclat de rire. Après tout, Jirio prenait tout ça très au sérieux. J’inspirai profondément. Alors, c’était ça. Jirio pensait qu’on le regardait de travers parce que son frère était fou. Peut-être avait-il raison. Yensria avait insisté sur le fait qu’il descendait des rois fous et qu’il n’était pas tout à fait stable mentalement, mais, surtout, que c’était un type dangereux qui pouvait vous électrocuter sans le faire exprès : “Seules les idiotes parleraient avec un garçon comme ça”, m’avait dit la très intelligente Yensria Kapentoth.

— Bien sûr —répondis-je, au bout d’un moment—. Sincèrement, je n’ai jamais cru que tu étais plus fou que beaucoup d’autres par ici. Écoute, n’en parlons plus et viens avec nous à Dathrun.

— Oh, je ne voudrais quand même pas… je dois coudre mon sac et je dois…

— C’est vraiment dommage —fis-je en accompagnant mes mots d’un soupir théâtral.

Mon manque d’insistance dut étonner Jirio, qui eut un demi-sourire et roula les yeux. Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes tous à Dathrun. Les rues qui longeaient la plage étaient larges et pavées, bordées de bancs et de lampadaires, mais je vis qu’un peu plus loin, en direction du port, les maisons étaient plus petites et plus pauvres, les rues et les jardins embourbés et emplis de bric-à-brac. Nous nous dirigeâmes vers l’intérieur, en passant par l’avenue principale, où se trouvaient tous les commerces et les tavernes.

Jirio était en train de nous raconter à Steyra et à moi comment le pont Froid que nous venions de traverser avait été construit, lorsque Murry s’approcha de nous.

— Comment s’est passé ton premier cours, sœurette ?

Je gonflai mes joues.

— Long. À vrai dire, ça change beaucoup comparé à… à avant. Nous sommes au moins soixante en cours et le professeur Zeerath nous a donné une tonne de devoirs, sur des trucs auxquels je ne connais rien.

— Je te passerai mes notes, si tu veux —me proposa Steyra.

— Merci —lui dis-je, puis je lâchai un gémissement plaintif—. Je crois que, pendant ces vacances, je vais passer mes journées à étudier.

— Ça, c’est une bonne chose —répartit Murry, sur un ton taquin—. En plus, ce n’est pas pour dire, mais je crois que tu as un meilleur niveau que moi.

— Incontestablement —intervint Laygra, en se tournant vers nous—. Eh, Steyra, Jirio, approchez-vous s’il vous plaît, dites-moi, connaissez-vous la boutique de farces et attrapes dans la rue de l’Espoir ?

— Bien sûr —dit Jirio, avec entrain—. C’est là que j’achète des… —soudain, il se tut en rougissant.

— Tu achètes des articles chez Yubli et Taun ? —demanda Rowsin, agréablement surprise—. Nous, nous sommes experts en boulemoufettes.

— Ah, c’est vous qui… —Jirio se racla la gorge—, mais, moi, je n’achète pas des articles pour ça, je les achète dans un but purement scientifique —assura-t-il solennellement—, ce sont des expérimentations totalement inoffensives.

Rowsin et Azmeth échangèrent un regard moqueur.

— Vraiment ? —répliqua Azmeth.

Pendant ce temps, Murry et moi nous laissâmes distancer par le groupe et je cessai d’entendre clairement ce qu’ils disaient tandis que mon frère se préparait à m’annoncer quelque chose d’important.

— Qu’y a-t-il ? —demandai-je alors, impatiente—. Laygra semble inquiète et toi aussi. Il y a un problème avec le… travail à faire ?

— Eh bien, ce n’est pas exactement ça —commença à dire Murry—. Je serai bref. Marévor Helith est parti. Il m’a laissé une note d’instructions pour notre tâche, alors on n’a pas de problème de ce côté-là, mais…

— Attends un peu… Le maître Helith est parti ? —j’émis un grognement, hallucinée—. Je ne peux pas y croire !

Murry me jeta un bref coup d’œil, soupira, puis chercha quelque chose dans sa poche.

— Lis ça et tu sauras tout.

Le papier qu’il me tendit contenait, sur le verso, pleins de calculs et de figures géométriques réalisées au compas et à la règle.

— C’est de l’autre côté —grogna Murry, impatient.

Je retournai la feuille et je commençai à lire la courte note que le maître Helith nous avait laissée avant de partir les démons savaient où. Certaines lettres étaient anciennes et me rappelaient le caeldrique, mais le message était tout à fait compréhensible. Il était dit qu’un imprévu l’avait obligé à changer ses plans, mais, que nous, nous poursuivions ce qui était prévu en ce qui concernait Mauhilver, l’homme à qui nous devions nous adresser pour obtenir le livre. Il ne donnait pas plus d’explications sur la raison de son départ, mais, par contre, il avait laissé des consignes et des conseils, quelques-uns tout à fait inutiles et d’autres qui me semblèrent peu prudents. Nous étions censés nous rendre le Javelot suivant au numéro cinq de la ruelle Sans Issue, puis frapper à la porte, demander à voir sieur Mauhilver et lui parler. Apparemment, il était déjà au courant de notre venue. Et, tout en bas de la feuille, il disait que… J’ouvris grand les yeux et je pliai le papier pour le rendre à mon frère, les mains tremblantes.

— Tu es sûr que nous devons parler avec ces gens-là ? —demandai-je.

Murry ne semblait pas s’en réjouir plus que moi.

— Je suppose que le maître Helith pense que ces gens-là en savent plus que ce qu’ils disent.

Je ne répondis pas, confuse.

— Ce qui m’inquiète le plus, c’est que maître Helith soit parti si vite —commenta Murry, pensif—. Il a dû se passer quelque chose de grave. Demain, il avait un cours de perception —ajouta-t-il, avec un froncement de sourcils.

Je soupirai, résignée.

— Enfin, il faut voir les choses du bon côté : je n’avais jamais eu rendez-vous avec un voleur de magaras.

Murry me regarda, l’air sceptique, et il allait répondre, mais, à cet instant, nous arrivions au Termondillo et Rowsin se tourna vers nous.

— Ça suffit toutes ces messes basses —nous dit-elle joyeusement—. Le Termondillo nous attend !

— Les dames d’abord —fit Azmeth. À la façon dont il regarda sa compagne, j’en déduisis qu’il y avait plus que de l’amitié entre eux. Laygra me le fit savoir par un clin d’œil pas du tout discret.

Lorsque nous entrâmes dans le Termondillo, je sus aussitôt que j’entrai dans un établissement luxueux. D’abord, il fallait payer l’entrée. Murry s’en chargea et paya également l’entrée de Jirio, car il n’avait pas apporté d’argent. Je dus répéter plusieurs fois à Jirio qu’il n’y avait aucun problème, qu’il nous rendrait l’argent si ça le gênait tant, pour qu’il cesse enfin de grogner.

Franchement, je ne me sentais pas à l’aise dans cet endroit. Il s’agissait, sans nul doute, d’un lieu de divertissement pour les étudiants de l’académie. Il y avait plusieurs salles, quelques-unes étaient consacrées aux jeux, d’autres étaient des restaurants, et il y avait même une salle de théâtre dans laquelle on donnait parfois des représentations. Laygra, Rowsin et Azmeth se séparèrent bientôt se joignant à un autre groupe installé à une table. La plupart des étudiants qui étaient là avaient plus de seize ans, et je crois bien que j’étais la plus jeune de tout l’établissement, car même Steyra en comptait quinze et Jirio quatorze.

Yerbik et Sothrus se mirent à jouer aux cartes en pariant de petites sommes d’argent. Jirio avait engagé la conversation avec une jeune elfe qui le dévisageait avec fascination et qui avait tout l’air d’avoir bu plus qu’il ne fallait. Après m’avoir souhaité de bien m’amuser, Murry s’était éclipsé de la salle et j’ignorais où il était allé. Dans un coin, assis sur un tabouret, un humain d’une vingtaine d’années jouait gaiement de la guitare, tandis que dans la salle s’entendaient des éclats de rire et un brouhaha de voix.

Je soupirai et me tournai vers Steyra, qui semblait ressentir la même sensation d’étouffement que moi.

— Nous allons nous asseoir ? —proposai-je, comme cela faisait un bon moment que nous étions debout, balayant la salle du regard.

La naine hocha la tête et nous nous assîmes à une table de quatre places, près de la fenêtre. Au-dehors, le ciel s’était assombri et il tombait une légère bruine rafraîchissante. Dans la rue, en contrebas, de rapides silhouettes passaient, revêtues des costumes les plus ridicules que j’avais vus de ma vie, mais qui semblaient être à la mode à Dathrun.

— Comment peuvent-ils marcher avec ces chaussures élevées ? —demandai-je à voix haute.

Steyra suivit mon regard et se mit à rire, l’air très amusée.

— Ce sont des talons —me dit-elle—. Tu n’avais jamais vu ce genre de chaussures ? —Je fis non de la tête—. Ce n’est pas très commode —admit-elle—, mais la mode, c’est la mode. Quoique, je dois t’avouer que je n’avais jamais vu une naine avec des talons avant d’arriver à Dathrun. Cette ville est un véritable chaos et plus rien de ce que les gens peuvent porter ne pourrait me surprendre. —Elle soupira et reporta son attention vers l’intérieur—. Je n’étais jamais entrée ici. Je croyais que seuls les étudiants plus âgés y allaient.

— Ça ne semble pas déranger Jirio —remarquai-je, un demi-sourire aux lèvres, en voyant que le ternian s’était assis à une table avec un petit groupe de joueurs et qu’il venait de gagner pas moins de dix kétales avec les deux kétales que lui avait prêtés Yerbik, l’humain ami de Murry.

Iharath, le semi-elfe, surgit soudain devant nous, le visage souriant. Sous la lumière des lustres, ses cheveux roux brillaient comme le feu.

— Puis-je me joindre à vous, demoiselles ?

— Bien sûr —répondis-je, en voyant que Steyra ne répondait pas.

— Qu’est-ce que vous pensez du Termondillo ? —demanda-t-il avec un air blagueur, en prenant place auprès de Steyra, puis, face à notre mine ennuyée, il se pencha vers nous en baissant la voix—. Sincèrement, je vous comprends. Ici, on ne pense qu’à l’argent, aux boissons et aux filles. Et vous pouvez être sûres que vous ne trouverez personne qui ait une conversation intelligente.

Je haussai un sourcil et j’échangeai un regard avec Steyra.

— Où est Murry ? —demandai-je.

Iharath balaya rapidement du regard son alentour et ses yeux violets revinrent se poser sur nous.

— Il a dû apercevoir Sarmyn.

— Oh. Qui est Sarmyn ?

— À moins qu’il ait croisé Leriam.

— Leriam ? —répétai-je.

Iharath éclata de rire face à mon incompréhension, puis il se leva d’un bond.

— Je vous apporte quelque chose à boire ? Pas d’alcool, évidemment, ça ne vous convient pas, mais de l’eau ou un jus de fruits ?

Je plissai des yeux, rembrunie. Qui étaient Sarmyn et Leriam ?

— Un jus d’orange —dit Steyra, avant que je ne puisse le lui demander de nouveau.

— Deux jus d’orange, ça roule ! —s’écria le semi-elfe, en disparaissant à la rapidité de l’éclair.

— Qu’a-t-il voulu dire avec… ?

— Oh… —dit Steyra, les sourcils froncés—. Ce sont des amies, peut-être.

— Hum… —fis-je, pour toute réponse.

Lorsqu’Iharath revint, Murry l’accompagnait. Il avait les cheveux mouillés, comme s’il était sorti de l’établissement et était resté sous la pluie pendant dix minutes sans sourciller.

— Voilà les jus de fruits —annonça Iharath, en les posant sur la table—, et voilà Murry.

— Murry, qui sont Sarmyn et Leriam ? —demandai-je, indiscrète.

Murry s’empourpra et se tourna vivement vers son ami en lui assenant une bourrade.

— Iharath ! Ne me dis pas que tu leur as… ?

Le semi-elfe éclata de rire.

— Allez, voyons, mon vieux, tout le monde le sait que tu as un succès fou auprès des belles du pays. Je tentais seulement de deviner avec laquelle d’entre elles tu pouvais bien être. Tâche extrêmement ardue.

Murry sourit, l’air rêveur, et il fit un geste de la main.

— Ce n’est pas vrai. Avant, peut-être. Maintenant, c’est plus sérieux.

Son sourire s’était élargi et il arborait sur le visage une expression si extasiée et niaise de parfait amoureux que Steyra et moi ne pûmes nous empêcher de pouffer de rire.

— Oh ? —dit le semi-elfe, l’air soudain intéressé—. Et peut-on savoir qui est cette belle demoiselle qui a retenu à ce point ton attention ?

Murry s’assit lentement et prit une gorgée de bière.

— Keysazrin —murmura-t-il—. C’est la femme la plus belle que j’ai jamais vue. Et la plus géniale. —Il secoua la tête avec plus d’énergie—. Je me marierai avec elle, un jour, tu peux le croire, Iharath, je ne la laisserai pas s’échapper.

Iharath observa son ami avec un sourire.

— J’aime te l’entendre dire, mon vieux, faut pas hésiter. Mais pourquoi est-ce que tu n’as pas pu parler avec elle plus de temps ? Allez, va donc la retrouver, mon ami.

Murry secoua la tête.

— Aujourd’hui, je n’ai pu que la voir passer dans la rue. Cette nuit, je vais lui parler.

— N’oublie pas qu’on commence demain à huit heures —lui rappela Iharath, moqueur—. Mais où vit la jeune fille ?

Murry se rendit soudainement compte qu’il n’était pas seul à seul avec son ami et il se leva d’un bond.

— Cette même nuit —répéta-t-il, et il sortit de la salle à grandes foulées précipitées.

— Hum —toussota Iharath, pensif, en croisant les bras.

— Il est heureux comme un escargot par un jour de pluie —commentai-je.

Le semi-elfe cligna des yeux et me regarda avec un demi-sourire.

— Comme un escargot par un jour de pluie ? Plutôt comme un jeune amoureux qui perd la tête du jour au lendemain. C’est curieux comme comportement.

— Il a l’air sérieux.

— Oui —dit-il simplement—. Il a l’air sérieux.

De fait, lorsque nous revînmes à l’académie, Murry n’était visible nulle part.

20 Le kershi

Le jour suivant, j’arrivai en cours d’Histoire accompagnée de Steyra, Zoria et Zalen, et j’eus donc la chance de ne pas me perdre en chemin. Jirio ne se montra nulle part, mais, apparemment, selon les jumelles, ce garçon sautait beaucoup de cours. En plus, la veille, il avait réussi à électrifier un jeu de cartes et son propriétaire devait être très susceptible parce qu’il n’avait pas pu retenir un coup de poing. Le jeune ternian avait saigné du nez sur tout le chemin du retour.

Le professeur Tawb était déjà dans la salle lorsque nous entrâmes. Le ternian portait le même habit noir que le jour où j’avais passé mon épreuve d’admission. Il nous reçut tous en nous saluant très courtoisement et avec la même amabilité avec laquelle il s’était adressé à moi deux jours auparavant. Ni Yinur ni Aynorin ne racontaient l’Histoire comme le faisait le professeur Tawb et je fus surprise de découvrir que je l’écoutais avec fascination, en me rappelant le peu que j’aimais apprendre l’Histoire, qui, en fin de compte, n’était que des faits passés et morts. Le professeur Tawb, cependant, semblait raconter le passé comme une série de contes et d’anecdotes. Il connaissait tant de détails sur les évènements que je n’aurais pas été étonnée de voir apparaître le duc d’Ésolia des années 5430, dans l’encadrement de la porte, portant l’épée à la ceinture et défiant le roi GalmasiorII, devant toute une cour de témoins.

Après l’Histoire, nous eûmes cours d’Harmonie avec la professeur Yadria, qui était l’elfocane qui avait présidé le conseil lors de mon épreuve d’entrée. C’était une personne sérieuse et stricte, mais une bonne enseignante. Nous eûmes un cours de pratiques, ce qui au début me rendit un peu nerveuse, parce que je connaissais beaucoup de théorie sur les harmonies, mais je savais qu’il me manquait beaucoup de pratique. Cependant, ce que je savais s’avéra être amplement plus que la moyenne de la classe. Le premier exercice consistait à créer une onde de son et j’y arrivai facilement bien que ce ne soit pas ce que je préférais. Puis les exercices se compliquèrent. Nous dûmes imiter une mélodie de cinq notes et la salle se transforma en une cacophonie discordante qui m’obligea à me boucher les oreilles. Jirio, qui était apparu au milieu du cours sans que personne ne le remarque, lança une onde d’électricité et le son émis me rappela celui de la harpïette que j’avais entendu étant petite, lorsque j’avais huit ans. J’appuyai davantage mes mains sur les oreilles, en tressaillant.

— Arrêtez, arrêtez —beugla la professeur Yadria au bout d’un moment, alors que personne ne semblait se souvenir de la mélodie qu’il fallait imiter.

Les dernières à s’arrêter furent les jumelles, qui laissèrent échapper un son semblable à celui d’une cornemuse.

— Cela suffit —répéta la professeur.

La mélodie des jumelles se termina par un son discordant semblable à une note grave de piano. Le silence tomba dans la salle.

— Bien. La prochaine fois, exercez-vous un peu avant de venir en cours. Bien —répéta-t-elle—. Maintenant, nous allons pratiquer l’émission de la lumière. Et n’utilisez pas d’énergies autres que les énergies harmoniques. Je ne veux rien qui ait à voir avec l’art invocatoire, d’accord ? Bien, je veux que vous réalisiez ceci.

Elle leva une main et, soudain, un cercle lumineux apparut silencieusement et se promena dans la salle tandis que les étudiants essayaient d’obtenir le même résultat. Ça au moins, je savais faire, me dis-je, tout en observant Steyra qui invoquait un écheveau de fil blanc.

Avec un sourire triomphal, je levai la main et je fis apparaître un globe lumineux comme celui de la professeur Yadria. C’était plus difficile de le faire léviter et voler. Je me concentrai. Il suffisait de penser que la lumière était un globe solide et qu’il pouvait s’élever comme une bulle de savon…

Brusquement, quelqu’un me plaqua au sol et mon globe de lumière s’en fut en ligne droite vers Yensria, dont la peau se mit à briller quelques instants, mais revint vite à son état normal. Pendant ce temps, je vis passer au-dessus de ma tête un éclair qui alla frapper une plante près du tableau. L’arbuste se mit à brûler et se consuma rapidement tandis que la professeur Yadria, éperdue, répétait : “Mon néparien ! Ma plante !”

— Quoi… ? —fis-je, sans rien comprendre, alors que Zalen cessait de me maintenir contre le sol.

Quand je me relevai, je vis que tous les regards étaient posés sur Jirio, qui était très pâle et affreusement honteux.

— Jirio ! —s’écria soudain la professeur Yadria, qui avait perdu son sang-froid.

Jirio descendit les marches de l’amphithéâtre et se dirigea vers la professeur, de plus en plus pâle.

— Jirio ! C’est toi qui as fait ça ? —glapit-elle.

— Oui, professeur —répondit-il, la tête baissée.

— Tu pourrais avoir blessé quelqu’un !

— Oui, professeur.

— Hors d’ici !

Jirio recula d’un pas puis acquiesça et, sans un mot, il se dirigea vers la porte, l’ouvrit et la referma en sortant, en silence. La professeur Yadria inspira profondément. Aussitôt, des murmures se firent entendre dans la salle.

— Quel éclair ! —chuchota Zoria à Zalen, admirative.

— Moi aussi, je saurais faire ça —répliqua Zalen, et elle fronça les sourcils, pensant probablement comment elle pourrait prouver ce qu’elle venait de dire.

— Au fait, Zalen, merci de m’avoir écartée du chemin de l’éclair —dis-je, reconnaissante.

— Tu me dois une faveur —fit-elle.

— Prends-en note —lui conseilla Zoria.

— S’il vous plaît, silence —dit alors la professeur. Elle avait l’air remise de sa frayeur ; je la vis pourtant jeter un regard affligé sur sa plante—. Nous irons faire les pratiques dans la salle Circulaire à côté, ce sera moins dangereux.

— Pour qui ? —répliqua Steyra à voix basse.

— Pour ses plantes, à l’évidence —répondis-je.

Nous nous rendîmes à la salle Circulaire et nous y poursuivîmes les exercices. Vers la fin du cours, la professeur Yadria semblait avoir oublié l’incident. Elle nous donna ensuite des devoirs et les élèves lui rendirent celui qu’ils devaient faire pour ce jour-là. Je fus impressionnée par la pile de papiers qui s’amoncelaient sur la table de l’elfocane.

— Quelle punition vont-ils donner à Jirio, à votre avis ? —demanda Steyra alors que nous sortions de cours.

— Étant donné qu’il lui est déjà interdit d’entrer à la Bibliothèque et aux Archives… —commença Zoria.

— Et qu’il ne plaît pas spécialement ni à Erkaloth ni à Hayma… —continua Zalen.

— Je crois qu’ils vont lui donner un travail de nettoyage —fit Zoria—. C’est souvent comme ça.

— Oui, bien sûr —acquiesça Steyra, en souriant—, vous avez déjà de l’expérience pour ce qui est des punitions, j’avais oublié.

— Ils lui ont interdit l’entrée à la Bibliothèque ? —répétai-je, incrédule.

— Un jour, il a carbonisé un livre assez ancien et difficile à trouver —raconta Zoria, secouée d’un petit rire—. Heureusement qu’il a une famille riche. Ils ont payé tous les dégâts et ils ont engagé cinq scribes pour qu’ils copient le livre qui se trouvait à Aefna et, comme ça, ils ont pu restituer un exemplaire. Ça s’est passé juste le mois où nous sommes arrivées à l’académie, n’est-ce pas, Zalen ?

— Le deuxième —la corrigea-t-elle.

— Le premier.

— Non, c’était le deuxième. C’était peu de temps après que tu t’es teint les cheveux en bleu.

— En noir ! —s’exclama Zoria, indignée—. Je les avais teints en noir.

— Menteuse. C’était en bleu.

— Menteuse toi-même !

Je roulai les yeux et je soupirai. Nous allâmes manger à la Salle du Dégel, loin des fenêtres parce que le vent s’était mis à souffler et la pluie passait à travers une des vitres récemment cassée au cours d’une dispute à ce qu’on m’avait dit. Comme c’était le dernier jour de classe, tous se préparaient à retourner chez eux. Steyra s’en irait très tôt, le jour suivant, chez son oncle, à Ombay et Zoria et Zalen partaient le jour même dans l’après-midi ; une voiture viendrait les chercher de l’autre côté du pont vers quatre heures pour les emmener dans une demeure à Dathrun. Après le déjeuner dans la Salle du Dégel, je les laissai aller préparer leurs valises et je sortis à la recherche de Laygra et de Murry. Comme je ne les trouvai pas dans la Salle Erizal, je me dirigeai vers l’infirmerie Bleue. En pénétrant sous les arbres, j’entendis un bruit entre les arbustes et je vis apparaître Syu, une balle violette à la main. Je souris.

« Salut, Syu. »

« Bonjour ! », me répondit-il, sortant soudain deux autres balles et se mettant à jongler. Les balles tournaient si vite que suivre leur mouvement me donna vite le tournis.

— Démons, Syu. Depuis combien de temps sais-tu jongler ? —lui demandai-je en me laissant tomber sur l’herbe.

Le singe gonfla sa poitrine, très fier. « C’est le vieux, celui que la noyeuse appelle Docteur. Un vieux sage. Mais pas aussi habile que moi. »

— Ah bon —répliquai-je—. Très bien. Voyons, laisse-moi te montrer ce que c’est que de jongler véritablement. Allez, passe-moi les balles.

Tout d’abord, Syu protesta, en émettant des bruits sceptiques, mais, ensuite, poussé par la curiosité, il me les passa.

— Merci. Maintenant, admire une professionnelle.

Syu roula les yeux, mais il s’assit et attendit, les bras croisés. Avec un sourire espiègle, je commençai à jongler, lançant les balles de plus en plus vite. Au bout d’un moment, je lui dis, très concentrée :

« Je vais te passer une balle et tu devras me la renvoyer. »

Je lui jetai une balle et, peu après, nous jouions à nous envoyer les trois balles en tournant et en faisant les fous au milieu des arbres. Syu était rapide, mais il n’était pas habitué à ce genre d’exercices et je riais de le voir grogner lorsqu’une balle lui échappait. Moi, je ne ratai la balle que lorsque Syu décida de tricher, en me l’envoyant trop haut ou trop bas : c’était un mauvais perdant.

— Quelle paire de fanfarons —fit soudain une voix grave, en riant.

Le singe, tellement absorbé par le jeu, se détourna et reçut la balle sur la tête.

— Aïe —fit-il, en se massant la tête. Il imita si bien la voix humaine que j’éclatai de rire.

— Bonjour, docteur —dis-je, en me tournant vers un vieil homme qui s’appuyait sur une canne—. Vous êtes le docteur Bazundir, n’est-ce pas ?

Le vieil homme acquiesça en hochant la tête tout en souriant.

— Oui, c’est moi.

— Ma sœur m’a parlé de vous. Il paraît que vous aussi vous entendez les pensées de Syu.

— Pas ses pensées. Plutôt ses paroles mentales —rectifia-t-il.

— Ah.

Nous gardâmes le silence quelques instants, tout en nous regardant. Quelque chose semblait émerveiller le docteur Bazundir.

— Que se passe-t-il, docteur ? —lui demandai-je, au bout d’un moment, en le voyant hocher la tête pour la énième fois, les commissures des lèvres relevées.

— Que dis-tu ? Oh, oui, je suis certain qu’il se passe quelque chose. Venez, je vous invite à prendre une infusion.

— Nous ? —répétai-je.

— Syu et toi. Tu sais, Laygra aussi m’a parlé de toi. Crois-moi, normalement elle n’oublie jamais de donner à manger aux poissons de l’aquarium et, pourtant, le jour où tu es arrivée, elle a oublié. Je suis sûre que tu lui manquais beaucoup —commenta-t-il.

Syu sauta sur l’épaule du vieil homme et je les suivis prestement. Laygra m’avait beaucoup parlé du docteur Bazundir et j’étais curieuse de savoir quel était ce personnage. Ma sœur disait qu’étant plus jeune, il avait été un grand guérisseur et que c’était lui qui soignait les animaux et qui avait fait en sorte que ce coin de bois à l’intérieur de l’infirmerie Bleue ne disparaisse pas.

Sa maison était une grotte située au bout du petit parc, dans la paroi rocheuse. Il avait tout le mobilier nécessaire, sans compter une cuisinière à bois et une étagère avec des accessoires de cuisine et des bocaux remplis de plantes et d’onguents.

— Asseyez-vous et mettez-vous à l’aise —nous dit le docteur en entrant—. Comme tu peux le voir, ce n’est pas une maison très spacieuse, mais on y est bien et, si l’on regarde par la fenêtre, on pourrait croire que nous sommes au milieu d’un bois.

C’est en effet ce que je vis, en regardant par une fenêtre ronde. On avait vraiment l’impression de se trouver dans une clairière au milieu d’un bois. Après être passée devant les étagères et avoir jeté un coup d’œil curieux un peu partout, je m’assis sur une des chaises tandis que mon amphitryon mettait de l’eau à chauffer et je me mis à contempler les fleurs que Bazundir avait plantées devant chez lui.

— Je vois que vous aimez le jardinage —remarquai-je.

— Oh, beaucoup, vraiment beaucoup —assura-t-il, en sortant un bocal et le posant sur la table—. Je cultive toutes sortes de choses. Mon jardin est magnifique, n’est-ce pas ?

— Vraiment magnifique.

— Ceci —me dit-il, en me montrant le bocal sur la table— c’est du moïgat rouge, tu en as déjà goûté ?

J’ouvris grand les yeux de surprise.

— Du moïgat rouge ? Mais…

— Oui, je sais, par ici on ne le cultive pas. J’ai essayé d’en cultiver dans mon jardin, mais toutes mes tentatives ont échoué, cette plante a besoin d’un certain équilibre du morjas que je n’ai pas encore réussi à atteindre. Ce bocal vient directement d’un marchand de Yurminth qui fait du commerce avec les Terres du Fer. Chaque fois qu’il passe par ici, il m’apporte un kilo entier de fleurs de moïgat rouge.

— J’aimerais bien le goûter —lui dis-je—. Je ne savais pas que l’on faisait des infusions de moïgat rouge. Je pensais qu’on l’utilisait seulement pour les gâteaux. J’ai entendu dire que c’est très sucré et qu’on a la bouche en feu pendant plusieurs minutes.

Bazundir éclata de rire.

— Cela dépend de la quantité employée. Mais, oui, ces herbes peuvent détruire l’estomac si l’on en prend trop. Cependant —poursuivit-il, en ouvrant le bocal—, une pincée de moïgat rouge, c’est excellent pour la santé. Tu peux me croire, je prends une infusion de moïgat rouge tous les jours depuis plus de vingt ans.

Quand l’eau se mit à bouillir, il versa une petite cuillerée d’herbes dans la bouilloire et, peu après, il nous servit à tous les deux une tasse remplie d’un liquide rouge comme le sang. Je humai la vapeur minutieusement. Cela sentait à la fois l’herbe coupée et les fraises sucrées.

— J’ai remarqué quelque chose de curieux chez toi —dit le vieil homme.

J’étais sur le point de goûter l’infusion, mais son ton attira mon attention et je levai les yeux pour l’observer, intriguée. Tentait-il de me dire qu’il savait que j’avais en moi une partie de l’esprit de Jaïxel ? Ou voulait-il seulement dire que je n’avais pas l’air d’une terniane bien éduquée et de bonne famille comme la majorité des étudiants de Dathrun ? À moins, me dis-je nerveuse, à moins que je ne sois en train de fabuler.

— Que voulez-vous dire ? —balbutiai-je.

Bazundir but une gorgée et se leva.

— Attends, veux-tu des biscuits ? Je les fais moi-même. Je tiens la recette d’un elfe qui me l’a donnée un jour. Ils sont délicieux. Enfin, c’est mon avis. Dis-moi ce que tu en penses.

Troublée, je pris un biscuit et je le mis dans ma bouche. Je mâchai fermement et j’avalai.

— Tout à fait délicieux, docteur !

Le vieux docteur sembla flatté de l’enthousiasme que je démontrai pour ses biscuits.

— Eh bien, prends-en autant que tu veux. Toi, je ne sais pas si cela te convient —dit-il à Syu, alors que celui-ci regardait l’assiette avec des yeux avides. Le singe lança un grognement de protestation, vola un biscuit et alla s’asseoir sur le rebord de la fenêtre ouverte, prêt à fuir si nécessaire.

« Bon appétit », fis-je, amusée, alors qu’il mâchait le biscuit, la bouche pleine.

La conversation du docteur Bazundir était agréable et j’en oubliai presque tous les problèmes que j’avais alors. À dire vrai, il me posait plus de questions que moi à lui. Il me demanda ce que je pensais de la situation politique dans les Communautés d’Éshingra et je dus faire un effort de mémoire pour me souvenir des noms des Quatre Rois Majeurs et des Cinq Mineurs. Il s’avéra que le livre d’histoire que nous avait fait lire le maître Yinur sur les Communautés d’Éshingra datait de plus de dix ans et qu’un des rois, Tarebuth-sut, avait déjà quitté ce monde.

Le moïgat rouge n’était pas aussi sucré qu’il en avait l’air, mais la première gorgée me brûla la gorge et mille saveurs différentes m’envahirent. Le vieil homme me demanda aussi quelles saveurs je reconnaissais.

— Ce n’est pas une question facile —dis-je, en prenant une autre gorgée du liquide rouge—. Cela sent l’herbe coupée et les fraises, mais cela a un goût qui ressemble à la réglisse ou à la tomate acide. —Je fronçai les sourcils—. En fait, ce n’est pas aussi sucré que ce que je pensais.

Bazundir acquiesça en hochant la tête. Il semblait songer à autre chose et je le laissai méditer alors que j’admirais le jardin fleuri, en essayant de ne penser à rien.

« Je m’en vais », dit alors le singe gawalt.

« À tout à l’heure, Syu », répondis-je avec un mouvement de la tête. Syu ramassa ses balles et partit en plissant les yeux lorsqu’il vit que je le regardais d’un air moqueur. « C’est bien que tu continues à t’entraîner à jongler », lui lançai-je comme il sortait. Il répondit par un reniflement bruyant.

Lorsque je me retournai vers le docteur Bazundir, celui-ci m’observait avec attention.

— Curieux —mâchonna-t-il, comme se parlant à lui-même.

Je fronçai les sourcils, soudain méfiante.

— Qu’est-ce qui est curieux, docteur Bazundir ?

— Vous deux —répondit-il—. Vois-tu, j’ai pas mal de pratique en ce qui concerne l’énergie bréjique et je peux t’assurer avec toute la fermeté possible que je n’avais jamais vu une jeune de ton âge capable de si bien cacher un échange mental, et encore moins avec un singe gawalt.

Je le regardai, bouche bée. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il parle de ça.

— Vraiment ? —bredouillai-je.

— Oui, les singes gawalts sont très bavards et très intelligents, mais ils n’ont pas l’habitude d’établir de liens avec les saïjits, tout simplement parce qu’ils les méprisent. Ils pensent que nous avons un comportement très médiocre. —Il sourit et se racla la gorge en s’apercevant que je le dévisageais tout ébahie—. Je voulais juste te dire ça, jeune terniane, parce que j’ai l’impression que tu n’en étais pas consciente.

Je l’observai un instant, hésitante. Syu avait établi un lien avec moi ? Que voulait-il dire ? Et pourquoi semblait-il si troublé ?

— Consciente de quoi ? —demandai-je alors.

Le docteur Bazundir soupira et finit le fond de sa tasse en une longue gorgée. Ses yeux brillaient étrangement lorsqu’il me regarda.

— Eh bien, consciente que l’échange mental entre Syu et toi n’utilise pas d’énergie bréjique.

Il continua à me regarder avec insistance, comme si sa phrase avait un sens évident qu’il hésitait à me dire clairement. J’observai le peu de liquide rouge qui restait dans ma tasse et je le fis tourner, tout en réfléchissant. Au bout d’un moment, je soupirai, vaincue.

— Je ne comprends pas, docteur. Qu’est-ce que cela signifie ? Je croyais que tous les échanges mentaux avaient besoin d’énergie bréjique…

— Mais toi, tu ne sais pas utiliser l’énergie bréjique et tu ne t’en rendrais même pas compte si tu l’utilisais. Ta sœur l’utilise. Inconsciemment, bien sûr, mais elle l’utilise : je le sais parce que je remarque les ondes bréjiques quand elle parle avec Syu ou avec l’écureuil de Reisil ou n’importe quel autre animal. Par contre, quand Syu et toi vous parlez… Rien.

— Rien ? —répétai-je, un peu perdue.

— Rien —confirma le docteur Bazundir, en se levant et en se dirigeant vers la fenêtre.

Je finis de vider la tasse de moïgat rouge et je m’agitai nerveuse sur mon siège.

— Bon… Et alors, qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas de l’énergie bréjique ?

Le docteur Bazundir contemplait le parc avec calme et, lorsqu’il me répondit, il le fit sans me regarder.

— C’est quelque chose que tout le monde connaît, mais que peu de gens parviennent à utiliser.

— Oh, c’est un don ou quelque chose comme ça ? —demandai-je, sceptique.

— Un don ? —répéta le vieil homme, en se tournant vers moi—. Eh bien, pas exactement. Je veux dire que beaucoup de gens de ce monde seraient capables d’utiliser cette énergie, mais ils ne l’utilisent pas et pour plusieurs raisons. D’abord, parce que c’est une énergie difficile à contrôler. —Il frissonna—. Eh bien, il fait frais aujourd’hui, on ne dirait pas que nous sommes en été.

Je balayai la pièce du regard.

— Vous voulez que je vous passe ce manteau ? —lui proposai-je.

Le docteur Bazundir toussa et se racla la gorge, tout en grognant.

— Je ne suis pas vieux au point d’avoir besoin d’une servante —rétorqua-t-il—. Je le prendrai moi-même.

Il ferma la fenêtre et traversa la pièce pour chercher son manteau. Une fois couvert, il alla s’asseoir dans le fauteuil à côté de la cuisine et, moi, j’allai m’asseoir sur le tapis, les yeux rivés sur lui.

— Et alors ? C’est quoi exactement cette énergie dont vous parlez ?

— Oh. Oui. Alors tu ne sais pas de quelle énergie il s’agit. —Je secouai négativement la tête—. Bien. Je te dirai une chose : je ne te crois pas. Avec les problèmes qu’il y a eu dernièrement, cela m’étonne que tu n’aies pas entendu parler des yédrays.

Je fronçai les sourcils, en essayant de me souvenir. Des yédrays. Avais-je déjà entendu ce mot ? À cet instant, en tout cas, cela ne me disait rien et, pourtant, selon lui, c’était quelque chose de très connu.

— Eh bien —commençai-je à dire lentement—, ces yédrays, ce sont… —j’agrandis soudain les yeux—. Attendez, vous avez dit yédrays ? On les appelle aussi les fées noires, n’est-ce pas ? Oui, elles utilisent une variante de l’énergie du païras, bien sûr que j’en ai entendu parler, en Ajensoldra aussi… je veux dire… eh bien, mais qu’est-ce qu’a à voir une fée noire avec… ? —Je fronçai les sourcils, troublée—. Hein ? —fis-je, en levant les yeux vers lui, inquiète.

— Tu mens très mal —remarqua le docteur Bazundir, en souriant—. Tu sais, ce n’est pas la peine d’essayer de convaincre qui que ce soit que tu viens des Communautés d’Éshingra. Tu as un accent ajensoldranais de mille démons… je dirais de l’est d’Ajensoldra, pour être plus exact. Ato, peut-être ? —Il rit de mon expression ahurie—. Oui, cela doit être de par là.

Remise de ma frayeur, je me raclai la gorge.

— Ma famille vient de là, mais, moi, je suis d’un village du nom de Numkaar —dis-je d’un air de défi, répétant la phrase que j’avais apprise presque par cœur.

— Bien sûr, c’est pour ça que ton frère et ta sœur ont le même accent que toi, parce que vous avez grandi ensemble. Mais arrêtons les mensonges —me dit-il, en levant la main pour bloquer la vague d’objections et d’arguments qui me vinrent aussitôt à l’esprit—, je ne prétends pas te soutirer des choses qui ne me concernent pas.

Nous nous regardâmes un moment, en silence, puis je me raclai la gorge, plus tranquille.

— Et alors ? Qu’est-ce que les yédrays ont à voir dans toute cette histoire ? —demandai-je.

— Les gens croient que les yédrays utilisent le même païras que certaines créatures souterraines, comme les nadres de la peur. En réalité, ce qu’ils utilisent, c’est une variante du païras, comme tu l’as très bien dit avant. On appelle cette variante le kershi. Et les yédrays sont en réalité un nom vulgaire pour nommer tous ceux qui utilisent cette énergie. Je suppose que tu as entendu parler du problème survenu il y a moins d’un mois.

Je fronçai les sourcils et fis non de la tête devant son regard interrogateur.

— Je dois confesser que dernièrement je ne suis pas très au courant de ce qui se passe dans la Terre Baie —dis-je.

Je ne mentionnai pas que, perdue dans la vallée d’Éwensin, il m’aurait été difficile de me maintenir au courant de quoi que ce soit. Je n’aurais même pas su si d’un coup la Terre Baie avait été anéantie par les eaux, alors, je ne risquais pas de connaître je ne sais quel événement arrivé dans les Communautés d’Éshingra à un groupe de fées noires.

— Bon. Eh bien, je te raconterai l’histoire depuis le début. Tu sais que les yédrays ne sont pas bien accueillis dans les Communautés d’Éshingra, ni non plus en Ajensoldra d’ailleurs. On les considère comme des gens peu fiables, au caractère sombre et imprévisible. Les fées noires dont tu m’as parlé sont seulement un groupe restreint de yédrays, une confrérie ayant très mauvaise réputation, qui souille entre autres, le prestige des confréries du kershi. Il y eut une époque où cette énergie était presque considérée comme une énergie asdronique et celui qui la pratiquait, comme un celmiste. Mais ces choses changèrent il y a longtemps, dans la deuxième moitié du quarante-troisième siècle. À cette époque, les yédrays commencèrent à être poursuivis dans toute la Terre Baie. Les premiers à les expulser de leurs terres furent les Ajensoldranais et, face à l’invasion de yédrays, les Communautés d’Éshingra, qui alors étaient une union de républiques, les conduisirent aux frontières de l’est et du nord.

Je fronçai les sourcils, pensive. On enseignait toujours davantage cette époque que les autres à Ato, parce que c’était à ce moment qu’était née la religion érionique en Ajensoldra, après la bataille de la Colline de la Paix, en l’an 4259. Après cette année-là, les elfes noirs avaient expulsé ou réduit en esclavage des peuples entiers, surtout des caïtes et des humains. Je me sentis fière de me souvenir de plusieurs noms de généraux et de dirigeants qui s’étaient distingués par leurs actions à cette époque.

— Les corporations du kershi disparurent officiellement et tout le système des confréries yédrays s’effondra —continua le vieil homme—. Mais jamais les confréries yédrays n’ont cessé d’exister et, aujourd’hui encore, plusieurs supposent de graves problèmes pour les Communautés. Bien sûr, il y a sûrement des yédrays qui ne font de mal à personne, bien que le simple fait de vouloir apprendre à contrôler le kershi soit pour beaucoup un motif d’arrestation. Principalement, parce qu’il existe certains clans qui se font passer pour des yédrays bien qu’ils ne le soient pas. Le Clan d’Aynarheth, par exemple, tu n’en as jamais entendu parler ? Ah, je vois que si. Eh bien, tu dois savoir alors que ses membres sont en réalité des voleurs et des bandits, mais ils revendiquent le nom de yédrays. Et maintenant pour la grande majorité des gens, yédray est synonyme d’obscurité, de mal, et beaucoup pensent également qu’il est synonyme de fée noires. Mais revenons à l’affaire qui est survenue il y a peu —dit-il, en changeant de ton.

Presque tout ce qu’il disait, je le savais déjà plus ou moins, mais les conséquences de ses insinuations m’atterraient. L’esprit en ébullition, j’écoutai la fin de l’explication du docteur Bazundir. Le vieil homme semblait prendre plaisir à me raconter cette histoire.

— Comme je disais, il y a peu de temps, la Garde d’Ombay a découvert l’un des refuges du Clan d’Aynarheth. Les gardes sont allés les déloger, mais ils n’ont réussi à capturer que l’un de leurs membres et, en plus, ce dernier était très jeune, il n’avait que dix ans. L’enfant capturé n’a voulu répondre à aucune question malgré l’insistance de la garde. Personne ne sait comment, une nuit, il a réussi à s’évader de sa cellule et c’est alors qu’il a assassiné le chef de la Garde d’Ombay avant de s’enfuir. Depuis ce jour, ils ont compris qu’il fallait faire quelque chose contre le Clan d’Aynarheth et les répressions contre les yédrays ont augmenté. Et voilà, après avoir entendu des dizaines de cas de yédrays emprisonnés et condamnés à la potence, tu apparais, en utilisant tranquillement le kershi sans même te cacher. Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu as pu apprendre le kershi sans t’en rendre compte, alors que tu sais à peine l’utiliser comme une débutante. C’est une énergie très dangereuse et c’est impossible de l’utiliser sans la connaître un minimum. J’avoue que je ne comprends pas.

Il se tut et un silence de plomb tomba entre nous. Soudain, je me rendis compte que j’avais arrêté de respirer depuis un moment et j’inspirai profondément.

— Je vais vous poser une question stupide —annonçai-je—. Pourquoi êtes-vous si sûr que j’utilise le kershi ?

— Je t’ai déjà dit que j’avais certaines bases en énergie bréjique. C’est une énergie mentale. Elle peut sonder et voir.

Je le regardai fixement, alarmée.

— Qu’est-ce que vous pouvez voir ?

Le docteur Bazundir me contempla, en souriant.

— J’ai sondé la superficie de ton esprit et je me suis rendu compte que tu affectionnais particulièrement le jaïpu.

J’arquai un sourcil, confuse.

— Et qu’est-ce que cela a à voir ?

— Eh bien, rien, c’était seulement une observation.

— Docteur Bazundir, qu’est-ce que vous avez vu d’autre ? —demandai-je sur un ton inquiet.

— Eh bien, quand tu parles avec Syu, c’est comme si un vide s’ouvrait entre le singe et toi, comme s’il n’y avait besoin d’aucune sorte d’ondes énergétiques pour traverser la distance qui vous sépare. Seule une énergie darsique peut avoir cet effet. Et seul le kershi peut être utilisé pour le dialogue mental à distance.

— Vous paraissez très sûr de ce que vous avancez —prononçai-je, en essayant de ne pas montrer le soulagement qui m’avait envahie en comprenant que le docteur Bazundir n’avait pas pu approfondir ses recherches mentales.

— Et je le suis. J’ai lu plus d’un livre sur le sujet. La vérité, c’est que le kershi m’a toujours intéressé. C’est un de ces rêves obscurs que l’on garde des années et des années dans son cœur sans y prêter attention. —Il se mit à rire puis secoua la tête, en soupirant.

Lorsque je croisai son regard mélancolique, je me rendis compte soudainement que le docteur Bazundir venait de me révéler une information très grave que quelqu’un qui lui aurait voulu du mal, aurait pu employer contre lui. Sans aucun doute, le simple fait d’avoir tant de connaissances sur une énergie maudite était plus que suspect.

— S’ils veulent réellement capturer tous les yédrays, pourquoi me parler de ça alors ? —lui demandai-je—. Le plus simple serait de me dénoncer.

— Le plus simple serait de ne rien faire du tout —me corrigea-t-il avec calme—. Mais, ne t’en fais pas, je ne veux rien avoir à faire avec la Justice. En plus, les yédrays qu’ils poursuivent ne sont pas comme toi. Je t’ai observée, je sais que tu ne serais capable de faire de mal à personne, n’est-ce pas ?

Je pensai au dragon de Tauruith-jur qui était tombé au milieu de la salle où se célébrait le Dîner de l’Abondance et je dus faire un effort pour ne pas penser aux gens qui n’avaient pas encore eu le temps d’échapper et qui étaient restés là, ensevelis pour toujours. Selon Aryès, lui aussi avait réalisé un sortilège orique qui avait renvoyé le venin toxique contre la bête, mais je restais convaincue que le dragon s’était mis à s’agiter à cause du sortilège de chatouille que je lui avais lancé sans le vouloir.

Avec un extrême effort, j’adressai un demi-sourire au docteur Bazundir.

— Pourquoi me le demander, si vous en êtes si sûr ?

Le vieil homme me contempla avec perplexité, puis soupira.

— Ton frère et ta sœur sont adorables —dit-il—. Je connais surtout Laygra, mais Murry est aussi un bon garçon. Aucun des deux n’est très habile en ce qui concerne les énergies, mais cela n’est pas frappant car beaucoup d’élèves ne viennent ici que pour acheter le diplôme de celmiste au bout de quelques années d’étude, et le niveau n’est pas spécialement excellent.

— C’est curieux —dis-je—, parce que d’où je viens, on a toujours dit que l’académie de Dathrun est une des meilleures académies de la Terre Baie.

— Oh, bien sûr, c’est d’ici que sortent les meilleurs celmistes ; même à Aefna, ils ne sont pas si bons —affirma-t-il, avec tant d’assurance que je le regardai d’un air moqueur—, mais cette académie était autrefois moins généreuse lorsqu’il était question d’accepter les étudiants. Aujourd’hui, celui qui a les moyens de payer une bonne somme d’argent a les portes ouvertes.

— Mon frère et ma sœur travaillent très dur et on ne les accepte pas seulement pour l’argent —protestai-je.

Le docteur Bazundir haussa les épaules sans répliquer et mon manque d’insistance me fit honte parce que je me rendais compte qu’effectivement, ni Murry, ni Laygra, n’avaient le niveau d’un néru à Ato, même Taroshi savait mieux contrôler son jaïpu.

— Docteur —dis-je soudain.

— Oui ?

— J’ai remarqué quelque chose en venant ici qui m’a beaucoup surpris.

— De quoi s’agit-il, jeune terniane ?

— Oh, appelez-moi Shaedra —lui dis-je avec éducation—. Eh bien, il s’agit de la façon d’enseigner et d’apprendre. Ce matin, j’ai observé que la plupart de ceux de ma classe ne savent pas allumer une lumière harmonique qui dure. Et un garçon m’a raconté qu’il y avait beaucoup d’accidents à cause des énergies.

— C’est vrai.

— Et aussi… j’ai l’impression qu’on ne considère pas que le jaïpu joue un rôle essentiel pour stabiliser les énergies asdroniques. Je veux dire que je n’ai vu personne dans la classe utiliser le jaïpu pour réaliser le sortilège.

— Oh, oui. C’est de ça dont tu veux parler. Eh bien, il existe plusieurs méthodes pour réaliser un sort. Mais je ne sais pas laquelle est la meilleure. Je suppose qu’aucune. Chacun doit s’adapter à ce qui lui convient le mieux, tu ne crois pas ? Mais tu as raison en ce qui concerne le peu de cas que l’on accorde au jaïpu dans cette académie. Rien n’est parfait.

Je soupirai et je posai alors la question qui me brûlait la langue :

— Que pensez-vous faire ? Si j’utilise vraiment le kershi dont vous parliez… vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ?

— Je te l’ai déjà dit, je crois que tu mérites mieux que la potence, Shaedra —me répondit-il—. Je ne dirai rien à personne, je te le promets. La question est : toi, que vas-tu faire ? Tu as plusieurs possibilités. Ou tu te sépares de Syu —j’écarquillai les yeux, stupéfaite—, ou tu pars loin d’ici —je fis non de la tête : je ne pouvais abandonner Laygra et Murry—, ou je devrai t’apprendre quelques petites astuces pour que l’on ne remarque pas que tu es une yédray.

Une yédray, me dis-je, en tressaillant. Cela avait l’air si étrange, comme si j’étais une bête exotique qui jetait des sorts ténébreux et malveillants !

— Quelles astuces ? —demandai-je

— Je commencerai par l’énergie bréjique —dit-il l’air animé—. Je crois que si tu l’utilisais en même temps que le kershi, on ne verrait pas la différence et les gens croiraient que tu communiques avec le singe avec l’énergie bréjique. J’essaierai aussi de comprendre comment fonctionne le kershi que tu utilises pour t’aider à le perfectionner.

Cette fois, je restai bouche bée, totalement estomaquée.

— Perfectionner mon kershi ? Mais… ce n’est pas censé être illégal ?

— L’utiliser, c’est illégal.

Je roulai les yeux, hallucinée.

— Et comment peut-on perfectionner une énergie si ce n’est en l’utilisant ?

Le docteur Bazundir sourit de nouveau, apparemment très amusé.

— Tu as confiance en moi ?

Je le regardai droit dans les yeux et je soufflai, en me levant d’un bond.

— Non —j’inspirai et grognai, sentant que j’allais faire une des plus grandes bêtises de ma vie—. Mais ça ne fait rien. Si cela vous fait tellement plaisir… euh, eh bien, j’aimerais apprendre à manier le kershi et l’énergie bréjique. Mais avec deux conditions.

Le visage du docteur Bazundir s’était illuminé et, faisant un geste rapide de la main, il me demanda :

— Lesquelles ?

— D’abord, je veux que Syu aussi assiste à nos leçons —comme il arquait les sourcils, surpris, j’expliquai— : Lui aussi a le droit de perfectionner son kershi.

Il acquiesça vivement.

— Bien sûr qu’il en a le droit. Vous viendrez tous les deux. Demain, qu’en penses-tu ? J’ai l’impression que je vais beaucoup m’amuser —dit-il et il se leva en s’appuyant sur son bâton.

Je l’observai un moment, ébahie. Apparemment, le docteur Bazundir était un passionné des énergies mentales. Cela ne supposait aucun problème en soi, mais je ne pouvais éviter de me demander s’il savait réellement dans quoi il s’embarquait. Mais, après tout, moi non plus, je ne savais pas dans quoi je m’embarquais.

Le vieil homme s’était mis à parler de la vieillesse et de livres, marmonnant je ne sais quoi sur les fleurs et les artifices, et je me raclai la gorge, gênée.

— Oh —fit-il, apparemment surpris que je sois encore chez lui.

— Vous avez oublié la deuxième condition, docteur.

— Ah ! Oui, bien sûr, la deuxième condition —dit-il, en arquant un sourcil.

— En réalité, ce sont deux conditions en une —dis-je—. Je veux être sûre que vous m’expliquerez tout ce que vous apprendrez sur mon kershi et, en plus… je veux que vous me promettiez de ne pas essayer de sonder de nouveau mon esprit, ni le mien ni celui de mon frère et de ma sœur.

— Ah —grogna le docteur Bazundir. Apparemment, il ne s’attendait pas à ce type de conditions—. Eh bien, la deuxième condition me semble correcte. La troisième… est absurde. Tu dois comprendre que pour t’enseigner l’énergie bréjique, je devrai te guider… mais je te promets que je ne sonderai pas ton esprit au-delà du kershi, bien évidemment, ce n’était pas mon intention d’être indiscret.

Je me mordis la lèvre et presque aussitôt j’acquiesçai, enthousiaste.

— Alors je reviendrai demain matin.

— Le matin ? Le matin non —protesta-t-il—. Je me réveille assez tard et… —Il hésita et grogna—. Viens vers onze heures.

Je souris largement et j’acquiesçai, en me dirigeant vers la porte.

— À demain, docteur Bazundir. Merci pour le moïgat rouge et les biscuits !

21 Enquêtes

Après être sortie de l’infirmerie Bleue, je me dirigeai prestement vers la Salle du Dégel. D’après l’horloge de l’infirmerie Bleue, il était trois heures vingt, mais elle retardait, ce qui faisait que, d’après mes calculs, il devait être trois heures et demie. Je voulais être de retour avant quatre heures pour pouvoir dire au revoir à Zoria et Zalen et je fus soulagée de voir que je n’étais pas en retard.

— Nous avons cru que nous allions devoir te traîner par les oreilles pour que tu viennes nous dire au revoir —fit joyeusement Zalen en me voyant entrer dans le dortoir numéro douze.

— Bonjour, Écaille Verte ! —s’exclama Zoria, en arrachant le coussin des mains de Zalen qui venait de lui frapper la tête avec.

— Je vois bien que vous faites vos valises sérieusement —commentai-je, en voyant les affaires désordonnées encore étalées sur leurs lits.

Steyra était assise près de la fenêtre et s’était installée là pour dessiner, avec Mindus, son chat blanc, affalé sur la table, le nez sur la feuille. À mon entrée, tous deux avaient redressé la tête.

— J’ai essayé de les aider, mais elles sont si chaotiques que c’est inutile. Et puis j’ai fini par penser qu’elles se débrouilleraient bien toutes seules —dit-elle, revenant à son dessin, l’air concentrée.

Cependant, Zoria et Zalen finirent par boucler leurs affaires à toute vitesse lorsque je les informai de l’heure et elles nous saluèrent à la va-vite :

— Étudie bien, Écaille Verte ! —me lança l’une.

— Bonnes vacances ! —fit l’autre.

Nous leur souhaitâmes la même chose et les regardâmes sortir, riant de l’excentricité de ces deux humaines. Lorsqu’elles s’éloignèrent, le silence tomba et je me rendis compte pour la première fois que le vent soufflait contre la vitre. Le jour était sombre et des averses s’abattaient de temps à autres.

— Alors comme ça, tu t’en vas demain matin —dis-je.

— Oui —répondit Steyra—. Je dois embarquer à sept heures, depuis le port de Dathrun. Alors, je sortirai d’ici à six heures. J’essayerai de ne pas faire de bruit.

— Oh, ne t’inquiète pas pour ça. Qu’est-ce que tu dessines ? —demandai-je, en m’approchant de la naine, curieuse.

Le papier que Steyra me montra représentait un paysage montagneux, avec des arbres, des cascades et des roches. Il n’y avait pas de couleurs, parce que tout était tracé au crayon noir, mais l’image était impressionnante.

— Ben ça alors. —Je sifflai entre mes dents—. Tu es sacrément bonne en dessin.

Steyra sourit.

— Merci. Mon père aime beaucoup la peinture et il a voulu m’apprendre tout ce qu’il savait depuis toute petite.

— Il t’a appris ? Il existe donc des règles pour peindre ?

Steyra se moqua de moi et, après que je lui eus posé plusieurs questions, intriguée, elle commença par m’expliquer comment elle maniait l’art de la peinture et elle sortit même d’autres feuilles de papier, de moindre qualité, pour me montrer comment l’on pouvait jouer avec la profondeur et avec les ombres. Franchement, elle était très douée et j’étais fascinée par les dessins qu’elle me montrait.

— J’avoue que, moi, lorsque j’essaie de dessiner quelque chose, le résultat est toujours différent de ce que j’escomptais —dis-je.

— C’est vrai ? Ça, c’est parce que tu ne pratiques jamais.

— Oh, non, c’est parce que je n’ai pas l’habileté nécessaire pour ça —répliquai-je catégoriquement.

Cependant, Steyra insista pour que je lui fasse un portrait, pour voir. Finalement, je soupirai, vaincue.

— Vraiment, Steyra, je crois que tu commets une erreur. Après, ne te plains pas si tu ressembles à un monstre.

Je pris une feuille et un crayon, de ceux que m’avaient offerts Laygra et Murry, et je me préparai à dessiner Steyra. Je commençai à tracer en faisant de grands gestes, puis je me centrai sur les détails, fronçant les sourcils, pinçant les lèvres. Je crois bien que je me centrai davantage sur l’aspect théâtral que sur le dessin. Au bout d’un bon moment, Steyra se racla la gorge.

— Je peux voir ?

Je clignai des yeux, jetai un coup d’œil sur mon dessin et éclatai de rire.

— Par Karihesat ! —m’exclamai-je, horrifiée, mais sans pouvoir effacer mon sourire—. Je ne sais pas si c’est une bonne idée…

Mais Steyra me l’avait déjà arraché des mains et, en le voyant, elle éclata de rire à son tour.

— Eh bien ? —grommelai-je.

— Au moins, tu as assez de talent pour ce qui est de la profondeur —dit-elle enfin—. Et les yeux ne sont pas si mal, même si ce ne sont pas les miens. Héhé. Il est assez drôle ton dessin.

Je me sentis rougir.

— Je vois que tu te moques. Moi ? Du talent pour la profondeur ? Ce n’est qu’en faisant une boule de cette feuille que je peux créer de la profondeur, je t’assure.

Steyra secoua la tête puis commença à ranger ses dessins.

— Je crois que tu te sous-estimes, Shaedra. Aucun artiste n’est artiste s’il ne pratique pas. Je vais à la bibliothèque. Je dois rendre quelques livres.

— Bien sûr —répondis-je, en m’allongeant sur mon lit, songeuse—. Dis donc, Steyra, je peux te poser une question ?

Avec son visage rose et rond, Steyra, se retourna vers moi, l’air surprise.

— Évidemment.

Je contemplai le plafond, pensive.

— Pour toi, qu’est-ce qui est le plus important dans l’amitié ?

Steyra fronça les sourcils et s’assit sur le pied de son lit, serrant entre ses bras les trois livres de la bibliothèque qu’elle devait rendre.

— Eh bien… C’est une question très personnelle. Tout le monde ne donne pas les mêmes valeurs à l’amitié.

— Je suppose que non —concédai-je.

— Mais je crois que l’amitié, sans confiance, n’est pas de l’amitié —reprit Steyra, en se levant—. Tu es très philosophique. Tu as une autre question ? —demanda-t-elle, avec un demi-sourire.

Je me grattai la joue, puis je secouai la tête.

— Tu vas à la bibliothèque ?

Steyra me regarda étrangement.

— Ben oui, je viens de te le dire.

— Eh bien, je t’accompagne. Je dois me mettre au travail. Devoir payer plus de deux mille kétales pour pouvoir rester ici m’a donné envie de profiter de l’occasion tant que les portes de la bibliothèque sont ouvertes. On y va ? —dis-je, en bondissant sur mes pieds.

La bibliothèque de Dathrun était très différente de celle d’Ato. Loin d’occuper un seul étage, elle était assez labyrinthique et peu pratique. De fait, il y avait des couloirs et des tours avec des escaliers un peu partout dans les recoins et c’était plutôt facile de s’y perdre. Tout, les étagères incluses, était en pierre, ce qui réduisait considérablement le risque d’incendie. Seules les tables étaient en bois, ainsi que les bancs et quelques meubles vides qui avaient été abandonnés là.

Jusqu’alors, je n’avais pas eu le temps de fouiner et Steyra, une fois les livres rendus, me montra plusieurs sections qu’elle connaissait bien.

— Par ici, il y a beaucoup de livres sur les invocations, regarde, ce livre est très amusant, je ne sais pas très bien qu’est-ce qu’il fait dans cette section, c’est plutôt un conte de fées, mais c’est un bon livre. Ces livres-là, par contre, ce sont les cinq livres d’invocation —dit-elle, avec une gravité moqueuse—. La professeur Drashia adore cette collection.

Je blêmis.

— C’est elle qui donne les cours d’invocation ?

— Ouaip. C’est un bon professeur, quoique, moi, je ne lui aie jamais plu.

— Ah, oui. Je crois que tu n’es pas la seule. Elle m’a paru assez peu expressive.

Steyra sourit.

— Très peu, en effet.

— Où sont les livres de créatures ? —demandai-je, en tournant sur moi-même.

— Comment ?

— Je dis, les livres sur les animaux et tout ça. Nous sommes des faunistes, après tout.

— Ah, oui, je vois ce que tu cherches. Les livres qui décrivent les animaux, il y en a beaucoup par ici, mais tu peux en trouver aussi dans la section de biologie et d’anatomie. Ici, sur ces étagères-là, il y a des livres d’alchimie et, par là-bas, ce sont les livres d’endarsie, mais bon, tout ça, c’est indiqué sur les écriteaux, pas la peine que je te les lise.

Je regardais les écriteaux un à un tandis que nous parcourions l’un des couloirs principaux. Dans certains domaines, la classification était assez semblable à celle d’Ato, mais, parfois, elle était totalement différente. Par exemple, je ne vis aucune section sur les énergies darsiques et asdroniques, mais j’en vis sur les spécialités de ces énergies, ce qui, en quelque sorte, était plus logique. Au bout d’un moment, je fronçai les sourcils.

— Attends un peu, sur cet écriteau, il y a écrit « Astronomie » en abrianais, naïltais et…

— En caeldrique et en zribil —acquiesça Steyra—. Ne me demande pas pourquoi, je crains que ces écriteaux ne soient très très vieux.

— En zribil ? —répétai-je.

— Tu n’as jamais entendu parler du zribil ? C’est une langue ancienne. Elle était utilisée par les Âmenobles. Le professeur Tawb dit que c’était la langue noble de l’époque, mais plus personne ne la parle.

Lorsque nous fûmes de retour à la Salle du Dégel, c’était l’heure de dîner et, pourtant, presque toutes les tables étaient vides. La plupart étaient déjà partis pour regagner leurs maisons et passer les vacances avec leur famille. Il restait à peine une vingtaine d’étudiants. Parmi eux, je reconnus seulement Rathrin, l’étudiant bréjiste qui jouait parfois au mulkar avec nous. En nous apercevant, il se leva de la table où il mangeait et vint nous rejoindre.

— Comment s’est passée la journée ? —demanda-t-il gaiement.

— Je vois que nous avons du riz au menu du jour —commenta Steyra, en jetant un regard tristounet à son assiette.

— Zoria et Zalen sont déjà parties ? —j’acquiesçai et il soupira— Klaristo aussi. C’est un avantage d’avoir sa famille à Dathrun. Vous aussi, vous restez ?

Steyra fit non de la tête et avala le riz qu’elle mastiquait.

— Je vais voir mon oncle Rivjur à Ombay. Il est pâtissier et chocolatier.

Ces deux mots nous firent sursauter et nous commençâmes aussitôt à nous plaindre et à l’envier. Steyra grogna.

— Je verrai ce que je peux faire. Peut-être que je pourrai vous apporter une boîte, mais je ne promets rien.

— Tu es adorable —exclama Rathrin avec les yeux brillants de gourmandise.

J’échangeai un regard amusé avec Steyra. Je ne connaissais pas Rathrin en profondeur, mais je commençais à le connaître et je savais que la générosité n’était pas une de ses qualités, qu’il était gourmand, un peu pédant et qu’il pouvait parfois être lourd. Cependant, il avait aussi des côtés drôles et je comprenais que les jumelles et lui soient amis parce qu’aucun d’entre eux ne se prêtait une réelle attention. Bien sûr, je préférais Zoria et Zalen parce qu’elles étaient bizarres et sympathiques.

Ce jour-là, cependant, nous ne parlâmes pas beaucoup et nous nous couchâmes tôt. Lorsque nous montions un des escaliers de bois qui conduisait à notre dortoir, je signalai l’arbre qui poussait au milieu de la tour de la Faune.

— Tu sais quel est cet arbre ?

— Aucune idée —répondit Steyra en haussant les épaules—. Mais il doit être très vieux.

— C’est un aldik d’or —répondit une voix dans notre dos.

Nous nous retournâmes toutes les deux en sursautant. Celui qui venait de parler était le veilleur, sieur Nyuvel, un brave homme.

— Et il a plus de mille ans —ajouta-t-il portant la main au bord de son large chapeau—. Bonne nuit.

— Bonne nuit, sieur Nyuvel —répondîmes-nous en chœur, Steyra et moi.

— À partir de maintenant, je regarderai cet arbre avec plus de respect —commenta Steyra—. Un aldik d’or. Je n’avais jamais entendu parler de cette espèce.

— Moi si —dis-je—. Il y en a très peu au monde et ils vivent très très longtemps. C’est la première fois que j’en vois un.

— Ils ne donnent pas d’or, non ? —demanda Steyra. Je pouffai et hochai négativement la tête.

Cette nuit-là, j’eus du mal à m’endormir, mais je me réveillai tout de même quand Steyra était sur le point de sortir de la chambre.

— Bon voyage —lui dis-je à voix basse et je bâillai.

Steyra soupira.

— Je ne voulais pas te réveiller. Au revoir. Et rendors-toi.

Elle sortit avec toute la discrétion dont est capable une naine, c’est-à-dire, peu. Les escaliers de bois couinèrent sous le poids de ses bottes. Je l’entendis descendre, murmurer quelque chose, probablement une salutation au veilleur Nyuvel, puis tout redevint silencieux, mais pas très longtemps, car deux ou trois autres élèves sortirent peu après, probablement pour embarquer sur le même bateau que Steyra. Ombay, pensai-je. Cette ville était très renommée. Des voyageurs venaient à Ato et parlaient avec admiration de la variété des produits que l’on y trouvait. Des bateaux venus de terres lointaines y débarquaient, chargés de marchandises et on disait que là-bas se trouvaient les meilleurs ingénieurs de la Terre Baie. On disait aussi que l’on y contrôlait durement les gens avec des lois strictes, mais, de ce côté-là, Ato n’était pas mieux. Je me souvins que certains voyageurs se plaignaient qu’Ajensoldra demandait des autorisations pour plein de choses ce qui n’était pas le cas à Ombay selon eux. Cela faisait longtemps que je m’étais rendu compte que les opinions et les histoires entendues dans une taverne devaient se prendre comme des rumeurs et non comme des vérités : tant que l’on ne voyait pas les choses de ses propres yeux, on ne pouvait savoir réellement ce qu’il en était.

Après de telles réflexions, je finis par me lever. Le ciel commençait à bleuir et une tourterelle s’était posée près de la fenêtre émettant son roucoulement guttural habituel. Je passai la tunique verte par-dessus ma tête, je réunis quelques papiers, je les mis dans le sac que m’avait donné Laygra, je le passai à l’épaule et j’ouvris la porte. Lorsque j’atteignis le sol de pierre, je me rendis compte que j’avais oublié de mettre mes bottes. Le veilleur Nyuvel sommeillait, assis sur une chaise, et je décidai de passer discrètement pour ne pas le réveiller, ce qui ne s’avéra pas difficile.

J’avais prévu de faire plusieurs choses. J’avais réfléchi et j’étais arrivée à la conclusion que le plus urgent, c’était de me débarrasser du phylactère. Sans lui, tout s’arrangerait, j’en étais convaincue. Il suffisait que je découvre la façon d’enlever la partie de l’esprit de la liche et de l’envoyer le plus loin possible de moi, par exemple à travers un monolithe… Mais pour cela, je devais avoir des idées et des connaissances que je ne possédais pas et que j’espérais trouver en consultant des livres.

Avec cette honorable intention, je pris le chemin de la bibliothèque sans même penser qu’à cette heure, elle devait plus que probablement être fermée. De toute façon, je me trompai de chemin. J’arrivai à un croisement et je tournai sur ma droite, puis descendis des escaliers de pierre qui débouchaient sur une galerie ouverte sans vitres. Les rayons du soleil entraient joyeusement par les baies. Le sol était recouvert de poussière et en haut d’un pilier brisé, un oiseau avait fait son nid. Apparemment, cette galerie était peu fréquentée et ne menait pas à la bibliothèque. J’allais faire demi-tour quand, soudain, j’entendis un bruit et je me tournai sur ma droite, où de larges escaliers descendaient. Il me suffit de faire quelques pas pour voir que quelqu’un était assis sur une des marches de pierre. C’était Jirio. Les épaules tombantes et la tête basse, il semblait être plongé dans des pensées amères. Je ne sais pourquoi, cela me fit de la peine de le voir si déprimé et je me demandai quelle punition on lui avait bien infligée pour qu’il soit si abattu. M’éloignant du chemin de la bibliothèque, je m’approchai de lui, en descendant les marches.

— Jirio ? —dis-je, hésitante, lorsque je fus à deux mètres de lui. Il ne semblait pas m’avoir entendue. Je descendis quelques marches pour voir son visage et je restai stupéfaite. Il pleurait.

Le jeune ternian, en me voyant, essaya de sécher ses larmes sans y parvenir.

— Va-t’en —fit-il sur un ton misérable.

Je ne l’écoutai pas et je m’assis sur une marche poussiéreuse.

— Pas question. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Jirio fuit mon regard et se leva, en inspirant profondément.

— Rien. Il vaudra mieux que tu ne t’approches pas de moi. Je suis un monstre dangereux et je pourrais te faire du mal.

— Qui t’a dit ça ? —demandai-je, horrifiée, en me levant d’un bond.

Il me tournait déjà le dos quand il répondit :

— La professeur Djeïhirn.

Un professeur ! Comment avait-elle pu tenir de telles paroles à Jirio ?

— Eh bien, elle ment ! —affirmai-je catégoriquement.

— Elle ne ment pas. Je suis un danger pour moi-même et je n’arriverai jamais à rien en étudiant ici.

— La professeur Djeïhirn t’a dit ça ? —haletai-je, stupéfaite.

Jirio s’arrêta en haut des escaliers et fit non de la tête.

— Ça, c’est le professeur Erkaloth qui me l’a dit.

— Quoi ?! Mais tu sais quel genre de personne c’est ? —éclatai-je—. Il dit des choses désagréables à tout le monde.

Jirio se tourna vers moi avec une expression fataliste.

— Peut-être. Mais ce qu’il a dit, c’est vrai. Ma mère aussi me l’a dit. Elle a dit que je finirai comme mon père. Fou. Au début, j’ai cru que je pourrais contrôler mon énergie. Mais je ne peux pas. Si je reste ici plus longtemps, je finirai par tuer quelqu’un sans le vouloir —fit-il, une expression d’horreur sur le visage—. Tu as bien vu ce qui s’est passé hier, en cours d’harmonies. Je suis maudit.

— Ils t’ont dit que tu étais maudit ? —dis-je, hallucinée.

— Non. Ça, c’est moi qui le dis.

— Attends ! —criai-je, en voyant qu’il s’en allait—. Jirio ! Par tous les démons, tu te moques de moi ?

Je grimpai les escaliers à toute allure, j’entrai dans la galerie, je pris appui sur le sol et je fis une pirouette et j’atterris devant Jirio, lui barrant le passage.

— Attends —répétai-je, en le foudroyant du regard.

Jirio me renvoya un regard courroucé, puis, finalement, il soupira et fit un geste interrogateur de la main.

— Et alors ? Qu’est-ce que tu veux que j’attende ? Que je lance un nouvel éclair comme celui d’hier et que je tue quelqu’un ? Non, merci.

Il me contourna et commença à s’éloigner. Je grognai, en secouant la tête. Cela ne se pouvait pas que Jirio se montre si peu persévérant !

— Le seul problème que tu as, c’est que tu travailles avec des choses dangereuses —déclarai-je.

Mon intention était de le surprendre suffisamment pour lui ôter de l’esprit l’idée qu’il pouvait me faire du mal à n’importe quel moment sans le vouloir et, effectivement, Jirio s’arrêta ; son visage reflétait clairement son trouble.

— Quelles choses dangereuses ? —dit-il, avec méfiance.

— Eh bien, je supposais seulement —répondis-je avec un grand sourire—. Quand tu as lancé cet éclair, je me suis dit que c’était impossible que tu aies une charge électrique aussi importante à moins que tu te sois chargé au préalable. Et j’ai pensé que tu faisais peut-être des expériences qui…

— D’accord —m’interrompit Jirio—. Je suis chercheur. Le plus jeune des chercheurs d’ailleurs. —Il se tut un instant puis continua— : Les professeurs ont été impressionnés par ce que je savais faire. Mon père m’a enseigné des choses qu’eux ignoraient totalement et même encore il y a des choses que… —Il secoua la tête—. Je ne devrais pas te parler de ça. Mais oui, le principal problème est celui-là.

— Lequel ?

— Normalement, les professeurs n’ont pas le droit d’utiliser des étudiants mineurs pour la recherche. Moi, bien sûr, j’étais d’accord pour les aider dans leurs expériences parce que l’énergie brulique, c’est toute ma vie.

— Ah —dis-je—. Mais ?

— Mais je les mets en danger, ils savent que, sur certaines choses, j’en sais beaucoup plus qu’eux et ils savent aussi que je n’arrive pas à contrôler l’énergie même si je sais l’intérioriser, et cela les rend nerveux.

— Oui. Rien de plus normal —admis-je, un peu confuse—. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Les professeurs veulent que tu t’en ailles ?

Jirio fit une moue.

— Ils ne l’ont pas dit aussi directement, mais je crois que c’est ce qu’ils attendent que je fasse après les examens.

— C’est-à-dire, dans un mois —conclus-je, méditative. Je le fixai du regard—. Mais… toi, tu ne veux pas t’en aller, n’est-ce pas ?

— Et quelle importance ? —rétorqua le jeune ternian, laissant échapper un soupir—. Je m’en irai parce qu’ils baisseront le prix de l’inscription. Ils connaissent mon frère.

— Quoi ? —fis-je, hallucinée, en croyant avoir mal entendu.

— Oui —affirma-t-il, très sérieux—. Mon frère ne payera jamais moins de mille kétales pour une inscription. Il ne laisserait pas son frère dans une telle école, il me l’a juré plusieurs fois.

— Ton frère est plus âgé que toi ?

— Il a vingt-huit ans. Tu n’as jamais entendu parler de lui ? —demanda-t-il, un peu surpris—. Il s’appelle Warith et il a tout hérité des Melbiriar, sauf le génie et le caractère de mon père. C’est un type hypocrite et tout le monde dit qu’il est fou. Il m’a envoyé ici parce que mon père a demandé dans son testament qu’on me paye des études à Dathrun. Quand Warith est revenu d’Ombay pour les funérailles, il a tenu sa promesse et il m’a aussitôt envoyé à Dathrun, sans respecter les mois de deuil. Il a payé quatre mille kétales pour mon entrée.

Je ne sus que répondre à cela. Il n’était pas difficile de deviner que Warith et lui ne s’aimaient pas et que Jirio s’était résigné à quitter Dathrun.

— C’est injuste —dis-je finalement.

Les yeux verts de Jirio brillèrent, souriants et amers à la fois.

— La vie n’est pas juste. Bienvenue au monde réel. Remontons.

Il allait poser le pied sur la première marche des escaliers suivants lorsqu’il se heurta de nouveau à moi. Il grogna.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Pourquoi tu t’interposes toujours sur mon chemin ?

— J’ai une idée ! —m’exclamai-je.

Il secoua la tête comme s’il essayait d’écarter les pensées tristes de son esprit.

— Très bien, de quoi s’agit-il ?

— Tu as dit que le problème venait principalement du fait que tu n’étais pas capable de contrôler ton énergie, n’est-ce pas ?

Jirio ne répondit pas immédiatement, puis il soupira et acquiesça.

— Et ?

— Eh bien, je crois que le problème que tu as vient de ce que tu n’as jamais sympathisé avec ton jaïpu —lui expliquai-je avec sérieux.

Jirio me regarda comme si j’étais devenue folle.

— Sympathiser avec le jaïpu ? De quoi tu parles ? On ne peut pas sympathiser avec son jaïpu. C’est comme si tu sympathisais avec un bout de bois. Il n’a pas d’âme, c’est seulement de l’énergie darsique.

— Bon, oublie l’histoire de sympathiser —répliquai-je, impatiente—. Ce que je veux dire, c’est que le jaïpu peut t’aider à contrôler les énergies asdroniques. C’est comme un bouclier entre les énergies et toi. Si tu apprenais à l’utiliser…

— Shaedra ! —s’exclama Jirio, en soufflant—. C’est une académie celmiste, pas un camp d’entraînement. Le jaïpu s’utilise seulement pour donner de l’élan ou pour contrôler les mouvements du corps. Il ne sert pas de bouclier. Tous les livres le disent, c’est une énergie darsique. Comme le morjas. C’est presque comme si tu disais que je dois apprendre à contrôler mes éternuements pour me protéger d’un éclair brulique. Cela n’a pas de logique, je regrette, ça n’a pas de sens.

Pendant son discours, il faisait de grands gestes et se promenait dans la galerie en parlant de façon accélérée. Appuyée contre le mur de la première marche des escaliers, je le contemplais, exaspérée. Pourquoi une idée nouvelle devait toujours être accueillie par un refus catégorique, sans même se donner la peine de raisonner ?

— Très bien —fis-je, une fois le silence retombé—. Alors, si tu ne veux vraiment pas m’écouter, j’irai m’occuper de mes affaires. Au revoir.

Je lui tournai le dos et je commençai à grimper les escaliers. Je crois que cela m’attrista qu’il n’essaie même pas de me rattraper. Jirio était sympathique, mais il semblait parfois être un peu dans les nuages et agir rapidement n’était pas dans son tempérament. Je revins donc au croisement et, cette fois, j’empruntai le bon chemin. Peu après je me retrouvai devant la porte de la bibliothèque. Ce n’est qu’alors que je me rendis compte que, très probablement, elle était fermée et, effectivement, elle l’était. Seule la salle d’étude était ouverte et il s’y trouvait plusieurs étudiants matinaux, la tête penchée, lisant des livres ou écrivant sur un papier de botrille.

Lorsque j’entrai, c’est à peine si certains levèrent la tête. Je fermai discrètement la grande porte et je me dirigeai vers l’endroit où se trouvaient les registres des livres. Le mieux serait de commencer par là. Je m’assis devant un livre énorme sur lequel était inscrit « Énergies bréjiques », et je cherchai le titre d’un livre où apparaîtrait le mot « liche » ou « phylactère » ou quelque chose du genre, mais je me rendis rapidement compte que c’était inutile de chercher de cette façon parce que, finalement, ce n’était pas tous les jours que l’on trouvait des saïjits vivants avec une partie de l’esprit d’une liche dans la tête. Alors je continuai à chercher des livres qui aient à voir avec la composition de l’esprit, car, immanquablement, je devais d’abord savoir où se situait le secteur que je devais interdire à Jaïxel et, ensuite, l’amputer et le lancer très loin de Dathrun et de la Terre Baie. Ça, c’était la théorie.

Je passai peut-être une heure à consulter les titres des livres. Au-dessous du titre, il y avait normalement un résumé de l’œuvre de quelques lignes, ce qui s’avérait utile pour mieux savoir de quoi elle traitait. Pendant cette heure, je notai quelques titres qui me semblaient intéressants, mais, au bout d’un moment, j’eus l’impression de lire des titres que j’avais déjà lus et, tout d’un coup, je me rappelai que je n’avais pas déjeuné. Comment avais-je pu oublier ce détail ?

Je posai mon crayon, je fermai le livre des registres, je me frottai les yeux et je me levai en m’étirant. Entretemps, la salle s’était pas mal remplie, surtout d’étudiants plus âgés qui devaient se préparer à quelque prochain examen. Il régnait un silence total. En sortant de la bibliothèque, j’eus l’impression que le monde revenait à la vie lorsqu’un groupe de jeunes étudiants descendit les escaliers en courant et chahutant dans les couloirs. Ils répandaient un liquide poisseux qui avait tout l’air d’être enchanté et pour revenir à la Salle du Dégel, je dus me débrouiller pour l’éviter, en faisant de petits sauts et en essayant de ne pas trop respirer, car ce liquide verdâtre dégageait une odeur fétide de pourriture qui donnait la nausée.

Lorsque j’arrivai à la Salle du Dégel, j’entrai d’un pas hésitant. Mon envie de déjeuner s’était envolée. Soudain, Laygra apparut près de moi, en haletant.

— Shaedra, je t’ai cherchée partout ! Que diable faisais-tu ? Viens, nous avons du travail à faire.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais qui vaillent ! —rétorqua-t-elle, sur un ton catégorique— allez, on n’a pas de temps à perdre.

— Mais je n’ai pas déjeuné —murmurai-je tout bas, alors que ma sœur disparaissait par la porte avec précipitation. Je passai la main dans mes cheveux, pensive. Quelle mouche l’avait donc piquée ? Avec un soupir résigné, je sortis de la Salle du Dégel avant qu’elle n’ait l’idée de revenir pour me tirer les oreilles et me dire de me dépêcher.

Elle me conduisit à l’entrée de l’académie. Elle donnait à toutes mes questions des réponses évasives et, la seule chose que je compris, c’est que Murry nous attendait en bas et que nous allions à Dathrun.

— Mais pourquoi est-ce si pressé ? —demandai-je.

Laygra laissa échapper un grognement, elle poussa la porte d’entrée et s’exclama :

— Je l’ai trouvée !

Murry soupira de soulagement et s’approcha rapidement de nous.

— Bonjour, sœurette.

— Bonjour —répondis-je les sourcils froncés—. Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi… ?

— Il vaut mieux y aller tout de suite, ils doivent être sur le point d’ouvrir —dit Laygra à mon frère.

Murry acquiesça.

— Allons-y.

J’essayai de prendre les choses patiemment, mais je ne bougeai pas.

— Murry et Laygra, qu’est-ce que vous manigancez ? —Mon frère et ma sœur échangèrent un regard entendu qui m’énerva.

— Tu te souviens du travail à faire, n’est-ce pas ? —commença Murry.

— Le travail auquel, toi aussi, tu participes —souligna Laygra.

Je restai bouche bée. Comment avais-je pu l’oublier ?

— Il… il faut y aller maintenant ?

Murry et Laygra se regardèrent de nouveau. Mon frère se racla la gorge.

— Pas précisément.

— Je ne comprends pas. Quand devons-nous y aller ?

— Aujourd’hui. Cette après-midi, à cinq heures, selon ce qu’on m’a dit, à l’heure du thé —fit Murry, sur un ton cérémonieux et moqueur.

— Oh. Et tout de suite…

Laygra m’interrompit.

— Tout de suite, nous allons t’acheter des habits, Shaedra. Le maître Helith nous a laissé une bonne somme d’argent, et j’ai pensé que c’était une bonne occasion de l’utiliser.

Je la regardai fixement.

— Des habits ? —répétai-je déconcertée.

— Une robe comme toutes les filles de Dathrun —acquiesça Murry, avec entrain.

Je laissai échapper une exclamation et je les regardai tour à tour. Je n’en revenais pas.

— Mais, vous ne voyez pas que ce type n’en a rien à faire que nous allions le voir avec des vêtements en or ou tout nus ? C’est un vol…

Murry me mit la main sur la bouche, l’air sévère.

— Sortons d’ici et mettons-nous en route.

Ils durent me traîner jusqu’à la sortie et je n’arrêtai pas de grogner et de protester.

— Vous ne pouvez pas me faire ça, ce n’est pas possible —fis-je, la voix rauque.

— Écoute-moi bien, Shaedra —me dit Murry avec patience—. Je vais te dire une chose qui va te surprendre. Le sieur Mauhilver n’est pas n’importe quel voleur.

— Ah non ? —répliquai-je, ironique.

— Non. J’ai un peu fouiné à Dathrun, j’ai cherché la rue Sans Issue pour ne pas perdre de temps à la trouver aujourd’hui, et je l’ai trouvée, mais figure-toi que le numéro cinq de cette rue, c’est la porte de service d’une maison énorme avec un jardin magnifique.

J’écarquillai les yeux.

— Ce n’est pas la bonne adresse ? Mais alors…

— Je ne crois pas qu’on se soit trompé en nous donnant l’adresse. J’ai fait des recherches et il s’avère que cette maison appartient à la famille Mauhilver.

Je le regardai, bouche bée.

— Et comment as-tu eu le temps d’aller en cours avec tout ça ?

Murry grogna, écartant la question d’un geste.

— Ne pose pas de questions stupides. Et dépêche-toi, je te rappelle que l’on doit t’acheter une robe.

— Ça va, d’accord. Mais on n’est pas si pressés, non ? En plus, ma tunique et mon pantalon ne sont pas si mal. Moi, sincèrement, je suis plus à l’aise comme ça et…

Un grand éclat de rire de Murry m’interrompit et, en me tournant vers Laygra, je la vis sourire avec indulgence. Je les foudroyai tous les deux du regard. Non mais, qu’est-ce qu’ils avaient ?

— Franchement, Shaedra —me dit alors Murry, en essayant de prendre un air sérieux—, que crois-tu que le sieur Mauhilver pensera s’il voit arriver trois ternians déguenillés dans son élégante demeure de Pilendrgow, venant salir son parquet ? On dit de lui que c’est une personne très à cheval sur la propreté et qui s’habille comme un gentilhomme.

Je fis une moue.

— Cette description ne me plaît pas. Qu’est-ce qu’on dit d’autre sur lui ?

Murry haussa les épaules.

— Je n’en sais pas beaucoup plus. Hier soir, j’ai appris que son nom complet est Amrit Daverg Mauhilver. Ah, j’ai aussi entendu que c’est un grand consommateur de fraises et que, ce printemps, il en a acheté plusieurs kilos. Je sais qu’il n’est pas marié, mais je ne sais pas s’il vit seul dans cette grande maison ; après tout, ce n’est peut-être pas lui le véritable propriétaire de la maison, je n’ai pas pu le savoir, mais ce qui est sûr, c’est que les gens le considèrent comme un homme dépensier qui soigne excessivement son image et qui méprise les pauvres et tous ceux qui ne sont pas du même monde.

— Je crois qu’il ne va pas du tout me plaire —marmonnai-je.

— Peut-être, mais nous ne prétendons pas qu’il soit notre ami, nous voulons juste qu’il ne nous mette pas à la porte en nous voyant. Je vois que tu commences à comprendre.

Je soupirai et acquiesçai.

— Ce livre est vraiment important ?

Murry prit une mine perplexe.

— Sans doute. Le maître Helith pense qu’il nous aidera.

— Oh. Bien sûr. Alors allons-y —dis-je sur un ton hésitant.

Murry me sourit et m’ébouriffa affectueusement les cheveux.

— Tu es plus sympathique quand tu ne grognes pas, sœurette.

Je laissai échapper un grognement irrité, puis je leur souris.

— Enfin, vous savez, j’ai toujours aimé les aventures.

Cependant, l’aventure du matin fut plus dure que ce que j’avais prévu. Mon frère et ma sœur me conduisirent dans un commerce assez grand rempli de très jolies toilettes qui m’épouvantèrent aussitôt.

— Laygra ! —m’exclamai-je, lorsque je vis les vitrines.

— L’Aberlan —énonça-t-elle sans m’écouter—. C’est un endroit où vont tous les étudiants de Dathrun, je t’assure. Je connais certaines personnes qui semblent y avoir oublié quelque chose toutes les semaines —ajouta-t-elle en arquant les sourcils.

— Tu ne prétends tout de même pas que je rentre ici ? —fis-je, effrayée, alors que je voyais l’intérieur déjà bondé de monde. Une vraie foule s’y bousculait !—. Tu dis qu’ils viennent d’ouvrir ? Ils y dorment ou quoi ?

— C’est la dernière semaine de la Gorgone —expliqua Murry les yeux rivés sur une très belle jeune fille qui entrait par la grande porte du magasin.

Je lui donnai un coup de coude et j’inspirai profondément pour essayer de me tranquilliser.

— Je vous ai dit que j’étais courageuse, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. En plus, Laygra va t’accompagner —dit Murry, l’air de plus en plus moqueur.

Je le regardai, surprise.

— Toi, tu ne viens pas ?

— Oh, moi ? Non, ce n’est pas mon passe-temps favori et j’ai déjà un costume approprié pour l’occasion. Je vais faire un tour, pour voir si j’apprends de nouvelles choses sur notre gentilhomme. On se retrouve tout à l’heure.

Laygra me tira par le bras, impatiente, tandis que j’observais l’expression souriante de Murry, déçue.

— Allez, Shaedra, ou ils vont tout emporter avant que nous soyons entrées !

— Je ne voudrais pas être embêtante —commençai-je à dire, en regardant ma tunique verte toute propre et mes superbes bottes— mais c’est vraiment nécessaire… ?

Le regard de Laygra me suffit comme réponse et je me laissai conduire à l’intérieur. Là, tout n’était qu’agitation et cris de femmes excitées qui allaient et venaient de tous les côtés, essayaient des robes, des ceintures de tissu, admiraient des foulards… Ce fut un enfer de courte durée. En fait, à peine entrée, je fus envahie par un tel ennui que je pressai Laygra en lui demandant de vite trouver quelque chose, mais, comme elle ne se décidait pas et que la tête commençait à me tourner d’entendre les sottises qui fusaient autour de moi, j’essayai d’accélérer les choses.

— Cette robe, qu’en penses-tu ? —dis-je, en montrant du doigt un tas de robes.

Laygra fronça les sourcils.

— Laquelle ?

— Une de celles-là. Elles sont parfaites, tu ne crois pas ?

— Non, non, non. Ces robes sont trop élégantes et trop longues. Dis donc, et si on achetait une jupe ?

— Excellente idée ! —grognai-je, en regardant une femme bien enveloppée qui essayait de convaincre sa fille toute menue, qu’elle pouvait loger dans une petite robe bleue marine dans laquelle même sa fille ne serait pas rentrée—. Alors, vas-y, dépêche-toi.

— Tu viens avec moi. Par ici.

— Nous n’allons pas rester là jusqu’à ce que les pierres aient des feuilles, n’est-ce pas ? —fis-je, au bout d’un moment, pendant que Laygra cherchait une jupe.

Je lançai quelques phrases de plus pour exprimer mon ennui et Laygra finit par se tourner vers moi, l’air irritée.

— Tu es comme une gamine ! Tu as treize ans, tu pourrais m’aider. Ce n’est pas aussi difficile que de tuer un dragon.

J’inspirai profondément.

— D’accord, laisse-moi t’aider —lui dis-je.

Je tendis la main, je fouillai et dérangeai un peu l’étagère et en sortis une jupe bleue et blanche.

— Celle-là. On y va ?

Laygra se racla la gorge.

— Maintenant, il ne nous manque plus que la chemise, le foulard et les chaussures, mais, pour les chaussures, il faudra aller ailleurs.

Je laissai échapper un gémissement et, pour la première fois, ma sœur me regarda avec compassion.

— Courage —me dit-elle—. Un petit effort de plus et le sieur Mauhilver aura bientôt devant lui trois charmants ternians.

Je fis une moue peu élégante.

— Charmants —marmonnai-je, épouvantée, tandis que je la suivais dans le labyrinthe de l’Aberlan.

* * *

Lorsque j’entrai à l’infirmerie Bleue, il était onze heures passées et mon apparition dut attirer l’attention de plus d’un, alors que je courais entre les pavillons, le cœur emballé.

J’arrivai chez le docteur Bazundir à onze heures vingt et à peine le vieil homme eut-il ouvert la porte que je me pressai de dire :

— Excusez-moi, docteur, j’étais à Dathrun et le temps a passé à toute vitesse et… —je haletai—, mais je suppose que vous pourrez me pardonner. Vous êtes un homme compréhensif.

Le docteur Bazundir cessa de froncer les sourcils et ses lèvres esquissèrent un sourire amusé.

— De toute façon, normalement, je ne bouge pas beaucoup d’ici. Entre donc. Le singe est déjà là —j’expirai d’un coup et j’acquiesçai en le suivant à l’intérieur.

« Bonjour », me dit Syu, perché sur une des poutres du plafond. Ses yeux verts brillaient dans les ombres. Je souris, contente de le voir.

« Bonjour, Syu. Le docteur Bazundir t’a expliqué ce qu’il voulait nous apprendre ? »

« Il a essayé, mais je n’arrive pas à comprendre vos problèmes. Selon le vieux, tu ne me parles pas de la même façon que lui. Jusque-là, je crois que j’ai compris. Et, après, je me suis perdu », dit-il, en se laissant choir sur la table avec légèreté.

Je laissai échapper un petit rire.

« Je crois que, moi non plus, je n’arrive pas à tout comprendre, mais le vieux nous l’expliquera. »

Le singe prit une mine sceptique. Je remarquai que l’échange mental avait été si rapide que le vieil homme avait à peine eu le temps de sortir une casserole de l’armoire quand je finis de parler avec Syu.

— Du thé ? —demanda le vieil homme.

Soudain, je me rendis compte que je n’avais même pas déjeuné et que je mourais de fin. J’acquiesçai énergiquement de la tête.

— Oui, s’il vous plaît. Et peut-être quelques-uns de ces si bons biscuits que vous faites ? —dis-je, et je rougis lorsqu’il me regarda un sourcil arqué—. Je crois que nous avons besoin de forces pour commencer une leçon si… dense, vous ne croyez pas ?

— Dense ? —répéta le vieil homme, alors qu’il mettait l’eau à bouillir— Eh bien, je ne prétends pas t’enseigner tout ce que je sais sur l’énergie bréjique. Il nous faudrait plus que quelques biscuits pour ça. Il nous faudrait des années entières.

— Le temps —soupirai-je—. Évidemment. Mais je ne prétends pas non plus apprendre tout ce que vous savez. En plus, l’énergie bréjique n’est pas l’énergie qui m’intéresse le plus. Je préfère les harmonies et l’énergie brulique. Ce sont mes favorites.

— Vraiment ? —fit le docteur Bazundir—. Assieds-toi, tu veux bien ? Tu n’as pas besoin d’attendre que je t’y invite, c’est une réunion informelle —poursuivit-il pendant que je m’installai—. Eh bien, toi, je ne sais pas, mais, moi, j’ai pensé comment organiser ces leçons, sachant que l’objectif est de comprendre comment fonctionne, dans la pratique, le kershi entre un saïjit et un singe gawalt.

Il se racla la gorge plusieurs fois pour se nettoyer la gorge et s’assit. Syu était à présent suspendu par la queue, à une poutre qui se situait à une certaine hauteur au-dessus de la table.

— Et je veux ajouter à cet objectif celui de t’enseigner à reconnaître les échanges bréjiques de sorte que tu puisses occulter tes échanges de kershi avec l’énergie bréjique, et que personne ne sache que tu es une yédray, qu’en penses-tu ?

— Eh bien, cela me semble juste —approuvai-je lentement—. Mais… vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? Je veux dire… pourquoi pourrais-je utiliser le kershi et mon frère et ma sœur non ? Enfin… je ne sais pas si c’est héréditaire…

— Cela se peut —m’interrompit le docteur—. Que ce soit héréditaire, je veux dire. Je suppose que certaines personnes ont plus de kershi et sont davantage prédisposées à savoir l’utiliser que d’autres. Mais je t’ai déjà dit que presque tout être de la Terre Baie possède le kershi, ne serait-ce qu’un tantinet. Le kershi se comporte comme une énergie darsique et n’a besoin d’aucun phénomène pour exister. Ce qui est difficile, c’est d’apprendre à l’utiliser et c’est son apprentissage qui est strictement interdit.

— Alors… —Je méditai quelques instants, troublée—. Ce que nous faisons est interdit.

— C’est interdit —acquiesça le docteur Bazundir calmement—. Mais personne ne le saura.

— L’eau bout —dis-je, en me levant.

— Oh —grogna le vieil homme, pendant que je prenais deux bols et y versais l’eau bouillante— je t’ai déjà dit que je n’avais besoin d’aucune servante, pour qui me prends-tu ?

À mon tour, je grognai et roulai des yeux.

— Je ne suis pas une servante —rétorquai-je—. Mais vous me parliez du kershi et l’eau s’évaporait.

Où étaient les biscuits ?, me demandai-je, en regardant autour de moi. Le docteur comprit au bout d’un moment ce que je cherchais et il se leva en soupirant.

— Non, tu ne ressembles pas à une servante, mais plutôt à une invitée gourmande.

— Oh —m’exclamai-je, en rougissant— excusez-moi, docteur, mais c’est que… je n’ai pas déjeuné.

— Ah, je comprends —dit-il, en riant—. Je sais ce que c’est d’avoir faim à douze ans.

Je pris un biscuit et je revins m’asseoir.

— J’ai treize ans —rectifiai-je.

— Ah bon ? Eh bien, tu devrais savoir que l’on ne parle pas avec la bouche pleine —me sermonna-t-il.

— Excusez-moi.

— Pour l’amour d’Éladar ! C’est la troisième fois que tu me demandes des excuses.

J’avalais mon deuxième biscuit et je me mordis la lèvre pour ne pas demander d’excuses une nouvelle fois. J’avalai une gorgée de thé et je souris.

— Il est délicieux —le docteur arqua un sourcil, l’air moqueur et je me raclai la gorge—. Vous disiez donc que tout le monde possède un brin de kershi, mais que ce qui est difficile, c’est de l’utiliser. Alors comment est-ce possible que, moi, je l’utilise ?

— C’est là le problème. Tu me dis que tu n’as jamais entendu parler de yédrays et de kershi et il s’avère que tu sais parler au singe comme lui te parle.

— Syu utilise vraiment le kershi, comme moi ? —demandai-je, consternée.

« Moi, je n’utilise pas ça », grogna le singe depuis sa poutre. « On n’a pas besoin d’utiliser de truc bizarre pour parler par voie mentale. »

« Je crois que là tu te trompes, mon ami », lui dis-je.

« Je ne suis pas ton ami », répartit le singe, grognon.

Je soupirai et je vis que le vieil homme nous regardait alternativement, les sourcils froncés.

— Vous avez échangé des paroles, n’est-ce pas ? —j’acquiesçai—. Bien. Écoute, commençons par nous assurer que tu utilises réellement le kershi.

— Alors, vous n’en êtes pas sûr —dis-je, un peu confuse.

— Je suis sûr que ce n’est pas de l’énergie bréjique et, d’après mon expérience, il n’y a pas beaucoup d’énergies qui permettent un échange mental. Syu et toi, vous allez communiquer et, moi, je vais essayer de rentrer dans ton esprit… superficiellement bien sûr —assura-t-il en voyant que je lui jetais un regard méfiant—. Allez, commençons.

« Cela ne me paraît pas très amusant », fit le singe, avec l’air de s’ennuyer. « Je préfère jongler. Tu sais que je me suis amélioré ? Maintenant, je peux durer un bon moment avec quatre balles. »

« Je te crois, après tu me montreras », lui dis-je, tout en observant le visage concentré du docteur. « Tu sens quelque chose ? Apparemment le docteur Bazundir doit entrer dans mon esprit pour voir si j’utilise bien le kershi. »

« Je sais, je ne suis pas sourd. Ça, j’avais compris », répliqua le singe, avec un soupir. Après un bref silence, il dit : « Eh bien non, je ne sens rien, pourquoi je devrais sentir quelque chose ? »

« Hum. Je ne trouve rien à dire. Dis quelque chose. Raconte-moi comment s’est passée ta journée », lui dis-je.

« La matinée, tu veux dire ? Eh bien, comme je t’ai dit, j’ai pratiqué l’agilité. »

« Moi, j’arrive à jongler avec sept balles », lui révélai-je avec une fierté goguenarde. « Il te reste à faire quelques progrès pour arriver à en faire autant. »

Soudain, je sentis quelque chose d’étrange qui n’était pas vraiment une douleur, mais qui, cependant, était une sensation désagréable et, dès que cette sensation disparut, le docteur Bazundir se mit à parler avec un grand sourire.

— C’est du kershi —annonça-t-il joyeusement—. Pas de doute possible, j’ai pu le sentir. Et maintenant que nous en sommes sûrs, il faut se mettre au travail…

— Comment diable avez-vous fait ? —l’interrompis-je, un peu effrayée— Vous êtes entré dans mon esprit et vous en êtes sorti en une seconde.

— Non, non, tu ne sais pas comment fonctionne réellement l’énergie bréjique. Depuis le début, j’étais près de ton esprit, je suis entré à la superficie, je t’assure que je n’ai rien vu de tes si précieux secrets. J’ai seulement une légère idée de ce dont vous parliez, le singe et toi. Quelque chose sur l’art de jongler, n’est-ce pas ?

Je soufflai et j’acquiesçai, stupéfaite.

— Cela ne doit pas te surprendre que tu ne m’aies pas remarqué jusqu’au moment où je me suis retiré —me dit-il avec naturel—. J’ai beaucoup d’expérience et toi aucune.

— Je comprends. Alors, apprenez-moi.

— C’est ce que nous allons faire —répondit avec entrain le docteur Bazundir. Après s’être assuré que ce que j’utilisais était réellement le kershi, il semblait avoir rajeuni de dix ans.

Influencée par son enthousiasme, je me préparai à écouter la leçon du docteur Bazundir avec la plus grande ardeur.

22 Cinq, ruelle Sans Issue

Vers trois heures, je me réunis avec Murry et Laygra devant la Salle Erizal. J’avais mangé rapidement dans la Salle du Dégel, je m’étais habillée avec ce que Laygra m’avait acheté ce matin-là et je gagnai la Salle Erizal en marmonnant entre mes dents des insultes contre mes chaussures.

— Une vraie damoiselle ! —exclama Murry, moqueur. Lui, il portait un costume d’homme et un chapeau aux larges bords, et Laygra une jupe blanche et une chemise verte élégante. Tous deux avaient l’air de deux étudiants de l’académie, prêts à sortir à Dathrun.

— Vous, vous avez vraiment l’air de citadins de Dathrun authentiques —leur dis-je.

Laygra m’examina d’un air critique et tenta de replacer mon foulard bleu correctement.

— On y va ? —grognai-je, en voyant qu’ils continuaient à me regarder.

— Attends. Pourquoi as-tu toujours ce bandeau bleu autour du front ? —me demanda Laygra.

Je fronçai les sourcils, puis je me touchai le front. Ah.

— Ça, c’est le dernier cadeau que m’a fait Wiguy —dis-je, avec une petite voix. Qui aurait dit qu’un jour Wiguy me manquerait ?, me demandai-je pour la millième fois. J’inspirai profondément, je dissimulai le bandeau bleu derrière le foulard, puis je répétai— : On y va ?

Notre seul contretemps fut de trouver en chemin quelques obstacles, comme une attrapeuse et quelques autres mauvaises blagues que les étudiants peu sérieux laissaient traîner pour les personnes distraites. Mes frère et sœur semblaient avoir acquis une grande habileté pour esquiver ce type de pièges et ils durent m’attraper par la manche une fois pour m’éviter de plonger tête la première contre un mur de gélatine. À un moment, alors que nous étions déjà près de l’entrée, nous nous heurtâmes à une illusion qui dessinait de façon mensongère des escaliers. Cette fois, je n’eus aucun mal à percevoir l’illusion harmonique et je dus assurer Murry et Laygra que le sol était lisse et qu’il ne descendait pas.

— J’avoue que, dans cette académie, ce que j’ai appris de plus utile, je le dois à Iharath —dit Murry, tandis que nous marchions prudemment sur le sol qui s’ouvrait sous nos pieds, dans un grand vide.

— Et qu’est-ce qu’il t’a appris ? —demandai-je, curieuse.

— Il m’a appris à survivre dans cette académie. Ce qui n’est pas du tout évident.

— Ne fais pas le sentimental —l’avertit Laygra.

Je lançai un coup d’œil sur mon épaule, vers l’illusion, et je me rendis compte qu’on ne voyait plus rien de trompeur d’où nous étions à présent, mais les battements de l’énergie harmonique était encore latents.

— Ça ne durera pas plus d’une heure —commentai-je—. Ça ne fait pas longtemps que ça a été fabriqué, visiblement.

— Les pires sont le groupe d’Alay Palverde —dit Laygra, une moue aux lèvres.

— Du Département Magarien —m’expliqua Murry—. Alay est un humain. Un type du même âge que Laygra. Il n’arrête pas de plaisanter, mais ses blagues sont vraiment pathétiques et seuls ses amis réussissent à le trouver amusant. Il fait un peu peur, mais, apparemment, c’est un bon magariste. Le problème, c’est qu’il laisse traîner ses objets et il a déjà provoqué plus d’une fois des tohu-bohu dans les couloirs.

— Il ne respecte personne —intervint Laygra avec dédain—. C’est ça le pire. Rowsin et Azmeth m’ont raconté qu’un jour, en passant par le couloir qui est près de la salle 125A, ils se sont retrouvés face à face avec Alay et sa bande. Ils leur ont jeté des boules d’étourdissement et les pauvres ont passé deux heures à tourner bêtement dans le couloir avant que le professeur Erkaloth n’arrive enfin pour les aider. Et le stupide Palverde et sa troupe n’ont reçu qu’une punition légère.

— Qu’est-ce qu’ils ont dû faire ? —demandai-je, impressionnée, tandis que nous sortions de l’académie. Le vent était presque tombé et les nuages s’étaient effilochés, laissant place à une belle après-midi sous les chauds rayons du soleil.

Laygra gonfla ses joues pour montrer son indignation.

— À ce qu’on dit, ils ont dû ramasser les brindilles du Parc de l’académie. C’est honteux, une punition comme ça. Il aurait pu arriver n’importe quoi à Rowsin et Azmeth pendant qu’ils étaient seuls.

J’acquiesçai en silence.

— Comment ça s’est passé, avec le docteur Bazundir, ce matin, Shaedra ? —demanda Murry, alors que nous traversions le Pont Froid—. Il t’a déjà montré comment faire pour lire l’esprit et découvrir les secrets des gens ?

Je laissai échapper un grognement.

— Pas encore et je n’ai pas du tout l’intention d’apprendre ça.

Je leur avais dit que le docteur Bazundir était un enthousiaste de l’énergie bréjique et qu’il avait voulu me l’apprendre, car il pensait que j’avais une certaine prédisposition. Je ne leur avais rien dit sur les yédrays, peut-être bien par manque de courage, mais je savais aussi que je ne voulais pas les préoccuper davantage. Je leur avais assez compliqué la vie comme ça.

— Il est surtout en train de m’apprendre les bases de l’énergie bréjique —ajoutai-je—. Syu assiste au cours aussi.

Murry éclata de rire.

— Syu assiste au cours de bréjique ? C’est un singe gawalt celmiste, ou quoi ?

— Syu n’est pas stupide —grogna Laygra—. Les gawalts, en particulier, sont très intelligents. Mais je ne sais pas si c’est une bonne idée de leur apprendre à contrôler les énergies. Cela pourrait être dangereux pour lui.

— Bah, ne te tracasse pas —lui dis-je d’un air désinvolte—. Le docteur Bazundir sait parfaitement où sont nos limites. Au fait, Murry, comment ça va, Keysazrin et toi ?

Murry s’empourpra instantanément et me foudroya du regard.

— Ça, ça ne te concerne pas, sœurette, mais… je crois que ça avance pas mal. Je crois qu’elle sait.

— Qu’elle sait quoi ? —demandai-je aussitôt.

Murry me donna une légère bourrade, en grognant.

— Tu es bien curieuse, dis-donc !

Je pouffai, mais j’arrêtai de le harceler avec des questions. Nous marchâmes en silence pendant un long moment et, tous trois, sans nul doute, nous nous posions les mêmes questions : qu’allait nous demander de faire sieur Mauhilver pour obtenir ce fameux livre ?

Lorsque nous remontions l’avenue principale, je me rendis compte que mes pensées s’étaient tournées vers mes souvenirs d’Ato et ma respiration s’était accélérée inhabituellement. Le brouhaha de la rue m’assourdissait les oreilles et la tête me tournait. Au début, je crus que tout n’était dû qu’à l’agitation de la rue, mais, alors, des images et des scènes du passé envahirent mon esprit et je sentis le sang se glacer dans mes veines. Je fus submergée par des souvenirs qui avaient toujours été gardés sous clef, repliés sur eux-mêmes dans un coin de mon esprit. Et, vraisemblablement, mes leçons d’énergie bréjique de ce matin-là avaient réveillé quelque chose qui aurait dû rester à jamais enterré. Je me rappelai l’odeur du bois qui brûlait dans la cheminée du vieux Wigas. Et je me souvins qu’un jour, sous le brûlant soleil d’été, j’étais sorti labourer le champ avec mes frères. Je me rappelai les jeux innocents que je partageai avec les deux petits chiots de Dasverth. Et je me souvins du jour où j’étais arrivé juste à temps pour sauver l’une de mes sœurs qui était tombée dans la rivière alors qu’elle ne savait pas nager. Deux de ces souvenirs m’appartenaient vraiment ; les deux autres étaient ceux d’un brave et gentil garçon qui travaillait comme journalier dans les terres de…

— Shaedra ? Ça va ? —me demanda une voix.

Avec un effort considérable, je refermai toutes les portes qui conduisaient à cette alcôve secrète et obscure qui gardait, si je ne m’y trompais pas, les souvenirs de Jaïxel. Des souvenirs. Jaïxel avait perdu les souvenirs de son enfance.

Murry et Laygra me dévisageaient, l’air préoccupés.

— Ça va —répondis-je, en me massant la tête—. Je ne me suis pas encore faite à tout cette animation. Allons donc, ne me regardez pas comme ça, ça va aller —répétai-je, en pressant le pas—. C’est par où ?

Mes frère et sœur échangèrent un regard. Murry haussa les épaules et indiqua une avenue.

— Il faut monter un peu plus, puis prendre à droite.

Les endroits que nous traversâmes peu après s’étaient peuplés de maisons élégantes, bordées de jardins et de petits parcs. La rue était bien moins agitée comparée à l’avenue principale et les rares personnes que nous vîmes étaient surtout des cochers et des serviteurs. À un moment, une dame sortit d’une demeure, vêtue d’une imposante robe, accompagnée de son mari, un homme au grand chapeau et au costume ridiculement rigide, la tenant par le bras. La femme se protégeait du soleil à l’aide d’une ombrelle, et je roulai les yeux en me demandant comment, après autant de jours de pluie, quelqu’un pouvait bien être capable de se soustraire aux rayons du soleil.

— C’est cette maison-là —fit peu après Murry, à voix basse—. Celle à gauche. Ça, c’est l’entrée principale. La ruelle Sans Issue est un peu plus loin.

Nous passâmes devant l’énorme maison en essayant de ne pas paraître trop indiscrets. Le jardin était peuplé de grands chênes au feuillage dense, de rosiers et d’arbustes de toutes sortes.

— Démons —articulai-je—. Ça me rappelle un peu la maison d’Akyn, et celle-ci est même plus grande.

— Cherchons un endroit où nous pourrons attendre —dit Murry, en consultant l’heure sur le clocher du temple, au loin—. Il n’est même pas quatre heures. Nous nous sommes un peu précipités.

— Ce n’est pas grave. Montrons à Shaedra la ville —suggéra Laygra.

Ils me conduisirent au Parc des Alouettes et, là, nous achetâmes trois excellentes glaces que nous mangeâmes tandis que nous écoutions un spectacle musical que l’on donnait, Place du Rebdel, près du parc. D’après leurs explications, ce jour-là, il y avait une fête d’été, comme tant d’autres, et les gens revêtaient leurs meilleurs habits pour l’occasion. Il y avait de la musique, des tours d’adresse et même une brève pièce de théâtre que nous ne pûmes voir en entier, car l’heure d’aller voir sieur Mauhilver approchait.

Nous retrouvâmes la tranquillité de la rue de la Reine et nous virâmes vers la ruelle Sans Issue, qui était de fait une impasse étroite, où les gens, apparemment, jetaient des objets de toute sorte qu’ils n’utilisaient plus. On n’entendait plus que le bruit lointain des tambours du défilé. Dans l’impasse, les rayons chauds du soleil ne nous atteignaient même plus.

— Rappelez-vous —nous chuchota Murry—, personne ne doit savoir qui nous envoie ici. Il a insisté sur ce point —dit-il, en parlant de toute évidence du maître Helith.

Après une légère hésitation devant la porte qui portait le numéro cinq un peu de travers, Murry frappa fermement à la porte, deux fois. On n’ouvrit pas immédiatement et, pendant un instant, je me mis à divaguer en me demandant si on allait nous ouvrir et en doutant d’un coup que ce soit la bonne adresse. Soudain, sans que nous ayons perçu le moindre bruit de pas à l’intérieur, on entendit le verrou claquer et la porte s’ouvrit silencieusement.

Un homme, d’une quarantaine d’années, sérieux et vêtu d’un long manteau, nous dévisagea, comme s’il attendait que nous parlions, mais, à vrai dire, nous étions trop occupés à l’observer. La première chose que je vis, c’est qu’il lui manquait un bras et que sa longue manche pendait sur son flanc, immobile. C’était un humain et ses yeux étaient gris, avec des reflets bleus.

— Euh… —dit Murry, en ôtant son chapeau, courtoisement—. Nous sommes venus parler à sieur Mauhilver. C’est vous, sieur Mauhilver ?

L’homme nous contempla pendant quelques secondes, en silence, avant de s’écarter de la porte.

— Entrez.

Emplie d’appréhension, je suivis mes frère et sœur à l’intérieur. La pièce n’était pas vraiment luxueuse. Cela avait l’air plutôt d’un endroit abandonné. En face, un escalier faisait le tour de la salle sans que nous puissions voir où il conduisait. Cependant, l’homme ne nous guida pas vers les escaliers.

— Suivez-moi —nous demanda-t-il simplement.

Il nous guida vers une pièce qui semblait être une ancienne cuisine abandonnée. L’homme disposa trois chaises autour de la table et nous fit signe de nous asseoir.

— Oh. Bien sûr —dit Murry. Il secoua la tête, troublé de cet accueil si étrange, et il prit place.

J’imitai mon frère, m’attendant à ce que, d’une minute à l’autre, l’homme nous dévoile qu’en réalité il était sieur Mauhilver et qu’il s’était déguisé pour l’occasion… Mais non. L’homme regagna la porte et nous lança avec sa voix sévère :

— Je vais avertir sieur Mauhilver que vous êtes ici.

Comme il semblait attendre une réponse, Murry répondit, en s’efforçant de sourire.

— Naturellement, euh… Oh.

Il se leva comme un gentilhomme et Laygra et moi l’imitâmes.

— Je vous prie de m’excuser —fit l’homme, en inclinant sèchement la tête.

Il sortit par la porte et nous nous rassîmes, seuls dans la cuisine. Je remuai nerveusement sur ma chaise.

— Ces chaussures ne sont pas du tout commodes —me plaignis-je, après un long silence.

Ma phrase sembla amuser Laygra, car elle eut un petit rire nerveux. Le silence retomba et, j’ignore pourquoi, je me mis à penser à Jirio et à son problème. Il ne pouvait pas se résigner à partir de Dathrun simplement parce qu’il ne savait pas contrôler son énergie. Le seul problème qu’il avait, c’était son manque d’estime de soi. Soudain, je me sentis bête de l’avoir abandonné ce matin-là si froidement. Je devais arranger ça, me dis-je, fermement. Mais je me rappelai qu’en ce moment j’avais d’autres ennuis.

— Et si on nous abandonne ici ? —demanda tout d’un coup Murry, à voix basse. Il tripotait son chapeau, l’air agité et nerveux.

Ni Laygra ni moi ne pûmes lui donner une réponse optimiste.

— Je n’aime pas ça —finis-je par affirmer. Et j’allais dire que ce qu’il y avait de mieux à faire était de se lever discrètement et de partir, lorsqu’une voix interrompit le silence.

— Ce sont des enfants.

Nous sursautâmes tous trois, effrayés, et nous bondîmes sur nos pieds, nerveux. Dans l’embrasure de la porte, se tenait un jeune homme extrêmement beau, aux cheveux blonds, aux yeux châtains et au visage d’ange. Il portait un costume dernier cri, un chapeau noir et un bâton sur lequel il s’appuyait, l’air désinvolte. Mais ce n’était pas lui qui avait parlé, mais l’homme qui nous avait ouvert la porte et qui se tenait à présent derrière Amrit Daverg Mauhilver.

— Des enfants —confirma sieur Mauhilver tranquillement. Il fit les cents pas dans la cuisine en heurtant son bâton contre le sol à chaque pas, l’air songeur, tandis que nous l’observions en silence, sans savoir quoi dire. Au bout de quelques minutes, cependant, Murry ne put contenir son irritation.

— Je ne suis pas un enfant. J’ai dix-sept ans et je me considère un homme. En plus, j’ai parcouru le monde —ajouta-t-il sur un ton viril.

Amrit Daverg Mauhilver s’arrêta et le scruta, une moue sceptique à la bouche.

— Bonjour —dit-il.

Murry rougit et se racla la gorge, en se redressant de toute sa taille.

— Bonjour, sieur Mauhilver. Nous sommes venus auprès de vous, mes sœurs et moi, parce qu’on nous a dit que vous aviez un livre qui pourrait nous intéresser et nous nous demandions s’il serait possible de le consulter.

Sieur Mauhilver ne répondit pas immédiatement. Il s’approcha de nous, lentement, puis nous observa minutieusement.

— J’ai reçu une lettre —dit-il, alors—. Cette lettre parlait de trois excellents étudiants ternians qui viendraient le premier Javelot vers cinq heures de l’après-midi. Vous êtes tous des étudiants ?

— Euh… oui —répondit Murry, un peu perdu—. Mais…

— Et vous êtes tous ternians. —Il nous contempla, l’expression mécontente—. La question est : êtes-vous vraiment ceux que j’attendais ?

Nous échangeâmes des regards, sans répondre.

— Évidemment, c’est nous —soupira alors Laygra, impatiente—. Qui manquerait la fête de l’été, sinon ? —Son argument me laissa perplexe—. Nous sommes venus pour que vous nous montriez votre livre et, d’après ce qui nous a été dit, vous avez accédé à nous le montrer si nous vous faisions une faveur. Nous sommes venus pour ça —finit-elle par dire, hésitante, alors que sieur Mauhilver la dévisageait, le visage impassible.

— Daelgar —déclara-t-il—. Je ne crois pas que ces trois-là soient très dangereux. Tu peux finir ce que tu avais à faire.

— Sieur Mauhilver —l’homme manchot inclina la tête et quitta la pièce. Immédiatement après, sieur Mauhilver se tourna vers nous, une expression mystérieuse sur le visage.

— Nous, nous monterons prendre le thé.

* * *

La pièce était spacieuse, avec de grandes baies vitrées, des rideaux ornés, des étagères remplies de livres qui semblaient ne jamais avoir été ouverts, et un bureau bien rangé auquel, d’après son aspect flambant neuf, sieur Mauhilver ne devait pas s’asseoir bien souvent. Sur la table, se trouvaient trois tasses de thé bouillantes.

Assis dans son fauteuil, il nous scruta de son regard, l’un après l’autre, comme s’il essayait de sonder notre esprit. Méfiante, je tentai de fermer mon esprit comme me l’avait expliqué le docteur Bazundir le matin même, mais je n’étais pas encore très experte et je fus incapable de savoir si mes efforts eurent ou non un effet.

— Je n’ai pas l’habitude de parler avec des inconnus —dit-il, lorsque nous nous fûmes assis—. Vous êtes frère et sœurs —ajouta-t-il, sans lien apparent.

— En effet —répondit Murry. Mon frère semblait avoir recouvré son calme et maîtriser la situation, et je lui laissai donc le protagonisme avec plaisir.

— Hmm —sieur Mauhilver marqua une pause—. Simple curiosité… Savez-vous qui vous a envoyés ici ?

Murry nous lança un regard d’avertissement très peu discret et hocha négativement la tête.

— Cela n’a pas d’importance —assura-t-il—. Mais la personne en question nous a dit que vous déteniez un livre.

— Un livre —répéta celui-ci, méditatif—. Des livres, j’en ai beaucoup. Et je reconnais que bien peu ont suffisamment de valeur pour mériter l’attention de trois chercheurs experts en nécromancie.

Nous le dévisageâmes et il éclata d’un rire sonore. Il se moquait de nous.

— Ce n’est pas ce que vous cherchiez ? Un livre sur la nécromancie ? —Il secoua la tête, amusé—. Mais un peu de sérieux. Je sais que vous n’êtes que des néophytes dans ce domaine. Et j’avoue que, moi-même, je suis un ignorant complet en la matière. Mais, visiblement, pour le moment, j’ignore des choses encore plus importantes. J’ai des doutes et j’espère que vous allez m’éclairer. Votre oncle m’a parlé de vous, il y a longtemps, et… mais qu’y a-t-il ? —s’enquit-il soudain, en nous regardant tour à tour.

Murry s’était à moitié levé et Laygra fixait notre interlocuteur, bouche bée. Quant à moi, je fronçai les sourcils, intriguée. Quel lien pouvait-il bien exister entre Lénissu et sieur Mauhilver ?

— Vous parlez de notre oncle Lénissu ? —grogna Murry.

Sieur Mauhilver le détailla du regard, l’air grave.

— Je parlais de lui, naturellement, que je sache vous n’avez pas d’autres oncles —dit-il, un sourcil levé. Il marqua une pause tandis que nous faisions non de la tête—. Bien, dites-moi, avez-vous des nouvelles de Lénissu ?

Raides sur leurs sièges, Murry et Laygra se tournèrent vers moi, et Amrit Mauhilver me fixa donc, l’air interrogateur. Je me raclai la gorge, mal à l’aise.

— J’étais avec lui, il y a deux semaines. Vous… vous le connaissez personnellement ?

Amrit Mauhilver m’observa un instant, les sourcils froncés, puis hocha la tête.

— Je le connais personnellement.

Il y eut un silence gêné pendant lequel Amrit Mauhilver demeura plongé dans ses pensées. Soudain, il se leva et s’approcha de la fenêtre. Il avait enlevé son chapeau et ses cheveux dorés reflétaient les rayons du soleil. Troublés, mes frère et sœur et moi échangeâmes des regards confus. Nul d’entre nous n’osait rompre le silence malgré toutes les questions et les doutes qui nous assaillaient.

— Comment va-t-il ? —demanda brusquement sieur Mauhilver, sans me regarder.

J’aurais aimé qu’il me demande quelque chose de plus substantiel, qu’il nous dise où était le livre ou qu’est-ce que nous devrions faire pour l’obtenir. Je n’avais nulle envie de parler de Lénissu à un inconnu.

— Il allait bien… la dernière fois que je l’ai vu —répondis-je, en ressentant les forts battements de mon cœur. Je craignais d’être prise d’un malaise une nouvelle fois et je serrai l’une des pattes de la chaise avec mes griffes.

Sieur Mauhilver acquiesça, l’air soulagé. Son expression trahissait de l’amusement.

— Oui. Votre oncle a le chic pour se fourrer dans les situations les plus invraisemblables et il est impossible de savoir, en le quittant, si dix minutes après, il ne va pas être frappé par un éclair foudroyant. —Il nous observa directement, en adoptant une mine grave—. J’ai un doute, sait-il que vous êtes ici ?

— Il est plutôt difficile de le savoir —répondit Laygra. Amrit Mauhilver leva un sourcil interrogateur—. Nous ne savons pas où il est.

— Comment se fait-il que vous le connaissiez ? —demanda Murry, soupçonneux.

— Ah. Je le connais depuis des années. Il m’a sauvé la vie, alors que j’avais quinze ans. Et depuis lors, il ne m’a causé que des ennuis —grommela-t-il, comme se parlant à lui-même.

J’essayai de résumer ce que je venais d’apprendre. Sieur Mauhilver était un ami de Lénissu. Au début, il croyait que Lénissu nous avait envoyés ici, mais notre réaction l’avait fait douter. Par tous les démons, mais qu’avait donc dit maître Helith dans la lettre ?

Après un bref silence, Amrit Daverg Mauhilver signala nos tasses de thé.

— Buvez, sinon ça va refroidir. La façon dont Lénissu et moi nous sommes connus ne vous regarde pas. L’histoire n’a guère d’importance. Cela fait plus de quatre ans que je ne vois pas votre oncle, et ce qui se passe maintenant est très étrange. Très étrange —répéta-t-il—. Voilà une semaine, j’ai reçu une lettre signée de Lénissu me disant qu’il a perdu une nièce et qu’il la recherche. Et, peu après, je reçois une lettre anonyme accompagnée d’un magnifique artefact à la valeur incalculable m’informant que j’allais avoir la visite de trois étudiants ternians, neveux d’un homme appelé Lénissu.

— Par tous les cieux —prononçai-je, émue. Cela signifiait que Lénissu était encore en vie. Et qu’il me cherchait. Je serrai la patte de la chaise avec plus de force, en sentant qu’une vague de soulagement m’envahissait. Lénissu vivait, il avait échappé aux nadres rouges, me répétai-je—. Lénissu vit —fis-je à voix haute, comme pour rendre la réalité encore plus réelle.

— La nouvelle ne semble pas vous faire plaisir à tous —remarqua Amrit Mauhilver, en fixant tour à tour Murry et Laygra.

Mes frère et sœur s’agitèrent sur leur siège, mal à l’aise.

— Cela fait simplement beaucoup de temps que nous ne le voyons pas —expliqua Murry, en détournant son regard de celui, direct, de sieur Mauhilver.

Le gentilhomme haussa les épaules.

— De toute façon, que vous le détestiez ou que vous l’aimiez, cela m’est complètement égal. Il m’a demandé de l’aider à trouver une petite de treize ans… —Ses yeux se posèrent sur moi et je soutins son regard sans ciller—. Je suppose qu’il s’agit de toi.

— Vous lui avez déjà répondu ? Il va venir ? —demandai-je, avec émoi.

— Naturellement que je lui ai répondu, mais j’ignore s’il a reçu mon message. Je lui ai dit qu’il fasse un détour par Dathrun pour visiter son vieil ami qui n’hésiterait pas à lui donner un coup de main. Et je lui ai dit —ajouta-t-il, plus lentement— que je ferais tout mon possible pour trouver sa petite nièce adorée. Et alors, la deuxième lettre m’a fait comprendre que vous étiez les trois et uniques neveux de mon vieil ami, ce qui me fait croire qu’un être qui vous veut du bien vous a envoyés auprès de moi pour que je m’occupe de vous. —Il marqua une pause et s’assit dans son fauteuil en soupirant—. Quand je lui dirai que je vous ai trouvés tous les trois, je suis sûr qu’il se sentira l’homme le plus heureux du monde.

Il parlait sans aucun doute de Lénissu. Laygra et Murry demeurèrent pensifs. Peut-être commençaient-ils à comprendre que Lénissu n’était pas si terrible que ça. J’inspirai profondément et j’attendis que sieur Mauhilver poursuive.

— Ce que je ne comprends pas tout à fait encore, c’est l’histoire du livre —continua-t-il—. Pourquoi cette personne dont j’ignore le nom vous a envoyés chercher un livre ? J’essaie de trouver un message crypté, mais je ne vois rien.

— Alors, vous n’avez pas le livre que nous cherchons —susurra Murry, troublé.

— Qu’importe ? —intervins-je, exaltée—. Murry, il connaît Lénissu ! Et Lénissu va venir. —Ma voix tremblait d’excitation.

— Il ne peut pas nous avoir menti —maugréa Murry, furieux, en parlant de maître Helith—. Shaedra, te rends-tu compte ? Nous tournons et nous n’avançons pas. Cela fait plus d’un an que nous n’avançons pas.

Je le dévisageai, étonnée de trouver autant d’amertume et d’épuisement dans sa voix. Avec un grognement, Murry enfouit son visage entre ses mains, en tentant de se remettre. Entretemps, sieur Mauhilver se grattait délicatement le menton. Je décidai alors qu’il était temps pour moi de parler.

— Sieur Mauhilver —prononçai-je, m’attirant une nouvelle fois son regard—, je veux vous remercier de nous avoir informés de tout cela, et je voudrais vous demander… avez-vous une idée du temps que Lénissu mettra pour venir ?

Il fit une moue, en m’observant attentivement.

— Peut-être est-il déjà à Dathrun —j’ouvris grand les yeux—. Ou peut-être est-il à plusieurs jours d’ici. À moins qu’une bande de nécromanciens ne l’ait séquestré et ne l’ait emporté dans les profondeurs —ajouta-t-il, avec une gravité moqueuse, alors que je le fixai, l’expression lugubre—. Je ne suis pas en mesure de le savoir. La seule chose que je sais, c’est que la lettre provenait d’un endroit situé entre Ombay et Ténap.

Entre Ombay et Ténap, me répétais-je mentalement. Cela signifiait que le monolithe ne l’avait pas télétransporté très loin. D’un côté, c’était une bonne chose, mais, d’un autre côté, j’espérais que les nadres rouges avaient fui suffisamment loin pour ne pas essayer d’attaquer Lénissu.

— Je vais vous confier quelque chose. L’auteur de la lettre anonyme, que vous connaissez sans doute, m’a demandé de m’occuper de vous. Et il m’a donné deux raisons pour le faire. Mais bien sûr, le fait que vous soyez de la famille de Lénissu m’a déjà suffi pour décider de veiller sur vous jusqu’à son arrivée.

Ce qui voulait dire que Marévor Helith savait que sieur Mauhilver était un ami de Lénissu et qu’il s’occuperait de nous pendant son absence. Mais combien de temps durerait son absence ? Pour la centième fois au moins, je me demandai, chagrinée, pourquoi je ne l’avais pas arrêté ce jour-là, alors qu’il était à ma portée, pour exiger qu’il me réponde.

— Nous n’avons pas besoin de tuteur —protesta Laygra—. En plus, la personne qui nous a envoyés nous a déjà dit qui vous êtes réellement. Nous ne voulons rien devoir à des gens comme vous.

Sieur Mauhilver la regarda, un sourire sceptique aux lèvres.

— Ah, oui ? Et qui suis-je réellement ?

Il ne semblait pas offusqué, mais je ne pus m’empêcher de donner un petit coup de pied à Laygra pour qu’elle réfléchisse à deux fois avant de parler. Mes efforts furent vains.

— Un voleur —proféra ma sœur, tout en tremblant sous le regard d’acier qu’il avait posé sur elle. Je soupirai discrètement et je finis ma tasse de thé.

— Bien sûr —répondit le gentilhomme avec désinvolture—. Un homme qui gagne plus de vingt mille kétales de rentes à l’année est forcément un voleur. Je suis un rentier. Un maudit bourgeois. Et un voleur de cœurs, ne l’oublions pas —ajouta-t-il, en nous adressant un sourire séducteur.

Laygra, indignée, laissa échapper un bruit semblable à un hoquet. Murry posa une main rassurante sur son épaule, mais lui non plus ne paraissait pas très tranquille.

— Sieur Mauhilver —dit mon frère—, je vous prie d’excuser le manque de bonnes manières de ma sœur. Dans la lettre, on nous a avertis que vous étiez un voleur. Nous ne savions même pas, au début, que vous viviez dans ce genre de… maisons.

Amrit Mauhilver fit un bref signe de tête, montrant par là qu’il acceptait les excuses et il quitta son fauteuil.

— Ça a été un plaisir de vous connaître, chers neveux de Lénissu. Pour le moment, je ne peux m’entretenir davantage avec vous : le devoir m’appelle. Si j’ai des nouvelles de Lénissu, je vous le ferai savoir le plus vite possible et, si vous avez un vrai problème, un problème grave, vous pouvez revenir, mais du côté de l’impasse, pas par la porte principale, vous comprenez ? Ah, maintenant que j’y pense, le livre dont parlait la lettre… il est abîmé et ç’a fait longtemps que je ne l’ai plus, mais je ne crois pas qu’il vous aurait été très utile contre une liche.

J’étais déjà debout lorsqu’il finit de parler et je me pétrifiai, le regard rivé vers lui.

— Mais —ajouta-t-il, en souriant— qui donc a parlé de liches ?

23 Pièges

Les jours suivants, je me rongeai les ongles d’anxiété, attendant avec impatience et espoir quelque message d’Amrit Daverg Mauhilver qui nous avertirait de l’arrivée de Lénissu à Dathrun. Mais nous ne reçûmes rien. Comme c’était les vacances, l’académie était assez déserte et les couloirs s’étaient presque libérés de toutes les boulemoufettes et attrapeuses. Les salles de lecture de la bibliothèque paraissaient concentrer tous les étudiants qui restaient encore dans l’académie et j’y passais relativement peu de temps. Le matin, je relisais les notes que m’avait laissées Steyra sur l’endarsie, la transformation et l’invocation, mais son écriture était si mauvaise qu’il me fallait du temps pour tout déchiffrer. Vers onze heures, nous nous réunions mon frère, ma sœur et moi et, pour la première fois depuis que j’étais à Dathrun, nous passâmes réellement du temps ensemble. Je leur montrai les passages que Syu et moi parcourions de temps en temps par curiosité et je crois que le singe grimpa dans l’estime de Murry lorsque je lui dis que c’était lui qui m’avait montré cette entrée secrète à l’infirmerie Bleue.

L’après-midi, Murry et Laygra se rendaient à la bibliothèque pour étudier pendant que je rendais visite à Syu et au docteur Bazundir. Je fis pas mal de progrès en ce qui concernait l’énergie bréjique, mais je continuais à me heurter contre un mur infranchissable quand je tentais de comprendre le kershi. Bien que je réussisse à remarquer son existence au bout de quelques jours, je fus incapable de faire ce que me proposait le docteur Bazundir qui, assis tranquillement dans son fauteuil, consultait un livre qu’il gardait amoureusement dans un de ses coffres. Le docteur prétendait que tous n’avaient pas la même prédisposition au kershi et que le fait que je l’utilise sans le savoir, pouvait signifier que je possédais un kershi vraiment puissant. Moi, je n’étais pas encore arrivée à la même conclusion, mais je finis par apprécier ces visites quotidiennes et je crois que Syu aussi. Je voyais que le docteur désirait ardemment en apprendre davantage sur le kershi. La vérité, c’est que sa soif de savoir et d’apprendre m’inquiétait un peu, mais sinon, le vieil homme me plaisait bien : plus je le connaissais, plus je le considérais comme une sorte de grand-père.

Vers quatre heures, Murry, Laygra et moi, nous allions souvent faire une promenade à Dathrun. Les jours étaient longs, chauds et radieux. Ils me menèrent au Port, sur la Colline et au Quartier des Pins. Nous ne cessions de bavarder et nous étions heureux de profiter de ce temps libre. Un jour, alors que nous sortions, en traversant le Pont Froid, j’entendis un bruit familier derrière nous.

— Qu’est-ce que c’était ? —demanda Murry, inquiet.

Avant même de jeter un regard en arrière, je m’écriai :

— Syu !

Le singe gawalt apparut sur le bord du pont et, en un clin d’œil, il fut commodément installé sur mon épaule.

« Pourquoi tu passes toujours par ce chemin au-dessus des mers ? », demanda-t-il avec curiosité.

« Parce que je vais à la ville », répondis-je. « Le pont relie l’île de l’académie avec Dathrun, une énorme ville avec des gens partout. Je suis sûre que tu n’as pas envie d’y aller. »

« Moi, je suis sûr que si », répliqua-t-il, d’un air provocateur. « Tu crois que tu peux me laisser emprisonné dans la maison du Vieux ? N’y pense même pas. »

Durant toute cette conversation, j’avais oublié d’utiliser l’énergie bréjique et je me sermonnai durement. Si Rathrin ou un autre étudiant bréjiste s’était trouvé là, il aurait vu comment une terniane communiquait avec un singe, apparemment sans utiliser d’énergie bréjique. Le docteur Bazundir m’avait avertie plus d’une fois de ce danger.

— Syu va nous accompagner —dis-je.

Murry acquiesça sans que cela lui semble une mauvaise idée, mais Laygra, qui parfois n’avait pas un caractère très ouvert, s’y opposa catégoriquement.

— Non, Shaedra. Syu n’est pas un animal de compagnie. C’est un singe gawalt. On n’a jamais vu un singe gawalt sympathiser avec un saïjit. Tout le monde sait qu’ils détestent les saïjits. Ne te fais pas d’illusions. Syu retournera dans son bois et dans son foyer, je m’en chargerai personnellement.

Je la contemplai un instant, interdite et surprise, puis je soupirai, vaincue.

— D’accord. Tu as raison, Laygra. Syu n’est pas un animal de compagnie. Mais il peut être un bon compagnon. Je ne prétends pas que nous soyons amis. Mais, Laygra, s’il doit retourner chez lui, laisse-le décider tout seul, d’accord ?, si son bonheur t’importe tant.

Laygra m’observa un moment, comme si elle évaluait le pour et le contre puis elle acquiesça.

— Je ne suis pas un tyran. Mais Dathrun n’est pas un endroit pour un singe gawalt.

Syu s’ébroua, fit un bond et partit en courant sur le pont, en direction de Dathrun. Murry s’esclaffa.

— Je crains qu’il ne nous laisse pas beaucoup le choix.

Syu n’avait pas ôté son foulard vert enroulé autour de la tête depuis que je le lui avais mis et en courant sur le pont il avait un aspect comique. Ce jour-là, nous allâmes jusqu’au marché, et Syu s’en enticha aussitôt. D’abord, il vola une pomme et je priai pour que ni le vendeur ni Laygra ne s’en aperçoivent. Puis, bien que je l’aie sermonné, il continua à faire des pitreries, jusqu’à ce que, passant par une barre où étaient suspendues des ceintures, il commence à sauter d’une ceinture à l’autre, en poussant des cris d’allégresse.

« Syu ! Descends de là tout de suite, tu vas avoir des problèmes. Nous allons avoir des problèmes », rectifiai-je, en voyant que le vendeur se retournait vers nous. Rapidement, j’attrapai Syu et, sans y penser davantage, je lançai un sortilège harmonique de mimétisme et je m’en fus en courant, laissant les ceintures se balancer et le vendeur stupéfait, croyant qu’il avait eu une sorte de vision.

— Shaedra ! —me crièrent mon frère et ma sœur, quand enfin, ils m’aperçurent au milieu de la foule.

— Ah, vous êtes là. Je croyais que je vous avais perdus.

Assise sur un tonneau vide, au bout de la rue du marché, j’avais attendu que Laygra et Murry apparaissent et j’avais profité de ce moment pour expliquer à Syu avec une extrême patience que, dans un marché, les gens vendaient et achetaient et que l’on ne pouvait pas jouer avec les possessions des autres. Je soupirai.

— J’essayais d’expliquer à Syu les notions d’argent, de marché et ce genre de choses.

Murry regarda le singe et se mit à rire.

— Je crois que tu l’as endormi. Il n’arrête pas de bâiller.

« Ton frère me plaît plus que toi », dit le singe, en bâillant de nouveau et en montrant sa bouche rose et ses dents pointues.

Je communiquai sa réflexion à mon frère et celui-ci secoua la tête.

— C’est pour te rendre jalouse. Ce singe est très malin.

— Peut-être bien —dis-je—. Mais, jusqu’à présent, il a seulement démontré qu’il était un semeur de troubles. —Syu me montra les dents—. Et en plus, il ne m’écoute pas.

« Comment veux-tu que je t’écoute si tu n’arrêtes pas de me dire ce que je dois faire ? Les saïjits ont mauvais caractère et trop d’idées bizarres qui ne font que compliquer la vie. Des lois, des murs, de l’argent, je n’aime pas ça. »

« Moi non plus », admis-je. « Tu as tout à fait raison. Mais, écoute, si l’on ne respecte pas les modes de vie des autres, la vie peut se compliquer beaucoup plus. »

Le laissant méditer ces paroles, je me levai d’un bond et nous prîmes le chemin de l’académie à pas lents. Après un silence, Laygra dit :

— Shaedra…

— Oui ?

— J’ai pensé à ce que tu nous avais dit et je crois que tu as raison. Nous ne devons pas avoir de préjugés sur Lénissu avant de le connaître réellement, comme, toi, tu le connais. —Elle fit une pause puis se racla la gorge—. Tu crois que tout va bien pour lui ?

Je la regardai droit dans les yeux.

— Et comment veux-tu que je le sache ? —répartis-je, la voix un peu tremblante.

Murry nous prit toutes les deux par les épaules pour nous réconforter et nous avançâmes vers le ponant, plongés dans nos pensées, tandis qu’un singe fouinait de tous les côtés, avec une curiosité dangereuse.

* * *

Les jours suivants, je n’arrêtai pas de retourner dans ma tête ce que nous avait dit le sieur Mauhilver. Le matin, je continuais à déchiffrer l’écriture anarchique de Steyra et, un jour, je commençai même le travail pour le cours d’endarsie, avec une extrême lenteur cependant : les notes d’endarsie me semblaient très complexes et, surtout, cela ne m’intéressait pas beaucoup. Parfois, je mangeais seule avec Rathrin, parce que Murry et Laygra, pris par leurs révisions, arrivaient en retard, mais, la plupart du temps, nous allions tous deux manger à la salle Erizal avec mon frère et ma sœur, Rowsin, Azmeth, Iharath, Sothrus et Yerbik.

Il restait trois jours avant la fin des vacances lorsqu’en sortant de l’infirmerie Bleue, je rencontrai Jirio Melbiriar.

Il marchait lentement, un livre à la main, le regard rivé sur la couverture. Je m’approchai prudemment de lui, en pensant frénétiquement à ce que je pouvais bien lui dire, quand un groupe d’étudiants passa dans le couloir et, j’ignorai pourquoi, je m’écartai et je commençai à marcher dans la direction opposée. Je me traitai de la pire des lâches au monde quand, soudain, j’entendis que quelqu’un courait derrière moi et je me retournai juste quand Jirio arrivait à mon niveau.

— Shaedra —fit-il, le visage hébété—. Je voulais te revoir. Je voulais te dire… —Il s’interrompit et sortit plusieurs pièces de monnaie de sa poche—. C’est ce que je dois à Murry pour l’entrée au Termondillo.

Je le regardai, hallucinée, et je compris que, si j’étais la pire des lâches, lui n’en était pas bien loin. Je secouai la tête.

— Tu peux les lui donner toi-même. Il est dans la salle Erizal, tu peux m’accompagner.

Jirio secoua énergiquement la tête.

— Non. Je veux dire… bien sûr. Je les lui donnerai moi-même. —Il hésita et le silence se prolongea—. Tu as dit la salle Erizal ?

— Oui. Alors tu viens ?

Sur le chemin, je finis par oser lui dire ce que je voulais.

— Jirio. Je regrette ce que je t’ai dit la dernière fois. J’ai été un peu brusque. Peut-être que tu as raison. Le jaïpu n’est pas une énergie celmiste.

— Oh, non, toi… tu n’as pas été brusque. Tu as dit ce que tu pensais et tu prétendais m’aider.

Il se tut, sans savoir qu’ajouter, et nous arrivâmes à la Salle Erizal au milieu d’un silence incommode. Murry se moqua de Jirio et de son exactitude méticuleuse des comptes financiers et ce dernier s’en alla rapidement en nous disant qu’il devait lire un livre. Il s’agissait sûrement du livre qu’il tenait entre les mains et dont il ne se sépara pas une seconde.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? —demanda Murry, une fois qu’il eut disparu.

Je haussai les épaules.

— Oh. Il est nerveux par nature.

Cette nuit-là, lorsque je me couchai, je me mis à méditer. Sieur Mauhilver ne cessait de m’intriguer et je voulais savoir qui il était réellement. Sûrement, ce ne pouvait pas être un rentier ordinaire, sinon il n’aurait jamais eu de relations avec un contrebandier comme Lénissu, n’est-ce pas ? Cet homme cachait quelque chose.

Deux heures s’écoulèrent peut-être et je ne dormais toujours pas. Comme toutes les nuits pendant les vacances, j’avais commencé à inspecter les portes mentales derrière lesquelles se trouvaient les souvenirs de Jaïxel. J’essayai une fois de plus de les ouvrir volontairement, mais toutes mes tentatives furent vaines. C’était comme si ces souvenirs m’étaient interdits, enfermés dans un esprit à part, à l’intérieur de mon propre esprit. Jusqu’alors, je n’en avais pas été consciente, parce qu’au fond, avant de venir à Dathrun, je continuais de croire que c’était l’Amulette de la Mort, le phylactère que Jaïxel cherchait. Et il s’avérait que je me trompais. Lénissu me l’avait déjà dit.

Découvrir les portes mentales où était enfermé le phylactère m’avait aidée à comprendre qu’en réalité tous les rêves étranges et si réels que j’avais eus, étaient probablement des souvenirs ou des influences du phylactère. Pendant mes méditations, j’étais arrivée à la conclusion qu’il y avait des choses qui ne semblaient avoir aucun rapport avec moi et qui, cependant, étonnamment, me venaient à l’esprit, endormie ou éveillée. Par exemple, il y avait un bouffon que je voyais souvent et je parcourais également maintes fois une ville souterraine. Mais qu’est-ce que ceci avait à voir avec Jaïxel ou Ribok ?

Épuisée, j’arrêtai de tourner autour du phylactère et je m’en éloignai avec précaution, craignant, maintenant que j’avais pris conscience de lui, qu’il ne puisse me faire quelque chose. Après tout, avoir dans son esprit celui d’un autre, même si ce n’étaient que des souvenirs, n’était pas une situation agréable et n’avait rien de réconfortant.

Il s’écoula peut-être une heure encore avant que je ne me lève et ne m’habille silencieusement, ignorant intentionnellement mes bottes. Je sortis de la chambre comme une ombre, je passai sous le nez du veilleur Nyuvel, je traversai la salle fauniste, la salle du Dégel et les couloirs froids de l’académie, jusqu’à l’entrée. Elle était fermée. Bien sûr, comment n’y avais-je pas pensé ? Les gardes ne l’ouvraient que pour laisser entrer les étudiants et ils ne laissaient pas sortir ceux qui avaient moins de seize ans. Je fis demi-tour et je me mis à courir vers un recoin où j’avais localisé une entrée aux passages secrets. J’y pénétrai en rampant, puis je me levai à moitié dans l’obscurité totale et je me concentrai pour créer une lumière harmonique.

La lumière harmonique était beaucoup moins puissante qu’une invocation, mais, en cette occasion, c’était suffisant. En plus, j’avais assez de pratique avec les harmonies et, par contre, j’étais beaucoup trop impatiente pour être une bonne invocatrice.

J’arrivai au passage qui débouchait sous le Pont Froid et je sortis avec une extrême prudence. On entendait le doux grondement de la mer contre les rochers et dans le ciel brillait une demi-lune blanche, légèrement bleutée. J’étendis mon jaïpu avec précaution. En haut, un homme gardait l’entrée.

« Où vas-tu ? », dit soudain une voix. « Le soleil n’est pas encore sorti. »

« Syu ! », m’exclamai-je mentalement, en sursautant.

« En réalité », continua tranquillement celui-ci, « il manque encore cinq heures pour que le soleil sorte. Qu’est-ce que tu fais réveillée ? »

« Et toi ? », lui répliquai-je.

« Moi, je ne suis pas aussi paresseux que les saïjits », grogna le singe, sautant jusqu’à l’un des barreaux de fer du pont. « Les saïjits, vous dormez pendant toute la nuit, vous ressemblez à des ours lébrins. Quoique, les ours lébrins sont plus intelligents parce qu’ils ne se tuent pas entre eux. La majorité des saïjits mourraient dans la forêt que j’ai connue dans ma vie antérieure. »

J’observais la position du garde et, quand Syu eut fini sa diatribe, je me tournai vers lui, un peu contrariée.

« Syu, tu ne peux pas m’accompagner. J’ai une chose à faire… »

« Je m’en doutais. Mais je t’accompagnerai de toutes façons », le singe sourit avec goguenardise. « Moi, je vais où je veux. Les gawalts, nous apprécions la liberté. Toi, tu vas où tu veux, moi, je vais où je veux. »

Je le foudroyai du regard à travers l’obscurité.

« S’il te plaît, ne complique pas les choses. Je vais juste vérifier un truc. Et j’ai besoin avant tout de discrétion. »

Le singe leva la tête et me montra les dents.

« Moi, je suis plus discret que toi. Toi, tu es une saïjit. Je reconnais que tu es moins bruyante que le Vieux, mais tu es quand même une saïjit. N’importe quel gawalt t’entendrait à un kilomètre. »

« N’exagère pas », lui dis-je, en m’accrochant à un barreau de fer avec discrétion et agilité. « Je dois m’en aller, Syu, on se voit après. »

« Après », répéta Syu, avec un rire malicieux.

J’attrapai le barreau suivant et je continuai à avancer, la mer au-dessous de moi. Au bout d’un moment, je jetai un coup d’œil vers la côte que je laissai derrière moi, pour m’assurer que Syu était parti. Je songeai que ce singe m’attirait plus de problèmes que ceux que j’aurais pu prévoir en le connaissant. Lorsque je fus arrivée à la moitié du pont, je commençai à me rendre compte de ce que j’étais en train de faire. Et si je tombais et le courant m’emportait ? Et si ce que je prétendais faire n’avait pas de sens ?

« Se mettre à réfléchir suspendue d’une manière si ridicule est peut-être un passe-temps des saïjits que je ne connaissais pas », entendis-je Syu commenter, sur un ton méditatif.

Je serrai avec plus de force les barreaux et je regardai autour de moi, exaspérée.

« Pourquoi tu me suis ? », fis-je. « Tu serais plus tranquille à l’infirmerie Bleue. »

« Bien sûr. Et toi, tu serais plus tranquille dans ton arbre de pierre, celui que vous appelez tour. »

Je soupirai et j’avais décidé de continuer et de ne pas répliquer lorsque je me rendis soudain compte de quelque chose.

« Tour, comment sais-tu que je vis dans une tour ? »

Syu apparut soudain sur le barreau sur lequel je tenais les mains accrochées et je vis ses dents luire dans l’obscurité.

« Moi, je connais beaucoup de chemins et j’ai le temps d’explorer le territoire », répondit-il. « Et si tu me laisses t’accompagner, je t’aiderai à trouver ton chemin, mais sinon… » Il pencha la tête, sauta sur le barreau suivant et laissa échapper un grognement bruyant, puis un cri qui dut s’entendre dans toute la ville, me sembla-t-il. Je restai si pétrifiée qu’un instant, je pensai que, si mes mains avaient glissé sur le barreau, je serais tombée à l’eau sans pouvoir me retenir à quoi que ce soit.

— Syu, par tous les dieux ! Qu’est-ce que tu fais ? —demandai-je, furieuse. Je soupirai, vaincue—. Très bien, si tu en as tellement envie, accompagne-moi, mais à une condition. —Je fis une pause pour m’assurer que le singe m’écoutait attentivement—. Tu imiteras tout ce que je fais, c’est-à-dire que tu ne feras pas de bruit, tu ne voleras rien et tu ne parleras de ça à personne, surtout pas à Laygra parce que tu sais qu’elle se met dans tous ses états avec ce genre de choses.

« Si la discrétion est aussi importante, pourquoi tu parles à voix haute maintenant ? », rétorqua Syu, sur un ton mordant.

J’inspirai profondément. « Syu, tu m’as écoutée ? »

« Bien sûr que je t’ai écoutée, et je te donne ma parole, je serai comme ton ombre. Allons-y. À moins que ton intention se résume à rester à cet endroit humide durant toute la nuit ? »

Je grognai tout bas et avec un gros effort, je me dirigeai vers le bord du pont pour y grimper et y avancer plus tranquillement. À partir de là, j’utilisai les harmonies pour me dissimuler lorsque je m’approchais d’une lanterne. Syu courait devant moi, comme pour me montrer le chemin. Peu après, nous arrivâmes à Dathrun.

* * *

En arrivant à un croisement, le singe se tourna vers moi, l’air interrogateur.

« Et maintenant où ? »

J’observai la rue de la Reine et, ensuite, je levai les yeux vers la Demeure de Pilendrgow, plongée dans l’obscurité. Il était trop tard pour que les gens normaux soient encore dans les rues et trop tôt pour les travailleurs matinaux, de sorte que les rues étaient désertes et je n’eus à éviter que quelques ivrognes, un veilleur, une troupe d’étudiants retardataires peu lucides et un vagabond. Je passai inaperçue aux yeux de tous, excepté devant ce dernier, car il me vit avant que j’en fasse autant, et son regard qui me suivit pendant un long moment me rendit mal à l’aise. Mais, finalement, j’arrivais à l’endroit que je voulais atteindre.

Sans répondre au singe, je m’engageai dans la rue Sans Issue avec la plus grande prudence. Je disparus juste à temps, car un homme venait de tourner au coin de la rue. Je m’accroupis derrière un vieux meuble vermoulu et le singe grimpa sur mon épaule et, heureusement, garda le silence.

J’écoutai les bruits de bottes contre le pavé. Ils se rapprochaient. La nuit était chaude, mais, selon Sothrus, l’ami de Murry, un orage d’été se préparait, et j’espérai n’être surprise par aucune trombe d’eau.

Je tournai la tête vers la porte numéro cinq, au fond de la rue, et je repérai ce qui m’entourait, en essayant de voir quelque chose dans l’obscurité. J’observai que les deux autres portes du même côté étaient bloquées à l’extérieur par des montagnes de bric-à-brac. Par contre, de l’autre côté, une des entrées semblait être une porte de service comme celle de Pilendrgow et l’autre n’existait plus, substituée par un mur de pierre. Mais tout cela, je ne faisais que le deviner car l’obscurité était dense dans la ruelle.

Les pas se rapprochaient et je commençai à me demander ce que je ferais si cet homme était en réalité le sieur Mauhilver… à moins que ce ne soit Lénissu ! Je serrai les dents et secouai la tête, en grognant silencieusement. Ce n’était pas précisément le meilleur moment pour y penser. Je devais arriver à savoir si le sieur Mauhilver nous avait tout dit et je devais demeurer sur mes gardes.

Soudain, je retins ma respiration et je tressaillis de peur, en me rendant compte que le bruit des pas s’était arrêté. J’attendis quelques minutes en silence et je me disposai à jeter un coup d’œil prudent lorsque, tout à coup, Syu s’exclama :

« Attention ! Il sort. »

Il me fallut un moment pour comprendre qu’il se référait à la porte de service numéro cinq de la rue. La porte s’était ouverte silencieusement et j’eus à peine le temps d’apercevoir une silhouette enveloppée dans une cape avant qu’elle ne prenne appui sur le mur de l’impasse et grimpe sur le mur. Je la vis disparaître de l’autre côté, sans un bruit. La ruelle replongea dans le calme.

« Pourquoi cela t’intéresse tellement de savoir où est parti cet homme ? »

La question de Syu me ramena à la réalité et je secouai la tête, en me rendant compte que je m’étais mis à méditer trop profondément.

« Tu as dit que c’était un homme ? », demandai-je soudain. « Bien sûr », prononçai-je, pensive, sans le laisser répondre.

Sans oublier la présence de l’homme dans la rue de la Reine, je me redressai et, essayant d’être discrète, je sortis de ma cachette et je tendis le cou. La rue de la Reine était déserte. Non, une minute, il y avait une personne au bout de la rue, avec une lanterne à la main : je me convainquis que c’était un veilleur. Était-ce la même personne que celle que j’avais entendue avant ? C’était impossible à savoir, mais j’avais le sombre pressentiment que ce n’était pas le cas.

Alors, je me retournai et je fixai mon regard sur le mur. Je pris une inspiration et je fis un pas en avant.

« Tu ne penses sans doute pas passer par-dessus ce mur d’une façon aussi peu élégante ? », me demanda soudain Syu.

Je tournai les yeux vers lui qui, assis sur le meuble, agitait la queue avec une apparente tranquillité.

« Et pourquoi pas ? », répliquai-je, un sourcil levé.

« À ta place, je ne le ferais pas. Tu vas rentrer dans le mur et tu vas même réveiller le hobbit dormeur », expliqua-t-il, pragmatique.

« Le hobbit dormeur ? », répétai-je sans comprendre.

« C’est une expression. Ma mère l’utilisait toujours quand elle nous apprenait à passer inaperçus des prédateurs. »

Je secouai la tête et je me préparai à m’élancer. J’examinai le mur voilé par les ténèbres. Seule la partie supérieure recevait une vague lumière lunaire comme une apparition fantasmagorique. Le mur était haut, sans mentionner que j’ignorais s’il était lisse ou si j’allais trouver des endroits où m’accrocher. Avec un soupir, je croisai les bras.

« Pourquoi ce ne serait pas élégant ? », demandai-je avec résignation.

« Bah. Les saïjits ont tendance à attaquer les choses en face. Ma mère disait que ce sont des animaux barbares et stupides. Nous, les gawalts, nous utilisons l’ingéniosité. »

Même dans l’obscurité, je pus voir le large sourire que le singe gawalt m’adressait. Je roulai les yeux.

« Ah bon. Je vois que tu as une idée assez subjective des saïjits. Mais puisque tu as tant d’ingéniosité, pourquoi tu ne m’aides pas à passer par-dessus ce mur ? »

Le singe, sans répondre, sauta sur une chaise cassée, en faisant un bruit sourd, et il se suspendit à une poutre de la maison d’en face, s’aidant ensuite de ses mains et pieds pour s’approcher du mur.

« Je vois », dis-je avec une certaine appréhension. « Tu me prends pour un singe gawalt, Syu. »

Je fus surprise d’entendre soudain un rire mental sonore. Syu n’avait jamais ri aussi fort et, l’espace d’un instant, je regrettai de l’avoir laissé m’accompagner : il se moquait ouvertement de moi.

« Tu n’es pas encore gawalt, non », répondit-il, amusé, en se laissant choir sur le mur, sous la lumière de la Lune. « Mais tu peux apprendre à l’être », ajouta-t-il et je le regardai, très étonnée. Pensait-il vraiment ce qu’il disait ?

Je soupirai et j’écartai toute réflexion n’étant pas liée au moment présent et au sieur Mauhilver. Quelqu’un était sorti de la maison d’Amrit Daverg Mauhilver et, j’ignorais pourquoi, mais j’éprouvais le besoin de savoir qui c’était et où il allait et, sans aucun doute, si je continuais à traîner, je perdrais sa piste. Je grimpai donc sur la chaise cassée, que j’appuyai contre le mur de la maison, je sortis mes griffes et j’essayai d’atteindre les poutres de la maison. J’eus plus de mal à y arriver que ce que j’avais imaginé et, lorsque j’atteignis le mur, j’avais perdu tout espoir de trouver quoi que ce soit de l’autre côté.

« Je crois que tu as besoin de t’entraîner davantage », me dit simplement Syu, magnanime.

Je fis une moue et je haussai les épaules.

« Ces maisons sont étranges et je ne suis pas habituée à ce qu’il n’y ait aucune aspérité où s’accrocher. En plus, je préfère les arbres. »

« Ça, c’est parler comme un singe gawalt », commenta Syu, avec fierté.

Pendant ce temps, je jetai un coup d’œil de l’autre côté du mur. C’était une autre ruelle sans issue. Par où était-il passé ?, me demandai-je, inquiète. Alors, je regardai les toits et je fronçai les sourcils. Non, les toits étaient trop abrupts. Je contemplai un moment la Lune, l’expression abattue. Toute cette expédition avait été vaine. Mais qu’est-ce que je croyais ? Peut-être avais-je projeté d’entrer discrètement dans la maison, pour trouver une lettre de Lénissu, ou pour réveiller le sieur Mauhilver en pleine nuit et lui exiger de me dire la vérité… mais je me rendais compte à présent de ma stupidité. Pour moi, Amrit Mauhilver était un inconnu. Et j’étais convaincue qu’il nous cachait des choses que nous devrions savoir. D’ailleurs, il avait démontré qu’il en savait peut-être davantage sur les liches que moi, et c’était une idée inquiétante.

Soudain, je vis que sur le pavé de la rue de la Reine, la lumière de la lanterne du veilleur se reflétait et je compris qu’il fallait que je descende immédiatement du mur. Mais de quel côté ? La tension commença à accélérer les battements de mon cœur et, sans le vouloir, les portes mentales du phylactère s’ouvrirent totalement, si bien que je me laissai emporter par les souvenirs d’un jeune laboureur sans entendre le cri effrayé de Syu, qui me regardait alors que je glissai du mur, chutant irrémédiablement. Il me resta à peine suffisamment de conscience pour amortir le choc avec mes griffes. Je sentais que Syu essayait de me parler, mais je ne l’entendais pas : mon esprit était en ébullition et je me rendis compte que jamais je n’aurais dû ouvrir tant de fois ces portes mentales. Avec mes exercices et mes recherches, elles semblaient s’être ouvertes avec plus de facilité qu’avant et, à présent, je n’arrivais pas à les refermer.

Ce fut comme si j’étais née une nouvelle fois, vivant une autre vie, totalement différente. Je connaissais tous les noms des instruments de labour et je connaissais des chansons d’amour populaires et des légendes et des aventures ; cependant, un esprit, très lointain, essayait de me convaincre que ces chants étaient très anciens et qu’en fait, cela faisait des siècles qu’ils ne se chantaient plus et ceux qui avaient perduré n’étaient plus aussi longs. Mais cette idée était totalement absurde, puisqu’en ce moment même, je marchais vers les champs, avec ma pelle et mon chapeau, en chantant avec mes frères Cette nuit s’en va, s’en va. Quelle vie paisible ! Je travaillais tous les jours aux champs et, le soir, je jouais aux cartes à la taverne et je retournais chez moi et dormais placidement jusqu’à ce que le ciel commence à bleuir. Alors, je réveillais mes frères avant que ne le fasse mon père, nous nous habillions et nous repartions aux champs, saluant notre mère et nos sœurs. La vie était dure, mais heureuse. Mais alors, pourquoi est-ce que je ressentais tout à coup une douleur soudaine qui me traversait tout le corps ?

24 Harmonies

J’ouvris lentement les yeux, comme dans un rêve, et la première chose que je vis m’épouvanta. J’étais enchevêtrée dans une attrapeuse de plantes blanches qui m’immobilisait presque complètement. D’un côté, cela avait amorti ma chute, pensai-je, en essayant d’être positive.

Je bougeai un bras et je grognai. Cela ne valait pas la peine d’essayer de sortir d’une attrapeuse en utilisant la force, c’était une des choses que j’avais apprises lors de ces dernières semaines. Je devrais me libérer avec mon ingéniosité, comme avait dit le singe.

« Syu ! », fis-je aussitôt, inquiète, en m’imaginant qu’il était attrapé dans la matière gélatineuse. « Où es-tu ? Tu vas bien ? », demandai-je, en m’efforçant d’agiter mes membres paralysés.

« Ça va, mais toi, par contre, tu as l’air d’avoir plusieurs problèmes », dit le singe, quelque part. « Quelque chose de très bizarre est arrivé, dans ton esprit. J’ai même cru, pendant un instant, que tu avais perdu la raison. »

« Ça, c’est l’un des problèmes », soupirai-je, en me rendant soudain compte que Syu parlait de plusieurs problèmes : à ma gauche, une masse était engloutie par l’attrapeuse. Elle bougeait à peine, mais cela ne faisait aucun doute qu’elle était vivante et, très probablement, il s’agissait de l’homme que j’avais tenté de suivre.

Sa capuche avait glissé, dévoilant un visage livide à la lumière de la Lune. Il avait les cheveux blancs, ou plutôt blonds. Tout semblait indiquer que cet homme était Amrit Daverg Mauhilver. Mais que diable faisait-il, vêtu d’une simple cape noire ? Je me rappelai que maître Helith nous avait dit que c’était un voleur, mais lui-même s’était moqué de nous, niant cette affirmation. À présent, il avait plus l’air d’un voleur que d’un gentilhomme aisé vivant dans la rue de la Reine.

J’entendis soudain le bruit d’une toux et d’une respiration suffoquée. Le corps d’Amrit Mauhilver se convulsa.

« Moi, à ta place, je ne me serais pas jetée du mur », fit Syu. « Des gens approchent. »

J’écarquillai les yeux, atterrée. Alors comme ça, cette attrapeuse était un piège tendu délibérément. Mais bien sûr ! À Dathrun, l’énergie n’était pas aussi instable que dans l’académie pour que des pièges apparaissent au milieu d’une impasse, et encore moins des attrapeuses matérielles comme celle-ci.

Je pensai frénétiquement, essayant de trouver un moyen de sortir de là rapidement. Un éclair ? Non, je n’étais pas douée comme Jirio pour ça. Détruire une attrapeuse n’était pas facile. Pourrais-je lui faire peur ? Je n’avais jamais vu d’attrapeuse de ce style et je ne savais vraiment pas comment elle pouvait réagir. Je savais que les attrapeuses d’eau n’aimaient pas l’air et la lumière. Les moussières disparaissaient facilement avec de l’eau acide ou vitaminée et c’était pour cette raison que des étudiants se baladaient tout le temps dans les couloirs de l’académie avec une bouteille de jus d’orange. Je repassai plusieurs mutations énergétiques dont parlaient souvent les étudiants ainsi que les méthodes et remèdes que ceux-ci proposaient pour les éviter ou pour s’en libérer, mais aucune de ces solutions ne me paraissait adéquate en ce moment. Je tentai d’envoyer un éclair de feu, mais, naturellement, seule apparut une flamme visible, et non matérielle, ne réussissant finalement qu’à illuminer l’endroit pendant quelques secondes pour bien indiquer à tout le monde où je me trouvai.

Syu était devenu totalement silencieux et j’eus la désagréable impression qu’il était parti, en m’abandonnant dans le pétrin. J’essayai d’utiliser l’énergie orique, en vain, et après cela je constatai que ma tige s’était consumée bien plus que d’habitude, et je n’osai plus utiliser davantage mes énergies.

Soudain, je perçus un mouvement près du toit et les paroles de Syu me pétrifièrent sur place : « Ils vont tourner au coin de la rue. »

J’entendis des bruits de pas et j’eus envie de m’évanouir. Les larmes aux yeux, je me demandai pourquoi diable j’avais eu l’idée de me rendre à Dathrun cette nuit et je commençais à m’agiter entre les tentacules blancs, qui semblaient s’agripper à moi de plus en plus, lorsque, subitement, une ombre apparut devant et dégaina une dague, dont les reflets scintillèrent sous les rayons de la Lune.

Je le dévisageai, bouche bée. C’était Daelgar, le servant manchot d’Amrit Mauhilver. Il leva son arme et ce ne fut qu’à cet instant que je compris que ce qu’il tenait dans sa main n’était pas une dague, mais un flacon. Il le déboucha d’une main et versa le liquide sur le piège. Immédiatement, l’attrapeuse commença à se dégonfler et à s’agiter plus violemment.

Je recouvrai rapidement ma liberté et je bondis loin de l’attrapeuse et de Daelgar, puis je m’adossai au mur et je contemplai, les yeux exorbités, la scène qui se produisit alors. Quatre hommes surgirent, en courant, dans l’impasse, lançant des grognements féroces, tandis que Daelgar s’efforçait de mettre Amrit Mauhilver debout avec une seule main. Et, en voyant que ses tentatives étaient vaines, il changea de tactique, traîna le corps vers où les ombres étaient les plus denses et les ténèbres commencèrent à naître autour d’eux. Je compris que Daelgar utilisait les harmonies pour se dissimuler. Suivant son exemple, je lançai un sortilège d’obscurité et j’entrepris d’absorber la lumière, en essayant de répandre les ombres dans l’impasse de façon homogène. Lorsque les quatre inconnus arrivèrent, je retins ma respiration et je fis tout mon possible pour la calmer et l’étouffer.

— Ils devraient être là —chuchota l’un d’eux.

L’un d’eux, un humain de petite taille, brun, avec le nez aquilin et une barbe de plusieurs jours se pencha pour observer l’attrapeuse, à présent inutilisable, et il passa la main au-dessus d’elle, comme pour lancer quelque sort de modulation. Il se redressa et regarda de droite à gauche, d’abord vers où se cachaient Daelgar et Amrit Mauhilver, puis vers moi. Mon cœur se mit à battre la chamade et je sentis que mon sortilège d’absorption s’affaiblissait rapidement. Une vague d’obscurité s’étendit alors dans toute la ruelle. Je compris, bien qu’avec retardement, que Daelgar avait amplifié son sortilège pour me protéger.

— Nous ne sommes pas seuls —signala brusquement l’humain au nez aquilin—. Ils se cachent ici même.

Cela ne faisait pas de doute : sa découverte avait l’air de l’amuser. Les autres, au contraire, s’agitèrent, inquiets.

— Où sont-ils ? —demanda l’un.

— Montre-les-nous, Delniz —exigea l’autre, de mauvaise humeur.

Delniz leva une main et, d’un geste simple, il créa une sphère de lumière. La ruelle s’illumina lentement tandis qu’apparaissaient soudain deux masses compactes d’ombres. Les ombres ne servaient plus à rien, pensai-je, horrifiée. Alors, j’inversai mon sortilège et je me mis à refléter la lumière que Delniz créait.

« Par ici », me dit Syu.

Je sentis un immense soulagement de le savoir près de moi. M’aidant de mes griffes, je grimpai sur le mur, en me servant des restes qu’avait laissés l’attrapeuse.

— Ils s’échappent ! —s’écria l’un derrière moi.

Soudain, une main m’attrapa par la cheville et, rageuse, je sortis encore davantage mes griffes, en agitant le pied et m’agrippant comme je pouvais au mur.

— Lâchez-moi ! —criai-je à pleins poumons.

La main qui me tenait le pied cessa soudain de me tirer vers le bas.

— Tais-toi —siffla l’homme.

J’entendis alors un son strident qui dut finir de réveiller le voisinage. C’était le cri de Syu, qui semblait chanter une sorte d’hymne triomphal, perdu loin en haut sur les toits. Évidemment, aucun de ceux qui se trouvaient dans la ruelle ne fut capable de comprendre ce qui se passait et avant qu’ils aient pu réagir, je donnai un grand coup de pied dans le visage de l’homme qui m’avait attaquée, lui griffant la peau avec mes griffes. Je tournai la tête et je vis que les autres avaient pris la fuite. Au début, je crus que c’était à cause du cri et de mon attaque sauvage, assez réussie d’ailleurs, mais je compris ensuite ce qui les avait réellement fait fuir : Daelgar leur avait lancé un sortilège de frayeur. De fait, moi aussi, je ressentis soudain un terrible sentiment de panique et je me laissai choir par terre, sur l’attrapeuse immobile, en faisant de grands moulinets de peur.

Aussi vite qu’elle était apparue, la sensation s’évanouit. Daelgar passa un bras autour de la taille d’Amrit Mauhilver.

— Fuyons avant que les curieux ne viennent —chuchota-t-il.

Amrit Mauhilver acquiesça et secoua la tête comme pour se remettre d’un choc. Alors, sans plus attendre, il prit appui sur sa jambe, appuya la main sur le mur et disparut de l’autre côté.

— Ça alors —fis-je, impressionnée et toujours assise par terre.

« Joli saut », approuva Syu. « Presque élégant. »

Daelgar m’observa pour la première fois et grogna.

— Tu peux passer de l’autre côté sans mon aide ?

J’ouvris et refermai la bouche deux ou trois fois avant de répondre.

— Je crois que oui.

Je me levai et, un instant, je pensai imiter Amrit Mauhilver, mais, finalement, je m’approchai du mur et je m’y agrippai avec mes griffes, grimpant jusqu’au faîte avec un gros effort.

« C’est une escalade pitoyable », se moqua le singe.

« Les murs sont trop lisses », protestai-je mentalement.

« Il faut faire avec », répliqua-t-il.

Je pus voir Daelgar ramasser les débris de l’attrapeuse avant de me laisser glisser dans la rue Sans Issue. J’allais soupirer de soulagement lorsque soudain une main me tira vers un mur.

— Attention —me chuchota Amrit Mauhilver à l’oreille.

Je vis un homme passer dans la rue de la Reine avec une lanterne, jetant un regard inquisiteur vers nous, mais, apparemment, il ne nous vit pas et continua son chemin.

Alors, Amrit Mauhilver me prit par le bras et m’entraîna vers la porte de service numéro cinq. Il sortit une clé, la fit tourner dans la serrure avec un bruit sourd et poussa la porte. Sans cesser de me tenir le bras, il entra et, refermant derrière lui, il m’obligea à avancer jusqu’à une autre porte qu’il ouvrit également avec une clé, puis il me dit sur un ton catégorique :

— Descends.

Je sifflai, stupéfaite. Qui était donc Amrit Mauhilver ?, me demandai-je, peut-être pour la vingtième fois, en observant sa silhouette. Il n’arborait plus aucun signe richesse, mais il conservait encore toute son élégance.

— Je ne vois pas pourquoi je devrais descendre —répliquai-je, têtue—. Vous devez m’expliquer un certain nombre de choses, sieur Mauhilver. Je sais que vous dites être l’ami de mon oncle, mais comment savoir si c’est vrai ?

Mais il m’interrompit en me poussant par l’épaule.

— Descends. Ici on pourrait nous entendre.

Je le regardai, l’air dubitatif, puis je haussai les épaules et je commençai à descendre les escaliers avec la ferme intention de lui formuler, une fois en bas, toutes les questions que je m’étais posées ces deux dernières semaines.

Les escaliers étaient propres et on voyait qu’ils servaient fréquemment. Lorsque j’arrivai devant une porte, je l’ouvris et une file d’ercarites s’alluma, illuminant une salle qui était assez grande, bien qu’assez claustrophobique, parce qu’il n’y avait pas une seule fenêtre. Je remarquai l’énorme différence entre cet endroit et le bureau où nous avions pris le thé avec sieur Mauhilver : le bureau était recouvert de papiers, les livres semblaient avoir été lus et relus et cette pièce avait tout l’air d’être ordonnée et désordonnée chaque jour. Mais, apparemment, c’était une pièce secrète.

J’entendis la porte se fermer et je me retournai vers Amrit Mauhilver en sursautant.

— Cet endroit est ma véritable maison —prononça-t-il, sans cesser de me dévisager. Il ôta sa cape noire, révélant des pantalons bruns moulants et une chemise de lin propre, mais très élimée. Pourquoi utilisait-il de vieux vêtements avec tout l’argent qu’il possédait ? Il y avait trop de mystères autour d’Amrit Mauhilver et je n’étais pas sûre de vouloir tous les connaître.

— Tu veux un peu de vin ? —demanda-t-il, en s’asseyant à son bureau et en me tendant une sorte d’outre.

Je fis non de la tête et je gardai le silence sans cesser de l’observer du coin de l’œil pendant que je contemplai l’intérieur. Lorsque le sieur Mauhilver alluma la lampe, tout prit un aspect plus familier et rassurant.

— Où est Daelgar ? —demandai-je, agitée.

— Je suppose qu’il est en train d’effacer les traces de ce qui s’est passé. J’avoue que peu de nuits ont été aussi peu productives que celle d’aujourd’hui. —Il soupira et il prit une longue gorgée de son outre. Il ne semblait pas s’être complètement remis de son passage dans l’attrapeuse.

— Pourquoi ces gens vous cherchent-ils ? —demandai-je, sans plus supporter le silence.

Le jeune homme blond fronça les sourcils et me regarda fixement.

— Et, toi, pourquoi me suivais-tu ?

Je rougis aussitôt.

— Hum, eh bien —articulai-je, mal à l’aise—, je n’étais pas sûre que c’était vous. Mais je voulais m’assurer que vous étiez réellement un ami de Lénissu et, en fait, j’ai toujours de sérieux doutes. J’ai besoin que vous m’expliquiez qui vous êtes en réalité.

Amrit Mauhilver m’observa un moment en silence, comme il en avait l’habitude, puis, d’un geste, il m’indiqua un tabouret.

— Approche le tabouret et assieds-toi, tu seras plus à l’aise.

Je fis ce qu’il me demandait et, une fois assise, l’humain but de nouveau une gorgée de son outre. À cet instant, son teint me sembla plus livide que le teint habituel d’un humain et je me demandai s’il allait bien. Il se rendit compte que je l’observais et il leva un sourcil.

— Je ne suis pas en train de m’enivrer —assura-t-il, comme si je lui avais fait un reproche.

Je me raclai la gorge, embarrassée.

— Vous vous sentez bien ? Je veux dire, l’attrapeuse semble vous avoir affecté davantage que moi…

— Ces attrapeuses paralysent le corps —me coupa-t-il, tranquillement—. Et elles donnent une décharge au premier corps qui heurte leur matière. Apparemment, quand elle t’a attrapée, elle s’était déjà entièrement déchargée sur moi. Mais je vais bien, merci de t’inquiéter. Tu ne veux vraiment pas un peu de vin ? —Je secouai de nouveau la tête ; il reprit une gorgée, plus longue cette fois et laissa enfin échapper un soupir de soulagement—. Je crois que cette nuit est la plus ridicule que j’ai passée depuis plus de deux mois. J’ai relâché mon attention et ces gens ne pardonnent pas. Le pire, c’est qu’à présent je crains qu’ils ne se rapprochent dangereusement de la vérité, mais ça ne fait rien, cela devait arriver un jour.

Il se tut et nous demeurâmes silencieux un long moment. Moi, je ne savais pas quoi dire. J’avais beaucoup de questions en tête, mais, maintenant, elles ne me semblaient pas aussi urgentes. Quand soudain la porte s’ouvrit et Daelgar entra, je me rendis compte que l’humain manchot n’avait pas un jaïpu commun : il courait harmonieusement avec le morjas et il se confondait de telle façon qu’il était difficile de le percevoir et, par conséquent, difficile de deviner sa présence.

— C’était une attrapeuse invoquée —dit-il simplement en s’approchant du bureau. Il regarda sieur Mauhilver, le visage interrogateur, et celui-ci grogna.

— Je me porte à merveille. Tout le monde semble se préoccuper de moi. Même cette petite, qui est plus pâle que moi.

Cela m’aurait étonnée que je sois plus pâle que lui, mais je ne dis rien. J’observai Daelgar attentivement. D’après ce que je venais de voir, il savait utiliser les harmonies, mais aussi les énergies bréjiques ; du moins, il était capable de jeter un sortilège de frayeur suffisamment puissant pour provoquer la fuite de quatre hommes, parmi lesquels le dénommé Delniz avait démontré avoir quelques capacités celmistes. Décidément, Daelgar n’était pas un serviteur qui se contentait d’ouvrir la porte aux invités.

— Je ne m’attendais pas à ce qu’ils tendent des pièges si vils —commenta alors sieur Mauhilver.

— Vraiment ? —répliqua Daelgar, en esquissant un léger sourire.

— Ne m’interprète pas mal —grogna le jeune humain—. Je sais de quoi ils sont capables, mais rends-toi compte que, cette fois, ils semblent en savoir plus qu’ils ne devraient.

— Si tu parles trop, une autre personne en saura plus qu’elle ne devrait —fit Daelgar sur un ton d’avertissement.

C’est à moi qu’il faisait allusion, bien sûr. Cette observation mena le sieur Mauhilver à fixer de nouveau son attention sur moi. Je m’agitai sur mon siège, mal à l’aise, sous son regard perçant.

— Qu’avais-tu en tête quand tu as commencé à me suivre ? —demanda-t-il alors.

Bien malgré moi, je rougis.

— Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas confiance en vous. Vous avez dit que vous nous préviendriez quand vous auriez des nouvelles de Lénissu et vous ne nous avez rien dit.

Le sieur Mauhilver se laissa aller contre le dossier de sa chaise, les sourcils froncés.

— Voyons, fillette. Je t’ai dit que, si je savais quelque chose, je vous le communiquerais. Si je n’ai rien dit, c’est parce que je n’en sais pas plus que toi sur le sujet. Si j’avais voulu m’en désintéresser, je vous l’aurais dit à toi et tes frère et sœur et je n’y serais pas allé par quatre chemins et je vous aurais mis aussitôt à la porte de ma respectable demeure. Je n’aime pas l’hypocrisie inutile, je te l’assure.

Je fis une moue et acquiesçai, à la fois déçue et penaude. Le sieur Mauhilver se racla la gorge et ajouta :

— Mais maintenant que j’y pense, j’ai reçu une note il y a quatre jours où l’on m’informait d’un fait insolite.

Je haussai les sourcils et le dévisageai.

— Un fait insolite ? —répétai-je.

— Oui —répondit-il lentement et baissant la voix—. Mais je ne sais pas s’il te convient de le savoir.

Je me levai d’un bond, les poings serrés.

— Pourquoi il ne me convient pas de le savoir ? Cela a à voir avec Lénissu, non ?

Sieur Mauhilver, les bras croisés, m’observait attentivement.

— Oui —répéta-t-il—. Cela a à voir avec lui. Comme il ne m’informait pas de l’endroit où il se trouvait, je ne vous ai rien dit, mais ce que je peux te dire, c’est qu’un de mes serviteurs l’a vu dans une auberge sur la route d’Ombay. Je sais qu’il s’y est rendu et je sais aussi que sa trace a disparu mystérieusement.

Je pâlis et je me sentis très faible. Lénissu avait disparu une autre fois ? Je priai de tout mon cœur pour que ce gentilhomme blond et embourgeoisé se trompe.

— Je te l’ai dit —continua-t-il, secouant la tête et l’air amusé—. Ton oncle est du style à disparaître et réapparaître où on l’attend le moins. Peut-être va-t-il passer cinq nouvelles années dans les souterrains —ajouta-t-il, en souriant.

Il récupéra son sérieux quand je le foudroyai du regard, stupéfaite et furieuse. J’essayai de me calmer et je laissai échapper un grognement.

— Vous en êtes sûr ? —demandai-je.

— Oui, j’en suis sûr. Et je te promets de nouveau que si un jour j’apprends où il est, même s’il se trouve au fin fond des profondeurs du monde, je te le dirai. —Il joignit ses deux mains et se racla la gorge—. Il n’y a pas grand-chose à ajouter, petite. Et maintenant, si tu ne veux pas être surprise par le chant du coq, tu devrais vite t’en aller.

Il se tourna vers Daelgar, un sourcil levé, et celui-ci lui rendit un regard neutre, mais il acquiesça de la tête.

— Au fait —dit le sieur Mauhilver alors que je faisais un pas vers la sortie. Je me tournai vers lui, le regard interrogateur, et je le vis hésiter quelques instants avant de se décider—. J’ai observé que tu débrouilles assez bien avec les arts harmoniques. Après tout, la lettre de celui qui vous a envoyés disait que vous étiez trois excellents élèves. On voit que tu as une certaine prédisposition pour les harmonies, mais je veux que tu saches qu’à Dathrun aucun professeur n’a beaucoup d’estime pour tout ce qui est harmonie… Pour beaucoup ce sont des arts inutiles, des énergies artistiques qui créent seulement des illusions.

Tout en parlant, il s’était levé et s’était approché de moi avec une expression mystérieuse sur le visage.

— Mais les illusions —reprit-il, en se penchant vers moi— sont la magie de l’ingéniosité. Même le meilleur des invocateurs ne pourrait combattre une armée. Le meilleur des harmoniques, cependant, pourrait les induire en erreur, sans même les influencer de l’intérieur comme le font les bréjistes. Et il pourrait se débrouiller pour ne pas être vu.

— Pourquoi vous me racontez tout ça ? —demandai-je, surprise.

Le sieur Mauhilver m’observa quelques instants, comme s’il m’évaluait, et je crus voir sur ses lèvres l’esquisse d’un sourire subtil.

— Parce que Daelgar a besoin d’une apprentie. Et comme il est de mon devoir de m’occuper de la nièce de Lénissu, il m’a semblé que c’était une bonne idée de te choisir.

L’un comme l’autre, Daelgar et moi, nous nous regardâmes stupéfaits, mais je crois que je le fis plus ouvertement.

— Une apprentie ? Une apprentie harmonique ? Moi ? —dis-je, sans comprendre tout à fait ce que prétendait Amrit Mauhilver—, mais… mais Daelgar n’est pas un professeur d’harmonies, n’est-ce pas ? Il n’a pas la licence de professeur celmiste, je suppose.

— Amrit Mauhilver —prononça Daelgar, sans cesser de le regarder—, qu’est-ce que tu manigances ?

Le sieur Mauhilver leva les yeux au plafond et prit un bâton appuyé contre le mur.

— N’en parlons plus —dit-il—. Cela me semble une idée excellente et je suis curieux de savoir ce que Lénissu en pensera. Tu as un grand potentiel —me lança-t-il, en me montrant du doigt— et je ne souhaite pas le gaspiller.

De mon côté, je pensai qu’il y avait sûrement un motif autre que celui de mon “grand potentiel”, mais je n’osai pas répliquer.

— En plus, ma chérie, tout ce que tu apprendras t’aidera plus tard pour ce que tu auras à accomplir, avec ton fameux ami squelettique.

Vraiment ? Savoir m’entourer d’harmonies m’aiderait à me dissimuler aux yeux de Jaïxel ? Je méconnaissais la véritable puissance des énergies harmoniques, mais je doutais que Jaïxel ne soit pas capable de les annuler. Une autre pensée me vint à l’esprit en regardant Daelgar. Il savait manier les énergies bréjiques. Je commençais à penser que c’était un homme mystérieux et très savant, un peu bourru et rude, mais loyal à son maître, et qu’il finirait par accepter de m’aider dans l’objectif que je m’étais fixée, celui d’éliminer de mon esprit le phylactère de la liche.

Je me demandai alors pourquoi diable le sieur Mauhilver insistait tant à faire de moi l’apprentie de Daelgar. Plus tard, je me posai souvent la même question.

* * *

Lorsque Daelgar fut de retour dans le bureau d’en bas, après avoir accompagné Shaedra à la sortie, Amrit garda le silence pendant un moment. Il se sentait encore étourdi par la décharge de l’attrapeuse et il pensait qu’il ne recouvrirait pleinement tous ses sens tant qu’il n’aurait pas fait un bon somme sans interruption. Le sieur Mauhilver ne serait pas matinal ce jour-là.

— Tu l’as laissée partir —observa Daelgar sur un ton neutre.

Amrit leva les yeux. Daelgar, près d’une table, se servait un verre de jus de pomme.

— C’est une petite fille —se défendit-il—. Je lui ai fait promettre de ne rien dire à personne.

Daelgar se tourna vers lui et c’est alors seulement qu’Amrit vit qu’il souriait.

— Tu ne cesseras pas de me surprendre —dit-il—. Une apprentie. Quelle idée extravagante.

Amrit fronça les sourcils.

— Nous ne partageons pas la même opinion. C’est une jeune dégourdie, peut-être trop et, toi, tu t’ennuies de plus en plus dans cette ville. Je devais trouver un remède.

— Ce genre de remède demande à être médité avec plus d’attention —fit Daelgar.

— Mais cela ne te paraît pas une mauvaise idée —observa Amrit, sans cesser de le dévisager.

Daelgar sourit de toutes ses dents avec un air mystérieux.

— C’est une mauvaise idée qui peut occasionner de bonnes idées.

Amrit, assis dans son fauteuil, se massa les tempes, à moitié endormi.

— Que va-t-on faire, Daelgar ? S’ils commencent à essayer de nous capturer, nous avons peu d’espoir.

Daelgar but une petite gorgée, pensif.

— Tu connais le dénommé Delniz, celui qui a jeté le sortilège d’illumination ? —demanda-t-il.

Amrit fit non de la tête.

— Aucune idée de qui cela peut être.

— Moi, je le connais. Il y a dix ans, il travaillait pour les Nézaru.

Amrit fronça les sourcils.

— Les Nézaru ? Mais… alors, nous avons plus de problèmes que ce que je pensais. Si non seulement nous avons affaire à Easver et sa troupe, mais aussi aux Nézaru… Les choses deviennent intéressantes —ajouta-t-il, l’air satisfait.

Daelgar le contempla comme s’il se trouvait face à un enfant un peu perturbé.

— Je ne crois pas qu’Easver sache quoi que ce soit de ce qui s’est passé cette nuit —commenta-t-il—. Si tant de gens commencent à être au courant, il faudra changer de plan, mais je crois que cela peut tourner à notre avantage.

— Ah ? Si tu le dis. Attends une seconde, tu as dit que Delniz travaillait pour les Nézaru. Il ne travaille plus pour eux ?

Daelgar haussa les épaules.

— Dans la mesure où il fait partie de la famille des Nézaru, c’est probable qu’il travaille toujours pour eux.

Amrit Mauhilver ouvrit grand les yeux, surpris.

— Un Nézaru à Dathrun ?

— Les Nézaru sont connus pour leur avarice et leur caractère aventurier —répliqua Daelgar—. Mais c’est évident que Delniz n’est pas son vrai nom. En réalité, il s’appelle Arimelio Nézaru et c’est le fils cadet de la famille. Il a ton âge, vingt-cinq ans.

— Comment le connais-tu ? —s’enquit Amrit.

— Je l’ai connu au monastère d’Alazul. Apparemment, ses parents souhaitaient qu’il se consacre à l’étude de la spiritualité et, alors qu’il avait dix-sept ans, ils l’ont envoyé en mission caritative à Kaendra. Il y a huit ans de cela —dit-il, en insistant sur ces derniers mots.

Amrit fronça les sourcils, en essayant de se souvenir.

— Il y a huit ans… Ce fut une année sombre, n’est-ce pas ?

Daelgar acquiesça, la mine grave.

— Une année dont peu de gens aiment se souvenir. Le tiers de la population de Kaendra est mort des fièvres froides. Et un autre tiers a gardé des séquelles à vie.

— Je ne savais pas que tu t’étais trouvé là cette sinistre année —s’étonna Amrit.

— J’avais une mission à remplir —dit simplement Daelgar.

— J’essaierai de m’informer un peu sur cet Arimelio Nézaru. —Amrit s’étira et cligna des paupières, fatigué—. Il vaudra mieux que j’aille me coucher. Cette nuit, j’irai dîner avec la comtesse de Clairefontaine. C’est une femme très subtile et je voudrais pouvoir me maintenir à la hauteur de la conversation.

Daelgar, qui était en train de terminer son verre, faillit avaler de travers et toussa.

— Tu n’en tireras rien —déclara-t-il—. Je ne l’ai jamais connue personnellement, mais on dit qu’elle fut la plus belle dame de la Cour et la plus astucieuse comploteuse, et on dit encore que sa beauté s’est réduite avec les ans, mais que son esprit d’intrigue a atteint son point culminant.

— C’est une experte en matière de joaillerie —intervint Amrit.

— Oui, mais elle est aussi très curieuse. De toutes façons, tu peux toujours essayer. Et maintenant, va dormir ou tu vas finir par te déboîter la mâchoire.

Amrit se leva paresseusement.

— Cette attrapeuse m’a affaibli tous les muscles.

— J’avoue que je n’ai jamais essayé de me jeter tête la première dans une attrapeuse —rétorqua Daelgar sur un ton railleur—. Je te préparerai un breuvage pour te remonter le moral. Bonne nuit.

— Bonne nuit —répondit Amrit, tout en bâillant—. Ah, au fait, j’ai acheté un magnifique collier de trois mille deux cents kétales avec des perles d’aeser et une écaille de dragon leawargue. Tu crois que ça lui plaira ?

— C’est toi l’expert en la matière —riposta-t-il et, comme Amrit lui adressait un large sourire moqueur, il roula les yeux—. Allez, va te coucher, mon garçon.

Amrit Daverg Mauhilver, un sourire aux lèvres, sortit et ferma sans bruit la porte derrière lui.

* * *

Lorsque je sortis de la ruelle Sans Issue, je sentis que l’on m’observait, mais mes tentatives pour me dissimuler avec les harmonies échouèrent totalement.

« J’ai cru que tu ne ressortirais plus de là », dit Syu, alors que nous courions dans les rues vers l’avenue principale.

« Ne dis pas de bêtises », répliquai-je. Et alors je lui contai ce qui m’était arrivé. Le singe gawalt n’arrivait pas à comprendre pourquoi j’allais devenir apprentie d’harmonies alors que ce que je voulais, c’était apprendre à contrôler les énergies bréjiques pour, lui avais-je dit, “réparer ce que j’avais en trop dans mon esprit”. J’admis que ce n’était pas facile à comprendre et je crois que, moi non plus, je n’avais pas les idées très claires à ce moment-là.

« Alors comme ça, le saïjit qui t’a libérée de l’attrapeuse va maintenant être ton maître ? », demanda le singe gawalt.

J’acquiesçai. « Et j’ai ma première leçon dans trois jours. »

« Je pourrai y aller moi aussi ? », demanda Syu.

« Tu t’ennuieras », prétextai-je.

« Tu recommences, hein ? Tu ne veux jamais que je t’accompagne nulle part. »

J’écoutai sa phrase avec une certaine surprise.

« Si tu en as envie, tu peux venir », grognai-je, résignée. « Mais tu verras bien que tu en auras assez au bout de dix minutes. »

Le singe, orgueilleux, haussa les épaules dans l’ombre de la nuit, sans répondre. Je levai les yeux vers le ciel étoilé et serein et je soupirai, tranquille, concluant que, finalement, cela n’avait pas été une erreur d’aller à Dathrun cette nuit. Lorsque je baissai la tête en direction de l’avenue principale, mes yeux aperçurent une ombre familière et je fronçai les sourcils, me dissimulant dans l’ombre. Qui… ?

Soudain, je fus assaillie par une terrible envie de rire et je fermai fortement la bouche tandis que mes yeux suivaient la silhouette de Murry qui avançait dans la rue, avec à la main un énorme bouquet de fleurs. Je décidai qu’il valait mieux ne pas interrompre ses projets et je me faufilai entre les grands arbres plantés dans l’avenue et je pris le chemin opposé à celui de Murry en direction du Pont Froid.

« C’était ton frère, n’est-ce pas ? », demanda Syu.

« Oui », répondis-je, avec un petit rire.

Le singe resta un moment silencieux, comme s’il réfléchissait. Puis il sauta sur un arbre et de là sur mon épaule.

« On dirait que je suis tombé sur une famille aux habitudes nocturnes », dit-il simplement.

« Et c’est mal ? », répliquai-je avec un sourire, alors que je me rendais compte que Syu semblait totalement convaincu d’appartenir à la même famille que moi.

« C’est difficile de répondre à cela. » Syu médita durant quelques instants. « Les saïjits ont des idées bizarres. Aucun gawalt ne se promènerait avec des fleurs. »

« C’est un symbole », expliquai-je patiemment, en sentant que l’envie de rire me reprenait. « Murry va donner les fleurs à Keysazrin parce qu’il l’aime. »

Syu souffla. « Les saïjits ont des idées bizarres. Les gawalts n’ont pas besoin de fleurs pour ça. »

Je lui grattai le menton, en souriant. « Chacun est ce qu’il est. »

Syu acquiesça. « Chacun est ce qu’il est et, toi, tu ne pourras jamais passer par-dessus les murs aussi bien que moi. »

« Et toi, tu ne pourras jamais jongler avec sept balles à la fois », répliquai-je sur le même ton arrogant.

À partir de là, nous commençâmes à énumérer tout ce que chacun faisait mieux que l’autre et nous finîmes par nous rendre et nous esclaffer à l’unisson. C’est ainsi que nous arrivâmes au pont de Dathrun. Nous fîmes alors silence et je me mis à penser à la situation présente. Je n’arrivais pas à écarter de mon esprit une pensée inquiétante : où était Lénissu en ce moment ? Et où étaient Déria, Aléria, Akyn, Aryès et Dol ? Les reverrai-je un jour ?

« Cela ne sert à rien de se répéter tant de fois des choses qui font mal », intervint Syu.

J’étais surprise de voir comment parfois Syu était capable de deviner mes pensées beaucoup mieux que moi, les siennes.

« Je pensais. »

« Penser. Penser, ce n’est pas se répéter la même chose à chaque instant », objecta le singe. « Les saïjits, vous tournez et retournez dans votre tête les problèmes que vous ne savez pas résoudre. C’est une conduite tout à fait exotique. »

Je laissai échapper un soupir fatigué.

« Non, Syu, il y a des problèmes qui peuvent avoir une solution et celui-ci est l’un d’eux. Le problème, c’est que je ne sais pas comment trouver la solution. »

Je contemplai un instant la Lune, les pensées perdues, avant de m’agripper à la balustrade et de disparaître sous le Pont Froid en silence.

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.

Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.

Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.

Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :

Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)

Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.

Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.

Petit glossaire

Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.

Premier tome

Saïjits
Un saïjit est un groupe créé arbitrairement qui contient les races humanoïdes suivantes : bélarque, caïte, nain des cavernes, nain des bois, elfe noir, elfe de la terre, elfocane, faïngal, gnome, humain, hobbit, mirol, nuron, orc noir, orc des marais, orquin, sibilien, ternian, tiyan. Dans la Terre Baie, les saïjits vivent en moyenne 120 ans.
Portail funeste
Entrée qui fait communiquer les Souterrains avec la Superficie.
Jours de la semaine
Il y a six jours par semaine : Javelot, Druse, Lubas, Griffe, Blizzard, Guiblanc.
Mois
Il y a douze mois de trente jours dans un an. Au printemps : Planches, Ruisseaux, Gorgone. En été : Cerf, Mussarre, Amertume. En automne : Épine, Ossune, Vidanio. En hiver : Corale, Saneige, Ports.
Pagodes
Les Pagodes sont des centres d’apprentissage à Ajensoldra. Généralement, tous les enfants de six à douze ans y reçoivent les bases de leur éducation. On les appelle alors les nérus. Après les douze ans, ceux qui souhaitent devenir celmistes, Sentinelles, etc. restent à la Pagode. Un pagodiste deviendra snori, puis kal et cékal. Le rang des orilhs est réservé pour ceux qui ont accompli les Années de Dette et ont su se forger une réputation.

Deuxième tome

Énergies
Il existe deux grands types d’énergies : les énergies darsiques et les énergies asdroniques. Les darsiques sont des énergies qui sont toujours présentes, elles sont naturelles et intrinsèques : le jaïpu, le morjas et le païras sont les trois énergies darsiques les plus connues. Les énergies asdroniques sont des énergies créées —que ce soit par des celmistes ou par des phénomènes naturels—. Elles sont nombreuses. La bréjique, l’orique, la brulique, l’essenciatique, la mortique, etc. sont des énergies asdroniques.
Apathisme
Un apathique est une personne, généralement un celmiste, qui arrive à consumer entièrement sa tige énergétique et subit une perturbation mentale, temporelle ou chronique.

Fin du tome 2, L’éclair de la rage, page du projet